« Que se passe-t-il, amiral Geary ? »
Timbal donnait l’impression d’hésiter entre fureur et confusion. Son expression, comme son élocution, reflétait les mêmes émotions mitigées. « J’ai reçu de votre part un message fragmentaire qui a ensuite disparu du système de com. Mes techniciens des trans ont cherché à le retrouver et ils ont découvert que plusieurs messages diffusés sous mon nom contredisaient un des vôtres, encore que je ne dispose d’aucun enregistrement de son contenu. J’ignore pour quelle raison vous cherchez à gagner le portail de l’hypernet à cette vélocité, et pourquoi les communications entre la plupart des vaisseaux du système et moi-même sont aussi perturbées que si un corps tout entier de meegees syndics étaient à l’œuvre ici. J’aimerais que vous détachiez un de vos destroyers pour m’apporter matériellement les derniers messages que vous m’avez envoyés, afin de m’assurer de leur possession et de connaître leur teneur. Timbal, terminé.
— Il n’a même pas appréhendé la menace, lâcha Geary, pris d’effroi. Il croit encore qu’il pourrait s’agir des Syndics. » Le mot « meegee » était un terme archaïque, dérivé d’un vieil acronyme désignant certaines techniques de la guerre électronique telles qu’intrusion, brouillage et interférences. Le matériel employé à cet effet avait considérablement changé depuis l’introduction du terme, mais les concepts de base relatifs au sabotage et à la perturbation des communications ennemies restaient applicables.
« Comment pourrait-il l’appréhender si le logiciel efface tout ce qui lui mettrait la puce à l’oreille ? demanda Desjani.
— Des meegees syndics opéreraient-ils vraiment ici ? Ou bien serait-ce la besogne des nôtres ? »
Tanya éclata de rire. « Les frontières sont brouillées depuis si longtemps que nul ne saurait le dire. Nos gens conçoivent un code offensif, les leurs le décryptent et s’amusent un peu avec puis nous le renvoient. Là-dessus, nous retravaillons sur leur envoi et nous le leur retournons, et qui diable pourra dire ensuite d’où provient initialement la plus grande part ? Il y a plus de virus dans nos systèmes que dans notre organisme, et ceux de nos ordinateurs mutent bien plus vite.
— D’accord, concéda Geary. Mais Timbal a eu une très bonne idée. Je vais détacher le Marteau pour lui faire parvenir mes informations. »
Les yeux de Tanya étaient rivés sur l’écran. « Il n’arrivera pas à temps. »
Les vaisseaux obscurs n’étaient plus qu’à dix heures de transit du portail et leur vélocité se maintenait à 0,2 c. Deux heures-lumière de distance. Grosso modo deux milliards de kilomètres. Une sacrée trotte. Mais, en l’occurrence, une distance de très loin insuffisante. Depuis sa position dans le détachement de Geary, le destroyer Marteau mettrait près de sept heures à rejoindre l’amiral Timbal et le vaste complexe orbital de la station d’Ambaru, et il faudrait à un message adressé par Ambaru aux deux destroyers de faction au portail quatre heures pour les atteindre. Même si Timbal l’envoyait aussitôt, il arriverait une heure trop tard.
Morose, Geary ruminait sur la passerelle de l’Indomptable en regardant s’accomplir l’inéluctable : les vaisseaux obscurs se rapprochant de plus en plus des deux destroyers inconscients du portail. Le seul point positif, c’était le nombre de ses propres bâtiments à Varandal : cuirassés, croiseurs lourds et légers, destroyers, qui tous appelaient pour signaler qu’ils avaient téléchargé les correctifs logiciels, la plupart du temps en accompagnant leur accusé de réception de questions ébahies quant à la position actuelle des vaisseaux obscurs et ce qu’ils venaient faire à Varandal.
Mais, quand ceux-ci ne furent plus qu’à cinq heures de transit du portail, Geary fronça les sourcils : une idée venait subitement de lui venir. « Tanya. »
Elle était encore sur la passerelle, bien entendu, imperturbable en dépit des longues heures qu’elle y avait passées. « Oui, amiral ?
— Admettons que je commande ces vaisseaux obscurs…
— Autant que nous le sachions, les routines des IA qui les pilotent se basent sur vos propres tactiques, fit-elle remarquer.
— Exactement. » Geary désigna son écran. « Je sais qu’on me poursuit. Je sais que, si je m’enfuis en empruntant l’hyperespace, je vais révéler la position de ma base à l’ennemi, lui permettre de l’attaquer et de mettre ma flotte à genoux. Que fais-je ? »
Desjani se renfrogna à son tour. « Vous ? Vous n’empruntez sûrement pas le portail. Jamais de la vie.
— Non. » Geary se redressa et fixa son écran d’un œil noir. « Je me rends compte que je ne peux pas m’échapper sans trahir ma propre flotte et, dans la mesure où ça signifie mon anéantissement, je m’arrange pour faire le plus de dommages possibles avant la destruction de tous mes vaisseaux. »
Tanya le scruta un instant puis se focalisa de nouveau sur son propre écran. Ses mains volaient sur les touches à mesure qu’elle simulait diverses trajectoires et opérations. « Nos ancêtres nous préservent ! Ils vont s’en prendre à Ambaru, n’est-ce pas ?
— Oui. Si nous continuons de les pourchasser et qu’ils font volte-face au dernier moment pour se détourner du portail et foncer sur Ambaru, nous ne verrons pas cette manœuvre avant un délai de près de trois heures. Mes croiseurs de combat ne seront pas en position pour les intercepter avant qu’ils n’atteignent la station et ne fassent sauter le central de commandement et de contrôle de ce système stellaire.
— Pourquoi ne pas tout simplement lui balancer des cailloux ? » demanda Desjani en se servant du terme du jargon de la flotte qui désignait les projectiles de bombardement cinétique, lesquels ne sont jamais que de grosses masses de métal lisse. « Nul ne pourrait… Oh ! Leurs réserves sont à court, c’est ça ?
