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« Cinq minutes avant la sortie de l’espace du saut », annonça le capitaine Tanya Desjani de son siège proche de celui de l’amiral John « Black Jack » Geary, sur la passerelle du croiseur de combat Indomptable de l’Alliance. « Tous les systèmes parés au combat. »

Les vaisseaux commandés par Geary avaient quitté le système stellaire à feu et à sang d’Atalia et pourchassaient les « vaisseaux obscurs » qui y avaient semé la destruction. Geary et les siens les appelaient ainsi parce que leur coque était d’une nuance plus sombre que celle de la plupart des vaisseaux de guerre, peut-être à cause du matériau furtif particulier qui la composait. Les responsables des atrocités commises dans les systèmes d’Atalia et d’Indras n’étaient pas leurs équipages, mais bel et bien les vaisseaux obscurs eux-mêmes, privés de matelots qui auraient pu prendre la haute main sur des systèmes automatisés atteints de dysfonctionnements mortels, voire délibérément sabotés par on ne savait trop quel logiciel malveillant. Après avoir finalement remporté la guerre longue d’un siècle qui l’avait opposé aux Mondes syndiqués, le gouvernement de l’Alliance avait préféré faire confiance à des IA déjà responsables de l’embrasement de deux systèmes plutôt qu’aux hommes et femmes qui avaient payé la victoire de leur vie.

Le détachement Danseuse de Geary avait quitté Varandal fort de douze croiseurs de combat, de huit croiseurs lourds, de treize légers et de vingt-cinq destroyers. Le croiseur de combat Adroit ainsi que le croiseur léger Lanceur et les destroyers Kururi et Sabar n’avaient pas survécu à la bataille d’Atalia. Quatre croiseurs de combat, les Léviathan, Dragon, Inébranlable et Vaillant, étaient restés sur place avec quelques croiseurs lourds et destroyers pour porter assistance aux vaisseaux endommagés et récupérer les épaves des vaisseaux obscurs détruits.

La chasse ne se composait plus que de sept croiseurs de combat.

Ils suffiraient. Du moins s’ils réussissaient à rattraper les vaisseaux obscurs rescapés qui avaient fui le chaos.

« Les réactualisations logicielles des systèmes de l’Indomptable ont-elles été annulées ? demanda Geary.

— Oui, amiral. » Tanya pouvait parfois se montrer un tantinet décontractée, mais, pour l’heure, elle restait concise, lapidaire et dangereuse : une arme humaine affûtée par les dernières décennies d’une guerre violente contre les Syndics. « Mes gens surveillent attentivement tous les systèmes et, si quelque chose tente d’outrepasser le blocage des mises à jour, ils ont l’ordre de les couper et de procéder à un redémarrage à froid à partir des réactualisations de la veille.

— Parfait. Ne pas pouvoir se fier à ses propres logiciels, c’est vraiment infernal ! »

Desjani secoua la tête. « Nous ne nous y sommes jamais fiés entièrement. Quand on n’avait pas affaire à des bogues ou à des failles, c’était à tous ces logiciels hostiles que les hackers ennemis inventaient pour saboter les nôtres. Séparés des machines, les hommes sont les seuls pare-feux réellement fiables. C’est bien pourquoi nous avons toujours intégré quelques-uns des nôtres dans le circuit, au cas où les petits cerveaux artificiels perdraient les pédales.

— Jusqu’à ce qu’on fabrique ces vaisseaux obscurs, du moins, fit remarquer Geary, la voix tendue.

— En effet. » Desjani se pencha et poursuivit à voix basse. « Si les vaisseaux obscurs se déchaînent à Varandal après leur arrivée, comme ils l’ont fait à Atalia, il nous sera peut-être impossible de les empêcher de faire de gros dégâts. Ils avaient près de deux heures d’avance sur nous quand ils ont sauté et, s’ils ont accéléré après leur émergence de l’espace du saut, ils ont encore creusé l’écart. En outre, aucune de nos défenses à Varandal ne les verra arriver.

— Je sais, lâcha Geary en s’efforçant d’interdire à son dépit de trop transparaître. On peut en remercier les réactualisations officielles de nos systèmes, qui les rendent aveugles aux vaisseaux obscurs. Les correctifs logiciels chargés de réparer les dommages opérés par ces mises à jour sont-ils prêts à être transmis dès notre arrivée à Varandal ?

— Oui, amiral. Les vaisseaux de la Première Flotte restés dans ce système les installeront sur votre ordre parce que vous êtes le commandant de la flotte, mais d’autres forces de l’Alliance, qui ne sont pas placées sous votre commandement direct, risquent de s’y opposer, lui rappela-t-elle. Elles argueront qu’il s’agit de modifications illicites du logiciel officiel et qu’elles ont besoin de l’autorisation de leur hiérarchie pour les installer.

— Si elles se trouvent déjà sous le feu de vaisseaux invisibles à leurs senseurs, cela pourrait les inciter à ignorer le règlement relatif aux modifications non autorisées du logiciel.

— Une minute avant la sortie de l’espace du saut », annonça le lieutenant Castries de son poste au fond de la passerelle.

