Sept

Les trois formations en losange de Geary piquaient vers l’étoile. Devant elles et légèrement sur tribord croisaient les trois formations de cuirassés obscurs. Le rectangle de leur corps principal accélérait très vite sur sa trajectoire curviligne visant une interception directe de la formation de croiseurs de combat de Geary, tandis que les deux petites sous-formations de flanc s’en rapprochaient, tant et si bien qu’elles avaient quasiment fusionné en un seul long rectangle.

Les douze croiseurs de combat obscurs et leurs escorteurs se trouvaient encore à près d’une heure-lumière derrière la Première Flotte. Eux aussi, ainsi que les croiseurs lourds et les destroyers qui les accompagnaient, accéléraient à plein régime sur un vecteur qui finirait par la rattraper.

« Ils se fichent autant de brûler des cellules d’énergie que si personne n’en avait cure, hein ? » commenta le lieutenant Castries. Elle se rendit compte qu’elle avait parlé à haute voix et elle décocha un bref regard à Desjani. « Pardon, commandant.

— C’est exact, répondit Desjani. Pourquoi les vaisseaux obscurs manœuvrent-ils ainsi, d’après vous ? »

Castries hésita, le temps de passer au crible plusieurs explications possibles. « Selon la situation qu’ils affrontent, nos systèmes de manœuvre automatisés peuvent adopter divers profils, finit-elle par dire. Le profil Priorité au combat met l’accent sur la nécessité d’exécuter au plus vite les manœuvres sans tenir compte de la directive relative à la surconsommation des cellules d’énergie, parce qu’il vise avant tout à obtenir une victoire prompte et sans appel. Il semble que les vaisseaux obscurs opèrent sur ce profil par défaut, peut-être parce qu’ils voient en leur capacité à accélérer et à manœuvrer mieux que les nôtres un avantage décisif.

— Pas mal, lieutenant. Vous avez vraisemblablement raison. Là où nous devons modifier nos instructions aux systèmes de manœuvre et parfois outrepasser leurs préférences automatiques, les vaisseaux obscurs, eux, sont contraints de recourir à des commandes entièrement programmées qu’ils ne peuvent pas remettre en question. » Desjani se tourna vers Geary. « Qu’allons-nous faire ? Les inciter à charger l’Indomptable en virant encore de bord ? Régler la manœuvre de manière à réussir un nombre convenable de frappes sera difficile, mais nous pouvons tenter le coup une dernière fois.

— Trop compliqué, répondit Geary. Ni le temps ni le nombre ne jouent en notre faveur. Nous ne pouvons pas prendre le risque de passes de tir non concluantes et, si nous les frôlions un peu trop, nous pourrions être laminés et perdre très vite la bataille.

— Peut-être…

— Une seconde ! »

Desjani se tut aussitôt et, d’un regard péremptoire, intima le silence dans la passerelle. Geary lui coupait rarement la parole, surtout de manière aussi brutale. Lorsqu’il s’y résolvait, c’était, le savait-elle, parce qu’il cherchait à mettre le doigt sur une idée qui s’obstinait à lui échapper.

La chandelle lui avait donné un indice : esquive les assauts de l’ennemi. Mais un cuirassé ne peut pas esquiver des croiseurs de combat. Pour créer les conditions qui lui offriraient une petite chance de n’être pas trop durement frappé, Geary était conscient qu’il lui faudrait avant tout porter un coup fatal aux vaisseaux obscurs. Mais il ne pouvait à la fois les éviter et les frapper durement. Si seulement il pouvait passer directement au travers de leur formation… Mais ils cibleraient l’Indomptable, braqueraient toutes leurs armes sur le croiseur de combat et…

Mais bien sûr ! Ils viseront l’Indomptable. Ils lui balanceront tout ce qu’ils ont dans le ventre. « Je vais leur donner ce qu’ils veulent, affirma-t-il. La possibilité de frapper l’Indomptable à coups redoublés. »

Desjani tourna brusquement la tête pour le fixer. « J’attends la suite de votre plan, amiral. »

Il pointa l’index. « Nous traversons leur formation ici. En son centre. Pas pour les frapper. Nous cherchons à passer au milieu. »

Elle hocha la tête. « Et ensuite, amiral ? Parce que les vaisseaux obscurs n’auront planifié aucune manœuvre si nous arrivons sur eux en visant cette position. Même si nous procédons à un changement de cap de dernière seconde, ils nous sauront incapables de nous arracher à l’enveloppe de tir de leurs armes.

— Exactement. Je veux qu’ils ciblent l’Indomptable et qu’ils attendent pour faire mouche. Nous allons encore raffiner la manœuvre que j’ai imposée à nos croiseurs lourds à Varandal.

— En brouillant leurs priorités en matière de cibles ?

— Exactement », répéta-t-il. Il désigna les deux autres formations de sa flotte. « Nous manœuvrerons de manière à ce que nos formations de cuirassés arrivent au même moment sur la même position de leur formation.

— Afin que nos cuirassés puissent cibler les vaisseaux obscurs pendant qu’ils viseront l’Indomptable ? » Desjani hocha de nouveau la tête, le visage impavide. « Un plan futé. Sur quel vaisseau comptez-vous vous transférer avant ?

— Je reste à bord.