— Ouais. Je crois. Ils les ont dilapidées sur toutes les cibles à leur portée d’Indras et Atalia, en s’efforçant de causer le plus de dégâts possible. Alors ils nous sèment, nous placent dans une position qui nous interdit de les pourchasser, fondent sur Ambaru et la détruisent à courte portée avec leurs lances de l’enfer. Ils savent exactement ce qu’ils doivent cibler. »
Le masque de Tanya se durcit, à présent empreint de fureur. « Parce qu’ils disposent de plans de toutes les stations et de tous les vaisseaux. Parce que le gouvernement de l’Alliance redoutait les menaces internes et qu’il est parti du principe que nos propres installations militaires pourraient à la longue devenir des cibles potentielles.
— C’est ce que je crois, déclara l’amiral en consultant son écran. Mais, si je ne me trompe pas, nous avons encore le temps de déjouer leurs plans. Cela dit, ce ne sera pas de la tarte. Je peux sans doute placer des cuirassés sur des orbites de barrage, mais, face à des bâtiments aussi maniables que les vaisseaux obscurs, ça risque de ne pas suffire.
— Concentrez-vous sur ce que vous feriez pour contre-attaquer. »
Cela exigeait un effort de raisonnement à rebrousse-poil. D’abord recourir au simulateur de l’écran afin de déterminer au mieux la position des cuirassés qui pourraient atteindre à temps les orbites de barrage. Puis renverser la perspective et trouver le meilleur moyen d’esquiver ces cuirassés pour atteindre Ambaru. Aussi ardu et insatisfaisant que de jouer aux échecs contre soi-même. « Il y a un hic, Tanya.
— Lequel ? » Elle se pencha pour consulter l’écran de Geary.
« Les vaisseaux obscurs sont programmés pour faire ce que leurs programmeurs croyaient que je ferais, pas ce que je ferais réellement, expliqua-t-il.
— Pas entièrement. Ils ont beaucoup tablé sur les batailles que vous avez livrées. Mais je vois ce que vous voulez dire, concéda-t-elle. Vous devez raisonner comme Black Jack, le héros de légende qu’eux imaginent, parce que c’est aussi ainsi que raisonneront les vaisseaux obscurs. Alors, que fait donc le grand héros en l’occurrence ? »
Il jeta un œil aux vaisseaux ennemis. Deux croiseurs de combat, un croiseur lourd et cinq destroyers. Puis à ses plans pour défendre Ambaru. Il y avait vingt et un cuirassés dans sa Première Flotte. Plusieurs étaient en réparation pour des dommages importants. D’autres n’étaient pas en position sur une orbite favorable qui leur aurait permis de bloquer à point nommé les vaisseaux obscurs. N’en restaient que sept susceptibles d’être placés sur une orbite de barrage à temps pour les intercepter s’ils fonçaient sur Ambaru : Écume de guerre, Vengeance, Résolution, Redoutable, Colosse, Amazone et Spartiate. À quoi s’ajouteraient plusieurs divisions de croiseurs légers et de destroyers, mais les cuirassés formeraient le bouclier blindé de la défense.
« L’amiral Geary, reprit-il lentement pour Desjani, c’est-à-dire moi-même, virerait largement sur l’aile, vers le haut ou le bas, pour tenter de contourner le blocus et d’atteindre Ambaru avant que les cuirassés n’aient une chance, en raison de leur lenteur, d’adopter de nouvelles positions.
— Que ferait Black Jack ? demanda Desjani.
— Imaginez que vous sachiez comment j’ai réagi au cours d’engagements antérieurs, mais que vous me voyiez encore comme vous voyiez naguère Black Jack. »
Elle réfléchit un instant, le regard voilé, puis releva les yeux. « Ce Black Jack-là aurait disparu dans un glorieux embrasement. À nouveau. Sept cuirassés pour former le noyau du bouclier défensif. Et Black Jack, lui, aurait cinq destroyers dont les cellules d’énergie seraient déjà épuisées.
— Ouais. Cinq destroyers sans équipage.
— Le programme qui gouverne les vaisseaux obscurs doit nécessairement s’inquiéter des pertes, sinon ils auraient poursuivi le combat à Atalia au lieu de décamper. Ils chercheront à sauver leurs croiseurs de combat même s’ils sont prêts à sacrifier leurs destroyers. »
Geary passa le doigt sur l’écran pour tracer une possible trajectoire.
« Ils pourraient le faire. Une passe de tir sur Ambaru avant d’infléchir leur vecteur vers le point de saut. Très bien. Je crois savoir quelles intentions ils vont me prêter. Attelons-nous-y. »
À considérer la situation du point de vue quasi divin qu’en donnait l’écran, les manœuvres requises avaient l’air simples : déplacer tel bâtiment ici, tel autre là et ainsi de suite. Dans la pratique, leur faire adopter une autre orbite restait relativement complexe. Par bonheur, cette complexité ne relevait que des mathématiques, discipline dans laquelle excellent les ordinateurs. Il suffisait à Geary de désigner un vaisseau, de dire aux systèmes de manœuvres de l’Indomptable où il voulait que se place cette unité, et les ordres et vecteurs voulus s’affichaient instantanément.
Il les transmit individuellement à chaque cuirassé impliqué ainsi qu’aux commandants des croiseurs légers et destroyers qui le soutiendraient. L’espace est immense, de sorte que les nombreux bâtiments qu’il dépêchait ne formeraient sans doute qu’un bouclier épars, mais il ne s’agissait pas d’édifier un mur. Plutôt de disposer des unités mobiles de façon qu’elles puissent intercepter tout ce qui tenterait de franchir leur écran.
« Qu’allons-nous faire ? demanda Desjani.
