6

La période qui suivit la mort de Brahma, fut un temps de troubles pour la Cité Céleste. Plusieurs dieux furent expulsés du Ciel. Ce fut une époque où presque tout le monde craignit d’être pris pour un accélérationiste. Et le destin voulut que presque tout le monde fut considéré à un moment ou l’autre comme un accélérationiste pendant cette période. Bien que Sam à la Grande Âme fût mort, on disait que son esprit continuait à vivre, ironique. Puis, aux jours de mécontentement et d’intrigues qui amenèrent à la Grande Bataille, commencèrent à circuler des rumeurs affirmant que quelque chose de plus que son esprit avait continué à vivre.


Quand le soleil de la souffrance s’est couché,

alors vient cette paix,

Seigneur des étoiles tranquilles,

cette paix de la création,

ce lieu que le mandala en tournant tisse gris.

L’insensé dit en lui-même

que ses pensées ce sont que pensées…

Saraha (98-99)


C’était au début de la matinée. Près de l’étang au lotus pourpre, dans le jardin des Joies, au pied de la statue de la déesse bleue portant la veena, on finit par découvrir Brahma.

La jeune fille qui le trouva crut d’abord qu’il se reposait, car ses yeux étaient ouverts. Au bout d’un moment, cependant, elle vit bien qu’il ne respirait plus ; son visage tourmenté ne changeait plus d’expression.

Elle trembla en attendant la fin de l’univers. Puisque Dieu était mort, elle croyait que cela devait inévitablement arriver. Mais au bout d’un moment, elle décida que la cohésion interne des choses servirait peut-être à maintenir entier l’univers pendant une heure encore. En ce cas, il lui parut judicieux d’attirer sur l’imminent Yuga l’attention de quelqu’un qui fût plus apte à y faire face.

Elle en parla à la Première Concubine de Brahma, qui alla voir elle-même le corps, dit qu’en effet son Seigneur était mort, s’adressa à la statue de la déesse bleue, qui se mit immédiatement à jouer de la veena, puis envoya des messages à Vichnou et à Çiva, leur demandant de venir sur-le-champ au pavillon.

Ils arrivèrent avec Ganêça.

Ils observèrent eux aussi le corps, furent unanimes quant à son état, et enfermèrent les deux femmes dans leurs appartements, en attendant de les exécuter.

Puis ils conférèrent.

— Il nous faut un autre créateur, et vite, dit Vichnou. Qui va-t-on nommer ?

— Ganêça, dit Çiva.

— Je refuse, répliqua Ganêça.

— Et pourquoi ?

— Je n’aime pas être sur le devant de la scène. Je préfère de beaucoup rester dans les coulisses.

— Alors, qui pouvons-nous choisir ? Il faut se hâter.

— Ne serait-il pas sage de nous assurer des causes de cet événement avant d’aller plus avant ? demanda Vichnou.

— Non, dit Ganêça. La première chose à faire, c’est de choisir un successeur. Même l’autopsie doit attendre. Le Ciel ne doit jamais être sans un Brahma.

— Pourquoi pas l’un des Lokapalas ?

— Peut-être.

— Yama ?

— Non. Il est trop sérieux, trop consciencieux, c’est un technicien, pas un administrateur. Et je le crois aussi instable et trop émotif.

— Kubera ?

— Il est trop malin, il me fait peur.

— Indra ?

— Trop têtu.

— Agni, alors ?

— Peut-être.

— Pourquoi pas Krishna ?

— Trop frivole, et toujours ivre.

— Qui conseillerais-tu ?

— Quel est votre plus grand problème en ce moment ?

— Je ne crois pas que nous ayons de grand problème en ce moment, dit Vichnou.

— Alors, il serait sage d’en trouver un, dit Ganêça. Je pense, moi, que notre plus grand problème est l’accélérationisme. Sam est revenu, a fait de l’agitation, a troublé les eaux claires.

— C’est vrai, fit Çiva.

— L’accélérationisme ? fit Vichnou, pourquoi réveiller un mort ?

— Il n’est pas mort, justement. Pas parmi les hommes. Et cela servira à détourner l’attention de la succession dans la Trimûrti. Tout en rétablissant superficiellement la solidarité dans la Cité. À moins, bien entendu, que vous ne préfériez, tous les deux, entreprendre une campagne contre Nirriti et ses zombis.

— Non merci.

— Pas pour l’instant.

— Oui, effectivement, l’accélérationisme est notre plus grand problème du moment.

— Parfait. L’accélérationisme est notre plus grand problème.

— Qui le hait plus que quiconque ?

— Kâli.

— J’en doute.

— Pas moi. Ces deux bêtes, le bouddhisme et l’accélérationisme, tirent le même char. Le Bouddha l’a dédaignée, elle est femme, elle s’occupera de la campagne.

— Il lui faudra renoncer à être femme.

— Ne me parlez pas de ces broutilles.

— Très bien, alors Kâli.

— Et que fera-t-on de Yama ?

— Oh ! lui, je m’en charge, fit Ganêça.

— Je préfère.

— Moi aussi.

— Très bien. Allez donc par le monde, dans le char de la foudre, et sur le dos de l’oiseau Garuda. Trouvez Yama et Kâli, et ramenez-les au Ciel. J’attendrai votre retour en réfléchissant à cette affaire de la mort de Brahma.

— D’accord.

— D’accord.

— Au revoir.

— Vama, je voudrais te parler, bon marchand. Attends un peu.

— Oui, Kabada. Que veux-tu ?

— C’est difficile de trouver des mots pour t’expliquer. Mais cela concerne une certaine situation qui a excité pas mal de tes voisins.

— Oh ! Et de quoi s’agit-il ?

— Eh bien, cela concerne l’atmosphère…

— L’atmosphère ?

— Les vents et les brises, peut-être…

— Les vents et les brises ?

— Et ce qu’ils transportent.

— Quoi donc ?

— Des odeurs, mon bon Vama.

— Quelles odeurs ?

— Des odeurs de… enfin… de matières fécales.

— Oui ! oui, c’est vrai ! Tout à fait vrai ! Il doit y avoir quelques odeurs de temps à autre. J’avais oublié. Je m’y suis habitué.

— Puis-je te demander ce qui les cause ?

— Elles sont causées par le produit de la défécation, mon bon Kabada.

— Cela, je m’en étais douté. Je voulais te demander pourquoi elles se répandent, ces odeurs, plutôt que leur source et leur nature.

— Elles se répandent à cause des seaux dans la pièce de derrière de ma maison – ils sont pleins… de ça.

— Oh ?

— Oui, je conserve de cette manière ce que produit ma famille. Cela fait bien huit jours que je les garde.

— Et pour en faire quoi, digne Vama ?

— N’as-tu pas entendu parler d’une chose étonnante, dans laquelle on met ce que je garde dans mes seaux ? Il y a de l’eau, on appuie sur un levier, il y a un grand bruit, et tout est emporté loin au-dessous du sol ?

— J’en ai entendu parler.

— C’est la vérité. Cette chose existe. Elle n’a été inventée que récemment par quelqu’un que je ne dois pas nommer, et il y a des grands tuyaux, et un siège sans fond, enfin c’est la découverte la plus merveilleuse du siècle, et dans quelques lunes j’en aurai une.

— Toi ?

— Oui, je vais la faire installer dans une petite pièce que j’ai bâtie derrière la maison. Je donnerai même peut-être un dîner ce soir-là et je permettrai à mes voisins de l’utiliser.

— Oui, tout cela est bien étonnant, et tu es généreux.

— Je le pense aussi.

— Mais… les odeurs ?

— Elles viennent des seaux que je conserve jusqu’à l’installation de la chose.

— Pourquoi ?

— Je voudrais qu’il soit porté à mon compte karmique que j’ai commencé à utiliser cette chose il y a huit jours, plutôt que dans quelques lunes. Cela montrera à quel point mon avancement a été rapide dans cette vie.

— Ah ! je comprends à présent ta sagesse, Vama. Nous ne voudrions pas empêcher un homme d’améliorer sa condition. Pardonne-moi si je t’ai donné cette impression.

— Je te pardonne.

— Tes voisins t’aiment, odeurs ou pas. Et quand tu seras arrivé à une condition supérieure, ne nous oublie pas, je t’en prie.

— Bien sûr que non.

— Un progrès pareil, cela doit coûter cher ?

— Oui, c’est coûteux.

— Digne Vama, nous allons désormais nous réjouir de cette atmosphère, avec tous ses présages odorants.

— Ce n’est que ma deuxième vie, mon bon Kabada, mais je sens déjà sur moi la main du destin.

— Moi aussi. Les vents du Temps changent, et apportent à l’humanité bien des choses étonnantes. Que les dieux te gardent.

— Toi aussi. Mais n’oublie pas la bénédiction de l’Éclairé, que mon cousin Vasu a abrité dans son bosquet pourpre.

— Comment le pourrais-je ? Mahasamatman était un dieu lui aussi. Certains disent que c’était Vichnou.

— Ils mentent. Il était le Bouddha.

— N’oublie donc point sa bénédiction.

— Au revoir, Kabada.

— Au revoir, digne Vama.

Yama et Kâli entrèrent dans le Ciel. Ils descendirent dans la Cité Céleste sur le dos de l’oiseau Garuda, en compagnie de Vichnou. Sans s’arrêter en chemin, ils allèrent directement au pavillon de Brahma. Dans le jardin des Joies, ils retrouvèrent Çiva et Ganêça.

— Écoutez-moi, Mort et Destruction. Brahma est mort, et nous cinq sommes les seuls à le savoir.

— Comment cela est-il arrivé ? demanda Yama.

— Il semble qu’il ait été empoisonné.

— A-t-on fait une autopsie ?

— Non.

— Alors, je vais la faire.

— D’accord. Mais il y a une autre question beaucoup plus grave.

— Laquelle ?

— Qui sera son successeur ?

— En effet. Le Ciel ne peut rester sans un Brahma.

— Comme tu dis. Kâli, accepterais-tu d’être Brahma, le dieu à la selle d’argent et aux éperons d’or ?

— Je ne sais pas…

— Alors, réfléchis et décide-toi vite. Nous pensons que tu es celle qui conviendrait le mieux.

— Et Agni ?

— Il nous convient moins. Il ne semble pas qu’il soit aussi anti-accélérationiste que madame Kâli.

— Je comprends.

