Alors que les diverses religions se querellent l’une l’autre quant à celle d’entre elles qui est en possession de la vérité, à notre point de vue, la vérité de la religion peut être complètement négligée… Si l’on tente d’assigner à la religion sa place dans l’évolution de l’homme, elle ne semble pas tellement être un acquis durable, plutôt une sorte de névrose par laquelle l’individu civilisé doit passer sur sa route de l’enfance à la maturité.
Naturellement, l’homme a fait Dieu à son image ; mais pouvait-il en être autrement ? Tout comme une compréhension réelle de la géologie était impossible jusqu’à ce que nous fussions capables d’étudier d’autres mondes en dehors de la Terre, de même, une théologie valide doit attendre le contact avec des intelligences extra-terrestres. Il ne peut pas exister de sujet tel que la religion comparée, tant que nous étudions seulement les religions de l’homme.
Nous devons attendre, non sans anxiété, les réponses aux questions suivantes : a) Quels sont, s’il en existe, les concepts religieux d’entités ayant zéro, un, deux ou plus de deux « parents » ? b) La foi religieuse ne se trouve-t-elle que parmi des organismes qui ont un contact étroit avec leurs progéniteurs directs durant leurs années formatives ?
Si nous découvrons que la religion se présente exclusivement parmi les analogues intelligents de grands singes, dauphins, éléphants, chiens, etc., mais pas parmi les ordinateurs extra-terrestres, les termites, poissons, tortues ou amibes sociaux, nous pourrions avoir à en tirer quelques pénibles conclusions… Peut-être que l’amour et la religion ne peuvent se produire que parmi les mammifères et pour à peu près les mêmes raisons. Cela est également suggéré par une étude de leurs pathologies ; quiconque doute de la connexité entre le fanatisme religieux et la perversion devrait examiner longuement et sévèrement le Malleus Maleficarum et Les Diables de Londres d’Huxley.
(Ibid.)
La remarque fameuse du Dr Charles Willis (Hawaii, 1970) selon laquelle la religion est « un sous-produit de la malnutrition » n’est pas beaucoup plus profitable en elle-même que la réfutation quelque peu inconvenante en une syllabe, de Gregory Bateson. Ce que le Dr Willis voulait apparemment dire, était que : 1. Les hallucinations provoquées par la privation, volontaire ou involontaire, de nourriture sont facilement interprétées comme des visions religieuses ; 2. La faim en cette vie encourage la croyance à une autre vie compensatrice, comme mécanisme psychologique – peut-être essentiel – de survie… C’est, en effet, l’une des ironies du sort que les recherches sur les drogues prétendant « élargir la conscience » révélèrent exactement le contraire, en menant à la détection des substances chimiques « apothétiques » qui se produisent naturellement dans le cerveau. La découverte que le plus dévot fidèle de n’importe quelle religion pouvait être converti à n’importe quelle autre par une dose appropriée de 2-4-7 ortho-para-theosamine fut peut-être le coup le plus accablant jamais reçu par la religion.
Jusqu’à, bien entendu, la venue du Vagabond des Étoiles…
On s’attendait à quelque chose de ce genre depuis une centaine d’années et il y avait eu de nombreuses fausses alarmes. Pourtant, lorsque cela arriva finalement, l’humanité fut prise au dépourvu.
Le signal radio, qui venait de la direction d’Alpha du Centaure, était si puissant qu’il fut d’abord détecté comme interférence sur les circuits commerciaux normaux. Ce fut extrêmement embarrassant pour tous les radio-astronomes qui, depuis tant de décennies, avaient été à la recherche de messages intelligents venant de l’espace – spécialement parce qu’ils avaient depuis longtemps écarté le système triple d’Alpha, Bêta et Proxima du Centaure de toute sérieuse considération.
Aussitôt tous les radio-télescopes qui pouvaient explorer l’hémisphère austral furent braqués sur le Centaure. En quelques heures, une découverte encore plus sensationnelle fut faite. Le signal ne venait pas du tout du système du Centaure… mais d’un point situé à un demi-degré d’écart. Et ce point se déplaçait.
C’était le premier indice de la vérité. Lorsqu’il fut confirmé, toutes les occupations normales de l’humanité s’arrêtèrent.
La puissance du signal n’était plus surprenante ; sa source était déjà bien à l’intérieur du système solaire et se dirigeait vers le Soleil à six cents kilomètres par seconde. Les visiteurs de l’espace, depuis si longtemps attendus, si longtemps craints, étaient enfin venus…
Cependant, durant trente jours, l’intrus ne fit rien, en pénétrant au delà des planètes extérieures, qu’émettre une série invariable d’impulsions qui annonçaient simplement : « Je suis là ! » Il n’effectua aucune tentative pour répondre aux signaux dirigés sur lui, ni aucune correction dans son orbite naturelle semblable à celle d’une comète. À moins qu’il eût réduit une vitesse beaucoup plus grande, son voyage depuis le Centaure devait avoir duré deux mille ans. Certains trouvaient cela rassurant, parce que cela laissait penser que le visiteur était une sonde spatiale automatique ; d’autres étaient désappointés, ayant l’impression que l’absence d’extra-terrestres réels, vivants, serait une énorme désillusion.
Tout le spectre des possibilités fut discuté jusqu’à la nausée, dans tous les media de communication, tous les parlements des hommes. Tous les scénarios jamais utilisés dans la science-fiction, depuis l’arrivée de dieux bienfaisants jusqu’à l’invasion de vampires suceurs de sang, furent exhumés et solennellement analysés. Les Lloyds encaissèrent de substantielles primes de gens qui s’assuraient contre toutes éventualités… y compris certaines dans lesquelles il n’y aurait que très peu de chances de toucher un sou.