— Pas question, amiral ! Parce que l’Indomptable ne survivra pas à cette passe de tir. Il n’y a pas moyen. Mais, vous, vous devez survivre. Je recommande votre transfert sur le Léviathan, parce que le capitaine Tulev…

— Tanya. » Geary pointa de nouveau ses formations du doigt. « Les vaisseaux obscurs cibleront l’Indomptable. Tant que votre bâtiment restera la cible prioritaire, ils n’en viseront aucune autre et retiendront leurs tirs en attendant de le frapper. Quel délai faut-il à nos systèmes de contrôle des tirs pour redéfinir nos cibles prioritaires ? Environ une seconde ?

— Environ, convint Desjani. Peut-être un petit peu plus. Tout dépend de la complexité des solutions de tir et de la vélocité relative de l’engagement.

— J’envisage de conduire nos trois formations à une interception aussi simultanée que possible des vaisseaux obscurs, mais en laissant à celle de l’Indomptable une fraction de seconde d’avance, puis de donner au tout dernier moment un coup d’accélérateur aux cuirassés afin qu’ils reprennent la tête et arrivent sur eux une fraction de seconde avant votre bâtiment. »

Elle le dévisagea. « Donc l’ennemi retient son tir, attend de frapper l’Indomptable, et nos cuirassés l’allument une fraction de seconde plus tôt. C’est ça ?

— Oui. Les vaisseaux obscurs ne tireront pas parce que nous les aurons frappés avant.

— Saurez-vous gérer une telle manœuvre ?

— Non. Mais nos systèmes de manœuvre oui, n’est-ce pas ? Ça ressemble de très près à une interception directe, sans qu’on ait à se préoccuper de trop nombreuses déviations, et nos trois formations seront très proches l’une de l’autre et pratiquement sur le même vecteur. Nos systèmes de manœuvre automatisés peuvent parfaitement s’en charger. » Il s’interrompit. « M’est avis qu’avec les systèmes de contrôle des tirs des vaisseaux obscurs, qui sont quasiment identiques aux nôtres à tous égards, ça devrait marcher.

— Pourquoi ne pas vérifier ? » Tanya fit signe au lieutenant Yuon. « Contactez-moi immédiatement le chef Tarrani. »

Moins de trente secondes plus tard, l’image du chef apparaissait devant Desjani. « Oui, commandant ? »

— J’ai une question concernant nos systèmes de contrôle des tirs, chef. » Desjani lui exposa le plan de l’amiral. « Est-ce que ça peut marcher ? »

D’abord intrigué, le visage de Tarrani avait ensuite exprimé tour à tour la stupéfaction, l’admiration puis la réflexion. Elle mit quelques instants à répondre. « Affirmatif, commandant, si je me base sur leur fonctionnement. Maintenez le différentiel à une seconde et ils ne changeront pas de cible. Ils n’attribueront pas la priorité à une autre en un aussi bref laps de temps, parce que recalculer l’instant précis où les armes devront tirer sur cette nouvelle cible et envoyer dans tout le vaisseau les commandes requises pour le modifier prend un tout petit peu plus d’une minute. Si nous réussissons à régler de manière aussi fine l’approche de nos trois formations, ça marchera. Les systèmes de contrôle des tirs des vaisseaux obscurs ne se verrouilleront pas sur d’autres cibles en un intervalle aussi réduit.

— Vous êtes consciente que vous risquez votre vie et pas seulement vos fesses sur cette réponse ? demanda Desjani.

— Oui, commandant, j’en suis consciente. Si vous réussissez à obtenir ce résultat de nos systèmes de manœuvre, ça marchera. Sinon, ce ne sera pas parce que je vous aurai donné une idée fausse de ce dont sont capables les systèmes de contrôle des tirs, mais parce que les systèmes de manœuvre auront panné leurs solutions.

— Je verrai ce qu’en dit le chef Busek, déclara Desjani.

— Euh… commandant… le chef Busek est très douée, mais elle a grimpé très vite en grade à cause des pertes sur ses premiers vaisseaux et de tous ceux que nous avons affectés à l’ingénierie l’an dernier. Son expérience est un peu limitée, expliqua le chef Tarrani. Bon, je lui poserai la question, mais aussi à ceux qui, à bord, ont davantage l’expérience des systèmes de manœuvre.

— Et… qui donc ? demanda Desjani, l’air de connaître déjà la réponse.

— Le chef Gioninni, commandant.

— Bien entendu. Prévenez les chefs Busek et Gioninni que je veux les entendre sur-le-champ. »

L’image de Tarrani disparut, remplacée quelques secondes plus tard par la silhouette lourdaude du chef Gioninni et celle, filiforme, du chef Busek. Desjani expliqua de nouveau ce qu’on comptait faire. « Les systèmes de manœuvre peuvent-ils y arriver ? »

Le chef Busek hocha la tête, réfléchit puis coula un regard vers Gioninni. « Je crois que la réponse est oui, commandant, mais j’aimerais avoir l’opinion du chef. »

Gioninni se fendit d’un sourire trahissant une sereine assurance. « Nous filons à 0,15 c, n’est-ce pas ? Et l’ennemi arrive bien sur nous à 0,05 ?

— C’est exact, chef, répondit Geary. Les vaisseaux obscurs ont réduit leur vélocité pour s’assurer qu’ils auraient de bonnes solutions de tir lors de l’engagement.

— Autant dire que nous les croiserons à une vitesse relative de 0,2 c. C’est très important, parce que la même cochonnerie relativiste qui perturbe nos systèmes de contrôle des tirs peut aussi déboussoler ceux de manœuvre. Mais 0,2 c est une vélocité avec laquelle on peut encore opérer. Nos systèmes y voient encore assez bien pour calculer avec une grande précision. Oui, commandant, nos systèmes de manœuvre y arriveront.