— Garder le cap jusqu’à ce que nous voyions les vaisseaux obscurs piquer sur Ambaru.
— Mais nous ne serons plus en position pour les intercepter avant qu’ils n’atteignent la station.
— Je sais. Même si nous virions maintenant, nous ne pourrions pas les rattraper à temps. Chaque minute qu’ils consacrent à filer vers le portail les éloigne d’une charge directe sur Ambaru et nous permet de tenter une interception plus prématurée. Nous patienterons jusqu’à ce qu’il ne reste plus que trois heures avant leur manœuvre probable. De cette manière, ils ne nous verront pas changer de vecteur avant qu’eux-mêmes n’effectuent la manœuvre préétablie. S’ils s’en apercevaient, ils vireraient plus tôt et accéléreraient, interdisant ainsi notre interception. Même si tout se passe bien, ce sera ric-rac. Si le pire devait se produire et qu’ils franchissaient le barrage, il me resterait seize croiseurs lourds pour les arrêter.
— Seize croiseurs lourds ? » Desjani secoua la tête. « Contre deux croiseurs de combat comme ceux-ci ? » Elle s’interrompit pour réfléchir. « Peut-être. S’ils faisaient changer de cap aux croiseurs de combat au dernier moment et rataient leurs passes de tir…
— Ce sera l’assurance que nous aurons le temps de rattraper les vaisseaux obscurs », conclut Geary.
Deux heures et trente minutes avant que l’ennemi n’atteigne le portail, désormais certain que les vaisseaux obscurs ne le verraient pas manœuvrer avant le moment probable prévu pour leur changement de vecteur, Geary transmit d’autres ordres. « À toutes les unités du détachement Danseuse, virez de soixante-quatre degrés sur tribord et de cinq vers le bas. Exécution immédiate. » L’Indomptable réagit à cet ordre par une embardée, ses propulseurs de manœuvre lui faisant piquer du nez vers l’étoile et légèrement par-dessous, tandis que les croiseurs de combat, les croiseurs lourds, légers et les destroyers qui l’accompagnaient lui emboîtaient le pas.
Le détachement Danseuse. Ainsi nommé parce qu’il avait précipitamment escorté vers leur territoire des vaisseaux emportant à leur bord des représentants d’une espèce extraterrestre que les hommes avaient surnommés les Danseurs. « Que penseraient les Danseurs de tout ça ?
— Ils ont dit qu’ils reviendraient bientôt, répondit Desjani. Que savaient-ils exactement des vaisseaux obscurs et comment ont-ils découvert toutes ces choses que nous ignorions ?
— M’est avis qu’ils ont tiré quelques ficelles. J’aimerais en connaître la raison, mais j’ai le plus grand mal à me départir de la conviction qu’en dépit de leur laideur les Danseurs sont les alliés de l’humanité.
— J’espère que vous ne vous trompez pas. Les vivantes étoiles savent qu’elle a déjà bien assez d’ennemis, pour la plupart en son sein. »
Geary continuait d’espérer que son écran afficherait de nouvelles informations, mais le Mortier et le Serpentine montaient toujours la garde près du portail. Il se mettait sans peine à la place de l’équipage de ces vaisseaux, se les imaginait en train d’observer les bizarres évolutions des siens et d’écouter les messages fragmentaires et contradictoires qui peut-être leur parvenaient. Ils avaient renforcé leurs boucliers au maximum, mis leurs armes sous tension, et sans doute leurs scanners scrutaient-ils l’espace en quête d’une menace, ignorants que le logiciel de tous leurs systèmes avait été secrètement réorienté vers des sous-programmes cachés destinés à dissimuler ou effacer toute information concernant les vaisseaux obscurs. Mais, même si ces deux vaisseaux avaient pu voir ceux qui fondaient sur eux, Geary avait la certitude qu’ils n’auraient pas fui. Ainsi qu’il l’avait appris dès son réveil d’un sommeil de survie, si durant cette guerre d’un siècle avec les Mondes syndiqués la flotte de l’Alliance avait oublié comment il fallait s’y prendre pour vaincre, elle était devenue intraitable quant à sa détermination à mourir pour y parvenir. Les deux destroyers ne bronchèrent pas au cours des derrières minutes qui précédèrent l’arrivée des vaisseaux obscurs à portée de tir, et ils n’ouvrirent pas non plus le feu quand ils fondirent sur eux.
Les vaisseaux invisibles dépassèrent en trombe le Mortier et le Serpentine, et ils déchaînèrent un déluge de feu sur les deux destroyers de l’Alliance. Pour ces derniers, s’ils avaient eu le temps d’en prendre conscience, cette attaque avait dû leur faire l’effet de surgir de nulle part. Leurs boucliers s’effondrèrent sous le pilonnage des faisceaux de particules des lances de l’enfer et, cela fait, leur mince blindage n’offrit qu’une résistance dérisoire au feu ennemi. Le Mortier explosa et disparut dans une boule de poussière et de débris à la suite de la surcharge de son réacteur. Le Serpentine, quant à lui, se brisa en plusieurs morceaux qui s’éparpillèrent en tournoyant, tandis qu’un nombre pitoyable de modules de survie s’échappaient de son épave pour tenter de mettre à l’abri les rares rescapés de son équipage.
Tout cela s’était passé près de trois heures plus tôt, et ces images de mort et de destruction ne parvenaient que maintenant à l’Indomptable. Peu d’hommes étaient capables de les regarder sans avoir l’impression que l’événement se produisait sous leurs yeux.
« Au moins nous croira-t-on à présent, laissa tomber Desjani d’une voix sourde et rageuse. Tout le monde l’a vu.
— J’aurais préféré que la preuve ne nous ait pas été fournie par la mort de ces deux vaisseaux, déclara Geary, en proie à la même émotion. Regardez. Nous avions deviné juste.
— Vous aviez deviné juste », rectifia-t-elle.