Geary fixa son écran des yeux. Un marqueur sur le côté confirmait que les armes de l’Indomptable comme celles des autres unités de la chasse étaient réglées pour ouvrir le feu sans délai si des vaisseaux obscurs se trouvaient à portée de tir à l’émergence de ceux de l’Alliance. Il n’y croyait pas trop malgré tout. Les routines des IA présidant aux décisions tactiques des vaisseaux obscurs s’apparentaient visiblement de très près aux propres méthodes de Geary et, en de telles circonstances, si lui-même avait commandé les vaisseaux ennemis, il n’aurait certainement pas tendu une embuscade à une force disposant encore, comme le détachement Danseuse, d’un tel avantage en puissance de feu.

Le choc de la transition entre la grisaille de l’espace du saut et l’univers réel secoua Geary. C’est à peine si, le cerveau embrumé, il prit conscience de la brusque réapparition des étoiles sur le fond noir de l’espace infini, mais, alors même qu’il luttait encore contre ces effets indésirables, il remarqua qu’aucune des armes de l’Indomptable n’avait ouvert le feu.

Son écran redevint net peu à peu et il concentra son attention sur lui.

Desjani mit une seconde de moins à recouvrer ses esprits : « Ils filent vers le portail de l’hypernet.

— Pour l’attaquer ou décamper ? s’interrogea-t-il à voix haute. Au moins n’ont-ils pas l’intention de s’en prendre aux vaisseaux ni aux installations du système. »

L’espace n’a ni haut ni bas ni est ni ouest pour s’orienter, de sorte que les hommes ont dû inventer leurs propres repères. Tout système stellaire a un plan sur lequel orbitent les planètes. Un des côtés de ce plan est appelé le haut et l’autre le bas. Tout ce qui se trouve vers l’étoile est à tribord, tout ce qui s’en éloigne à bâbord. Ces conventions sont sans doute simplistes, mais elles permettent à des vaisseaux orientés dans des sens différents, voire tête-bêche ou perpendiculairement les uns aux autres, de partager les mêmes références.

Les vaisseaux obscurs qui avaient fui Atalia – deux croiseurs de combat, un croiseur lourd et cinq destroyers – se trouvaient à tribord de ceux de Geary et plongeaient légèrement tout en filant régulièrement à 0,2 c vers le portail de l’hypernet, lequel orbitait à six heures-lumière du point de saut dont venaient d’émerger les bâtiments de l’Alliance. « Ils ont trois heures d’avance sur nous. Nous n’avons aucune chance de les rattraper avant qu’ils n’atteignent le portail, affirma Desjani. Croisons les doigts pour qu’ils s’enfuient et que leurs cerveaux artificiels tordus n’aient pas décidé que le portail était un ennemi.

— Les signaux du portail relatifs à son statut indiquent que son dispositif de sauvegarde est opérationnel, rapporta le lieutenant Yuon, chargé de la surveillance des systèmes d’armement sur la passerelle de l’Indomptable.

— Merci, lieutenant. Au moins n’aurons-nous pas à nous inquiéter qu’il déclenche une explosion façon nova s’il s’effondre suite à une attaque des vaisseaux obscurs. Ils l’atteindront dans vingt-sept heures. » Desjani procéda à quelques calculs rapides. « Il y a deux destroyers au portail. Peut-être… Bon sang ! Les seules autres unités de Varandal en position pour les intercepter sont quelques autres destroyers et croiseurs légers.

— Ils n’auraient aucune chance d’en triompher même s’ils arrivaient à les distinguer, dit Geary. Nous ne pourrons sans doute pas les rattraper, mais nous pouvons rester à leurs trousses. » Il appuya sur une touche de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, accélérez à 0,25 c, virez de vingt-cinq degrés sur bâbord et de trois vers le bas. Exécution immédiate.

— Allons-nous les poursuivre jusque dans l’hypernet ? s’enquit Desjani.

— S’il le faut, répondit Geary. Nous devons trouver leur base, où qu’elle soit. » Il vérifia le niveau des cellules d’énergie de ses bâtiments et souffla rageusement. « Je vais devoir laisser nos destroyers ici si nous nous y risquons. Leurs réserves de carburant sont trop faibles. Bon, passons le mot à tous ceux du système, à présent », ajouta-t-il d’une voix aussi maussade que son humeur. Il voyait les nombreuses défenses de Varandal, ses innombrables vaisseaux et installations, tous en veille depuis que la guerre contre les Syndics était finie. « Pourquoi ne se déclarent-ils pas en “disposition en temps de paix” plutôt qu’en veille ? pesta-t-il.

— Parce que personne à part vous ne se souvient de la “disposition en temps de paix”, lui rappela Desjani. Et que, si l’attaque sur Indras déclenche des représailles de la part des Syndics, ce “temps de paix” risque d’être caduc avant même que nous ne comprenions ce qu’il signifie.

— J’espère que vous vous trompez. Au moins verrions-nous les vaisseaux des Syndics s’ils attaquaient nos défenses. » Même après avoir expérimenté à bord les effets nocifs des secrètes modifications logicielles sur l’efficacité des senseurs de l’Alliance, on avait le plus grand mal à appréhender l’idée que le système de Varandal dans son ensemble resterait parfaitement inconscient du passage des vaisseaux obscurs. Nombre de ses défenses étaient par trop éloignées pour les avoir déjà repérés, et encore moins, bien entendu, la toute récente émergence des bâtiments de Geary. La lumière ne voyage qu’à une vitesse approximative de dix-huit millions de kilomètres par minute, de sorte que, dans un système stellaire où les distances se mesurent en centaines de millions ou en milliards de kilomètres, elle-même met un certain temps à atteindre un point donné.

