Roger Zelazny Seigneur de lumière

1

On dit qu’en la trente-troisième année après sa délivrance il revint du Nuage d’Or pour accepter une fois encore le défi du Ciel, combattre l’ordre établi et les dieux qui l’avaient imposé. Ses disciples avaient prié pour son retour, bien que ces prières fussent péché. La prière ne doit pas troubler celui qui a atteint le Nirvâna, quelles que soient les circonstances de son départ. Ceux qui portent la robe safran avaient pourtant prié pour que Mansjuri, Celui qui porte l’épée, revînt parmi eux. On dit que le Boddhisatva les entendit…

Celui dont les désirs ont été étouffés,

qui s’est libéré de ses racines,

dont les prés sont le vide –

libre et sans signes –

son chemin est tout aussi inconnaissable

que celui des oiseaux dans le ciel.

Dhammapada (93)[1]


Ses disciples l’appelaient Mahasamatman et disaient qu’il était un dieu. Il préférait cependant supprimer Maha-et-atman de son nom et se faire appeler Sam. Il ne prétendit jamais être un dieu, mais n’affirma jamais le contraire. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, admettre l’un ou l’autre n’eût été d’aucun profit, à la différence du silence.

Il était donc entouré de mystère.

C’était en la saison des pluies…

La grande saison humide était bien avancée…

Ce fut en ces jours de pluie que s’élevèrent leurs prières, mais non pas en égrenant les nœuds de la corde, ou en faisant tourner les moulins. Elles s’élevèrent de la grande machine à prières, dans le monastère de Ratri, déesse de la Nuit.

Les prières à haute fréquence étaient dirigées vers les cieux, traversaient l’atmosphère, atteignaient le nuage doré, appelé le Pont des Dieux, qui entoure le monde, apparaît la nuit comme un arc-en-ciel de bronze ; le soleil rouge y devient orange à midi.

Certains moines doutaient de l’orthodoxie de cette technique de la prière, mais la machine avait été inventée, était manipulée par Yama-Dharma, dieu déchu de la Cité Céleste. Il avait aussi construit, disait-on, bien longtemps auparavant, le puissant char de la foudre du dieu Çiva, cette machine qui traversait les cieux en vomissant des nuages de feu dans son sillage.

Malgré sa disgrâce, Yama était toujours considéré comme le plus puissant des magiciens, bien qu’on ne doutât point que les dieux de la Cité le fissent mourir de la vraie mort s’ils apprenaient l’existence de la machine à prières. D’ailleurs, ils le feraient tout aussi bien mourir de la vraie mort même sans la machine, s’il tombait entre leurs mains. Comment il arrangerait ses affaires avec les Maîtres du Karma, cela le regardait, mais personne ne doutait qu’il ne trouvât un moyen de s’en tirer le moment venu. Il était de moitié plus vieux que la Cité Céleste et dix dieux à peine se rappelaient la fondation de la demeure. On le savait plus instruit même que le dieu Kubera en ce qui concernait le Feu Universel. Mais c’étaient là ses moindres Attributs. On le connaissait surtout pour une autre chose, bien que peu en parlassent. Assez grand, fort sans être lourd, ses mouvements étaient lents et fluides. Il était vêtu de rouge et parlait peu.

Il s’occupait de la machine à prières, et le lotus de métal géant qu’il avait monté sur le toit du monastère tournait inlassablement sur son socle.

Une pluie fine tombait sur le bâtiment, le lotus et la jungle au pied des montagnes. Il avait offert pendant six jours bien des kilowatts de prière, mais les parasites empêchaient qu’il fût entendu Là-haut. À voix basse, il invoqua les plus notables des actuelles divinités de la fertilité, en termes de leurs Attributs les plus importants.

Un grondement de tonnerre répondit à sa pétition, et le petit singe qui l’aidait eut un rire étouffé.

— Yama, vos prières, tout comme vos malédictions, n’ont aucun résultat.

— Il t’a fallu dix-sept incarnations pour découvrir cette vérité ? Je comprends pourquoi tu es encore un singe.

— Non, dit le singe, qui s’appelait Tak. Si ma chute a été moins spectaculaire que la vôtre, elle a été due en partie à quelque méchanceté de la part de…

— Assez ! fit Yama, lui tournant le dos.

Tak se dit qu’il avait dû toucher un point sensible. Pour essayer de trouver un autre sujet de conversation, il alla vers la fenêtre, bondit sur le rebord et leva les yeux.

— Il y a une éclaircie à l’ouest, dit-il.

Yama s’approcha, regarda dans la même direction que lui, fronça les sourcils, approuva d’un signe de tête.

— Oui. Reste où tu es et renseigne-moi, fit-il, et il alla vers la console des commandes. Le lotus arrêta de tourner, puis fut dirigé vers la partie du ciel libre de nuages.

— Parfait. Nous recevons.

Ses mains allèrent vers un autre tableau de contrôle, abaissèrent des manettes, réglèrent deux cadrans.

Au-dessous d’eux, le signal fut reçu dans les profondes caves du monastère, on commença d’autres préparatifs : l’hôte fut tenu prêt.

— Les nuages reviennent, cria Tak.

— Aucune importance à présent. Nous avons attrapé notre poisson. Du Nirvâna, il vient dans le lotus.

Le tonnerre gronda encore, la pluie tomba avec un bruit de grêle sur le lotus. Des serpents d’éclairs bleus s’enroulèrent en sifflant autour des sommets des montagnes.

Yama ferma un dernier circuit.

— Va-t-il être heureux de se retrouver vêtu de chair ? demanda Tak.

— Va donc manger une banane !

Tak décida qu’on le congédiait et sortit de la pièce, laissant Yama arrêter les machines. Il prit un couloir, descendit un large escalier. Il atteignit le palier, s’arrêta quand il entendit des voix, un bruit de sandales sur la pierre d’un vestibule latéral.

Sans hésiter, il grimpa le long d’un mur, s’aidant d’une rangée de panthères et d’éléphants sculptés. Il escalada un chevron, se cacha dans l’ombre et attendit, immobile.

Deux moines en robe sombre passèrent sous la voûte d’entrée.

— Pourquoi ne peut-elle leur donner un ciel clair ?

L’autre moine, plus vieux et plus lourd, haussa les épaules.

— Je ne suis pas assez sage pour répondre à ce genre de question. Il est évident qu’elle est inquiète, sinon elle ne leur aurait pas donné asile en ce sanctuaire et n’aurait pas permis à Yama de l’utiliser ainsi. Mais qui peut voir les limites de la nuit ?

— Ou celles des humeurs d’une femme. J’ai appris que les prêtres ne savaient rien de sa venue.

— Peut-être. Quoi qu’il en soit, c’est un bon présage.

— Sans doute.

Ils passèrent sous une autre arcade. Tak écouta s’affaiblir le bruit de leurs pas, mais resta perché où il était quand le silence revint.

« Elle », la femme dont parlaient les moines, ne pouvait être que la déesse Ratri elle-même, adorée par l’ordre qui avait donné asile aux disciples de Sam à la Grande Âme, Sam l’Éclairé. Ratri comptait aussi parmi les dieux déchus de la Cité Céleste, vêtus d’un corps de mortel. Elle avait toutes raisons d’être amère à ce propos. Et Tak comprit les risques qu’elle courait en donnant asile aux autres, en étant physiquement présente pendant l’entreprise. Si la nouvelle atteignait qui de droit, cela pourrait réduire à néant toute possibilité de réintégration future. Tak se la rappelait, beauté brune aux yeux d’argent, dans son char lunaire d’ébène et de chrome tiré par des étalons blanc et noir, servie par sa garde, vêtue aussi de blanc et noir, quand elle passait dans l’avenue du Ciel, rivalisant avec Sarasvatî dans toute sa gloire. Son cœur bondit dans sa poitrine velue. Il lui fallait la revoir. Une nuit, il y avait bien longtemps, en des heures plus heureuses, sous une plus belle forme, il avait dansé avec elle sur un balcon sous les étoiles. Pendant quelques instants seulement. Mais il n’avait pas oublié. Et il est difficile d’être un singe et d’avoir de tels souvenirs.

Il descendit du toit.

Une haute tour s’élevait à l’angle nord-ouest du monastère. Dans cette tour était une chambre. On disait qu’elle contenait la Présence de la déesse. On la nettoyait chaque jour, on changeait le linge, on brûlait de l’encens, et l’on déposait une offrande votive près de la porte, toujours fermée.

Mais il y avait des fenêtres. Un homme eût-il pu passer par ces fenêtres ? La question devait rester sans réponse. Tak prouva qu’un singe le pouvait.

Il grimpa sur le toit du monastère et commença à escalader la tour, allant de brique en brique glissante, d’aspérité en irrégularité du mur, les cieux grondant toujours comme des chiens au-dessus de lui, et se trouva enfin accroché au mur juste au-dessous du rebord de la fenêtre. Une forte pluie tombait sur lui. Il entendit un oiseau chanter à l’intérieur. Il vit le bout d’une écharpe bleue mouillée posée sur le rebord. Il s’agrippa à la tablette, se souleva, put jeter un coup d’œil dans la pièce.

Elle lui tournait le dos. Vêtue d’un sari bleu sombre, elle était assise sur un petit banc au fond de la chambre.

Il grimpa sur le rebord, s’éclaircit la gorge.

Elle se retourna vivement. Un voile empêchait de distinguer ses traits. Elle le regarda à travers ses plis, se leva, et traversa la pièce.

Il fut troublé. Son corps, autrefois souple et mince, s’était épaissi. Sa démarche, autrefois tel le balancement des roseaux dans le vent, se faisait dandinement. Son teint était trop sombre et même à travers le voile on voyait que les lignes de son nez, de sa mâchoire, étaient trop accusées.

Il inclina la tête.

— Vous vous êtes rapprochée de nous, fit-il comme en un chant, vous qui arrivez en votre demeure comme l’oiseau en son nid dans les arbres.

Elle restait aussi immobile que sa statue dans la grande salle, en bas.

— Gardez-nous de la louve et du loup, gardez-nous du voleur, ô Nuit, soyez bonne et laissez-nous passer !

Elle avança lentement la main et la posa sur sa tête.

— Je te donne ma bénédiction, petit être, dit-elle au bout d’un certain temps. Par malheur, c’est tout ce que je peux donner. Je ne puis offrir ma protection, ni te rendre la beauté, moi qui n’ai plus ces agréments. Quel est ton nom ?