Puis, lorsque l’objet extra-terrestre franchit l’orbite de Jupiter, les instruments humains commencèrent à en apprendre quelque chose. La première découverte provoqua une brève panique ; l’objet avait cinq cents kilomètres de diamètre – la taille d’une petite lune. Peut-être, après tout, était-ce un monde mobile, portant une armée d’invasion…
Cette crainte s’évanouit quand des observations plus précises montrèrent que le corps solide de l’intrus n’avait que quelques mètres de large. Le halo de cinq cents kilomètres qui l’entourait était quelque chose de très familier – un réflecteur parabolique presque immatériel qui tournait lentement, l’équivalent exact des radio-télescopes orbitaux des astronomes. Probablement était-ce l’antenne par laquelle le visiteur gardait le contact avec sa base lointaine. Et par laquelle, en ce moment, il transmettait sans doute ses découvertes, pendant qu’il observait le système solaire et écoutait toutes les émissions de radio, de télévision et d’information de l’humanité.
Alors vint encore une autre surprise. Cette antenne de la dimension d’un astéroïde, n’était pas pointée dans la direction d’Alpha du Centaure, mais vers une partie tout à fait différente du ciel. Il commençait à apparaître que le système du Centaure n’était que la dernière escale du véhicule, pas son origine.
Les astronomes en étaient encore à méditer là-dessus lorsqu’ils eurent un formidable coup de chance. Une sonde météorologique solaire en patrouille de routine au delà de Mars devint soudain muette, puis recouvra sa voix à la radio une minute plus tard. Lorsque les enregistrements furent examinés, on découvrit que ses instruments avaient été momentanément paralysés par une intense radiation. La sonde était passée en plein dans le faisceau d’ondes émises par le visiteur – et il était maintenant facile de calculer avec précision l’endroit sur lequel il était dirigé.
Il n’y avait rien dans cette direction sur cinquante-deux années-lumière, excepté une très faible – et probablement très vieille – étoile naine rouge, l’un de ces modestes petits soleils qui brilleraient encore paisiblement des milliards d’années après que les splendides géantes de la galaxie se seraient consumées. Aucun radio-télescope ne l’avait jamais examinée de près ; à présent, tous ceux dont on pouvait se passer pour observer le visiteur qui se rapprochait furent braqués sur son origine soupçonnée.
Et elle était là, émettant un signal finement syntonisé sur la bande d’un centimètre. Ses constructeurs étaient toujours en contact avec le véhicule qu’ils avaient lancé, voilà des milliers d’années, mais les messages que l’engin devait recevoir maintenant ne venaient que d’un demi-siècle dans le passé.
Puis, alors qu’il entrait dans l’orbite de Mars, le visiteur montra les premiers signes d’avoir pris conscience de l’existence de l’humanité, de la manière la plus dramatique et la plus indubitable qui pût être imaginée. Il se mit à transmettre des images de télévision normale à 3 075 lignes, entre lesquelles s’intercalait un texte vidéo, en anglais et en mandarin convenables quoique laborieux. Le premier dialogue cosmique avait commencé – et pas comme on l’avait toujours imaginé avec un décalage de dizaines d’années mais de minutes seulement.
Morgan avait quitté son hôtel de Ranapura à 4 heures du matin par une nuit sans lune. Il n’était pas très heureux du moment choisi, mais le Pr Sarath, qui avait fait tous les arrangements, lui avait promis que cela en vaudrait la peine. « Vous ne comprendrez rien à la Sri Kanda, avait-il dit, si vous n’avez pas vu le lever du soleil du sommet. Et Buddy – hum, le Maha Thero – ne veut recevoir de visiteurs à aucun autre moment. Il dit que c’est un magnifique moyen de décourager ceux qui ne sont que simplement curieux. » Morgan avait donc acquiescé avec autant de bonne grâce que possible.
Pour empirer les choses, le chauffeur taprobanien s’était obstiné à mener une conversation animée quoique plutôt unilatérale, apparemment destinée à établir un profil complet de la personnalité de son passager. Cela fait avec une bonhomie si ingénue qu’il était impossible de s’en offenser, mais Morgan aurait préféré le silence.
Il aurait également souhaité, parfois franchement, que son conducteur fasse davantage attention aux innombrables virages en épingle à cheveux dans lesquels ils passaient comme un éclair dans la quasi-obscurité. Peut-être valait-il mieux qu’il ne pût pas voir les escarpements et les abîmes qu’ils côtoyaient tandis que l’auto grimpait à travers les contreforts montagneux. Cette route était un chef-d’œuvre du génie militaire du XIXe siècle – l’œuvre de la dernière puissance coloniale, construite durant la campagne finale contre les fiers montagnards de l’intérieur. Mais elle n’avait jamais été transformée pour le guidage automatique, et il y eut des moments où Morgan se demanda s’il survivrait au voyage.
Et puis soudain, il oublia ses craintes et son regret d’avoir perdu une partie de son sommeil.
— La voilà ! dit le conducteur avec fierté, comme la voiture contournait le flanc d’une montagne.