— En théorie ? insista Desjani.

— Eh bien, commandant, vous savez comment c’est. Il y a la théorie d’une part et l’univers réel de l’autre. Les systèmes de manœuvre peuvent calculer l’approche et l’ultime accélération des formations de cuirassés pour que tout se passe exactement comme vous le voulez. Mais ils ne peuvent pas dire si l’ennemi ne va pas réagir différemment, ni si la propulsion principale du cuirassé de tête d’une des formations n’aura pas un léger hoquet quand l’ordre lui sera donné d’accélérer, et ainsi de suite. Oui, nos systèmes en sont capables, mais on ne peut pas garantir à cent pour cent qu’une manœuvre de cette précision ne sera pas affectée par une quelconque friction.

— Il ne faudrait pas grand-chose, en effet, avança Busek. Mais ça devrait marcher.

— Vous parieriez votre peau là-dessus ? » demanda Desjani.

Busek hésita un instant puis opina.

Le chef Gioninni réfléchit en se grattant la tête. « Je ne suis pas franchement un flambeur, commandant…

— Pas franchement un flambeur, vous ? ironisa Desjani sans cacher son scepticisme.

— Non, m’dame, protesta le chef. Le flambe repose sur le hasard. On prend un risque sans être certain de gagner. Je ne joue jamais, commandant.

— Vous ne pariez que quand vous avez une certitude ? demanda Geary.

— Si l’on peut appeler ça parier, amiral. Je n’y peux rien si l’autre en face s’imagine qu’il a une chance de l’emporter dans la transaction. »

Desjani secoua la tête puis leva brièvement les yeux au ciel comme si elle quémandait du secours. « Vous regardez donc la manœuvre proposée comme une certitude, chef ? »

Gioninni n’hésita qu’une seconde de plus puis hocha vigoureusement la tête. « Presque, amiral. Je tenterais le coup. Mais je dois ajouter que, si quelque chose venait à interférer avec les systèmes automatisés, si quelqu’un s’avisait de leur donner un petit coup de pouce parce qu’il aurait décidé que l’approche des cuirassés n’était pas tout à fait correcte, alors tous les paris seraient suspendus. Il y a un tas de choses que les hommes font vraiment très bien, et même mieux que les systèmes automatisés, mais cette manœuvre exige un minutage à la fraction de seconde près qui dépasse un tantinet nos capacités.

— Merci. Nous garderons cela à l’esprit, chef. » Desjani congédia les deux sous-offs puis se tourna vers Geary. « Allons-y, amiral. »

Entrer les instructions dans les systèmes de manœuvre était presque trop simple. Les trois formations de Geary étaient ici, là et là, et croisaient sur telle et telle trajectoire. Il suffisait d’altérer leur vecteur de manière à les faire toutes passer simultanément par le même point d’interception avec les vaisseaux obscurs en approche ; de spécifier que celle de l’Indomptable prendrait provisoirement la tête jusqu’à la dernière seconde envisageable, où une poussée d’accélération conduirait les cuirassés à le devancer d’un peu moins d’une seconde.

Les systèmes ne retournèrent le problème que durant deux secondes avant de fournir les manœuvres requises.

Geary étudia les résultats puis quêta l’avis de Desjani d’un regard.

Celle-ci haussa les épaules. « Le chef Gioninni a raison. Pas touche à cette série de manœuvres. La solution m’a l’air parfaite, mais elle présente réellement une infime marge d’erreur.

— On n’y peut rien. Il faut frapper sévèrement les vaisseaux obscurs avant que leurs croiseurs de combat ne soient assez près pour nous accrocher. C’est peut-être notre seule chance de porter un coup fatal à leurs cuirassés. »

Il transmit les instructions à tous ses vaisseaux. « À toutes les unités de la Première Flotte, ici l’amiral Geary. Vous recevez en ce moment même des séries de manœuvres automatisées qui devront être exécutées avec la plus absolue précision. Aucune variation, aucune interférence n’est autorisée. N’intervenez pas. Capitaine Armus, capitaine Geary, ajouta-t-il, interpellant cette fois les commandants du Colosse et de l’Intrépide également responsables des deux formations de cuirassés, je compte sur vos bâtiments pour infliger des dommages dévastateurs à tous les vaisseaux obscurs que vous croiserez sur votre passage pendant que nous traverserons leur formation. Tandis que l’ennemi ciblera l’Indomptable et les unités qui l’accompagnent, vous devrez percer dans la formation ennemie un trou que nos croiseurs de combat exploiteront ensuite.

— Compris, répondit Jane Geary.

— Les cuirassés vont mener la charge ? demanda Armus, asticotant délibérément les commandants des croiseurs de combat, traditionnellement en première ligne.

— Affirmatif », répondit Geary. Derrière lui, Desjani fulminait.

« Nous serons contents de frayer un chemin à nos camarades des croiseurs de combat », conclut Armus. L’austère commandant de cuirassé ne souriait pas fréquemment, mais, là, il semblait avoir le plus grand mal à se l’interdire. « Entendu, amiral. »

Les systèmes automatisés entrèrent en action : tous les vaisseaux de la force de l’Alliance changèrent de trajectoire, certains accélérant en même temps. Les trois losanges de Geary se comprimèrent pour former des coins plus étroits dont les vecteurs convergeaient pour les faire promptement fusionner.