— Tak.

— J’ai connu un Tak, loin d’ici, dans l’ancien temps, fit-elle en lui touchant le front.

— C’est moi, Madame.

Elle s’assit sur le rebord de la fenêtre. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’elle pleurait sous son voile.

— Ne pleurez pas, déesse, Tak est là. Vous rappelez-vous Tak l’Archiviste ? Tak à la Lance étincelante ? Il est toujours là, prêt à vous obéir.

— Tak, oh Tak ! Toi aussi ? Je ne savais pas !

— Un autre tour de la roue, Madame. Et qui sait, la situation peut encore s’améliorer, être plus brillante même qu’elle ne le fut.

Ses épaules furent secouées de sanglots, il tendit la main, elle la prit, et dit au bout d’un instant :

— Notre place ne nous sera point rendue, ni les affaires réglées par le seul cours normal des événements, Tak à la Lance étincelante. Il nous faut nous frayer notre propre chemin.

— Que voulez-vous dire ? Sam ?

— Oui. C’est lui. Notre seul espoir contre le Ciel, cher Tak. Si l’on peut le faire revenir, nous avons une chance de revivre.

— C’est pour cela que vous avez pris ce risque, et que vous êtes vous-même dans la gueule du tigre ?

— Oui. Quand il n’y a plus d’espoir, il faut en créer. Si même l’argent est faux, on peut encore l’utiliser.

— Faux ? Vous ne croyez pas qu’il était le Bouddha ?

Elle eut un petit rire.

— Sam fut le plus grand charlatan de mémoire de dieu ou d’homme. Et le plus digne adversaire que la Trimûrti ait jamais dû affronter. N’aie pas l’air si troublé, Archiviste. Tu sais qu’il a volé le contenu de sa doctrine, la voie et la fin, tout le manteau qui le couvrait, dans des sources préhistoriques interdites. C’était une arme, rien de plus. Sa plus grande force fut son manque de sincérité. Si nous pouvions le rappeler parmi nous…

— Madame, qu’il soit saint ou charlatan, il est de retour.

— Ne plaisante pas. Tak.

— Déesse, je viens juste de quitter Yama, qui arrêtait la machine à prières, sombre, plein de son succès.

— L’aventure a été tentée contre des forces si puissantes. Agni a dit un jour que la chose était impossible.

— Déesse Ratri, fit Tak en se levant, homme ou dieu, ou tout être entre les deux, qui peut en savoir plus là-dessus que Yama ?

— Personne ne peut répondre à cette question, Tak. Mais comment peux-tu affirmer qu’il a ramené notre poisson dans son filet ?

— Parce qu’il est Yama.

— Alors, prends mon bras, Tak, et escorte-moi comme jadis, allons-voir le Boddhisatva endormi.

Il l’accompagna jusqu’à la porte, ils descendirent l’escalier, entrèrent dans les chambres du bas.

La lumière, non celle des torches mais celle des générateurs de Yama, emplissait la cave. Le lit posé sur une plate-forme était entouré de trois côtés par des paravents. La plupart des machines étaient également dissimulées par des paravents ou des tentures. Les moines en robe safran assistant aux opérations se déplaçaient silencieusement dans la grande pièce. Yama le magicien était près du lit.

Quand ils s’approchèrent plusieurs des moines imperturbables et disciplinés laissèrent échapper des exclamations.

Tak se retourna alors vers la femme à son côté, recula d’un pas, le souffle coupé.

Elle n’était plus la matrone un peu grasse avec laquelle il avait parlé. Il se trouvait de nouveau aux côtés de la Nuit immortelle, de qui il avait été écrit : « La déesse a empli l’espace vide, jusqu’en ses profondeurs, et dans toute son élévation. Son éclat chasse les ténèbres. »

Il ne la regarda qu’un instant puis couvrit ses yeux. Elle avait encore en elle ce reste de son lointain Aspect.

— Déesse, commença-t-il.

— Allons près du dormeur, il s’agite, fit-elle.

Ils s’approchèrent du lit.

Alors vint ce qui serait reproduit en des fresques au fond d’innombrables couloirs, sculpté sur les murs des temples, peint sur les plafonds de nombreux palais : le réveil de celui que l’on connaissait sous les noms divers de Mahasamatman, Kalkin, Mansjuri, Siddharta, Tathagata, l’Enchanteur, Maitreya, l’Illuminé, Bouddha, et Sam. À sa gauche se tenait la déesse de la Nuit, à sa droite la Mort. Tak le singe était accroupi au pied du lit, éternelle affirmation de la coexistence de l’animal et du divin.

Il était revêtu d’un corps ordinaire, plutôt sombre, de taille et d’âge moyens. Ses traits étaient réguliers, banals. Quand il ouvrit les yeux, on vit qu’ils étaient noirs.

— Salut, dieu de Lumière, dit Ratri.

Il cligna des yeux, accommodant mal. Rien ne bougeait dans la chambre.

— Salut, Mahasamatman, Bouddha, dit Yama.

Ses yeux regardaient droit devant lui, sans rien voir.

— Bonjour, Sam, fit Tak.

Son front se plissa légèrement, ses yeux regardèrent de côté, virent Tak, puis les autres.

— Où ? murmura-t-il.

— Dans mon monastère, répondit Ratri.

Impassible, il contempla sa beauté. Puis il referma les yeux, des rides se formèrent aux coins, une grimace de douleur fit de sa bouche un arc, de ses dents serrées, des flèches.

— Es-tu vraiment celui que nous venons de nommer ? demanda Yama.

Il ne répondit pas.

— Es-tu celui qui combattit l’armée du Ciel et l’arrêta sur les bords du Védra ?

Sa bouche se détendit.

— Es-tu celui qui aima la déesse de la Mort ?

Ses yeux eurent une lueur, un léger sourire apparut un instant sur ses lèvres.

— C’est lui, dit Yama. Qui es-tu ? redemanda-t-il.

— Moi ? Je ne suis rien. Une feuille prise dans un tourbillon d’eau, peut-être, une plume dans le vent…

— Dommage, dit Yama. Il y a bien assez de feuilles et de plumes en ce monde, à quoi bon avoir travaillé si longtemps pour en accroître le nombre. Je voulais un homme qui puisse continuer la guerre interrompue par son absence, un homme fort qui puisse s’opposer à la volonté des dieux. Je croyais que tu étais celui-là.

— Je suis… Sam. Autrefois… il y a très longtemps, j’ai combattu, n’est-ce pas ? Et bien souvent.

— Tu étais Sam à la Grande Âme, le Bouddha. T’en souviens-tu ?

— Peut-être étais-je… fit-il, un feu s’allumant lentement dans ses yeux. Oui, c’était moi. Le plus humble des fiers, le plus fier des humbles. J’ai combattu. J’ai enseigné la Voie pendant un temps. Puis j’ai de nouveau combattu, puis encore enseigné, essayé la politique, la magie, le poison. J’ai livré une grande bataille, si terrible que le soleil lui-même s’est voilé la face devant le carnage, avec des hommes et des dieux, des animaux et des démons, les esprits de l’air, de la terre, de l’eau et du feu, avec des slézards et des chevaux, des épées et des chars.

— Et tu l’as perdue, fit Yama.

— Oui. Mais quelle brillante bataille. Dieu de la Mort, tu conduisais mon char. Tout cela me revient à présent. Nous avons été faits prisonniers et les Maîtres du Karma devaient être nos juges. Tu leur as échappé par ta volonté et la Voie de la Roue Noire. Je ne l’ai pu.

— C’est exact. Ton passé leur fut montré et tu as été jugé. Yama regarda les moines assis par terre, têtes inclinées. Il baissa la voix. Te faire mourir de la vraie mort aurait fait de toi un martyr. Te permettre de rester en ce monde sous n’importe quelle forme, c’était risquer de te voir revenir. Alors, tout comme tu avais volé ta doctrine au Gautama d’un autre lieu, d’un autre temps, ils volèrent la légende de la fin de ce Gautama parmi les hommes. Tu as été jugé digne du Nirvâna. Ton atman fut projeté, non en un autre corps, mais dans le grand nuage magnétique qui entoure cette planète. Cela se passa il y a plus d’un siècle. Officiellement, tu es à présent un avatar de Vichnou, dont la doctrine fut déformée par certains de tes disciples les plus zélés. Tu n’as continué à exister personnellement que sous la forme d’ondes se perpétuant elles-mêmes, et que j’ai réussi à capter.

Sam ferma les yeux.

— Et vous avez osé me faire revenir ?

— Oui.

— J’ai toujours été conscient de mon état.

— Je m’en doutais.

— Et vous avez pourtant osé m’arracher à cela fit, Sam, les yeux brillants de colère.

— Oui.

— Tu mérites bien le nom de dieu de Mort, Yama-Dharma, fit Sam, inclinant la tête. Tu m’as arraché à l’expérience ultime. Tu as brisé sur la sombre pierre de ta volonté ce qui est au-delà de toute compréhension, de toute splendeur mortelle. Pourquoi ne pas m’avoir laissé comme j’étais, dans l’océan de l’être ?

— Parce que le monde a besoin de ton humilité, de ta piété, de ta grande doctrine, et de tes intrigues machiavéliques.

— Yama, je suis vieux. Aussi ancien que l’homme sur ce monde. Je suis un des Premiers, tu le sais. Oui, un des premiers à arriver ici, pour bâtir, pour coloniser. Tous les autres sont morts, à présent, ou sont des dieux… J’aurais pu être l’un d’eux, mais l’ai refusé. Souvent. Je n’ai jamais désiré être un dieu, Yama ; plus tard, seulement, quand j’ai vu ce qu’ils faisaient, j’ai commencé à acquérir toute la puissance possible, mais c’était trop tard, ils étaient trop forts. À présent, je ne veux plus que dormir du sommeil des âges, connaître de nouveau le Grand Repos, la béatitude perpétuelle, écouter le chant des étoiles sur les rivages de la grande mer.

— Nous avons besoin de toi, Sam, dit Ratri, se penchant sur lui et le regardant droit dans les yeux.

— Je sais, je sais. C’est l’éternel retour de l’anecdote. Vous avez un cheval de bonne volonté, cravachez-le pour qu’il coure un autre kilomètre.

Mais Sam sourit en disant cela, et elle embrassa son front. Tak fit un bond, vint sur le lit.

— L’humanité se réjouit, dit le Bouddha.

Yama lui tendit une robe et Ratri lui mit des pantoufles.

