QUATRIÈME PARTIE La tour

32 L’Express de l’espace

— Voyons donc, ce n’est pas possible, protesta Warren Kingsley, ça ne décollera jamais du sol…

— J’ai cédé à la tentation, fit Morgan avec un petit rire, en examinant la maquette en grandeur réelle. Cela ressemble tout à fait à un wagon de chemin de fer dressé debout.

— C’est exactement l’image que nous voulons vendre, répondit Kingsley. Vous achetez votre billet à la gare, enregistrez vos bagages, vous installez dans votre siège articulé à la Cardan et vous admirez la vue, ou vous pouvez aller dans le bar-salon et passer les cinq heures suivantes à boire sérieusement, jusqu’à ce qu’on doive vous porter pour débarquer à la station intermédiaire. Incidemment, que pensez-vous de l’idée du service Aménagement : décor Pullman XIXe siècle ?

— Pas grand-chose. Les wagons Pullman n’avaient pas cinq étages circulaires l’un au-dessus de l’autre.

— Vaudrait mieux dire ça aux décorateurs, ils se sont mis dans la tête d’avoir l’éclairage au gaz.

— S’ils tiennent à une ambiance du temps passé, ce serait tout de même assez approprié. Je me rappelle avoir vu, une fois, un vieux film d’aventures dans l’espace au Musée d’Art de Sydney. Il s’y trouvait un genre de navette spatiale qui avait un salon d’observation circulaire… exactement ce qu’il nous faut.

— Vous souvenez-vous de son titre ?

— Oh !… laissez-moi réfléchir… quelque chose comme Guerre dans l’Espace 2000. Je suis sûr que vous pourrez le retrouver.

— Je vais dire au service Aménagement de le rechercher. À présent, allons à l’intérieur. Voulez-vous un casque ?

— Non, dit Morgan d’un ton brusque.

C’était l’un des rares avantages d’avoir dix centimètres de moins que la moyenne.

En pénétrant dans la maquette, il éprouva une émotion presque puérile à imaginer d’avance ce qu’il allait voir. Il avait supervisé tous les plans, surveillé les ordinateurs qui jouaient avec les graphiques et les schémas de construction – tout ici lui serait parfaitement familier mais c’était du réel, du solide. Bien sûr, ça ne décollerait jamais du sol, comme l’avait dit Kingsley en plaisanterie. Mais un jour, ses frères identiques s’élanceraient à travers les nuages et monteraient, en cinq heures seulement, à la station intermédiaire, à vingt-cinq mille kilomètres de la Terre. Et cela pour environ un dollar d’électricité en tout, par passager.

Même maintenant, il était impossible de saisir la signification entière de la révolution qui en résulterait. Pour la première fois, l’espace lui-même deviendrait aussi accessible que n’importe quel point de la surface de la Terre. D’ici quelques dizaines d’années, si une personne de situation moyenne voulait passer un week-end sur la Lune, elle pourrait se le permettre. Même Mars ne serait pas hors de sa portée ; il n’y avait pas de limites à ce qui pouvait être maintenant possible.

Morgan revint sur Terre brusquement, en trébuchant presque sur un morceau de moquette mal posé.

— Désolé, dit son guide, c’est encore une idée des décorateurs… la moquette verte est censée rappeler la Terre aux gens. Les plafonds seront bleus, d’un bleu de plus en plus profond dans les étages supérieurs. Et ils veulent utiliser un éclairage indirect partout, de façon que les étoiles soient visibles.

Morgan hocha la tête.

— C’est une très jolie idée, mais elle ne marchera pas. Si l’éclairage est suffisant pour lire confortablement, sa clarté effacera les étoiles. Il faudrait un compartiment du salon qui puisse être complètement obscurci.

— Ils ont déjà prévu cela pour un coin du bar – vous pouvez commander ce que vous voulez boire et vous retirer derrière des rideaux.

Ils étaient en ce moment à l’étage le plus bas de la capsule, une pièce circulaire de huit mètres de diamètre, trois mètres de haut. Tout autour se trouvaient toutes sortes de caisses, de cylindres et de panneaux de contrôle portant des inscriptions telles que RÉSERVE OXYGÈNE, ACCUMULATEURS, CRAQUAGE CO2, PHARMACIE, CONTRÔLE TEMPÉRATURE. Tout était visiblement de nature provisoire, temporaire, susceptible d’être réarrangé en un instant.

— N’importe qui penserait que nous construisons un vaisseau spatial, remarqua Morgan. Entre parenthèses, quelle est la dernière estimation du temps de survie ?

— Tant qu’il y aura de l’énergie disponible, au moins une semaine, même à pleine charge de cinquante passagers. Ce qui est en réalité absurde puisque une équipe de secours pourra toujours les atteindre en trois heures soit de la Terre, soit de la station intermédiaire.

— Sauf catastrophe majeure, comme avaries graves à la Tour ou aux voies.

— Si cela arrivait jamais, je ne crois pas qu’il resterait quelqu’un à sauver. Mais si une capsule tombe en panne pour une raison quelconque, et que les passagers ne deviennent pas fous et avalent d’un seul coup toutes nos délicieuses tablettes d’aliments comprimés de secours, leur plus gros problème sera l’ennui.

Le second étage était complètement dénué même d’installations temporaires. Quelqu’un avait dessiné un grand rectangle à la craie sur le panneau de plastique courbe de la paroi, et inscrit à l’intérieur en capitales d’imprimerie : SAS ICI ?

— Ce sera le compartiment des bagages – quoique je ne sois pas certain que nous aurons besoin d’autant de place. Dans ce cas, on pourra l’utiliser pour des passagers supplémentaires. Le troisième étage est plus intéressant…

Cet étage contenait une douzaine de fauteuils type avion de ligne, tous de modèle différent ; deux d’entre eux étaient occupés par des mannequins réalistes, homme et femme, qui paraissaient en avoir par-dessus la tête de toute cette affaire.

— Nous nous sommes pratiquement décidés pour ce modèle, dit Kingsley, en désignant un luxueux fauteuil inclinable et pivotant, muni d’une petite table, mais nous ferons d’abord les essais habituels.

Morgan donna un coup de poing dans le coussin du siège.

— Quelqu’un est-il vraiment resté assis dans ce fauteuil durant cinq heures ?

— Oui, un volontaire de cent kilos. Pas de meurtrissures aux fesses. Si les gens se plaignent, on pourra leur rappeler les premiers temps de l’aviation quand il fallait cinq heures simplement pour traverser le Pacifique. Et, bien entendu, nous leur offrons le confort d’une faible pesanteur pendant à peu près tout le parcours.

L’étage au-dessus était d’une conception identique, mais vide de sièges. Ils le traversèrent rapidement et gagnèrent l’étage suivant, auquel les constructeurs avaient manifestement consacré le plus d’attention.

