2. LES MÉTIS

Les gènes de l’homo sapiens sont peu compatibles, de manière naturelle, avec ceux d’espèces humanoïdes de biotype et d’évolution semblables, comme les Cétiens et les Centauriens. Le fait que ces espèces ne soient pas capables de donner des croisements fertiles a donné lieu à de nombreuses spéculations parmi les biologistes et les anthropologistes de toute la galaxie, sur les migrations interstellaires de races humanoïdes ou pré-humanoïdes et autres théories plus ou moins fantaisistes.

La possibilité que la rencontre de cellules germinales distinctes produise un zygote viable est infinitésimale. Sur dix millions de copulations potentiellement fertiles, une seule donnera naissance à un hybride.

Les métis sont toujours stériles. Ils n’ont généralement pas d’organes sexuels développés, et parfois pas de sexe défini. Mais, selon les lois de la génétique, ils possèdent ce qu’on appelle la « vigueur hybride » : ils sont plus robustes, plus résistants aux maladies, et souvent plus beaux que les membres de chacune des races qui leur ont donné naissance.

La peau bleue des Centauriens et leurs immenses yeux, combinés avec la structure osseuse humaine, produisent des résultats spectaculaires. Comme la prestance féline et les pupilles verticales des superbes Cétiens.

De la même manière, les hybrides semblent particulièrement doués pour les arts. Musique, danse, arts plastiques constituent presque une seconde nature pour ces êtres exotiques, parmi lesquels on trouve certains des plus grands talents contemporains de la galaxie.

Il se produit des cas de métissage entre tous les groupes sociaux humains. Mais, de façon statistiquement logique, la majorité des métis naissent parmi les travailleuses sociales, qui ont un contact plus fréquent avec les humanoïdes non terrestres.

Signalons que, malgré ce risque de grossesse, les professionnelles du sexe n’utilisent aucun type de contraceptif durant leurs relations avec les Cétiens et les Centauriens. À l’inverse, elles le font systématiquement lorsqu’elles copulent avec des Colossiens…

Il existe deux raisons majeures à une telle « imprudence ».

La première est purement médicale : si les Colossiens peuvent transmettre la maladie magenta, un fléau incurable qui est presque endémique chez eux et dont l’origine et la structure sont inconnus, on ne rencontre pratiquement jamais de maladies de ce type chez les humanoïdes. En tout cas, celles-ci peuvent être parfaitement soignées avec les médicaments conventionnels, comme dans le cas de la syphilis, de la blennorragie ou du SIDA terrestres.

La deuxième raison – et, à dire vrai, la principale– est pluséconomique. L’Agence Touristique Planétaire offre une couverture médicale gratuite et verse d’importantes primes à toute travailleuse sociale enceinte d’un humanoïdeDes primes encore plus importantes si l’hybride vient au monde en bonne santé.

En échange d’une si généreuse quantité de crédits, la mère doit seulement signer un abandon officiel de tous ses droits sur le nouveau-né, dont la garde et l’éducation seront confiés aux pédagogues et au personnel spécialisé de l’Agence.

Les jeunes métis reçoivent une éducation soignée et coûteuse ayant pour but de développer leurs dons artistiques innés. Celle-ci peut durer plusieurs années et ne se termine que lorsqu’un acheteur se présente.

Les riches xénoïdes dépensent volontiers de grosses sommes pour s’adjoindre de façon plus ou moins permanente les talents d’un métis humanoïde. Lequel, pour sa part, grâce à l’extrême particularité de sa naissance, profite automatiquement des privilèges de la double nationalité terrienne et xénoïde, de la liberté de voyager et d’autres avantages. Par ailleurs, en raison de son précieux talent ; il possède généralement des revenus et un niveau de vie très supérieurs à ceux de n’importe quel humain ordinaire.

L’importante quantité de crédits que tout métis doit payer régulièrement, où qu’il soit, à l’Agence Touristique Planétaire, est considérée comme un impôt de citoyenneté extraterritoriale, parfaitement légal selon les normes galactiques. Ou une juste rétribution pour l’investissement élevé qu’a représenté son éducation artistique.

La vente-location d’artistes métis est à l’heure actuelle l’une des sources de revenus les plus rentables pour la Terre qui amortit ainsi largement toutes les dépenses investies pour leur instruction. On étudie même, avec l’aide des ineffables Auyaris, un projet pour réaliser l’hybridation-artificielle,au moins au début–, d’autres races non humanoïdes avec les gènes terriens. Bien que le projet ne soit encore qu’à la phase expérimentale, on compte déjà des milliers de demandes pour des métis humain-Colossien, humain-Gordien, voire d’autres combinaisons encore plus exotiques.

La seule préoccupation de l’Agence Touristique Planétaire est le risque représenté par le facteur « humain » de l’investissement. La stabilité psychologique des hybrides est anormalement faible. Malgré tous les efforts pour la diminuer, il semble que la tendance à la dépression, la névrose ou autres souffrances psychiques des métis continue d’être très élevée, bien que les statistiques à ce sujet demeurent secrètes.

Certains spécialistes en psychologie sociale supposent que la sensation même de non-intégration, de déracinement, de non-appartenance, d’entre-deux, autant de symptômes de la crise d’identité qui pousse les hybrides à rechercher un refuge solitaire dans l’art, explique que leur taux de suicide et leur espérance de vie soient respectivement le plus élevé et le plus bas de tous les groupes « humains » connus.

Cependant, l’Agence Touristique Planétaire réalise des études prometteuses sur l’implantation corticale de bloqueurs de suicide, du même type que les bloqueurs implantés par les xénoïdes à tout humain qui voyage en dehors de la Terre pour l’empêcher de révéler, lorsqu’il rentre, ce qu’il a vu dans les autres mondes.

Certains spécialistes en comportement doutent de l’efficacité de cette méthode. Ils affirment que priver les métis de « l’échappatoire relative » que constitue le suicide pourrait non seulement aboutir à l’effondrement total de leur psychisme mais aussi représenter un grand danger pour leurs acheteurs ou maîtres. Ne pouvant pas se supprimer, ils seraient susceptibles de devenir très agressifs envers les autres, cherchant ainsi la mort par tous les moyens.

Malgré ces objections qui proviennent de voix isolées, l’Agence compte, avec cette nouvelle technologie, résoudre définitivement un si lamentable problème et ne plus avoir à gérer les réclamations de xénoïdes impuissants face à la dégradation des métis qu’ils avaient payés si cher…

LE SPECTACLE DE LA MORT

« Toi te décarcasser aujourd’hui, beaucoup public », déclara ToiGrandeBrute en entrant dans la tente de sa voix rauque.

Puis, s’approchant de Moy qui vérifiait l’équipement pour la énième fois, il ajouta :

« Pas besoin autre révision… Moi déjà fait deux fois.

— Je me donnerai à fond, n’aie crainte, ronchonna Moy sans le regarder. Et laisse-moi te dire une bonne chose : je contrôlerai tout ça cent fois si je le juge nécessaire. C’est ma vie qui est en jeu… Pas la tienne, gros balourd. »

Le Colossien grogna, plus amusé qu’offensé. C’était devenu une habitude. Au début, il se vexait chaque fois que l’humain le traitait de « gros balourd ».

Selon les standards de sa race, ToiGrandeBrute était petit et faible. Ce qui expliquait son choix de devenir agent artistique. En effet, les natifs de Colossa appréciaient peu les métiers ne nécessitant ni force physique, ni dextérité, ni agressivité, comme les activités artistiques. Les fonctions honorables et idéales pour un Colossien « normal » se réduisaient à garde du corps, agent des forces de l’ordre ou soldat. Pour les siens, ToiGrandeBrute était un pauvre excentrique.

Le plus amusant était que lorsque Moy le traitait de « gros balourd », il ne plaisantait pas. Le « faible » Colossien qu’était son agent possédait une armure naturelle de plaques osseuses rougeâtres que peu d’armes pouvaient pénétrer, et il mesurait trois mètres de haut sur un mètre cinquante de large. Il lui manquait peut-être une cinquantaine de centimètres et un demi quintal… mais il était bien assez fort pour transformer tout humain en charpie avec un seul de ses bras, aussi gros que la cuisse de Moy.

Le Colossien agita son énorme main tridactyle de façon menaçante :

« Absolument nécessaire que tout soit meilleur que jamais, aujourd’hui. Si toi échoues, contrat terminé. Toi pas encore gagné voyage retour. »

Il fit demi-tour et sortit si précipitamment que les parois de syntho-plast de la tente, fines mais résistantes, oscillèrent, sur le point de se déchirer.

« Imbécile ! » marmonna Moy, mais seulement lorsque le bruit des pas lourds du xénoïde se fut éloigné.

Les Colossiens avaient l’ouïe fine et pouvaient se montrer très rancuniers.

Moy ne craignait pas les poings blindés et les larges muscles de ToiGrandeBrute… Le Colossien ne se risquerait pas à le blesser : l’humain était sa poule aux œufs d’or, son meilleur placement. Mais il pouvait contrôler ses gains avec ce contrat léonin qu’il l’avait forcé à signer comme condition sine qua non pour le sortir de la Terre. Celui-ci comportait certaines clauses qui faisaient littéralement de lui son esclave, si le xénoïde se décidait à en demander l’application. Pire, Moy les avait paraphées volontairement avec ses empreintes digitales, son empreinte vocale et son identification rétinienne, ce qui ne lui donnait droit à aucune réclamation légale.

Par chance, il pouvait se dire qu’entre son agent et lui s’était développé une sorte… d’amitié. Bien que le mot soit un peu exagéré pour décrire toute forme de relation entre un xénoïde et un être humain. Et pourtant, si ToiGrandeBrute voulait lui nuire… Mieux valait ne pas y penser.

« Je suis pieds et poings liés, liés, liés », chantonna-t-il, une habitude acquise au fil des mois de relatif isolement.

Depuis combien de temps n’avait-il pas posé les yeux sur un autre visage humain ? Des mois. Depuis Kandria, sur Colossa. Et elle n’était pas totalement humaine, mais métissée de Centaurien…

Même son propre reflet commençait à lui sembler étrange dans le miroir. C’était logique, après avoir vu, dans tous les coins de la galaxie, tant de faces poilues, écailleuses, emplumées ou simplement indescriptibles.

« Tu ne voulais pas voir d’autres mondes, mon gars ? ironisa-t-il. Maintenant, il faut boire la coupe jusqu’à la lie. Le malheur, c’est que je ne pourrai raconter ça à personne. Et pourtant j’ai vu tant de choses… »

La tournée avec ToiGrandeBrute l’avait mis en contact avec des êtres et des endroits dont il n’avait jamais entendu parler sur Terre. Des êtres merveilleux et terribles. Pour connaître de telles créatures, n’importe quel sociologue ou biologiste terrien aurait donné dix années de sa vie.