Oublier la paix qui passe toute compréhension prend du temps. Sam dormit. Rêva. Cria. Il n’avait pas d’appétit. Mais Yama lui avait trouvé un corps solide, en parfaite santé, qui pouvait supporter le choc psychosomatique de la transformation, de la fin de l’émancipation divine.

Mais il lui arrivait de rester assis une heure, immobile, les yeux fixés sur un caillou, une feuille, une graine, et alors on ne pouvait le tirer de sa contemplation.

Yama vit là un danger, il en parla à Ratri et à Tak.

— Il n’est pas bon qu’il se détache ainsi du monde. Je lui ai parlé, mais autant s’adresser au vent. Il ne peut retrouver ce qu’il a laissé derrière lui, l’essayer lui prend toutes ses forces.

— Vous n’avez peut-être pas compris le sens de ses efforts, dit Tak.

— Que veux-tu dire ?

— Voyez comme il regarde la graine devant lui. Considérez les rides au coin de ses yeux.

— Et alors ?

— Il plisse les yeux. Sa vue est-elle faible ?

— Non.

— Alors pourquoi ferme-t-il à demi les yeux ?

— Pour mieux étudier la graine.

— Étudier ? Mais ce n’est pas la Voie, comme il nous l’enseigna jadis. Pourtant, il l’étudie. Mais il ne médite pas pour trouver en l’objet ce qui amène la libération du sujet.

— Que fait-il alors ?

— Le contraire. Il étudie l’objet, considère ce qu’il est, en un effort pour se lier au monde. Il cherche en lui un prétexte pour vivre. Il essaie une fois de plus de se replonger au sein de la Maya, illusion du monde.

— Je crois que tu as raison, Tak, dit Ratri. Comment pouvons-nous l’aider ?

— Je ne sais, maîtresse.

Yama hocha la tête, ses cheveux noirs brillèrent dans un rai de soleil tombant à travers le porche étroit.

— Tu as vu ce que je n’avais su voir, reconnut-il. Il n’est pas encore complètement revenu parmi nous, bien qu’il ait un corps, marche et parle comme nous. Sa pensée est toujours hors de notre compréhension.

— Que faire, alors ? répéta Ratri.

— L’emmener dans de longues promenades à travers la campagne, dit Yama. Le nourrir de mets délicats, émouvoir son âme par la poésie et la musique. Lui trouver de l’alcool, il n’y en a pas dans ce monastère. Il faut le vêtir de soies aux couleurs éclatantes, lui amener deux ou trois courtisanes, le plonger de nouveau dans la vie. Ainsi seulement sera-t-il libéré des chaînes de Dieu. Stupide de ma part de ne pas l’avoir compris plus tôt.

— Ce n’est pas vous qui l’avez compris, fit Tak.

Il y eut une sombre flamme dans les yeux de Yama, puis il sourit.

— Tu t’es vengé, petit, reconnut-il, des commentaires que j’ai peut-être faits à la légère à portée de ton oreille velue. Je m’excuse, être en forme de singe. Tu es vraiment un homme, spirituel et intelligent.

Tak s’inclina, Ratri eut un petit rire.

— Comme le propose Yama, maîtresse, emmenez Sam se promener dans les collines. Demain, Yama le conduira jusqu’à l’orée de la forêt. Après-demain, je l’emmènerai au milieu des arbres et des herbes, des fleurs et des lianes. Et nous verrons.

— Qu’il en soit ainsi, fit Yama. Et il en fut ainsi.

Dans les semaines qui suivirent, Sam en vint à attendre ces promenades, d’abord avec un certain plaisir, puis avec un enthousiasme modéré, enfin avec la plus vive impatience. Il finit par se promener seul de plus en plus longtemps. D’abord pendant plusieurs heures de la matinée, puis matin et soir, puis toute la journée. Une fois même il resta absent un jour et une nuit.

À la fin de la troisième semaine Yama et Ratri discutèrent de la chose sous le porche, aux premières heures du matin.

— Cela ne me plaît pas, dit Yama. Nous ne pouvons plus l’obliger à accepter notre compagnie quand il ne la désire pas. Mais il y a du danger là-bas. Surtout pour quelqu’un qui vient de renaître comme lui. J’aimerais bien savoir à quoi il passe son temps.

— Quoi qu’il fasse, cela l’aide à se remettre, dit Ratri, avalant un bonbon, et agitant une main grasse. Il vit moins replié sur lui-même, il parle davantage, il plaisante même. Il boit le vin que nous lui apportons, son appétit revient.

— Pourtant, s’il rencontrait un agent de la Trimûrti, ce serait la fin, pour nous tous.

— Il est peu probable qu’il s’en trouve en ce pays, à cette époque. Les animaux verront en Sam un enfant et ne lui feront point de mal. Les hommes le prendront pour un saint ermite. Les démons le craignent depuis l’ancien temps et le respectent.

— Madame, ce n’est pas si simple que cela. J’ai démonté une grande partie de mes machines, et les ai cachées à des centaines de lieues d’ici, mais les importantes manipulations d’énergie que j’ai faites n’ont pas pu passer inaperçues. Tôt ou tard on viendra inspecter cet endroit. J’ai utilisé des écrans, mais en certains lieux que nous connaissons, il a dû sembler qu’en cette région, le Feu Universel dansait sur la carte. Il nous faudra bientôt partir. Je préférerais attendre que l’homme sous notre garde soit complètement remis, mais…

— Certaines forces naturelles n’auraient-elles pu produire les mêmes effets énergétiques que tes travaux ?

— Si, et on les trouve à l’œuvre dans le voisinage, c’est pour cela que j’ai choisi ce lieu comme base. Il n’arrivera peut-être rien, mais j’en doute. Mes espions dans les villages ne me parlent point jusqu’à présent d’activités inhabituelles. Mais le jour du retour de Sam, on dit que le char de la foudre est passé, chevauchant la crête de l’orage, parcourant les cieux, chassant dans la campagne. Loin d’ici ; mais je ne puis croire qu’il n’y ait aucun lien avec ce que nous avons fait.

— Il n’est pas revenu, pourtant.

— Pas à notre connaissance, mais je crains que…

— Alors partons immédiatement. J’ai trop de respect pour tes pressentiments. Il te reste plus de l’ancienne puissance qu’à aucun des autres Déchus. Quant à moi, ce m’est une grande fatigue que de revêtir une forme plaisante pendant plus de quelques minutes.

— Les pouvoirs que je possède, dit Yama remplissant sa tasse de thé, sont intacts parce qu’ils ne sont pas du même ordre que les tiens.

Il sourit alors, montrant de longues dents brillantes ; son sourire fit ressortir une cicatrice sur sa joue gauche, il plissa ses yeux. Il fit un clin d’œil, redevint sérieux, et continua :

— Ma puissance est surtout faite de connaissances que les Maîtres du Karma eux-mêmes n’auraient pu m’arracher. Le pouvoir de la plupart des dieux, cependant, dépend de leur physiologie particulière, qu’ils perdent en partie quand ils s’incarnent dans un autre corps. L’esprit, qui de manière ou d’autre se souvient du passé, finit par changer n’importe quel corps jusqu’à un certain point, engendrant une nouvelle homéostasie et permettant un retour progressif du pouvoir. Le mien revient très vite et je l’ai à présent retrouvé tout entier. Si même il n’en était pas ainsi mon savoir est pour moi une arme que je peux utiliser, et c’est une grande puissance.

— Quelle qu’en soit la source, fit Ratri buvant son thé à petites gorgées, si ton pouvoir te dit qu’il faut partir, il le faut. Quand ?

Yama ouvrit une blague à tabac et se roula une cigarette tout en parlant. Ses doigts sombres et souples, se dit-elle, rappelaient par leurs mouvements ceux d’un artiste jouant d’un instrument de musique.

— Ne nous attardons pas plus d’une semaine ou dix jours. Il faut que d’ici là nous l’ayons sevré de la campagne.

— Où irons-nous ?

— Dans quelque petit royaume du Sud, peut-être, où nous pourrons aller et venir librement.

Il alluma sa cigarette, aspira la fumée.

— J’ai une meilleure idée. Apprends que sous un nom de mortelle je suis propriétaire du palais de Kâma, à Khaipour.

— Le Fornicatorium, Madame ?

— C’est le nom que lui donne souvent le vulgaire, fit-elle, courroucée, et ne m’appelle pas ainsi Madame, cela rappelle trop une ancienne plaisanterie[2]. C’est un lieu de repos, de plaisir, de sainteté, et la source d’une bonne part de mes revenus. Ce serait une bonne cachette pour Sam. Il guérirait tandis que nous ferions des plans.

— Mais oui ! fit Yama, en se tapant sur la cuisse, qui penserait à chercher le Bouddha dans une maison de prostitution ? Parfait ! Excellente idée ! Allons donc à Khaipour, déesse, au palais de l’Amour !

Elle se leva, frappa du pied sur les dalles.

— Je te défends de parler ainsi de mon établissement !

Il baissa les yeux, eut du mal à s’empêcher de sourire. Il se leva, puis s’inclina.

— Je m’excuse, chère Ratri, mais cette révélation a été si soudaine ! Sur le point d’éclater de rire, il détourna les yeux. Puis redevint calme et digne, et reprit : « Si soudaine que j’ai été déconcerté par l’apparente inconvenance de la chose. À présent, cependant, j’en vois la sagesse. C’est une parfaite couverture, cela t’enrichit, et, plus important encore, te fournit le moyen de recueillir en secret des renseignements auprès des marchands, des guerriers et des prêtres. C’est un élément indispensable de la communauté. Cela te donne un état, et une voix dans les affaires civiles. Être dieu est une des plus anciennes professions du monde. Il est donc tout à fait convenable que nous, les Déchus, nous abritions dans le sein d’une autre vénérable tradition. Je te salue, je te remercie pour ta sagesse et ta prévoyance. Je ne vais pas calomnier les entreprises d’une bienfaitrice qui comme moi, conspire. En fait, j’attends avec impatience notre visite là-bas. »

Elle sourit et s’assit.

— J’accepte tes excuses flatteuses, fils de serpent. De toute façon, il m’est difficile de rester fâchée contre toi. Verse-moi un peu de thé, veux-tu.

Ils s’allongèrent sur les coussins, Ratri but son thé, Yama continua à fumer. Au loin, un orage formait un grand rideau masquant à demi le paysage. Mais le soleil brillait encore au-dessus d’eux. Une brise fraîche entra par le porche.