Le bar paraissait presque prêt à fonctionner et, de fait, le distributeur de café marchait déjà. Au-dessus, dans un cadre tout doré, se trouvait une gravure ancienne si extraordinairement appropriée que Morgan en fut ébahi. Une énorme pleine lune occupait tout le coin en haut à gauche et un train composé d’une locomotive en forme d’obus et de quatre wagons fonçait vers elle. À travers les fenêtres des premières classes, on pouvait voir des personnages en haut-de-forme de l’époque victorienne qui admiraient la vue.

— Où avez-vous trouvé cela ? demanda Morgan profondément étonné.

— On dirait que la légende est encore tombée, s’excusa Kingsley, en cherchant derrière le bar. Ah, la voilà !

Il tendit à Morgan un morceau de carton sur lequel était imprimé en caractères désuets :


TRAINS PROJECTILES POUR LA LUNE

Gravure de l’édition 1881 de

DE LA TERRE À LA LUNE

Direct

En 97 heures et 20 minutes

ET AUTOUR DE LA LUNE

par Jules Verne{Il s’agit, en fait, de l’illustration bien connue de Pannemaker dans la première édition Hetzel (1865) du fameux roman de Jules Verne : De la Terre à la Lune. Le manuscrit original était intitulé De la Terre à la Lune et autour de la Lune. Mais la seconde partie ne parut qu’en 1869. (N.d.T.)}


— Je suis désolé d’avouer que je ne l’ai jamais lu, dit Morgan quand il eut absorbé cette information. Cela aurait pu m’épargner un tas de tracas. Mais j’aimerais savoir comment il se débrouillait sans rails…

— Il ne faut pas attribuer trop de mérites à Jules – ni lui faire trop de reproches. Cette image n’a jamais été destinée à être prise au sérieux – c’était une plaisanterie de l’artiste.

— Bon… Faites mes compliments aux décorateurs ; c’est une de leurs meilleures idées.

Tournant le dos aux rêves du passé, Morgan et Kingsley s’en allèrent vers les réalités de l’avenir. À travers la large baie d’observation, un système de projection par l’arrière donnait une vue étourdissante de la Terre et pas n’importe quelle vue, eut le plaisir de remarquer Morgan, mais la bonne. Taprobane elle-même était cachée, naturellement, étant directement au-dessous, mais on voyait tout le sous-continent de l’Hindoustan jusqu’aux neiges éblouissantes des Himalayas.

— Vous savez, dit soudain Morgan, ce sera de nouveau exactement comme pour le Pont. Les gens feront le voyage rien que pour la vue. La station intermédiaire pourrait bien devenir la plus grande attraction touristique de tous les temps. (Il jeta un regard vers le plafond bleu azur.) Y a-t-il quelque chose d’intéressant à voir au dernier étage ?

— Pas vraiment. Le sas supérieur est en cours de finition, mais nous n’avons pas encore décidé où mettre l’appareillage de maintien de la vie et le système électronique de guidage sur les voies.

— Pas de difficulté là-dedans ?

— Pas avec les nouveaux aimants. Propulsion en marche ou coupée, nous pouvons garantir un guidage parfait jusqu’à huit mille kilomètres à l’heure – cinquante pour cent au-dessus de la vitesse maximale prévue.

Morgan se permit un soupir mental de soulagement. C’était un domaine dans lequel il était tout à fait incapable de former un jugement et il devait s’en remettre entièrement à l’avis des autres. Depuis le début, il avait été évident que seule une forme ou une autre de propulsion magnétique pouvait fonctionner à de telles vitesses ; le moindre contact physique – à plus d’un kilomètre par seconde ! – aboutirait à une catastrophe. Et pourtant les quatre paires de sillons de guidage qui montaient le long des faces de la Tour n’avaient que des centimètres de garde par rapport aux aimants ; ceux-ci avaient dû être prévus de façon que d’énormes forces de rétablissement entrent instantanément en jeu pour corriger tout mouvement de la capsule l’écartant de l’axe de la voie.

Alors que Morgan descendait derrière Kingsley l’escalier en spirale qui s’étendait sur toute la hauteur de la maquette, il fut soudain frappé par une sombre idée. « Je me fais vieux, se dit-il, oh ! je pourrais être monté au sixième étage sans aucune difficulté ; mais je suis heureux que nous ayons décidé de ne pas le faire. Pourtant je n’ai que cinquante-neuf ans – et il faudra au moins cinq ans, même si tout va très bien, avant que la première capsule à passagers monte à la station intermédiaire. Puis encore trois ans d’essais, de mesures, de mise au point des systèmes. Disons dix ans pour plus de sûreté. »

Bien qu’il fît chaud, il ressentit un brusque frisson. Pour la première fois, il vint à l’esprit de Vannevar Morgan que la victoire, en laquelle il avait mis toute son âme, pourrait bien ne venir que trop tard pour lui. Et, tout à fait inconsciemment, il appuya sa main contre le mince disque de métal caché sous sa chemise.

33 CORA

— Pourquoi avez-vous attendu jusqu’ici ? avait demandé le Dr Sen comme s’il s’adressait à un enfant retardé.

— Pour la raison habituelle, répondit Morgan en passant son pouce indemne sous la fermeture de sa chemise. J’étais trop occupé – et chaque fois que je me sentais essoufflé, j’en rendais l’altitude responsable.

— L’altitude était en partie responsable, bien sûr. Vous feriez mieux de faire examiner tous vos gens sur la montagne. Comment avez-vous pu ne pas voir quelque chose d’aussi évident ?

Comment en vérité ? se demanda Morgan avec quelque embarras.

— Tous ces moines… certains ont plus de quatre-vingts ans ! Ils paraissent en si bonne santé qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit…

— Les moines ont vécu là-haut depuis des années – ils sont complètement adaptés. Mais vous, vous êtes monté et descendu plusieurs fois par jour…

— Deux fois, au plus…

— … passant du niveau de la mer à une pression atmosphérique diminuée de moitié, en quelques minutes. Bon, il n’y a pas grand mal de fait… si vous suivez mes instructions dorénavant. Les miennes et celles de CORA.

— CORA ?

— Alerte Coronaire, CORA.

— Oh… encore un de ces machins.

— Oui… un de ces machins. Ils sauvent environ dix millions de vies par an. Surtout des hauts fonctionnaires, de grands chefs d’entreprise, des savants éminents, des ingénieurs importants et autres crétins du même acabit. Je me demande souvent si cela en vaut la peine. La nature tente peut-être de nous dire quelque chose et nous n’écoutons pas.

— Souvenez-vous de votre serment hippocratique, Bill, rétorqua Morgan avec un large sourire. Et vous devez avouer que j’ai toujours fait tout ce que vous m’avez dit. Voyons, mon poids n’a pas varié d’un kilo depuis dix ans.

— Hum… Bon, vous n’êtes pas le pire de mes patients, dit le docteur légèrement radouci. (Il farfouilla sur son bureau et tendit une grosse plaque holographique.) Faites votre choix, voilà les modèles de série. N’importe quelle couleur du moment que c’est le rouge médical.

Morgan déclencha les images et les regarda avec répugnance.

— Où devrai-je porter ce machin ? demanda-t-il. Où voulez-vous l’implanter ?