Mais d’autres défenses, d’autres vaisseaux plus proches des franges de Varandal auraient déjà dû les repérer. Du moins si leur logiciel ne les rendait pas, eux aussi, aveugles à la présence de ces forces hostiles.

« Ce que vous vous apprêtez à faire risque de déclencher l’enfer, fit observer Desjani.

— Je sais. Me conseillez-vous d’y renoncer ?

— Non. » Le rictus de Tanya était féroce. « J’ai hâte de voir ça. »

Geary ne put s’empêcher de sourire, d’un sourire crispé et dépourvu de tout humour, puis il reprit contenance, toucha la commande de transmission et entreprit de diffuser le message qu’il avait répété durant les longues journées de leur transit par l’espace du saut depuis Atalia. « À toutes les unités de la Première Flotte, sont présentes dans ce système des forces hostiles que votre logiciel vous interdit de voir. Ce ne sont pas, je répète, ce ne sont pas des vaisseaux Énigma. Selon notre meilleure estimation, il s’agit de vaisseaux combattants entièrement automatisés qui ont échappé à tous les contrôles censément chargés de limiter leurs interventions. »

Il s’interrompit un instant pour permettre aux esprits de bien s’imprégner de cette dernière affirmation puis reprit : « Nous avons engagé le combat avec ces forces à Atalia, où elles ont attaqué l’Alliance ainsi que des vaisseaux civils sans provocation ni sommation. Elles y ont causé des dommages matériels très étendus et de nombreuses pertes en vie humaine. Ces vaisseaux hostiles ont agressé des bâtiments et tué du personnel de l’Alliance. Mon détachement est lancé à leur poursuite. Ils se dirigent actuellement vers votre portail de l’hypernet. Si l’on se fonde sur les agressions antérieures d’Indras et Atalia, on peut présumer qu’ils attaqueront et détruiront tous les vaisseaux civils ou militaires qu’ils rencontreront.

» Un jeu de correctifs logiciels, que vous devrez installer sur vos vaisseaux, est joint à cette transmission. Désactivez les mises à jour automatiques et interdisez toute autre réactualisation jusqu’à ce que je vous en donne personnellement l’autorisation. Vos systèmes de combat et de manœuvre, vos senseurs, vos bases de données et tous vos autres systèmes contiennent des sous-routines cachées qui vous masquent ces vaisseaux hostiles. Dès que vous aurez installé les correctifs que nous vous envoyons, nous vous fournirons des informations permettant leur identification. Si nous vous les faisions parvenir tout de suite, vos propres systèmes de communication effaceraient toute trace de ce qui aurait trait à ces vaisseaux. Ces nouveaux correctifs logiciels sont personnellement autorisés par moi-même en ma qualité de commandant de la Première Flotte. Geary, terminé. »

Il enfonça une autre touche pour s’adresser cette fois aux deux destroyers qui montaient la garde au portail. « Mortier, Serpentine, ici l’amiral Geary. Une force importante de vaisseaux hostiles s’approche de votre orbite. Vous ne pourrez pas les détecter tant que les correctifs logiciels joints à cette transmission n’auront pas été appliqués à tous vos systèmes. Accélérez à 0,2 c et mettez le cap sur la station d’Ambaru en même temps que vous installerez ces correctifs. Exécution immédiate. Geary, terminé.

» Voilà qui devrait les éloigner du portail avant l’arrivée des vaisseaux obscurs, confia-t-il à Desjani.

— Du moins s’ils vous obéissent. Et s’ils ne regagnent pas le portail après avoir installé les correctifs. À ces conditions. Ces deux destroyers n’appartiennent pas à la Première Flotte mais aux forces d’autodéfense de Varandal.

— Je sais bien.

— Vous leur avez appris qu’un ennemi approchait, poursuivit-elle, implacable. Ils ne vont pas s’enfuir.

— Je ne leur ai pas dit de fuir, insista Geary. Mais d’adopter une autre position sur l’orbite pour réparer leur logiciel.

— Même motif, même punition, amiral. Vous feriez mieux de demander à l’amiral Timbal de leur envoyer ces ordres si vous voulez avoir une petite chance d’être obéi. La station d’Ambaru se trouve pour l’instant à trois heures-lumière et demie de nous, et les destroyers à cinq d’Ambaru, si bien que, s’il leur envoie vos ordres de manœuvre dans les heures qui suivront notre avertissement, ils en auront peut-être encore le temps.