— As-tu vu l’anneau de fer qu’il porte ? demanda Ratri, prenant un autre bonbon.

— Oui.

— Sais-tu où il l’a trouvé ?

— Non.

— Ni moi. Mais je crois qu’il serait utile de connaître son origine.

— Oui.

— Comment s’y prendre ?

— J’ai demandé à Tak de s’en occuper. Il connaît mieux la forêt que nous. En ce moment-même, il le suit.

— Parfait, dit Ratri.

— J’ai entendu dire que les dieux visitent encore de temps en temps les palais de Kâma à travers le pays. Sous un déguisement, en général, mais parfois dans toute leur puissance. Est-ce vrai ?

— Oui. Il y a à peine un an, Indra est venu à Khaipour.

Le faux Krishna nous a fait une visite il y a trois ans. De tout le groupe des Célestes, Krishna l’Infatigable est celui qui jette la consternation parmi le personnel. Il est resté pendant un mois de désordres, il y a eu pas mal de meubles brisés, et l’on a dû faire appel à plusieurs médecins. Il a presque vidé la cave et le garde-manger. Mais il a joué de la flûte une nuit, et l’entendre suffisait pour pardonner presque tout à l’ancien Krishna. Mais ce n’était pas l’enchantement véritable d’autrefois, car il n’y a qu’un seul Krishna, brun, velu, les yeux rouges et étincelants. Celui que nous avons vu a dansé sur les tables, a fait de grands dégâts, mais son accompagnement musical était insuffisant.

— Il a payé pour ce carnage autrement qu’avec une chanson ?

— Voyons, Yama, fit Ratri en riant, à quoi bon poser ce genre de question entre nous ? Elle leva les yeux. Sûrya, le soleil, va bientôt être entouré de nuages, et Indra tue le dragon. La pluie sera là dans un instant.

Une vague grise couvrit le monastère. La brise devint plus forte, la danse de l’eau sur les murs commença. Comme un rideau de perles, la pluie ferma l’ouverture du porche.

Yama versa du thé, Ratri prit un autre bonbon.

Tak traversait la forêt. Il allait d’arbre en arbre, de branche en branche, surveillant la piste au-dessous de lui. Sa fourrure était humide, car les feuilles laissaient tomber de petites averses à son passage. Les nuages s’amassaient derrière lui, mais le soleil matinal brillait encore dans le ciel oriental et la forêt était une orgie de couleurs dans sa lumière d’or rouge. Autour de Tak, les oiseaux chantaient dans l’enchevêtrement de branches, de lianes, de feuilles et d’herbe qui s’élevait comme un mur de chaque côté de la piste. Les oiseaux faisaient leur musique, les insectes bourdonnaient, de temps à autre on entendait un grognement, un aboiement. Le vent agitait le feuillage. La piste tourna brusquement, aboutit à une clairière. Tak se laissa tomber au sol et se mit à marcher. Mais de l’autre côté de la clairière, il grimpa de nouveau dans les arbres. Il remarqua que la piste était à présent parallèle aux montagnes, s’inclinant même légèrement dans leur direction. Il y eut un lointain grondement de tonnerre et bientôt se leva de nouveau une brise fraîche. Il se balançait de branche en branche, brisant d’humides toiles d’araignées, effrayant les oiseaux, qui poussaient des cris aigus, s’envolaient, leurs brillants plumages ébouriffés. La piste allait toujours vers les montagnes, faisait un détour vers sa direction première. Parfois, elle croisait d’autres sentiers de terre battue jaune. Tak descendait alors, étudiait les traces. Oui, Sam avait tourné ; s’était arrêté près de cette mare pour boire, là où les champignons orange étaient plus hauts qu’un homme, et assez larges pour abriter plusieurs personnes de la pluie ; Sam avait pris cette piste-là, s’était arrêté ici pour rattacher une lanière de sa sandale. Là, il s’était appuyé contre un arbre qui, à certains signes, devait abriter une dryade…

Tak suivit son homme qui avait une demi-heure d’avance sur lui. Il lui donnait ainsi le temps d’aller où il voulait, de se livrer à ces activités qui semblaient tant l’enthousiasmer. Un halo de lumière chaude dépassa les montagnes en face de lui. Il y eut un autre grondement de tonnerre. La piste montait vers les collines où la forêt s’éclaircissait, et Tak marcha à quatre pattes dans les hautes herbes. La piste montait toujours, il y eut de plus en plus de rochers affleurant à la surface. Mais Sam était passé par là, et Tak le suivait.

Au-dessus, le Pont des Dieux couleur de pollen disparut quand les nuages se déplacèrent vers l’est. Des éclairs déchirèrent le ciel, suivis rapidement par le tonnerre. Le vent devint plus fort en ces espaces découverts, courbant les hautes herbes. La température parut soudain s’élever brusquement.

Tak sentit les premières gouttes de pluie et se précipita à l’abri d’un haut rocher, semblable à une longue haie étroite, légèrement oblique face à la pluie. Tak se déplaça à sa base quand se déversèrent les eaux. Le monde perdit toute couleur quand disparut le dernier morceau de ciel bleu.

Une mer de lumière turbulente apparut au-dessus des monts et répandit trois fois des fleuves qui descendirent furieusement éclabousser l’aiguille rocheuse qui se détachait sombre dans le vent à quatre cents mètres de là sur la pente.

Quand Tak put mieux voir, il aperçut un phénomène qu’il ne comprit pas. On eût dit que chaque éclair avait abandonné une part de lui-même qui a présent, debout, ondulait dans l’air gris, lançant du feu, malgré l’eau qui tombait sans cesse.

Alors Tak entendit un rire – ou était-ce le grondement attardé du tonnerre ?

Non, c’était un rire énorme, inhumain.

Puis au bout d’un moment vint un hurlement de rage, un éclair, le tonnerre.

Une autre colonne de feu ondulait près de l’aiguille rocheuse.

Tak resta immobile quelques minutes. Et tout recommença. Le hurlement, trois éclairs, le bruit d’un écroulement.

Il y avait à présent sept piliers de feu.

Oserait-il s’approcher, faire le tour de ces choses, aller voir ce qui se passait de l’autre côté de l’aiguille rocheuse ?

Et s’il le faisait, et que Sam, comme il le pensait, fût mêlé à cela ? Comment agir, si l’Éveillé lui-même ne pouvait faire face à la situation ?

Il ne sut répondre, mais avança tout de même lentement, courbé au milieu des hautes herbes humides, faisant un large détour à gauche.

Quand il fut à mi-chemin de l’aiguille, cela se reproduisit, de ces choses maintenant se dressaient, rouge, or et jaune, vacillant, ondulant, comme si leurs bases étaient enracinées dans le sol.

Il resta accroupi, frissonnant, évalua ce qui lui restait de courage, très peu en vérité. Il continua cependant à avancer parallèlement à cet étrange endroit, puis le dépassa.

Il se releva derrière la roche et se retrouva au milieu d’un groupe de grosses pierres. Heureux de l’abri qu’elles lui donnaient, et qui empêchait qu’on pût le voir d’en bas, il avança encore plus lentement, sans détourner les yeux de l’aiguille rocheuse.

Il put voir à présent qu’elle était en partie creuse. Il y avait à sa base une caverne sèche. Deux silhouettes agenouillées. De saints hommes en prière ? Il en douta.

Brusquement le plus effrayant éclair qu’il eût encore vu descendit sur la pierre – et non pas une seule fois, ni pour un instant. On eût dit qu’un monstre à la langue de feu léchait la pierre, tout en grondant, pendant près de quinze secondes.

Quand Tak rouvrit les yeux, il compta vingt tours ardentes.

Un des saints hommes se pencha en avant, fit des gestes. L’autre rit. Tak l’entendit parler.

— Par les Yeux du Serpent, c’est à présent mon tour !

— Ta mise ? demanda le second, et Tak reconnut la voix de Sam à la Grande Âme.

— Quitte ou double, rugit l’autre, et il se pencha en avant, se balança en arrière, fit les mêmes gestes que Sam.

— Nina de Srinagina ! psalmodia-t-il, et il se pencha, se balança, refit les mêmes gestes.

— Le Sept Sacré, murmura Sam.

L’autre hurla.

Tak ferma les yeux, se boucha les oreilles, s’attendant à ce qui allait arriver après ce hurlement.

Il ne se trompait pas.

Quand la conflagration, le tumulte cessèrent, il regarda en bas et vit une scène fantastiquement illuminée. Il ne se donna pas la peine de compter. Il était évident que quarante hautes flammes se dressaient là, lançant leurs étranges lueurs. Leur nombre avait doublé.

Le rituel continua. À la main gauche du Bouddha, l’anneau de fer brillait d’un éclat particulier, vert pâle.

— Quitte ou double ! entendit répéter Tak. Et le Bouddha répondit encore : « Le Sept Sacré. »

Cette fois, pensa-t-il, le flanc de la montagne allait s’ouvrir sous lui. L’éclat n’était qu’une image persistante gravée sur sa rétine à travers ses paupières fermées. Mais il se trompait.

Quand il ouvrit les yeux, ce fut pour voir une véritable armée d’éclairs ondulants. Leur flamboiement lui fit mal à la tête et il s’abrita les yeux pour regarder au-dessous de lui.

— Eh bien, Raltarîki ? demanda Sam. Une étincelante lumière émeraude jouait sur sa main gauche.

— Encore une fois, Siddhartha, quitte ou double.

La pluie fut un peu moins forte pendant un instant, et dans la grande lumière de l’armée dressée sur la colline, Tak vit que l’être nommé Raltarîki avait une tête de buffle et quatre bras.

Il frissonna, couvrit ses yeux et ses oreilles, serra les dents et attendit.

Au bout d’un moment, reprirent les grondements, tout s’illumina de nouveau, et finalement il perdit conscience.

Quand il revint à lui, tout était gris, une pluie douce tombait entre lui et le rocher. À sa base, un seul être était assis. Il ne portait point de cornes, et n’avait que deux bras normaux.

Tak, immobile, attendit.

— Ceci, fit Yama en lui tendant un vaporisateur, repousse les démons. À l’avenir, je te conseille de t’en enduire le corps avant de t’éloigner du monastère. Je pensais cette région débarrassée des Rakashas, sinon je t’en aurais donné plus tôt.

Tak prit le flacon et le posa sur la table devant lui.