— Il est un dieu excellent, mais il n’est pas parmi les grands.

— Qui a bien pu tuer Brahma ?

— Je n’en ai aucune idée. Et toi ?

— Pas pour le moment.

— Mais tu trouveras le coupable, Yama ?

— Oui, en revêtant mon Aspect.

— Kâli et toi désirez peut-être parler de tout cela ?

— Oui.

— Alors nous allons vous quitter. Et dans une heure nous dînerons ensemble dans le pavillon.

— D’accord.

— À tout à l’heure.

— Madame ?

— Oui ?

— En changeant de corps, on divorce automatiquement, à moins de signer un contrat de prolongation.

— C’est vrai.

— Brahma ne peut être qu’un homme.

— Oui.

— Alors, refuse.

— Mon seigneur et maître…

— Tu hésites ?

— Tout cela a été si soudain, Yama.

— Tu l’envisagerais même un instant ?

— Il le faut.

— Kâli, tu me fais de la peine.

— Ce n’était pas mon intention.

— Je t’ordonne de refuser cette offre.

— Je suis une déesse de mon propre chef tout autant que ta femme, Yama.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je prends seule mes décisions.

— Si tu acceptes, Kâli, tout est fini entre nous.

— C’est évident.

— Mais au nom des Rishis, qu’est-ce que l’accélérationisme, sinon une tempête dans un verre d’eau ? Pourquoi se sont-ils si brusquement décidés à s’en occuper ?

— Sans doute parce qu’ils éprouvent le besoin de lutter contre quelque chose.

— Pourquoi te choisir pour être à la tête des combats ?

— Je ne sais pas.

— À moins, ma chère, que tu n’aies une raison toute particulière d’être anti-accélérationiste ?

— Je ne sais pas.

— Je suis encore jeune, pour un dieu, mais j’ai entendu dire qu’à l’aube de ce monde, le héros avec lequel tu chevauchais, Kalkin, était celui qu’on appelle Sam. Si tu avais des raisons de haïr ton ancien seigneur, si c’était Sam, je pourrais comprendre qu’on t’engage pour lutter contre le mouvement qu’il a déclenché. Serait-ce la vérité ?

— C’est possible.

— Alors, si tu m’aimes, si tu es vraiment ma femme, laisse à un autre la place de Brahma.

— Yama…

— Ils veulent une décision dans une heure.

— Je leur dirai ce que j’ai décidé.

— Quoi ?

— Yama, je regrette…

Yama quitta le jardin des Joies avant l’heure du dîner. Bien que ce fût une dangereuse infraction à l’étiquette. On estimait qu’il était le plus difficile à discipliner de tous les dieux, et il le savait, tout autant que les raisons de cet état de choses. Il quitta donc le jardin des Joies et alla au lieu où s’arrête le Ciel.

Il passa la fin de la journée et la nuit au Bout du Monde. Et personne ne vint le déranger. Il resta un certain temps dans chacune des cinq chambres du pavillon du Silence. Ses pensées lui appartenant, laissons-les-lui. Au matin, il revint dans la Cité Céleste.

Et il apprit la mort de Çiva.

Son trident avait brûlé un nouveau trou dans le dôme, mais on lui avait écrasé la tête à l’aide d’un instrument contondant qu’on n’avait pu encore trouver.

Yama alla voir son ami Kubera.

— Ganêça, Vichnou et le nouveau Brahma ont déjà demandé à Agni de remplacer le Destructeur, dit Kubera, et je crois qu’il va accepter.

— Excellente chose pour lui. Qui a tué Dieu ?

— J’ai beaucoup réfléchi, dit Kubera, et je crois que dans le cas de Brahma, ce fut quelqu’un qu’il connaissait suffisamment bien pour prendre un rafraîchissement avec lui. Et dans le cas de Çiva, quelqu’un qu’il connaissait assez pour se laisser surprendre. Je n’en sais pas plus.

— Ce serait la même personne ?

— Je le parierais.

— Cela pourrait-il être un complot accélérationiste ?

— Il m’est difficile de le croire. Ceux qui ont de la sympathie pour l’accélérationisme n’ont aucune organisation réelle. L’accélérationisme est revenu depuis trop peu de temps au Ciel pour être plus qu’un mouvement d’idées. Une cabale, peut-être. Mais en toute probabilité, il s’agit d’un seul individu.

— Pour quelles raisons, alors ?

— Une vendetta. Quelque divinité mineure qui veut devenir un dieu supérieur. Pourquoi tue-t-on ?

— Penses-tu à quelqu’un en particulier ?

— Yama, le plus gros problème sera d’éliminer les suspects, non de les trouver. Es-tu chargé de l’enquête ?

— Je n’en suis plus si sûr. Je crois que oui. Mais je découvrirai le coupable et je le tuerai, quelle que soit sa condition.

— Pourquoi ?

— Il faut que je fasse quelque chose, j’ai besoin de trouver quelqu’un à…

— À tuer ?

— Oui.

— Je suis désolé, mon ami.

— Moi aussi. Mais j’en ai le privilège et l’intention.

— J’aurais préféré que tu ne me parles pas de cette affaire. Elle est évidemment confidentielle.

— Je n’en parlerai à personne si tu ne le fais pas.

— Et je n’en ferai rien, je te l’assure.

— Et tu sais que je veillerai à ce que la psycho-sonde ne puisse rien déceler.

— C’est bien pour cela que je t’ai parlé, et que j’ai aussi mentionné Çiva. Qu’il en soit ainsi.

— Au revoir, ami.

— Au revoir, Yama.

Yama sortit du pavillon des Lokapalas. Un moment plus tard la déesse Ratri y entra.

— Salut, Kubera.

— Salut, Ratri.

— Pourquoi es-tu seul ?

— Parce que je n’ai personne pour me tenir compagnie. Et toi, pourquoi viens-tu ici ?

— Parce que je n’avais personne à qui parler jusqu’à maintenant.

— Cherches-tu un conseil, ou le plaisir de la conversation ?

— Les deux.

— Alors, assieds-toi.

— Merci. J’ai peur.

— As-tu faim aussi ?

— Non.

— Prends un fruit et une coupe de soma.

— Bon, je veux bien.

— Que crains-tu et comment puis-je t’aider ?

— J’ai vu Yama sortir d’ici.

— En effet.

— En regardant son visage, j’ai compris qu’il y a vraiment un dieu de la Mort, et qu’il est une puissance que les dieux même pourraient redouter.

— Yama est fort, et il est mon ami. La mort est puissante et n’est l’amie de personne. Les deux coexistent, cependant, ce qui est étrange. Agni est fort aussi, et il est le Feu. Il est mon ami. Krishna pourrait être fort s’il le voulait, mais n’en a jamais envie. Il use les corps à une vitesse fantastique. Il boit du soma, fait de la musique, aime les femmes. Il hait le passé et l’avenir. Il est mon ami. Je suis le moins important des Lokapalas, et je ne suis pas fort. Les corps que je porte deviennent toujours gras. Je suis plus père que frère pour mes trois amis. Je peux apprécier leur ivresse, et leur musique, l’amour et le feu en eux, car ce sont choses de la vie, et je peux aimer mes amis comme hommes tout autant que comme dieux. Mais l’autre Yama me fait peur aussi, Ratri. Car lorsqu’il revêt son Aspect, il n’est plus qu’un grand vide, qui fait trembler mon pauvre corps trop gras. Alors, il n’est plus l’ami de personne. Ne trouve donc point étrange de craindre mon ami. Tu sais que lorsqu’un dieu est troublé, son Aspect vient immédiatement le réconforter, ô, déesse de la Nuit, tout comme en ce moment le crépuscule tombe sur cet appartement, bien que le jour soit loin d’être à sa fin. Sache que tu as vu Yama profondément troublé.

— Il est rentré brusquement.

— Oui.

— Puis-je demander pourquoi ?

— L’affaire est confidentielle.

— Cela concerne-t-il Brahma ?

— Pourquoi poses-tu cette question ?

— Je crois que Brahma est mort. Je crains que Yama n’ait été appelé pour découvrir son assassin. Je crains qu’il ne me trouve, même si je faisais descendre une nuit d’un siècle sur le Ciel. Il me trouvera, et je ne puis affronter le vide.

— Que sais-tu de ce prétendu meurtre ?

— Je crois que je suis la dernière à avoir vu Brahma vivant, ou la première à l’avoir vu mort selon qu’on interprète ses convulsions.

— En quelles circonstances ?

— J’étais allée au pavillon, très tôt hier matin, intercéder auprès de lui en faveur de Pârvatî, pour qu’il oublie sa colère et lui permette de revenir ici. On m’a dit qu’il était dans le jardin des Joies. J’y allai.

— Qui te l’a dit ?

— Une de ses femmes dont je ne connais pas le nom.

— Bon. Ensuite ?

— Je l’ai trouvé au pied de la statue bleue qui joue de la veena. Ses membres tressaillaient, se crispaient. Il ne respirait plus. Puis les convulsions cessèrent et il resta complètement immobile. Je ne pus sentir ni battement de cœur ni pouls. Je fis donc revenir une partie de la nuit pour qu’elle m’enveloppe d’ombre et je quittai le jardin.

— Pourquoi n’es-tu pas allée chercher des secours ? Il n’était peut-être pas trop tard.

— Parce que je voulais qu’il meure, bien entendu. Je le haïssais pour ce qu’il avait fait à Sam, et parce qu’il avait chassé Pârvatî et Varuna, et pour ce qu’il avait fait à Tak l’Archiviste, et pour…

— Assez. Une journée n’y suffirait pas. As-tu quitté tout de suite le jardin, ou t’es-tu arrêtée au pavillon ?

— Je suis passée devant le pavillon, j’ai revu la même femme, je me suis rendue visible et je lui ai dit que je n’avais pu trouver Brahma et que je reviendrais… Il est mort, n’est-ce pas ? Que vais-je faire ?

— Prends un autre fruit et du soma. Oui, il est mort.

— Est-ce que Yama va me poursuivre ?

— Bien entendu. Il poursuivra tous ceux qui ont été vus près de l’endroit où l’on a trouvé Brahma. Ce fut sans aucun doute un poison à l’action assez rapide, et tu étais là-bas au moment de la mort. Il te poursuivra donc – et il faudra qu’il te sonde comme les autres. Le sondage révélera que tu ne l’as pas tué. Je te conseille donc d’attendre tout simplement qu’on t’arrête. Ne parle à personne d’autre de cette affaire.

