Il alla du Puits d’Enfer au Ciel pour s’entretenir avec les dieux. La Cité Céleste renferme beaucoup de mystères, y compris la clé de son propre passé. On ne sait tout ce qui arriva pendant qu’il habita là-bas. Mais on sait cependant qu’il supplia les dieux de faire quelque chose pour le monde, s’attira la sympathie de quelques-uns, et l’inimitié des autres. Eût-il choisi de trahir l’humanité, et d’accepter les offres des dieux, qu’il eût pu, disent certains, habiter pour toujours dans la Ville comme un dieu. Il n’eut pas trouvé la mort sous les griffes des tigres fantômes de Kaniburrha. Ses détracteurs disent cependant qu’il accepta les offres des dieux et fut plus tard trahi lui-même, si bien qu’il redevint l’ami de l’humanité souffrante pour le reste de ses jours, peu nombreux…
Ceinte d’éclairs, porte-étendard, armée
de l’épée, de la roue, de l’arc,
dévoreuse, fécondante, Kâli, nuit de destruction
au Bout du Monde, toi qui marches la nuit,
protectrice, trompeuse, sereine, aimée et belle,
Brahmine, Mère des Védas, toi qui habites
les lieux silencieux les plus secrets,
de bon augure, douce, omnisciente, rapide comme
la pensée, toi qui portes des crânes, qui possèdes
le pouvoir, crépuscule, reine invincible,
compatissante,
toi qui ouvres la voie aux égarés, qui
accordes des faveurs, qui enseignes, vaillance
à forme de femme,
cœur de caméléon, toi qui pratiques l’austérité,
magicienne, paria, impérissable, éternelle…
Comme si souvent dans le passé, le vent lissait sa fourrure de neige.
Elle marchait où la brise agitait l’herbe couleur de citron. Elle suivait une piste sinueuse sous les arbres sombres, à travers la jungle ; à sa droite s’élevaient des rochers de jaspe. Des veines de rocs d’un blanc de lait, aux traînées orange s’ouvraient devant elle.
Elle avançait, comme si souvent auparavant, sur ses pattes de velours, et le vent lissait sa fourrure, aussi blanche que du marbre, et les dix mille parfums de la jungle et de la plaine se répandaient autour d’elle ; là, en ce lieu crépusculaire qui n’existait qu’à demi.
Seule, elle suivait la piste sans âge à travers la jungle faite à demi d’illusion. Le tigre blanc est un chasseur solitaire. Si d’autres suivaient la même piste, aucun n’aimait la compagnie.
Alors, comme si souvent auparavant, elle leva les yeux vers la conque unie et grise du ciel, vers les étoiles qui étincelaient, luisaient comme des éclats de glace. Ses yeux en demi-lune s’élargirent, elle s’arrêta, s’assit sur son arrière-train, continuant de regarder le ciel.
Que chassait-elle ?
Un bruit sourd, comme un rire finissant en une toux, sortit de sa gorge. Elle bondit brusquement sur le haut d’un rocher, s’y assit, lécha ses épaules. Quand une lune apparut, elle l’observa. Elle semblait une statue faite de neige qui jamais ne fondrait, et des flammes de topaze brûlaient sous ses sourcils.
Alors, comme avant, elle se demanda si elle se trouvait dans la véritable jungle de Kaniburrha. Elle sentit qu’elle était encore dans les limites de la forêt véritable. Mais comment pouvait-elle le savoir vraiment ?
Que chassait-elle ?
Le Ciel se trouve sur un plateau qui fut autrefois une chaîne de montagnes. On fondit ces montagnes, on les polit pour construire une base unie. On transporta de la terre depuis les contrées verdoyantes du Sud, pour que pût y pousser la chair qui couvrirait sa structure osseuse. Et toute la région est recouverte d’un dôme transparent, qui la protège du froid polaire et de tout ce qui peut être indésirable.
Le Ciel est à haute altitude, de climat tempéré. Il y a de longs crépuscules, et de longues journées qui portent à la paresse. L’air frais, réchauffé quand il entre, circule dans la Cité et la forêt. On peut faire se former des nuages sous le dôme. D’eux, l’on peut faire tomber la pluie sur n’importe quelle région. On pourrait même provoquer des chutes de neige, bien qu’on ne l’ait jamais fait. Au Ciel règne un éternel été.
Dans l’été du Ciel se dresse la Cité Céleste.
La Cité Céleste n’a pas grandi comme les villes des hommes, autour d’un port, ou près de terres fertiles, de pâturages, de forêts où l’on chasse, de voies commerciales, ou d’une région si riche en ressources naturelles convoitées par les hommes, qu’ils s’y établissent. La Cité Céleste jaillit d’une conception née dans l’esprit de ses premiers habitants. Sa croissance ne fut point lente et due au hasard. Il n’y eut point de ces maisons abattues pour laisser place à d’autres ; de ces bâtiments ajoutés çà et là, de ces rues détournées. Ce ne fut point un assemblage de parties sans harmonie, formant un tout irrégulier et déplaisant. Non. Les premiers urbanistes étudièrent tout ce que demandaient le confort et le bon fonctionnement d’une ville, et sa magnificence fut calculée jusque dans les plus petits détails. Les plans furent coordonnés et réalisés par un artiste, un architecte sans égal. Vichnou le Conservateur tint toute la Cité Céleste en son esprit, jusqu’au jour où il fit le tour de la Haute Flèche (quinze cents mètres) sur le dos de l’Oiseau qu’on nomme Garuda ; il baissa alors les yeux vers la terre, et la Cité fut tout entière enfermée, parfaite, en une goutte de sueur sur son front.
Le Ciel jaillit donc de l’esprit d’un dieu, et sa conception fut stimulée par les désirs de ses frères les dieux. Il fut construit par choix, plus que par nécessité, dans un désert de neige, de glace et de rocs, à l’éternel Pôle du monde, où seuls les puissants peuvent demeurer.
(Que chassait-elle ?)
Sous le dôme du Ciel s’étendait la grande forêt de Kaniburrha, à côté de la Cité Céleste. Vichnou, dans sa sagesse, avait vu qu’il devait y avoir équilibre entre la métropole et la nature sauvage. Alors que la nature sauvage peut exister indépendamment des villes, ceux qui habitent les villes demandent plus que les plantes ornementales d’un jardin d’agrément. Si le monde tout entier n’était qu’une ville, s’était-il dit, les habitants en transformeraient une part en nature sauvage, car il y a en eux tous un désir que quelque part finisse l’ordre et commence le chaos. Donc était née en son esprit une forêt, des ruisseaux jaillissants, l’odeur de la croissance et de la pourriture, les cris de créatures étrangères aux villes qui habitaient à son ombre, et la forêt frémissait au vent, et luisait sous la pluie, et les arbres tombaient et mouraient pour renaître et grandir à nouveau.
Cette nature sauvage s’étendit jusqu’aux confins de la Cité. Elle s’arrêta là. Il lui était interdit d’entrer dans la ville, tout comme la ville ne dépassait pas ses limites.
Mais parmi les créatures qui habitaient la forêt, certaines étaient des bêtes de proie, qui ne connaissaient ni frontières ni limites, qui allaient et venaient comme elles voulaient. Et les premières d’entre elles étaient les tigres albinos. Les dieux avaient donc écrit qu’il était interdit aux tigres fantômes de regarder la Cité Céleste ; et il fut donc inscrit sur leurs yeux, par le système nerveux qui s’étend derrière eux, qu’il n’y avait pas de ville. En leur cerveau de félins blancs, le monde n’était que la forêt de Kaniburrha. Ils parcouraient les rues du Ciel, et pour eux, c’était une piste qu’ils foulaient. Si les dieux caressaient en passant leur fourrure, c’était pour eux le vent qui les effleurait. S’ils grimpaient un large escalier, c’était pour eux l’ascension d’une pente rocheuse. Les bâtiments étaient des falaises et les statues des arbres. Les passants étaient invisibles.
Mais si quelqu’un de la Cité entrait dans la forêt véritable, le félin et le dieu vivaient alors sur le même plan d’existence – dans la nature sauvage, source d’équilibre.
Elle toussa encore. Comme si souvent auparavant. Et sa fourrure de neige fut lissée par le vent. Elle était un félin fantôme, qui depuis trois jours guettait dans les étendues sauvages de Kaniburrha, tuant, mangeant la chair crue de la proie abattue, hurlant son profond feulement de défi, léchant sa fourrure de sa large langue rose, sentant la pluie sur son dos, glissant des hautes frondes inclinées, ou tombant à torrents des nuages qui se formaient miraculeusement au centre du ciel. Elle s’avançait, poussée par le feu de ses reins, car la nuit précédente elle s’était appariée avec une avalanche de fourrure couleur de mort, dont les griffes avaient ouvert ses épaules, et l’odeur du sang les avait tous deux rendus fous. Elle ronronnait, tandis que descendait sur elle la fraîcheur du crépuscule, que se levaient les lunes, semblables aux croissants changeants de ses yeux, d’or, d’argent et brun foncé. Elle s’assit sur un rocher, lécha sa patte, et se demanda encore ce qu’elle avait chassé.
Lakshmi, dans le jardin des Lokapalas, était étendue avec Kubera, quatrième gardien du monde, sur une couche parfumée près d’une piscine dans laquelle s’ébattaient les Apsaras. Les trois autres Lokapalas étaient absents ce soir-là. En riant, les Apsaras aspergèrent d’eau parfumée la couche. Mais Krishna le Noir choisit ce moment-là pour jouer de la flûte. Les Apsaras se détournèrent alors de Kubera le Gras et de la belle Lakshmi, s’appuyèrent sur leurs coudes au bord de la piscine et le contemplèrent, sous les arbres en fleurs où il était étendu, parmi les outres à vin et les reliefs de plusieurs repas.
Il fit des gammes, puis joua une longue note plaintive, et une série de bêlements de chèvre. Gari la Ravissante, qu’il avait passé une heure à déshabiller pour ensuite apparemment l’oublier, se leva, alla plonger dans la piscine, et disparut dans une des nombreuses cavernes sous l’eau. Il eut un hoquet, commença à jouer un air, s’arrêta, en commença un autre.
— Est-ce vrai, ce qu’on dit de Kâli ? demanda Lakshmi.
— Que dit-on ? grommela Kubera, tendant la main vers un bol de soma.
Elle lui prit la coupe des mains, but quelques gorgées, la lui rendit. Il la vida d’un coup et une servante la remplit dès qu’il l’eut reposée sur le plateau.
— Qu’elle veut un sacrifice humain pour la célébration de son mariage ?
— C’est bien possible, fit Kubera, cela ne m’étonnerait pas d’elle. Une vraie garce, et qui aime le sang, celle-là. Elle transmigre toujours dans quelque animal féroce, pour ses vacances. Une fois, elle était oiseau de feu et elle a déchiré de ses ongles le visage de Sitala, pour une remarque qui lui avait déplu.
— Quand ?
— Oh ! il y a dix ou douze avatars de cela. Sitala a dû porter un voile diablement longtemps, en attendant que son nouveau corps soit prêt, expliqua Kubera.