— Je l’appelle sur-le-champ », répondit Geary. Il pressa une nouvelle touche et s’exprima d’une voix calme mais véhémente. « Amiral Timbal, ici l’amiral Geary. Sachez que des forces hostiles sévissent à présent dans l’espace de l’Alliance et que des sous-routines dissimulées dans notre propre logiciel nous les cachent. Une flotte composite de croiseurs de combat, croiseurs lourds, légers et destroyers vient d’infliger à Indras des dommages cataclysmiques que les autorités des Mondes syndiqués attribuent à l’Alliance. Il faut dès que possible dépêcher des vaisseaux estafettes au QG de la flotte et aux systèmes frontaliers pour les prévenir que l’agression d’Indras pourrait déclencher des représailles directes des Syndics contre les systèmes de l’Alliance. Les mêmes vaisseaux hostiles sont responsables d’importantes pertes en matériel et en personnel à Atalia, et, sans aucune provocation de sa part, ils ont conduit délibérément une attaque contre le vaisseau de l’Alliance qui gardait ce système, qu’ils ont détruit sans sommation. Ils s’en sont pris aussi à mes propres bâtiments, en détruisant un croiseur de combat, un croiseur léger et deux destroyers et en infligeant de sérieux dommages à d’autres unités de l’Alliance. J’ai toutes les raisons de croire que ces vaisseaux hostiles sont entièrement automatisés, sans aucun personnel humain à bord. Ils sont aussi lourdement armés, très maniables, et une partie d’entre eux traversent actuellement Varandal vers le portail de l’hypernet. Je suis lancé à leurs trousses et, dès que possible, j’engagerai de nouveau le combat contre eux. J’ai ordonné aux deux destroyers de faction près du portail de se repositionner, mais je ne suis pas certain qu’ils m’obéiront. Je joins à cet envoi les correctifs logiciels qui vous permettront de voir les vaisseaux hostiles et qui fourniront à vos bases de données des informations sur eux. Geary, terminé. »

Il se radossa, sentit l’Indomptable accélérer à plein régime, sa propulsion principale le lançant de plus belle à la poursuite des vaisseaux obscurs tandis que les autres unités du détachement se déployaient autour du vaisseau amiral et réglaient leur pas sur le sien. Il n’y avait plus rien qu’il pût faire. L’espace est trop vaste. Il ne lui restait plus qu’à prendre son mal en patience et à réagir dès qu’il recevrait enfin des réponses à ses messages, lesquels mettraient plusieurs heures à parvenir à leurs destinataires. Et réciproquement.

« Au moins la Première Flotte ne nous a-t-elle réservé aucune surprise, fit remarquer Desjani en fixant son écran d’un œil sourcilleux. Aucun vaisseau n’est porté manquant depuis notre départ. »

Geary grimaça en voyant s’afficher les données. « Mais ils continuent de nous envoyer des rapports falsifiés sur leur statut. Je dois absolument savoir dans quel état ils se trouvent et si les gens du capitaine Smyth ont avancé dans leurs réparations des systèmes endommagés et des avaries consécutives au combat.

— On en a encore détérioré d’autres à Atalia. Enfin… les vaisseaux obscurs. »

Geary opina sans quitter son écran des yeux. « Smyth s’inquiétait pour l’Adroit. Il se demandait s’il réussirait à tenir le coup avec de si nombreux systèmes fabriqués à l’économie. Il avait raison. Pourquoi prendrait-on la peine de construire un vaisseau quand on rogne autant sur les coûts de fabrication ?

— L’Alliance était à deux doigts de s’effondrer au bout d’un siècle de guerre, avança Desjani. Vous vous souvenez ?

— Elle l’est encore. Mais elle a réussi à trouver les fonds pour fabriquer ces fichus vaisseaux obscurs, qui pourraient bien avoir déjà déclenché une nouvelle guerre. »

Tanya lui coula ce regard qu’il détestait et qui affirmait que Black Jack pouvait tout là où personne ne pouvait rien. « Vous pouvez la sauver. »

Il savait ce que recouvrait ce « la ». L’Alliance. « Tanya, comment pourrai-je… comment quelqu’un pourrait-il sauver l’Alliance ? Elle est tellement plus vaste que n’importe quel individu, homme ou femme.

— Pas plus grande que Black Jack, lui rappela-t-elle. Il est l’Alliance pour la majorité des gens. Il est revenu d’entre les morts quand nous avions le plus besoin de lui.

— Je n’étais pas mort, protesta-t-il.

— Techniquement, non. Je parle là de légendes et de croyances, amiral. Black Jack est aussi celui qui nous a rappelé à quel point nous nous étions éloignés de tout ce en quoi croyaient nos ancêtres. Celui qui a finalement vaincu les Syndics. Allez-vous récuser ces deux faits ? »

Il la regarda de travers. « Quand ai-je jamais eu raison contre vous ?

— Donnez-moi un ordre et je l’exécuterai. Mais, si vous voulez mon avis, vous finirez par comprendre ce que je veux réellement dire. Et je pense sincèrement que Black Jack peut sauver l’Alliance. Parce que, pour la plupart d’entre nous, nous croyons en lui. Peut-être que, pendant ce siècle que vous avez passé en hibernation, quand tout le monde vous croyait mort et que le gouvernement bâtissait la légende de Black Jack, le plus grand héros de tous les temps, les vivantes étoiles et les ancêtres vous ont véritablement parlé. Et peut-être sont-ils toujours en train de le faire.

— Espérons-le. Mais, si c’est la vérité, ce qu’ils me disent surtout, c’est que Black Jack ne peut pas abattre le boulot tout seul. Exactement comme il a fallu d’innombrables hommes et femmes courageux pour vaincre les Syndics, sauver l’Alliance ne peut être le fait d’une seule personne. Même le Black Jack auquel croient tous ces gens aura besoin de beaucoup d’aide.