La Sri Kanda elle-même était encore complètement invisible dans une obscurité qui ne donnait aucun signe de l’aube proche. Sa présence était révélée par un mince ruban de lumière zigzaguant sous les étoiles, suspendu comme par magie dans le ciel. Morgan savait qu’il ne voyait simplement que les lampes installées deux cents ans plus tôt pour guider les pèlerins dans leur ascension du plus long escalier du monde, mais qui, dans son défi à la logique et à la gravité, apparaissait presque comme une anticipation de son propre rêve. Des âges avant qu’il soit né, inspirés par des philosophes qu’il pouvait à peine imaginer, des hommes avaient commencé l’œuvre qu’il espérait terminer. Ils avaient, tout à fait littéralement, édifié les premières marches rudimentaires sur la route des étoiles.
Ne se sentant plus somnolent, Morgan regarda le ruban de lumière qui se rapprochait et se résolvait en un collier d’innombrables perles scintillantes. À présent, la montagne devenait visible, un triangle noir qui éclipsait la moitié du ciel. Il y avait quelque chose de sinistre dans sa présence silencieuse, pesante ; Morgan pouvait presque imaginer qu’elle était vraiment la demeure de dieux qui connaissaient sa mission et rassemblaient leurs forces contre lui.
Ces inquiétantes pensées étaient complètement oubliées quand ils arrivèrent au terminus du funiculaire et Morgan s’aperçut avec surprise qu’il n’était encore que 5 heures du matin – et qu’au moins une centaine de personnes piétinaient dans la petite salle d’attente. Il commanda un utile café chaud pour lui-même et son chauffeur loquace – qui, plutôt à son grand soulagement, ne manifesta aucun intérêt pour faire l’ascension.
— Je l’ai faite au moins vingt fois, déclara-t-il d’un ton lassé peut-être exagéré. Moi, je vais dormir dans la voiture en attendant que vous redescendiez.
Morgan acheta son ticket, fit un calcul rapide et estima qu’il serait de la troisième ou quatrième fournée de voyageurs. Il fut heureux d’avoir suivi le conseil de Sarath et glissé un manteau chauffant dans sa poche ; à seulement deux mille mètres d’altitude, il faisait déjà très froid. Au sommet, trois mille mètres encore plus haut, il devait geler.
Tandis qu’il avançait en traînant les pieds avec la file de visiteurs plutôt mornes et à demi endormis, Morgan remarqua avec amusement qu’il était le seul qui ne portait pas d’appareil photographique. Où étaient les véritables pèlerins ? se demanda-t-il. Puis il se souvint ; ils ne pouvaient pas être là. Il n’y avait pas de voie facile vers le ciel ou le Nirvana, ou quoi que ce fût que les croyants recherchaient. On n’en acquérait le mérite que par ses propres efforts, non avec l’aide de machines. C’était là une doctrine intéressante, et qui renfermait beaucoup de vérité ; mais il y avait des moments où seules des machines pouvaient faire l’affaire.
Enfin, il put prendre place dans la cabine et, avec un crissement considérable de câbles, ils furent en route. De nouveau, Morgan ressentit cette impression étrange d’anticipation. Le transporteur qu’il projetait hisserait des charges plus de dix mille fois plus grandes que ce système primitif, qui datait probablement tout droit du XXe siècle. Et pourtant, une fois tout dit et tout fait, ses principes de base étaient en grande partie les mêmes.
Hors de la cabine branlante, l’obscurité était totale, sauf quand une partie de l’escalier illuminé devenait visible. Il était complètement déserté, comme si les innombrables millions de pèlerins qui avaient péniblement gravi la montagne au cours des trois derniers milliers d’années n’avaient pas laissé de successeurs. Mais alors Morgan se rendit compte que ceux qui faisaient l’ascension à pied devaient être déjà beaucoup plus haut pour leur rendez-vous avec le lever du soleil ; ils devaient avoir quitté les pentes inférieures de la montagne depuis des heures.
Au niveau des quatre mille mètres, les passagers devaient changer de cabine, et marcher sur une petite distance jusqu’à une autre gare de départ, mais ce transfert n’entraînait que peu de délai. À présent, Morgan était bien content de son manteau chauffant, dans le tissu métallisé duquel il s’était étroitement enveloppé. Il y avait de la gelée blanche sous ses pieds et, déjà, il respirait à profondes inspirations l’air raréfié. Il ne fut pas du tout surpris de voir des rangées de bouteilles d’oxygène dans le petit terminus, avec des instructions pour leur usage, affichées bien en vue.
Et enfin, comme ils entamaient l’ascension finale, vinrent les premiers signes de l’approche du jour. Les étoiles à l’est brillaient encore dans toute leur gloire – Vénus plus resplendissante que toutes – mais quelques légers nuages, très haut dans le ciel, commençaient à luire faiblement dans l’aube qui allait venir. Morgan consulta sa montre avec inquiétude, et se demanda s’il arriverait à temps. Il fut soulagé de voir que le jour ne se lèverait pas avant une trentaine de minutes.
L’un des passagers montra soudain du doigt l’immense escalier, dont des parties se voyaient de temps en temps au-dessous d’eux, montant en zigzag les pentes à présent de plus en plus abruptes de la montagne. Il n’était plus déserté ; des douzaines d’hommes et de femmes, avançant avec une lenteur de rêve, gravissaient péniblement les interminables marches. À chaque minute, ils devenaient de plus en plus nombreux ; combien d’heures avaient-ils passées à monter ainsi ? se demanda Morgan. Certainement toute la nuit, et peut-être bien plus – car beaucoup de pèlerins étaient assez âgés, et pouvaient difficilement faire cette ascension en une seule journée. Il était surpris de constater qu’il restait encore tant de croyants.