— Que dirai-je à Yama ?

— S’il te trouve avant que je ne le voie, dis-lui tout, y compris que tu as parlé avec moi. Cela, parce que je ne suis pas censé savoir ce qui s’est passé. La mort d’un dieu de la Trimûrti est toujours tenue secrète aussi longtemps que possible, même au prix d’autres vies.

— Mais les Maîtres du Karma le liront dans ta mémoire au jour du jugement ?

— Il suffit qu’ils ne le lisent point dans ta mémoire aujourd’hui. On s’arrangera pour que la mort de Brahma ne soit connue que du plus petit nombre de gens possible. Comme Yama va sans doute être chargé de l’enquête officielle et qu’il est également l’inventeur de la psycho-sonde, je ne pense pas qu’aucun des hommes à la roue jaune vienne se mêler de faire fonctionner les machines. Il faut cependant que je demande à Yama de me confirmer la chose. Ou que je la lui conseille – immédiatement.

— Avant que tu t’en ailles…

— Oui ?

— Tu as dit que le secret de la mort de Brahma devrait être gardé même au prix de quelques vies. Est-ce que cela veut dire que je…

— Non. Tu vivras, parce que je te protégerai.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es mon amie.

Yama fit fonctionner lui-même la machine qui sonde les esprits. Il sonda trente-sept personnes, qui toutes auraient pu se trouver près de Brahma dans son jardin, pendant la journée qui précéda le déicide. Parmi celles-ci, onze étaient des dieux ou des déesses, dont Ratri, Sarasvatî, Vayû, Mara, Lakshmi, Murugan, Agni et Krishna.

On ne trouva aucun coupable parmi les trente-sept, hommes ou dieux.

Kubera regardait les psychogrammes à côté de Yama.

— Que vas-tu faire à présent ?

— Je ne sais pas.

— L’assassin était peut-être invisible ?

— Peut-être.

— Mais tu ne le crois pas ?

— Non.

— Et si l’on sondait tous les habitants de la Cité ?

— Il y a beaucoup d’arrivées et de départs tous les jours, et beaucoup d’entrées et de sorties.

— Et si c’était un des Rakashas ? Comme tu le sais, ils sont de nouveau lâchés sur le monde et ils nous haïssent.

— Les Rakashas n’empoisonnent pas leurs victimes. Et je ne crois pas non plus qu’ils puissent entrer dans le jardin, à cause de mon encens anti-démon.

— Alors, que faire ?

— Je retourne dans mon laboratoire et je vais réfléchir.

— Puis-je t’accompagner jusqu’au palais de la Mort ?

— Si tu veux.

On redécouvrit la presse à imprimer dans une ville nommée Keenset, près d’un fleuve, le Védra. On faisait aussi là des expériences compliquées dans le domaine de la plomberie.

Deux remarquables peintres du temple révélèrent leur talent et un vieux tailleur de verre fit une paire de lunettes bifocales et se mit à en polir toute une série. On put donc penser qu’une des cités-États était en pleine renaissance.

Brahma décida qu’il était temps de partir en guerre contre l’accélérationisme.

Une petite armée fut levée au Ciel, et les temples des villes voisines de Keenset appelèrent les fidèles à se préparer à la guerre sainte.

Çiva le Destructeur ne portait qu’un trident symbolique, car il mettait toute sa confiance dans le foudre qu’il portait au côté.

Brahma à la selle d’or, aux éperons d’argent, avait l’épée, la roue et l’arc.

Le nouveau Rudra portait l’arc et le carquois de l’ancien.

Mara était enveloppé d’une cape chatoyante qui changeait constamment de couleur, et personne ne pouvait dire quelle arme il possédait, ni sur quelle sorte de char il se déplaçait, car à le regarder trop longtemps, le vertige vous prenait, tout changeait de forme autour de lui, à part ses chevaux, dont la bouche laissait constamment tomber à terre un sang fumant.

On choisit cinquante des demi-dieux qui luttaient encore pour maîtriser des Attributs capricieux, et se montraient impatients de renforcer leur Aspect et d’acquérir la gloire grâce aux combats.

Krishna refusa d’aller à la guerre, et partit jouer de la flûte dans Kaniburrha.

Il le trouva étendu sur une colline verdoyante, hors de la Cité, contemplant le ciel plein d’étoiles.

— Bonsoir.

— Comment vas-tu, bon Kubera, dit-il tournant la tête à son approche.

— Bien, Kalkin, et toi-même ?

— Très bien, merci. As-tu une cigarette cachée sur ton imposante personne ?

— J’en ai toujours.

— Merci.

— Était-ce un geai qui tourna autour du Bouddha avant que madame Kâli ne lui déchire les entrailles ?

— Parlons de choses plus agréables.

— Tu as tué un Brahma faible et un puissant l’a remplacé.

— Vraiment ?

— Tu as tué un puissant Çiva, mais celui qui le remplace est d’une force égale.

— Que de changements dans la vie.

— Qu’espérais-tu ? La vengeance ?

— La vengeance est part de l’illusion du soi. Comment un homme peut-il tuer ce qui ne vit ni ne meurt vraiment, mais qui n’existe que comme reflet de l’Absolu ?

— Tu t’es bien débrouillé, cependant, même si comme tu dis, ce n’était qu’un changement.

— Merci.

— Mais pourquoi l’as-tu fait ? Et je préférerais une réponse à un tract.

— Je voulais liquider toute cette hiérarchie du Ciel. Il semble à présent qu’il en sera de cela comme de toutes les bonnes intentions.

— Dis-moi pourquoi tu l’as fait.

— Si tu me dis comment tu m’as découvert.

— D’accord. Alors ?

— J’ai décidé que l’humanité vivrait mieux sans les dieux. Si je les faisais disparaître, les gens pourraient recommencer à avoir des ouvre-boîtes, et des boîtes de conserve à ouvrir, et tout ce genre de choses, sans craindre la colère du Ciel. Nous les avons écrasés assez longtemps, les pauvres idiots.

Je voulais leur donner une chance d’être libres, et de construire ce qu’ils veulent.

— Mais ils vivent, et revivent, et revivent.

— Parfois, pas toujours. Et les dieux aussi.

— Tu étais à peu près le dernier accélérationiste encore vivant en ce monde, Sam. Qui aurait cru que tu étais aussi le plus dangereux ?

— Comment as-tu découvert ce qui s’était passé ?

— Il me vint à l’idée que le suspect n°1 un ne pouvait être que Sam, sauf qu’il était mort.

— Je croyais en effet que cela m’assurerait l’incognito.

— Je me suis donc demandé par quels moyens Sam aurait pu échapper à la mort. Je n’en vis qu’un seul : un changement de corps. Qui, me suis-je demandé ensuite, a pris un nouveau corps le jour de la mort de Sam ? Il n’y avait que Murugan. Cela ne semblait pas logique, parce qu’il avait revêtu ce corps après la mort de Sam et non avant. Je repoussai donc d’abord cette idée. Toi – Murugan – tu étais parmi les trente-sept suspects sondés et déclarés innocents par Yama. J’étais donc sur une fausse piste. Puis j’eus une nouvelle idée très simple pour faire l’épreuve de ma théorie. Yama sait parfaitement passer à travers le psycho-sondage, alors pourquoi pas un autre ? Je me rappelais aussi que l’Attribut de Kalkin comprenait la maîtrise des éclairs et des phénomènes électromagnétiques. Il aurait pu saboter la machine avec son esprit pour qu’elle ne vît en lui aucun mal. Pour faire l’épreuve de ma théorie, donc, il ne fallait pas étudier ce que la machine avait lu, mais plutôt comment elle l’avait lu. Comme pour les empreintes digitales et celle de la paume, on n’enregistre jamais deux modèles, deux structures d’esprit identiques. Mais quand on passe d’un corps à un autre, on conserve la même matrice d’esprit, malgré qu’on ait un nouveau cerveau. Quelles que soient les pensées qui traversent l’esprit, les structures de pensées enregistrées sont uniques – différentes pour chaque personne. J’ai comparé les tiennes avec un enregistrement de celles de Murugan que j’ai trouvées dans le laboratoire de Yama. Elles n’étaient pas les mêmes. Je ne sais comment tu as pu faire le changement de corps, mais j’avais découvert qui tu étais.

— Tu es très intelligent, Kubera. Et qui d’autre connaît le résultat de tes étranges raisonnements ?

— Personne jusqu’à présent. Mais Yama trouvera bientôt la solution, j’en ai peur, il résout toujours tous les problèmes.

— Pourquoi risques-tu ta vie en venant me retrouver ?

— On n’atteint généralement pas ton âge, le mien, sans être assez raisonnable. Je savais que tu m’écouterais avant de frapper. Je sais aussi qu’il ne m’arrivera aucun mal, puisque je ne te veux que du bien.

— Que veux-tu me proposer ?

— Mes opinions sont assez proches des tiennes pour que je t’aide à t’échapper du Ciel.

— Merci, mais je refuse.

— Tu veux gagner, non ?

— Oui, mais à ma façon.

— Comment ?

— Je vais revenir dans la Cité et en tuer autant que je le pourrai avant qu’ils ne m’arrêtent. S’il en tombe assez des grands, les autres n’arriveront plus à conserver la place.

— Et si tu échoues ? Qu’adviendra-t-il du monde, et de la cause dont tu t’es fait le champion ? Pourras-tu te lever à nouveau pour la défendre ?

— Je ne sais pas.

Comment as-tu réussi à revenir ?

— J’ai été un certain temps possédé du démon. Ce démon s’était mis à m’aimer et me dit en un moment de péril, qu’il avait « concentré mes flammes », si bien que je pouvais exister indépendamment de mon corps. J’avais oublié la chose jusqu’au moment où je vis mon cadavre déchiqueté gisant au-dessous de moi dans une rue du Ciel. Je ne connaissais qu’un seul endroit où je pourrais trouver un nouveau corps, le pavillon du Karma des dieux. Murugan y était, demandant qu’on s’occupât de lui. Comme tu l’as dit, mon pouvoir, c’est l’électro-direction. J’appris là-bas qu’il agit sans cerveau pour le soutenir au moment où les circuits furent momentanément interrompus, tandis que j’entrai dans le nouveau corps de Murugan et que Murugan partait au diable.