— Ce n’est pas nécessaire, du moins pour le moment. Dans cinq ans, peut-être mais peut-être pas, même alors. Je vous suggère de commencer avec ce modèle. Il se porte au-dessous du sternum et ne nécessite donc pas de senseurs à distance. Au bout de quelque temps, vous ne sentirez même plus qu’il est là. Et il vous laissera tranquille, sauf en cas de besoin.

— Et alors ?

— Écoutez.

Le docteur appuya sur l’une des nombreuses touches de la console sur son bureau et une voix douce de mezzo-soprano remarqua sur le ton de la conversation : « Je pense que vous devriez vous asseoir et vous reposer une dizaine de minutes. » Après une brève pause, elle reprit : « Ce serait une bonne idée de vous coucher une demi-heure. » Une autre pause. « Dès que vous le pourrez, prenez rendez-vous avec le Dr Sen. » Puis encore :

« S’il vous plaît, prenez immédiatement une des pilules rouges. »

« J’ai appelé l’ambulance ; restez simplement couché et détendez-vous. Tout ira bien. »

Morgan se boucha presque les oreilles pour ne pas entendre le sifflement aigu.

« CECI EST UN APPEL CORA, QUE TOUTE PERSONNE QUI M’ENTEND VEUILLE BIEN VENIR IMMÉDIATEMENT. CECI EST UN APPEL CORA, QUE TOUTE PERSONNE…»

— Je pense que vous saisissez l’idée générale, dit le docteur en ramenant le silence dans son cabinet. Bien entendu, les programmes et les réactions sont établies individuellement selon chaque sujet. Et il existe un large choix de voix, y compris quelques-unes de très célèbres.

— Cela fera très bien mon affaire. Quand mon appareil sera-t-il prêt ?

— Je vous appellerai dans environ trois jours. Ah oui… il y a un avantage pour les appareils portés sur la poitrine que je dois vous indiquer.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’un de mes patients est un joueur enragé de tennis. Il me dit que, lorsqu’il ouvre sa chemise, la vue de cette petite boîte rouge a un effet absolument dévastateur sur le jeu de son adversaire…

34 Vertige

Il avait été un temps où la remise à jour régulière de son carnet d’adresses était une petite, et souvent grande, corvée de tout homme civilisé. Le code universel l’avait rendue inutile, puisque une fois le numéro d’identité attribué à toute personne pour la vie, elle pouvait être trouvée en quelques secondes. Et même si son numéro n’était pas connu, le programme type de recherche pouvait habituellement la retrouver assez vite, en lui fournissant sa date approximative de naissance, sa profession, et quelques autres détails (il y avait, bien entendu, quelques problèmes lorsque le nom était Smith ou Dupont ou Singh ou Mohammed…)

Le développement des systèmes mondiaux d’information avait également supprimé une autre tâche ennuyeuse. Il suffisait de porter un signe spécial à côté du nom des amis à qui l’on voulait souhaiter leur anniversaire ou d’autres fêtes, et l’ordinateur ménager faisait le reste. Le jour voulu (à moins que, comme c’était souvent le cas, il y ait eu une erreur stupide dans la programmation) le message approprié serait automatiquement transmis à son destinataire. Et même si celui-ci pouvait soupçonner avec perspicacité que les mots chaleureux qui apparaissaient sur son écran étaient entièrement dus à l’électronique – et que l’envoyeur nominal n’avait pas pensé à lui depuis des années – le geste faisait néanmoins plaisir.

Cependant, la même technologie qui avait éliminé une série de tâches fastidieuses en avait créé de nouvelles encore plus exigeantes. Parmi celles-ci, la plus importante était peut-être l’établissement du Profil des Domaines d’Intérêt Personnel.

La plupart des gens mettaient à jour leur PIP le jour du Nouvel An ou de leur anniversaire. La liste de Morgan comprenait cinquante articles ; il avait entendu parler de personnes qui en comptaient des centaines. Elles devaient passer toutes leurs heures de veille à se battre avec un déluge d’informations ; à moins qu’elles fussent comme ces mauvais plaisants qui se complaisaient à provoquer des Alertes à l’Information sur leurs consoles avec des articles invraisemblables aussi classiques que :

Œufs, de Dinosaures, éclosion des

Cercle, quadrature du

Atlantide, Ré-émersion de l’

Christ, Seconde Venue du

Monstre du Loch Ness, Capture du

ou enfin

Monde, Fin du

Généralement, bien entendu, l’égocentrisme et les exigences professionnelles garantissaient que le propre nom du souscripteur fût le premier article en tête de chaque liste. Morgan n’était pas une exception, mais les articles qui suivaient étaient assez inhabituels :

Tour, orbitale

Tour, dans l’espace

Tour (géo), synchrone

Transporteur, spatial

Transporteur, orbital

Transporteur (géo), synchrone

Ces désignations couvraient la plupart des variantes utilisées par les media et assuraient qu’il verrait au moins quatre-vingt-dix pour cent des informations publiées concernant le projet. La grande majorité de celles-ci étaient sans importance et il se demandait parfois si cela valait la peine de les rechercher – celles qui avaient une réelle importance lui parviendraient toujours très vite.

Morgan se frottait encore les yeux, et son lit s’était à peine escamoté dans le mur de son modeste appartement lorsqu’il remarqua que l’Alerte clignotait sur sa console. Il appuya simultanément sur les boutons CAFÉ et AFFICHAGE, et attendit la dernière nouvelle à sensation de la nuit.


LA TOUR ORBITALE ABATTUE


disait le gros titre.

— La suite ? questionna la console.

— Tu parles, répondit Morgan, à présent instantanément éveillé.

Dans les quelques secondes suivantes, en lisant le texte affiché, son état d’esprit changea de l’incrédulité à l’indignation puis à l’inquiétude. Il transmit tout l’ensemble d’informations à Warren Kingsley avec une note « Rappelez-moi S.V.P. dès que possible », et il s’installa pour son petit déjeuner, toujours en rage.

Moins de cinq minutes plus tard, Kingsley apparut sur l’écran.

— Eh bien, Van, dit-il avec une résignation comique, nous devrions nous considérer comme ayant eu de la chance. Il lui a fallu cinq ans pour en arriver à nous.

— C’est la chose la plus ridicule que j’aie jamais entendue ! Devons-nous la laisser passer ? Si nous répondons, cela ne fera que lui donner de la publicité. C’est exactement ce qu’il cherche.

Kingsley inclina la tête.

— Ce serait la meilleure chose à faire – pour le moment. Nous ne devons pas surréagir. Mais en même temps, il a peut-être une idée valable.

— Que voulez-vous dire ?

Kingsley était soudain devenu sérieux, et avait même l’air légèrement mal à l’aise.

— Il y a des problèmes psychologiques tout comme des problèmes de construction, dit-il. Réfléchissez-y ! Je vous verrai au bureau.

L’image s’effaça de l’écran, laissant Morgan dans une humeur quelque peu radoucie. Il était habitué à la critique et savait comment la manier ; en fait, il prenait le plus grand plaisir à échanger des arguments avec ses pairs, et était rarement ému lorsqu’il perdait la partie. Il n’était pas aussi facile de tenir tête à Donald Duck.