Les vaisseaux obscurs avaient brusquement changé de trajectoire, en négociant des virages qui, s’ils restaient immenses en termes de distances interplanétaires, n’en étaient pas moins relativement serrés pour des appareils se déplaçant à vingt pour cent de la vitesse de la lumière, soit environ soixante mille kilomètres par seconde. Dépourvus d’un équipage humain, ces bâtiments pouvaient manœuvrer plus brutalement que ceux de Geary, mais même eux étaient limités par l’intensité du stress imposé à leur coque.
« La formation ennemie poursuit sur un vecteur menant à la station d’Ambaru, rapporta le lieutenant Castries. Délai d’acquisition de l’orbite d’Ambaru estimé à vingt heures et dix minutes. Les systèmes de manœuvre recommandent que nous ajustions notre trajectoire de manière à les intercepter au plus tard dans vingt heures et six minutes.
— Exécution », ordonna Geary. Son écran montrait les vaisseaux obscurs en train de plonger vers l’étoile et le mince écran des cuirassés qui commençait à lentement se former dans leur sillage. Derrière les cuirassés, croiseurs légers et destroyers, seize croiseurs lourds d’appoint convergeaient en deux formations rectangulaires sur des orbites qui les rapprocheraient de la trajectoire des bâtiments ennemis.
« Si j’étais aux commandes des vaisseaux obscurs, je comprendrais devant ce spectacle que mes plans sont compromis et j’en adopterais un autre.
— Ne jamais se détourner, lâcha Desjani. Encore une citation de Black Jack. Avez-vous vraiment sorti ça ?
— Non. Pourquoi diable aurais-je dit quelque chose d’aussi inepte ?
— Eh bien, Black Jack est censé l’avoir dit. Vos batailles vous montrent en train de manœuvrer mais sans cesser de vous concentrer sur les coups à porter à l’ennemi. Il ne sera pas inintéressant de voir comment vont l’interpréter les IA qui pilotent ces vaisseaux.
— Inintéressant ? »
L’arrivée d’un message coupa la parole à Tanya.
« Quelle espèce de supernova avez-vous déclenchée ? demandait l’image de l’amiral Timbal. J’ai pris connaissance de ce que vous aviez envoyé au Marteau, mais, quand j’ai cherché à le copier dans mon propre système de com, il n’a pas cessé de disparaître. J’ai donc téléchargé le correctif logiciel que vous nous avez transmis et j’ai demandé à mes trans de l’activer. Avant qu’il ne soit entièrement installé, j’ai reçu des appels de gens de la sécurité dont j’ignorais jusqu’à la présence dans la station d’Ambaru. Des appels m’informant que j’étais en possession d’un logiciel illicite et que j’enfreignais des règles et des règlements de l’Alliance dont je ne connaissais pas non plus l’existence. »
Les yeux de Timbal brillaient d’une lueur entêtée et sa bouche était crispée. « Vous affirmez qu’une menace active pèse sur ce système et, si l’on se fie à la vidéo de ce qui s’est passé à Indras et Atalia que vous nous avez fournie, ce serait même une menace extrêmement sérieuse. J’ai ordonné à mes destroyers de faction au portail de se repositionner, mais… » Il s’interrompit comme s’il avait du mal à s’exprimer. « Mais, compte tenu des informations que vous m’avez données, ces ordres n’arriveront peut-être pas à temps. Si le pire se produit, ce sera la conséquence directe de ce qui a saboté nos com et nos autres systèmes. On a beaucoup parlé dernièrement de l’ennemi intérieur, et je ne m’en suis jamais vraiment inquiété. Mais nous voilà maintenant sciemment aveuglés, alors que nous affrontons une menace à notre vie et à nos biens. »
Il inspira profondément. « Bien que tout semble indiquer que ce personnel de sécurité est autorisé, j’en ai demandé avec insistance la confirmation. J’ai ajouté que je ne suivrais aucune instruction de leur part tant qu’une autorité supérieure ne m’aurait pas ordonné d’obtempérer. Et je les ai prévenus que, s’il arrivait quelque chose à un seul vaisseau du système stellaire, j’enverrais la police militaire les arrêter pour conspiration et sabotage. Timbal, terminé. »
Le silence qui suivit la disparition de l’image de Timbal fut brisé par le commentaire de Desjani. « On l’a poussé à bout.
— J’avais remarqué, répondit Geary en se demandant comment réagirait Timbal quand l’annonce de la destruction du Mortier et du Serpentine lui parviendrait.
— Est-ce que ça ne suffirait pas à pousser aussi l’Alliance à bout ?
— Pas si je peux l’empêcher. »
Tanya hocha la tête puis s’étira d’une manière un tantinet théâtrale. « Les vaisseaux obscurs n’arriveront pas à portée de tir de la première couche du bouclier avant quinze heures. Je vais tâcher de me reposer pendant que je le peux encore », ajouta-t-elle ostensiblement.
Geary se frotta les yeux en soupirant. « Vous avez raison. Moi aussi. Je dois être au mieux de ma forme quand nous croiserons de nouveau le chemin de ces vaisseaux obscurs.
— Ils filent vers l’intérieur du système sur une trajectoire directe, fit-elle remarquer en désignant d’un geste le vecteur incurvé des bâtiments hostiles. À moins qu’ils ne l’altèrent entre-temps, la première chose qu’ils croiseront sera notre bouclier défensif.
— Bouclier défensif que je commencerai à faire converger sur leur trajectoire dès qu’ils seront un peu plus près. » Toute manœuvre prématurée de sa part ne serait que trop aisément contrée par les vaisseaux obscurs.