— Je sais. »

En dépit de ses soucis, Geary réussit à lui sourire. « Black Jack est peut-être ce qui donne de l’espoir aux autres, mais ce qui m’en donne à moi, c’est de savoir que des gens comme Tanya Desjani se tiennent derrière moi. »

Des messages se déplaçant à la vitesse de la lumière, bien plus rapides que les vaisseaux construits par l’homme mais donnant toujours l’impression de lambiner compte tenu du temps qu’ils mettent à atteindre leur destination, fendaient les vastes distances qui séparent les objets dans l’espace. Il fallut six heures aux premières réponses pour lui parvenir des plus proches bâtiments de la Première Flotte restés à Varandal. Sidérés, époustouflés, tous annonçaient sans doute qu’ils s’employaient à installer les correctifs logiciels mais déclaraient aussi qu’ils demandaient ce qui se passait.

Étant donné l’éloignement de l’Indomptable sur son orbite, près de sept heures s’écoulèrent avant qu’il ne reçût des nouvelles du capitaine Jane Geary, qui avait assumé le commandement de la majeure partie de la Première Flotte en l’absence de l’amiral. « Contente de vous savoir de retour, mais je ne comprends pas ce qui s’est produit, disait-elle. Nous appliquons les correctifs logiciels en ce moment même. Cela étant, certaines unités déclarent avoir reçu des ordres censément émis par l’amiral Timbal les exhortant à ne pas les installer. »

Elle secoua la tête. « Je n’ai rien reçu moi-même de l’amiral Timbal, ce qui est pour le moins étrange puisqu’il m’a toujours contactée dès qu’un problème relatif à un vaisseau de la Première Flotte se posait. Je lui ai demandé des clarifications, mais j’ai aussi ordonné à toutes les unités de la Première Flotte d’exécuter vos instructions, amiral.

» Sachez que j’ai été interrogée par des inspecteurs gouvernementaux au sujet des réparations de la flotte. Je leur ai dit ce que j’en savais, que toutes étaient nécessaires et financées par les canaux appropriés, puis je les ai adressés au capitaine Smyth. Geary, terminé.

— Smyth va se féliciter du retour du lieutenant Jamenson, déclara Desjani tandis que l’image de Jane Geary disparaissait.

— Il l’avait priée de lui préparer un tas de rapports avant son départ. Cette fille est vraiment stupéfiante. Elle peut rendre parfaitement incompréhensibles les choses les plus simples tout en respectant le manuel à la lettre. Si j’avais quelque chose à cacher, j’aimerais aussi l’avoir dans mon équipe. Toutes ces réparations sont effectivement nécessaires et toutes sont effectuées réglementairement. Le manuel n’exigeait peut-être pas que nous procédions comme nous l’avons fait, mais nous n’avons enfreint aucune règle. »

Les lèvres de Tanya esquissèrent un demi-sourire. « S’il y avait une règle contre le brouillamini, tout le QG de la flotte se retrouverait sur le banc des accusés en un rien de temps. »

Il ne lui retourna pas son sourire et fixa l’écran de son fauteuil de commandement. Les trente heures de trajet ou trois heures-lumière qui avaient séparé le détachement de Geary des vaisseaux obscurs se réduisaient lentement, tandis que cette longue poursuite ne laissait plus entrevoir aucune chance de les rattraper avant qu’ils ne réussissent à filer. Si d’aventure ils se retournaient pour combattre, il pourrait sans doute en finir avec eux, mais, comme un peu plus d’une demi-heure plus tôt, les vaisseaux obscurs progressaient inéluctablement vers le portail. « Tanya, j’ai besoin de votre intuition.

— C’est en partie pour ça que je suis ici. » Elle désigna d’un coup de menton la position de l’ennemi sur l’écran. « Vous voulez savoir si nous devons les suivre dans l’hypernet s’ils l’empruntent ?

— Oui. » Geary ne prit pas la peine de lui demander comment elle avait de nouveau lu dans son esprit. En l’occurrence, le premier venu s’en serait inquiété. « Nous savons que le gouvernement construisait vingt croiseurs de combat et vingt cuirassés pour sa flotte secrète. Nous n’avons réussi à détruire à Atalia quatre de ces croiseurs de combat que parce que notre supériorité numérique était de deux contre un. Si ces fuyards regagnent effectivement leur base et que nous les filons jusque-là, nous risquons de tomber nez à nez avec les autres croiseurs et cuirassés.

— L’idée m’a traversé l’esprit, répondit-elle. En même temps, je me suis dit que la bataille conséquente avait de bonnes chances d’être très courte et très déplaisante. Pouvons-nous nous permettre de courir ce risque ? »

Il lui décocha un regard stupéfait. « C’est vous qui dites ça ?

— Oui, c’est moi. Quelqu’un de notre connaissance m’a aidée à comprendre que charger bille en tête sans tenir compte du déséquilibre des forces en présence est sans doute héroïque mais surtout parfaitement stupide. Nous devons localiser leur base, j’en conviens. Dans la mesure où, autant que nous le sachions, le logiciel de nos senseurs a été trafiqué pour leur interdire de voir ces vaisseaux obscurs et que les chances d’obtenir un visuel direct d’un objet dans l’espace sont voisines de zéro, la base en question pourrait se trouver n’importe où. Voire à Unité, dont le gouvernement se convaincrait aisément qu’elle pourrait fournir à ces vaisseaux une sécurité optimale.