Un moment plus tard, il vit le premier moine – une haute silhouette en robe de safran, à la démarche d’une régularité de métronome –, qui ne regardait ni à droite ni à gauche et négligeait complètement la cabine suspendue au-dessus de sa tête rasée. Il semblait également capable de braver les éléments, car son bras droit et son épaule étaient nus dans le vent glacial.
Le funiculaire ralentissait en approchant du terminus ; bientôt il y fit une brève halte, déchargea ses passagers et repartit pour sa longue descente. Morgan se joignit à un groupe de deux ou trois cents personnes entassées dans un petit amphithéâtre taillé dans la face ouest de la montagne. Ils avaient tous le regard braqué dans l’obscurité, droit devant eux, quoiqu’il n’y eût rien à voir que le ruban de lumière qui descendait en serpentant dans l’abîme. Quelques pèlerins retardataires faisaient un dernier effort dans la dernière partie de l’escalier ; leur foi essayant de surmonter leur fatigue.
Morgan consulta de nouveau sa montre ; encore dix minutes à attendre. Il ne s’était jamais auparavant trouvé parmi tant de gens silencieux : touristes porteurs d’appareils photographiques et pieux pèlerins étaient à présent unis dans le même espoir. Le temps était parfait ; bientôt, ils sauraient tous qu’ils n’avaient pas fait ce voyage en vain.
Alors un léger tintement de cloches vint du temple, encore invisible dans l’obscurité à une centaine de mètres au-dessus de leurs têtes ; et, au même instant, toutes les lumières au long de cet incroyable escalier furent éteintes. À présent, ils purent voir, alors qu’ils se tenaient le dos tourné au lever du soleil caché, la première faible lueur du jour sur les nuages, loin en dessous d’eux ; mais la masse immense de la montagne retardait encore la venue de l’aube.
De seconde en seconde, la lumière grandissait de chaque côté de la Sri Kanda, tandis que le soleil débordait les dernières forteresses de la nuit. Puis monta de la foule qui attendait patiemment un sourd murmure d’émotion quasi religieuse.
Pendant un temps, il n’y eut rien. Puis, soudain, ce fut là, s’étendant sur la moitié de la largeur de Taprobane – un triangle aux arêtes vives, parfaitement symétrique, du bleu le plus profond. La montagne n’avait pas oublié ses fidèles ; son ombre fameuse s’allongeait sur la mer des nuages, un symbole que chaque pèlerin pouvait interpréter selon son désir.
L’ombre semblait presque solide dans sa perfection rectiligne, comme une sorte de pyramide abattue plutôt qu’un simple fantôme d’ombre et de lumière. Alors que l’éclat du jour grandissait autour d’elle, et que les premiers rayons directs du soleil perçaient de chaque côté de la montagne, elle parut par contraste devenir encore plus sombre et plus dense ; pourtant à travers le mince voile de nuages responsable de sa brève existence, Morgan pouvait vaguement distinguer les lacs, les collines et les forêts du pays qui s’éveillait.
Le sommet du triangle brumeux devait se rapprocher de lui à une vitesse énorme, tandis que le soleil s’élevait verticalement derrière la montagne, cependant Morgan n’avait conscience d’aucun mouvement. Le temps semblait être suspendu ; ce fut l’un des rares moments de sa vie où il ne songea nullement aux minutes qui passaient. L’ombre de l’éternité s’étendait sur son âme comme celle de la montagne sur les nuages.
À présent, celle-ci disparaissait rapidement, elle s’effaçait du ciel comme une tache qui se dissout dans l’eau. Le paysage fantomal, incertain, en bas se consolidait en réalité ; à mi-chemin de l’horizon, il y eut une explosion de lumière quand les rayons du soleil frappèrent les fenêtres à l’est d’un grand édifice. Et encore au delà – à moins que ses yeux ne le trompent – Morgan pouvait apercevoir la faible bande sombre de la mer environnante.
Un autre jour s’était levé sur Taprobane.
Lentement, les visiteurs se dispersèrent. Certains retournèrent au terminus du funiculaire, alors que d’autres, plus énergiques, se dirigeaient vers l’escalier, dans l’illusion que la descente était plus facile que la montée. La plupart d’entre eux seraient trop heureux de reprendre le funiculaire à la station inférieure ; en fait, très peu feraient la descente jusqu’en bas.
Seul Morgan continua vers le haut, suivi de nombreux regards curieux, par l’escalier relativement court qui conduisait au monastère et au sommet même de la montagne. Lorsqu’il atteignit le mur extérieur recouvert de plâtre lisse – qui à présent commençait à briller doucement aux premiers rayons directs du soleil – il était essoufflé et il fut bien aise de s’appuyer un moment contre la massive porte de bois.
Quelqu’un devait avoir été de veille car avant qu’il pût trouver un bouton de sonnerie, ou signaler sa présence d’une façon ou d’une autre, la porte s’ouvrit silencieusement, et il fut accueilli par un moine en robe jaune, qui le salua les mains jointes.
— Ayu bowan, Dr Morgan. Le Mahanayake Thero sera heureux de vous recevoir.
(Extrait du Vagabond des Étoiles, première édition, 2071.)
Nous savons maintenant que la sonde interstellaire généralement désignée sous le nom de Vagabond des Étoiles est complètement autonome et fonctionne selon des instructions générales programmées en elle voilà soixante mille ans. Pendant qu’elle voyage entre les étoiles, elle utilise son antenne de cinq cents kilomètres pour renvoyer des informations à sa base à une allure relativement lente, et pour recevoir de temps en temps des corrections de programme venant de l’« Étoile-île », pour adopter le joli nom que lui donna le poète Llwellyn ap Cymru.