Comme tout officier de la flotte, Geary avait toujours détesté cette phase du combat spatial : l’ennemi reste en vue pendant des jours, avec des missions de reconnaissance durant parfois plusieurs heures, voire davantage, avant que le vrai contact ne s’opère. L’instinct humain, aiguisé à la surface d’une seule planète, s’habitue mal à l’idée qu’un ennemi qu’on voit charger n’est pas une menace immédiate. Programmer à l’avance ses propres passes de tir puis gagner le réfectoire pour s’y restaurer avant d’aller s’accorder plusieurs heures de sommeil, conscient que l’ennemi ne serait à portée de tir que longtemps après, ça vous laisse toujours mal à l’aise. Une bonne partie du succès en matière de combat spatial tient à la manière dont on a appris à gérer les innombrables façons qu’a l’espace de leurrer les hommes.
Et c’était particulièrement malvenu cette fois dans la mesure où les lois de la physique rendaient pratiquement impossible l’interception des vaisseaux obscurs avant qu’il ne soit trop tard d’un cheveu. Il pouvait certes ordonner à ses vaisseaux d’accélérer pour couvrir plus vite la distance, mais il leur faudrait décélérer une fois qu’il les aurait rattrapés pour avoir la certitude de les frapper. Les distances étaient trop grandes, gagner du temps ne suffisait tout bonnement pas. Mais il lui faudrait surveiller ses bâtiments heure après heure, alors qu’ils ne pourraient pas tout à fait arriver en temps voulu à destination.
Nous n’avons jamais été dans notre élément dans l’espace, se remémora-t-il alors qu’il s’allongeait sur la couchette de sa cabine et observait les petites imperfections du plafond, devenues familières et réconfortantes au cours des mois qui avaient suivi son réveil d’hibernation et la brutale prise de conscience qu’un siècle s’était écoulé en ce qui lui avait paru un clin d’œil. Toute sa carrière, avant cette rupture, s’était déroulée dans une Alliance en paix et il n’était sorti du sommeil de survie que pour découvrir une flotte et une Alliance formidablement ébranlées par un siècle de guerre. Depuis, il avait livré bataille sur bataille, parfois contre des espèces extraterrestres ignorées jusque-là de l’humanité, mais il lui semblait que la majeure partie de ces affrontements l’avaient opposé à ses frères humains. Pas toujours militairement, mais souvent pour décider de qui commandait, de ce qu’il fallait faire, à qui se fier et qui croire.
Et le combat du jour l’opposait à un ennemi qui se souciait comme d’une guigne de tout cela. À des intelligences artificielles qui se contentaient d’exécuter leur programme, fût-il compromis, entaché d’erreurs ou truffé de bogues.
Non, c’était inexact. Ce combat ne l’opposait pas aux IA qui pilotaient les vaisseaux obscurs, mais aux gens qui préféraient se fier davantage aux routines d’intelligences artificielles qu’à leurs frères humains, qui croyaient que garder des secrets et prendre des décisions que nul n’avait à connaître était la solution idéale à tous les problèmes. L’Alliance pouvait survivre aux vaisseaux obscurs. Mais pas à des gens qui ne croyaient plus aux principes qui avaient fait d’elle ce qu’elle était.
Il avait vaincu une fois les vaisseaux obscurs. Était-il capable de triompher aussi de la mentalité de ceux qui avaient ordonné leur construction ?
« Ils progressent toujours sur une trajectoire directe, annonça Desjani à Geary quand il vint reprendre sa place sur la passerelle. Très Black Jack, leur tactique !
— Dois-je me sentir flatté ? » Il étudia la courbe aplatie que dessinait la trajectoire projetée des vaisseaux obscurs ; elle traversait par le centre son bouclier défensif, vers un rendez-vous avec Ambaru. Dans la mesure où l’ennemi plongeait vers l’étoile autour de laquelle orbitait la station à une distance d’environ huit minutes-lumière, les croiseurs de combat qui visaient une interception latérale avaient réussi à gagner pas mal de terrain. Relativement à Geary, la formation hostile se trouvait sur bâbord et légèrement en arrière, à une distance de près de trente minutes-lumière. Le bouclier défensif dressé devant elle formait un ovale aplati maintenu sur une orbite lui permettant de conserver une position relative constante par rapport à la sienne. Ce bouclier, lui, n’était qu’à vingt minutes-lumière. Si aucun vaisseau obscur ne modifiait sa trajectoire, l’ennemi le traverserait perpendiculairement, tandis que les croiseurs de combat de Geary, à mesure qu’ils réduisaient la distance, le rencontreraient obliquement. La force d’intervention secondaire, soit seize croiseurs lourds répartis en deux blocs de huit, était plus proche de l’étoile de cinq minutes-lumière. « Je suis passé plus d’une fois au travers d’une formation ennemie, de sorte que, s’ils sont programmés pour prendre modèle sur moi, ça reste cohérent.
— Vous ne pouvez guère resserrer davantage les mailles du filet, fit observer Tanya. Les vaisseaux obscurs sont tellement plus maniables que les nôtres qu’ils pourraient le contourner par un flanc. » Elle désigna son écran d’un geste. « Ils vont tenter le coup avec l’Écume de guerre, le Vengeance et le Résolution.
— Vous croyez qu’ils se contenteront de cibler trois des cuirassés ? s’étonna Geary. Écume de guerre, Vengeance et Résolution se trouvent certes plus près du centre du bouclier défensif. C’est ce que visent les vaisseaux obscurs. Mais ils sont assez agiles pour s’en prendre aussi à d’autres.