— Je ne le pense pas. Certes, nul ne pourrait les voir dans l’espace, mais, à la base proprement dite, quand les vaisseaux obscurs y accostent pour entretien, réparations, réapprovisionnement en armes, munitions et cellules d’énergie, on doit bien les voir. Et, tôt ou tard, certaines personnes du système stellaire en question s’en ouvriront à d’autres.

— Mais vous affirmez qu’on n’y a pas construit de nouvelles installations.

— Autant que le capitaine Smyth ait pu le découvrir, précisa Geary. Remonter la filière de l’argent reste notre meilleure méthode de renseignement dans ce foutoir, et l’argent affirme qu’aucune nouvelle base spatiale neuve n’a été construite en même temps que cette autre flotte. Ces vaisseaux doivent pourtant bien avoir une base où se cacher, mais où pourrait-elle bien être ? »

Desjani fit la grimace. « Si nous les pourchassons jusque-là, nous aurons la réponse. Cela dit, combien d’unités devons-nous envoyer ? Toutes celles dont nous disposons, sachant que, où qu’aillent ces vaisseaux obscurs, nous avons toutes les chances de nous retrouver inférieurs en nombre ? Ou bien une seule pour une brève reconnaissance ? Amiral, ma meilleure préconisation, c’est encore d’attendre de voir pour quelle destination ces machins vont emprunter l’hypernet. Si c’est leur base, nous n’aurons pas besoin de les pourchasser aussitôt. Mais, si c’est un gros système, comme Unité par exemple, il nous faudra les poursuivre parce que ces vaisseaux obscurs pourraient être assez timbrés pour y cibler des installations, et nous devrons alors les en empêcher.

— C’est sans doute le mieux que nous pourrons faire, admit Geary. Vous avez raison. Si leur objectif est une planète bien moins peuplée, un quelconque système frontalier sur la ligne de défense contre les Syndics, elle devrait correspondre à leur base. Peut-être un système dans le genre de Yokaï, qui est devenu une zone défensive particulière où aucun citoyen n’est autorisé à fourrer son nez dans ce qui ne le regarde pas. Il pourrait se faire, néanmoins, que cet objectif restât trop ambigu pour nous fournir des informations pertinentes quant à notre ligne d’action.

— Une chance que Black Jack soit aux commandes, affirma Desjani. Il saura quoi faire.

— Très drôle. » Geary loucha de nouveau sur son écran, où la situation à proximité du portail n’avait pas changé. « Le Mortier et le Serpentine auraient déjà dû s’ébranler. »

Desjani secoua la tête. « Je vous avais prévenu qu’ils refuseraient. Ils ont l’ordre de garder ce portail et, par leurs ancêtres, ils le garderont et ne fuiront pas devant des ennemis invisibles. En outre, si je me fie à ce qu’a dit le capitaine Jane Geary, je vous parie tout ce que vous voulez que ces deux destroyers ont reçu, censément de l’amiral Timbal, l’ordre de ne pas télécharger les correctifs logiciels. »

Il dévisagea Tanya. « Vous vous êtes servies du même terme, Jane et vous. “Censément”. Pourquoi ? »

Elle marqua une pause, renfrognée. « Je ne critique pas les décisions d’un supérieur hiérarchique…

— Ce que vous ne faites jamais…

— Qui est désopilant maintenant ? Je ne crois pas une seconde que l’amiral Timbal ait envoyé ces messages à certains de vos vaisseaux, parce que, à ce que vous m’en avez dit et à ce que j’ai pu en voir, il a toujours été l’un de vos plus fervents partisans. Il a plusieurs fois soutenu Black Jack alors qu’il risquait manifestement sa carrière. Il s’est aussi tenu très éloigné de toutes les magouilles où il n’avait pas à s’impliquer pour vous laisser les coudées franches. Pourquoi cet homme aurait-il envoyé à des bâtiments placés sous votre commandement des ordres contredisant les vôtres ?

— Non, il n’aurait jamais fait ça. » Geary baissa les yeux sur les commandes encastrées dans un des bras de son fauteuil. « Mais les données biométriques installées dans les systèmes de com sont censées assurer que tous les messages envoyés sous un certain nom le soient bien par le signataire.

— Et les senseurs de nos vaisseaux devraient aussi nous montrer tout ce qu’il y a à voir, ironisa Desjani. Pourquoi ceux qui se cachent derrière cette affaire de vaisseaux obscurs n’œuvreraient-ils pas à protéger leurs mensonges en tripatouillant aussi nos systèmes de com ? Nous savons qu’ils l’ont déjà fait par d’autres moyens.

— C’est vrai. » Geary étudia un instant son écran en réfléchissant aux options qui s’offraient à lui. Nombre d’entre elles, s’il les adoptait, n’auraient d’autre résultat que de couper des ponts derrière lui. « Ils se croient dans leur droit. Tout comme ceux qui ont construit ces vaisseaux obscurs. Ergo, tout ce qu’ils décident est juste. Une fois qu’on s’est délibérément livré à un sabotage des systèmes de com de ses propres vaisseaux, pourquoi ne pas prendre aussi les mesures nécessaires à la dissimulation de cet acte criminel ? »

Tanya hocha la tête et ses yeux chargés de colère croisèrent ceux de Geary. « Que comptez-vous faire ?