L’envie de transmettre des instructions, de s’immiscer directement dans les manœuvres démangeait l’amiral. Mais il est des moments où l’on peut intervenir et d’autres où il faut s’en abstenir et faire confiance au matériel que l’homme a laborieusement créé. « Nous y faisons rarement attention, n’est-ce pas ? » dit-il à Desjani.

Elle le fixa d’un œil inquisiteur puis hocha la tête. « Aux systèmes automatisés, voulez-vous dire ? À tout ce fourbi qui permet aux vaisseaux de continuer à fonctionner ?

— Ouais. Nous n’y prenons garde que quand ils se cassent ou tombent en panne. Autrement, ils sont juste là et c’est tout.

— C’est leur fonction, répondit-elle. Technologie invisible. Ça marche sans qu’on ait besoin de s’en soucier ni de maîtriser des commandes et des règles ésotériques. Évidemment, ça exige aussi beaucoup de soins et de tendresse, et, de temps en temps, un bon coup de pied au cul pour lui apprendre à marcher droit, mais c’est bien pour cela que nous avons à bord tous ces spécialistes qui pourvoient aux besoins des systèmes automatisés afin qu’ils permettent aux hommes de s’entretuer.

— Vous êtes une grande âme tellement romantique, déclara Geary en regardant défiler à toute vitesse les minutes du compte à rebours les séparant du contact avec l’ennemi. Je me demande comment les vaisseaux obscurs gèrent leur maintenance et leurs réparations.

— Ils doivent avoir des systèmes automatisés chargés de surveiller les systèmes automatisés. Et d’autres encore pour surveiller ceux qui les surveillent. Voire une quatrième couche pour surveiller le bon fonctionnement de la troisième. Pouvez-vous imaginer le coût et la complexité de tout cela ?

— Difficilement. » Geary ne quittait pas des yeux son écran, où les mouvements de chaque vaisseau de l’Alliance correspondaient exactement aux vecteurs qui lui avaient été assignés : deux cents vaisseaux de guerre dansant un ballet compliqué qui s’achèverait bientôt sur un brutal dénouement.

Bas les pattes. Maintenant qu’il avait tout réglé, ne lui restait plus qu’à regarder.

« Cinq minutes avant contact avec l’ennemi, annonça le lieutenant Castries en écho aux informations affichées sur l’écran de Geary.

— Très bien. » Desjani se carra dans son fauteuil comme si elle était détendue, mais le visage qu’elle lui présenta trahissait une certaine inquiétude. « À ce stade du combat, n’est-ce pas un dernier recours désespéré, amiral ? murmura-t-elle trop bas pour se faire entendre d’un autre que Geary.

— Nous devons les frapper fort cette fois, répéta-t-il.

— C’est ce qui devrait se produire, mais, même si le timing de nos cuirassés n’était décalé que d’une seule seconde, ni vous, ni moi ni personne à bord de l’Indomptable ne le saura jamais. Nous accuserons tant de frappes qu’il ne restera plus de nous qu’un nuage de poussière filant à vitesse grand V sur notre vecteur.

— Je sais. » Il n’avait été que trop souvent témoin de l’anéantissement de vaisseaux de guerre, et il savait aussi que Tanya en avait vu de plus nombreux encore périr au combat. « Si ça devait arriver, au moins partagerions-nous le même nuage de poussière.

— Wouah ! C’est cela que vous appelez romantique, amiral ?

— Je n’ai pas mieux à vous offrir pour le moment, commandant. »

Desjani sourit sans quitter des yeux son écran. « On se reverra de l’autre côté. » Puis, d’une voix plus forte, elle interpella ses lieutenants : « Je veux que chaque coup porte. Éliminez-moi autant de ces salopards sans âme que vous le pourrez.

— Prêts, commandant ! » répondirent-ils en chœur.

Geary sentit percer la tension mais aussi la détermination dans leurs voix. Il pouvait comprendre puisqu’il était lui-même en proie à ces émotions mitigées. Toute passe de tir est un pari. Si doués que soient les systèmes de manœuvre pour éviter les collisions, il n’en reste pas moins que l’erreur la plus infime peut se traduire par le télescopage de deux vaisseaux à des vélocités qui les réduisent instantanément en minuscules fragments. L’ennemi peut aussi décider de cibler spécialement votre vaisseau, un coup heureux peut frapper une zone critique, ou encore…

Certaines choses ne valent pas la peine qu’on s’en inquiète, surtout quand on n’y peut strictement rien.

Mais cette passe de tir était extrêmement risquée et chacun le savait.

« Une minute avant interception », rapporta le lieutenant Castries. Sa voix avait failli se fêler sur le premier mot, mais elle s’était raffermie sur la fin, haute et claire.

Les six formations convergeaient très vite. Celles de Geary visaient la position où se trouverait le centre du corps principal des vaisseaux obscurs, et celui-ci arrivait régulièrement sur les vaisseaux de l’Alliance, flanqué de ses deux formations plus petites qui se rapprochaient de lui.

« Dix secondes. » Cette fois, la voix de Castries était restée ferme. « Nous avons la confirmation que nos formations de cuirassés accélèrent. »

Geary ne sut pas s’il voyait réellement les cuirassés, croiseurs et destroyers de l’Alliance fondre vers le même point que l’Indomptable, les autres croiseurs de combat et leurs escorteurs. Il ne sut pas non plus s’il voyait la formation des vaisseaux obscurs apparaître brusquement devant lui, passant en un clin d’œil de petits points lumineux à bâtiments massifs. Peut-être imaginait-il ces images, à moins que son cerveau ne les forgeât de toutes pièces.