Ils se tenaient dans les appartements de Yama, où ils avaient pris un repas léger. Yama s’adossa à sa chaise, un verre du vin de Bouddha dans la main gauche, une carafe à moitié vide dans la droite.

— Alors, Raltarîki est vraiment un démon ? demanda Tak.

— Oui et non. Si par « démon » tu entends une créature maléfique, surnaturelle, douée de grands pouvoirs, de très longue vie et capable de prendre temporairement toutes les formes, la réponse est non. C’est là une définition généralement acceptée, mais ici, elle est fausse en un point.

— Oh ! et lequel ?

— Il n’est pas une créature surnaturelle.

— Mais il est tout le reste ?

— Oui.

— Alors, qu’il soit surnaturel ou non, qu’est-ce que cela change, s’il est maléfique, puissant, presque éternel, et s’il peut changer de forme à volonté ?

— Ah ! mais il y a une grande différence, celle entre l’inconnu et l’inconnaissable, la science et le fantastique. C’est une question d’essence. Les quatre points cardinaux sont la logique, le savoir, la sagesse et l’inconnu. Certains s’inclinent devant ce dernier, d’autres vont vers lui pour le conquérir. S’incliner devant lui est perdre de vue les trois autres points. Je peux me soumettre à l’inconnu, mais jamais à l’inconnaissable. Celui qui l’accepte est un saint ou un idiot. Ni les uns ni les autres ne me plaisent.

— Et ces démons ? fit Tak, haussant les épaules et buvant son vin.

— Ils font partie du connaissable. J’ai fait des expériences sur eux pendant de nombreuses années et je fus l’un des quatre qui descendirent dans le Puits d’Enfer, tu te le rappelles peut-être, après que Taraka eut fui devant Agni à Palamaidsu. N’es-tu point Tak l’Archiviste ?

— Je l’étais.

— As-tu lu les documents sur les premiers contacts avec les Rakashas ?

— J’ai lu les récits des jours où on les lia.

— Alors tu sais que ce sont les autochtones de ce monde et qu’ils étaient ici avant que l’homme arrive de Terrath anéantie.

— Oui.

— Ce sont des créatures d’énergie plutôt que de matière. Selon leurs propres traditions, ils avaient autrefois des corps, vivaient dans des villes. Leur quête de l’immortalité personnelle, toutefois, les conduisit dans une voie différente de celle suivie par l’homme. Ils trouvèrent un moyen de se perpétuer sous la forme de champs d’énergie stables. Ils abandonnèrent leurs corps pour vivre éternellement sous forme de tourbillons de force. Mais ils ne sont point pur intellect. Ils emportèrent avec eux leur ego tout entier, et nés de la matière, ils convoitent éternellement la chair. Bien qu’ils puissent en prendre l’apparence pour un temps, ils ne peuvent sans aide revenir en un corps. Pendant un temps infini ils errèrent sans but sur ce monde. Puis l’arrivée de l’homme les arracha à leur quiétude. Ils prirent la forme de ses cauchemars pour le harceler. Il fallut donc les vaincre et les enchaîner, dans les profondeurs, sous les Ratnagaris. Nous ne pouvions les détruire tous, nous ne pouvions leur permettre d’essayer de s’emparer des machines à incarner et des corps des hommes. Ils furent donc pris au piège, et enfermés dans de grandes bouteilles magnétiques.

— Mais Sam en a libéré beaucoup pour en faire ce qu’il veut.

— Oui. Il a signé avec eux un pacte de cauchemar et il l’a respecté, si bien que certains d’entre eux se promènent sur ce monde. De tous les hommes, ils ne craignent peut-être que Siddharta. Et ils ont un grand vice en commun avec les hommes.

— Qui est ?

— La passion du jeu. Ils jouent pour n’importe quelle mise, et les dettes de jeu sont les seules affaires où ils mettent de l’honneur. Il le faut, sinon les autres joueurs n’auraient point confiance en eux et ils perdraient ce qui est peut-être leur seul plaisir. Leurs pouvoirs étant grands, les princes eux-mêmes jouent avec eux, espérant gagner leurs services. Des royaumes ont été perdus ainsi.

— Si, comme vous le pensez, Sam jouait à un des antiques jeux avec Raltarîki, qu’espérait-il gagner ?

— Sam est un idiot, fit Yama, finissant son vin et remplissant son verre. Ou plutôt non, c’est un joueur, ce qui est un peu différent. Les Rakashas gouvernent des ordres mineurs d’êtres-énergie. Sam, grâce à cet anneau qu’il porte, a maintenant à sa disposition une garde d’esprits élémentaires du feu, qu’il a gagnée à Raltarîki. Ce sont des créatures redoutables, sans intelligence, qui ont chacune la force d’un éclair.

— Mais qu’a joué Sam ?

— Le résultat de tous mes travaux, de tous mes efforts pendant un demi-siècle.

— Son corps ?

— Oui. Un corps humain. Ce que convoite le plus au monde n’importe quel démon.

— Pourquoi Sam a-t-il tenté une telle aventure ?

— Cela a dû être son seul moyen de réveiller son désir de vie, de se lier de nouveau à sa tâche : affronter le danger, en jouant sa propre existence chaque fois que roulaient les dés.

— Pour moi, cela tient de l’inconnaissable.

— De l’inconnu seulement, dit Yama. Sam n’est pas tout à fait un saint, mais il n’est pas un idiot.

Il n’est pas loin d’en être un, décida cependant Yama cette nuit-là, et il vaporisa de l’anti-démon dans tout le monastère.

Le lendemain matin, un petit homme s’approcha du monastère, vint s’asseoir devant l’entrée, plaça un bol à aumône sur le sol à ses pieds. Il était vêtu d’une longue robe usée de grossière étoffe brune. Un bandeau noir couvrait son œil gauche. Le peu de cheveux qui lui restaient étaient noirs et très longs. Son nez pointu, son petit menton, ses oreilles plates attachées haut le faisaient ressembler à un renard. Sa peau était tendue sur les os, basanée. Son œil vert ne semblait jamais ciller.

Il resta assis une vingtaine de minutes avant qu’un des moines de Sam ne le remarque et ne parle de lui à l’un des moines en robe sombre de l’ordre de Ratri. Celui-ci alla trouver un prêtre et l’en informa. Le prêtre, voulant montrer à la déesse les vertus de ses fidèles, envoya chercher le mendiant pour le nourrir, lui donner un vêtement neuf, et lui offrir une cellule pour y dormir aussi longtemps qu’il le désirerait.

Le mendiant accepta la nourriture avec la courtoisie d’un brahmane, mais ne voulut manger que du pain et des fruits. Il accepta aussi la robe sombre de l’ordre de Ratri et jeta son vêtement sale. Puis il inspecta la cellule et la natte neuve préparées pour lui.

— Je vous remercie, digne prêtre, dit-il d’une voix sonore et ample, qui ne convenait point à sa personne. Je vous remercie. Et je prie votre déesse de vous sourire pour votre bonté et votre générosité en son nom.

Le prêtre sourit lui-même, tout en espérant que Ratri pût passer dans le couloir et être témoin de la bonté, de la générosité répandues en son nom. Elle ne vint point cependant.

Rares étaient ceux de son ordre qui l’eussent vue, même de nuit, quand elle faisait agir son pouvoir et marchait parmi eux. Car seuls les moines en robe safran avaient assisté au réveil de Sam et pouvaient être sûrs de l’identité de la déesse. Elle parcourait en général le monastère quand ses disciples priaient, ou après qu’ils s’étaient retirés pour la nuit. Elle dormait le jour. Quand elle leur apparaissait, elle était toujours enveloppée de ses robes. Ses désirs et ses ordres étaient directement communiqués à Gandhiji, le chef de l’ordre, âgé de quatre-vingt-treize ans en ce cycle, et plus qu’à moitié aveugle.

En conséquence, ses moines et ceux qui portaient la robe safran se demandaient quel pouvait être son aspect, et cherchaient à gagner sa faveur. On disait que sa bénédiction vous assurait d’être réincarné en un brahmane. Seul Gandhiji restait indifférent, car il avait accepté la voie de la vraie mort.

Comme elle ne venait point, le prêtre prolongea la conversation.

— Je suis Balarma, dit-il. Puis-je vous demander votre nom, et peut-être votre destination ?

— Je suis Aram, dit le mendiant. J’ai fait vœu de pauvreté pour dix ans, et de silence pour sept. Les sept ans sont heureusement finis, je puis donc parler à mes bienfaiteurs, les remercier et répondre à leurs questions. Je vais dans les montagnes pour y trouver une grotte où je pourrai méditer et prier. Je puis, peut-être, accepter votre généreuse hospitalité quelques jours avant de continuer mon voyage.

— Nous serions fort honorés si un saint homme jugeait bon de sanctifier notre monastère par sa présence. Vous êtes le bienvenu. Si vous désirez quelque chose qui puisse vous aider sur le chemin que vous avez choisi, et s’il est en notre pouvoir de vous l’accorder, dites-le-nous.

Aram le regarda fixement de son œil vert.

— Le moine qui m’a vu le premier ne portait pas la robe de votre ordre, fit-il en touchant le vêtement. La sienne était d’une autre couleur, si j’en puis croire mon pauvre œil.

— En effet. Des disciples de Bouddha ont trouvé abri chez nous et se reposent un peu de leurs voyages.

— C’est vraiment intéressant, dit Aram, car j’aimerais parler avec eux et en apprendre davantage, peut-être, sur leur Voie.

— Vous aurez amplement l’occasion de le faire si vous décidez de rester un moment parmi nous.

— Je reste, alors. Sont-ils ici pour longtemps ?

— Je ne le sais.

— Quand pourrais-je les voir ?

— Ce soir, pendant une heure, tous les moines se ressembleront et seront libres de parler, sauf ceux qui ont fait vœu de silence.

— J’attendrai ce moment en priant, dit Aram. Et merci.

Chacun s’inclina légèrement et Aram entra dans sa cellule.

Ce soir-là, Aram assista à la réunion des moines, qui pouvaient rester une heure ensemble. Ceux des deux ordres se rencontraient alors et conversaient. Sam n’y assistait point, ni Tak. Et Yama n’y venait jamais en personne.

Aram s’assit à la longue table du réfectoire, en face de plusieurs moines de Bouddha. Il parla un moment avec eux, de doctrine et de pratiques, de castes et de croyance, du temps et des affaires du jour.

— Il semble étrange, dit-il enfin, que ceux de votre ordre se soient brusquement avancés si loin au sud et à l’ouest.