— Si tu me dis tout cela, c’est sans doute parce que tu as l’intention de m’y envoyer aussi ?

— Je suis désolé, mon bon Kubera, parce que je t’aime bien. Si tu me donnes ta parole que tu oublieras ce que tu as appris et que tu attendras que d’autres découvrent la vérité, je te permettrai de rester en vie et tu pourras partir.

— C’est risqué.

— Je sais que tu n’as jamais manqué à ta parole, bien que tu sois aussi vieux que les collines du Ciel.

— Quel est le premier dieu que tu veux tuer ?

— Yama, bien entendu, car il est à mes trousses.

— Alors, tue-moi, Sam, car il est un Lokapalas comme moi, un frère et mon ami.

— S’il me faut te tuer, je suis sûr que nous allons le regretter tous les deux.

— Tes relations avec les Rakashas t’ont peut-être donné le goût des paris ?

— De quel genre ?

— Si tu gagnes, je te donne ma parole de ne jamais parler de tout cela, si tu perds, tu t’envoles avec moi sur le dos de Garuda.

— À quoi joue-t-on ?

— À la lutte irlandaise.

— Entre le gros Kubera et Sam qui a un superbe corps neuf ?

— Oui.

— Alors tu peux frapper le premier.

Sur une sombre colline à l’autre bout du Ciel, Sam et Kubera se tenaient face à face.

Kubera lança le poing droit dans la mâchoire de Sam.

Sam tomba, resta immobile un instant, se releva lentement, se frotta la mâchoire et revint à l’endroit où il était auparavant.

— Tu es plus fort qu’il n’y paraît, Kubera, dit-il, et il frappa.

Kubera était par terre, tentant de retrouver son souffle. Il essaya de se relever, vit que ce serait une erreur, gémit, puis lentement se redressa.

— Je ne pensais pas que tu y arriverais, dit Sam.

Le sang coulant sur son menton, Kubera lui fit face.

Il tint bon, Sam recula.

Kubera attendit, respirant profondément.


Fuis le long du mur gris de la mit. Fuis ! Cache-toi sous un rocher. La violence te liquéfie les entrailles. Cette rencontre te glace les sangs…


— Frappe ! dit Sam. Kubera sourit et le frappa.

Il resta étendu, et les voix de la nuit, faites de bruits d’insectes, du vent, et du murmure de l’herbe lui parvinrent.


Tremble, comme la dernière feuille de l’année qui se détache de l’arbre. Un poids de glace est sur ta poitrine. Il n’y a plus de mots dans ton cerveau, seules y bougent les couleurs de l’affolement…


Sam secoua la tête, se mit à genoux.


Retombe, couche-toi en rond et pleure. Car c’est ainsi que commence un homme et qu’il finit. L’univers est une boule sombre qui roule sans fin. Elle écrase ce qu’elle touche. Elle roule vers toi. Fuis ! Tu peux gagner un instant, une heure peut-être, avant qu’elle ne soit sur toi…


Il leva les mains vers son visage, les abaissa, regarda Kubera, se releva.

— Tu as construit la chambre appelée Peur, dit-il, dans le pavillon du Silence. Je me rappelle à présent quel est ton pouvoir, dieu antique, et il ne suffira pas à me vaincre.


Un cheval invisible court à travers les prés de ton esprit. Tu le connais par l’empreinte de ses sabots, dont chacune est une blessure…


Sam tint ferme, serra le poing.


Le ciel grince au-dessus de toi. Le sol peut s’ouvrir sous tes pieds. Et quelle est cette grande chose sombre et semblable à une ombre qui vient, qui se tient derrière toi ?


Le poing de Sam tremblait encore, mais il le lança en avant.

Kubera oscilla sous le choc, sa tête pencha de côté, mais il tint bon.

Sam frissonna pendant que Kubera rejetait son bras droit en arrière pour porter le dernier coup.

— Tu triches, dit-il.

Kubera sourit, le visage ensanglanté, et son poing s’abattit comme un sombre boulet.

Yama parlait avec Ratri quand le cri de Garuda réveillé traversa la nuit.

— Cela n’est encore jamais arrivé, dit-il.

Les cieux s’éclairaient peu à peu.

— Vichnou part peut-être…

— Il n’est jamais parti de nuit. Et quand je lui ai parlé, il y a un moment, il ne m’en a rien dit.

— Alors, un autre dieu a peut-être osé prendre sa monture.

— Non ! Allons aux cages ! Et vite ! J’aurai peut-être besoin de tes pouvoirs.

Et il l’entraîna avec lui vers l’aire d’acier de l’oiseau.

Garuda était éveillé, détaché, mais avait encore son chaperon.

Kubera, qui avait transporté Sam jusqu’aux cages, l’attacha à son siège sur la selle, toujours sans connaissance.

Il redescendit et s’activa autour des commandes. Le haut de la cage s’ouvrit. Puis il prit un long croc de métal, et revint vers l’échelle de corde. L’odeur de l’oiseau était suffocante. Garuda s’agitait nerveusement et ébouriffait des plumes deux fois grandes comme un homme.

Il grimpa lentement. Comme il s’attachait sur son siège Yama et Ratri s’approchèrent de la cage.

— Kubera ! Tu es fou ! Tu n’as jamais aimé l’altitude !

— Affaires urgentes, Yama, et il faudrait toute une journée pour mettre en état de marche le char de la foudre.

— Quelles affaires, Kubera ? Pourquoi ne pas prendre une gondole ?

— Garuda est plus rapide. Je t’expliquerai tout à mon retour.

— Je peux peut-être t’aider.

— Non, merci.

— Mais Murugan ?…

— Il me sera utile en cette affaire.

— Mais vous n’avez jamais été en bons termes !

— Rien n’a changé, mais j’ai besoin de ses services.

— Salut, Murugan !… Pourquoi ne répond-il pas ?

— Il dort, Yama.

— Il y a du sang sur ton visage, frère.

— J’ai eu un petit accident.

— Et Murugan n’a pas l’air en trop bon état.

— À cause du même accident.

— Il y a quelque chose de louche dans tout cela. Attends-moi, je rentre dans la cage.

— Reste dehors, Yama.

— Les Lokapalas ne se donnent pas d’ordres les uns aux autres. Nous sommes égaux.

— Reste dehors, Yama, je vais enlever le chaperon de Garuda.

— Non !

Les yeux de Yama étincelèrent, il se redressa dans son costume rouge.

Kubera se pencha en avant, croc en main, ôta le chaperon de la grande tête de l’oiseau. Garuda rejeta la tête en arrière et cria.

— Ratri, dit Yama, fais tomber l’ombre devant les yeux de Garuda pour qu’il ne voit plus.

Yama se dirigea vers l’entrée de la cage. L’obscurité enveloppa la tête de l’oiseau comme un nuage d’orage.

— Ratri ! cria Kubera, éclaire-nous, mets Yama dans la nuit, ou tout est perdu !

Ratri n’hésita qu’un moment, puis obéit.

— Viens vite avec nous ! cria encore Kubera. Viens monter Garuda, pars avec nous, nous avons grand besoin de toi !

Elle entra dans la cage et disparut, tandis que les ténèbres s’étendaient comme une mare d’encre et que Yama cherchait à tâtons son chemin.

L’échelle se balança, trembla, tandis que Ratri montait sur Gurada.

Garuda hurla et bondit dans les airs, car Yama s’était avancé, poignard à la main, et avait frappé la première chose qu’il avait touchée.

La nuit tourbillonna autour d’eux, le Ciel était déjà loin au-dessous de l’oiseau.

Quand ils arrivèrent en haute altitude, le dôme commença à se fermer.

Garuda fila vers la porte, en hurlant.

Ils la franchirent avant qu’elle se ferme.

— Où allons-nous ? demanda Ratri.

— À Keenset, sur les bords du Védra, répondit Kubera. Et celui-là, c’est Sam. Il vit toujours.

— Qu’est-il arrivé ?

— C’est lui que recherche Yama.

— Le poursuivra-t-il jusqu’à Keenset ?

— Sans aucun doute. Mais avant qu’il ne le trouve, nous aurons le temps de nous préparer à l’assaut.

Pendant les jours qui précédèrent la Grande Bataille, les défenseurs arrivèrent à Keenset. Kubera, Sam et Ratri les avaient avertis. Keenset savait déjà que ses voisins se préparaient à la guerre, mais ignorait tout des vengeurs célestes qui devaient arriver plus tard.

Sam entraîna les soldats qui se battraient contre les dieux, et Kubera ceux qui lutteraient contre les hommes.

On forgea une armure noire pour la déesse de la Nuit, à qui l’on dit : « Garde nous de la louve et du loup, garde nous des voleurs, ô Nuit. »

Et le troisième jour, il y eut une tour de feu devant la tente de Sam, sur la plaine hors de la ville.

— C’est le seigneur du Puits d’Enfer qui vient tenir sa promesse, ô Siddharta ! dit la voix qui résonna en son esprit.

— Taraka ! Comment m’as-tu retrouvé ? Reconnu ?

— Je regarde les flammes qui sont ton être véritable, et non la chair qui les masque, tu le sais.

— Je te croyais mort.

— Il s’en est fallu de peu. Ces deux-là boivent vraiment toute vie de leurs yeux ! Même la vie d’un être tel que moi !

— Je te l’avais dit. As-tu amené tes légions ?

— Oui.

— Parfait. Les dieux vont bientôt attaquer cette ville.

— Je le sais. Je suis souvent allé au Ciel sur sa montagne de glace, et j’y ai encore mes espions. Je sais donc qu’ils se préparent à venir ici. Ils invitent aussi des humains à se joindre à la bataille. Bien qu’ils ne pensent pas avoir besoin de l’aide des hommes, ils jugent bon qu’ils participent à la destruction de Keenset.

— Cela se comprend, dit Sam, regardant le grand tourbillon de flammes jaunes. Quelles autres nouvelles apportes-tu ?

— Celui qui est vêtu de rouge arrive.

— Je l’attendais.

— Il trouvera la mort. Je veux et dois le vaincre.

— Il aura sur lui de l’anti-démon.

— Alors je trouverai un moyen de le lui enlever, ou je le tuerai de loin. Il sera ici à la tombée du jour.

— Comment vient-il ?

— Dans une machine volante. Pas aussi grande que le char que nous avions essayé de prendre, mais très rapide. Je n’ai pas pu l’attaquer en vol.