— Quel couple étrange, murmura Lakshmi à son oreille, qu’elle mordilla ensuite. Ton ami Yama est probablement le seul qui puisse vivre avec elle. Imagine qu’elle se fâche, qu’un amant lui déplaise et qu’elle lui lance un de ses regards meurtriers ? Qui pourrait soutenir son regard, à part Yama ?
— Ne plaisante pas, fit Kubera, c’est comme cela que nous avons perdu Kartikeya, dieu des Combats.
— C’est vrai ?
— Oui. Elle est étrange. Elle ressemble à Yama, mais en diffère aussi. Il est un dieu de Mort, c’est vrai, mais il tue vite et proprement. Kâli ressemblerait plutôt aux chats.
— Yama parle-t-il quelquefois d’elle ? dit-il pourquoi elle le fascine ?
— Es-tu venue ici pour bavarder et devenir une vraie commère ?
— Oui.
À ce moment-là, Krishna revêtit son Aspect, activa l’Attribut de l’ivresse divine. De sa flûte jaillit une mélodie douce-amère, sombre, et contagieuse. L’ivresse en lui s’étendit à tout le jardin, en vagues alternées de joie et de tristesse. Il se leva, et ses jambes sombres et souples commencèrent une danse. Ses traits peu accusés étaient sans expression. Ses cheveux sombres, humides, formaient des boucles serrées, qu’on eût dit de métal. Sa barbe même était frisée. Quand il avança, les Apsaras sortirent de la piscine pour le suivre. Sa flûte errait parmi les antiques mélodies, la musique devenait de plus en plus frénétique tandis qu’il dansait de plus en plus vite, et finalement il commença la Rasa-lila, la danse du Désir, et sa suite, mains sur les hanches, imita ses mouvements de plus en plus rapides, tourbillonnants.
Kubera serra plus fort Lakshmi.
— Ça, dit-elle, c’est un Attribut !
Rudra le Sévère courba son arc et tira une flèche à travers les airs. Elle vola, et alla enfin se planter au centre d’une cible éloignée.
À côté de lui, Murugan se mit à rire, et abaissa son arc.
— Tu as encore gagné, je ne peux pas faire mieux.
Ils détendirent leurs arcs, et se dirigèrent vers la cible, comme leurs flèches.
— L’as-tu déjà rencontré ? demanda Murugan.
— Je l’ai connu il y a très longtemps, dit Rudra.
— Déjà accélérationiste ?
— Non, pas à l’époque. Politiquement, il ne croyait pas à grand-chose. Il était un des Premiers, pourtant, un de ceux qui avaient vu Terrath.
— Oh ! vraiment ?
— Il s’était distingué dans les guerres contre le Peuple-de-la Mer, et contre les Mères Terribles.
Là, Rudra fit un signe en l’air.
— Par la suite, reprit-il, on s’en souvint et on lui donna à défendre les marches du Nord, dans la guerre contre les démons. À l’époque, on le connaissait sous le nom de Kalkin. Et ce fut aussi à ce moment-là qu’on lui donna le surnom d’Enchanteur. Il lui vint un Attribut, qu’il cultiva, et qu’il pouvait utiliser contre les démons. Grâce à lui, il anéantit presque tous les Yakshas, et lia les Rakashas. Quand Yama et Kâli l’ont capturé, près du Puits d’Enfer, dans le Maloua, il avait déjà réussi à libérer les Rakashas. Ils sont donc à nouveau sur notre monde.
— Pourquoi a-t-il fait cela ?
— Yama et Agni disent qu’il a fait un pacte avec leur chef.
Ils pensent qu’il lui a prêté son corps contre la promesse qu’il l’aiderait à nous faire la guerre avec sa troupe de démons.
— Pouvons-nous être attaqués ?
— J’en doute. Les démons ne sont pas stupides. S’ils n’ont pas pu vaincre quatre d’entre nous au Puits d’Enfer, je doute vraiment qu’ils aient l’audace de venir nous attaquer ici, au Ciel. D’ailleurs, Yama est en ce moment même dans le grand palais de la Mort, à inventer de nouvelles armes.
— Et où est sa fiancée ?
— Qui sait ? Et qui s’en soucie ?
— Elle t’a repoussé ?
Rudra tourna son visage sombre qui ne souriait jamais vers le beau dieu de la Jeunesse.
— Vous autres, divinités de la fertilité, vous êtes pires que les marxistes. Vous croyez que les gens ne sont liés que par une seule chose. Nous étions amis pendant un certain temps, mais elle est trop dure avec ses amis et elle les perd.
— Alors, elle t’a repoussé ?
— Probablement.
— Et quand elle a pris pour amant Morgan, le poète des plaines, celui qui un jour s’incarna en un geai et s’envola, tu t’es mis à chasser les geais, et en un mois, tu avais tué de tes flèches presque tous ceux qui existaient au Ciel.
— Je chasse toujours les geais.
— Pourquoi ?
— Je n’aime pas leur chant.
— C’est vrai qu’elle est trop froide, et qu’elle se moque trop des hommes.
— Je n’aime pas que quiconque se moque de moi, dieu de la Jeunesse. Pourrais-tu courir plus vite que ne volent les flèches de Rudra ?
— Non, fit Murugan en souriant, et mes amis les Lokapalas ne le pourraient non plus – mais ils n’auraient point à le faire.
— Quand je revêts mon Aspect, dit Rudra, et que je prends mon grand Arc, qui m’a été donné par la Mort, je peux envoyer une flèche à tête chercheuse, sensible à la chaleur, siffler à travers les airs pendant des kilomètres, à la poursuite d’une cible mouvante qu’elle frappe comme un éclair et tue.
— Alors, parlons d’autre chose, dit Murugan. J’ai cru comprendre que notre hôte a joué un tour à Brahma il y a quelques années, à Mahartha, et qu’il a pillé des lieux saints. Mais j’ai cru comprendre aussi qu’il a fondé la religion de la paix et de l’illumination.
— C’est exact.
— Intéressant.
— C’est bien plus que cela.
— Que va faire Brahma ?
— Seul Brahma le sait, fit Rudra en haussant les épaules.
À l’endroit qu’on appelle le Bout du Monde, où il n’y a plus au-delà des limites du Ciel que le lointain dôme qui scintille et le sol nu, caché par une brume blanche comme une légère fumée, s’élève le pavillon du Silence, aux vastes baies. Sur son toit rond et gris la pluie ne tombe jamais, sur ses balcons et ses balustrades, le brouillard s’enroule en volutes le matin, les vents soufflent au crépuscule. Dans ses chambres ouvertes, on voit parfois, assis sur les meubles sombres et nus, ou marchant parmi les colonnes grises, les dieux contemplatifs, les guerriers blessés et déchus, ou ceux que l’amour a meurtris. Ils en viennent à considérer toutes choses comme futiles et mauvaises, sous un ciel qui est au-delà du Pont des Dieux, au milieu d’un désert de pierre où les couleurs sont rares, où l’on n’entend que le bruit du vent. Là, depuis l’époque des Premiers, sont toujours venus s’asseoir les philosophes, et les sorcières, le sage et le mage, l’homme décidé à se tuer, et l’ascète libéré du désir de renaître ou de rajeunir. Là, en ce centre du renoncement et de l’abandon, de la retraite et du départ, se trouvent cinq pièces, nommées Souvenir, Peur, Douleur, Poussière et Désespoir. Et ce fut bâti par Kubera le Gras, qui ne se souciait pas le moins du monde de tous ces sentiments. Mais, ami de Kalkin, il avait construit le pavillon à la demande de Candi la Violente, parfois connue sous les noms de Durgâ ou de Kâli, car lui seul de tous les dieux possédait l’Attribut de la correspondance avec l’inanimé, grâce auquel il pouvait mettre dans tous les travaux de ses mains des sentiments et des passions qui seraient ressentis par ceux qui vivraient parmi eux.
Ils étaient assis dans la pièce nommée Douleur. Ils buvaient du soma, sans s’enivrer.
Le crépuscule entourait le pavillon du Silence, les vents qui tourbillonnaient dans le ciel passaient autour d’eux.
Vêtus de robes sombres, ils étaient assis sur des sièges sombres. Il avait posé sa main sur celles de la femme, à travers la table entre eux. Et les horoscopes de tous leurs jours se déroulaient devant eux sur le mur qui séparait le Ciel des cieux. Ils restaient silencieux, en contemplant les pages de leurs siècles.
— Sam, dit-elle enfin, ce furent des jours heureux.
— Oui.
— Et autrefois, avant que tu ne quittes le Ciel pour vivre parmi les hommes, m’aimais-tu ?
— Je ne me le rappelle pas vraiment. Il y a si longtemps. Nous étions alors si différents de ce que nous sommes. Nous avions d’autres corps, d’autres esprits. Ces deux-là s’aimèrent sans doute. Je ne puis m’en souvenir.
— Mais moi je me rappelle le printemps du monde comme si tout ne datait que d’hier. Ces jours où nous partions ensemble à cheval vers les combats, ces nuits où nous faisions tomber les étoiles du ciel fraîchement peint. Le monde était si neuf, si différent d’aujourd’hui alors, il y avait quelque chose de menaçant derrière chaque fleur, une bombe derrière chaque lever de soleil. Ensemble nous avons vaincu un monde, car rien ici ne voulait de nous, tout refusait notre venue. Nous nous sommes frayé un chemin par l’épée et par le feu à travers les terres et les mers, nous avons combattu sous les océans, et dans les cieux, jusqu’à ce que plus rien ne pût nous combattre. Puis nous avons bâti les villes et les royaumes, et pour régner sur eux nous avons élevé aux dignités royales ceux qui nous plaisaient jusqu’à ce qu’ils cessent de nous amuser – alors nous les avons dépossédés. Que savent les jeunes dieux de ces temps-là ? Comment peuvent-ils comprendre la puissance que nous avions alors ? Nous les Premiers.
— Ils ne le peuvent pas, dit Sam.
— Quand nous avions notre cour dans notre palais, près de la mer, quand je t’ai donné de nombreux fils, quand notre flotte mit à la voile pour conquérir les îles, ces jours n’étaient-ils point beaux et pleins de grâce ? Et les nuits n’étaient-elles point faites de feu, de parfums et de vin ? M’aimais-tu alors ?
— Je crois que ces deux-là s’aimaient.
— Ces deux-là ? Nous ne sommes pas tellement différents d’eux. Des siècles passent mais certaines choses de l’être ne changent pas, ne se déforment pas, quel que soit, le nombre de corps que l’on revêt, le nombre d’amants que l’on a, le nombre de choses belles ou laides que l’on regarde ou que l’on fait, ou le nombre de nos pensées et des sentiments que l’on éprouve. Le Soi reste au centre de tout et observe.
— Ouvre un fruit, et tu trouves un noyau. Est-ce cela le centre ? Ouvre le noyau, puis l’amande et il n’y a plus rien. Est-ce cela le centre ? Nous sommes bien différents tous les deux des combattants, des chefs de guerre que nous fûmes. Ce fut une bonne chose que d’avoir connu ces deux-là, c’est tout.
— Es-tu allé habiter hors du Ciel parce que tu t’étais lassé de moi ?
— Je voulais voir le monde d’un autre point de vue.