— Nous sommes un ordre errant, répliqua un moine. Nous suivons le vent, nous suivons notre sentiment.

— Jusqu’au pays de la terre rouge, dans la saison des éclairs ? Quelque révélation va peut-être se produire ici, qui pourrait m’enrichir l’esprit si j’en étais témoin ?

— L’univers entier est une révélation, dit le moine. Tout change et pourtant tout demeure. Le jour suit la nuit, chaque jour est différent, et c’est pourtant un jour. Une grande part du monde n’est qu’illusion, mais les formes de cette illusion sont faites selon un modèle qui est part de la divine réalité.

— Oui, oui, fit Aram. Je suis instruit des voies de l’illusion et de la réalité, mais ce que je voulais savoir, c’était si quelque nouveau maître était apparu dans le voisinage ou si quelque ancien était revenu. Ou s’il y avait eu quelque manifestation divine qu’il serait un bien pour mon âme de connaître.

Tout en parlant, le mendiant balaya de la main un insecte rouge, gros comme l’ongle du pouce, qui s’agitait sur la table devant lui et le fit tomber à terre. Il avançait sa sandale pour l’écraser quand le moine l’arrêta.

— Je vous en prie, mon frère, ne lui faites pas de mal.

— Mais il y en a partout ici, et les Maîtres du Karma ont affirmé qu’on ne pouvait faire revenir un homme ici-bas en un insecte. Tuer un insecte n’a aucun effet du point de vue du Karma.

— Néanmoins, la vie est une, et tout est vie, et dans ce monastère tout le monde pratique la doctrine de l’ahimsa et ne supprime aucune vie.

— Pourtant, fit Aram, Patanjali affirme que c’est l'intention plutôt que l’acte, qui compte. Donc, si je tuais avec amour plutôt qu’avec méchanceté, ce serait comme si je n’avais pas tué. J’avoue que ce n’est pas le cas, et que je voulais faire une mauvaise action. Donc, si même je n’ai pas tué, j’ai sur moi le fardeau de la culpabilité, à cause de l’intention. Je peux donc l’écraser à présent, je ne m’en porterai pas plus mal, selon le principe de l’ahimsa. Mais comme je suis votre hôte, je dois respecter vos pratiques, et ne le ferai point.

Il écarta sa sandale de l’insecte, qui resta immobile, sa petite antenne rougeâtre dressée.

— Cet homme est un savant, à la vérité, dit un moine.

— Merci, fit Aram en souriant, mais ce n’est pas vrai. Je ne suis qu’un humble chercheur de la vérité et j’ai eu parfois l’occasion et le privilège d’écouter les discours des érudits. Ah ! comme j’aimerais encore avoir ce privilège ! S’il y avait quelque grand maître, quelque savant dans le voisinage, je marcherais sur des charbons ardents pour aller m’asseoir à ses pieds, écouter ses paroles, suivre son exemple. Et si…

Il se tut, car tous les yeux s’étaient brusquement tournés vers la porte derrière lui. Il ne bougea pas la tête, mais tendit la main pour écraser un insecte près de son poignet. L’extrémité d’un petit cristal et deux fils minuscules s’échappèrent de la chitine brisée de son dos.

Il se retourna alors, son œil vert observa la rangée de moines assis entre la porte et lui et il vit enfin Yama, vêtu de culottes, de bottes, d’une chemise, d’une ceinture d’étoffe, d’une cape et de gants, le tout de couleur rouge. Sur sa tête était enroulé un turban couleur de sang.

— Et si ? dit Yama. Si quelque sage, disiez-vous, ou quelque avatar de la divinité résidait dans le voisinage, vous aimeriez faire sa connaissance ? C’est bien cela que vous disiez, étranger ?

Le mendiant se leva et s’inclina.

— Je suis Aram, frère de tous ceux qui voyagent et cherchent la lumière.

Yama ne lui rendit pas son salut.

— Pourquoi écrire ton nom à l’envers, dieu de l’Illusion, alors que tes paroles et tes actes te trahissent ?

— Je ne vous comprends point, fit le mendiant, haussant les épaules. Puis il sourit, et ajouta : « Je cherche la Voie et le Bien. »

— J’ai peine à y croire, après avoir été témoin pendant mille ans de ta perfidie.

— Vous parlez de l’éternelle vie des dieux.

— Oui, par malheur. Tu as fait une grave erreur, Mara.

— Et laquelle ?

— Tu crois qu’on te permettra de partir d’ici vivant.

— Je m’y attends, je l’avoue.

— Tu oublies les nombreux accidents qui peuvent arriver à un voyageur solitaire dans ces régions sauvages.

— Je suis un voyageur solitaire depuis bien des années. Les accidents arrivent toujours aux autres.

— Tu crois peut-être que si même ton corps était détruit ici, ton atman serait transféré dans un corps quelque part loin d’ici. J’ai cru comprendre que quelqu’un a déchiffré mes notes et que ce tour est à présent possible.

Le visage du mendiant devint sévère.

— Tu ne te rends pas compte des forces qui en ce moment même entourent ce bâtiment, et empêchent un tel transfert.

— Yama, fit le mendiant avançant au milieu de la pièce. Tu es insensé si tu penses pouvoir opposer tes faibles pouvoirs de Déchu à ceux du Rêveur.

— Peut-être, Mara, répliqua Yama, mais j’ai attendu trop longtemps cette occasion pour la retarder davantage. Te rappelles-tu ma promesse à Keenset ? Si tu désires voir continuer ta chaîne d’existences il te faudra passer par cette porte, la seule de la pièce, et je te barre la route. Rien de ce qui est en dehors de cette salle ne peut t’aider à présent.

Mara leva alors les mains et les feux s’allumèrent.

Tout s’embrasa. Des flammes s’échappèrent des murs, des tables, des robes des moines. La fumée ondoya, tourbillonna dans la pièce. Yama restait immobile au centre de la conflagration.

— C’est tout ce que tu peux faire ? demanda-t-il. Tes flammes sont partout mais rien ne brûle.

Mara frappa dans ses mains et les flammes disparurent.

Elles furent remplacées par le mécobra. Il balançait la tête, deux fois haut comme un homme. Il déploya son capuchon argenté, se dressa comme un grand S, prêt à frapper.

Yama ne lui prêta aucune attention, son regard profond sonda l’œil unique de Mara.

Le mécobra s’effaça au moment de frapper. Yama fit un pas en avant. Mara recula d’un pas.

Ils se tinrent ainsi le temps de trois battements de cœur. Puis Yama fit encore deux pas et Mara recula de nouveau. Tous deux avaient le front couvert de perles de sueur.

Le mendiant était à présent plus grand, ses cheveux plus épais. Sa taille s’épaissit, ses épaules s’élargirent. Tous ses mouvements avaient une certaine grâce qu’ils ne possédaient point auparavant. Il recula encore d’un pas.

— Oui, Mara, il y a un dieu de Mort, fit Yama les dents serrées. Déchu ou non, la vraie mort est dans mes yeux. Il faut que tu me regardes. Quand tu toucheras le mur, tu ne pourras plus reculer. Sens-tu la force quitter tes membres ? Sens-tu le froid envahir tes pieds et tes mains ?

Mara montra les dents comme une bête. Son cou était devenu épais comme celui d’un taureau, ses biceps aussi gros qu’une cuisse d’homme. Son torse était puissant, ses jambes comme deux grands arbres dans la forêt.

— Le froid ? demanda-t-il, tendant les bras. Je peux briser un géant de ces mains, Yama. Tu n’es qu’un dieu vil et banni. Ton air sévère peut effrayer et tuer les vieux et les infirmes. Tes yeux peuvent glacer les animaux stupides et les hommes de basse classe. Mais je te domine comme l’étoile le fond de l’océan.

Les mains de Yama gantées de rouge le saisirent à la gorge comme deux cobras.

— Eh bien, tâte de cette force que tu railles, Rêveur. Tu as pris l’apparence du pouvoir, utilise-le, tu ne l’emporteras point avec des mots.

Ses joues et son front s’empourprèrent quand Yama resserra ses mains autour de sa gorge. Son œil parut sortir de son orbite, sa lumière verte parut balayer la pièce. Et Mara tomba à genoux.

— Assez, Yama ! fit-il, haletant, tu ne veux pas te tuer toi-même ?

Il changea. Ses traits se brouillèrent, comme s’il reposait sous des eaux agitées. Yama voyait son propre visage, ses mains gantées de rouge agrippées à ses poignets.

— Te voilà prêt à tout, Mara, quand la vie te quitte. Mais Yama n’est pas un enfant, pour craindre de briser le miroir que tu es devenu. Essaie encore tes forces, ou meurs comme un homme, la fin sera la même.

Mais une fois encore les traits se déformèrent. Et Yama hésita, perdit de son énergie.

Ses cheveux mordorés coulaient sur ses doigts. Ses yeux pâles l’imploraient. Autour de sa gorge on voyait un collier de crânes d’ivoire plus pâle que sa chair. Son sari était couleur de sang. Les mains de la femme se posèrent sur les siennes, en une caresse.

— Déesse ! s’exclama-t-il.

— Tu ne tuerais point Kâli… ? Durgâ… ? fit-elle, à moitié étouffée.

— Tu t’es encore trompé, Mara, murmura-t-il. Ne sais-tu pas que tout homme tue ce qu’il aime ? Et il serra les mains. On entendit un bruit d’os brisés.

— Sois dix fois damné, dit-il, les yeux clos, il n’y aura pas de nouvelle naissance.

Et il ouvrit les mains.

Un homme de haute taille, de nobles proportions, gisait sur le sol, la tête penchée sur l’épaule droite, les yeux enfin clos.

Yama retourna le cadavre de sa botte.

— Construisez un bûcher et brûlez ce corps, dit-il aux moines, sans les regarder. N’oubliez aucun des rites. Un des êtres les plus nobles du monde est mort aujourd’hui.

Puis il détourna les yeux de l’œuvre de ses mains, et sortit de la pièce.

Ce soir-là, les éclairs parcoururent les cieux, la pluie tomba comme boulets du Ciel.

Ils étaient assis tous les quatre dans la chambre de la haute tour, à l’angle nord-ouest du monastère.

Yama arpentait la pièce, s’arrêtait devant la fenêtre. Les autres, assis, le regardaient, l’écoutaient.

— Ils soupçonnent quelque chose, mais ne savent rien de sûr. Ils ne veulent point ravager le monastère d’un autre dieu, et montrer aux hommes la division dans leurs rangs, à moins d’être certains de ce qui se passe. Ils font une enquête. Nous avons donc encore du temps.