Il avait vu les morlaks de Bételgeuse avec leurs pieds phosphorescents, les oiseaux bicéphales d’Arcturus, les marsupiaux d’Algol qui pouvaient se téléporter, et des centaines d’autres animaux. Le cosmos était beaucoup plus vaste qu’on ne pensait sur Terre, et dissimulait bien plus d’espèces qu’on ne l’imaginait.

Il ne parlerait jamais de ces êtres : les lois de la galaxie contrôlaient très strictement le flux d’informations scientifiques et techniques auquel pouvaient avoir accès les espèces « attardées » comme l’homo sapiens. Dès la signature de son contrat, Moy savait qu’à la veille de son retour sur Terre sa mémoire serait bloquée. Pour préserver l’anonymat des espèces qui ne souhaitaient pas être connues des êtres humains. Pour que nul ne puisse jamais raconter ses expériences. Une précaution élémentaire afin d’éviter que des savoirs et des technologies dont l’utilisation « rationnelle » n’était pas encore à leur portée ne parviennent à la connaissance des Terriens.

« L’important, c’est ce que j’ai vécu et ce dont je me souviens, même si je ne peux pas le raconter », murmura-t-il. Par chance, je ne suis jamais allé sur Auya…

Il cessa un moment son évocation des nano-bloqueurs de mémoire et jeta un regard hors de la tente, par-dessus son épaule. L’hologramme du triple losange bleu, rouge et noir flottait, tournant lentement au-dessus des bâtiments les plus hauts de la place. Le symbole des Auyaris.

L’espèce la plus riche de la galaxie. Et la plus secrète. Nul ne connaissait leur véritable apparence, ni la localisation de leurs mondes. Tous ceux qui les visitaient souffraient d’un effacement total de leur mémoire… Ou mouraient.

Il contempla quelques secondes le triple losange comme un oisillon sans défense fixe les yeux hypnotiques du cobra. Les Auyaris payaient bien. Mieux que personne. Un contrat avec eux pouvait faire de lui un homme fortuné jusqu’à la fin de ses jours. Mais il y avait un prix à payer : repartir avec l’esprit aussi vide que celui d’un nouveau-né. Sans l’unique véritable richesse qu’il avait amassé durant sa courte vie ; ses souvenirs.

Moy frissonna et dut fournir un gros effort pour détourner son regard du triple losange.

« Je dois penser à autre chose ou je ne serai bon à rien, aujourd’hui, marmonna-t-il en sentant des gouttes de sueur perler sur son front. J’aurais bien besoin d’une dose… »

Une dose, une dose… NON.

Il ne devait plus jamais y penser.

Le télé-crack avait failli lui liquéfier le cerveau. ToiGrandeBrute avait juré de le réduire en miettes s’il le surprenait à en reprendre, après tout ce que lui avait coûté la désintoxication. Et les Colossiens tenaient toujours leurs promesses.

« C’est sa faute… Il n’aurait jamais dû me laisser me sentir si seul, ronchonna Moy. J’ai dû chercher du réconfort dans le télé-crack… »

Il déglutit. La simple évocation de la drogue et le souvenir de sensation incomparable lorsque celle-ci entrait dans ses veines l’avait fait trembler. Il dut s’appuyer sur un coin de la tente pour ne pas trébucher.

Bien sûr que c’était la faute du Colossien.

Pourquoi ne lui avait-il jamais dit que les prétendues capacités télépathiques supposément générées par le télé-crack étaient de la foutaise ? Pourquoi, étant son agent, ne l’avait-il pas mieux aidé à gérer ses gains des premiers mois ? À les investir, comme lui ?

En fait, pour arriver à l’éloigner de la drogue et des autres plaisirs faciles, il aurait fallu lui ordonner d’arrêter. Mais Moy était avide de gagner des crédits pour pouvoir les dépenser. Aurait-il seulement obéi ?

« Nul n’apprend les leçons avec les veines d’un autre », fit-il dans un sourire las.

Avec tristesse, il se souvint de sa frénésie des premiers mois. Époustouflés par la nouveauté totale de son spectacle, les xénoïdes déboursaient très généreusement leurs crédits. Et lui les dilapidait avec ravissement.

Il avait acheté tout ce qu’il avait désiré sur Terre et n’avait jamais eu. Tout ce qui, pour lui, avait symbolisé le statut, le pouvoir, la richesse. Des vêtements de luxe. Des mets exotiques. De somptueuses hétaïres cétiennes. L’achat et l’envoi par télé-transport de cadeaux pour toute sa famille. Un appartement dans les quartiers les plus huppés. Des crédits, encore plus de crédits… et, pour finir, le télé-crack.

L’excuse qu’il s’était donnée pour en prendre était un pur cliché. Quelque chose comme : parvenu à un certain point, tout créateur a besoin de développer ses facultés parapsychologiques s’il veut aller plus loin. Quels spectacles grandioses il pourrait créer s’il pouvait lire dans l’esprit du public ! La rétroaction parfaite, la boucle divine…

« Ah ah ! ricana sèchement Moy. La boucle de rien du tout ! »

Au plus profond de son être, il avait deviné que le télé-crack était un mensonge. Pour un être humain, devenir temporairement télépathe tenait de l’absurdité totale. Ce qui l’avait attiré là-dedans, ce n’étaient pas tant ses effets douteux que l’addiction irréversible dans laquelle on tombait. Et les séquelles de détérioration cérébrale qu’on pouvait encourir. C’était comme jouer avec la mort…

Une dose. Puis une autre. La roulette russe de la drogue.

Le télé-crack, même loin de la Terre, restait une drogue chère. Il avait dépensé des milliers de crédits pour se remplir les veines de venin. Jusqu’à ce qu’un jour, ToiGrandeBrute, las d’être le témoin de son autodestruction, l’enferme de force dans un Centre de désintoxication. Moy n’était plus que l’ombre de lui-même : il pesait quarante-cinq kilos et respirait par miracle.

Au Centre, on s’était bien occupé de lui. Très bien, même, puisqu’on l’avait débarrassé de son addiction. Certes, ces gens-là étaient là pour ça. Mais ils y étaient parvenus en seulement huit jours. Huit jours durant lesquels il avait connu les affres de l’enfer. Ça s’était mal passé. Très mal.

Savoir ce qu’il avait traversé lui suffisait, il ne voulait pas se souvenir des détails… Ou il ne le pouvait pas. Les Auyaris n’étaient pas les seuls à savoir effacer la mémoire.

Il en était sorti rétabli, avec trente kilos de plus et un respect absolu pour la médecine xénoïde, qui était parvenue à le remettre miraculeusement sur pied en une semaine et à le libérer d’une drogue dont nul ne s’échappait sur Terre. Il éprouvait un mélange de gratitude et de ressentiment envers ToiGrandeBrute. Le Colossien lui avait sauvé la vie, oui… mais il avait inscrit au débit de son compte l’intégralité du coût du traitement.

Ce n’est que lors du contrôle de ses finances qu’il comprit combien d’argent il avait dilapidé. Entre la facture du Centre de désintoxication – l’efficacité coûtait cher partout dans la galaxie – et ses dépenses de télé-crack, il devait presque un demi-million de crédits au Colossien. Et, pire, l’agent envisageait de le virer et de le poursuivre pour rupture de contrat. L’abandonner sur un monde étranger, sans aucun crédit… Cela revenait presque à l’assassiner.

À force de prières et de supplications, invoquant la « vieille amitié » qui les unissait, il avait réussi à faire fléchir ToiGrandeBrute. Celui-ci lui avait prêté assez pour qu’il puisse manger et réparer l’équipement de son spectacle. Mais contre la promesse de rembourser une fois et demie sa dette. Il fallait tout recommencer. De zéro…

Le Colossien lui avait sucé le sang avec la maestria d’un parasite. Ironie de la situation, il devait encore lui être reconnaissant de le laisser continuer à l’exploiter pendant un bon moment.

Bien sûr, il avait dû vendre ses vêtements sur mesure et son fastueux appartement, renoncer aux putes de luxe et aux mets exotiques. Mais il avait appris la leçon. Pour toujours.

« Et me voilà, sur la brèche », soupira-t-il.

Au moins, avait-il été assez fort pour ne pas renoncer. Il avait déjà bien profité. Peut-être trop. Il connaissait maintenant le pouvoir de l’argent et il savait qu’il pouvait en gagner. La seconde fois, ce serait différent.

Puisqu’au moins, il y aurait une seconde fois.

Il avait dû se serrer la ceinture ces derniers mois mais il avait déjà ‘ presque remboursé sa dette au Colossien. Bientôt, ce qu’il gagnerait serait de nouveau à lui… moins les habituels vingt-cinq pour cent de l’agent.

« Sangsue… » murmura-t-il, mais sans véritable rancœur.

Certes, le pourcentage était abusif. Aucun artiste xénoïde ne reversait plus de dix pour cent. Mais il était humain, Terrien… c’est-à-dire, rien. Et il ne remercierait jamais assez la chance et ToiGrandeBrute pour lui avoir donné l’opportunité de sortir du trou culturel et financier qu’était la Terre.

Des milliers d’artistes humains enviaient sa situation, il en était sûr. Certains d’entre eux, meilleurs et plus originaux que lui, auraient vendu leur âme au diable pour partir.

Il pensa avec satisfaction à son prochain retour triomphant, avec assez de crédits pour acheter une ville entière sur Terre. Et avec des informations de première main. Il en avait vu assez des arts xénoïdes pour que son propre travail reste définitivement à des années-lumière d’avance sur n’importe quel concurrent, en matière de concepts, de théorie et d’élaboration.

Ils pouvaient l’empêcher de raconter ce qu’il avait vu, mais ils ne pouvaient pas l’empêcher de laisser transparaître ces expériences dans son art…

Il se remémora de nouveau Kandria, cette artiste des holo-projections rencontrée sur Colossa. Une splendide métisse d’humain et de Centaurien, dotée d’un véritable talent. Certaines de ses multi-symphonies étaient superbes, et la fille faisait l’amour de façon fantastique. Quel dommage qu’ils ne se soient vus que deux semaines. Moy aurait bien poursuivi une relation plus sérieuse et durable avec elle. Mais l’agent centaurien de Kandria s’y était opposé.