— En effet, convint-elle. Tâchez maintenant de raisonner comme un ordinateur. Calculez les probabilités. Les vaisseaux obscurs ont pu procéder à cent mille simulations de leur rencontre imminente avec le bouclier défensif sans aucune surchauffe de leurs circuits. Leurs destroyers doivent être à court de carburant. Le croiseur lourd doit mieux s’en tirer, si bien qu’ils le réserveront à leur engagement avec les vôtres. Mais ils vont flamber cinq de leurs destroyers. Un seul cherchant à cibler un unique cuirassé aura une petite chance de passer et d’atteindre son objectif, surtout s’il prend assez de vitesse pour poser de sérieux problèmes à notre contrôle des tirs. Mais ce ne sera pas à cent pour cent l’assurance qu’il pourra porter l’estocade. Même si nous manquons tous nos tirs et que ce destroyer file assez vite pour leurrer nos systèmes de visée, la vélocité qu’il aura acquise compliquera aussi sa tentative pour nous éperonner. Comparé à l’immensité de l’espace qui l’entoure, un cuirassé lui-même peut paraître tout petit. »
Geary comprit où elle voulait en venir et il hocha la tête. « S’il me fallait établir grossièrement une probabilité en me fondant sur mon expérience, je dirais qu’il y aurait cinquante chances sur cent pour qu’un fragment assez gros du destroyer survive au tir de barrage et frappe le cuirassé.
— Et si deux destroyers s’en prenaient simultanément à chacun de nos cuirassés ?
— C’est pratiquement certain, j’imagine. » Il se pencha pour étudier de nouveau la situation. « Il faudra commencer à les frapper quand ils seront le plus loin possible de nos cuirassés, mais, plus nos propres destroyers s’en éloigneront, plus ils auront de chances de se faire allumer par leurs croiseurs de combat.
— Que ferait l’amiral Geary ? » demanda-t-elle.
Il traça de la main les trajectoires des vaisseaux. « Il enverrait plusieurs formations de destroyers et de croiseurs légers frapper les vaisseaux obscurs de flanc à leur approche du bouclier défensif. Je m’efforcerais d’éliminer autant de destroyers que possible avant qu’ils n’atteignent le bouclier, et, peut-être, de détruire ou de mettre hors de combat leur croiseur lourd. Les IA des vaisseaux obscurs vont donc s’y attendre. » Une idée lui vint qui lui arracha un sourire glacé. « Mais si ces destroyers doivent accélérer pour frapper nos cuirassés… »
Tanya lui retourna son sourire. « Ouais.
— Mettons ça au point, commandant. »
Recourir aux ordinateurs de l’Indomptable pour établir promptement un plan qui, fallait-il espérer, déjouerait celui des IA procurait une indéniable satisfaction. Geary l’étudia soigneusement avant d’opiner. « Capitaine Desjani, je dois m’adresser aux commandants des cuirassés du bouclier défensif ainsi qu’à ceux des divisions de destroyers et de croiseurs légers. »
Desjani fit signe au lieutenant des trans, qui établit précipitamment le lien de la conférence. « Prêt, commandant. Canal trois.
— Merci », dit Geary en effleurant la touche de com requise. Une conférence en temps réel était exclue compte tenu de la distance d’au moins vingt minutes-lumière qui séparait les vaisseaux. Tout message porté par les ailes de la lumière mettrait vingt minutes pour arriver à destination, et la réponse ne parviendrait que vingt autres minutes plus tard. Rien n’est plus exaspérant qu’une conversation où questions et réponses sont séparées par un intervalle d’une quarantaine de minutes au bas mot.
« À toutes les unités composant le bouclier défensif, ici l’amiral Geary, commença-t-il. Les réactualisations de vos statuts indiquent que vous avez tous installé les correctifs logiciels sur vos systèmes. Il est impératif que vous les gardiez opérationnels, faute de quoi tous vos systèmes de combat, vos senseurs et vos transmissions redeviendraient aveugles aux vaisseaux obscurs et ouverts à des messages fallacieux.
» Vous avez tous vu les rapports en provenance d’Atalia. Ces vaisseaux ne sont pas aussi maniables que ceux des Énigmas, mais ils sont supérieurs aux nôtres. Ils sont aussi plus lourdement armés individuellement. Ne les sous-estimez pas.
» Commandant Armus, poursuivit-il, s’adressant à l’officier responsable du cuirassé Colosse, il est probable que les vaisseaux obscurs chercheront à lancer des attaques suicides contre nos cuirassés en sacrifiant leurs cinq destroyers. » Attaque suicide ? Était-ce bien le terme adéquat, sachant que le « suicidé » serait une IA ? « Si les vaisseaux obscurs continuent sur leur trajectoire, je m’attends à ce qu’ils ciblent Écume de guerre, Vengeance et Résolution au moyen d’un destroyer par cuirassé. Nous tenterons de les éliminer avant qu’ils n’atteignent le bouclier.
» Je vous transmets à présent vos ordres de manœuvre. Le bouclier se contractera à l’endroit du contact avec les vaisseaux obscurs, mais pas de beaucoup en raison de leur capacité à déjouer nos manœuvres. Capitaine Armus, si nous réussissons à éliminer ces destroyers avant le contact, faites de votre mieux pour détruire ou endommager les croiseurs de combat et leur dernier croiseur lourd. »
Il s’interrompit un instant, les idées sombres, avant de reprendre. « Même si les IA qui contrôlent ces bâtiments donnent l’impression d’avoir été programmées pour singer mes tactiques, ces adversaires nous sont sans doute plus étrangers que tous les extraterrestres que nous avons rencontrés. Ils combattront sans pitié ni raison. Ils doivent impérativement être anéantis avant qu’ils infligent à d’autres systèmes de l’Alliance les mêmes dommages qu’à Atalia. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Desjani, le menton en appui sur une main, lui coula un long regard. « C’était déjà ce que je pensais des Syndics.
— Quoi ?
— Qu’ils se battaient sans merci ni raison. Mais vous avez vu juste. Comparés aux vaisseaux obscurs, les Syndics sont des modèles de compassion et de rationalité. Même eux pouvaient remettre leurs ordres en question. »
Geary soupira puis se radossa dans son siège, conscient qu’il se passerait près de trois quarts d’heure avant que ne lui parviennent des réactions à son message. « Trop d’entre eux s’en sont abstenus. Les vaisseaux obscurs filent toujours à 0,2 c.