— Vient-il seul ?

— Oui, avec les machines.

— Des machines ?

— Oui, beaucoup. Sa machine volante est pleine d’instruments étranges.

— Mauvais présage.

La tour devint orange en tournant.

— Mais d’autres arrivent aussi.

— Tu viens de me dire qu’il était seul.

— C’est vrai.

— Alors, explique-toi.

— Les autres ne viennent pas du Ciel.

— D’où, alors ?

— J’ai beaucoup voyagé depuis ton départ du Ciel, je suis allé aux quatre coins du monde, chercher des alliés parmi ceux qui haïssent aussi les dieux de la Cité. Pendant que j’y pense, au cours de ta dernière incarnation, j’ai essayé de te sauver, de t’arracher aux félins de Kaniburrha.

— Je le sais.

— Les dieux sont forts, plus forts qu’ils ne l’ont jamais été.

— Mais dis-moi qui vient nous aider ?

— Nirriti le Noir, qui hait toutes choses, et par-dessus tout les dieux de la Cité. Il envoie donc mille non-vivants se battre dans la plaine à côté du Védra. Il dit qu’après la bataille, les Rakashas pourront choisir parmi les corps encore intacts des sans-esprits qu’il a fait naître.

— L’aide du Mauvais ne me plaît guère, mais je ne suis pas en état de faire le difficile. Quand arriveront-ils ?

— Ce soir. Mais Dalissa sera là avant eux. Je la sens déjà approcher.

— Dalissa ?

— La dernière des Mères. Elle seule a pu s’échapper dans les profondeurs de la planète, quand Durgâ et Kalkin arrivèrent à cheval au dôme près de la mer. Tous les œufs avaient été écrasés, elle ne peut plus en pondre, mais elle porte en son corps la brûlante énergie marine.

— Et tu crois qu’elle m’aiderait, moi.

— Elle n’aiderait nul autre. Elle est la dernière de son espèce et ne veut assister qu’un égal.

— Alors, sache que celle qu’on appelait Durgâ porte à présent le corps de Brahma, chef de nos ennemis.

— Oui. Vous êtes ainsi tous deux des hommes. La Mère aurait peut-être aidé les autres, si Kâli était restée femme. Mais à présent, elle s’est engagée à te seconder toi, elle t’a choisi.

— Cela rétablit à peu près l’équilibre.

— Les Rakashas rassemblent des éléphants et des slézards et de grands félins, pour les lancer contre nos ennemis.

— Parfait.

— Et ils convoquent les esprits élémentaires de feu.

— De mieux en mieux.

— Dalissa n’est pas loin. Elle attendra au fond du fleuve, pour en émerger quand on aura besoin d’elle.

— Dis-lui bonjour de ma part, dit Sam tournant les talons pour rentrer sous sa tente.

— Je n’y manquerai pas.

Sam laissa retomber derrière lui l’auvent de toile.

Quand le dieu de la Mort descendit du ciel sur les plaines près du Védra, Taraka le Rakasha se précipita sur lui sous la forme d’un grand tigre de Kaniburrha.

Mais il recula immédiatement. Yama s’était enduit d’anti-démon et Taraka ne put l’approcher.

Le Rakasha partit en tournoyant, abandonnant la forme de tigre, pour devenir un tourbillon de poussière d’argent.

— Dieu de la Mort ! – ces mots explosèrent dans la tête de Yama. Te rappelles-tu le Puits d’Enfer ?

Des pierres, du gravier, du sable furent brusquement aspirés par le tourbillon, qui les lança sur Yama. Yama fit tourner sa cape, se cacha les yeux de l’ourlet, mais ne bougea pas.

La rafale cessa.

Yama était resté immobile. Le sol autour de lui était semé de débris, mais aucun ne l’avait touché.

Yama abaissa sa cape, regarda fixement le tourbillon.

— Quelle sorcellerie est-ce là ? dit-on. Comment as-tu pu rester debout ?

— Comment peux-tu tourbillonner ? demanda Yama.

— Je suis le plus grand des Rakashas. J’ai résisté déjà à ton regard meurtrier.

— Et je suis le plus grand des dieux. J’ai résisté à toutes tes légions, dans le Puits d’Enfer.

— Tu es un valet de la Trimûrti.

— Tu te trompes. Je suis venu ici pour me battre contre le Ciel, au nom de l’accélérationisme. Grande est ma haine, et j’ai apporté des armes pour les utiliser contre la Trimûrti.

— Alors, je suppose qu’il me faut renoncer au plaisir de continuer notre combat pour l’instant.

— Cela me semble opportun.

— Et tu veux évidemment que je te guide jusqu’à notre chef ?

— Je saurai trouver le chemin.

— Alors, au revoir, Yama.

— Au revoir, Rakasha.

Taraka partit comme une flèche vers les cieux et disparut.

Certains disent que Yama avait résolu son problème et trouvé la solution de l’affaire tandis qu’il se tenait dans la grande cage de l’oiseau, dans les ténèbres et les fientes. D’autres disent qu’il suivit le même raisonnement que Kubera un peu plus tard, en étudiant les bandes dans le palais de la Mort. Quoi qu’il en soit, quand il entra sous la tente, dans la plaine près du Védra, il salua l’homme qui s’y trouvait de son nom : Sam. L’homme prit son épée et lui fit face.

— Mort, tu précèdes la bataille, dit-il.

— Il y a des changements.

— De quelle sorte ?

— D’opinion. Je suis venu ici pour m’opposer à la volonté des dieux.

— Comment ?

— Par l’épée, par le feu, par le sang.

— Pourquoi ?

— Les divorces se font au Ciel. Et les trahisons. Et les humiliations. La dame est allée trop loin, et je sais à présent pourquoi, Kalkin. Je n’embrasse point ton accélérationisme et je ne le rejette pas non plus. Ce qui m’importe est qu’il représente la seule force au monde capable de lutter contre le Ciel. Je me joindrai à vous, cela bien compris, si tu veux accepter mon épée.

— J’accepte ton épée, Yama.

— Et je la lèverai contre quiconque fait partie de la horde céleste – mis à part Brahma. Je ne veux pas l’affronter.

— D’accord.

— Alors, permets-moi de te servir de conducteur de char.

— Ce serait avec plaisir si j’avais un char de combat.

— J’en ai amené un remarquable. Il y a longtemps que je travaille dessus et il n’est pas encore tout à fait terminé – enfin, il n’est pas parfait, mais il nous suffira. Il faut que je l’assemble cette nuit, cependant, car la bataille commencera demain à l’aube.

— Je m’en doutais. Le Rakasha m’a prévenu des mouvements de troupes aux alentours.

— Je les ai vus en volant jusqu’ici. La plus forte attaque pourrait venir du nord-est, à travers les plaines. Mais des groupes arriveront de toutes les directions, y compris par le fleuve.

— Nous défendons le fleuve. Dalissa attend au fond. Le moment venu, elle peut faire s’élever de puissantes vagues, le fleuve bouillonnera et débordera de ses rives.

— Je croyais les Mères éteintes !

— Elle est la dernière.

— Les Rakashas combattent avec nous ?

— Oui, et bien d’autres. J’ai accepté l’aide de Nirriti et de ses corps sans âme.

Yama ferma à demi les yeux, contrarié.

— Siddharta, c’est une mauvaise affaire. Tôt ou tard, il faudra se débarrasser de lui, et il n’est pas bon de lui devoir quelque chose.

— Je le sais, Yama, mais je suis aux abois. Ils arrivent ce soir.

— Si nous gagnons, Siddharta, si nous renversons la Cité Céleste, si nous mettons fin à la vieille religion, si nous libérons l’homme pour qu’il connaisse le progrès industriel, il y aura encore de l’opposition. Nirriti attend depuis des siècles la fin des dieux, il faudra pourtant que nous luttions contre lui et que nous le battions. Sinon, tout recommencera comme avant – et les dieux de la Cité ont au moins une certaine grâce dans leurs mauvaises actions.

— Je crois qu’il serait venu nous aider, qu’on l’invite ou pas.

— Oui, mais en l’invitant, en acceptant son offre, tu deviens son débiteur.

— Je m’occuperai de la situation le moment venu.

— C’est cela la politique, je suppose, mais cela ne me plaît pas.

Sam versa le vin rouge doux de Keenset.

— Je crois que Kubera voudrait te voir, dit-il en tendant un gobelet à Yama.

— Que fait-il ? dit celui-ci en prenant le gobelet qu’il vida d’un trait.

— Il entraîne les soldats, et il donne des cours sur le moteur à explosion à tous les savants de l’endroit. Si même nous perdons, certains survivront et iront ailleurs.

— Pour que cela soit utile, il faudrait qu’ils sachent bien autre chose que le principe du moteur à explosion.

— Kubera est enroué à force d’avoir parlé pendant des jours et des jours. Les scribes prennent des notes, sur la géologie, la métallurgie, les mines, la pétrochimie.

— Je l’aurais aidé si nous avions un peu plus de temps. Quoi qu’il en soit, s’ils en retiennent dix pour cent, cela suffira peut-être. Ils ne se réveilleront sans doute pas demain, ni après-demain, mais…

Sam finit son vin, en versa d’autre.

— À la bataille de demain, conducteur de char !

— Au sang versé, Enchanteur, au massacre !

— Ce sang sera peut-être le nôtre, dieu de Mort. Mais peu importe si nous entraînons assez de nos ennemis avec nous.

— Je ne peux mourir, Siddharta, sauf si j’en décide ainsi.

— Comment est-ce possible, Yama ?

— Laisse la Mort garder ses petits secrets, Enchanteur. Car je choisirai peut-être de ne pas survivre à la bataille.

— À ta guise, Seigneur.

— À ta santé et longue vie !

— À la tienne.

L’aube du jour de la bataille fut aussi rose que la cuisse d’une jeune fille fraîchement mordue par son amant.

Une légère brume montait du fleuve. Le Pont des Dieux étincelait comme une masse d’or à l’est, touchait encore la nuit qui se retirait, coupant les cieux comme un équateur de feu.

Les guerriers de Keenset attendaient hors de la ville, sur la plaine près du Védra. Cinq mille hommes attendaient la bataille, armés d’épées et d’arcs, de piques et de frondes. Mille zombis se tenaient aux premiers rangs, conduits par les sergents vivants de Nirriti le Noir, qui guidaient tous leurs mouvements par des roulements de tambour, leurs écharpes de soie noire flottant à la brise comme des serpents sombres sur leurs casques.