C’était son propre père. Et bien qu’elle ait juré à Moy que cet humanoïde à la peau bleuâtre l’aimait vraiment, même un aveugle aurait pu se rendre compte que le prétendu « amour filial » de son géniteur n’était qu’une manœuvre bien pensée. Pour gagner beaucoup d’argent sur le talent de sa fille bâtarde. Assez de crédits pour que la rigide société de son monde lui pardonne le péché d’avoir mêlé son sang avec celui d’une espère aussi inférieure que celle de l’homo sapiens.

L’affection et la considération que le père de Kandria lui témoignait étaient trop exagérées pour être réelles. Surtout de la part d’un membre d’une espèce aussi froide et distante que celle des Centauriens. On disait d’eux qu’ils avaient un glaçon à la place du cœur et un ordinateur pour cerveau. Et, de l’avis de Moy, ils ne valaient pas grand-chose.

Mais il n’avait jamais fait aucun commentaire à ce sujet. Si la pauvre fille était heureuse de croire en l’amour de son petit papa, il n’allait pas lui briser ses illusions. Du moins, pas tant qu’il pourrait profiter de son sublime corps.

Il soupira au souvenir de ces rencontres. Kandria… Sa peau, avec cette magnifique teinte turquoise, si souple, ses yeux immenses. Sa passion… Kandria était un magnifique exemple de ce que ToiGrandeBrute appelait cyniquement « exploitation optimale de la capacité installée ».

Comme presque tous les hybrides, elle était stérile. Et pourtant, bien que son appareil génital ne soit pas fonctionnel, elle était capable d’un tel enthousiasme sexuel…

« En matière de sexe, rien n’est écrit », marmonna Moy en haussant les épaules.

Il vérifia les écorcheurs. Tout était au point. ToiGrandeBrute était un agent habile – peut-être trop – mais aussi un collaborateur très compétent en matière de technologie. Il méritait presque ses vingt-cinq pour cent.

Si ce n’était pas une amitié véritable, ils avaient tous les deux développé une relation très spéciale. L’expression « amour-haine » était trop grossière pour la définir.

Tout avait commencé par le surnom que Moy lui avait donné dès la signature du contrat, lui confessant qu’il était incapable de prononcer son vrai nom, qui sonnait comme Uarrtorgrourrtreerfroaturr. ToiGrandeBrute n’était qu’une manière élaborée de dire « machin » ou « bidule ». Le Colossien avait peu apprécié. Dès lors, ils avaient passé la moitié du temps à se taquiner méchamment, peut-être pour oublier combien ils avaient besoin l’un de l’autre.

Moy se mit à réfléchir à voix haute, tout en vérifiant les poids et les drains.

« Peut-être que si je cessais de l’appeler “gros balourd”, il arrêterait de massacrer la syntaxe. »

Bien que son espèce ne soit pas réputée pour son habileté en langues, ToiGrandeBrute avait toujours refusé d’utiliser le traducteur cybernétique. Il préférait manipuler la langue terrienne comme un barbare. Moy avait commencé à s’y habituer, et presque à l’apprécier. Au moins, c’était plus… personnel ? colossien ? que l’impeccable prononciation mécanique des traducteurs.

Et pourtant, même s’ils n’avaient jamais abordé le sujet, ToiGrandeBrute était aussi seul que lui. Ou plus encore.

À Ningando, la capitale cétienne, le nombre d’humains croisés par Moy ne s’élevait pas à cinq. En revanche, on voyait partout des couples de policiers colossiens. Mais ces parfaits exemples de sa race méprisaient ToiGrandeBrute pour sa « faiblesse » et son travail « peu honorable ». Au point de l’ignorer lorsqu’ils le croisaient, le considérant comme un pestiféré. ToiGrandeBrute feignait de ne pas s’en rendre compte, mais l’ostracisme de ses semblables envers lui le faisait souffrir.

C’était probablement la raison pour laquelle Moy et lui avaient fini par se lier d’amitié.

« La solidarité des parias », ironisa Moy en vérifiant une par une les charges explosives sans rencontrer de problème.

Il n’avait jamais su si ToiGrandeBrute était un mâle ou une femelle.

Il l’avait toujours appelé « il »… Inconsciemment, il identifiait sa force et ses manières brusques à la masculinité. Cela importait peu ; pour ce qu’il en savait, les Colossiens avaient jusqu’à sept sexes… Et de toute façon, leurs organes génitaux demeuraient cachés sous les plaques de leur armure la plupart du temps. Durant les rares moments d’intimité sexuelle qu’ils avaient partagé, du fait de leur solitude mutuelle, l’humain avait toujours trouvé plus rassurant de se laisser caresser par les grandes mains tridactyles et la langue bifide sensible, que d’apporter une quelconque attention à ces parties violacées qui pendaient avec un aspect de fleur fanée et qui devaient être les organes génitaux de son agent. Dans ces moments-là il ne savait pas si ToiGrandeBrute attendait qu’il le pénètre où s’il préférait le prendre, lui… Et il n’avait aucune intention d’avoir la réponse à cette question.

Caresser le gros corps cuirassé de ToiGrandeBrute procurait une sensation étrange, comme toucher une machine ou une statue de pierre. Moy avait toujours entendu dire que la carapace des Colossiens était peu sensible. Mais ToiGrandeBrute semblait apprécier plus que tout d’être effleuré. Et cela ne lui coûtait rien de le satisfaire. C’était comme caresser un chien, mais légèrement plus imposant…

Depuis l’enfance, Moy, en tant que Terrien, avait découvert que le sexe était monnaie courante chez les humains pour payer des dettes envers les xénoïdes. Bien qu’il n’ait jamais envisagé de se lancer dans le travail social à son propre compte, il considérait le temps passé à satisfaire les étranges appétits du Colossien comme un profitable investissement… affectif. Le fait que ToiGrandeBrute lui donne une seconde chance pour ses dettes n’y était pas étranger.

Dans la vie, tout avait un prix.

Le matériel était OK.


Sifflotant, Moy quitta la tente et sortit sur la place bondée. Le brouhaha, l’odeur et les couleurs frappèrent ses sens comme une gifle. Il respira profondément et poursuivit son chemin.

Cette courte promenade entre deux représentations était devenue un rituel. Le magnifique spectacle de la capitale cétienne et de ses habitants le calmait, en plus de le motiver. Il avait l’impression de regarder tout ce qu’il pourrait avoir s’il travaillait dur et ne dépensait pas trop.

D’habitude, il n’y avait que de rares passants sur la grande esplanade, mais aujourd’hui était un jour spécial. Avec le sens esthétique démesuré dont seuls les Cétiens se targuaient – quand ils le voulaient bien –, un carnaval à l’échelle planétaire saluait le Jour de l’Union : la fête la plus importante pour toutes les espèces, la commémoration de leur intégration dans la communauté des intelligences de la galaxie, comme un enfant atteignant sa majorité.

Traversant ou évitant les groupes de Cétiens et autres xénoïdes vêtus de costumes exotiques et bariolés, Moy se demanda si un jour les humains pourraient célébrer une fête de ce genre, au lieu du Jour du Contact, qu’il serait plus juste d’appeler le jour de la Conquête…

« Karjuz friz ! »

Perdu dans ses pensées, il mit presque une seconde à enregistrer les mots que venait de lui lancer un Cétien enthousiaste.

Moy l’observa minutieusement. Grâce à un ingénieux système d’holo-projections, le xénoïde était parvenu à la totale transparence de la moitié droite de son corps. Apparemment, la demi-créature avait confondu son physique d’humain avec un déguisement particulièrement hilarant et lui faisait un commentaire sur l’ingénuité de son costume. Ou peut-être lui avait-il seulement demandé où il se l’était procuré, souhaitant en trouver un similaire ?

Moy connaissait peu de mots cétiens et ne portait pas de traducteur. Comme le Colossien, il ne les aimait pas beaucoup.

Il étreignit le Cétien avec effusion, lui criant presque dans les oreilles.

« Ton semblant de mère fornique avec les polypes ! »

Et il éclata de rire.

L’humanoïde le regarda un instant. Puis il agita latéralement la tête, à la manière de son espèce. Il lança un rire cristallin puis s’éloigna en exécutant des pirouettes, heureux.

Si, la plupart du temps, les Cétiens étaient des êtres raffinés qui entretenaient avec tous les étrangers un comportement distant, sérieux et courtoisement condescendant, le Jour de l’Union, ils se lâchaient complètement. Durant ces vingt-six heures, ils se permettaient des plaisanteries de toutes sortes et recouraient à des distractions que, le reste de l’année, ils considéraient comme totalement obscènes.

L’odeur aphrodisiaque de patchouli que lui laissa l’embrassade excita la glande pituitaire de Moy et lui provoqua presque une érection.

Il scruta le xénoïde, avec l’envie de le suivre.

C’était un mâle. Dommage. Il n’éprouvait pas particulièrement d’attirance pour son propre sexe. Sans compter que les Cétiens détestaient et punissaient l’homosexualité. Mais, si aujourd’hui tout était permis… Pourquoi pas ?

La demi-créature s’était à présent perdue dans la foule.

Moy soupira. Peut-être qu’après le spectacle il rencontrerait une femelle… plus communicative. Et qui ne le ferait pas payer, les hétaïres cétiennes étant magnifiques, mais abusivement chères.

Les humanoïdes cétiens devaient leur extraordinaire beauté à leurs ancêtres félins, et les Terriens y étaient particulièrement sensibles. Lorsque les premiers mâles de leur espèce avaient visité la Terre, il y avait eu parmi les humaines de véritables vagues de fanatisme et de passion, devant lesquelles pâlissaient tous les cultes du passé à des stars de la musique ou du cinéma.

Et les femelles… Moy n’oublierait jamais le tiraillement qu’il avait ressenti entre ses jambes, à quatorze ans, lorsqu’il avait contemplé pour la première fois l’une d’entre elles qui était venue, sans doute par erreur, à une exposition de tableaux de son professeur de dessin. La silhouette altière et délicieusement proportionnée, les yeux rayés de pupilles verticales, la grâce aérienne de ses gestes, le ton caressant de sa voix. Cet air d’exotique sensualité qui émanait de son corps, et l’odeur…

Il ne servait à rien d’expliquer qu’il s’agissait de phéromones que tout mâle ou femelle cétien pouvait produire à volonté. L’effet demeurait le même : un désir intense de se frotter contre leur peau, de les caresser, de se soumettre et de les soumettre… et à la fois un respect quasi divin qui empêchait quiconque, à l’exception des attardés mentaux, des malades sexuels ou des lobotomisés, de tenter d’avoir des relations sexuelles avec une créature née sous la lumière de Tau Ceti s’il ne recevait pas au préalable une invitation claire de sa part.