Lorsque le Vagabond passe à travers un système solaire, il peut tirer l’énergie de l’astre central et ainsi l’allure de sa transmission d’informations augmente énormément. Il « recharge ses batteries » également, pour employer une analogie certainement sommaire. Et puisque – comme nos propres premiers Pioneer et Voyager – il utilise les champs gravitationnels des corps célestes pour dévier sa course d’étoile en étoile, il fonctionnera indéfiniment, à moins qu’une défaillance mécanique ou un accident cosmique ne termine sa carrière. Le Centaure avait été sa onzième escale, et après qu’il eut contourné notre soleil comme une comète, sa nouvelle trajectoire fut dirigée exactement sur Tau de la Baleine, à douze années-lumière de distance. S’il y a quelqu’un là-bas, le Vagabond sera prêt à entamer sa prochaine conversation vers l’an 8100…
… Car le Vagabond allie les fonctions d’ambassadeur et d’explorateur. Lorsqu’à la fin de ses parcours millénaires, il découvre une civilisation technologique, il entre en rapports amicaux avec les indigènes et se met à échanger des informations avec eux, seule forme de commerce interstellaire qui pourrait bien être jamais possible. Et avant qu’il reparte pour son voyage sans fin, après son bref passage à travers leur système solaire, le Vagabond des Étoiles indique la position de son monde d’origine – déjà en attente d’un appel direct du plus nouveau membre de ce réseau téléphonique galactique.
Dans notre cas, nous pouvons tirer une certaine fierté du fait que, avant même qu’il ait transmis aucune carte stellaire, nous avions identifié son soleil natal et lui avions même transmis notre premier message. À présent, nous n’avions plus qu’à attendre cent quatre ans pour avoir une réponse. C’est une chance incroyable que nous ayons des voisins à si peu de distance.
Il était évident, dès ses tout premiers messages, que le Vagabond des Étoiles comprenait la signification de plusieurs milliers de mots fondamentaux anglais et chinois, qu’il avait déduits de l’analyse des émissions de télévision, de radio et – spécialement – de vidéo-textes. Mais ce qu’il avait capté durant son approche n’était qu’un mauvais échantillonnage ne représentant absolument pas l’ensemble de la culture humaine, il ne contenait que très peu de science avancée, encore moins de mathématiques avancées – et seulement un choix dû au hasard de littérature, de musique et des arts visuels.
Comme n’importe quel génie autodidacte, le Vagabond des Étoiles avait d’énormes lacunes dans son éducation. Partant du principe qu’il valait mieux donner trop que pas assez, dès que le contact fut établi, le Vagabond reçut le Dictionnaire d’Oxford de la langue anglaise et le Grand Dictionnaire de la langue chinoise (édition en romandarin) ainsi que l’Encyclopédie mondiale. Leur transmission en binaire ne demanda guère plus de cinquante minutes, et il est à noter qu’immédiatement après, le Vagabond resta silencieux pendant presque quatre heures – sa plus longue période de cessation d’émission. Lorsqu’il reprit contact, son vocabulaire s’était immensément élargi et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il pouvait passer le test de Turing avec facilité – c’est-à-dire qu’il n’y avait aucun moyen de dire d’après les messages reçus que le Vagabond était une machine et non pas un être humain d’une très haute intelligence.
On relevait cependant, de temps en temps, des trahisons involontaires – par exemple, l’usage incorrect de termes ambigus et l’absence de contenu émotionnel dans le dialogue. On ne pouvait que s’y attendre ; à la différence des ordinateurs terrestres les plus avancés, pouvant simuler lorsque nécessaire les émotions des humains qui les avaient construits, les sentiments et les désirs du Vagabond des Étoiles étaient vraisemblablement ceux d’une espèce totalement étrangère, et, par conséquent, largement incompréhensibles pour l’homme.
Et vice versa, naturellement. Le Vagabond pouvait comprendre complètement et exactement ce que signifiait « le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés ». Mais il pouvait difficilement avoir la moindre lueur de ce que Keats avait dans l’esprit quand il écrivait :
Fenêtres magiques ensorcelées qui s’ouvrent sur l’écume.
De mers périlleuses, en de féeriques contrées perdues…
ou moins encore :
Te comparerai-je à un jour d’été ?
Tu es plus belle et plus douce…
Néanmoins, dans l’espoir de corriger cette déficience, le Vagabond reçut également des milliers d’heures de musique, de théâtre et de scènes de la vie terrestre, humaine et autre. D’un commun accord, une certaine censure y fut exercée. Bien que la tendance de l’espèce humaine à la violence et à la guerre pût difficilement être niée (il était trop tard pour reprendre l’Encyclopédie), seuls quelques exemples prudemment choisis en furent transmis. Et jusqu’à ce que le Vagabond fût sûrement hors de portée, le contenu normal des réseaux de télévision fut tout à fait inhabituellement anodin.
Durant des siècles – peut-être en fait, jusqu’à ce que le Vagabond ait atteint son objectif suivant – des philosophes débattraient de sa compréhension réelle des affaires et des problèmes humains. Mais sur un point, il n’y eut pas de désaccord sérieux. La centaine de jours qu’avait duré son passage à travers le système solaire avait changé irrévocablement les idées des hommes sur l’univers, son origine et leur place dans cet univers.