Il sentit se déchaîner les armes de l’Indomptable, sentit le croiseur de combat vibrer sous les frappes et, l’espace d’un instant, il attendit qu’une force irrésistible les broie, son vaisseau et lui-même.

Il mit quelques secondes à comprendre qu’ils avaient dépassé le point de contact. Il perçut quelques soupirs de soulagement, le personnel de la passerelle en prenant conscience à son tour.

« C’est bon, lâcha Desjani comme si ç’avait été la seule issue plausible. Rapport de situation, tout le monde ! »

Les vigies s’activèrent pour consolider les informations à son intention, tandis que Geary se penchait sur son écran en se demandant si la prise de risque en avait valu le coup.

Les trois sous-formations de l’Alliance avaient fusionné au cours des dernières secondes avant le contact avec les vaisseaux obscurs en une masse de bâtiments dont les mouvements, heureusement, avaient été coordonnés par les systèmes de manœuvre de la flotte. Mais cette masse avait piqué comme un bélier droit sur une autre masse, celle des vaisseaux obscurs. Seule la persistance de ces derniers à rester sur leurs vecteurs préétablis avait empêché toute collision.

Quand les cuirassés de l’Alliance avaient dépassé ses croiseurs de combat et pris sur eux une très courte tête d’avance, leur armement avait parlé : quatre-vingts formidables vaisseaux de guerre hérissés d’armes déchargeant tout ce qu’ils avaient dans le ventre sur l’ennemi qui s’apprêtait à pilonner l’Indomptable et les autres croiseurs de combat. Des missiles avaient jailli et, à peine lancés, frappé leur cible. Les faisceaux de particules des lances de l’enfer s’étaient déployés en une brillante et dévoreuse forêt d’énergie mortelle. La mitraille avait martelé quelques millisecondes plus tard des bâtiments aux boucliers et au blindage déjà affaiblis par les frappes précédentes. Et, quand les cuirassés étaient passés assez près de leur cible, les boules scintillantes des champs de nullité avaient percé des trous dans l’adversaire en dissolvant les liens qui maintiennent la cohésion des molécules et des atomes.

Pour voir tout cela, Geary avait dû ralentir de manière drastique la rediffusion de l’enregistrement du combat effectué par les senseurs de la flotte. La formation des croiseurs de combat de l’Alliance était arrivée sur les talons de ses cuirassés, mais, au lieu de traverser elle aussi un mur de feu, elle n’avait eu à affronter que les survivants du carnage. L’Indomptable et ses compagnons avaient tiré à leur tour, déchiquetant les bâtiments plus petits et ajoutant de nouveaux dommages à ceux déjà infligés aux vaisseaux obscurs sévèrement meurtris. « Nous avons accusé quelques frappes, déclara-t-il, tandis que son écran clignotait de rapports d’avaries en provenance d’autres unités. Mais nous avons infligé bien pire. »

Trois cuirassés obscurs avaient disparu, réduits en miettes en dépit de leurs défenses de mastodontes. Un quatrième était gravement handicapé, à ce point criblé de frappes qu’il avait perdu tout son armement et le contrôle de ses manœuvres. Il culbutait cul par-dessus tête, impuissant, dans le sillage de ses compagnons rescapés.

Conjointement, les formations de l’Alliance avaient descendu une douzaine de croiseurs lourds ennemis, sept croiseurs légers et vingt-trois destroyers.

Dans cette partie de leur formation qui s’était trouvée à portée de tir de la charge de l’Alliance, la grande majorité des bâtiments ennemis avaient verrouillé leur système de contrôle des tirs sur l’Indomptable et les autres croiseurs de combat. Mais, durant la seconde qui s’était écoulée entre le moment où les cuirassés de l’Alliance étaient arrivés à portée de tir et celui où les vaisseaux obscurs auraient pu cibler l’Indomptable, la plupart de leurs armes, détruites alors même qu’elles attendaient de disposer d’une bonne fenêtre de tir, n’avaient pas eu l’occasion de parler.

L’ennemi n’avait ciblé que de rares cuirassés de Geary, de sorte que très peu avaient été frappés. Beaucoup d’autres unités de la formation de croiseurs de combat avaient été touchées mais, même si une demi-douzaine d’entre eux avaient souffert de dommages conséquents, seuls un croiseur lourd, le Bunker, et une demi-douzaine de destroyers étaient assez durement frappés pour se retrouver hors de combat.

Le Bunker s’écartait en vacillant des autres vaisseaux de l’Alliance ; il cherchait à recouvrer une partie du contrôle de ses manœuvres. Les destroyers Tonnerre, Moniteur et Koplis étaient anéantis. Le Patu, le Lathi et le Naginata étaient encore en partie intacts mais si terriblement endommagés que les rescapés de leur équipage les abandonnaient dans toutes les capsules de survie encore opérationnelles.

Tant l’Incroyable que le Dragon avaient été assez sévèrement touchés à la propulsion principale pour que leur maniabilité soit altérée et le cuirassé Téméraire avait aussi perdu une unité de propulsion.

« Plusieurs frappes à l’Indomptable, résuma le lieutenant Yuon. Batterie de lances de l’enfer 2A HS. Propulseur de manœuvre 3B hors circuit. Délai de réparation pas encore fixé. Pénétrations de la coque en voie d’être colmatées par les équipes de contrôle des avaries. Deux décès confirmés. Dix-sept blessés. »

Ces pertes étaient un crève-cœur. Une seule mort en serait déjà un. Les destroyers anéantis avaient perdu tout leur équipage. Malgré tout, la tactique avait été largement couronnée de succès. Mais… « Compte tenu de l’avantage des vaisseaux obscurs en puissance de feu, nous avons grosso modo rétabli l’équilibre des forces avec leur formation de cuirassés », déclara Geary. Nul besoin d’ajouter qu’une charge de la formation des croiseurs de combat obscurs procurerait à l’ennemi un avantage considérable.