— Pendant de longues années, je t’ai haï d’être parti. Puis je suis souvent venue m’asseoir dans la chambre nommée Désespoir, mais j’ai toujours été trop lâche pour aller au-delà du Bout du Monde. Il y a eu aussi des moments où je t’ai pardonné et où j’ai invoqué les sept Rishis pour qu’ils fassent apparaître ton image devant moi. J’ai pu ainsi te regarder tandis que s’écoulaient tes jours, et c’était presque comme si nous avions de nouveau marché côte à côte. D’autres fois, j’ai souhaité ta mort, mais tu as transformé en ami mon bourreau, comme tu transformes ma colère en clémence. Est-ce vrai que tes sentiments pour moi sont morts ?
— Je ne t’aime plus d’amour. Il serait bien agréable qu’une chose au moins fût constante, immuable, dans l’univers. Si une telle chose existe, elle doit être plus forte que l’amour, et je ne sais ce que c’est.
— Sam, je n’ai pas changé.
— Ma chère, réfléchis sérieusement à tout ce que tu m’as dit, à tout ce dont tu t’es souvenue devant moi aujourd’hui. Ce n’est pas vraiment l’homme que tu as évoqué. Ce sont les jours de carnage où toi et lui partiez à cheval ensemble dans les combats. Le monde arrive à une époque plus banale, moins féroce, aujourd’hui. Tu regrettes le feu et l’acier d’autrefois. Tu crois regretter l’homme, mais ce qui t’émeut encore et que tu appelles amour, c’est le souvenir de la destinée que vous avez partagée un temps tous les deux, cette destinée qui est le passé.
— Quel que soit le nom que je lui donne, cela n’a pas changé. Ces jours-là ne sont pas le passé. C’est quelque chose de constant dans l’univers, et je te demande de partager de nouveau cela avec moi !
— Et Yama ?
— Et alors ? Tu as vaincu d’autres hommes qui seraient ses égaux s’ils vivaient encore.
— Il me faut donc croire que ce qui t’intéresse, c’est son Aspect ?
Elle sourit dans l’ombre et le vent.
— Bien entendu.
— Alors, Madame, oubliez-moi ! Allez vivre avec Yama, soyez son amour. Nos jours ensemble sont le passé, et je ne désire pas le faire revivre. Ils furent heureux, mais c’est le passé. Il y a un temps pour tout, et un temps pour la fin de toute chose. À notre époque, il faut consolider ce que l’homme a gagné sur ce monde. Oui, c’est le moment de partager les connaissances, et non plus de croiser le fer.
— Combattrais-tu le Ciel pour avoir ces connaissances ? Tenterais-tu d’abattre la Cité Céleste, d’ouvrir pour le monde ses chambres fortes ?
— Tu sais que je le ferais.
— Alors, nous pouvons peut-être encore trouver une cause commune.
— Non. N’essaie pas de t’abuser toi-même. C’est au Ciel que va ta fidélité, non au monde. Tu le sais. Si je gagnais ma liberté, si tu te joignais à moi dans le combat, tu serais peut-être heureuse un instant. Mais qu’il s’ensuive victoire ou défaite, je crains bien qu’à la fin tu ne sois plus malheureuse qu’avant.
— Écoute-moi donc, tendre saint du bosquet pourpre ! C’est très gentil de ta part de deviner mes sentiments futurs, mais Kâli est fidèle à qui elle veut, elle ne doit rien à personne, sauf à celui qu’elle choisit. N’oublie pas qu’elle est la déesse mercenaire. Tout ce que tu as dit est peut-être vrai, peut-être ment-elle quand elle avoue t’aimer encore. Mais étant impitoyable et pleine du désir effréné des combats, elle va toujours où est l’odeur du sang. Je sens qu’elle pourrait bien devenir une accélérationiste.
— Fais attention à ce que tu dis, déesse. On pourrait t’entendre.
— Personne n’écoute. Car on parle rarement en ce lieu.
— Raison de plus pour que quelqu’un devienne curieux quand on parle.
Elle resta un instant silencieuse.
— Personne ne nous écoute, dit-elle enfin.
— Tes pouvoirs se sont développés.
— Oui. Et les tiens ?
— Toujours à peu près pareils, je crois.
— Alors, accepteras-tu mon épée, ma roue, mon arc, au nom de l’accélérationisme ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Tu fais trop facilement des promesses. Et tu les renies tout aussi facilement. C’est pourquoi je ne pourrai jamais avoir confiance en toi. Si nous luttons, si nous remportons la victoire au nom de l’accélérationisme, ce pourrait bien être aussi la dernière grande bataille de ce monde. Et c’est là une chose que tu ne peux désirer, que tu ne laisserais pas arriver.
— Tu es bien naïf quand tu parles de la dernière des grandes batailles. La dernière, Sam, c’est toujours la prochaine. Dois-je venir à toi sous une plus belle forme pour te convaincre que je dis la vérité ? Dois-je t’enlacer, revêtue d’un corps portant encore le sceau de la virginité ? Croirais-tu alors en ma parole ?
— Le doute, Madame, est la chasteté de l’esprit. Et j’en porte le sceau.
— Alors, sache que je ne t’ai fait venir ici que pour te tourmenter, et que tu as raison. Je crache sur ton accélérationisme. Ses jours sont comptés, je le veux. J’ai cherché à te donner de faux espoirs, pour que tu tombes de plus haut. Seules ta stupidité et ta faiblesse t’ont sauvé.
— Je regrette, Kâli.
— Je ne veux pas d’excuses ! Mais j’aurais voulu ton amour, pour pouvoir l’utiliser contre toi en tes derniers jours, pour que la fin soit plus pénible. Mais, comme tu l’as dit, nous avons trop changé. Et tu ne vaux plus la peine que je me soucie de toi. Ne crois pas que je n’aurais pas pu te forcer à m’aimer encore, avec des sourires et des caresses, comme autrefois. Car je sens cette chaleur en toi, et il m’est bien facile de l’attiser en un homme. Mais tu n’es plus digne d’une grande mort, de la chute des hauteurs de la passion aux profondeurs du désespoir. Je n’ai plus le temps de te donner autre chose que mon mépris.
Les étoiles embrasées tournaient autour d’eux d’un mouvement uni. Elle avait retiré la main qu’il tenait entre les siennes, et versa deux tasses de soma pour les réchauffer car la nuit était fraîche.
— Kâli ?
— Oui ?
— Si cela peut te satisfaire à la fin, sache que je t’aime encore. Ou l’amour n’existe pas, ou le mot ne signifie pas ce que j’ai cru qu’il signifiait en bien des occasions. À la vérité, c’est un sentiment sans nom, autant s’arrêter là. Alors, accepte-le, pars, et que cela t’amuse. Tu sais que nous nous querellerions de nouveau un jour, dès que nous aurions vaincu notre ennemi commun. Nous avons eu souvent de belles réconciliations, mais ont-elles jamais effacé les souffrances qui les précédaient ? Sache que tu as gagné et que tu es la déesse que j’adore, car l’adoration, la religion, ne sont-elles pas un mélange de haine et d’amour ? De désir et de crainte ?
Ils burent leur soma dans la pièce appelée Douleur où l’enchantement de Kubera les entourait.
— Dois-je m’étendre sur toi et t’embrasser à présent ? demanda Kâli. Dire que je t’ai menti quand je disais t’avoir menti ? Pour que tu puisses rire et dire que tu avais menti, pour te venger une dernière fois ? Va-t’en, Siddharta ! Il aurait mieux valu que l’un de nous meure dans le Puits d’Enfer, car grand est l’orgueil des Premiers. Nous n’aurions pas dû venir ici – dans cette chambre.
— Non.
— Partons-nous ?
— Non.
— Pour une fois, je suis d’accord avec toi. Restons encore un peu et adorons-nous un moment.
La main de Kâli se posa sur celle de Sam, la caressa.
— Sam ?
— Oui ?
— Aimerais-tu faire l’amour avec moi ?
— Et courir à ma perte ? Oui.
— Allons ensemble dans la pièce nommée Désespoir. Où les vents ne soufflent pas, où il y a un divan…
Il la suivit de Douleur en Désespoir ; son pouls battait plus vite. Et quand il l’eut étendue nue sur le divan, qu’il eut posé la main sur la douce blancheur de son ventre, il comprit que Kubera était à la vérité le plus puissant des Lokapalas – car le sentiment auquel avait été vouée cette chambre l’emplit, même quand son désir l’envahit et qu’il couvrit de son corps celui de Kâli. Il y eut comme une détente, puis son cœur se serra, il soupira, et ses dernières larmes brûlèrent ses paupières, attendant de couler.
— Que désirez-vous, madame Mâyâ ?
— Parle-moi de l’accélérationisme, Tak l’Archiviste.
Tak s’étira, allongea son grand corps mince, et son fauteuil grinça.
Derrière lui, les banques de données étaient immobiles, et certains documents très rares, emplissaient les longs et hauts rayons de leurs reliures colorées, et l’air de leur odeur de moisi.
Il contempla la femme devant lui, sourit, hocha la tête. Elle portait une robe verte collante, avait l’air impatiente, ses cheveux étaient d’un roux insolent, et de pâles taches de rousseur étaient semées sur son nez et ses joues rondes. Elle avait des épaules et des hanches larges et serrait sa taille mince pour lutter contre une tendance à s’arrondir.
— Pourquoi hoches-tu la tête ? Tout le monde vient te demander des renseignements.
— Vous êtes jeune, maîtresse. Vous avez derrière vous trois avatars, si je ne me trompe. Au point où vous en êtes de votre vie, je suis sûr que vous ne voulez pas voir votre nom inscrit sur la liste spéciale des jeunes qui demandent ce renseignement précis.
— La liste ?
— Oui, la liste.
— Pourquoi y aurait-il une liste de ceux qui veulent savoir ce qu’est l’accélérationisme ?
— Les dieux, fit Tak en haussant les épaules, font collection des choses les plus étranges, et certains d’entre eux collectionnent les listes.
— J’ai toujours entendu dire que l’accélérationisme était complètement mort, que ce n’était plus un problème.
— Alors pourquoi cet intérêt soudain pour un mort ?
Elle rit et ses yeux verts plongèrent dans les yeux gris de Tak.
Les Archives explosèrent autour de lui, il se retrouva dans la salle de bal, à mi-chemin du sommet de la Haute Flèche. C’était la nuit. Il était si tard que le matin se devinait. Il y avait eu une réception, elle avait dû commencer longtemps auparavant. Le groupe dans lequel il se tenait s’était rassemblé dans un coin de la salle. Allongés, assis, adossés à des coussins, tous écoutaient l’homme sombre, solide, de petite taille, debout à côté de la déesse Kâli, Sam le Bouddha à la Grande Âme, qui venait juste d’arriver avec sa gardienne. Il parlait du bouddhisme et de l’accélérationisme, de l’époque de l’enchantement des démons, du Puits d’Enfer, des blasphèmes de Siddharta dans la ville de Mahartha, au bord de la mer. Il parlait sans s’arrêter, et sa voix les hypnotisait et de lui émanaient la puissance, la confiance en soi et la chaleur humaine, tandis que des groupes lentement se dispersaient ou tombaient à ses pieds. Toutes les femmes étaient fort laides, sauf Mâyâ, qui eut un petit rire, battit des mains, et ramena autour d’eux les Archives. Tak se tenait toujours sur sa chaise, il souriait encore.