Or, cette fascination n’est pas propre aux humains. Les Centauriens, les Colossiens… même les Gordiens hermaphrodites et télépathes paraissent perdre une partie de leur aplomb commercial devant les magnifiques Cétiens. L’une des nombreuses énigmes de l’univers.

Après plusieurs mois passés parmi eux, Moy avait tiré ses propres conclusions : les Cétiens si raffinés, qui montraient un tel intérêt pour les beaux arts, avaient porté l’attraction sexuelle au niveau de l’art ultime. Fous de beauté, ils l’avaient personnifiée. Celle-ci constituait leur arme secrète et fatale dans les jeux de pouvoir qui opposaient les espèces de la galaxie. Comme la télépathie était celle des Gordiens, la dissimulation celle des Auyaris et leurs redoutables corps celle des Colossiens.

Mais il ne fallait pas se laisser tromper par leur air angélique. Les Cétiens étaient des anges de l’enfer ; sous le charme serein et distant, il y avait presque toujours des esprits cruels et calculateurs, avides de gain, profitant de tout avantage. Derrière le masque de la beauté se cachaient des êtres durs, capables de séduire des humains pour ensuite les obliger à travailler comme esclaves dans leurs bordels ou vendre leurs organes pour la transplantation. Ou pire encore.

Oui, ils pouvaient bien être les Judas de la galaxie… mais nul ne les surpassait en matière de sensibilité esthétique.

ToiGrandeBrute avait été très sage de choisir Ningando comme point fort de sa tournée. La capitale de Tau Ceti était comme la New York de l’âge d’or de la Terre : le centre artistique de la galaxie. Triompher chez les Cétiens revenait à l’emporter sur tous les xénoïdes – à l’exclusion, peut-être, des énigmatiques Auyaris. Et les critiques qu’il avait vues ne tarissaient pas d’éloges sur ses spectacles. Peut-être que son agent colossien ne comprenait pas grand-chose à l’art, mais il savait au moins où se trouvaient ceux qui s’y entendaient… et qui, en outre, payaient fort bien.

Payer pour de l’art. De l’argent. Des crédits. Tout se réduisait à cela.

Perdu dans ses pensées, Moy poursuivit sa promenade, pénétrant dans l’une des rues qui rayonnaient de la roue que constituait la place. Les ombres des hauts édifices qui bordaient l’avenue piétonne tombèrent sur lui.

Il s’agissait de constructions irrégulières, appartenant à mille styles. Et, cependant, l’effet général était extrêmement harmonieux. Les Cétiens avaient concrétisé le rêve impossible de Michel-Ange, Le Corbusier, Niemeyer et d’autres grands urbanistes humains : la cité-sculpture. La cité conçue comme un tout, un organisme vivant qui grandit en maintenant un ordre perceptible et naturel. Face à Ningando et aux autres agglomérations cétiennes, les villes des autres espèces xénoïdes, malgré leur magnificence, ressemblaient aux mégalopoles humaines : des cancers gigantesques, des excroissances chaotiques, maladives, putrides. Des tentatives à peine réussies d’urbanisation.

Moy se rappela Colossa, le monde natif de ToiGrandeBrute, le premier qu’il ait visité après son départ de Terre. Des murailles massives. Des terres robustes. Des contreforts et des remparts. Des villes forteresses conçues et érigées en temples dédiés à la force et à la solidité par une race guerrière et conquérante. Des villes d’excès, puissantes mais sans charme, sans grâce, sans rythme. Sans vie.

Ici, les courbes et les droites, les volumes et les surfaces se combinaient aussi harmonieusement que vertigineusement.

Ningando. Que n’auraient pas donné les artistes et les architectes terriens pour voir ses constructions ! Tous ses amis auraient bu avidement ses formes glorieuses. Comme Jowe, qui aurait apprécié chaque centimètre de ces édifices…

Moy repensa au passé. Jowe…

Génial, délicat, sincère, pur, intransigeant… stupide, inadapté, prédestiné à l’échec : Jowe.

Le plus talentueux. Celui aux idées les plus originales. Le plus fidèle à ses postulats esthétiques. Celui qui se préoccupait le moins du marché. Celui qui méprisait le plus les agents et les commerçants.

Celui qui vendait le moins d’œuvres, parce qu’il ne s’abaissait jamais à céder au goût des touristes xénoïdes qui venaient à la recherche d’exotisme et de couleur locale chez les artistes humains et fuyaient toute innovation et toute expérimentation formelle. Celui qui ne gaspillait jamais son talent dans des portraits de travailleuses sociales voluptueuses vêtues d’atours minimalistes et provocants, ni dans des paysages à l’éclat touristique trompeur. Celui qui haïssait le plus les chapelles complaisantes de critiques médiocres. Parce que ses œuvres cherchaient au-delà de la provocation vide et de la masturbation stérile que généraient les théories et les contre-théories. Parce qu’il créait de l’Art.

Jowe était un perdant né. Un de ceux qui n’auraient jamais accepté de vendre leur travail pour un billet de sortie de la Terre vers le triomphe. Un perdant fier de n’avoir rien. Et heureux.

Heureux… La dernière fois que Moy avait eu de ses nouvelles, il savait qu’il poursuivait sa recherche artistique, infatigable et incompréhensible comme toujours. Pour ne pas prostituer son art, mais ne pas mourir de faim, il s’était consacré au négoce à demi légal de la protection.

Pourvu qu’il aille bien. Peu méritaient le succès comme lui.

Mais la vie avait enseigné à Moy que le succès ne vient jamais à ceux qui le méritent. Il vient à ceux qui le séduisent et trompent, luttent pour lui, peu importent les moyens. À ceux qui clignaient d’un œil au Leprechaun et de l’autre aux Muses.

Les idéalistes comme Jowe restaient toujours sur le bord de la route. Le négoce de la protection était dur. À cette heure, il devait probablement une flopée de crédits aux Yakuzas ou à la Mafia, attendri par les yeux implorants d’une travailleuse sociale indépendante. Ou, plus probable, il purgeait, par des années de reconditionnement corporel, la stupidité d’avoir collaboré avec les idéalistes de l’Union Xénophobe Pro-Libération Terrienne… une bande de fanatiques que la Sécurité Planétaire tolérait parce que, si elle la démantelait définitivement, elle devrait renoncer à une bonne partie du large budget qu’elle recevait pour la lutte antiterroriste.

Jowe. Quel dommage qu’il ait choisi le mauvais chemin au carrefour de la vie. Celui des martyrs vaincus et non celui des héros triomphants. Il avait du génie. Moy, pour sa part, n’avait qu’un peu de talent et une certaine habileté commerciale. Mais, ensemble, ils auraient pu aller très loin…

Et il aurait tant aimé pouvoir simplement partager avec lui son étonnement devant l’architecture exquise de Ningando, devant les délicats filigranes de ses habitants, devant le pouls bruyant de son cœur cosmopolite…

Perdu dans ses souvenirs, Moy faillit se heurter à un groupe de Cétiens dont les sévères costumes gris contrastaient fortement avec l’explosion de formes et de couleurs de ceux du reste de leurs semblables.

Le reconditionnement corporel. La Terre n’était pas le seul endroit où les espèces dont la physiologie se révélait incompatible avec la biosphère locale recouraient à des corps natifs pour pouvoir se déplacer sans d’encombrants systèmes vitaux. Mais chez les Cétiens et les autres xénoïdes, les candidats au reconditionnement corporel étaient des volontaires bien payés qui considéraient comme un honneur de servir de « chevaux » à un représentant d’une autre espèce. Il ne s’agissait pas de criminels expiant leurs fautes.

Sur Ningando ainsi qu’en tout autre endroit de la galaxie, le processus était incroyablement cher. Il incluait des coûts d’assurances très élevés pour les éventuels dommages aux corps-hôtes. Les prix ridiculement bas que pratiquait l’Agence Touristique Planétaire sur Terre constituaient un appât auquel résistait difficilement le touriste lambda impatient de se mêler à la population locale sans être remarqué.

Moy marmonna une vague excuse dans son cétien rudimentaire, puis il s’écarta du chemin des Cétiens aux vêtements gris et les observa. L’une de ses distractions favorites consistait à identifier l’espèce originale des utilisateurs du reconditionnement corporel à la façon dont se mouvaient les « chevaux ». Ceux-là étaient sept et marchaient en se touchant. Bien que leur démarche ferait pâlir d’envie la plus gracieuse des ballerines humaines, elle était maladroite en comparaison d’un Cétien normal. Et ils gesticulaient beaucoup. Vraiment beaucoup. Ils parlaient presque plus par signes qu’à voix haute.

Des polypes d’Aldébaran, probablement. Leur communication gestuelle les trahissait. Moy les regarda avec espoir, mais il les vit s’éloigner de la place et de son spectacle. Dommage, ils étaient probablement très riches. Leur anatomie hyper résistante s’adaptait parfaitement à toutes les biosphères, si bien que le recours à des corps cétiens était un luxueux caprice.

Un jour, il visiterait Aldébaran, se promit-il, quand il aurait suffisamment de crédits. Si l’on n’était pas un polype, ou si on ne « montait » pas le corps de l’un d’eux, on ne pouvait pas survivre aux pressions terribles des mers de ce monde. Quelle impression cela ferait-il de peser quasiment une tonne, d’avoir des centaines de tentacules et un unique pied musculeux, et de se mouvoir lentement au fond de l’océan ? Pour le moins, une expérience intéressante…

Il soupira. Il ne le saurait probablement jamais. Il existait sans doute une disposition empêchant les membres d’espèces « inférieures », comme on considérait l’humanité, d’occuper les corps d’êtres appartenant à des espèces possédant les pleins droits galactiques.

Quelle que soit la quantité d’argent qu’il amasserait, il y avait une chose qu’il ne pourrait jamais supprimer : son péché originel. Il était humain… et la majeure partie de l’univers lui resterait pour toujours fermée.

Cette idée le déprima tant qu’il envisagea un instant de ne pas se présenter à son spectacle. De laisser tout tomber pour rentrer sur Terre. Tant qu’à être pauvre, autant l’être parmi les siens. En plein carnaval du Jour de l’Union, on ne le regretterait probablement pas beaucoup, et cela ne porterait pas à conséquences…

Puis il se souvint qu’à peine un mois auparavant, il avait pris une cuite monumentale avec un alcool d’algues locales qui ressemblait vaguement à du vin blanc terrestre. Considérant que l’ivresse était une excuse acceptable pour rater l’une de ses deux représentations hebdomadaires, il était tranquillement resté dormir dans son minuscule logement.