Desjani opina en grimaçant. « Et nous ne pouvons pas remettre le couvert. Les vaisseaux obscurs doivent déjà être en train d’analyser ce qui s’est passé et de se préparer à contrecarrer une autre attaque du même modèle s’ils nous voient la fomenter. »

Insensible à ses pertes, l’ennemi reformait déjà ses rangs, comblant le trou qu’y avaient laissé les vaisseaux de Geary.

Il aurait suffi à l’amiral de réitérer la manœuvre, compte tenu du différentiel entre ses propres pertes et celles des vaisseaux obscurs : au moins deux fois pour rétablir l’équilibre et une demi-douzaine pour l’emporter.

Il connut un instant de désespoir.

Mais il se remit à transmettre des ordres. Parce que les gens qu’il commandait avaient besoin de Black Jack pour survivre.

« Exécution immédiate : toutes les unités remontent de quatre-vingt-quinze degrés. »

Sa flotte, dont les trois sous-formations étaient encore entremêlées, entreprit de décrire une parabole vers le haut pour revenir sur ses pas en vue d’une nouvelle interception des vaisseaux obscurs. Incroyable, Dragon et Téméraire, ainsi qu’une vingtaine de croiseurs et de destroyers, s’échinèrent pour exécuter la manœuvre malgré les dommages à leur système de propulsion.

Ses vaisseaux perdaient sans doute un peu de vélocité dans ce virage colossal, mais il ne se souciait pas de conserver de la vitesse. 0,15 c était un peu trop rapide à son goût lorsqu’il s’agissait de manœuvrer au combat, et réduire l’accélération facilitait aux vaisseaux blessés le maintien dans leur formation.

« Commandant ? interrogea le lieutenant Castries. La formation de croiseurs de combat obscurs filait à 0,35 c il y a une heure.

Quoi ? » Desjani fixa son écran, l’œil noir. « À ce régime, ils seront de nouveau à portée de tir dans trois heures.

— Même s’ils peuvent supporter un stress supérieur au nôtre lors des accélérations et décélérations, ils devront commencer à freiner très bientôt, faute de quoi ils nous croiseront en trombe, répondit Geary. Je n’aurais pas imposé une telle accélération à ces croiseurs de combat et à leurs escorteurs. Leurs IA se basent-elles sur mes réactions lors d’un désengagement, ou bien sur celles du Black Jack qu’imaginaient les gens avant mon retour ?

— Peut-être sur la légende de Black Jack, laissa tomber Desjani. Vous-même, en réalité, vous cherchez à prévoir les quelques coups suivants. Je n’en sais rien. Il faudrait peut-être présumer que leurs IA deviennent fantasques, ou qu’elles cherchent à tester leurs limitations.

— Le docteur Nasr affirme qu’elles pourraient rencontrer des problèmes en affrontant de nouvelles situations, dit Geary. De nouvelles restrictions, ou des éventualités qu’elles créent elles-mêmes en contournant les anciennes. Mais, à moins que ces problèmes ne se traduisent par un dysfonctionnement de leur armement, ils ne nous aideront pas beaucoup. »

Il scruta de nouveau son écran : la formation de cuirassés obscurs, un tantinet plus réduite dorénavant, et les deux sous-formations de flanc, toujours très proches du corps principal, remontaient et se retournaient pour adopter une trajectoire d’interception des vaisseaux de l’Alliance. Les cuirassés avaient filé un peu plus lentement, de sorte qu’ils pouvaient virer sur une moins grande distance, encore que, compte tenu des immenses virages que négociaient ces bâtiments à une vélocité équivalant à une fraction appréciable de celle de la lumière, ce fût là un terme relatif. Tout de suite après avoir atteint le sommet de leur courbe, les vaisseaux obscurs se stabilisaient plus tôt que ceux de Geary sur une trajectoire curviligne plus plate qui les conduirait vers une interception de ceux de l’Alliance.

L’ennemi comptait manifestement enfoncer bille en tête ses formations et Geary ne pouvait plus s’attendre à ce qu’ils retinssent leurs tirs jusqu’à ce que la cible voulue entre dans leur enveloppe. « Ils filent toujours à une vélocité réduite, si bien qu’ils peuvent continuer à virer à l’intérieur du champ de nos manœuvres », grommela-t-il.

Ce qui ne lui laissait plus qu’une seule option acceptable : modifier sa propre vélocité juste avant que les vaisseaux obscurs n’interceptent ses formations pour déjouer les plans de l’ennemi et lui permettre à lui-même, du moins fallait-il l’espérer, d’en frapper une bonne partie pendant que les autres seraient toujours dans l’incapacité d’engager le combat.

Il restait encore beaucoup de temps à l’amiral avant que les deux camps n’eussent laborieusement achevé leur large boucle, et il en profita pour disposer autrement ses formations : il conserva les trois mais transforma ses losanges en disques alignés sur leur trajectoire.