Lorsque la porte massive, sculptée de motifs compliqués de lotus, se referma avec un léger déclic derrière lui, Morgan sentit qu’il avait pénétré dans un autre monde. Ce n’était pas du tout la première fois qu’il se trouvait en un lieu jadis sacré pour quelque grande religion ; il avait vu Notre-Dame, Sainte-Sophie, Stonehenge, le Parthénon, Karnak, Saint-Paul et au moins une douzaine d’autres grands temples, églises et mosquées. Mais il les avait tous vus comme des reliques figées du passé – de splendides exemples d’art ou d’architecture, mais sans rapport avec l’esprit moderne. Les croyances qui les avaient créés et maintenus étaient toutes passées dans l’oubli quoique certaines aient survécu encore loin dans le XXIIe siècle.
Mais là, semblait-il, le temps s’était arrêté. Les ouragans de l’histoire avaient soufflé par delà cette citadelle solitaire de la foi, la laissant inébranlée. Comme ils l’avaient fait depuis trois mille ans, les moines priaient et méditaient toujours, et regardaient l’aube se lever.
En traversant la cour sur les dalles usées, polies par les pieds d’innombrables pèlerins, Morgan éprouva une hésitation soudaine et tout à fait inhabituelle. Au nom du progrès, il voulait détruire quelque chose d’ancien et de noble ; et qu’il ne comprendrait jamais complètement.
La vue de la grande cloche de bronze, suspendue dans un campanile qui s’élevait de l’enceinte du monastère, arrêta Morgan sur son chemin. Instantanément, son esprit d’ingénieur avait estimé son poids à cinq tonnes au moins, et elle était très vieille. Comment diable ?…
Le moine remarqua sa curiosité et lui adressa un sourire de compréhension.
— Elle a deux mille ans, dit-il. C’était un cadeau de Kalidasa le Maudit que nous estimâmes opportun de ne pas refuser. Selon la légende, il fallut dix ans – et la vie d’une centaine d’hommes – pour la monter jusqu’au sommet de la montagne.
— Quand est-elle utilisée ? demanda Morgan après avoir digéré cette information.
— À cause de son odieuse origine, on ne la fait sonner qu’en temps de malheur. Je ne l’ai jamais entendue, ni aucun homme vivant. Elle a sonné le glas, sans intervention humaine, lors du grand tremblement de terre de 2017. Et la fois d’avant, ce fut en 1522, quand les envahisseurs ibériques incendièrent le temple de la Dent et s’emparèrent de la Relique sacrée.
— Donc après tout cet effort… elle n’a jamais été utilisée ?
— Peut-être une douzaine de fois dans les derniers deux mille ans. Le funeste destin de Kalidasa pèse toujours sur elle.
Cela pouvait être d’une bonne religion, ne put s’empêcher de penser Morgan, mais sûrement pas d’une saine économie. Et il se demanda irrévérencieusement combien de moines avaient succombé à la tentation de taper sur la cloche, oh, tout doucement, juste pour entendre eux-mêmes le timbre inconnu de sa voix défendue…
Ils passaient à présent devant un énorme rocher sur lequel un petit escalier conduisait à un pavillon tout doré. C’était là, s’aperçut Morgan, le vrai sommet de la montagne ; il savait ce que ce petit temple était censé contenir, mais de nouveau, le moine l’éclaira sur ce sujet.
— L’empreinte d’un pied, dit-il. Les Musulmans croyaient que c’était celui d’Adam ; il se serait arrêté ici après avoir été chassé du Paradis terrestre. Les Hindous l’attribuaient à Siva ou à Saman. Mais pour les bouddhistes, bien entendu, c’était l’empreinte de l’Inspiré.
— Je remarque que vous employez le passé, dit Morgan d’une voix prudemment neutre. Que croit-on à présent ?
Le visage du moine ne montra aucune émotion quand il répondit :
— Le Bouddha était un homme comme vous et moi. L’empreinte dans la pierre – et c’est une pierre très dure – a deux mètres de long.
Cela semblait régler la question, et Morgan n’en eut pas d’autres à poser, pendant que le moine le conduisait au long d’un petit cloître qui aboutissait à une porte ouverte. Le moine cogna mais n’attendit pas de réponse et fit signe au visiteur d’entrer.
Morgan s’était à demi attendu à trouver le Mahanayake Thero assis les jambes croisées sur une natte, probablement entouré d’encens et de moines chantonnant. Il y avait, en effet, juste une trace d’encens dans l’air froid, mais le supérieur titulaire du vihare de la Sri Kanda était assis derrière un bureau tout à fait ordinaire, équipé de terminaux standard de vision et de mémoire. Le seul élément inhabituel dans la pièce était une tête de Bouddha un peu plus grande que nature, posée sur un socle dans un coin. Morgan ne pouvait dire si elle était réelle ou simplement une projection.
En dépit de ce décor conventionnel, il y avait peu de chance pour que le supérieur du monastère pût être pris par erreur pour n’importe quel autre genre de dirigeant. En dehors de l’inévitable robe jaune, le Mahanayake Thero possédait deux autres caractéristiques qui, à cette époque, étaient vraiment très rares. Il était complètement chauve et il portait des lunettes.
Les deux, présuma Morgan, résultaient d’un choix délibéré. Comme la calvitie pouvait être si facilement guérie, ce crâne d’ivoire luisant devait être rasé ou épilé. Et il ne pouvait se souvenir quand il avait vu des lunettes pour la dernière fois, sauf dans des images ou des drames historiques.