Trois heures après ce qui aurait dû être le début de son spectacle, deux Colossiens devant lesquels ToiGrandeBrute aurait paru maigrichon l’avaient réveillé en démolissant la porte en diaphragme de son studio. Et sans qu’il puisse offrir d’autre résistance que verbale – visiblement ils ne le comprenaient pas et ne portaient pas de traducteurs –, il s’était vu traîner jusqu’à un endroit qui ressemblait trop à une prison pour ne pas en être une. Ils l’y avaient jeté tête la première. C’était un miracle qu’il ne se soit pas cassé le cou dans sa chute.

Son agent n’avait daigné apparaître que trente heures plus tard, et Moy avait reçu, silencieux et la tête basse, l’une des réprimandes les plus dures de sa vie, avant d’être libéré. Au passage, il s’était rendu compte que les Cétiens considéraient comme un délit très grave le manquement à la parole donnée. Avec ou sans motifs valables. Et qu’ils avaient interprété ainsi son absence à une représentation programmée. Il avait été stupéfait lorsque ToiGrandeBrute lui avait révélé le montant de l’amende qu’il avait dû payer – décomptée, bien sûr, de ses gains – pour le faire libérer… Et plus encore lorsqu’il avait su que, si l’incident se répétait, le châtiment pourrait aller jusqu’à son expulsion comme personne étrangère non grata… avec confiscation de tous les gains obtenus sur Tau Ceti.

Évidemment, la condition d’étranger n’était enviable que sur Terre. Dans le reste de la galaxie, cela revenait à n’être rien du tout. Particulièrement si l’on se trouvait sur la planète d’une espèce puissante comme les Gordiens ou les Auyaris. Nul n’était censé ignorer les lois locales.

« Dura lex, sed lex », récita solennellement Moy en se dirigeant d’un pas résolu vers sa tente.

Au train où allait sa vie, il ne pouvait pas se permettre la névrose du créateur. Il jouerait.

« Le spectacle continue », murmura-t-il, bien qu’il eût envie de hurler « Merde ! ».

Il s’en abstint. Non pas qu’il ait oublié comment cela se disait en latin, mais parce que son respect pour cette belle langue en avait pris un coup le jour où il avait appris que la créature la plus érudite dans la langue de Virgile n’était pas un humain, mais un guzoïde segmenté de Rigel récitant les églogues dans un synthétiseur vocal.

Il leva les yeux vers la pendule de la cité, une image holographique géante qui flottait sur les plus hauts édifices de Ningando, tel un nuage oblong et étrangement coloré. Il estima qu’il restait une poignée de minutes avant le début du show ; avec ces horloges cétiennes, pas moyen d’être sûr. L’holo-image ne comportait ni chiffres ni aiguilles. Ce n’était qu’une longue barre changeant de couleur par sections à mesure que filait le temps.

Au début, Moy se refusait à croire que l’horloge fut autre chose qu’un dispositif décoratif. Elle ne ressemblait en rien aux pendules analogiques terriennes. Il souriait, sceptique, à chaque fois qu’il demandait l’heure à un Cétien et que celui-ci, après lui avoir lancé un regard dédaigneux, levait les yeux vers le ciel et lui répondait sur-le-champ. Ils devaient avoir des horloges internes et celle-ci était un leurre. Mais il avait rapidement compris qu’il se trompait.

L’acuité sensorielle des natifs de Tau Ceti était extrême. Tout habitant de Ningando pouvait différencier dix à douze tons de rouge que le peintre ou le décorateur humain le plus subtil aurait jugés identiques. Il n’en existait aucun dont la capacité auditive ne fasse paraître ridicule celle d’un musicien humain ayant l’oreille absolue. Les Cétiens pouvaient distinguer non seulement les octaves, mais aussi des centaines de tons… Un fait qui rendait particulièrement complexe leur langue, dans laquelle l’intensité et la modulation du message contenait souvent autant d’informations que le message lui-même.

L’orgueil humain de Moy en était encore plus durement ébranlé. Comme s’il n’était pas suffisant de se sentir invisible en circulant au milieu des hordes de belles Cétiennes à l’incroyable attrait sexuel qui l’ignoraient complètement, il devait également se taire devant les critiques xénoïdes affirmant que les arts terriens s’avéraient lamentablement primitifs et grossiers. Surtout si le critique en question était cétien.

Pour une espèce aux sens si subtils, La Joconde ou Guernica ne devaient être que de maladroits assemblages de couleurs élémentaires. À l’instar de tout art figuratif… Ce n’était pas un hasard si son art était purement abstrait, froidement mathématique. Quel individu voudrait voir des reflets de la réalité lorsqu’il est conscient que ce ne sont que… des reflets, simplement imparfaits, tristement ratés ?

« Regardez-les, les pauvres… » murmura Moy d’un ton sarcastique en arrivant près de son estrade.

Et il se sentit mieux.

La perfection était une arme à double tranchant. À ces beaux humanoïdes seraient à jamais interdits les plaisirs simples de l’esquisse, la déformation joyeuse de la caricature et la couleur vibrante de l’expressionnisme.

Moy soupçonnait même – maigre consolation – qu’il était l’unique être vivant, à Ningando, capable d’apprécier dans toute sa magnificence l’orgie harmonique de couleurs et de formes de la cité. Pour ses habitants, la ville constituait probablement une collection d’intentions brutes et futiles d’atteindre un impossible idéal esthétique. Le destin des Cétiens inspirait davantage la pitié que l’envie : ils étaient si parfaitement dotés pour la recherche de la beauté qu’ils ne trouveraient jamais rien d’assez achevé pour les satisfaire pleinement.

Même les Colossiens, qui n’étaient pas réputés pour leurs capacités artistiques et dont la vision se limitait au noir et blanc, devaient connaître plus de plaisirs esthétiques que les sophistiqués Cétiens…

« Quand on parle du loup… » marmonna Moy, amusé, en distinguant un gros corps rougeâtre qui s’approchait de l’estrade.

L’énorme masse de ToiGrandeBrute se frayait un passage au milieu de la foule bigarrée des Cétiens comme une lame portée au rouge tranchant une motte de beurre. Même au milieu de la confusion carnavalesque du Jour de l’Union, il était impossible de le prendre pour un Cétien déguisé. Non à cause de sa cuirasse ou du volume de ses membres, qui pouvaient fort bien être imités avec un déguisement, mais par une grâce, certes brute et indéfinie, et pourtant réelle. Puissante, brusque, très distincte de l’élégance fluide des Cétiens.

En outre, pour un natif, il aurait été de très mauvais goût de se costumer en Colossien. Ils les employaient comme gardes ou policiers, des métiers qu’ils considéraient comme inférieurs et dégradants. Ils les méprisaient. Pour tout Cétien, ToiGrandeBrute ou n’importe quel autre individu de son espèce représentaient le summum de la vulgarité, de la laideur et de la grossièreté. Des péquenauds sans éducation, des exhibitionnistes qui ignoraient l’élémentaire courtoisie du vêtement, s’acharnant à faire reluire à tout prix la rugueuse surface carmin de leurs plaques blindées.

Et pourtant, en dernier recours, pour un Cétien, un Colossien était toujours préférable à un humain, se rappela Moy avec une ironie désabusée. Mieux valait un rustre honnête qu’un sauvage malin…

Moy savait également que, sous leurs airs raffinés, les Cétiens sophistiqués et décadents étaient étrangement fascinés par la puissance brutale des Colossiens ainsi que par leur culture vigoureuse et élémentaire. ToiGrandeBrute l’avait emmené, une fois, à un spectacle pornographique clandestin, joué par plusieurs de ses congénères. Les neuf dixièmes du public étaient des natifs de Tau Ceti. Plus tard, il avait su que les holo-enregistrements de ce type étaient le deuxième poste de commerce entre Colossa et les Cétiens. Et bien que le spectacle n’ait pas paru spécialement attractif à Moy – il lui avait fait penser à des tanks tentant sans grand résultat de copuler –, les Cétiens s’étaient enflammés. Ils avaient crié tout le temps, s’attrapant les uns les autres en une véritable frénésie collective que Moy avait préférée au show principal. De jolis corps se tordant et se contorsionnant dans la luxure, essayant en vain d’imiter la formidable gestuelle des Colossiens…

« Du calme », se raisonna-t-il alors qu’il sentait monter une érection.

Il sourit, hochant la tête. Tout cela était incohérent, mais pas étrange… Vraiment, sa vie sexuelle des derniers mois avait été tout sauf normale, même pour un Terrien habitué dès l’enfance à l’idée du sexe avec des créatures plus ou moins humanoïdes – et parfois même pas du tout – venues du plus profond de la galaxie.

Sa conception de la pornographie et/ou de l’obscénité avait bien changé durant ces mois de tournée. Bien qu’il rît encore de certaines blagues – comme le classique : L’ambassade d’Aldébaran sur Terre exprime des protestations énergiques quant à la projection publique d’holo-films sur la bipartition et la reproduction des coraux du Pacifique, qu’elle considère comme explicitement pornographiques et portant par là même atteinte à la morale et au bon goût de ses touristes qui visitent la planète… – il avait compris ce que Freud affirmait, il y a bien longtemps : dans le sexe, totem et tabou sont des sujets très relatifs.

Heureusement pour lui… Il avait toujours su que, sans que le sexe soit explicitement inclus dans les clauses de son contrat avec ToiGrandeBrute, il devrait en passer par là. Il ne s’agissait pas simplement de ses occasionnelles « séances de relaxation » avec le Colossien – qu’il était presque parvenu à apprécier – mais d’autres prestations. Comme les soirées particulièrement humiliantes dans la maison d’un riche collectionneur d’art natif qui voulait vérifier si ce qu’on disait sur l’animalité des humains était vrai. Ou se voir scruté de toutes parts, nu comme un nouveau-né, par un cercle d’insondables guzoïdes qui avaient acheté l’un de ses travaux…

« Les aléas du métier », soupira Moy.

Au moins, si un jour il se lassait de ses spectacles, il pourrait toujours se consacrer au travail social, à son compte, avec un certain succès. Bien sûr, sur Terre, c’était une activité strictement interdite au sexe masculin… mais, fort logiquement, il y avait un marché clandestin toujours plus florissant, et plus dangereux…

La voix rocailleuse de ToiGrandeBrute le sortit de sa rêverie :

« Toi pas prêt ? Toi préparer. Vite. Pas briller bien. »

Le Colossien avait l’air préoccupé, et ses petits, yeux porcins profondément enfoncés dans ses orbites blindées scrutaient attentivement le visage de Moy.