— Ils économisent leurs cellules d’énergie. Si les destroyers doivent piquer un sprint à la fin du parcours, ils auront besoin de toutes celles qui leur restent. Bon, si vous ne vous trompez pas, le feu d’artifice ne devrait pas débuter avant une heure et demie.
— Avons-nous reçu d’autres nouvelles de l’amiral Timbal ? s’enquit Geary.
— Pas le premier mot. Rien non plus de la station Ambaru, bien que nous lui ayons adressé une mise en garde comme vous l’avez ordonné. Il y a de bonnes chances pour que les fouines de la sécurité qui ont tenté de bousculer l’amiral Timbal aient trafiqué le correctif logiciel.
— Eux ou des amis à eux, admit Geary. Sur leurs ordres. Il y a un mot dans une langue de la Vieille Terre. C’était quoi, déjà… ? Kadavergehorsam.
— Ka-quoi ?
— Ça veut dire “obéissance aveugle”, expliqua-t-il. Obéir comme un cadavre. L’idée générale, c’est que les subalternes doivent faire ce qu’on leur demande sans réfléchir, et seulement cela. Une des plus grandes forces des hommes, c’est leur aptitude à raisonner, à s’adapter, mais combien d’organisations se sont-elles échinées à les couler dans le moule de drones sans cervelle ?
— Comme les vaisseaux obscurs ? L’exemple suprême d’une créature qui ne fait que ce qu’on lui demande. Mais leur logiciel est si complexe, si sujet à des bogues, si vulnérable aux virus qu’ils finiront par en faire malgré tout à leur tête. Eh, si ces gens d’Ambaru ont sciemment bloqué le correctif logiciel parce qu’ils suivent aveuglément leurs ordres, ça signifie qu’ils pourraient mourir des mains de quelqu’un ou de quelque chose censé obéir de façon tout aussi irréfléchie. »
Geary hocha la tête. L’affreuse ironie de la situation lui arracha un rictus. « Je suis bien certain que, si nous pouvions interroger les IA des vaisseaux obscurs, elles nous répondraient qu’elles ne font qu’obéir aux ordres. »
Quarante-cinq minutes après l’envoi de ses instructions, Geary put enfin constater des manœuvres au sein du bouclier défensif. Quelques cuirassés pivotèrent pesamment et entreprirent de modifier leur position pour se rapprocher du point de pénétration des vaisseaux obscurs. La plupart des destroyers et croiseurs légers de l’Alliance faisaient de même.
Mais quatre escadrons de destroyers et deux de croiseurs légers bondirent hors du bouclier pour accélérer en direction des vaisseaux obscurs.
« Exactement ce à quoi ils devraient s’attendre », marmotta Desjani d’une voix empreinte de satisfaction.
Les deux croiseurs de combat obscurs filaient côte à côte, suivis par leur unique croiseur lourd. Deux de leurs destroyers se déployèrent légèrement de côté, deux autres du côté opposé et le cinquième un peu en surplomb. Un tacticien de moindre envergure que Geary aurait sans doute dépêché des escorteurs pour ratiboiser les leurs avant leur contact avec le bouclier. C’était une manœuvre prévisible et, de surcroît, en parfaite concordance avec la doctrine qu’on avait inculquée à Geary un siècle plus tôt. Doctrine dont, par ailleurs, il avait toutes les raisons de croire qu’elle avait aussi été programmée dans les IA des vaisseaux obscurs.
Il avait arrangé cet engagement, mais il ne pouvait qu’y assister en spectateur dans la mesure où il se produisait à plusieurs minutes-lumière et qu’il ne pouvait donc pas communiquer avec ses vaisseaux pour intervenir à point nommé. Tout ce qu’il avait à présent sous les yeux s’était déroulé quelques minutes plus tôt.
Les croiseurs légers et destroyers de l’Alliance qui chargeaient les vaisseaux obscurs avaient spectaculairement augmenté leur vitesse de rapprochement. Alors qu’ils atteignaient la position correcte à l’aplomb de l’ennemi afin de s’aligner au-dessus de sa trajectoire, ils pivotèrent et entreprirent de réduire leur vélocité pour piquer vers le point où passeraient les vaisseaux obscurs.
Geary s’aperçut que le silence s’était fait sur la passerelle de l’Indomptable : tout le monde attendait de voir qui avait dupé l’autre.
« Ouaiiis ! » s’écria le lieutenant Yuon en voyant les destroyers obscurs accélérer à un taux qu’aucun vaisseau à l’équipage humain n’était capable d’atteindre, catapultés par leur propulsion principale au-devant de leurs croiseurs de combat et à la rencontre du bouclier de cuirassés. « Pardon, commandant », murmura-t-il à l’intention de Desjani, qui s’était retournée l’espace d’une seconde pour lui décocher un regard glaçant.
Mais Geary avait ressenti la même exaltation.
Si ses croiseurs légers et destroyers chargés de l’interception avaient plongé pour se synchroniser sur la progression des cuirassés, ils auraient complètement raté les destroyers obscurs et, en lieu et place, se seraient retrouvés soumis à la puissance de feu formidablement supérieure des croiseurs de combat ennemis.
Mais les instructions de Geary leur avaient signifié d’infléchir leur trajectoire d’interception bien avant les croiseurs de combat, de présumer que les destroyers obscurs auraient accéléré et pris la tête.
« Vélocité relative au contact estimée à 0,23 c, rapporta le lieutenant Yuon sur un ton d’un douloureux professionnalisme, comme s’il voulait se faire pardonner son éclat de tout à l’heure.