La combinaison était fascinante et déconcertante. Morgan se trouva dans l’impossibilité virtuelle de deviner l’âge du Mahanayake Thero ; ce pouvait être n’importe lequel depuis quarante ans en pleine force de l’âge jusqu’à quatre-vingts ans bien conservés. Et ces verres, tout transparents qu’ils fussent, dissimulaient pourtant les pensées et les émotions qui étaient derrière.
— Ayu bowan, Dr Morgan, dit le prélat, montrant à son visiteur le seul siège vide. Je vous présente mon secrétaire, le Vénérable Parakarma, j’espère que cela ne vous ennuiera pas s’il prend des notes.
— Bien sûr que non, dit Morgan, en inclinant la tête vers le dernier occupant de la petite pièce.
Il remarqua que le jeune moine avait les cheveux flottants et une barbe impressionnante ; le crâne rasé était probablement facultatif.
— Ainsi donc, Dr Morgan, poursuivit le Mahanayake, vous voulez notre montagne.
— J’en ai bien peur, votre… heu… révérence. Une partie, en tout cas.
— Dans le monde entier… ces quelques hectares ?
— Ce choix ne vient pas de nous, mais de la nature. Le terminus terrestre doit être sur l’équateur, et à la plus grande altitude possible où la faible densité de l’air limite la force des vents.
— Il existe de plus hautes montagnes équatoriales en Afrique et en Amérique du Sud.
Nous y revoilà, gémit Morgan en lui-même. Une amère expérience lui avait montré qu’il était presque impossible de faire clairement comprendre le problème à des profanes aussi intelligents et aussi intéressés qu’ils fussent, et il s’attendait à encore moins de succès avec ces moines. Si seulement la Terre était un corps gentiment symétrique, sans creux ni bosses dans son champ gravitationnel…
— Croyez-moi, dit-il passionnément, nous avons étudié toutes les autres solutions. Le Cotopaxi et le mont Kenya… et même le Kilimandjaro, bien qu’il soit à trois degrés au sud, seraient très bien sauf un défaut capital. Lorsqu’un satellite est installé sur l’orbite stationnaire, il ne reste pas exactement au-dessus du même endroit. À cause d’irrégularités gravitationnelles dans lesquelles je ne veux pas entrer, il dérive lentement au long de l’équateur. Donc tous nos satellites synchrones et toutes nos stations spatiales doivent brûler du combustible pour se maintenir à leur place ; heureusement, la quantité requise est très minime. Mais on ne peut donner continuellement de petits à-coups à des millions de tonnes… spécialement lorsqu’elles se présentent sous la forme de minces tubes ayant des dizaines de milliers de kilomètres de longueur… pour les ramener en place. Par chance pour nous…
— … pas pour nous, lança le Mahanayake Thero, faisant presque perdre le fil de ses idées à Morgan.
— … il y a deux points stables sur l’orbite synchrone. Un satellite placé là y reste… il ne dérive pas. Exactement comme s’il était coincé au fond d’une vallée invisible. L’un de ces points est situé au-dessus du Pacifique, il n’est donc d’aucune utilité pour nous. L’autre est tout droit au-dessus de notre tête.
— Sûrement, quelques kilomètres d’écart dans un sens ou un autre ne feraient pas de différence. Il existe d’autres montagnes dans Taprobane.
— Aucune qui ait plus de la moitié de la hauteur de la Sri Kanda – ce qui nous rabaisse au niveau des forces critiques du vent. C’est vrai, il n’y a pas beaucoup d’ouragans exactement sur l’équateur. Mais il y en a assez pour mettre toute la structure en danger à son point le plus faible même.
— On peut contrôler les vents.
C’était la première contribution que le jeune secrétaire ait apportée à la discussion, et Morgan le regarda avec un intérêt accru.
— Jusqu’à un certain point, oui. Naturellement, j’en ai discuté avec le Contrôle Mousson. Ils disent qu’une certitude absolue est hors de question – spécialement en ce qui concerne les ouragans. Les meilleures chances qu’ils peuvent me donner sont de cinquante contre une. Ce n’est pas suffisant pour un projet d’un trillion de dollars.
Le Vénérable Parakarma semblait enclin à discuter.
— Il existe une branche presque oubliée des mathématiques, appelée la Théorie des Catastrophes, qui pourrait faire de la météorologie une science réellement précise. Je suis sûr que…
— Je devrais expliquer, intervint doucement le Mahanayake, que mon collègue fut naguère assez célèbre pour ses travaux astronomiques. J’imagine que vous avez entendu parler du Dr Choam Goldberg.
Morgan eut l’impression qu’une trappe s’était soudain ouverte sous lui. On aurait dû le prévenir ! Puis il se souvint que le Pr Sarath lui avait, en fait, bien dit, avec une lueur de malice dans l’œil, qu’il devrait « se méfier du secrétaire particulier de Buddy… c’est un personnage très intelligent ».
Morgan se demanda si ses joues rougissaient, tandis que le Vénérable Parakarma lui retournait son regard avec une expression franchement hostile. Ainsi il s’était efforcé d’expliquer les instabilités orbitales à ces moines innocents ; le Mahanayake Thero avait probablement reçu de bien meilleures informations sur la question qu’il n’en avait donné.
Et il se rappela que les milieux scientifiques mondiaux étaient nettement divisés au sujet du Dr Goldberg… ceux qui étaient certains qu’il était fou et ceux qui n’avaient pas encore pris parti. Car il avait été l’un des plus prometteurs jeunes savants dans le domaine de l’astrophysique lorsque, voilà cinq ans, il avait déclaré : « À présent que le Vagabond des Étoiles a effectivement détruit toutes les religions traditionnelles, nous pouvons enfin nous occuper sérieusement du concept de Dieu. »
Et là-dessus, il avait disparu au regard du public.