Bien sûr, ce n’était pas son vrai nom, mais le genre particulier de négativisme indigné du Dr Donald Bickerstaff lui rappelait souvent ce personnage mythologique du XXe siècle. Bickerstaff avait un doctorat (convenable mais pas tellement brillant) en mathématiques pures, une apparence impressionnante, une voix mielleuse et une foi inébranlable dans sa capacité d’émettre des jugements sur n’importe quel sujet scientifique. Il était, de fait, très bon dans son domaine ; Morgan se souvenait avec plaisir d’une conférence publique à l’ancienne mode du docteur, à laquelle il avait assisté à la Royal Institution. Durant près d’une semaine ensuite, il avait presque compris les bizarres propriétés des nombres transfinis…

Malheureusement, Bickerstaff ne connaissait pas ses limites. Bien qu’il eût une coterie d’admirateurs inconditionnels qui s’abonnaient à son service d’informations – en des temps antérieurs, on l’aurait traité de vulgarisateur scientifique – il avait un cercle encore plus large de critiques. Les plus bienveillants estimaient qu’il avait fait des études au delà de son intelligence. Les autres le qualifiaient d’imbécile autosatisfait. Il était dommage, pensait Morgan, que Bickerstaff ne pût être enfermé dans une pièce avec le Dr Goldberg/Parakarma ; ils pourraient s’annihiler l’un l’autre comme négation et position – le génie de l’un annulant la stupidité fondamentale de l’autre. Cette inébranlable stupidité contre laquelle, comme se lamentait Goethe, les dieux eux-mêmes luttent en vain. Aucun dieu n’étant plus couramment disponible, Morgan savait qu’il lui faudrait entreprendre cette tâche lui-même. Bien qu’il eût de bien meilleures choses à faire de son temps, cela pourrait lui procurer quelque détente amusante ; et il avait un précédent encourageant.

Il y avait peu d’images accrochées dans la chambre d’hôtel qui avait été l’une des quatre résidences « temporaires » de Morgan depuis presque une dizaine d’années. La plus évidente d’entre elles était une photographie si bien truquée que quelques visiteurs ne pouvaient pas croire que tous ses éléments étaient parfaitement authentiques. On y voyait surtout un élégant navire à vapeur admirablement reconstitué – ancêtre de tous les bateaux qui purent par la suite se qualifier de modernes. À côté, sur le quai auquel il était miraculeusement revenu cent vingt-cinq ans après son lancement, se trouvait le Dr Vannevar Morgan. Il contemplait la décoration de la proue, et, à quelques mètres de distance, Isambard Kingdom Brunel le regardait d’un air railleur, les mains enfoncées dans les poches, le cigare solidement serré dans la bouche, et vêtu d’un complet très chiffonné, éclaboussé de boue.

Tout dans cette photo était absolument vrai ; Morgan s’était bien trouvé près du Great Britain{Premier navire à vapeur et à hélice entièrement construit en fer, 1844. (N.d.T.)}, un beau jour de soleil, à Bristol, l’année après que le pont de Gibraltar eut été terminé. Mais Brunel était en 1857, il attendait encore le lancement de son autre et plus fameux léviathan, dont les infortunes devaient lui briser la santé et l’esprit.

Cette photographie avait été offerte à Morgan pour son cinquantième anniversaire et c’était l’une de ses plus chères possessions. Ses collègues l’avaient considérée comme une plaisanterie sympathique, l’admiration de Morgan pour le plus grand ingénieur du XIXe siècle étant bien connue. Parfois cependant, il se demandait si leur idée n’avait pas été plus appropriée qu’ils ne s’en étaient rendu compte. Le Great Eastern{Ce navire lancé en 1858 resta durant un demi-siècle le plus grand du monde. C’est sur le Great Eastern que Jules Verne alla en Amérique en 1867, voyage qu’il romança en 1871 sous le titre : Une ville flottante. (N.d.T.)} avait dévoré son créateur. La Tour pouvait en faire autant avec lui.

Brunel avait, naturellement, été entouré de beaucoup de Donald Duck. Le plus tenace fut un certain Dr Dionysius Lardner, qui avait prouvé indiscutablement qu’aucun navire à vapeur ne pourrait jamais traverser l’Atlantique. Un ingénieur pouvait réfuter des critiques fondées sur des erreurs dans les faits ou dans les calculs. Mais le point que Donald Duck avait soulevé était plus subtil et pas aussi facile à repousser. Morgan se souvint soudain que son héros s’était trouvé en face de quelque chose de très similaire, il y avait trois siècles.

Il chercha dans sa petite mais très précieuse collection de livres véritables, et sortit celui qu’il avait lu peut-être plus souvent que tout autre ; la biographie classique de Rolt, Isambard Kingdom Brunel. Feuilletant les pages tant de fois parcourues, il trouva rapidement le passage qui avait éveillé sa mémoire.

Brunel avait projeté un tunnel de chemin de fer, long de près de trois kilomètres – une idée « monstrueuse et extraordinaire, très dangereuse et irréalisable ». Il était inconcevable, disaient les critiques, que des êtres humains puissent supporter l’épreuve de foncer à toute allure à travers d’effrayantes ténèbres. « Il n’y a personne qui désirerait être privé de la lumière du jour avec le sentiment d’avoir au-dessus de lui un poids de terre suffisant pour l’écraser en cas d’accident… le bruit de deux trains qui se croiseraient ébranlerait les nerfs… pas un passager ne pourrait être décidé à le faire deux fois…»

Tout cela était tellement connu. La devise des Lardner et des Bickerstaff semblait être : « Rien ne pourra être fait pour la première fois. »

Et cependant… parfois ils avaient raison, quand ce ne serait qu’en raison du fonctionnement des lois du hasard. Donald Duck faisait apparaître cela si raisonnable. Il avait commencé par dire, en affichant une modestie aussi inhabituelle que mensongère, qu’il n’aurait pas la présomption de critiquer les aspects techniques du transporteur spatial. Il ne voulait parler que des problèmes psychologiques que celui-ci poserait. Ils pouvaient être résumés d’un mot : vertige. L’être humain normal, avait-il fait remarquer, avait une phobie très justifiée des hauteurs ; seuls, les acrobates et les funambules étaient exempts de cette réaction naturelle. La construction la plus élevée du monde avait moins de cinq mille mètres de haut – et il n’y avait pas beaucoup de gens à qui il plairait d’être hissés verticalement jusqu’au sommet des pylônes du pont de Gibraltar.