— Alors, pourquoi cet intérêt soudain pour un mort ? redemanda-t-il.
— Mais celui-là est loin d’être mort !
— Vraiment ? Madame Mâyâ, il est mort à l’instant où il est entré dans la Cité Céleste. Oubliez-le. Oubliez ses paroles. Faites comme s’il n’avait jamais existé. Ne laissez pas trace de lui dans votre esprit. Un jour vous demanderez un nouveau corps. Sachez donc que les Maîtres du Karma chercheront celui-là dans chaque esprit qui passera par leurs palais. Le Bouddha et ses paroles sont une abomination aux yeux des dieux.
— Mais pourquoi ?
— C’est un anarchiste lanceur de bombes, un révolutionnaire à tout crin. Il cherche à renverser le Ciel même. Si vous voulez des renseignements plus scientifiques, il faudra que j’utilise les machines pour retrouver les données. Iriez-vous jusqu’à signer une autorisation de le faire ?
— Non…
— Alors bannissez-le de votre esprit et ne l’y laissez plus jamais rentrer.
— Il est si mauvais que cela ?
— Pire encore.
— Alors pourquoi souris-tu ?
— Parce que je ne suis pas très sérieux. Mais mon caractère n’a rien à voir avec mon message, cependant. Il vaut donc mieux en tenir compte.
— Tu as l’air de savoir tout là-dessus. Les archivistes eux-mêmes ne craignent-ils pas cette liste ?
— Oh ! mais si. Mon nom y fut inscrit le premier. Mais ce n’est pas parce que je suis un archiviste. Il est mon père.
— Celui-là, ton père ?
— Oui. Mais vous parlez comme quelqu’un de très jeune. Je doute qu’il sache qu’il m’a engendré. Qu’est-ce la paternité pour les dieux, qui habitent une succession de corps, engendrent une multitude d’enfants, naissant d’autres qui changent aussi de corps quatre ou cinq fois par siècle ? Je suis le fils d’un corps qu’il habita un temps, je suis né d’un autre être qui passa aussi par plusieurs corps, et moi-même je ne vis plus dans le corps dans lequel je suis né. Les relations sont donc tout à fait intangibles, et sont surtout intéressantes au niveau des spéculations métaphysiques. Quel est le véritable père d’un homme ? Les circonstances qui réunirent les deux corps qui l’engendrèrent ? Le fait que pour quelque raison, en un certain moment, ces deux se plurent, tout autre choix exclu ? Et dans ce cas, pourquoi ? Était-ce simplement dû à la faim de la chair, ou était-ce curiosité, ou volonté ? Ou était-ce quelque chose d’autre ? La pitié ? La solitude ? Le désir de dominer ? Quel sentiment, ou quelle pensée fut père du corps en lequel j’arrivai pour la première fois à la conscience ? Je sais que l’homme qui habitait ce corps-père particulier à cet instant précis du temps, est une personnalité complexe et puissante. Les chromosomes ne signifient rien pour nous, en réalité. Si nous vivons, nous ne transportons pas ces estampilles à travers les âges. En réalité, nous n’héritons de rien, à part un legs, des propriétés ou de l’argent, de temps à autre. À la longue, le corps finit par si peu signifier qu’il est beaucoup plus intéressant de méditer sur les opérations mentales qui nous ont arrachés au chaos. Je suis heureux d’avoir été appelé à la vie par cet homme-là. Et je m’interroge souvent sur ses raisons. Je vois, Madame, que votre visage a brusquement perdu ses couleurs. Je n’avais pas l’intention de vous troubler avec mes discours, mais simplement de satisfaire quelque peu votre curiosité. Et de faire entrer en votre esprit quelques-unes des pensées que nous avons sur ces sujets, nous autres, les vieux. Un jour vous aussi considérerez cela de la même façon, j’en suis certain. Mais je suis désolé de vous voir si chagrinée. Asseyez-vous, je vous prie. Pardonnez-moi mon bavardage. Vous êtes la Maîtresse de l’Illusion. Les choses dont je vous ai parlé ne sont-elles pas semblables à la matière même que vous travaillez ? Je suis certain que vous pouvez me dire pourquoi mon nom est le premier sur la liste que j’ai mentionnée, rien que d’après ma manière de parler : j’ai le culte des héros, je suppose. Mon créateur est des plus remarquables. Voilà que vous rougissez. Voulez-vous une boisson fraîche ? Attendez un instant… Voilà, buvez une gorgée. À présent, parlons un peu de l’accélérationisme. C’est une doctrine très simple qui veut le partage. Elle propose que nous, habitants du Ciel, donnions à ceux qui habitent là en bas notre savoir, nos pouvoirs et nos biens. Cet acte de charité aurait pour but d’élever à un plus haut niveau leurs conditions d’existence, pour qu’il soit à peu près le même que le nôtre. Alors, voyez-vous, chaque homme serait un dieu. Le résultat de tout cela serait bien entendu qu’il n’y aurait plus de dieux, mais seulement des hommes. Nous leur transmettrions notre savoir dans les sciences et les arts, et ce faisant, nous détruirions leur foi toute simple et tout fondement à leur espoir que les choses vont s’améliorer – car la meilleure manière d’anéantir l’espérance et la foi, c’est de faire se réaliser les croyances et les espérances. Pourquoi permettrions-nous que les hommes supportent collectivement ce fardeau de la divinité, comme le souhaitent les accélérationistes, alors que nous le leur accordons individuellement quand ils le méritent ? En sa soixantième année, un homme passe par les Salles du Karma. On le juge, et s’il a bien vécu, en observant les règles et les restrictions imposées à sa caste, en pratiquant les rites et cérémonies dus au Ciel, en se développant intellectuellement et moralement, cet homme sera incarné en une caste plus élevée, finira par arriver lui-même à la divinité et par venir vivre ici, dans la Ville. Chaque homme finit par recevoir justement ce qu’il mérite – mis à part certains accidents malheureux, bien entendu – et tout homme, donc, plutôt que la société dans son ensemble, peut recevoir cet héritage divin que les accélérationistes ambitieux voulaient disperser dans son entier, distribuer à tous, même à ceux qui ne sont pas prêts. Vous pouvez voir que cette attitude était terriblement injuste et faite pour favoriser le prolétariat. Ce qu’ils désiraient en réalité, c’était abaisser le niveau des qualités voulues pour atteindre à la divinité. Or on est nécessairement strict en ce domaine. Abandonneriez-vous le pouvoir de Çiva, de Yama ou d’Agni aux mains d’un enfant ? Certainement pas, à moins d’être insensée, à moins de vouloir vous éveiller un jour pour voir le monde anéanti. C’est à cela que seraient arrivés les accélérationistes, et c’est pour cela qu’on a mis fin à leur mouvement. À présent, vous savez tout sur l’accélérationisme… mais, comme vous avez l’air d’avoir chaud. Voulez-vous me donner votre vêtement, et je vais aller vous chercher une autre boisson fraîche ?… Bien… à présent, où en étions-nous ? Ah ! oui. Tout cela est bien joli, mais… les accélérationistes prétendaient que tout ce que je viens de vous dire était vrai, ou plutôt aurait été vrai, si le système n’avait pas été corrompu. Ils calomnièrent ceux qui autorisent l’incarnation, doutèrent de leur probité. Certains allèrent jusqu’à oser déclarer que le Ciel était une aristocratie immortelle d’hédonistes obstinés qui jouaient avec le monde. D’autres osèrent dire que le meilleur des hommes n’atteint jamais à la divinité, mais meurt finalement de la vraie mort, ou est incarné en une forme de vie inférieure. Certains diraient même qu’une personne comme vous a été divinisée uniquement parce que votre forme, votre attitude premières ont plu à quelque dieu lubrique, et non à cause de vos autres vertus évidentes, ma chère… Mais comme l’on voit vos taches de rousseur, à présent ! Oui, voilà ce que prêchaient ces accélérationistes trois fois maudits. Et j’ai honte d’avouer que ce sont là les choses que défend le père de mon esprit. Que faire d’un tel héritage, sinon s’en étonner, se poser à son sujet bien des questions. Il a parcouru tout un cycle de jours de puissance, il représente le dernier grand schisme parmi les dieux. Il est évidemment le mal incarné, mais c’est une grande figure, ce père de mon esprit, et je le respecte comme les fils autrefois respectaient le père de leur corps… Vous avez froid ? Voyons, permettez-moi… allons, allons… ma belle, tissez donc autour de nous une illusion, en laquelle nous marcherons dans un monde libre de toutes ces sottises. Voilà… par ici, maintenant… tournez là… qu’il y ait un nouvel Éden dans ce bunker, ma belle aux lèvres humides, aux yeux verts… Quoi ? Ce qu’il y a de plus important pour moi en cet instant ?… La vérité, mon amour, et la sincérité, et le désir de partager…
Ganêça le faiseur-de-dieux marchait à côté de Çiva dans la forêt de Kaniburrha.
— Dieu de la Destruction, dit-il, j’ai cru comprendre que tu voulais déjà exercer des représailles contre ceux des habitants de la Cité qui accordent aux paroles de Siddharta plus qu’un sourire de mépris.
— Bien entendu, fit Çiva.
— Ce faisant, tu mets fin à son efficacité.
— Son efficacité ? Explique-toi.
— Tue-moi cet oiseau vert sur cette branche, là-bas.
Çiva agita son trident et l’oiseau tomba.
— Tue sa compagne à présent.
— Je ne la vois pas.
— Tue n’importe lequel de la volée.
— Mais je n’en vois aucun.
— À présent qu’il est mort, tu n’en verras plus. Si tu le veux, donc, frappe le premier qui prête l’oreille aux paroles de Siddharta.
— J’ai compris ce que tu veux dire, Ganêça. Je vais le laisser en liberté quelque temps.
Ganêça le faiseur-de-dieux regarda la jungle autour de lui. Il traversait le royaume des félins fantômes, mais ne craignait rien. Le dieu du Chaos marchait à ses côtés et le Trident de la Destruction lui donnait courage.
Vichnou Vichnou Vichnou regardait regardait regardait Brahma Brahma Brahma…
Ils étaient assis dans la Galerie des Glaces.
Brahma pérorait sur les Huit Chemins et la splendeur du Nirvâna.
Après avoir fumé trois cigarettes, Vichnou s’éclaircit la gorge.
— Oui, Seigneur ? demanda Brahma.
— Pourquoi ce tract bouddhiste ?
— Ne le trouves-tu pas fascinant ?
— Pas particulièrement.
— Tu es un hypocrite.
— Qu’entends-tu par là ?
— Un maître devrait montrer au moins quelque intérêt pour son propre enseignement.
— Un maître ? Un enseignement ?
— Mais oui, Tathagata. Pourquoi ces dernières années le dieu Vichnou aurait-il été poussé à s’incarner parmi les hommes, si ce n’avait été pour leur enseigner la Voie de l’Illumination ?
— Moi, j’ai…
— Salut, réformateur, toi qui as délivré de la peur de la vraie mort l’esprit des hommes. Ceux qui ne renaissent pas parmi les hommes atteignent à présent au Nirvana.
— Il vaut mieux s’annexer une croyance que lutter pour l’extirper des esprits ? fit Vichnou avec un sourire.