— Ce que je crois juste, répondit-il en tendant la main vers ses touches de com. Mortier, Serpentine, ici l’amiral Geary. J’argue de mon grade et de l’urgence de la situation actuelle dans le système de Varandal pour vous adresser directement mes ordres. Accélérez à 0,2 c et empruntez un vecteur menant à la station d’Ambaru. Exécution immédiate. Je répète, ceci est un ordre que je donne personnellement en raison d’une menace imminente qui requiert des mesures d’urgence. Accusez réception et exécutez-vous sans plus tarder. Geary, terminé. »

Il y avait de bonnes chances pour qu’il eût directement et ouvertement outrepassé les ordres donnés par un de ses pairs. Ce n’était pas seulement de mauvais aloi, ça mettait à mal la discipline et toute la chaîne de commandement. « Ça risque de tout chambouler, marmonna-t-il.

— Amiral », l’interpella Desjani en se rapprochant assez pour s’assurer que tous deux se trouvaient dans le champ d’intimité interdisant aux autres occupants de la passerelle de surprendre leur conversation. Elle ne s’y résolvait que lorsque c’était absolument nécessaire. Dans la mesure où ils s’étaient mariés durant le bref laps de temps où tous deux avaient le grade de capitaine, ils s’en étaient toujours tenus à un comportement strictement professionnel à bord de l’Indomptable et de tout autre bâtiment militaire, en évitant tout geste et tout contact qui auraient pu trahir leur relation intime ou des rapports autres que ceux de capitaine à amiral.

« Ce n’est pas nous qui avons initié ce foutoir, poursuivit-elle. Vous avez toujours informé vos supérieurs de vos actes, vous avez obéi aux ordres, et je sais mieux que personne que vous vous êtes constamment demandé si vous preniez la bonne ou la mauvaise décision. Ceux à qui nous avons affaire ont menti à un tas de gens et gardé le secret sur leurs agissements afin que nul ne puisse mettre en doute leur discernement. Ils nous ont menti, ils ont menti à la population de l’Alliance et il y a de bonnes chances pour qu’ils aient aussi menti à de nombreux responsables du gouvernement. »

Geary lui décocha un regard surpris. « Vous croyez que certains sénateurs ignorent ce qui se passe ?

— Oui. Je sais, ça peut sans doute paraître étonnant venant de moi. Il y a seulement un an, j’aurais sans doute eu la certitude qu’ils étaient tous pourris et qu’ils complotaient contre la flotte. » Elle fit la grimace. « Mais, en parlant avec vous et en ayant eu l’occasion d’en côtoyer quelques-uns, je me suis rendu compte que ça revenait peu ou prou à évaluer tactique et stratégie dans une situation donnée. Il faut en savoir autant que possible sur la personne qu’on affronte et ne pas se reposer sur des préjugés ni des stéréotypes. Vous m’avez dit que vous croyiez Navarro réglo et j’ai assez vu le sénateur Sakaï en action pour me faire ma religion sur lui.

— Et la sénatrice Unruh, ajouta Geary en se rappelant à quel point elle l’avait impressionné. Mais il y en a d’autres. Comme Wilkes, qui m’a fait l’effet d’un parfait opportuniste. Je crois la sénatrice Costa sincère dans ses conceptions, mais je la crois aussi prête à laisser les autres se sacrifier pour les réaliser. Je reconnais n’avoir pas tout à fait mesuré l’implication de la sénatrice Suva dans cette affaire, ni la raison pour laquelle elle y aurait trempé.

— La trouille, affirma Desjani, dont le ton laissait clairement transparaître l’opinion qu’elle se faisait des gens dont les décisions sont dictées par la peur. Elle a la frousse des gens qui, comme vous et moi, n’entrent pas dans le moule et ne correspondent pas à l’idée qu’elle se fait de la manière dont l’univers devrait fonctionner. Elle a peur d’un monde qui ne tourne pas comme il le devrait à son sens. Les gens effrayés commettent les pires sottises. Mais, en vérité, je la préfère à Costa, qui tente de se faire passer pour la plus grande amie de la flotte mais cherche uniquement à lui faire servir ses propres intérêts, quel que soit le prix à payer par les hommes et les femmes qu’elle prétend soutenir de tout son cœur. »

Geary se renversa dans son siège, quittant brièvement son écran des yeux. « Victoria Rione m’a dit plus d’une fois que le gouvernement ressemblait à un géant maladroit, doté d’une main énorme et de nombreux petits cerveaux qui s’efforcent tous d’obtenir de cette main qu’elle leur obéisse. S’ils sont assez nombreux à tomber d’accord, la main peut effectivement obtempérer, pour le meilleur ou pour le pire, mais, s’ils cherchent tous à se tirer dans les pattes les uns des autres, elle bat l’air. »

Tanya supportait mal qu’il ramenât Rione sur le tapis.