Cinq cents lanciers formaient l’arrière-garde. Suspendus dans les airs, des cyclones d’argent, les Rakashas. En ce monde de l’aube, on pouvait entendre de temps à autre les grognements d’une bête de la jungle. Les esprits élémentaires de feu luisaient sur les branches des arbres, les lances et les hampes des bannières.

Le ciel était sans nuages. L’herbe de la plaine encore humide, étincelait de rosée. L’air était frais, le sol encore assez mou pour garder les empreintes. Le gris, le vert, le jaune frappaient les yeux sous les cieux. Le Védra tourbillonnait entre ses rives, ramassant les feuilles des arbres qui le bordaient. On dit que chaque jour reproduit l’histoire du monde, il sort des ténèbres et du froid dans une lumière incertaine, un début de chaleur, la conscience s’éveille quelque part au milieu du matin, les pensées naissantes sont un chaos d’émotions illogiques et sans liens, et tout se précipite vers l’ordre de midi, le lent déclin poignant de la fin du jour, la vision mystique du crépuscule, la fin de l’entropie qu’est à nouveau la nuit.

Le jour se leva.

Une ligne sombre devint visible au bout du champ de bataille. Le son d’une trompette déchira l’air, et la ligne avança.

Sam se tenait dans son char de guerre à la tête de la formation de combat, portant une armure polie, tenant la longue lance de mort grise. Il entendit ces paroles de la Mort, vêtue de rouge, qui conduisait son char.

— La première vague est faite de la cavalerie montée sur slézards.

— Fort bien, dit-il en plissant les yeux pour mieux voir la ligne distante.

Il agita sa lance et les Rakashas foncèrent en avant comme un raz de marée de lumière blanche. Les zombis avancèrent aussi.

Quand la ligne blanche et la ligne noire se rencontrèrent, ce fut une confusion de voix, de sifflements, et de cliquetis d’armes.

La ligne sombre s’arrêta, des nuages de poussière s’élevèrent comme fumée au-dessus d’elle.

Puis vinrent les bruits de la jungle réveillée, tandis que les bêtes de proie rassemblées étaient poussées sur le flanc de l’ennemi.

Les zombis marchèrent, accompagnés par le lent roulement régulier des tambours, les esprits élémentaires glissaient devant eux et l’herbe se flétrit sur leur passage.

Sam fit un signe de tête à la Mort, et son char avança lentement sur son coussin d’air. Derrière lui, l’armée de Keenset s’ébranla. Kubera dormait, comme drogué, du sommeil qui ressemble à la mort, dans un souterrain secret de la ville. Ratri, montée sur un étalon noir, se tenait à l’arrière du groupe de lanciers.

— Leur charge est contenue, dit la Mort.

— Oui.

— Leur cavalerie a été jetée à terre et les bêtes sauvages sont encore au milieu d’eux. Ils n’ont pas encore reformé les rangs. Les Rakashas déversent des avalanches sur leurs têtes, comme pluie tombant des cieux. À présent, voilà le fleuve de feu.

— Oui.

— Nous les anéantirons. Maintenant, ils voient les favoris sans âme de Nirriti se précipiter sur eux comme un seul homme, au pas cadencé, sans peur, au rythme des tambours, parfaits, atroces, les yeux vides. Et s’ils regardent par-dessus leurs têtes, ils nous voient comme dans une nuée d’orage, ils voient que la Mort conduit ton char. Leurs cœurs battent plus vite, leurs membres se glacent. Vois-tu comme les bêtes passent au milieu d’eux ?

— Oui.

— Qu’on ne fasse point sonner le clairon dans nos rangs. Car ce n’est plus une bataille, c’est un massacre.

— Oui.

Les zombis tuaient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Et quand ils tombaient eux-mêmes, c’était sans un mot, la mort ou la vie, c’était tout un pour eux et les mots ne signifient rien pour les non-vivants.

Ils nettoyèrent le champ de bataille et de nouvelles vagues de guerriers vinrent au-devant d’eux. Mais la cavalerie avait été vaincue, les fantassins ne pouvaient plus tenir devant les lanciers, les Rakashas, les zombis et l’infanterie de Keenset.

Le char de bataille à l’avant en lame de couteau, conduit par la Mort, traversait les rangs ennemis comme la flamme un champ. Des javelots et toutes sortes d’armes de jet lancées vers eux s’arrêtaient en plein vol, faisaient un angle droit et repartaient avant de pouvoir toucher le char et ses occupants. Un feu sombre dansait dans les yeux de Yama tandis qu’il serrait les deux anneaux qui lui servaient à diriger le véhicule. Sans arrêt, il fonçait sur l’ennemi, impitoyablement, et la lance de Sam jaillissait comme la langue d’un serpent tandis qu’ils traversaient et retraversaient les rangs adverses.

On entendit au loin sonner la retraite. Mais rares furent ceux qui répondirent à cet appel.

— Essuie tes yeux, Siddharta et fais venir des renforts. Il est temps de passer à l’attaque. Mansjuri qui tient l’épée doit ordonner la charge.

— Oui, Mort, je sais.

— Le champ de bataille est à nous, mais nous n’avons pas encore remporté la victoire. Les dieux nous surveillent, évaluent nos forces.

Sam leva sa lance et à ce signal il y eut de nouveaux mouvements parmi les troupes. Puis un grand calme se fit. Brusquement, il n’y eut plus ni vent ni bruit. Le ciel était toujours bleu. Le sol n’était plus que terre gris-verdâtre piétinée. La poussière, comme une haie fantôme, planait au loin.

Sam observa les rangs de ses soldats, pencha sa lance en avant. À ce moment-là, on entendit un coup de tonnerre.

— Les dieux vont arriver sur le champ de bataille, dit la Mort en levant les yeux.

Le char de la foudre passa au-dessus d’eux. Mais il n’en descendit aucune pluie destructrice.

— Pourquoi sommes-nous encore en vie ? demanda Sam.

— Je crois qu’ils veulent pour nous une défaite plus ignominieuse. Ils ont peut-être peur aussi d’essayer d’utiliser le char contre son créateur – et avec juste raison.

— En ce cas… dit Sam, et il donna à ses troupes le signal de charger.

Le char l’emporta en avant.

Les armées de Keenset le suivirent.

Ils fauchèrent les traînards, ils écrasèrent la garde qui tenta de les arrêter, ils anéantirent les archers au milieu d’une pluie de flèches. Puis ils se trouvèrent face à face avec l’armée des croisés de la guerre sainte, qui avaient juré de raser la ville de Keenset.

Puis la trompette joua l’hymne du Ciel.

Les lignes des guerriers humains s’écartèrent.

Les cinquante demi-dieux s’avancèrent.

Sam leva sa lance.

— Siddharta, dit la Mort, Kalkin n’a encore jamais été vaincu dans les combats.

— Je le sais.

— J’ai apporté le Talisman de l’Enchanteur, celui qu’on a brûlé sur le bûcher du Bout du Monde était un faux. J’avais gardé l’original pour l’étudier. Je n’ai jamais eu le temps de le faire. Attends un instant, et je vais l’accrocher autour de toi.

Sam leva les bras, et la Mort mit la ceinture de coquillages autour de sa taille.

Il fit alors signe aux soldats de Keenset de faire halte.

La Mort l’emporta seul en avant, pour affronter les demi-dieux.

Le nimbe d’un commencement d’Aspect flottait autour de la tête de quelques-uns. D’autres portaient d’étranges armes pour mettre au point leurs étranges Attributs. Des flammes descendirent lécher le char. Des vents furieux le cinglèrent. De grands bruits écrasants tombèrent sur lui. Sam agita sa lance et ses trois premiers adversaires vacillèrent, tombèrent de leurs slézards.

La Mort fit passer sur eux son char.

Ses arêtes sont comme des rasoirs et sa vitesse trois fois celle d’un cheval et deux fois celle d’un slézard.

Une brume l’entoura comme il avançait, une brume teintée de sang. De lourds javelots s’évanouirent de chaque côté de lui. Des hurlements ultrasoniques assaillirent leurs oreilles, toujours en partie amortis.

Le visage impassible, Sam leva sa lance au-dessus de sa tête.

Il eut soudain l’air furieux et des éclairs s’échappèrent de la pointe de son arme.

Les slézards et leurs cavaliers furent rôtis, et leur chair se détacha en lambeaux.

Et cette odeur de chair brûlée lui parvint.

Il rit. La Mort fit tourner son char pour une autre passe d’armes.

— Me voyez-vous ? hurla Sam vers les cieux. Alors regardez bien et prenez garde ! Vous avez fait une erreur !

— Tais-toi ! fit la Mort, c’est trop tôt. Ne te moque jamais d’un dieu avant qu’il ne soit mort.

Et le char fonça de nouveau à travers les rangs des demi-dieux, et personne ne put le toucher.

La trompette retentit et la sainte armée se précipita au secours de ses champions.

Les guerriers de Keenset s’avancèrent pour engager le combat.

Sam restait dans le char et les armes tombaient autour de lui sans jamais le toucher. La Mort le conduisit à travers les rangs ennemis comme un coin s’enfonce dans le bois, comme une rapière traverse un corps. Il chantait en avançant, et sa lance était la langue d’un serpent, crépitant parfois quand elle descendait avec des éclairs aveuglants. Le Talisman luisait d’un feu pâle autour de sa taille.

— Nous vaincrons, dit-il.

— Il n’y a que des demi-dieux et des hommes sur le champ de bataille, dit la Mort. Ils ne font que mettre à l’épreuve nos forces. Bien peu d’entre eux se rappellent ce qu’est la puissance de Kalkin quand elle se déchaîne.

— Quand elle se déchaîne ? demanda Sam. Cela n’est encore jamais arrivé, ô Mort. Jamais au cours de tous les âges du monde. Qu’ils viennent m’affronter à présent et le ciel pleurera sur leurs corps et le Védra sera un fleuve couleur de sang ! M’entendez-vous ? M’entendez-vous, dieux ? Venez donc lutter contre moi. Je vous lance un défi, sur cette plaine. Venez me combattre avec toute votre force, ici-même !

— Non, dit la Mort, pas encore.

Le char de la foudre passa de nouveau au-dessus d’eux.