Pourtant ce n’était rien comparé à l’épouvantable perspective de la tour orbitale. « Qui ne s’est pas trouvé, déclamait Bickerstaff, au pied de quelque immense gratte-ciel, regardant sa paroi perpendiculaire jusqu’à ce qu’il semble sur le point de vaciller et de s’écrouler ? À présent, imaginez un tel gratte-ciel qui monterait, monterait à travers les nuages jusque dans l’obscurité de l’espace au delà de toutes les grandes stations spatiales – montant, montant toujours jusqu’à ce qu’il atteigne une bonne partie de la distance de la Terre à la Lune ! Un triomphe de la technique, sans doute – mais un cauchemar psychologique. Peut-être certaines personnes deviendront-elles folles à sa seule contemplation ? Et combien pourraient affronter l’épreuve vertigineuse du voyage – tout droit verticalement, suspendus dans le vide de l’espace durant vingt mille kilomètres jusqu’au premier arrêt de la station intermédiaire ?

» Ce n’est pas une réponse de dire que des personnes parfaitement ordinaires peuvent voler dans des vaisseaux spatiaux jusqu’à la même altitude et loin au delà. La situation est alors complètement différente – comme en fait pour un vol dans l’atmosphère ordinaire. L’homme normal n’éprouve pas de vertige même dans la nacelle ouverte d’un ballon, flottant dans l’air à quelques milliers de mètres au-dessus du sol. Mais placez-le au bord d’un précipice à la même altitude et étudiez alors ses réactions !

» La raison de cette différence est tout à fait simple. Dans un ballon ou un avion, il n’y a pas de liaison physique entre l’observateur et le sol. Il est, par conséquent, psychologiquement détaché de la Terre, dure et massive, loin au-dessous de lui. Il n’a plus peur de tomber ; il peut regarder en bas des paysages minuscules et lointains qu’il n’aurait jamais osé contempler de n’importe quel lieu élevé. Ce détachement physique salvateur est précisément ce qui manquera au transporteur spatial. L’infortuné passager, hissé à grande vitesse au long de la paroi à pic de la gigantesque tour, ne sera que trop conscient de son lien avec la Terre. Quelle garantie peut-il y avoir que quiconque n’étant pas drogué ou anesthésié, puisse survivre à une telle expérience ? Je mets le Dr Morgan au défi de me répondre. »

Le Dr Morgan réfléchissait encore à des réponses, dont peu étaient polies, lorsque l’écran se ralluma annonçant un nouvel appel. Quand Morgan appuya sur le bouton ACCEPTÉ, il ne fut pas du tout surpris de voir Maxine Duval.

— Eh bien, Van, dit-elle sans aucun préambule, qu’allez-vous faire ?

— Je suis terriblement tenté mais je ne pense pas que je doive discuter avec cet idiot. Incidemment, croyez-vous qu’une quelconque organisation aérospatiale l’aurait poussé à faire ça ?

— Mes collaborateurs cherchent déjà ; je vous ferai savoir s’ils trouvent quelque chose. Personnellement, j’ai la sensation que tout est de son propre cru ; je reconnais les marques de l’article garanti d’origine. Mais vous n’avez pas répondu à ma question.

— Je n’ai pas encore décidé, j’essaie pour le moment de digérer mon petit déjeuner. Que pensez-vous que je doive faire ?

— C’est simple. Organisez une démonstration. Quand pouvez-vous la faire ?

— Dans cinq ans, si tout va bien.

— C’est ridicule. Vous avez déjà mis votre premier câble en position…

— Pas câble – ruban.

— Ne chicanez pas. Quelle charge peut-il porter ?

— Oh… à l’extrémité terrestre, seulement cinq cents tonnes.

— Voilà. Offrez une balade à Donald Duck.

— Je ne garantirais pas sa sécurité.

— Garant iriez-vous la mienne ?

— Vous n’êtes pas sérieuse !

— Je suis toujours sérieuse, à cette heure de la matinée. Il est temps de toute façon que je fasse un autre article sur la Tour. La maquette de la capsule est très jolie, mais elle ne fait rien. Ceux qui me regardent à la télévision aiment l’action et moi aussi. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, vous m’avez montré des dessins des petites cabines que les ingénieurs utiliseront pour monter et descendre le long du câble – je veux dire du ruban. Comment les appeliez-vous ?

— Araignées.

— Quelle horreur !… C’est vrai. J’étais fascinée par cette idée. Voilà quelque chose qui n’a jamais été possible auparavant, par n’importe quelle technique. Pour la première fois, on pourrait rester tranquillement assis dans le ciel, même au-dessus de l’atmosphère et regarder la Terre en bas – une chose qu’aucun engin spatial ne pourra jamais faire. J’aimerais être la première à décrire cette sensation. Et rogner les ailes à Donald Duck en même temps.

Morgan attendit cinq secondes entières, regardant Maxine droit dans les yeux avant de décider qu’elle était absolument sérieuse.

— Je peux très bien comprendre, dit-il d’un ton un peu ennuyé, comment une pauvre fille qui se débat désespérément pour se faire un nom dans les media, sauterait sur une pareille occasion. Je ne voudrais pas briser une carrière prometteuse mais la réponse est catégoriquement non.

La doyenne des gens des media laissa échapper quelques expressions peu dignes d’une dame distinguée et même d’un homme bien élevé, qui ne sont généralement pas transmises sur les moyens publics de diffusion.

— Avant que je vous étrangle avec votre propre hyperfilament, Van, poursuivit-elle, pourquoi pas ?

— Eh bien, si quelque chose tournait mal, je ne me le pardonnerais jamais.

— Épargnez-moi ces larmes de crocodile. Bien entendu, ma disparition prématurée serait une très grande tragédie… pour votre projet. Cependant je ne songerais pas à partir avant que vous ayez fait tous les essais nécessaires et soyez certain de la sécurité à cent pour cent.

— Cela aurait trop l’air d’un coup de publicité.

— Comme disait ma grand-mère (ou était-ce mon arrière-grand-mère)… Et alors ?

— Écoutez, Maxine – on annonce que la Nouvelle-Zélande vient d’être engloutie sous la mer – ils ont besoin de vous au studio. Mais merci pour votre offre généreuse.

— Dr Vannevar Morgan, je sais exactement pourquoi vous me refusez. Vous voulez être le premier.

— Comme disait votre grand-mère… Et alors ?

— Touchée. Mais je vous avertis, Van, dès que vous aurez une de ces araignées qui fonctionnera, vous entendrez de nouveau parler de moi.

Morgan secoua la tête.

— Désolé, Maxine. Pas la moindre chance…

35 Quatre-vingts ans après le Vagabond des Étoiles

Extrait de Dieu et l’Étoile-île (Mandala Press, Moscou, 2149).


Voilà exactement quatre-vingts ans la sonde automatique interstellaire, maintenant connue sous le nom de Vagabond des Étoiles, entra dans le système solaire et eut son bref mais historique dialogue avec l’espèce humaine. Pour la première fois, nous savions ce que nous avions toujours soupçonné : que nous n’étions pas la seule forme de vie intelligente dans l’Univers et que, très loin parmi les étoiles, existaient des civilisations beaucoup plus anciennes et peut-être beaucoup plus éclairées.