Brahma resta un instant silencieux, regardant les glaces, regardant Vichnou.
— Ainsi, quand nous nous serons débarrassés de Sam, tu auras été le vrai Tathagata.
— Comment allons-nous nous débarrasser de Sam ?
— Je n’ai encore rien décidé, mais je veux bien écouter tes conseils.
— Pourquoi ne pas l’incarner en un geai ?
— Possible. Mais quelqu’un d’autre pourrait désirer que ce geai fût réincarné en un homme. Je sens que certains le soutiennent.
— Nous avons le temps de réfléchir à la question. Aucun besoin de se presser, à présent qu’il est prisonnier du Ciel. Dès que j’aurai une idée là-dessus, je t’en ferai part.
— Bon, alors n’en parlons plus.
Ils ils ils sortirent sortirent sortirent alors de la Galerie.
Vichnou traversa le jardin des Joies de Brahma ; la maîtresse de la Mort y entra comme il en sortait. Elle parla à la statue aux huit bras portant la veena, qui commença à jouer de son instrument.
Brahma s’approcha quand il entendit la musique.
— Kâli ! La Très Belle… déclara-t-il.
— Brahma est puissant, répliqua-t-elle.
— C’est vrai, fit Brahma. Aussi puissant qu’on peut le désirer. Et tu viens si rarement me rendre visite que cela me fait diablement plaisir de te voir. Viens te promener avec moi dans les sentiers fleuris, et nous pourrons parler. Ta robe est ravissante.
— Merci.
Ils se promenèrent par les sentiers fleuris.
— Où en sont les préparatifs du mariage ?
— Tout se passe bien.
— Passerez-vous votre lune de miel au Ciel ?
— Non. Très loin d’ici.
— Et où, si ce n’est pas indiscret ?
— Nous n’avons pas encore décidé de l’endroit.
— Le temps s’enfuit sur les ailes du geai, ma chère. Si tu le désires, Yama et toi pourriez habiter un moment le jardin des Joies.
— Merci, Créateur, mais l’endroit est trop somptueux pour que deux destructeurs y puissent passer leur temps, ou s’y sentir à l’aise. Nous irons à l’aventure, quelque part.
— Comme tu veux. As-tu d’autres préoccupations ?
— Je pense à celui qu’on appelle le Bouddha ?
— Sam ? Ton ancien amant ? Que veux-tu savoir à son sujet ?
— Comment va-t-on… disposer de lui ?
— Je n’ai encore rien décidé. Çiva m’a conseillé d’attendre un certain temps avant de faire quoi que ce soit. Comme cela, nous pourrons juger de l’effet qu’il a sur la communauté. J’ai décidé que Vichnou aura été le Bouddha, à des fins historiques et théologiques. Quant à Sam lui-même, je suis prêt à écouter tout conseil raisonnable.
— Ne lui avais-tu pas déjà offert la divinité ?
— Si. Mais il ne l’avait pas acceptée.
— Et si tu la lui offrais de nouveau ?
— Pourquoi ?
— Le problème actuel n’existerait pas s’il n’était un individu des plus doués. Un homme de grande valeur. Ses talents feraient de lui un dieu fort intéressant pour le panthéon.
— J’y ai pensé. Et je crois bien qu’à présent il accepterait, qu’il soit sincère ou pas. Je suis sûr qu’il a envie de continuer à vivre.
— Il y a des moyens d’être vraiment certain de ces choses-là.
— Lesquels ?
— La psycho-sonde.
— Et si elle révèle, comme il faut s’y attendre, qu’il ne veut pas soutenir le Ciel ?
— Ne pourrait-on changer son esprit même ? Mara pourrait le faire.
— Déesse, je ne t’aurais jamais cru coupable de sentimentalité. Ni accessible au sentiment. Mais il semble que tu aies fort envie qu’il continue à exister, sous n’importe quelle forme.
— Peut-être.
— Tu sais qu’on pourrait le changer… radicalement. Il ne sera plus jamais le même si on lui fait cette chose-là. Ses « talents » même disparaîtront peut-être.
— Au cours des âges tous les hommes changent naturellement. Ils changent d’opinions, de croyances, de convictions. Certaines parties de l’esprit peuvent dormir, d’autres s’éveiller. Je crois que le talent est chose difficile à détruire. Tant que la vie demeure. Il vaut mieux vivre que mourir.
— Je me laisserai peut-être convaincre, belle déesse, si tu as du temps à m’accorder.
— Combien de temps ?
— Disons trois jours.
— D’accord.
— Alors, dirigeons-nous vers mon pavillon de la Joie, où nous pourrons discuter de cette affaire.
La statue bleue de la déesse aux huit bras joua de la veena, et répandit tout autour d’eux de la musique tandis qu’ils marchaient cet été là dans le jardin.
Helba habitait à l’autre bout du Ciel, près de la nature sauvage. Le palais que l’on nommait Pillage était en fait si près de la forêt que les animaux marchaient le long de son mur transparent, l’effleuraient au passage. De la pièce nommée Viol on pouvait voir les pistes ombreuses de la jungle.
Helba recevait Sam dans cette pièce aux murs couverts de trésors volés au cours de vies passées.
Helba était le dieu/déesse des Voleurs.
Personne ne connaissait le sexe véritable de Helba, car elle avait pour habitude d’en changer à chaque incarnation.
Sam regardait ce jour-là une femme mince et souple à la peau sombre, qui portait un sari et un voile jaunes. Ses sandales et ses ongles étaient couleur cannelle, et elle avait une tiare d’or sur ses cheveux noirs.
— Tu as toute ma sympathie, disait-elle d’une voix douce et chantante. Ce n’est qu’au cours des saisons de la vie où je m’incarne en un homme, Sam, que j’exerce mon Attribut et que je pille.
— Tu dois pouvoir revêtir ton Aspect maintenant.
— Bien entendu.
— Et activer ton Attribut ?
— Probablement.
— Mais tu ne veux pas le faire ?
— Pas quand j’ai la forme d’une femme. Quand je suis homme, je sais voler n’importe quoi n’importe où. Regarde le mur du fond, là où quelques-uns de mes trophées sont suspendus. La grande cape de plumes bleues appartenait à Srit, le chef des démons Kataputnas. Je l’ai volée dans sa caverne tandis que dormaient ses chiens d’enfer, à qui j’avais donné moi-même une drogue. Le joyau qui change de forme, je l’ai pris sur le dôme ; j’ai grimpé jusqu’au sommet avec des ventouses liées à mes poignets, à mes genoux, à mes orteils, tandis que les Mères au-dessous de moi…
— Cela suffit, dit Sam. Je connais toutes ces histoires, Helba, parce que tu les racontes constamment. Il y a longtemps que tu n’as entrepris un vol aussi audacieux que ceux d’autrefois ; je suppose qu’il te faut donc répéter le récit de tes exploits passés. Sinon, les plus vieux des dieux eux-mêmes oublieraient ce que tu fus. Je vois que je me suis trompé d’endroit et qu’il me faut aller essayer ailleurs.
Il se leva.
— Attends un peu, fit Helba, qui s’agitait.
— Oui ?
— Tu pourrais au moins me dire à quel vol tu penses. Je peux peut-être te donner un conseil.
— À quoi bon tes conseils, même les plus précieux, monarque des Voleurs. Ce ne sont pas des mots qu’il me faut, mais des actes.
— Peut-être que… enfin, explique-moi.
— D’accord, fit Sam, bien que je doute qu’une tâche aussi difficile t’intéresse.
— Laisse tomber la psychologie puérile, et dis-moi ce que tu veux voler.
— Dans le musée du Ciel, immeuble bien construit et continuellement gardé…
— Et toujours ouvert.
— Dans ce bâtiment, dans une caisse protégée par des ordinateurs…
— Qu’on peut rouler si l’on est suffisamment habile.
— Dans cette caisse, donc, un vieil uniforme gris est drapé sur un mannequin. Entouré de beaucoup d’armes.
— À qui était-il ?
— C’est l’antique vêtement de celui qui combattit dans les marches du Nord, aux jours de la guerre contre les démons.
— Toi-même ?
Sam sourit et continua :
— Il y a là, sans que presque personne le sache, un objet autrefois connu sous le nom de Talisman de l’Enchanteur. Il a peut-être perdu toutes ses vertus aujourd’hui, mais qui sait, peut-être les a-t-il gardées. Il servait à mettre au point l’Attribut particulier de l’Enchanteur, et il a découvert qu’il en avait de nouveau besoin.
— Et quel est cet objet que tu veux voler ?
— La grande et large ceinture de coquillages qui entoure la taille du costume. Elle est rose et jaune. Elle est également bourrée de circuits micro miniaturisés, qu’on ne pourrait probablement pas refaire aujourd’hui.
— Cela ne me semble pas un vol tellement difficile. Je pourrais m’y intéresser.
— Il me la faudrait tout de suite, sinon, inutile de la voler.
— Quand ?
— Dans moins de six jours.
— Et que paierais-tu pour que je te l’apporte ?
— Je donnerais tout, si j’avais quelque chose.
— Oh ! tu es arrivé au Ciel sans fortune ?
— Oui.
— Pas de chance.
— Si je peux m’échapper, tu pourras demander n’importe quel prix.
— Sinon, je ne reçois rien ?
— Sans doute.
— Laisse-moi réfléchir. Cela pourrait m’amuser de le faire et de savoir que tu auras une dette envers moi.
— Ne réfléchis pas trop longtemps, je t’en prie.
— Viens t’asseoir à côté de moi, Vainqueur des démons. Et parle-moi des jours de gloire, quand tu chevauchais à côté de la déesse immortelle et parcourais le monde en semant le chaos.
— Il y a bien longtemps de cela.
— Ces jours pourraient-ils revenir si tu gagnais ta liberté ?
— C’est possible.
— C’est une bonne chose à savoir.
— Tu feras ce que je te demande ?
— Salut, Siddharta. Toi qui délie ! Vivent les éclairs et le tonnerre ! Qu’ils reviennent !
— Ce serait une bonne chose.
— À présent, parle-moi des jours de gloire, et je te parlerai de mes exploits passés.
— Bien.
Krishna, vêtu d’une ceinture de cuir, courait à travers la forêt, poursuivant Ratri, qui avait refusé de dormir avec lui après le dîner de la répétition. La journée était claire et parfumée, mais pas autant que le sari bleu nuit qu’il serrait dans sa main. Elle courait devant lui, sous les arbres ; il la perdit un moment de vue quand elle disparut à un tournant de la piste menant à la clairière.
Quand il l’aperçut de nouveau, elle était sur un tertre, levait les bras au-dessus de sa tête, et le bout de ses doigts se touchaient. Ses yeux étaient mi-clos, et son seul vêtement, un long voile noir, frémissait autour de sa rayonnante forme blanche.
Il comprit qu’elle avait revêtu son Aspect et se préparait peut-être à exercer un Attribut.
Essoufflé, il monta sur la petite colline. Elle ouvrit les yeux, lui sourit, baissa les bras.
Quand il voulut la toucher, elle agita son voile devant son visage et il l’entendit rire – quelque part dans l’immense nuit qui l’engloutit.