« Cette femme a trempé dans assez d’affaires de ce genre pour tout en savoir ! Amiral, j’ai l’impression qu’en l’occurrence ces cerveaux ont réussi à obtenir de la main qu’elle fasse certains gestes sans qu’un tas d’autres en soient informés. Suva croyait sans doute que les vaisseaux obscurs allaient lui apporter la sécurité, tandis que Costa, elle, avait sûrement envie d’un nouveau joujou dangereux, qui obéirait aux ordres sans poser de questions. »

Geary la fixa. « Cette attaque d’Indras… qui devrait provoquer des représailles de la part des Syndics… Nous en avons parlé, mais nous n’avons pas réussi à comprendre pourquoi quelqu’un donnerait un ordre aussi stupide. »

Desjani inspira profondément puis chercha ses yeux. « Au vu de la situation actuelle et de ce qu’on a sans doute infligé à nos systèmes de com, il me semble que le problème vient de notre présomption initiale, selon laquelle tout le monde devrait comprendre à quel point c’est stupide.

— C’est la riposte appropriée en temps de guerre, dit Geary.

— Eh bien ? Les gens d’aujourd’hui ne connaissent que la guerre. Ils ne savent pas ce qu’est la paix. Nombreux sont ceux qui ignorent par quel bout la prendre, alors ils réagissent comme si la guerre durait encore. Une guerre qui reste leur excuse et la justification de leurs entreprises, une guerre qui maintient le monde dans l’état où ils le connaissent depuis un siècle. » Desjani détourna le regard puis le reporta sur lui. « Même les gens de la flotte. Roberto Duellos est confronté à une rude décision qui n’aurait pas lieu d’être si la guerre n’avait pas pris fin. Il ne sait pas quoi faire. Il n’est pas le seul. »

Geary secoua la tête. « Non. C’est absurde…

— Pour vous, le coupa Desjani avec véhémence. À vos yeux, la guerre reste une aberration, une déviance dans la marche du monde. Aux nôtres, c’est ce qui a toujours été. Vous, le héros de légende, vous avez bousculé toutes nos certitudes et vous les avez remplacées par l’incertitude.

— Tanya, l’Alliance était à deux doigts de s’effondrer sous le poids du coût de la guerre. Les Mondes syndiqués l’ont fait dans de nombreux secteurs… » Il s’interrompit comme si un souvenir lui revenait.

Tanya le fixa en hochant fermement la tête. « Et les dirigeants syndics ont cherché à provoquer l’Alliance pour qu’elle reprenne les hostilités parce que la guerre était aussi une excuse pour eux. Leur gouvernement tient à ce que tout le monde dans leur espace voie en nous une menace et en lui un protecteur. Les gens de l’Alliance qui ont ordonné l’agression d’lndras ont peut-être procuré ce qu’ils voulaient aux dirigeants du Syndicat, et ils aspiraient peut-être à la même chose qu’eux : un ennemi actif qui entérinerait leurs projets. »

Geary fixa le lointain. Il luttait contre le désir impulsif de rejeter ces dernières paroles. « Vous avez raison. Je suis incapable de me placer dans le même état mental et émotionnel que vos contemporains. Je me vois mal souhaiter la perpétuation d’une guerre parce qu’il me semblerait que c’est ainsi que le monde devrait tourner. Mais j’ai bien remarqué la perturbation que semait la paix, les gens qui comme Duellos se sentaient à la dérive, et Duellos peut s’estimer heureux, parce que son train de vie n’a pas été réduit et que lui-même ne s’est pas retrouvé largué dans un système stellaire à l’économie vacillante à cause du coût de la guerre, ni soumis aux brusques coupes franches des dépenses de l’Alliance à mesure qu’on sabrait dans celles de la Défense. Mais j’ai aussi du mal à m’imaginer qu’on puisse chercher à provoquer une guerre dans le cadre d’un plan cynique…

— Non, le coupa encore Desjani en secouant la tête, avec lassitude cette fois. Vous n’y êtes toujours pas. Ce n’est pas du cynisme. Ils se sont persuadés qu’ils font ce qu’il faut. Vous et moi avons rencontré à Midway ces anciens dirigeants syndics… Des gens qui ont servi toute leur vie les despotes du Syndicat et un horrible régime dictatorial. Seuls quelques-uns m’ont paru foncièrement malfaisants, capables de tout pour acquérir richesse et pouvoir sans se soucier des souffrances et des morts qu’ils sèment dans leur sillage. La plupart m’ont fait l’effet de gens normaux qui servaient les Syndics à l’aide de force rationalisations. Je ne connais pas toutes les raisons qui les motivaient, mais je les soupçonne d’avoir cru qu’ils faisaient au mieux. Vous avez connu le capitaine Falco. Comment se voyait-il lui-même, d’après vous ?

— Je le sais bien. Comme le sauveur de l’Alliance. Comme quelqu’un qui savait mieux que personne ce qu’il fallait faire et qui le ferait. Il se trompait sur tout, mais il était sincère. C’est à des gens de cette espèce que nous avons affaire, selon vous ?

— Vous l’avez déjà dit. À Atalia. Ils croyaient que les vaisseaux obscurs étaient la solution idéale à tous leurs problèmes. Et maintenant la solution idéale est entrée dans le poulailler. »

Le regard de l’amiral se reporta sur l’écran. Il ne saurait pas avant plusieurs heures si les deux destroyers avaient suivi ses ordres. Ou s’ils avaient campé sur leurs positions, bien décidés à faire ce qu’ils croyaient être leur devoir.

D’ordinaire, l’attente était le pire moment. Le pire, pour l’heure, c’était de savoir déjà ce qui allait se produire.

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