Les autres approuvèrent d’un signe de tête.

— Un brahmane qui avait renoncé au monde pour trouver son âme est passé par ici, a eu un accident, est mort de la vraie mort. On a brûlé son corps, ses cendres ont été jetées sur le fleuve qui mène à la mer. Voilà ce qui est arrivé. Les moines errants de l’Éclairé nous rendaient visite à ce moment-là. Ils sont partis peu après l’événement. Qui sait où ils sont allés ?

Tak se redressa autant qu’il lui était possible.

— Yama, on peut croire à cette histoire une semaine, un mois, peut-être plus longtemps, mais la vérité sera dévoilée au Maître qui jugera le premier des hommes de ce monastère à entrer dans la salle du Karma. Dans ce cas, je crois que certains arriveront assez tôt au jugement. Et alors ?

— Il faut s’arranger pour que ce que j’ai dit se soit réellement passé, fit Yama en roulant soigneusement une cigarette.

— Mais comment est-ce possible ? Quand le cerveau d’un homme est soumis au play-back karmique, tous les événements dont il a été témoin pendant son cycle de vie le plus récent défilent devant son juge et la machine, comme sur un rouleau de parchemin.

— C’est exact. Mais, Tak l’Archiviste, n’as-tu jamais entendu parler d’un palimpseste, un parchemin dont on a effacé l’écriture pour pouvoir l’utiliser de nouveau ?

— Certes, mais l’esprit n’est pas un parchemin.

— Vraiment ? C’est toi qui le premier as fait cette comparaison, pas moi. Qu’est la vérité, après tout ? Ce que tu la fais, dit Yama, allumant sa cigarette. Ces moines ont été témoins d’une étrange et terrible chose. Ils m’ont vu revêtir mon Aspect, user d’un Attribut. Ils ont vu Mara agir de même, ici, dans ce monastère où nous avons fait revivre le principe de l’ahimsa. Ils savent qu’un dieu peut se permettre ces choses-là sans effet sur le plan du karma, mais le choc pour eux a été grand et l’impression faite, profonde. Et nous n’avons pas encore brûlé le corps. Quand on allumera le bûcher, il faudra que l’histoire que je vous ai contée soit la vérité en leur esprit.

— Comment ? demanda Ratri.

— Ce soir même, pendant que l’image de ce qu’ils ont vu flamboie encore en leur conscience, et que leurs pensées sont encore troublées, la nouvelle vérité sera forgée et mise en place. Sam, tu t’es reposé assez longtemps, c’est à toi d’accomplir cela. Fais-leur un sermon, éveille en eux ces nobles sentiments, ces hautes qualités de l’esprit qui font que les hommes se soumettent à l’intervention des dieux. Ratri et moi unirons alors nos pouvoirs, et une nouvelle vérité naîtra.

Sam s’agita, baissa les yeux.

— Je ne sais si je puis le faire, il y a si longtemps…

— Qui a été un Bouddha est toujours un Bouddha, Sam. Fourbis quelques-unes de tes vieilles paraboles. Tu as un quart d’heure.

— Donne-moi du tabac et du papier, fit Sam, tendant la main. Il prit le paquet, roula une cigarette, en tira une longue bouffée, toussa. Je suis las de leur mentir, dit-il enfin. Je crois que c’est là la vérité.

— Mentir ? fit Yama. Mais qui te demande de mentir ? Donne-leur des passages du Sermon sur la Montagne, si tu veux, ou de l’Iliade. Peu importe ce que tu diras. Remue-les un peu, puis calme-les, c’est tout ce que je te demande.

— Et ensuite ?

— Je ferai ce qu’il faut pour les sauver, et nous en même temps.

— Évidemment, quand tu présentes les choses ainsi. Mais je ne suis plus très en forme pour ce genre de prêche. Bon, je peux bien trouver deux ou trois vérités, ajouter quelques pensées pieuses, mais donne-moi vingt minutes.

— D’accord. Ensuite, nous plions bagages et demain nous partons pour Khaipour.

— Déjà ? demanda Tak.

— Il est presque trop tard, dit Yama.

Les moines étaient assis par terre dans le réfectoire. Les tables avaient été repoussées contre les murs. Les insectes avaient disparu. Dehors, la pluie tombait toujours.

Sam, la Grande Âme, Sam l’Illuminé, entra et s’assit devant eux.

Ratri entra, vêtue en nonne bouddhiste et voilée.

Yama et Ratri allèrent au fond de la pièce où se trouvait aussi Tak.

Sam resta les yeux clos, plusieurs minutes. Puis il se mit à parler doucement.

— J’ai de nombreux noms, mais aucun d’eux n’a d’importance.

Il ouvrit alors les yeux, sans bouger la tête, sans regarder personne en particulier.

— Les noms importent peu. Parler, c’est donner des noms, mais parler n’est pas important. Il se produit une chose qui n’est jamais arrivée auparavant. La voyant, l’homme regarde la réalité. Il ne peut dire aux autres ce qu’il a vu. Les autres voudraient savoir, cependant, et le questionnent : « Comment était cette chose que vous avez vue ? » Il tente alors de le leur dire. Il a peut-être vu par exemple le premier feu en ce monde. Et il leur dit : « C’est rouge comme un pavot, mais en lui dansent d’autres couleurs. Cela n’a pas de forme, et, comme l’eau, s’écoule de toutes parts. C’est chaud comme le soleil en été, davantage même. Cela existe un moment sur une bûche, puis le bois disparaît comme s’il avait été dévoré et il ne reste qu’une chose noire et qui peut être tamisée comme le sable. Quand le bois a disparu, c’est la fin. » Ceux qui l’écoutent peuvent donc penser que cette réalité est comme un pavot, comme l’eau, le soleil, et comme ce qui mange et rejette. Ils pensent qu’elle ressemble à tout ce dont leur a parlé l’homme qui l’a vue. Mais ils n’ont pas regardé le feu, ils ne peuvent réellement le connaître, ils ne peuvent que savoir qu’il existe. Mais le feu se reproduit dans le monde, bien des fois. Des hommes de plus en plus nombreux le voient. Bientôt, le feu est aussi commun que l’herbe et les nuages, et l’air qu’ils respirent. Ils voient que si cela ressemble à un pavot, ce n’en est pas un ; ce n’est ni l’eau, ni le soleil, ni ce qui mange et rejette, même si cela y ressemble, mais quelque chose de différent de chacune de ces choses en particulier et de toutes prises ensemble. Ils regardent donc cette chose nouvelle, et ils créent un mot nouveau pour la désigner. Ils l’appellent « le feu ».

« S’ils rencontrent quelqu’un qui ne l’a pas encore vu, et qu’ils lui parlent du feu, il ne sait ce que cela veut dire. À leur tour, donc, il leur faut se contenter de lui dire à quoi il ressemble. Ce faisant, ils savent par expérience que ce qu’ils lui disent n’est pas la vérité, mais seulement une part de la vérité. Ils savent que cet homme ne connaîtra jamais la réalité grâce à leurs seuls mots, bien qu’ils aient tous les mots du monde à leur disposition. Il lui faut regarder le feu, le sentir, s’y chauffer les mains, ou rester à jamais ignorant. Donc « feu », « terre », « eau », « air », « je », ne sont que des mots et importent peu. Mais l’homme oublie la réalité et se souvient des mots. Plus il a de mots dans la mémoire, plus ses amis l’estiment intelligent. Il regarde les grandes transformations du monde, mais il ne les voit point comme elles furent vues quand l’homme regarda la réalité pour la première fois. Leurs noms viennent à ses lèvres et il sourit en les goûtant, pensant qu’il connaît les choses en les nommant. Il arrive encore des choses qui ne sont jamais arrivées auparavant. C’est toujours un miracle. La grande fleur brûlante est là, coule sur le tronc du monde, rejette les cendres du monde, elle n’est aucune de ces choses que j’ai nommées, et toutes en même temps, c’est la réalité, l’Être Sans Nom.

« Donc, je vous adjure d’oublier les noms, et les paroles que je prononce dès qu’elle sont prononcées. Contemplez plutôt en vous le Sans Nom, qui s’éveille quand je m’adresse à lui. Il écoute non mes mots, mais la réalité en moi, dont il est part. C’est l’atman qui m’entend moi plutôt que mes paroles. Tout le reste est irréel. Définir c’est perdre. L’essence de toute chose est l’Être Sans Nom, qui est inconnaissable et plus fort même que Brahma. Les choses passent, mais l’essence demeure. Vous êtes donc assis au centre d’un rêve. »

« L’essence le rêve comme un rêve de forme. Les formes passent, mais l’essence demeure, rêvant de nouveaux rêves. L’homme nomme ces rêves, pense en avoir capturé l’essence et ne sait pas qu’il invoque l’irréel. Ces pierres, ces murs, ces corps assis autour de vous sont pavots, eau et soleil. Tout est rêve de l’Être Sans Nom. Tout cela est feu, si vous le voulez. »

« De temps à autre peut venir un rêveur qui sait qu’il rêve. Il peut saisir quelque chose de l’étoffe du rêve, le soumettre à sa volonté, ou il peut s’éveiller à une plus grande connaissance de soi. S’il choisit le chemin de la connaissance de soi, sa gloire est grande et il sera pour l’éternité comme une étoile. S’il choisit la voie des Tantras, mêlant Samsâra et Nirvâna, comprenant le monde et continuant à y vivre, il est puissant parmi les rêveurs. Il peut utiliser sa puissance pour le bien ou pour le mal. Bien que ces termes aussi soient dépourvus de sens hors des noms donnés dans le Samsâra. »

« Vivre en le Samsâra, cependant, c’est être soumis aux œuvres de ceux qui sont puissants parmi les rêveurs. S’ils mettent cette puissance au service du bien, c’est un âge d’or. S’ils la mettent au service du mal, c’est un âge des ténèbres. Le rêve peut devenir cauchemar. »

« Il est écrit que vivre, c’est souffrir. Il en est ainsi, disent les sages, car l’homme, par ses efforts, doit se délivrer du fardeau du Karma s’il veut arriver à l’illumination. »

« Alors, disent les sages, à quoi bon lutter à l’intérieur d’un rêve contre ce qui est notre lot, le chemin à suivre pour atteindre la délivrance ? À la lumière des valeurs éternelles, disent les sages, la souffrance n’est rien ; en termes du Samsâra, disent-ils, elle conduit au bien. Comment donc justifier l’homme qui lutte contre les puissances du mal ? »

Il se tut un instant, leva la tête.