Tout était sombre, sans étoiles et sans lunes, sans la moindre lueur, le moindre miroitement, la plus petite étincelle, le plus petit reflet. Une nuit l’entourait comme s’il était aveugle.
Il eut un grognement, et le sari bleu lui fut arraché. Il s’arrêta, tremblant, et il entendit son rire résonner autour de lui.
— Tu as été trop présomptueux, Krishna, dit-elle, et tu as offensé la sainteté de la Nuit. Pour cela je vais te punir, et laisser un moment le Ciel dans l’obscurité.
— Je n’ai pas peur du noir, déesse, répliqua-t-il avec un petit rire.
— Alors ta cervelle est dans tes gonades, Seigneur, comme on l’a déjà souvent dit. Être seul, perdu, aveugle au milieu de Kaniburrha – dont les habitants n’ont même pas besoin de frapper – et ne pas avoir peur ! À mon avis, c’est être téméraire. Au revoir, Seigneur à la peau sombre. Je te verrai peut-être au mariage.
— Attends, ma belle ! Accepte mes excuses.
— Je veux bien, car elles me sont dues.
— Alors, dissipe cette nuit dont tu as enveloppé la forêt.
— Plus tard, Krishna, quand je serai prête à le faire.
— Et moi, que vais-je faire en attendant ?
— On dit qu’en jouant de la flûte tu peux charmer les bêtes les plus redoutables. Si c’est vrai, je te conseille de la prendre à l’instant et de commencer tes mélodies les plus calmantes, jusqu’à ce que je juge opportun de laisser la lumière du jour pénétrer de nouveau dans le Ciel.
— Madame, vous êtes cruelle.
— C’est la vie, Seigneur joueur de flûte.
Ratri partit et Krishna se mit à jouer, plein de sombres pensées.
Ils arrivèrent. Descendant du ciel, portés par les vents polaires, à travers les terres, sur les océans, sur la neige brûlante, et sous la neige et à travers la neige, ils arrivèrent. Ceux qui changeaient de forme flottaient sur les étendues blanches, et ceux qui marchaient dans le ciel tombaient comme les feuilles. Les trompettes retentirent sur les plaines désolées et les chars glissant sur la neige avancèrent en grondant, de la lumière jaillissant comme des lances de leurs flancs polis. Avec leurs capes de fourrure flamboyante, les plumes blanches de la vapeur d’eau dans leur sillage, avec leurs gantelets d’or, leurs yeux de soleil, faisant sonner le métal, glissant, courant, tourbillonnant, ils arrivèrent. Portant baudriers étincelants, masques, écharpes de feu, chaussures du diable, jambarts contre le gel, heaumes de force ils arrivèrent. Et à travers le monde laissé derrière eux, il y avait dans les temples de grandes réjouissances, on chantait, on faisait des offrandes, des processions, des prières, des sacrifices, on distribuait aux pauvres des aumônes. C’était un grand spectacle coloré. Car la déesse tant redoutée allait épouser la Mort, et l’on espérait que cela les adoucirait l’un et l’autre. La gaieté régnait aussi dans le Ciel. Avec le grand rassemblement des dieux et demi-dieux, des héros et des nobles, des grands prêtres et des rajas honorés, des brahmanes de haut rang, la joie éclata, et comme un tourbillon multicolore, entraîna les Premiers tout autant que les jeunes.
Ils arrivèrent donc tous dans la Cité Céleste, chevauchant les cousins de l’oiseau Garuda, tournoyant vers le sol en gondoles aériennes, s’élevant par les artères de la montagne, se traçant un chemin fulgurant à travers les étendues désolées trempées de neige, aux pistes de glace. Ils firent résonner de leurs chants la Haute Flèche, rirent pendant un bref moment de l’inexplicable obscurité qui s’abattit sur eux pour se disperser bientôt. Au cours des jours et des nuits de leur venue, le poète Adasay dit qu’ils ressemblèrent aux moins à six choses différentes (il était toujours prodigue d’images et de comparaisons) : à un vol d’oiseaux migrateurs aux couleurs éclatantes au-dessus d’un océan de lait sans vagues ; à une suite de notes traversant l’esprit d’un compositeur un peu fou ; à un banc de poissons des profondeurs dont les corps sont faits de volutes et de filets de lumière, tournant autour de quelque plante phosphorescente dans un gouffre marin glacé ; à la Nébuleuse Spirale, dont le centre se fût soudain effondré ; à un orage, dont chaque goutte fût devenue plume, chant d’oiseau ou joyau ; et (comparaison sans doute la plus valable) à un temple plein de statues terribles, ornées de toutes sortes de décorations et qui soudain s’animaient et chantaient, se précipitaient à travers le monde, bannières éclatantes claquant au vent, ébranlant au passage les palais, renversant les tours, pour se rencontrer au centre de tout, allumer un feu énorme, et danser autour, avec la toujours présente possibilité que le feu ou la danse se déchaînent et ne puissent plus être maîtrisés.
Ils arrivèrent.
Quand la sonnerie d’alarme secrète retentit dans les Archives, Tak saisit la Lance étincelante dans l’armoire encastrée dans le mur. De temps en temps, au cours de la journée, la sonnerie alertait des sentinelles. Tak avait eu un pressentiment quant à la cause de l’alarme, et il fut bien heureux que la sonnerie n’eût point résonné à un autre moment. Il prit l’ascenseur jusqu’au niveau de la Cité et se dirigea vers le musée sur la colline.
C’était malheureusement déjà trop tard.
La caisse était ouverte, le gardien inconscient, le musée vide, à cause des réjouissances dans la Cité.
Le bâtiment se trouvait si proche des Archives que Tak les rattrapa tous les deux, sur le sentier descendant de l’autre côté de la colline.
Il agita la Lance étincelante, car il craignait d’avoir à l’utiliser.
— Arrêtez ! cria-t-il.
Ils se retournèrent vers lui.
— Tu as quand même déclenché une sonnerie, dit l’un des deux d’un ton accusateur, tout en se hâtant d’agrafer la ceinture autour de sa taille.
— Va-t’en ! cria-t-il encore. Je vais m’occuper de celui-là !
— C’est impossible, je n’ai pas pu toucher à une sonnerie !
— Va-t’en !
Il fit face à Tak. L’autre continua à descendre la colline. Tak vit que c’était une femme.
— Allez le remettre là-bas ! fit-il, essoufflé. Quoi que ce soit que vous ayez pris, allez le remettre et je pourrai peut-être tout arranger.
— Non, dit Sam, il est trop tard. Je suis l’égal de quiconque ici et c’est ma seule chance de m’enfuir. Je te connais, Tak l’Archiviste, et je n’ai pas envie de te tuer. Disparais, donc, et rapidement.
— Yama sera là dans un moment, et…
— Je ne crains pas Yama. Attaque-moi, ou laisse-moi tranquille, mais dépêche-toi !
— Je ne peux vous attaquer.
— Alors, adieu. Et ce disant, Sam s’éleva dans les airs comme un ballon.
Mais comme il glissait au-dessus du sol, Yama apparut sur la colline, une arme à la main. C’était un tube mince et brillant, avec une petite crosse et une détente assez grande. Il la leva, la braqua sur Sam.
— Je te donne une dernière chance ! cria-t-il, mais Sam continua à s’élever.
Quand Yama tira, on vit une fêlure dans le dôme, loin au-dessus d’eux.
— Il a revêtu son Aspect et activé un Attribut, dit Tak. Il enchaîne l’énergie de votre arme.
— Pourquoi ne l’as-tu pas arrêté ?
— Je n’ai pas pu, Seigneur. J’ai été paralysé par son Attribut.
— Peu importe, dit Yama, La troisième sentinelle saura s’emparer de lui.
Sam s’éleva, soumettant la gravité à sa volonté.
Tout en fuyant, il eut conscience qu’une ombre le suivait. Elle se cachait, il ne pouvait l’apercevoir. Il avait beau tourner la tête, elle lui échappait toujours. Mais elle était toujours là et grossissait.
En face de lui, une serrure. Une porte vers l’extérieur un peu au-dessus de lui. Le Talisman pouvait ouvrir la serrure, le réchauffer dans le froid de l’extérieur, le transporter n’importe où dans le monde.
On entendit un battement d’ailes.
— Fuis ! gronda dans sa tête une voix. Accrois ta vitesse, Enchanteur ! Fuis plus vite, plus vite encore.
C’était une des plus étranges sensations qu’il eût jamais éprouvées.
Il se sentit emporté en avant.
Mais rien ne changea. La porte ne se rapprochait pas. Malgré une sensation de vitesse énorme, il ne bougeait pas.
— Plus vite, Enchanteur, plus vite ! cria la voix déchaînée, retentissante. Essaie de dépasser le vent et l’éclair !
Il s’efforça d’arrêter cette impression de mouvement.
Il fut ballotté par les vents puissants qui tourbillonnent dans te Ciel.
Il lutta contre eux, mais la voix était plus proche à présent. Bien qu’il ne vît toujours que de l’ombre.
— « Les sens sont des chevaux et les objets les routes qu’ils suivent, dit la voix. Si l’intellect est lié à un esprit bouleversé, il perd tout discernement », et Sam reconnut les mots puissants du Katha Upanishad, grondant derrière lui. « En ce cas, continuait la voix, les sens deviennent ingouvernables, comme un cheval sauvage et vicieux sous les rênes d’un faible conducteur de char. »
Et le ciel explosa en éclairs autour de lui, et l’obscurité l’enveloppa.
Il tenta d’enchaîner les énergies qui l’assaillaient, mais ne trouva rien à quoi s’attaquer.
— Ce n’est pas réel ! cria-t-il.
— Qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? répliqua la voix. Tes chevaux t’échappent à présent !
Il y eut un moment d’obscurité terrible, comme s’il se mouvait en un vide où les sens n’existaient plus. Puis vint la douleur. Puis plus rien.
Il est bien difficile d’être le plus vieux dieu de la Jeunesse en exercice.
Murugan entra dans la Salle du Karma, demanda audience à un des représentants de la Roue, fut introduit chez le Maître qui avait dû renoncer à le sonder deux jours auparavant.
— Alors ? demanda-t-il.
— Je suis désolé de ce retard, seigneur, mais notre personnel s’occupe des préparatifs du mariage.
— Vous voulez dire qu’ils sont allés s’amuser au lieu de préparer mon nouveau corps ?
— Vous ne devriez point parler, Seigneur, comme si c’était vraiment votre corps. C’est un corps, qui vous est prêté par la Grande Roue, pour répondre à vos besoins karmiques actuels.
— Mais j’en suis privé parce que votre personnel se distrait ?
— Non. Parce que la Grande Roue tourne d’une façon qui…
— Je le veux demain soir au plus tard. Sinon la Grande Roue pourrait bien se transformer en juggernaut et écraser ses ministres. Vous m’avez bien compris, Maître du Karma ?
— J’entends bien, mais ce genre de discours est tout à fait déplacé ici.
— Brahma a recommandé le transfert, et il lui serait agréable de me voir apparaître à la réception après le mariage, dans la Haute Flèche, sous ma nouvelle Forme. Dois-je lui dire que la Grande Roue ne peut répondre à son désir parce qu’elle tourne avec une lenteur excessive ?
— Non, Seigneur. Le corps sera prêt à temps.