Après cette rencontre, rien ne serait plus jamais la même chose. Et pourtant, paradoxalement, à beaucoup d’égards, très peu de choses ont changé. L’humanité continue de vaquer à ses occupations, à peu près comme elle l’a toujours fait. Prenons-nous souvent le temps de penser que les habitants de l’Étoile-île, là-bas sur leur planète, connaissent déjà notre existence depuis vingt-huit ans – et que, presque certainement, nous ne recevrons leurs premiers messages directs que dans vingt-quatre ans d’ici ? Et si, comme certains l’ont suggéré, ils se sont déjà mis en route pour venir ?

Les hommes ont une extraordinaire et, peut-être, heureuse capacité d’éliminer de leur conscience les possibilités futures les plus effrayantes. Le paysan romain, qui labourait les pentes du Vésuve, n’accordait pas la moindre pensée au volcan qui fumait au-dessus de sa tête. La moitié du XXe siècle vécut sous la menace de la bombe à hydrogène – la moitié du XXIe sous celle du virus Golgotha. Nous avons appris à vivre sous la menace – ou la promesse – de l’Étoile-île.

Le Vagabond des Étoiles nous a montré beaucoup de mondes et de races étranges mais ne nous a révélé à peu près aucune technologie avancée et n’a donc eu qu’un impact minimal sur les aspects orientés vers la technique de notre civilisation. Fut-ce accidentel ou le résultat d’une ligne de conduite délibérée ? Il y a de nombreuses questions qu’on aimerait poser au Vagabond des Étoiles, maintenant qu’il est trop tard – ou trop tôt.

En revanche, il discuta vraiment de nombreuses questions philosophiques et religieuses et, dans ces domaines, son influence fut profonde. Quoique la phrase n’apparaisse nulle part dans les transcriptions, le Vagabond des Étoiles passe généralement pour être à l’origine du fameux aphorisme : « La foi en Dieu est apparemment un produit psychologique de la reproduction des mammifères. »

Mais même si c’est vrai ? Cela n’a absolument rien à voir avec la question de l’existence réelle de Dieu comme je m’en vais à présent le démontrer…

Swami Krishnamurti (Dr Choam Goldberg)

36 Le ciel cruel

L’œil pouvait suivre le ruban beaucoup plus loin la nuit que le jour. Au coucher du soleil, lorsque les feux de signalisation étaient allumés, le ruban devenait une mince bande de lumière qui diminuait lentement en s’éloignant jusqu’à un point indéfini où elle se perdait dans l’arrière-plan d’étoiles.

C’était déjà la plus grande merveille du monde. Jusqu’à ce que Morgan se fâche et réserve strictement le site au personnel de construction essentiel, ç’avait été une invasion continuelle de visiteurs – de « pèlerins » comme quelqu’un les avait appelés ironiquement – venus rendre hommage au dernier miracle de la montagne sacrée.

Ils se comportaient tous exactement de la même manière. Ils avançaient la main et touchaient doucement la bande de cinq centimètres de large, en passant le bout de leurs doigts sur elle avec une sorte de respect quasi religieux. Puis ils écoutaient, l’oreille appliquée contre la matière lisse et froide du ruban, comme s’ils espéraient entendre la musique des sphères. Certains prétendaient avoir perçu une note profonde de basse à l’extrême seuil de l’audibilité, mais ils s’illusionnaient. Même les plus hautes harmoniques de la fréquence naturelle du ruban étaient loin au-dessous du champ de l’ouïe humaine. Et certains autres s’en allaient branlant la tête en disant « on ne me fera jamais voyager là-dessus ! ». Mais c’étaient ceux qui avaient déjà fait exactement la même remarque à propos de la fusée à propulsion thermonucléaire, la navette spatiale, l’aéroplane, l’automobile – et même la locomotive à vapeur…

À ces sceptiques, la réponse habituelle était : « Ne vous inquiétez pas – ceci n’est qu’une partie de l’échafaudage – l’un des quatre rubans qui guideront la Tour dans sa descente vers la Terre. Faire la montée de la construction finale sera exactement comme prendre un ascenseur dans n’importe quel bâtiment élevé. Sauf que le voyage sera plus long – et beaucoup plus confortable. »

Le voyage de Maxine, en revanche, serait très court et pas particulièrement confortable. Mais une fois que Morgan eut capitulé, il avait fait de son mieux pour assurer qu’il serait sans incidents.

L’« Araignée » – un véhicule léger, prototype d’essai qui ressemblait à une sellette de peintre de navire motorisée – avait déjà fait une douzaine d’ascensions jusqu’à vingt kilomètres, avec le double de la charge qu’elle porterait cette fois. Il y avait eu les petits ennuis habituels de début, mais rien de sérieux, les cinq derniers voyages en avaient été totalement exempts. Et qu’est-ce qui pouvait tourner mal ? S’il y avait une panne d’énergie électrique – presque impensable dans un système fonctionnant sur de simples accumulateurs –, la pesanteur ramènerait Maxine au sol en toute sécurité, les freins automatiques limitant la vitesse de descente. Le seul véritable risque était que le mécanisme de propulsion puisse se bloquer, retenant l’Araignée et sa passagère captives dans la haute atmosphère. Et Morgan avait une réponse même à cela.

— Seulement quinze kilomètres ? avait protesté Maxine, un simple planeur peut faire mieux que ça !

— Mais vous ne le pouvez pas, sans rien d’autre qu’un masque à oxygène. Bien entendu, si vous préférez attendre un an jusqu’à ce que nous ayons la capsule opérationnelle avec son système de maintien de la vie…

— Qu’avez-vous à redire à un scaphandre spatial ?

Morgan avait refusé de céder, pour de bonnes raisons personnelles. Bien qu’il espérât qu’on n’en aurait pas besoin, une petite grue à réaction était prête au pied de Sri Kanda. Ses conducteurs hautement qualifiés étaient utilisés pour diverses missions ; ils n’auraient pas de difficulté pour le sauvetage d’une Maxine laissée en panne, même à vingt kilomètres d’altitude.

Mais il n’existait pas de véhicule qui puisse la rejoindre au double de cette hauteur. Au-dessus de quarante kilomètres, c’était le no man’s land – trop bas pour des fusées, trop haut pour des ballons.

En théorie, bien sûr, une fusée pouvait demeurer stationnaire près du ruban, pour quelques minutes, avant d’avoir brûlé tout son combustible. Les problèmes de pilotage et de contact effectif avec l’Araignée étaient si épouvantables que Morgan ne s’était même pas donné la peine d’y réfléchir. Cela ne pouvait jamais arriver dans la vie réelle et il espérait qu’aucun producteur de vidéodrame ne déciderait qu’il y avait là un excellent sujet pour une aventure à faire peur. C’était le genre de publicité dont il préférait se passer.

Maxine Duval ressemblait tout à fait à un touriste typique pour l’Antarctique quand, dans sa combinaison thermique métallisée, elle se dirigea vers l’Araignée qui l’attendait, entourée d’un groupe de techniciens. Elle avait soigneusement choisi le moment ; le soleil n’était levé que depuis une heure, et ses rayons obliques montreraient le paysage taprobanien à son meilleur avantage. Son partenaire, encore plus jeune même et plus costaud que lors de la précédente et mémorable occasion, enregistrait la suite des événements pour sa vaste audience.