— Cette nuit, reprit-il, le dieu de l’Illusion est passé parmi vous – Mara, puissant parmi les rêveurs, mais puissance du mal. Il a rencontré cet autre qui tisse peut-être différemment l’étoffe des rêves. Il a rencontré Dharma, qui peut arracher un rêveur à son rêve. Ils ont lutté. Et Mara n’est plus. Pourquoi ont-ils combattu, le dieu de Mort contre l’illusionniste ?

Vous dites que leurs voies sont impénétrables, étant celles des dieux. Ce n’est pas la bonne réponse.

« La réponse, la justification, est la même pour les hommes et pour les dieux. Le bien ou le mal, disent les sages, ne signifient rien, car ils sont part du Samsâra. Acceptez les paroles de ces sages qui ont instruit notre peuple depuis l’aube de la mémoire des hommes. Mais considérez aussi une chose dont ne parlent point les sages. C’est la « beauté ». Un mot, peut-être, mais regardez derrière ce mot et considérez la Voie du Sans Nom. Et quelle est cette Voie ? C’est la Voie du Rêve. Pourquoi l’Être Sans Nom rêve-t-il ? Ceux qui vivent dans le Samsâra ne le savent point. Il vaut mieux demander ce que rêve le Sans Nom.

« L’Être Sans Nom dont nous sommes tous partie rêve la forme. Et quel est le plus bel attribut que puisse posséder une forme ? La beauté. Le Sans Nom est donc un artiste. Et il n’y a donc point de problème du bien et du mal, mais un problème d’esthétique. Lutter contre les puissants parmi les rêveurs, contre ceux qui mettent leur puissance au service du mal ou de la laideur, n’est point lutter pour ce qui n’a point de sens en termes du Samsâra ou du Nirvâna, comme nous l’ont appris les sages, mais lutter pour la symétrie d’un rêve, en termes du rythme et de l’équilibre qui en feront une chose belle. De cela, les sages ne disent rien – cette vérité est si simple qu’ils ont évidemment négligé d’en parler. L’esthétique de la situation m’oblige donc à attirer là-dessus votre attention. La lutte contre les rêveurs qui rêvent la laideur, qu’ils soient hommes ou dieux, est nécessairement la volonté de l’Être Sans Nom. Cette lutte entraînera également la souffrance, et le fardeau du Karma de chacun en sera ainsi allégé, tout comme il le serait en supportant la laideur. Mais cette souffrance amène à une fin plus élevée, à la lumière des valeurs éternelles dont les sages parlent si souvent. »

« Je vous dis donc que l’esthétique de ce que vous avez vu ce soir était d’un ordre élevé. Vous pourrez peut-être me demander : « Comment savoir ce qui est beau et ce qui est laid, et agir en conséquence ? » C’est une question à laquelle vous devez répondre vous-mêmes. Et pour cela, oubliez d’abord toutes mes paroles, car je n’ai rien dit. Méditez à présent sur l’Être Sans Nom. »

Il leva la main droite, inclina la tête.

Yama et Ratri se levèrent, Tak apparut sur une table.

Ils partirent tous les quatre ensemble, sachant que les machines du Karma avaient été vaincues pour un temps.

Ils marchaient dans le vif éclat du matin, sous le Pont des Dieux. De hautes frondes, encore humides de la pluie nocturne, luisaient le long du sentier. Le sommet des arbres, les pics des montagnes lointaines, ondulaient au-delà des vapeurs montant de la terre. C’était un jour sans nuages. Les faibles brises du matin gardaient encore un peu de la fraîcheur de la nuit. Les bourdonnements, les stridulations, les pépiements de la jungle accompagnaient les moines dans leur marche. Le monastère qu’ils venaient de quitter était encore en partie visible au-dessus des sommets des arbres ; dans l’air des volutes de fumée s’élevaient vers les cieux.

Les serviteurs de Ratri portaient sa litière, au milieu du groupe de moines, de domestiques, et des guerriers de sa garde. Sam et Yama marchaient en tête. Tak les suivait en silence, invisible au milieu des feuilles et des branches.

— Le bûcher brûle encore, dit Yama.

— Oui.

— Ils brûlent le voyageur mort d’une crise cardiaque alors qu’il se reposait parmi nous.

— C’est exact.

— Pour un sermon improvisé, c’était plutôt séduisant.

— Merci.

— Crois-tu vraiment à ce que tu prêches ?

— Je suis fort crédule quant à mes propres paroles, dit Sam en riant. Je crois tout ce que je dis, tout en sachant que je suis un menteur.

— La baguette de la Trimûrti s’abat toujours sur les dos des hommes, fit Yama, avec mépris. Nirriti s’agite dans son noir repaire, il harcèle les bateaux sur les routes maritimes, dans le Sud. As-tu l’intention de passer une autre vie à te complaire dans la métaphysique, pour trouver de nouvelles justifications à la lutte contre nos ennemis ? D’après ton discours de la nuit dernière, on dirait que tu t’intéresses de nouveau au pourquoi plutôt qu’au comment.

— Non. Je voulais essayer une autre manière sur mon public. Il est difficile de pousser à la rébellion ceux pour qui tout est bien. Il n’y a pas de place pour le mal dans leurs esprits, même s’ils en souffrent constamment. L’esclave sur le chevalet, sachant qu’il renaîtra – marchand prospère, peut-être – s’il accepte de bon gré la souffrance, n’a pas le même point de vue qu’un homme qui n’a qu’une vie à vivre. Il peut tout supporter, car il sait qu’aussi grande que soit sa douleur présente, son plaisir futur sera plus grand encore. Si un tel homme ne croit pas dans le bien et le mal, on peut faire de la beauté et de la laideur des choses tout aussi utiles pour lui. Seuls les noms ont changé.

— C’est donc là la nouvelle ligne officielle du parti ?

— Oui.

Yama passa la main dans une fente invisible de sa robe, en sortit un poignard qu’il leva en guise de salut.

— À la beauté, dit-il, à bas la laideur.

Une onde de silence recouvrit la jungle. Tous les bruits de la vie parurent s’éteindre. Yama leva une main, remit le poignard dans son fourreau caché.

— Halte ! cria-t-il.

— Quittez le sentier, allez dans les broussailles !

Les moines vêtus de safran disparurent, on porta la litière de Ratri au milieu des arbres. Elle vint à côté de Yama.

— Que se passe-t-il ?

— Écoute !

On le vit alors, descendant des cieux dans un bruit d’explosion. Il passa comme un éclair au-dessus des pics et du monastère, dispersant la fumée. Des grondements annonçaient son arrivée, l’air tremblait tandis qu’il coupait le ciel et la lumière dans son vol.

C’était une grande croix en tau, une longue queue de feu dans son sillage.

— Le destructeur chasse, fit Yama.

— Le char de la foudre, cria l’un des mercenaires, faisant un signe de la main.

— Çiva passe, dit un moine, effrayé, ouvrant grand les yeux. Le Destructeur.

— Si j’avais su alors ce que valait cet appareil dit Yama, j’aurais pu m’arranger pour le rendre moins durable. De temps à autre, je regrette d’avoir un tel génie.

Il passa sous le Pont des Dieux. Tourna au-dessus de la jungle, partit vers le sud. Son rugissement diminua peu à peu. Puis le silence revint.

Un oiseau pépia, un autre lui répondit, tous les bruits de la vie se réveillèrent et les voyageurs sortirent sur la piste.

— Il reviendra, fit Yama, et il ne se trompait pas.

Deux fois encore ce jour-là, ils durent quitter la piste comme le char de la foudre passait dans les cieux. La deuxième fois, il tourna au-dessus du monastère, observant peut-être les rites funéraires. Puis il s’éleva au-dessus des montagnes et disparut.

Ce soir-là, ils campèrent sous les étoiles, La deuxième nuit aussi.

Le troisième jour, ils arrivèrent sur les rives de la Deeva, au petit port de Koona. Ils trouvèrent là les moyens de transport nécessaires et repartirent le soir même vers le sud en bateau jusqu’à l’endroit où la Deeva se jette dans le majestueux Védra. Ils se dirigèrent enfin vers les quais de Khaipour, leur destination.

Tandis qu’ils glissaient, portés par le fleuve, Sam en écoutait les bruits, debout sur le pont sombre, les mains sur la lisse. Il regardait de l’autre côté de l’eau le ciel étincelant s’élever et s’abaisser, les étoiles s’incliner. Ce fut alors que la nuit lui parla par la voix de Ratri, proche de lui.

— Tu es déjà venu ici, Tathagata.

— Bien des fois.

— La Deeva est belle sous les étoiles, quand elle ondule et se replie autour du bateau.

— Certes.

— Nous allons à présent à Khaipour, au palais de Kâma. Que feras-tu quand nous serons arrivés ?

— Je vais passer quelque temps dans la méditation, déesse.

— Et sur quoi méditeras-tu ?

— Sur mes vies passées, sur les erreurs qu’elles ont toutes contenues. Il faut que j’examine à nouveau ma tactique, et celle de l’ennemi.

— Yama pense que le Nuage d’Or t’a changé.

— Peut-être.

— Il croit qu’il t’a rendu plus doux et plus faible. Tu t’es toujours fait passer pour un mystique, mais il croit qu’à présent, tu l’es devenu et que cela causera ta perte.

Sam hocha la tête, se tourna vers elle, mais ne la vit point. Était-elle là, invisible, ou était-elle partie ? Il parla doucement, d’une voix monotone.

— J’arracherai ces étoiles au ciel et les jetterai à la face des dieux, si c’est nécessaire. Je blasphémerai dans chaque temple du pays. Je prendrai les vies au filet comme le pêcheur, s’il le faut. Je remonterai dans la Cité Céleste, si même chaque marche est de flamme ou une épée nue, si même le chemin est gardé par des tigres. Un jour les dieux regarderont du haut du Ciel et me verront sur l’escalier, leur apportant le don qu’ils craignent le plus au monde. Ce jour-là commencera le nouveau Yuga. Mais d’abord, il me faut méditer.

Il se retourna pour regarder de nouveau les eaux.

Une étoile filante se fit un chemin brûlant à travers le ciel. Le bateau avançait toujours. La nuit soupirait autour de lui.

Sam regardait droit devant lui. Se rappelant le passé.

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