Il observa les mouvements des vaisseaux afin d’évaluer le moment idoine pour ses prochaines manœuvres : les courses projetées de ses formations et des vaisseaux obscurs décrivaient de larges paraboles, hormis celle de leurs croiseurs dont la courbe plus aplatie les menait vers le futur théâtre de la bataille. « À toutes les unités de la Première Flotte, réduisez la propulsion à quarante pour cent maximum à T trente-six. »

La propulsion des vaisseaux de l’Alliance, uniquement limitée par le stress que les bâtiments et leur équipage pouvaient supporter et la poussée que fournissaient leurs unités de propulsion principale (plus elle était forte et plus le virage était serré), les avait projetés jusque-là le long de la parabole, altérant la direction de leur mouvement. Même lorsque les tampons d’inertie des vaisseaux fonctionnaient à plein régime, les bâtiments et ceux qui se trouvaient à bord ressentaient une partie de la pression des forces qui s’exerçaient sur eux.

Les vaisseaux obscurs adoptant une nouvelle trajectoire d’interception, cette pression avait brusquement diminué, les unités de propulsion principale des vaisseaux de Geary s’activant désormais au ralenti sur ses ordres. De façon non moins abrupte, l’arc de leur virage s’était modifié, élargi, les dépêchant plus loin vers l’extérieur du système.

L’ennemi, qui visait la position où auraient dû se trouver un peu plus tard les vaisseaux de l’Alliance, filait sur un vecteur qui le conduirait juste sous leurs formations, dont les disques aplatis offriraient à presque tous leurs bâtiments de convenables solutions de tir. Dans l’idéal, si Geary avait correctement calculé son coup, la couche supérieure de la formation ennemie serait à portée de tir. Les vaisseaux de l’Alliance continueraient sans doute de croiser le long de la parabole projetée, mais leur proue, où se trouvaient leurs boucliers les plus puissants et la majorité de leurs armes, serait désormais braquée sur la position par où passerait l’ennemi.

Si cette passe de tir portait ses fruits, elle serait parfaite.

L’instant du contact arriva puis passa.

« Aucun engagement, rapporta le lieutenant Yuon d’une voix penaude, comme s’il était responsable du fiasco.

— Les vaisseaux obscurs ont cru que vous alliez de nouveau accélérer et resserrer notre virage, expliqua Desjani en étudiant l’enregistrement de la dernière rencontre. Ils ont cherché à compenser, nous sommes partis tous les deux dans des directions différentes et personne ne s’est trouvé à portée des armes de l’autre.

— J’avais songé à resserrer le virage, dit Geary. Ç’aurait pu marcher dans un sens comme dans l’autre. Essayons encore. » Il activa le canal général de la flotte. « À toutes les unités de la Première Flotte, pivotez de cent quarante degrés vers le haut et accélérez à 0,1 c. Exécution immédiate. »

Les vaisseaux de l’Alliance virèrent sur place puis rallumèrent leur propulsion principale à plein régime. Leur trajectoire recommença à s’incurver vers le haut pour repartir dans la direction opposée à celle de leur virage précédent et viser la position où les vaisseaux obscurs se retournaient eux aussi et manœuvraient pour une autre interception.

« Demandez à l’ingénierie de vérifier ça pour moi, ordonna Desjani à l’un de ses lieutenants. J’aimerais savoir ce qu’on peut me dire de la signature des propulsions principales des vaisseaux obscurs. »

La réponse lui vint dans la minute. « L’ingénierie a procédé à l’analyse, commandant. Leur signature est identique à celle des nôtres.

— Mais ils ont constamment manœuvré plus sec que nous, insista Desjani. Serait-ce parce que les capacités de leurs unités de propulsion principale sont supérieures aux nôtres ? Ou bien parce qu’ils les poussent plus fort ?

— Oui, commandant. Ils chauffent davantage et plus longuement leur propulsion principale pour obtenir une poussée plus forte.

— Merci. » Desjani se tourna vers Geary. « Ça peut nous servir ?

— Je n’en sais encore rien. » Geary désigna d’un geste les petites tuiles virtuelles qui, en suspension près de son fauteuil, rendaient compte du statut de tous ses vaisseaux et se réactualisaient à chaque modification. « Ils nous contraignent à manœuvrer plus rudement. Autant que ça nous est donné en tout cas. Je ne peux pas les laisser nous tourner indéfiniment autour.

— Ils brûlent plus vite leurs cellules d’énergie, mais ils nous contraignent à faire de même.

— Ouais. Et nous ignorons la capacité de leurs stocks. Leurs constructeurs les ont-ils conçus au même niveau que les nôtres ou ont-ils ajouté des réserves supplémentaires ? »

Desjani fit la grimace. « Un des agents que nous détenons doit le savoir. Que diriez-vous de les attacher à la proue de l’Indomptable avant notre prochain engagement ? Rien que pour les encourager à parler.

— On ne peut pas faire ça, Tanya.

— Je ne comptais pas les y laisser en manches de chemise, mais en combinaison de survie. Je me demande si le chatterton suffirait à les maintenir collés à la coque ? On le découvrirait.

— Toujours pas moyen. Mais je le regrette. »

Cette fois, les deux formations fonçaient vers une interception où elles se croiseraient à angle oblique dans leur virage. Geary affrontait de nouveau la même question : devait-il resserrer son virage ou réduire au contraire l’accélération pour l’élargir. Un dernier regard aux rapports d’avaries de certains de ses vaisseaux, dont en particulier le Téméraire et l’Incroyable, le convainquit de mettre plutôt la pédale douce avant le contact.