— Parfait.
Murugan tourna les talons et partit.
Le Maître du Karma fit derrière son dos un antique signe mystique.
— Brahma ?
— Oui, déesse.
— En ce qui concerne ce que je t’ai suggéré…
— Il en sera fait selon vos désirs, Madame.
— J’ai une autre idée.
— Laquelle ?
— Seigneur, je voudrais un sacrifice humain.
— Mais pas…
— Si.
— Tu es encore plus sentimentale que je ne le pensais.
— C’est possible ou pas ?
— À parler franchement, et à la lumière des événements récents, je préférerais aussi que ça se passe comme ça.
— Alors, c’est décidé.
— On obéira à tes désirs. Il y avait en celui-là plus de puissance que je ne l’aurais cru. Si le dieu de l’Illusion n’avait pas été sentinelle ce jour-là… je ne m’étais pas attendu à ce qu’un homme si longtemps tranquille pût encore avoir autant de talent, comme tu dis.
— Puis-je arranger la chose comme je veux, Créateur ?
— Avec plaisir.
— Et ajouter le monarque des Voleurs, comme dessert ?
— Oui. Qu’il en soit ainsi.
— Parfait. Bonne nuit.
— Bonsoir.
On dit qu’en ce jour, en ce grand jour, Vayû arrêta les vents du Ciel et que le calme s’étendit sur la Cité Céleste et la forêt de Kaniburrha. Citragupta, serviteur de Yama, éleva un grand bûcher au Bout du Monde. Il choisit des bois aromatiques, des résines, de l’encens et des étoffes coûteuses. Sur ce bûcher, il déposa le Talisman de l’Enchanteur et la grande cape de plumes bleues qui avait appartenu à Srit, le chef des démons Kataputnas. Il y plaça aussi le joyau qui change de forme des Mères, volé sur le dôme, et une robe safran du bosquet d’Alundil, qui avait, dit-on, appartenu à Tathagata le Bouddha. Après la nuit de la grande fête des Premiers, le matin n’était que silence. Rien ne bougeait dans le Ciel. On dit que des démons glissaient invisibles dans les hautes couches de l’atmosphère, mais craignaient de s’approcher des pouvoirs rassemblés. On dit que bien des signes et des présages annoncèrent la chute d’un puissant. Les théologiens et ceux qui écrivent l’histoire sainte, disent que celui qu’on appelait Sam avait abjuré son hérésie et s’en était remis à la merci de la Trimûrti. On dit aussi que la déesse Pârvatî, qui avait été sa femme, sa mère, sa sœur, ou sa fille, ou peut-être les quatre, avait fui le ciel, pour aller pleurer et vivre dans le deuil chez les sorcières du continent oriental, qui étaient ses parentes. À l’aube, le grand oiseau Garuda, monture de Vichnou, dont le bec écrase les chars, s’était agité un instant, avait lancé un seul cri rauque dans sa cage, un cri qui avait retenti dans le Ciel, brisé les vitres, roulé en échos à travers le pays, et réveillé les hommes dans leur sommeil le plus profond. Dans le calme été du Ciel commença ainsi la journée d’Amour et de Mort.
Les rues du Ciel étaient vides. Les dieux restaient pour un temps à l’intérieur des palais, en attendant. Tous les portails du Ciel étaient fermés et gardés.
La voleuse et celui que ses disciples avaient appelé Mahasamatman (voyant en lui un dieu) furent mis en liberté. L’air devint un instant glacé, quand fut jeté un sort.
Très haut, au-dessus de la Cité Céleste, sur une plate-forme au sommet de la Haute Flèche, se tenait le maître de l’Illusion, Mara le Rêveur. Il avait revêtu sa cape multicolore. Il leva les bras, et les pouvoirs de tous les autres dieux, leur énergie, coulèrent en lui, vinrent s’ajouter aux siens.
Un rêve prit forme en son esprit. Puis il projeta son rêve, comme un raz de marée lance l’eau sur la grève.
Depuis une éternité, depuis que Vichnou les avait formées, la Ville et la nature sauvage avaient existé côte à côte, contiguës, sans pourtant se toucher, accessibles, et pourtant éloignées l’une de l’autre par une grande distance spirituelle, plutôt que par une séparation de nature simplement spatiale. Vichnou, étant le Conservateur, avait fait cela pour une raison précise. À présent, il n’approuvait pas entièrement qu’on levât la barrière, même de façon limitée et temporaire. Il ne désirait point voir le sauvage entrer dans la Cité, laquelle, en son esprit, s’était développée pour devenir le triomphe parfait de la forme sur le chaos.
Pourtant, par le pouvoir du Rêveur, il fut donné aux félins fantômes de contempler le Ciel un moment.
Ils s’agitèrent, inquiets, sur les sombres pistes sans âge de la jungle qui était en partie illusion. Là, en un lieu qui n’existait qu’à demi, leurs yeux se virent donner une vision neuve, et avec elle l’inquiétude et l’appel de la chasse.
On dit parmi les marins, ces hommes qui bavardent par le monde, transmettent les contes et les légendes et semblent tout savoir, que certains des félins fantômes qui partirent à la chasse ce jour-là, n’étaient pas vraiment des félins. Ils disent qu’on raconta dans les lieux du monde où les dieux allèrent par la suite que certains membres de l’Assemblée Céleste transmigrèrent ce jour-là, revêtirent le corps des tigres blancs de Kaniburrha, pour se joindre à la chasse dans les allées du Ciel, et poursuivre la voleuse qui avait échoué dans son entreprise, et celui qu’on avait appelé le Bouddha.
On dit qu’il erra dans les rues de la Cité, et qu’alors un très vieux geai tourna trois fois au-dessus de lui, puis vint se poser sur son épaule.
— N’es-tu pas, lui demanda-t-il, Maitreya, Seigneur de Lumière, que le monde attend depuis tant d’années, et dont j’ai prophétisé la venue il y a bien longtemps dans un poème ?
— Non. Je m’appelle Sam. Et je suis sur le point de quitter ce monde et non d’y descendre. Qui es-tu ?
— Je suis un oiseau qui fut autrefois un poète. J’ai volé tout ce matin, depuis que le cri de Garuda a commencé le jour. Je volais parmi les chemins du Ciel, cherchant Rudra, avec l’espoir de le souiller de ma fiente, quand j’ai senti le pouvoir d’un sortilège envelopper le pays. J’ai volé loin et j’ai vu beaucoup de choses, Seigneur de Lumière.
— Qu’as-tu vu, oiseau qui fut poète ?
— J’ai vu un bûcher préparé au Bout du Monde. J’ai vu les dieux, les derniers arrivés, se hâter de traverser les champs de neige, glisser dans les airs, tournoyer autour d’un dôme. J’ai vu les acteurs répéter le Masque du Sang pour le mariage de la Mort et de la Destruction. J’ai vu Vayû lever la main et calmer les vents qui tournent autour du Ciel. J’ai vu Mara le multicolore en haut de la flèche de la plus haute tour et j’ai senti le pouvoir du sort qu’il a jeté sur le monde – car j’ai vu les félins fantômes troublés dans les bois, en sortir à la hâte pour venir ici. J’ai vu les pleurs d’un homme et d’une femme. J’ai entendu le rire d’une déesse. J’ai vu une lance étincelante levée contre le matin, et j’ai entendu prononcer un serment. J’ai vu enfin le Seigneur de Lumière, de qui j’ai écrit, il y a bien longtemps :
Toujours mourant, jamais mort ;
Toujours finissant, jamais achevé ;
Exécré dans les ténèbres,
Vêtu de lumière,
Il vient pour mettre fin à un monde,
Comme le matin met fin à la nuit.
Ces vers ont été écrits
Par Morgan, libre,
Qui, le jour de sa mort,
Verra cette prophétie accomplie.
L’oiseau ébouriffa ses plumes, puis resta immobile.
— Je suis bien heureux, oiseau, que tu aies pu voir tant de choses, dit Sam, et que tu aies trouvé une certaine satisfaction en cette fiction qu’est ta métaphore. Par malheur, la vérité poétique diffère considérablement de celle qui entoure la plupart des affaires de ce monde.
— Salut, Seigneur de Lumière ! dit l’oiseau, et il s’envola. Et comme il s’élevait, il fut percé d’une flèche lancée d’une fenêtre proche, par celui qui haïssait les geais.
Sam reprit vivement son chemin.
On dit que le félin fantôme qui prit sa vie, et plus tard celle d’Helba, était en réalité un dieu ou une déesse, ce qui est tout à fait possible.
On dit aussi que le tigre blanc qui les tua ne fut pas le premier, ni le deuxième, qui le tenta. Plusieurs tigres moururent sous la Lance étincelante, qui les transperça, se retira d’eux, vibra pour se nettoyer du sang, et retourna dans la main de celui qui l’avait lancée. Tak à la Lance étincelante finit par tomber lui-même, cependant, frappé à la tête par une chaise jetée par Ganêça, qui était entré silencieusement derrière lui dans la pièce. Certains disent que la Lance étincelante fut par la suite détruite par Agni, mais d’autres affirment qu’elle fut envoyée au-delà du Bout du Monde par Mâyâ.
Vichnou fut mécontent. Il dit, fut-il conté par la suite, que la Cité n’aurait pas dû être souillée par le sang, et que partout où le chaos réussit à entrer, il reviendra un jour. Mais les plus jeunes des dieux se moquèrent de lui, car on le jugeait le membre le moins important de la Trimûrti. Ses idées étaient connues pour être quelque peu démodées, car il était un des Premiers. Pour cette raison, cependant, il déclina toute responsabilité dans l’affaire, n’y prit aucune part et se retira pour un temps dans sa tour. Varuna le Juste détourna la face, ne voulut rien savoir de ce qui se passait et alla dans le pavillon du Silence, au Bout du Monde, où il resta longtemps assis dans la chambre nommée Peur.
Le Masque du Sang était fort beau, ayant été écrit par Adasay le poète, connu pour sa langue élégante – car il était de l’école anti-Morgan. La pièce fut accompagnée de puissantes illusions tissées spécialement pour l’occasion par le Rêveur. On dit que Sam lui aussi, avait marché toute la journée au cœur de l’illusion. Et que le sort jeté le fit errer dans une demi-obscurité, parmi des odeurs épouvantables, à travers des régions peuplées de gémissements et de cris. Et qu’il dut revoir avant la fin, évoquées devant lui, toutes les terreurs connues en sa vie, éclatantes ou sombres, silencieuses ou bruyantes, arrachées à vif à la trame de sa mémoire, et toutes saignantes encore des émotions qui les avaient fait naître.
Ses restes, suivis d’une procession, furent emportés jusqu’au bûcher du Bout du Monde. On les posa sur les bois odorants, on les brûla en psalmodiant les chants rituels. Agni avait soulevé un instant ses grosses lunettes, regardé fixement le bûcher, et les flammes en avait jailli. Vayû avait levé la main, et une brise était venue attiser le feu. Quant tout avait été fini, Çiva avait envoyé les cendres au-delà du monde d’un mouvement de son trident.
Tout bien considéré, ces funérailles furent parfaites autant qu’impressionnantes.