Elle avait, comme toujours, minutieusement tout répété. Il n’y eut aucune maladresse ni aucune hésitation lorsqu’elle sangla ses courroies, appuya sur le bouton CHARGE BATTERIE, aspira une profonde bouffée d’oxygène dans son masque, et vérifia les dispositifs de contrôle de tous ses canaux de vision et de son. Puis, comme un pilote de chasse dans un vieux film historique, elle fit signe, le pouce levé, que tout allait bien, et elle poussa doucement la commande de vitesse en avant.

Il y eut une petite salve d’applaudissements ironiques venant des ingénieurs assemblés, dont la plupart avaient déjà fait la balade jusqu’à des altitudes de quelques kilomètres. Quelqu’un cria : « Feu ! Nous voilà partis ! » et montant presque aussi vite qu’un ascenseur dans sa cage à oiseau en cuivre du temps de la reine Victoria, l’Araignée entama sa majestueuse montée.

Cela devait ressembler à une ascension en ballon, se dit Maxine. Sans heurt, sans effort, silencieuse. Non… pas complètement silencieuse, elle pouvait entendre le vrombissement léger des moteurs actionnant les multiples roues motrices qui agrippaient la surface plate du ruban. Il n’y avait rien du balancement ou des vibrations auxquels elle s’était à demi attendue ; en dépit de sa minceur, l’incroyable ruban sur lequel elle se hissait était aussi rigide qu’une barre d’acier et les gyros du véhicule le maintenaient ferme comme un roc. En fermant les yeux, elle pouvait facilement imaginer qu’elle faisait déjà l’ascension de la tour définitive. Mais, bien sûr, elle ne voulait pas fermer les yeux ; il y avait trop à voir et à absorber. Il y avait même pas mal à entendre ; c’était extraordinaire comme le son portait, les conversations d’en bas étaient encore tout à fait audibles.

Elle fit des signes de la main à Vannevar Morgan, puis elle chercha Warren Kingsley. À sa grande surprise, elle ne put le trouver ; quoiqu’il l’eût aidée à s’installer à bord de l’Araignée, il avait à présent disparu. Alors elle se souvint de son aveu – parfois il en faisait presque une sorte de gloriole plutôt forcée – que le meilleur ingénieur-constructeur du monde ne pouvait pas supporter les hauteurs… Chacun a quelque appréhension secrète – ou peut-être pas tellement secrète. Maxine n’aimait pas du tout les araignées et aurait préféré que le véhicule dans lequel elle se trouvait porte un autre nom, et pourtant elle pouvait en attraper une si c’était réellement nécessaire. La créature qu’elle ne pourrait jamais supporter de toucher – quoiqu’elle en eût souvent rencontré dans ses expéditions en plongée sous-marine – c’était la timide et inoffensive pieuvre.

Toute la montagne était à présent visible, encore que, de directement au-dessus, il fût impossible de se rendre compte de sa véritable hauteur. Les deux antiques escaliers qui y montaient en serpentant auraient aussi bien pu être des chemins plats bizarrement sinueux ; sur toute leur longueur, autant que Maxine put le voir, il n’y avait pas signe de vie. En fait, une partie avait été bloquée par un arbre tombé – comme si la nature, au bout de trois mille ans, avait prévenu qu’elle allait reprendre ce qui lui appartenait.

Laissant la caméra numéro Un pointée vers le bas, Maxine se mit à panoramiquer avec la Deux. Les champs et les forêts défilèrent sur l’écran de contrôle, puis les dômes blancs et lointains de Ranapura – ensuite les eaux sombres de la mer intérieure. Et bientôt apparut le Yakkagala.

Elle utilisa le zoom sur le Rocher et put tout juste distinguer les contours incertains des ruines qui en couvraient le sommet. Le Mur Miroir était encore dans l’ombre, ainsi que la Galerie des Princesses – non qu’il y eût le moindre espoir de les reconnaître à cette distance. Mais le dessin des Jardins de Plaisir avec leurs bassins et leurs allées, et l’immense fossé qui les entourait, étaient nettement visibles.

La file de minuscules plumets blancs l’intrigua un instant, jusqu’à ce qu’elle se rendît compte qu’elle regardait un autre symbole du défi de Kalidasa aux dieux – ses prétendues Fontaines du Paradis. Elle se demanda ce que le roi aurait pensé, s’il avait pu la voir s’élever si facilement vers le ciel de ses rêves envieux.

Presque un an avait passé depuis sa conversation avec l’ambassadeur Rajasinghe. Cédant à une soudaine impulsion, elle appela la Villa.

— Allô ! Johan, dit-elle. Comment trouvez-vous cette vue du Yakkagala ?

— Ainsi donc vous avez réussi à persuader Morgan. Quelle sensation cela vous donne-t-il ?

— Une immense exultation, c’est le seul mot qui convienne. C’est unique ; j’ai volé et voyagé dans tout ce que vous pouvez citer, mais ça, c’est tout à fait différent.

— « Parcourir en sécurité le ciel cruel…»

— Comment ?

— Un poète anglais du début du XXe siècle :


« Que m’importe que vous jetiez des ponts sur les mers ou parcouriez en sécurité le ciel cruel…»


— Eh bien, moi ça m’importe et je me sens en sécurité. À présent, je peux voir toute l’île – et même la côte de l’Hindoustan. À quelle altitude suis-je, Van ?

— Vous allez atteindre douze mille mètres, Maxine. Votre masque à oxygène est-il bien ajusté ?

— Affirmatif. J’espère qu’il n’étouffe pas ma voix.

— Ne vous inquiétez pas, vous êtes toujours aussi facilement reconnaissable. Encore trois mille mètres.

— Combien d’oxygène reste-t-il encore dans la bouteille ?

— Assez. Et si vous essayez de monter au-dessus de quinze mille, je couperai vos commandes et je vous ramènerai moi-même ici.

— Je n’essaierai pas. Et congratulations, en passant… Cet engin est une excellente plate-forme d’observation. Vous aurez probablement des clients qui feront la queue.

— Nous avons pensé à ça. Les gens des comsats et des metsats nous ont déjà fait des demandes. Nous pouvons leur offrir des relais et des senseurs à toutes les hauteurs qu’ils voudront, tout ça nous aidera à payer les frais généraux.

— Je peux vous voir ! s’exclama soudain Rajasinghe. Je viens de capter votre image au télescope. À présent, vous agitez votre bras… Ne vous sentez-vous pas solitaire là-haut ?

Durant un moment régna un silence peu caractéristique. Puis Maxine Duval répondit tranquillement :

— Moins solitaire que Gagarine doit s’être senti, une centaine de kilomètres plus haut. Van, vous avez apporté quelque chose de nouveau en ce monde. Le ciel peut encore être cruel – mais vous l’avez dompté. Il peut y avoir des gens qui ne pourront jamais affronter cette ascension : j’en suis très triste pour eux.