« Je devrais avoir pris l’habitude de ces longues attentes entre deux passes de tir, murmura-t-il en observant le long mouvement apparent des deux forces à travers l’immensité de l’espace.

— Moi toujours pas, fit remarquer Desjani. Et j’ai fait ça plus longtemps que vous, vieillard.

— Pardon ?

— Vieillard, amiral.

— C’est déjà mieux. » Il enfonça une touche de com. « À toutes les unités de la Première Flotte, passez à quarante-quatre pour cent de la propulsion à T quatorze. »

Au cours des dernières secondes avant le contact, les vaisseaux de l’Alliance virèrent un peu plus largement sur l’aile en visant de nouveau la partie supérieure de la formation ennemie.

« Pas d’engagement, rapporta le lieutenant Yuon. Aucun vaisseau n’était à portée pendant la passe de tir.

— Bon sang ! lâcha Geary dans un souffle. Essayons autre chose. » Il fit de nouveau pivoter ses croiseurs de combat vers le haut avant de revenir sur leurs pas, tandis que ses deux formations de cuirassés s’éloignaient latéralement puis remontaient : les trois formations prenaient donc en fourchette la future trajectoire des vaisseaux obscurs, qui, eux aussi, revenaient sur les siens en une courbe ascendante.

Cette fois, il procéda à la dernière seconde à un virage sur tribord de ses croiseurs de combat, tandis que les deux formations de cuirassés plongeaient l’une vers l’autre pour chercher à prendre en tenaille une des sous-formations de flanc ennemie.

« Pas d’engagement. » Le lieutenant Yuon ne donnait plus l’impression de se sentir coupable mais mystifié.

Geary, lui, était furieux et frustré. Il vérifia le statut de ses vaisseaux puis transmit de nouveaux ordres. Une de ses formations de cuirassés vira largement sur tribord, l’autre sur bâbord, et les croiseurs de combat se retournèrent et foncèrent droit vers une interception des vaisseaux obscurs qui revenaient pour une nouvelle passe de tir.

Il fit plonger la formation de croiseurs de combat sous l’ennemi avant le contact, tandis que les deux formations de cuirassés gardaient le cap, tant et si bien que, quoi que fissent les vaisseaux obscurs, ceux de l’Alliance pourraient au moins placer quelques frappes.

« Pas d’engagement. »

Geary s’aperçut que tout le monde sur la passerelle évitait de le regarder. Il lui semblait deviner comment réagissaient aussi les matelots des autres vaisseaux. Quelque chose clochait sérieusement et il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

Aurait-il perdu son sang-froid ? Craignait-il à ce point de perdre cette bataille qu’il se refusait aux pertes inévitables pour l’emporter ?

Pourtant, il ne se conduisait pas différemment. Il cherchait à frapper l’ennemi. Et comment diable les vaisseaux obscurs pouvaient-ils continuer à rater les siens si, par quelque mécanisme inconscient, lui-même reproduisait une sorte de schéma interdisant à ses vaisseaux de s’approcher à portée d’armes ? Il n’en était peut-être pas conscient, mais les vaisseaux obscurs, eux, finiraient par s’en apercevoir, en tireraient profit et l’écraseraient la prochaine fois.

« Amiral ? » Tanya le fixait d’un œil ostensiblement et inhabituellement soucieux.

« Quelque chose cloche, dit Geary. Aucune des passes de tir ne marche.

— Nous devons nous rapprocher à portée d’engagement.

— Je le sais !

— Amiral, insista Desjani en y mettant son intonation la plus officielle, il faut les frapper sans tenir compte des risques.

— J’ai déjà prouvé que j’étais prêt à en prendre, commandant ! aboya Geary.

— Se rapprocher est dangereux, mais si nous ne…

— Capitaine Desjani, je ne me suis jamais efforcé davantage, dans aucune autre bataille, d’engager le combat avec l’ennemi ! » Il reporta rageusement le regard sur son écran tandis que Desjani, de son côté, retombait dans le silence et scrutait fixement le sien. Qu’est-ce qui ne marche pas ? se demanda-t-il. Aurais-je mis à côté de la plaque tant de fois d’affilée ? Ai-je manqué à plusieurs reprises l’engagement ? Comment est-ce possible ?

Pas par hasard.

« Malédiction ! » Au seul ton de la voix de Geary, Desjani se retourna. « Ce n’est pas de notre faute. Nous n’engageons pas le combat durant ces passes de tir parce que les vaisseaux obscurs évitent délibérément de se trouver à notre portée.

— Ils esquivent le combat ? » Tanya consulta encore son écran, déglutit puis inclina la tête de son côté. « Toutes mes excuses, amiral. Je n’avais pas envisagé cette éventualité, mais vous avez certainement raison.

— Personne ne l’avait envisagée, commandant. En raison de l’impitoyable cruauté de leurs tactiques précédentes. Mais ce sont des tactiques, et les tactiques peuvent évoluer en fonction de la situation. Pour l’heure, les vaisseaux obscurs doivent avoir une bonne raison d’éviter le combat, tout comme nous avions une bonne raison de chercher à l’engager.

— Mais pourquoi voudraient-ils… » Elle écarquilla les yeux. « Ils se contentent tout bonnement de nous occuper et de nous garder sur le qui-vive en nous forçant à contrer constamment leurs manœuvres. Afin de gagner du temps et de nous maintenir dans cette région de l’espace.

— Jusqu’à l’arrivée de leurs croiseurs de combat, conclut Geary d’une voix aussi lugubre que son humeur. Et, là, ils nous frapperont de toutes leurs forces. »

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