— Trop vite », grommela Desjani. Lorsque des objets accélèrent à quelques fractions de la vitesse de la lumière, leur vision de l’univers extérieur est de plus en plus gauchie par les effets de la relativité. Ils ne voient plus les choses là où elles sont. L’ingéniosité des hommes, toujours à son summum lorsqu’il s’agit d’inventer de nouvelles manières de faire la guerre à leurs semblables, a réussi à tempérer quelque peu ces effets. Jusqu’à 0,2 c, les systèmes de contrôle des tirs, les senseurs et les systèmes de manœuvre des vaisseaux de guerre sont encore capables de compenser suffisamment cette distorsion pour leur permettre de tirer sur des bâtiments qui les croisent à une invraisemblable célérité. Au-delà, la précision décroît spectaculairement à chaque nouvelle accélération.
« C’est pour cette raison que j’ai dépêché vingt-sept destroyers et onze croiseurs légers, expliqua Geary. Même s’ils manquent la plupart de leurs tirs, ils devraient être assez nombreux pour mettre plusieurs fois dans le mille. »
Quelques minutes plus tôt, les destroyers et croiseurs légers de l’Alliance avaient fondu de très haut sur les vaisseaux obscurs, et leurs systèmes automatisés de contrôle des tirs les avaient arrosés de lances de l’enfer, de billes métalliques (connues aussi sous le nom de mitraille) lorsqu’ils s’en trouvaient à assez courte portée, et de missiles spectres en provenance des croiseurs légers. On avait dû recourir aux systèmes automatisés parce qu’il est impossible à des hommes de viser et de tirer durant l’infime fraction de seconde où les forces adverses sont à portée d’armes l’une de l’autre.
Les vaisseaux obscurs avaient riposté avec une implacable et froide précision, mais leurs propres systèmes de contrôle des tirs étaient tout aussi handicapés par la vélocité relative de l’engagement que ceux des équipages humains. Chaque destroyer obscur abritait sans doute autant d’armement qu’un croiseur léger de l’Alliance, mais ils n’étaient que cinq contre les trente-huit unités de Geary.
Ses escadrons avaient plongé vers le bas pour décrocher puis piqué vers le haut pour ouvrir de nouveau le feu contre les croiseurs de combat et les croiseurs lourds obscurs qui les survolaient en trombe, mais ils avaient été incapables d’altérer assez vite leur trajectoire. Geary voyait des marqueurs rouges signalant des frappes couronnées de succès s’afficher sur certains des vaisseaux de l’Alliance. Cela étant, à l’exception de deux tirs qui avaient mis hors service quelques-unes des armes du croiseur léger Croisé, ses bâtiments n’avaient subi que de légers dommages.
Toutefois, seuls deux destroyers obscurs avaient émergé de l’engagement et poursuivi leur route sur la trajectoire qui les menait au bouclier. Deux autres avaient été envoyés bouler et tournoyaient désespérément dans l’espace, hors de contrôle, leurs systèmes de manœuvre trop endommagés pour être repris en main. Le cinquième et dernier, chancelant, avait bien tenté de suivre les deux rescapés, mais, tirés par les croiseurs légers de Geary, plusieurs missiles spectres avaient négocié des virages serrés pour finalement caramboler sa poupe. Il avait disparu dans une explosion de lumière et de chaleur, ne laissant à sa place qu’une boule de débris en expansion.
« Ils accélèrent encore », fit observer Desjani, que les dommages infligés aux vaisseaux hostiles semblaient laisser de marbre. Les deux destroyers obscurs survivants prenaient de la vitesse, ce qui compliquerait encore la tâche aux systèmes de ciblage des bâtiments du bouclier défensif. « Que fabrique donc Armus ? grommela-t-elle, trop bas pour se faire entendre d’un autre que Geary.
— Il leur tend un piège, répondit-il. Écume de guerre, Vengeance et Résolution se maintiennent sur une orbite fixe, de sorte que tout bâtiment cherchant à les intercepter devra forcément emprunter un vecteur prévisible.
— Oh ! » Desjani sourit largement. « Mes excuses, amiral. Je commande un croiseur de combat. J’ai tendance à raisonner en termes de mouvement.
— Tandis que le capitaine Armus, lui, connaît ses cuirassés et raisonne en termes de fortifications fixes et de puissance de feu. »
Si les destroyers obscurs avaient cherché à esquiver et s’étaient bornés à franchir le mince bouclier des vaisseaux très éparpillés de l’Alliance, sans doute auraient-ils réussi à en ressortir intacts. Et, si les vaisseaux de l’Alliance n’avaient pas pressenti qu’ils chercheraient à les éperonner, leur armement aurait été confronté à de problématiques solutions de tir. Mais les deux rescapés fondirent sur leurs cibles, le premier visant l’Écume de guerre et le second le Résolution, tant et si bien que les systèmes de contrôle du tir des vaisseaux de l’Alliance n’eurent à trouver qu’une seule simple solution. Les deux cuirassés et les croiseurs légers qui les escortaient dressèrent un mur de feu le long de la trajectoire que les deux destroyers obscurs devaient nécessairement emprunter, et ils s’y heurtèrent et se désintégrèrent sous les frappes.
Les survivants de la flottille hostile arrivaient pourtant juste derrière, et eux cherchaient uniquement à traverser le bouclier. Les deux croiseurs de combat et le croiseur lourd à la traîne franchirent en trombe le mince écran des vaisseaux de l’Alliance, toujours très dispersés, sans être touchés une seule fois.
Geary serra les dents en consultant à nouveau les données relatives aux manœuvres. Ses croiseurs de combat continuaient de piquer sur les vaisseaux obscurs, mais selon un angle qui repoussait très loin le point d’interception, par-delà la position qui aurait permis à l’ennemi de pilonner Ambaru.
Aucune des défenses fixes voisines d’Ambaru ne semblait en état d’alerte. Elles étaient toujours aveugles à la présence des vaisseaux obscurs.
Ne restait plus entre la station et les bâtiments ennemis rescapés qu’une ultime barrière défensive : les seize croiseurs lourds de Geary.