« T’inquiète, gros balourd, lui répondit Moy en donnant un coup de poing affectueux sur l’épaule rouge et cuirassée de son agent. Tout ira bien, comme d’habitude. Va à la console. Ces types sont d’une ponctualité obsessionnelle… »

Lorsque le Colossien s’installa aux contrôles, Moy souleva discrètement le syntho-plast de l’entrée de la tente et scruta l’extérieur.

Son public était là. Des dizaines et des dizaines de Cétiens portant toutes sortes de vêtements et conversant avec animation. Ils attendaient, disciplinés, le début d’un nouveau spectacle du Jour de l’Union. Certains l’avaient déjà vu et en redemandaient. D’autres, enthousiasmés par le récit de leurs amis et par les spots publicitaires de l’holo-vision – tant mieux, parce qu’ils avaient coûté les yeux de la tête –, étaient venus, avec un certain scepticisme, vérifier ce qu’il y avait de vrai dans tout cela. Ou plus probablement se moquer des tentatives artistiques balbutiantes d’une espèce aussi inférieure que l’homo sapiens.

Moy ressentit l’habituelle sensation d’acidité gastrique qui remontait le long de son œsophage. Des vautours déguisés en oiseaux de paradis, des plumages beaux et colorés, mais sous leurs atours, des rapaces affamés. Et il constituait leur repas.

Il était prêt. Il avait atteint l’état d’âme propice à l’exécution de son spectacle. Le vide mordait déjà ses entrailles. Et la rage. Et la jalousie. Et la fierté.


Moy prit une profonde inspiration puis, levant lentement la main, fit signe à ToiGrandeBrute. Immédiatement, l’air du puissant ventilateur décoiffa ses cheveux courts. Il s’avança.

C’est alors que les charges explosèrent.

Elles étaient calculées au milligramme près. Les quatre murs de syntho-plast qui constituaient la tente se transformèrent en un nuage de particules que le violent souffle du ventilateur dispersa en une sorte de neige qui voletait vers le haut.

Un peu plus d’explosif, et l’onde de choc aurait pu blesser le public. Un peu moins, et les morceaux de syntho-plast auraient été trop grands pour que le ventilateur les emporte, et ils auraient également pu mettre en danger les spectateurs.

ToiGrandeBrute connaissait son travail comme personne.

Moy s’éclaircit la gorge avant d’entamer son discours improvisé, à chaque spectacle, d’après l’état émotionnel du public et en brodant autour de certaines idées fondamentales.

Il balaya du regard la mer de costumes colorés et… Surprise. Kandria était là, avec son père, plus belle que jamais. Sa présence le ravit et l’intrigua. Comment était-elle venue jusqu’à Ningando ? Ses Multi-symphonies avaient-elles remporté un tel succès ? Ou peut-être le cherchait-elle ? L’espoir fit vibrer son cœur.

Elle vit son coup d’œil et le salua respectueusement. Elle souriait. Son père, l’humanoïde glacial, le surprit également, mais il ne bougea pas un muscle.

Devant le regard admiratif de la fille, Moy se sentit honteux. Il détestait l’idée de jouer devant elle. Il se sentait comme un animal dressé, un triste bouffon. Il eut de nouveau envie d’interrompre la représentation. Tout cela était une farce ; il n’était pas un artiste, mais un pauvre mercenaire…

Le silence se prolongea. Le public cétien attendait, prenant ce retard pour une pause dans le spectacle. Moy se souvint du montant de l’amende s’il refusait de jouer et, prenant son courage à deux mains, il commença.

« Loué soit le Jour de l’Union, et que la prospérité s’étende aujourd’hui sur Ningando et ses habitants. »

Il avait répété son introduction mille fois et avait même recouru à l’hypnose pour la mémoriser. Une phrase dans la langue locale, sans traducteur, était idéale pour gagner d’entrée la sympathie du public.

« Mais vous devrez me pardonner si, au milieu de tant de joie, je me sens affligé. Je suis très triste… parce que l’art est mort. »

ToiGrandeBrute venait d’activer le traducteur cybernétique. Comme toujours, Moy se demanda si un artefact inerte serait capable de capter et de reproduire toutes les nuances émotionnelles et esthétiques de son discours. Il supposait que non, mais il n’avait d’autre recours que de faire confiance à ce matériel… au moins en partie.

« L’art est mort. Et ses assassins sont les holo-projections, les cyber-systèmes de tracé chromatique, les programmes d’harmonisation musicale, les simulations de danse virtuelles et tout l’attirail technologique dont l’unique fin paraît être de rendre obsolète l’habileté, voire la présence même de l’artiste. »

Il s’inclina, théâtral, comme vaincu par les circonstances. C’était le signal pour que ToiGrandeBrute lance la séquence d’activation de tous les systèmes.

« Mais l’artiste refuse que l’on se passe de lui ! Je me refuse à tomber dans l’oubli ! »

Il sauta en avant, avec une expression sauvage, et les Cétiens reculèrent légèrement. Moy réprima un sourire : il leur donnait ce qu’ils étaient venus chercher. Le sauvage humain. Le fou primitif. Le génial naïf, totalement en phase avec son subconscient, et non son intelligence.

« L’artiste ne peut mourir. Parce que tout artiste possède l’immortalité de Prométhée. Parce qu’il meurt dans chacune de ses œuvres, parce qu’il livre un morceau de sa vie dans chacune de ses créations. Parce que chaque morceau de matière qui jaillit transformé de ses mains est un délai supplémentaire qui l’arrache à l’entropie implacable. »

Moy fit demi-tour pour faire face à la machine qui commençait à se déployer.

Comme toujours, il s’extasia une seconde devant la beauté inexorable et fatale de l’artefact qu’il avait lui-même conçu. Se redressant et croissant telle la capuche d’un colossal cobra ou l’ombre envahissante d’un dragon, les articulations mécaniques se déplaçaient silencieusement, les unes au-dessus des autres, jusqu’à ce que la forme archétypale de la croix se forme. Elle s’éleva, menaçante et énorme, au-dessus de la silhouette humaine. Comme si elle attendait.

Moy se retourna pour faire face au public. Quel dommage que celui-ci ne puisse comprendre la référence chrétienne…

« L’artiste peut et doit mourir dans, pour, et par son œuvre. L’artiste est obligé de se déconstruire lui-même dans son travail. »

Il nota avec la satisfaction habituelle la brève pause lorsque le traducteur hésita sur le mot « se déconstruire ».

Déconstruction. Il aurait pu inclure le terme dans le cyber-glossaire… mais il aimait savoir que lui, un simple humain, fils d’une des cultures les moins sophistiquées de la galaxie, pouvait faire hésiter la parfaite technologie de ses maîtres.

« L’artiste est une antenne répétitrice. Un entonnoir. Il capte et absorbe la douleur du monde, puis l’insuffle dans ses œuvres. »

Il recula d’un pas, apparemment anodin mais qui était le signal convenu. La machine, comme une fleur carnivore et métallo-plastique, s’inclina et le captura.

Les Cétiens se figèrent, surpris, lorsque les entraves et les liens entourèrent les membres du corps de l’humain, semblables aux tentacules d’un polype gigantesque. Puis ils le soulevèrent à plusieurs mètres au-dessus de l’estrade, sans effort visible.

« Les œuvres de l’artiste sont ses clones et ses enfants. De son sang et de sa chair lacérée, il délivre son message. Son cri d’angoisse à un monde qui n’écoute plus d’autre voix qui ne soit celle de la douleur et du sang ! »

Moy avait hurlé d’un ton déchirant.

Les cinq premiers drains se plantèrent dans son cou, ses cuisses et ses avant-bras, visant les veines avec une précision millimétrique. Moy ressentit le coup de fouet de la douleur, aussitôt atténué par les analgésiques dont avaient été enduites les canules. Il grimaça. Nul n’est parfait. Au même titre qu’on ne peut faire une omelette sans casser des œufs, il ne pouvait réaliser son spectacle sans un peu de souffrance.

Les régulateurs de pression fonctionnèrent et cinq jets de liquide écarlate surgirent en de jolis arcs qui tachèrent tout d’abord l’estrade puis tombèrent dans de petits récipients cristallins préparés par la machine. Au moment où ceux-ci allaient déborder, l’hémorragie cessa.

Moy ferma le poing droit.

« On peut nier cette main, tenter de la remplacer par des substituts mécaniques. Mais nul appareil ne pourra égaler sa douleur fertile lorsqu’elle crée en tenant le pinceau. »

Il se tendit et respira profondément. Une autre dose d’analgésique fut injectée dans son organisme.

La scie circulaire jaillit, aussi rapide et efficace qu’une hache, sectionnant la main et la lançant en l’air. Un autre mécanisme l’attrapa avant qu’elle ne touche le sol, connectant des électrodes à ses nerfs convulsés et lui mettant un pinceau entre les doigts.

Elle se tordit, traçant des lignes sans signification sur la toile que formait l’estrade, dansant en un paroxysme incontrôlé. Puis elle ralentit, peu à peu, jusqu’à demeurer totalement immobile.

Comme d’habitude, le spectacle suscita quelques murmures dans l’assistance éduquée. Mais Moy savait que la magie était déjà en marche. C’était son public. Ses esclaves. Il les tenait dans le creux de sa main. Il pouvait faire d’eux ce qu’il voulait.

« Ce n’est pas le corps fragile et périssable de l’artiste qui transcende. Qui se soucie de la main qui trace la ligne si son génie vit dans cette même ligne ? »

Sentant une subtile reptation à l’intérieur de la jambe de son pantalon de toile grossière, Moy relâcha ses sphincters pour faciliter la pénétration des nano-manipulateurs. Il récita un mantra yogi pour combattre la nausée tandis que les minuscules mécanismes grimpaient en zigzagant le long de son intestin.

« Face à l’apparente perfection de l’œuvre, peu importe si ce fut une main, une griffe, un tentacule ou une pince qui la créa. Certains croient que l’art est l’art, qu’il vienne d’un De Vinci, d’un Sciagluk ou d’un ordinateur. »

Le public hocha la tête en signe d’acquiescement.

Moy haïssait les compositions abstraites et glacées de Morffel Sciagluk. À peine un imitateur tridimensionnel de Mondrian, à son avis. Le citer n’avait qu’un but pratique : la majorité de ces Cétiens n’avaient pas la moindre idée de qui était Léonard de Vinci, ni de ce qu’étaient La Cène ou La Joconde.