Comme il y avait longtemps qu’il n’était plus pratiqué au Ciel, le mariage eut encore toute la force de la tradition. La Haute Flèche étincelait, aveuglante, comme une stalagmite de glace. Le sort avait été levé, et les félins fantômes parcouraient les rues de la Cité, de nouveau aveugles, leur fourrure lissée comme par le vent. Et s’ils grimpaient un large escalier, c’était pour eux monter sur une pente rocheuse, les bâtiments étaient des falaises et les statues des arbres. Les vents qui tournaient sous le dôme du Ciel capturaient des chants et les dispersaient à travers le pays. Un feu sacré fut allumé sur la place, au centre de la cité. Des vierges, importées pour l’occasion, le nourrirent de bois aromatique, propre et sec, qui pétillait et brûlait en donnant très peu de fumée, à part quelques bouffées du blanc le plus pur. Sûrya, le soleil, brillait avec un tel éclat que le jour vibrait de clarté. Le fiancé, escorté par un grand cortège d’amis et de suivants tous habillés de rouge, traversa la ville jusqu’au pavillon de Kâli, où tous furent introduits par les serviteurs de la déesse et conduits dans une grande salle de banquets. Là, Kubera fit fonction d’hôte. Il fit asseoir la suite de Yama, vêtue d’écarlate – Ils étaient trois cents – sur des chaises noir et rouge, tout autour de longues tables d’ébène incrusté d’os. Dans la grande salle on leur donna à boire le madhuparka, fait de miel, de lait caillé et de poudres psychédéliques. Ils burent en la compagnie de la suite vêtue de bleu de la fiancée, qui entra dans la pièce en portant des coupes. La suite de la fiancée comptait aussi trois cents personnes. Quand tous furent assis et eurent bu du madhuparka, Kubera se mit à parler, fit des plaisanteries assez libres, parsemant son discours de sages conseils pratiques et de citations des écritures anciennes. La suite du fiancé partit alors pour le pavillon de la Place, et celle de la fiancée s’y rendit aussi mais par un autre chemin. Yama et Kâli entrèrent dans le pavillon séparément, et s’assirent de chaque côté d’un petit rideau. On entonna beaucoup de chants antiques puis Kubera tira le rideau et permit aux deux futurs époux de se regarder pour la première fois de la journée. Kubera prit de nouveau la parole, donna Kâli à Yama pour qu’en retour il lui promette bonté, richesse et plaisir. Yama prit alors la main de Kâli, celle-ci jeta une offrande de grain dans le feu dont Yama lui fit faire le tour ; leurs vêtements avaient été liés ensemble par une des suivantes de Kâli. Après quoi la déesse marcha sur une meule et les deux époux firent sept pas ensemble, Kâli posant chaque fois le pied sur un petit tas de riz. On fit alors descendre du ciel une pluie légère pendant le temps de quelques battements de cœur, pour sanctifier l’occasion par la bénédiction de l’eau. Les suites et les invités se formèrent alors en un seul cortège et traversèrent la ville dans la direction du sombre pavillon de Yama, où l’on festoya, et où après diverses réjouissances, on présenta le Masque du Sang.
Quand Sam avait affronté le dernier tigre, la bête avait lentement incliné la tête, sachant enfin ce qu’elle chassait. Il n’y avait plus aucun abri où courir se réfugier, aussi Sam resta-t-il immobile, attendant la fin. Le félin prit son temps. Une horde de démons avait tenté de descendre sur la ville, mais le pouvoir du sort jeté par Mara les en avait empêchés. On avait vu pleurer la déesse Ratri, et son nom fut mis sur la liste. Tak l’Archiviste fut incarcéré pour un temps dans un cachot sous le Ciel. On entendit Yama murmurer : « La Vie ne s’est pas levée pour le défendre », comme s’il s’était presque attendu qu’elle le fît.
Tout bien considéré, cette mort fut parfaite autant qu’impressionnante.
Les réceptions pour le mariage durèrent sept jours, et Mara tissa rêve après rêve autour des joyeux invités. Il les transporta comme sur un tapis volant à travers les pays de l’illusion, éleva des palais de fumée colorée sur des colonnes d’eau et de feu, fit glisser les bancs sur lesquels ils étaient assis le long de canyons faits d’une poussière d’étoiles, affola leurs sens avec le corail et la myrrhe, leur donna tous leurs Aspects, en lesquels il les tint, tournant autour des archétypes sur lesquels ils avaient fondé leurs pouvoirs, tandis que Çiva dansait dans un cimetière la danse de la Destruction et la danse du Temps, célébrant la légende de sa destruction des trois villes volantes des Titans. Krishna le Noir dansa la danse du Lutteur, pour commémorer sa victoire sur le démon noir Bâna, tandis que Lakshmi dansait la danse de la Statue. On poussa même Vichnou à faire les pas de la danse de l’Amphore, tandis que Murugan, dans son nouveau corps, riait du monde vêtu de tous ses océans, et dansait sur ces eaux comme sur une scène cette danse triomphale inventée après le meurtre de Shura, qui s’était réfugié dans les profondeurs de la mer. Quand Mara faisait un geste, tout devenait magie, couleur, musique et vin. Il y eut la poésie et le jeu. Des chants et des rires. Il y eut aussi des jeux d’adresse, de prodigieuses luttes où s’affrontaient la force et l’habileté. Il fallut la vigueur, la vitalité, la résistance des dieux pour supporter ces sept jours de plaisirs.
Tout bien considéré, ce mariage fut parfait autant qu’impressionnant.
Quand tout fut terminé, les époux quittèrent le Ciel pour errer un temps à travers le monde, aller prendre leur plaisir en bien des pays. Ils n’annoncèrent point l’heure ni le lieu ni l’ordre de leurs visitations ; il fallait s’y attendre, leurs frères les autres dieux étant ce qu’ils étaient, de célestes amateurs de farces et de mauvais tours.
Après leur départ, il y eut encore quelques réjouissances. Rudra, qui avait avalé une quantité extraordinaire de soma, grimpa sur une table et commença un discours sur la nouvelle épousée, qui eût certainement offensé Yama, s’il eût été présent. Agni, donc, gifla Rudra, qui le provoqua immédiatement en duel, à travers le Ciel.
Agni fut transporté au sommet d’une montagne de l’autre côté de Kaniburrha, et Rudra se posta près du Bout du Monde. Le signal donné, Rudra envoya une flèche à tête chercheuse qui siffla à travers les airs pendant des kilomètres, en se dirigeant vers son adversaire. Agni la détecta cependant à vingt kilomètres et la brûla en plein ciel de son Feu Universel ; puis il utilisa la même énergie sous forme d’aiguille de feu, laquelle atteignit Rudra et le réduisit en cendres, perçant le dôme derrière lui. Ainsi fut vengé l’honneur des Lokapalas. Dans les rangs des demi-dieux, on trouva un nouveau Rudra, pour l’élever à la place de l’ancien.
Un raja et deux grands prêtres moururent empoisonnés, de la manière la plus colorée, et l’on dressa des bûchers pour recevoir leurs dépouilles bleuâtres. Krishna revêtit son Aspect et joua une musique après laquelle nulle autre n’existe et Gari la Belle se radoucit et vint de nouveau à lui, attendrie, quand il eut fini de jouer. Sarasvatî dans toute sa gloire dansa la danse des Délices, puis Mara recréa la fuite d’Helba et du Bouddha à travers la ville. Ce dernier rêve troubla bien des gens, cependant, et l’on ajouta de nouveaux noms à la liste. Un démon osa alors pénétrer au milieu d’eux, avec le corps d’un jeune homme et une tête de tigre et il attaqua Agni avec la plus grande violence. Il fut repoussé par les pouvoirs unis de Ratri et de Vichnou mais réussit à s’échapper dans l’incorporalité avant qu’Agni pût utiliser contre lui sa baguette magique.
Dans les jours qui suivirent, on vit des changements au Ciel.
Tak l’Archiviste à la Lance étincelante fut jugé par les Maîtres du Karma et transmigra dans le corps d’un singe. Et l’on imprima en son esprit un avertissement : toutes les fois qu’il se présenterait pour une renaissance on lui donnerait encore un corps de singe, pour errer à travers le monde jusqu’à ce que le Ciel jugeât bon de se montrer miséricordieux et de changer son sort funeste. On l’envoya dans les jungles méridionales, où on le laissa en liberté afin qu’il pût travailler à racheter son mauvais karma.
Varuna le Juste rassembla ses serviteurs et quitta la Cité Céleste, pour aller habiter ailleurs dans le monde. Certains de ses détracteurs comparèrent son départ à celui de Nirriti le Noir, dieu des Ténèbres et de la Corruption, qui avait quitté le Ciel plein de rancune, empoisonné par les miasmes de sombres malédictions. Mais Varuna n’avait pas autant de détracteurs que lui, car il était de notoriété publique qu’il méritait le titre de Juste, et uns condamnation pouvait aisément pousser les gens à douter de la valeur même de celui qui la prononçait. Rares furent donc ceux qui parlèrent de lui au-delà de quelques jours après son départ.
Bien plus tard, d’autres dieux furent exilés dans le monde, à l’époque des Purges Célestes. Mais cela débuta quand l’accélérationisme eut de nouveau pénétré dans le Ciel.
Brahma, le plus puissant parmi les quatre ordres de dieux, et les dix-huit phalanges du paradis, Créateur de Tout, Seigneur du Ciel et de tout ce qui s’étend au-dessous, dont le nombril voit jaillir un lotus, dont les mains barattent les océans – lui qui en trois enjambées traverse l’univers, dont la gloire frappe de terreur le cœur de ses ennemis, lui qui porte dans la main droite la roue de la loi, qui entrave les catastrophes avec un serpent pour corde – ce Brahma devait se sentir de plus en plus mal à l’aise et troublé dans les jours qui vinrent, par la promesse qu’il avait faite inconsidérément à la maîtresse de la Mort. Mais après tout, il est fort probable qu’il eût agi de la même manière si la déesse n’avait pas exercé sur lui son art de persuader. L’effet principal des actions de Kâli fut sans doute qu’elles donnèrent au Créateur une personne à blâmer pour tous ses ennuis. On le connaissait aussi sous le nom de Brahma l’Infaillible.
On dut réparer le dôme du Ciel en plusieurs endroits après les réjouissances.
Une garde armée fut désormais de faction en permanence dans le Musée du Ciel.
On organisa plusieurs expéditions de chasse aux démons, mais on en resta au stade de l’organisation.
On nomma un nouvel Archiviste et l’on choisit un de ceux qui ignoraient tout de leur parenté.
On accorda aux félins fantômes de Kaniburrha des représentations symboliques dans tous les temples du pays.
La dernière nuit des réjouissances, un dieu solitaire entra dans le pavillon du Silence, au Bout du Monde, et resta longtemps dans la chambre appelée Souvenir. Puis il rit un bon moment et revint dans la Cité Céleste. Et son rire était jeunesse, force, beauté et pureté, et les vents qui font le tour du Ciel s’en emparèrent et le transportèrent à travers le pays, et tous ceux qui l’entendirent s’émerveillèrent de l’étrange et vibrante note de triomphe qui résonnait en lui.
Tout bien considéré, il fut parfait autant qu’impressionnant, ce temps d’Amour et de Mort, de Haine et de Vie, de Folie.