Sam leva sa lance et un enfer pyrotechnique se déchaîna autour du vaisseau.

— Tu n’aurais pas dû leur montrer que tu pouvais faire ça ! C’est trop tôt.

La voix de Taraka lui parvint alors au milieu du fracas des combats, mêlée au chant de victoire en son esprit.

— Ils remontent le fleuve, Enchanteur, et une autre armée attaque les portes de la ville.

— Appelle Dalissa. Qu’elle se dresse hors des eaux, qu’elle fasse bouillonner le Védra de son énergie. Emmène les Rakashas devant les portes de Keenset et détruisez les envahisseurs !

— J’ai compris Enchanteur ! fit Taraka et il disparut.

Un faisceau de lumière aveuglante tomba du char de la foudre et traversa les rangs des défenseurs.

— C’est le moment d’attaquer, fit la Mort, agitant sa cape.

À l’arrière, Ratri se dressa sur ses étriers. Debout sur sa jument noire elle leva le voile noir qu’elle portait par-dessus son armure.

Il y eut des hurlements des deux côtés quand le soleil se voila la face et que l’obscurité descendit sur le champ de bataille. Le faisceau lumineux disparut, cessa de brûler les soldats.

Il n’y avait plus autour d’eux qu’une faible phosphorescence sans source apparente. Tout cela arriva au moment où Mara avançait rapidement sur la plaine dans son char multicolore aux formes estompées, tiré par des chevaux qui vomissaient des fleuves de sang fumant.

Sam et Yama se dirigeaient vers lui, mais un groupe de guerriers leur barra le chemin, et avant qu’ils eussent pu passer, Mara avait traversé le champ de bataille, tuant tout sur son passage.

Sam leva sa lance, l’air furieux, mais sa cible devint trouble et mouvante, et les éclairs ne l’atteignaient jamais.

Puis, au loin, une douce lumière naquit dans le fleuve. Elle palpita, chaude, et quelque chose comme un tentacule parut onduler un instant au-dessus de la surface des eaux.

Les bruits des combats devant la ville parvenaient jusqu’à eux. L’air était plein de démons. Le sol semblait bouger sous les pieds des soldats.

Sam leva sa lance et un zigzag de lumière s’éleva vers les cieux, et douze autres redescendirent sur le champ de bataille.

Les bêtes sauvages grondaient, toussaient, gémissaient, couraient à travers les rangs de soldats, tuant partisans et ennemis.

Les zombis massacraient toujours, poussés par les sergents à la peau sombre, au rythme incessant des tambours et les esprits élémentaires s’attachaient aux torses des cadavres, comme pour s’en nourrir.

— Nous avons vaincu les demi-dieux, dit Sam. Attaquons-nous à Mara.

Ils allèrent vers lui, à travers le champ de bataille ; parmi les hurlements et les gémissements, passant au-dessus des mourants et des cadavres.

Quand ils aperçurent le char multicolore, ils lui donnèrent la chasse.

Mara fit demi-tour et les affronta enfin dans un couloir de ténèbres, où les bruits des combats semblaient lointains, étouffés. La Mort arrêta aussi son char, et chacun dans la nuit vit les yeux luisants de l’autre.

— Acceptes-tu le combat, Mara ? cria Sam. Ou faudra-t-il que nous te forcions comme un chien ?

— Ne me parle pas de ceux de ton espèce, chiennes et chiens courants, ô Enchanteur ! répondit-il. C’est bien toi, n’est-ce pas, Kalkin ? Je reconnais ta ceinture. C’est bien là ton genre de guerre ! Tes éclairs frappaient amis et ennemis. Tu as donc réussi à survivre ?

— C’est bien moi, dit Sam, abaissant sa lance.

— Avec le dieu de la charogne pour conducteur de char !

La Mort leva la main gauche, paume en avant.

— Je te promets que tu mourras, Mara. De la main de Kalkin ou de la mienne. Aujourd’hui, ou demain.

À leur gauche, les pulsations du fleuve devinrent de plus en plus fréquentes.

La Mort se pencha en avant et le char fonça vers Mara.

Les chevaux du Rêveur se cabrèrent, et lancèrent du feu par leurs naseaux. Puis bondirent.

Les flèches de Rudra se dirigèrent vers eux dans la nuit, mais furent détournées tandis qu’elles filaient, étincelantes, vers la Mort et son char. Elles explosaient de chaque côté de lui, ajoutant un instant de lumière à la faible phosphorescence.

Au loin, les éléphants avançaient lourdement, puis couraient en barrissant, poursuivis à travers la plaine par les Rakashas.

Puis vint un puissant grondement.

Mara grandit, devint un géant, son char, une montagne. Ses chevaux parcouraient des éternités en galopant. Des éclairs jaillirent de la lance de Sam comme poussière d’eau d’une fontaine. Une tourmente de neige tourbillonna brusquement autour de lui et le froid de l’espace interstellaire lui glaça les os.

À la dernière minute, Mara fit faire une embardée à son char, et sauta à terre.

Ils le heurtèrent par le travers. Sous eux, il y eut un fracas de métal écrasé tandis qu’ils descendaient lentement au sol.

Les grondements se firent assourdissants, et les pulsations lumineuses du fleuve devinrent incandescence immobile. Une vague d’eau bouillante balaya le champ de bataille quand le Védra déborda.

Il y eut de nouveaux hurlements, le choc des armées continuait. Les tambours de Nirriti battaient encore faiblement dans l’obscurité, puis vint d’en haut un bruit étrange quand le char foudroyant descendit vers la terre.

— Où est-il allé ? demanda Sam.

— Il est parti se cacher, mais il ne pourra pas se cacher éternellement.

— Nom de nom ! On gagne ou on perd ?

— Bonne question. Mais je ne connais pas la réponse.

Les eaux écumaient autour du char posé au sol.

— Tu ne peux pas le remettre en marche ?

— Pas dans l’obscurité, et entourés d’eau comme nous sommes.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

— On prend patience et on fume une cigarette.

Au bout d’un moment, un Rakasha vint planer au-dessus de leurs têtes.

— Enchanteur, dit-il, ceux qui assiègent la ville portent à présent sur eux ce-qui-repousse !

Sam leva sa lance, la lumière jaillit de sa pointe en une longue ligne.

Le champ de bataille fut un instant illuminé, comme par un éclair au magnésium.

Partout gisaient les morts. Des petits groupes de soldats se serraient les uns contre les autres. Certains se tordaient encore au sol en combattant. Les cadavres des animaux gisaient parmi eux. Quelques gros tigres erraient encore. Les esprits élémentaires avaient fui devant l’eau qui recouvrait de boue ceux qui étaient tombés et trempait jusqu’aux os ceux qui tenaient encore debout. Des chars brisés, des slézards morts et des chevaux parsemaient de monticules le champ de bataille. Et au milieu de tout cela, les yeux vides, obéissant toujours aux ordres, avançaient les zombis, tuant tout ce qui vivait, bougeait, sur leur passage. Au loin, un tambour battait encore, à un rythme hésitant. De la ville venaient les bruits des combats.

— Va trouver la dame en noir, dit Sam au Rakasha, et dis-lui de mettre fin à l’obscurité.

— Oui, fit le démon, qui s’envola vers la ville.

Le soleil brilla de nouveau. Sam dut s’abriter les yeux de son éclat.

Le carnage était plus affreux encore sous le ciel bleu et le pont d’or.

Le char de la foudre était sur une petite colline à l’autre bout du champ de bataille.

Les zombis tuèrent les derniers hommes en vue. Puis les roulements de tambour cessèrent, et ils tombèrent tous à leur tour.

Sam était debout dans le char, avec la Mort. Ils cherchaient autour d’eux si bêtes ou hommes donnaient encore quelques signes de vie.

— Plus rien ne bouge, dit Sam. Où sont les dieux ?

— Dans leur char, peut-être.

Le Rakasha revint vers eux.

— Les défenseurs ne peuvent tenir la ville, leur apprit-il.

— Les dieux ont-ils participé à l’assaut ?

— Rudra est là-bas, et ses flèches font des ravages. Mara et Brahma aussi, je crois. Et plusieurs autres. La confusion règne. Je me suis hâté de revenir.

— Où est Ratri ?

— Elle est entrée dans Keenset et s’est retirée dans son temple.

— Où sont les autres dieux ?

— Je ne sais pas.

— Je retourne en ville aider les défenseurs, dit Sam.

— Et moi je vais aller m’emparer du char foudroyant et je l’utiliserai contre l’ennemi, s’il marche encore. Sinon, il y a toujours Garuda.

— Oui, fit Sam et il s’éleva dans les airs par lévitation.

— Adieu et bonne chance, dit la Mort en sautant à bas du char.

— Bonne chance.

Et chacun à sa manière, ils traversèrent le champ de bataille.

Yama monta sur la petite colline. Ses bottes de cuir rouge ne faisaient aucun bruit sur le gazon.

Il rejeta sa cape rouge sur son épaule droite et observa le char.

— Il a été endommagé par les éclairs.

— Oui.

Il regarda la queue de l’appareil, vit celui qui avait parlé.

Son armure brillait comme le bronze mais n’était pas de bronze.

Sur elle étaient gravées les formes de nombreux serpents.

Il portait des cornes de taureau sur son heaume poli et tenait à la main droite un trident étincelant.

— Frère Agni, tu as su t’élever en ce monde.

— Je ne suis plus Agni, mais Çiva le Destructeur.

— Tu portes son armure sur un nouveau corps et tu as son trident. Mais personne ne peut apprendre si rapidement à se servir du trident de Çiva, c’est pourquoi tu portes ton gant blanc à la main droite et tes épaisses lunettes.

Çiva leva la main, abaissa les lunettes sur ses yeux.

— C’est vrai, je le sais. Jette ton trident, Agni, donne-moi ton gant et ton foudre, ta ceinture et tes lunettes.

— J’ai du respect pour ton pouvoir, dieu de Mort, pour ta rapidité, ta force et ton habileté. Mais tu es trop loin pour que tout cela puisse t’aider à présent. Tu ne peux approcher de moi, car je te brûlerais avant que tu ne m’atteignes. Mort, tu vas mourir.

Il tendit la main vers la baguette à sa ceinture.

— Tu cherches à retourner contre la Mort le cadeau qu’elle t’a fait ? fit Yama, tirant en même temps son cimeterre rouge sang.