À travers le voile de la drogue analgésique, il sentit le picotement diffus des nano-manipulateurs qui pénétraient ses artères et ses capillaires, entre muscles et tendons. Des fils mobiles de la grosseur d’une molécule tissaient leur toile à l’intérieur de l’édifice de son corps. Lorsque le chatouillement atteignit son bras gauche, il déglutit. La vague d’analgésiques qui envahit son système nerveux lui prouva que ToiGrosseBrute veillait et qu’il pouvait passer à l’étape suivante sans danger.

« Mais seuls la chair et le sang, seuls l’esprit et l’organe manipulateur peuvent accoucher de l’art. Et si cette exacte conjonction n’existe pas… aucun art n’est possible… »

Il se relaxa, dans l’attente de ce qui allait suivre.

Comme toujours, l’explosion le surprit autant que le public. C’est à peine s’il ressentit de la douleur. L’accumulation de molécules explosives méticuleusement comptées à l’intérieur de son bras gauche se concentra, produisant une déflagration qui dispersa les os, les tendons et les doigts en une spectaculaire nuée sanguinolente. Par une manipulation calculée des champs de force, le nuage de ces matières qui avaient constitué son bras flotta durant plusieurs secondes, sans se disperser, jusqu’à ce que ToiGrandeBrute annule l’effet antigrav. Tout tomba alors sur l’estrade, au milieu des applaudissements frénétiques des spectateurs exaltés.

Profitant de cette pause, Moy rechercha les yeux de Kandria. Il y lut de l’admiration… et de l’horreur. Bien. À présent, elle lui appartenait autant que tous les autres. Ou davantage.

Il tendit l’oreille pour tenter de savoir si ToiGrandeBrute avait déjà connecté la matrice mécanique. Bien que cela ne soit pas réellement nécessaire : ils disposaient du meilleur modèle existant sur le marché et le processus de synthèse était très rapide. Mais il était toujours plus tranquille en sachant que si un imprévu se produisait… Il écarta l’idée et poursuivit.

« L’art est toujours une automutilation. C’est l’extraction délibérée des viscères les plus secrets : les rêves. »

Un pendule à la lame extrêmement bien aiguisée et à demi circulaire – une référence à la nouvelle d’Edgar Allan Poe que ces Cétiens ne pouvaient pas comprendre – oscilla trois fois puis ouvrit avec une précision chirurgicale la cavité abdominale de l’artiste. Les drains inversèrent automatiquement leur fonction et pas une goutte de sang ne perturba la vision des organes.

Les nano-manipulateurs avaient préalablement injecté des colorants différents dans chaque viscère, et les entrailles de Moy étaient une symphonie vive de teintes qui puisaient. La drogue analgésique circulait dans ses veines, évitant qu’il perde connaissance ou qu’il devienne fou de douleur avant le point culminant du spectacle. Mais la sensation inconfortable d’être ouvert, sans défense, étrangement exposé, n’était pas liée à la souffrance.

« Les rêves sont la substance impalpable qui donne vie, épaisseur et volume à l’œuvre d’art. Ce qui la projette loin de ses étroits cadres matériels. »

Moy ferma la glotte, se concentrant pour respirer par le nez. De l’hydrogène sous pression fut insufflé dans ses intestins. Les circonvolutions, préalablement lavées par les nano-manipulateurs, se gonflèrent, fantasmagoriques, à moitié transparentes, jaillissant de son ventre comme les anneaux d’une horrible couleuvre larvaire. De surprenants jeux de lumière brillèrent à l’intérieur, sous l’effet du gaz.

« Bien que la lumière de l’art soit toujours éphémère, cette lumière personnalise le souffle vital de l’artiste. Son âme, qui s’éteint dans chaque œuvre. »

Un nano-manipulateur perfora une anse intestinale et le gaz extrêmement inflammable chuinta. Puis l’étincelle précipita l’embrasement et, pendant un instant, le corps de Moy fut enveloppé par une nuée ardente. Mais seulement une seconde. Plus longtemps, cela aurait pu lui brûler la peau et la chair. Le volume d’hydrogène avait été calculé au centimètre cube près.

« Et chaque critique, chaque exégèse, chaque interprétation d’une œuvre est une introspection, un voyage vers l’intérieur de celui qui l’a créée et revêtue d’une chair et d’une peau de concepts. »

Arrivé à ce point, Moy regrettait toujours de ne pas être une femme. Avec un utérus déchiqueté, cette partie du discours aurait suscité un meilleur effet. Pourtant, la vision était déjà bien parlante.

Les couteaux des nano-écorcheurs entamèrent son épiderme, et les lambeaux de peau flottèrent au vent comme des franges macabres. Sans aucun saignement : les capillaires superficiels étaient presque vides, les drains fonctionnant à pleine capacité et concentrant le fluide vital dans les organes essentiels.

Moy ressentit un vertige et fut sur le point de s’évanouir. Mais le neurostimulant qui circulait dans son système le réanima instantanément. Il sourit, ravi. ToiGrandeBrute était concentré à cent pour cent sur ses signes vitaux les plus minimes. Et il entendait déjà le bruit sourd de la matrice mécanique remplissant son office. Tout était OK. Comme toujours.

« Après la chair et le sang des émotions, il reste la découverte du squelette des théories et des schémas, la subtile trame de sexe et de pouvoir dans les substrats mélangés. »

Avec une parfaite synchronisation, les muscles furent d’abord coupés de l’intérieur, puis les os se brisèrent avec un craquement sinistre. Les deux jambes de l’artiste tombèrent sur l’estrade. Là, elles s’agitèrent convulsivement durant quelques secondes, avant de s’immobiliser.

Des artères fémorales sectionnées s’échappèrent quelques litres de sang, dégoulinant le long du pantalon étrangement vide. Puis les nano-manipulateurs les obturèrent. Ce n’était pas une erreur, mais un autre effet bien calculé et sans conséquences. Son corps étant pratiquement réduit à la tête et au tronc, Moy n’avait simplement plus besoin d’autant de fluides vitaux. En outre, cela aurait pu surcharger les drains.

L’artiste respira suivant une technique tibétaine.

La douleur n’existe pas. La douleur n’est qu’illusion. J’existe. Je suis réel.

« Que reste-t-il de l’art sans l’alphabet occulte du sexe ? » hurla-t-il.

Au même moment, les nano-manipulateurs tranchèrent le chiffon sanguinolent qu’était devenu son pantalon et son sexe se dressa, en érection, comme pour défier la mort. Ce n’était pas dû à une surpression artificielle de sang dans les corps caverneux ou à une dose opportune d’hormones. Moy était excité, comme toujours. L’antique ironie : Éros et Thanatos.

L’orgueilleuse exhibition ne dura que quelques secondes.

Moy se détendit. À présent, le plus difficile…

La colonne de chair érigée explosa en une cascade de liquide bleu. Les nano-manipulateurs sectionnèrent, de l’intérieur, les testicules qui churent avec un bruit sourd sur l’estrade.

Lorsque l’effet de l’analgésique se superposa à la souffrance et au vide qui puisaient dans son aine mutilée, Moy respira plus tranquillement. Le pire était passé. Ce qui restait était plus impressionnant que douloureux.

Kandria le regardait avec une authentique adoration. Il se dit qu’il devait profiter de l’état dans lequel se trouvait la fille. Ils allaient encore beaucoup s’amuser ensemble…

« C’est le sacrifice, le souffle de l’artiste qui donne l’envol créateur de son œuvre. »

Moy déglutit.

Le système d’oxygénation artificielle se mit en marche, échangeant le gaz vital contre le CO2 de ses cellules sans que ses poumons n’interviennent. Les nano-manipulateurs pénétrèrent dans ses bronches et de l’hydrogène fut injecté dans ses tissus pulmonaires. Le pendule refit un passage et trancha son thorax. Ses organes respiratoires enflés émergèrent comme des globes.

Son corps torturé s’éleva plus haut encore au-dessus de l’estrade, comme s’il luttait pour se libérer de ses liens. Il y parvint enfin et flotta, libre, sur la place.

Il eut un tonnerre d’applaudissements. Le public était à présent déchaîné.

Avec dédain, Moy pensa que, s’ils ne connaissaient visiblement rien de l’anatomie humaine, ils n’avaient pas non plus la moindre notion de physique élémentaire. Il était évident que le volume d’air déplacé par ses poumons remplis d’hydrogène était insuffisant pour le faire léviter, même sans bras ni jambes. Seul le champ antigrav soigneusement manipulé par ToiGrandeBrute rendait possible ce spectacle extraordinaire.

Il déglutit de nouveau. Sans air dans les poumons, seul le pompage attentif de la nano-machine pneumatique accolée à son larynx lui permettait de continuer de parler. Et il craignait toujours d’être ridicule si l’artefact défaillait.

« Mais toujours, inexorablement, après le dernier coup de pinceau, l’artiste retombe dans la dure réalité ! »

Moy ferma les yeux et le froid d’une autre dose d’analgésique envahit ses veines. Ses poumons éclatèrent dans un nouvel embrasement et son corps chuta. En bas, l’attendait la machine, déployant des pointes et des arêtes comme les mandibules d’un terrible insecte – une autre horreur de Poe : le puits. Une habile intertextualité gaspillée devant tous ces xénoïdes complètement ignorants de la culture humaine.

Et pourtant, le public cria.

La chute parut fortuite, mais elle était méticuleusement contrôlée par les champs antigrav. Plusieurs pieux empalèrent les restes du corps de l’artiste. L’un d’entre eux lui traversa une oreille. Un autre entra par sa pommette et ressortit par son orbite, lui crevant l’œil droit.

« Ce n’est pas la vision externe de ce monde d’illusions qui importe le plus pour un artiste ! Il y a bien plus que cela ! » rugit Moy, sentant ses veines se relaxer grâce à l’ultime dose d’analgésique.

Le prélude du final.

Il sourit.

Son œil gauche éclata sous l’effet de la surpression, répandant le corps vitré et l’humeur aqueuse, l’un teinté de vert, l’autre de violet. Et il resta suspendu au nerf optique comme une fleur fanée.

« L’essentiel, ce qu’aucune machine ne peut imiter, c’est l’incorporation de l’artiste à l’universalité, l’annulation finale de ce qu’il souffre dans ses créations ! »

Moy se détendit définitivement.

Alea jacta est, pensa-t-il, puis il attendit la venue de l’obscurité.

Les nano-manipulateurs qui avaient pénétré dans son cerveau coupèrent immédiatement l’apport de sang et de glucose à ses neurones et administrèrent des chocs électriques bien calculés à ses principales synapses. Moy perdit doucement conscience.