37 Le Diamant d’un milliard de tonnes

Dans les sept dernières années, il avait été beaucoup fait, pourtant il restait encore beaucoup à faire. Des montagnes avaient été déplacées – ou du moins des astéroïdes. La Terre possédait maintenant une seconde lune naturelle, tournant juste au-dessus de l’orbite synchrone. Elle avait moins d’un kilomètre de diamètre et devenait rapidement plus petite à mesure qu’elle était dépouillée de son carbone et de ses autres éléments légers. Ce qu’il en resterait – le noyau ferreux, les scories et les résidus industriels – formerait le contrepoids qui garderait la Tour sous tension. Ce serait le caillou dans la fronde de quarante mille kilomètres de long qui tournait à présent avec la planète une fois toutes les vingt heures.

À cinquante kilomètres à l’est de la station Ashoka, flottait l’énorme complexe industriel qui traitait les mégatonnes de matières brutes – sans poids mais non sans masse – et les convertissait en hyperfilament. Comme le produit final était, à plus de quatre-vingt-dix pour cent, du carbone, avec ses atomes arrangés selon un réseau cristallin précis, la Tour avait acquis le surnom populaire de « Diamant d’un milliard de tonnes ». L’Association des Joailliers d’Amsterdam avait fait aigrement remarquer que : a) l’hyperfilament n’était pas du tout du diamant ; b) s’il en était, alors la Tour pesait cinq fois quinze carats à la puissance dix.

Carats ou tonnes, d’aussi énormes quantités de matière avaient grevé jusqu’à l’extrême les ressources des colonies spatiales et les capacités des techniciens orbitaux. Beaucoup du génie de la construction de l’espèce humaine, péniblement acquis au cours de deux cents ans de navigation dans l’espace, avait été dépensé dans les mines, les usines de production et les systèmes de montage automatiques sous gravité nulle. Bientôt tous les composants de la Tour – quelques éléments standardisés, produits par millions – seraient rassemblés dans d’énormes piles de stocks flottantes, attendant les manutentionnaires robots.

Ensuite la Tour s’édifierait dans deux sens opposés – en descendant vers la Terre et simultanément en montant vers la masse d’ancrage orbitale, toute la construction étant réglée de telle façon qu’elle soit toujours en équilibre. Sa section transversale irait en diminuant progressivement depuis l’orbite, où elle supporterait l’effort maximal, jusqu’à la Terre, et de même vers le contrepoids d’ancrage.

Lorsque sa tâche serait terminée, tout le complexe de construction serait lancé sur une orbite de transfert vers la planète Mars. C’était une partie du contrat qui avait provoqué quelque jalousie parmi les politiciens et les financiers terriens à présent que, trop tard, ils prenaient conscience des potentialités de la Tour.

Les Martiens avaient imposé des conditions très dures. Encore qu’ils devraient attendre encore cinq ans avant que leur investissement leur rapporte quelque chose, ils auraient alors un monopole virtuel de construction durant peut-être dix ans. Morgan avait un vif soupçon que la Tour de Pavonis ne serait simplement que la première d’une série. Mars pouvait avoir été destiné à être le site d’un système de transporteurs spatiaux et il était improbable que ses énergiques habitants laisseraient passer une telle opportunité. S’ils faisaient de leur monde le centre du commerce interplanétaire dans les années à venir, tant mieux pour eux ; Morgan avait d’autres problèmes pour le tracasser, et certains étaient encore à résoudre.

La Tour, en dépit de sa taille écrasante, était en réalité le support de quelque chose de bien plus complexe. Le long de chacun de ses côtés devaient courir trente-six mille kilomètres de voies, capables de supporter des vitesses jamais encore tentées. Ces voies devaient être alimentées en énergie sur toute leur longueur par des câbles superconducteurs, reliés à d’énormes générateurs thermonucléaires, tout le système étant commandé par un réseau d’ordinateurs incroyablement complexe et à l’abri de toute défaillance.

Le terminus supérieur, où les passagers et le fret passeraient de la Tour aux vaisseaux spatiaux qui y seraient amarrés, constituait un énorme projet en lui-même. De même, la station intermédiaire. Et aussi le terminus terrestre qui était en cours de creusage au laser au cœur de la Montagne Sacrée. Et s’ajoutait à tout cela l’opération Nettoyage…

Depuis deux cents ans, des satellites de toutes formes et de toutes dimensions, allant de boulons détachés jusqu’à des villages entiers dans l’espace, s’étaient accumulés en orbite autour de la Terre. Il fallait maintenant tenir compte de tout ce qui se trouvait au-dessous de l’altitude extrême de la Tour, à n’importe quel moment, puisque cela créait un risque possible. Les trois quarts de ce matériel étaient de la ferraille abandonnée, dont une grande partie était depuis longtemps oubliée. À présent, il fallait tout retrouver et s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre.

Heureusement, les anciens orbitaux étaient superbement équipés pour cette tâche. Leurs radars – prévus pour détecter à extrême distance des missiles arrivant sans préavis – pouvaient aisément repérer avec la plus grande précision les détritus des débuts de l’ère spatiale. Ensuite leurs lasers vaporisaient les plus petits objets, et les plus gros étaient repoussés sur des orbites plus hautes et sans danger. Certains, qui présentaient un intérêt historique, étaient récupérés et ramenés sur la Terre. Au cours de cette opération, il y eut pas mal de surprises – par exemple, trois astronautes chinois qui avaient péri dans une mission restée secrète, et plusieurs satellites de reconnaissance construits avec un si ingénieux mélange de composants qu’il fut tout à fait impossible de découvrir quel pays les avait lancés. Non pas, bien sûr, que cela eût une grande importance, puisqu’ils étaient vieux d’au moins cent ans.

Les orbites de la multitude de satellites et de stations dans l’espace en activité – qui étaient forcés pour des raisons opérationnelles de rester à proximité de la Terre – durent être minutieusement vérifiées et, dans certains cas, modifiées. Mais rien, naturellement, ne pouvait être fait quant aux visiteurs imprévisibles qui pouvaient à toute minute arriver au hasard des plus extrêmes confins du système solaire. Comme toutes les constructions humaines, la Tour serait exposée aux météorites. Plusieurs fois par jour, un réseau de sismomètres détecterait des impacts de l’ordre du milligramme, et l’on pouvait s’attendre une ou deux fois par an à des dégâts mineurs à la structure. Tôt ou tard, au cours des siècles à venir, pourrait survenir une météorite géante qui mettrait momentanément hors d’usage une ou plusieurs des voies. Dans le pire des cas possibles, la Tour pourrait même être sectionnée à un endroit quelconque de sa longueur.

Il y avait à peu près autant de chances pour que cela arrive que pour la chute d’une grosse météorite sur Londres ou Tokyo, qui représentaient en gros la même surface comme cibles. Les habitants de ces villes ne perdaient guère de leur sommeil à se tourmenter de cette possibilité. Ni Vannevar Morgan. Quels que fussent les problèmes qui pourraient surgir, nul ne doutait plus que la tour orbitale fut une idée dont le temps était venu.

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