— Adieu, Dharma, tes jours touchent à leur fin.

Il tira la baguette.

— Au nom de l’amitié qui exista naguère entre nous, dit Celui qui était vêtu de rouge, je te laisse la vie si tu te rends.

La baguette oscilla.

— Tu as tué Rudra pour défendre la réputation de ma femme.

— Je l’ai fait pour défendre l’honneur des Lokapalas.

À présent je suis le dieu de la Destruction et part de la Trimûrti.

Il leva son foudre. La Mort fit tournoyer sa cape rouge devant lui.

Il y eut alors un éclair si aveuglant qu’à trois kilomètres de là, sur les murs de Keenset, les défenseurs de la ville le virent et s’étonnèrent.

Les envahisseurs étaient entrés dans Keenset. Il y eut des incendies, des hurlements, les bruits du métal sur le bois, du métal contre le métal.

Les Rakashas firent s’écrouler les bâtiments sur les envahisseurs qu’ils ne pouvaient approcher. Les envahisseurs, comme les défenseurs, étaient peu nombreux. Leurs deux armées avaient péri sur la plaine.

Sam se tenait en haut de la plus haute tour du temple et baissait les yeux vers la ville tombée.

— Je n’ai pas pu te sauver, Keenset, déclara-t-il, j’ai tout tenté, mais cela n’a pas suffi.

Au-dessous de lui, dans la rue, Rudra tendit son arc.

Sam le vit et leva sa lance.

L’éclair tomba sur Rudra et la flèche explosa en l’air dans sa lumière.

Quand l’atmosphère s’éclaircit, on ne vit plus, à l’endroit où s’était tenu Rudra, qu’un petit cratère au centre d’un espace brûlé.

Vayû apparut au loin sur un toit et appela les vents pour attiser les flammes. Sam leva sa lance une fois de plus, mais il vit alors une douzaine de Vayûs sur douze toits.

— Mara ! cria-t-il. Montre-toi, Rêveur. Si tu l’oses !

Des rires retentirent tout autour de lui.

— Quand je serai prêt, Kalkin, fit la voix dans l’air empli de fumée. J’oserai, alors ! Mais le choix du moment m’appartient… N’es-tu point pris de vertiges ? Qu’arriverait-il si tu te jetais du haut de la tour ? Les Rakashas viendraient-ils te soutenir dans ta chute ? Tes démons sauraient-ils te sauver ?

Des éclairs frappèrent tous les bâtiments proches du temple, mais au milieu du fracas, retentissait toujours le rire de Mara. Puis il se perdit dans le lointain tandis que de nouveaux feux s’allumaient, pétillaient.

Sam s’assit et regarda la ville brûler. Les bruits des combats décrurent, cessèrent. Il n’y avait plus que les flammes.

Une terrible douleur lui traversa le crâne. Disparut. Revint. Puis elle lui déchira tout le corps, et il se mit à crier.

Brahma, Vayû, Mara et quatre demi-dieux se tenaient en bas, dans la rue.

Il tenta de lever sa lance, mais sa main tremblait si fort qu’elle lui échappa, tomba bruyamment sur la brique et disparut.

Le sceptre qui est crâne et roue était pointé sur lui.

— Descends, Sam, dit Brahma, en bougeant légèrement le sceptre, et la douleur changeait de place, et brûlait. Il ne reste plus que Ratri et toi, tous les autres sont morts. Tu es le dernier ! Rends-toi !

Il réussit à se mettre debout, les deux mains sur sa ceinture luisante.

Il chancela, arriva à parler, en serrant les dents.

— Très bien, je descends, mais comme une bombe au milieu de vous.

Le ciel alors s’obscurcit, redevint clair, puis sombre encore.

Un cri puissant s’éleva au-dessus du bruit des flammes.

— C’est Garuda ! fit Mara.

— Pourquoi Vichnou viendrait-il à présent ?

— As-tu oublié qu’on a volé Garuda ?

Le grand oiseau piqua sur la ville incendiée, comme un phénix titanesque vers son nid de flammes.

Sam leva la tête, vit le chaperon tomber brusquement sur les yeux de Garuda. L’oiseau agita les ailes, puis tomba vers les dieux, devant le temple.

— Il est en rouge ! cria Mara. L’homme qui le chevauche est vêtu de rouge !

Brahma se tourna brusquement, agita le sceptre hurlant qu’il tenait à deux mains, le pointa sur la tête de l’oiseau.

Mara fit un geste et les ailes de Garuda parurent s’enflammer.

Vayû leva les deux bras et un vent d’ouragan cingla la monture de Vichnou, dont le bec fracasse les chars.

Il cria encore une fois, déploya ses ailes, ralentit sa descente. Les Rakashas glissèrent autour de sa tête, le poussant vers le sol, l’aiguillonnant.

Il ralentit, ralentit, mais ne put s’arrêter.

Les dieux se dispersèrent.

Garuda tomba, et la terre trembla.

Yama bondit des plumes de son dos, l’épée à la main. Il fit trois pas et tomba lui aussi. Mara sortit des ruines, le frappa deux fois à la nuque.

Sam bondit avant le deuxième coup, mais n’arriva pas à temps au sol. Le sceptre hurla encore et tout se mit à tourner autour de lui. Il lutta pour amortir sa chute, il ralentit.

Le sol était à douze mètres de lui, à neuf, à six…

Le sol se couvrit d’une brume teintée de sang, puis il devint noir.

— Kalkin a été finalement vaincu dans un combat, dit une voix douce.

Brahma, Mara et deux demi-dieux nommés Bora et Tikan furent les seuls survivants. Ils transportèrent Sam et Yama de la ville mourante, Keenset, sur les bords du Védra. Ratri marchait devant eux, la corde au cou.

Ils emportèrent Sam et Yama jusqu’au char de la foudre, encore plus endommagé qu’au moment où ils l’avaient quitté. On voyait un grand trou dans son flanc, et une partie de la queue manquait. Ils enchaînèrent leurs prisonniers, prirent le Talisman de l’Enchanteur et la cape écarlate de la Mort. Ils envoyèrent un message au Ciel et au bout d’un certain temps arrivèrent des gondoles aériennes pour les ramener dans la Cité Céleste.

— Nous avons remporté la victoire, dit Brahma, Keenset n’existe plus.

— Une victoire coûteuse, dit Mara.

— Mais nous sommes vainqueurs.

— Et Nirriti le Noir s’agite de nouveau.

— Il a voulu juger de notre force.

— Et que doit-il en penser ? Nous avons perdu une armée, et des dieux même sont morts aujourd’hui.

— Nous avons combattu contre la Mort, les Rakashas, Kalkin, la Nuit et la dernière des Mères. Nirriti ne lèvera plus la main contre nous après une telle victoire.

— Brahma est puissant, dit Mara, et il se détourna.

Les Maîtres du Karma se réunirent pour juger les captifs.

Ratri fut bannie de la Cité et condamnée à parcourir le monde comme une mortelle, toujours incarnée en des corps d’âge mûr et sans beauté, des corps qui ne pourraient supporter son Aspect ou ses Attributs dans toute leur puissance. On la traita avec miséricorde parce qu’on décida qu’elle n’avait été qu’une complice involontaire, trompée par Kubera en qui elle avait eu confiance.

Quand on alla chercher Yama pour le juger, on le trouva mort dans sa cellule. Dans son turban on découvrit une petite boîte de métal. Cette boîte avait explosé.

Les Maîtres du Karma procédèrent à son autopsie, puis se réunirent en conférence.

— Pourquoi n’a-t-il pas pris du poison s’il voulait mourir ? avait demandé Brahma. Il aurait été plus facile de cacher une pilule que cette boîte.

— Il se peut, dit un des Maîtres du Karma, qu’il ait eu un autre corps quelque part dans le monde, et qu’il ait cherché à transmigrer au moyen d’un émetteur, prêt à exploser après utilisation.

— Est-ce réalisable ?

— Non, bien entendu. Le matériel de transfert est encombrant et compliqué. Mais Yama se vantait de pouvoir faire tout ce qu’il voulait. Il essaya une fois de me convaincre qu’on pouvait construire un appareil de ce genre. Mais il faut un contact direct entre les deux corps par câbles conducteurs et connexions. Et aucun élément aussi petit n’eût pu produire une énergie suffisante.

— Qui a construit la psycho-sonde ? demanda Brahma.

— Yama.

— Et qui a construit le char de Çiva, le foudre d’Agni, l’arc terrible de Rudra, le Trident, la Lance étincelante ?

— Yama.

— Alors, laissez-moi vous apprendre qu’à peu près au moment où la petite boîte a dû fonctionner, un puissant générateur s’est mis lui aussi à fonctionner spontanément dans le grand palais de la Mort. Il a tourné pendant cinq minutes, puis s’est arrêté.

— De l’énergie pour une émission ?

Brahma haussa les épaules.

— Il est temps de condamner Sam.

Ce fut fait. Et comme il était déjà mort une première fois sans grand résultat, on décida que la peine capitale n’était pas indiquée.

On érigea une tour de radio. On donna un sédatif à Sam. Les câbles de transfert furent fixés à la manière habituelle, mais il n’y avait pas d’autre corps : ils furent reliés au transformateur de la tour.

Son atman fut projeté par une ouverture du dôme dans le grand nuage magnétique encerclant la planète entière, et que l’on appelait le Pont des Dieux.

Puis il reçut un honneur unique : il eut ses deuxièmes funérailles au Ciel. Yama eut ses premières. Brahma, regardant la fumée s’élever des bûchers, se demanda où il était réellement.

— Le Bouddha a atteint le Nirvâna, dit Brahma. Qu’on le prêche dans les temples ! Qu’on le chante dans les rues ! Glorieuse fut sa fin ! Il a réformé la vieille religion et tout va mieux pour nous, et nous sommes meilleurs que nous ne le fûmes jamais ! Que ceux qui penseraient autrement se rappellent Keenset !

Tout cela fut fait.

Mais ils ne trouvèrent jamais Kubera.

Les démons étaient libres.

Nirriti était fort.

Et partout dans le monde, il y avait ceux qui se rappelaient les lunettes à double foyer, les toilettes à chasse d’eau, la pétrochimie, le moteur à combustion interne, et le jour où le soleil s’était voilé la face devant la justice du Ciel.

On entendit Vichnou affirmer que la sauvagerie avait enfin pénétré dans la Cité.

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