Cliniquement, il était déjà mort, bien que son cœur batte encore. Aucun des spectateurs n’avait réalisé que la machine ne soutenait plus qu’un cadavre. État indispensable pour le dernier acte, puisqu’aucune drogue analgésique ne pouvait amoindrir la douleur totale de ce final.

La nano-machine pneumatique injecta de l’air sous pression dans le larynx de Moy, modulant le hurlement terrible et posthume qui fit vibrer les cordes vocales jusqu’à les rompre.

Le prélude de l’apothéose.

La charge placée dans son cœur explosa et, une fraction de seconde plus tard, ce fut le tour de celle du corps calleux de son encéphale.

Les deux organes les plus importants du corps se dispersèrent en fragments. Les pieux et les fils de la machine tombèrent sur les restes, comme des hyènes affamées. Ils dansèrent leur chorégraphie frénétique, tranchant le cadavre mutilé comme les molaires d’un cannibale géant. Et lorsqu’il n’y eut plus rien à dépecer, ils s’élevèrent et oscillèrent, menaçants, comme s’ils cherchaient une autre victime.

La voix enregistrée de Moy se fit alors entendre, avec une sorte d’écho.

« Le monde est la machine. En dévorant l’art, elle dévore son créateur. Elle est perpétuellement avide de sang, de douleur et d’inspiration, et il y a toujours de nouveaux artistes désireux de lui servir d’aliment. C’est la vie et c’est l’histoire. C’est le cycle éternel. »

Puis la machine se replia lentement, délibérément. Les lumières se rallumèrent et les applaudissements éclatèrent, plus frénétiques que jamais.

La majeure partie du public sortit en murmurant. Impressionnés, les spectateurs paraissaient impatients de retourner à l’extérieur, à la réalité. Kandria resta plus longtemps. Les yeux humides, elle échangeait des impressions avec son agent de père. Passionnée au début, la discussion devint violente.

Elle voulait voir Moy pour le féliciter… le spectacle avait été parfait. Le Centaurien, pour sa part, pensait qu’il ne fallait pas trop encourager la concurrence. Et que ce Moy n’était pas une fréquentation correcte pour elle : s’ils établissaient une relation émotionnelle, cela la détournerait de sa voie artistique. Il était son père et elle lui devait l’obéissance…

Ils discutèrent jusqu’à ce que Kandria, se séparant rageusement du Centaurien, s’éloigne dans la foule sans se retourner. Son agent de père sourit : sa fuite n’était qu’une autre forme de respect.

Il la suivit calmement. En sortant, ses grands yeux aux pupilles pourpres croisèrent ceux, étroits, de ToiGrandeBrute, et les deux agents échangèrent un regard entendu et un haussement d’épaules. Oui, les artistes humains étaient difficiles à gérer. Qu’ils soient amis ou amants… Souvent, il fallait être dur avec eux, pour leur propre bien.

Les marchands d’art et les collectionneurs cétiens ainsi que d’autres espèces accoururent sur l’estrade comme des mouches attirées par un cadavre frais. Le Colossien, froid et professionnel, reçut les offres et organisa la vente aux enchères avec rapidité et efficacité.

La grande toile que constituait l’estrade et sur laquelle étaient collés les membres et les viscères de Moy fut arrosée de résine époxy par un dispositif automatique. La substance sécha instantanément, formant une fine couche transparente qui protégerait l’œuvre du temps et de la putréfaction.

Après une brève montée des enchères par des Gordiens, un Auyari l’acheta soixante-dix mille crédits, au comptant. Celui-ci offrit sur le champ un demi-million de crédits pour la machine, mais ToiGrandeBrute fut intraitable. Non, elle n’était pas à vendre. Et il ne céderait à aucune proposition.

L’Auyari fit une autre offre. Magnifique… Les petits yeux de ToiGrandeBrute brillèrent de convoitise. Bien, il allait devoir consulter l’artiste…

Un hologramme de Moy pris au début du spectacle, avec une biographie succincte rédigée dans l’alphabet syllabique cétien, fut projeté sur le lieu qu’avait occupé l’estrade. Le public qui restait, comme réticent à s’en aller, applaudit de nouveau. Pour quinze crédits, les intéressés pouvaient acquérir une copie du document, et pour cent cinquante, l’holo-enregistrement complet du spectacle.

Il y eut plus de cinquante acheteurs. La représentation était un franc succès.

Moy, évidemment, ne le sut qu’une heure après, lorsque l’auto-clonage se termina et qu’il put disposer de son nouveau corps. ToiGrandeBrute, plein d’attentions, lui raconta tout en l’aidant à sortir de la matrice mécanique dissimulée sous l’estrade.

Malgré la nouvelle, Moy ne se sentait pas bien. Il toussa plusieurs fois pour éliminer de ses poumons l’épais liquide pseudo amniotique de la matrice. Il avait les cheveux et le corps désagréablement collants, et dans la bouche une saveur horrible. Tous ses muscles tremblaient. Il avait un besoin urgent d’une douche, d’un repas… et de dormir.

Ces renaissances cloniques l’épuisaient chaque fois un peu plus.

« Vendu très bien. Ta dette se terminer, lui annonça le Colossien. Reçu une très intéressante offre auyari. Paient beaucoup.

— Oublie-la, répondit Moy. Je n’irai pas à Auya. Je n’ai pas confiance en des types qui ne montrent pas leur visage, et je tiens trop à ma mémoire pour accepter qu’on me l’efface. »

Il cligna des yeux pour améliorer sa vue. Malgré le clonage ultra rapide, ce changement de corps deux fois par semaine avait ses inconvénients. Il avait besoin d’au moins six heures pour s’adapter complètement à sa nouvelle anatomie.

« Pas sur Auya, mais ici, à Ningando, insista le Colossien. Pour personnel diplomatique auyari. Effacement de la mémoire seulement… Partiel. Contrat dure un mois. Huit mille crédits par représentation… Sans compter la vente de la toile finale. »

Moy poussa un sifflement : c’était presque le quintuple des bénéfices que rapportait une représentation habituelle. Les Auyaris avaient de l’argent, pour sûr.

« Eh bien, ça change tout, dit-il en souriant. Avec de tels gains, on pourrait prendre notre retraite tous les deux. Tu leur as déjà dit que nous serions enchantés, pas vrai, gros balourd ? »

D’humeur joueuse, il lui frappa la plaque pectorale.

« Il y a détail… déclara ToiGrandeBrute d’un ton presque timide. Demandent représentations journalières, et deux séances par jour en fin de semaine, sinon pas contrat.

— Par le vide intersidéral… » murmura Moy qui déglutit tout en calculant mentalement à toute vitesse.

Cela faisait neuf représentations par semaine. Trente-six morts et résurrections en un mois. À huit mille chacune… plus les toiles, c’était une offre tentante. Mais les auto-clonages… Toutes ces douleurs, la moitié du temps à s’adapter à un corps nouveau… et le risque de lésions cérébrales pour abus du procédé, loin d’être négligeable.

D’un autre côté… il pourrait rentrer sur Terre comme un magnat, exercer son art comme bon lui semblerait, sans jamais se préoccuper de vendre ou non.

Deux plateaux d’une même balance, chacun d’entre eux pesait autant. Il était difficile de choisir.

Il pensa à Jowe. Son ami ne se serait jamais trouvé dans une telle situation, mais Moy aurait aimé savoir ce que celui-ci aurait fait à sa place.

Il regarda ToiGrandeBrute.

« Tu crois que ça vaut la peine, gros balourd ? »

Le Colossien le contempla à son tour puis haussa les épaules.

« Moi rien risquer. Ta vie à toi. Toi décider. Pouvoir obtenir meilleur prix des Auyaris ? Eux durs en affaires…

— Je vais voir, mais huit mille, c’est déjà bien. »

Moy soupira.

« Attends… Tu as vu la fille ? Kandria ? La métis d’humain et de Centaurien ? Elle ne m’a pas attendu ? »

ToiGrandeBrute le contempla un long moment.

« Non, finit-il par grogner en détournant le regard. Partie presque tout de suite. Discuter avec père-agent sur possibilité pour elle faire spectacle similaire. Opinions divergentes.

— Ah, alors c’est seulement pour ça qu’elle est venue me voir ! » s’exclama Moy tandis que quelque chose se rompait en lui.

Soudain, le monde avait pris une couleur et une saveur de cendre.

« Bien… je crois que je vais accepter cette offre, gros balourd. »

L’énorme corps du Colossien s’appuya délicatement sur son épaule. Pour la première fois depuis des mois, il prononça son nom.

« Moy… Toi… pouvoir… tant de fois ?

— La routine ! » répondit Moy, d’une voix éteinte.

Comme un robot.

« Tu sais quoi, gros balourd ? La vie, c’est de la merde. Nous devrions préparer un scénario spécial, puisque ces Auyaris paient si bien. Et avant que cette petite métis et d’autres ne se mettent à m’imiter. Je suis le premier, le précurseur. Cela doit être établi. Tous les autres ne parcourront que la voie que j’ai ouverte.

— Peut-être… acquiesça le Colossien. Quoi toi avoir en tête ?

— Quelque chose de plus… spectaculaire, déclara Moy en parlant mécaniquement. Peut-être utiliser des acides. Ou des venins. Ou des nano-charges pour projeter les dents une par une à travers les joues… »

Il claqua la langue, puis reprit :

« Tu pourrais aussi suggérer des idées, gros balourd ! Tu en connais autant que moi sur l’anatomie humaine, je crois… Ah, et tu sais autre chose ? Je crois que je t’ai déjà parlé de cet ami que j’avais sur Terre, un certain Jowe… un gars génial. Eh bien, je viens d’avoir une très bonne idée : avec cet argent, lorsque je rentrerai là-bas, je vais le rechercher, où qu’il soit… Tu m’aideras, hein, gros balourd ? Toi et moi, on fera ça ensemble. »

Le Colossien s’arrêta un instant.

ToiGrandeBrute regarda Moy s’éloigner. L’artiste continuait de parler. Excité, gesticulant, sans se rendre compte qu’il était seul. Se frayant un passage au milieu des promeneurs cétiens qui le regardaient, surpris. Certains le montraient du doigt, hochant la tête en signe de réprobation. D’autres, probablement des spectateurs de sa représentation, s’effaçaient respectueusement devant lui.

« Oui, toi et moi, on fera ça ensemble, Moy », murmura le Colossien.

L’artiste, beaucoup trop loin, ne se rendit pas compte qu’il avait prononcé ces mots dans une parfaite syntaxe terrienne.

Et encore moins, évidemment, que les petits yeux porcins de son agent brillaient d’un éclat humide…

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