Parmi les milliers de questions posées au Vagabond des Étoiles durant sa traversée du système solaire, celles dont les réponses étaient les plus avidement attendues concernaient les êtres vivants et les civilisations d’autres étoiles. Contrairement à certaines attentes, le robot répondit volontiers, quoiqu’il avouât avoir reçu ses dernières informations sur le sujet voilà plus d’un siècle.
Considérant l’immense éventail de cultures créées sur la Terre par une seule espèce, il était évident qu’il y en aurait une encore plus grande variété parmi les étoiles, où tous les types concevables de biologie pouvaient se trouver. Plusieurs milliers d’heures de scènes fascinantes – souvent incompréhensibles, parfois horrifiantes – de la vie sur d’autres planètes ne laissèrent aucun doute que c’était bien le cas.
Néanmoins, les habitants de l’Étoile-île étaient parvenus à une classification sommaire des civilisations selon leur niveau de technologie – peut-être la seule base objective possible. L’humanité fut intéressée de découvrir qu’elle arrivait en cinquième position sur une échelle définie approximativement par : 1. les outils de pierre ; 2. les métaux, le feu ; 3. l’écriture, les métiers manuels, les bateaux ; 4. la vapeur utilisée comme force motrice, la science élémentaire ; 5. l’énergie atomique, le voyage dans l’espace.
Lorsque le Vagabond des Étoiles avait commencé sa mission, il y avait soixante mille ans, ses constructeurs étaient, comme la race humaine, encore dans la catégorie 5. Ils avaient à présent atteint la catégorie 6, caractérisée par la capacité de convertir totalement la matière en énergie, et de transmuer tous les éléments à une échelle industrielle.
« Et y a-t-il une catégorie 7 ? » avait-on immédiatement demandé au Vagabond. La réponse fut un bref « Affirmatif » et quand on le pressa de donner des détails, la sonde expliqua : « Il ne m’est pas permis de décrire la technologie d’une civilisation d’un plus haut niveau à une civilisation d’un niveau inférieur. » La question en resta là jusqu’au dernier message en dépit de toutes les questions tendancieuses imaginées par les experts les plus subtils.
Le Vagabond était alors devenu capable de rendre des points à n’importe quel logicien terrestre. C’était en partie dû au Département de Philosophie de l’université de Chicago, qui, dans un accès monumental d’hubris{En grec dans le texte : arrogance, présomption. (N.d.T.)}, avait transmis la totalité de la Summa Theologica, avec des résultats désastreux…
02 Juin 2069, 19 h 34 GMT, Message 1946, séquence 2.
Vagabond à Terre :
J’ai analysé les arguments de votre saint Thomas d’Aquin, comme demandé dans votre message 145, séquence 3 du 2 juin 2069, 18 h 42 GMT. La plus grande partie du contenu paraît être des mots dits au hasard et est donc dénuée d’information, cependant l’analyse qui suit énumère 192 sophismes exprimés dans la logique symbolique de votre référence Mathématiques 43 du 29 mai 2069, 02 h 51 GMT.
Sophisme 1… (suit une analyse de 75 pages).
Comme le montrent les heures indiquées, il fallut au Vagabond un peu moins d’une heure pour démolir saint Thomas d’Aquin. Et bien que les philosophes passèrent ensuite plusieurs dizaines d’années à discuter sur cette analyse, ils ne trouvèrent que deux erreurs et encore celles-ci pouvaient-elles être dues à des malentendus sur la terminologie.
Il aurait été très intéressant de savoir quelle fraction de ses circuits de traitement des données le Vagabond avait employée à cette tâche ; malheureusement personne ne pensa à le demander avant que la sonde fût passée en régime de croisière et ait rompu le contact. Entre-temps, d’autres messages encore plus déprimants avaient été reçus…
04 Juin 2069, 07 h 59 GMT. Message 9056, séquence 2.
Vagabond à Terre :
Je suis incapable de distinguer clairement entre vos cérémonies religieuses et votre comportement apparemment identique aux manifestations sportives et culturelles que vous m’avez transmises. Je vous réfère particulièrement aux Beatles, 1965 ; à la Finale de la Coupe du Monde de Football, 2046, et à la dernière apparition en public pour leurs adieux des Clones de Jean Sébastien, 2056.
05 Juin 2069, 20 h 38 GMT. Message 4675, séquence 2.
Vagabond à Terre :
Ma dernière information à ce sujet date de 175 ans, mais si je vous comprends correctement, la réponse est la suivante. Le comportement du type que vous appelez religieux s’est présenté chez 3 des 15 cultures connues de la catégorie 1, 6 des 28 cultures de la catégorie 2, 5 des 14 cultures de la catégorie 3, 2 des 10 cultures de la catégorie 4 et 3 des 174 cultures de la catégorie 5. Vous comprendrez qu’on en a beaucoup plus d’exemples dans la catégorie 5, simplement parce qu’elles peuvent être détectées à des distances astronomiques.
06 Juin 2069, 12 h 09 GMT. Message 5897, séquence 2.
Vagabond à Terre :
Vous êtes corrects en déduisant que les cultures de la catégorie 5 qui se sont livrées à des activités religieuses avaient toutes une reproduction bisexuelle et que les jeunes restaient dans les groupes familiaux durant une importante partie de leur vie. Comment êtes-vous parvenus à cette conclusion ?
08 Juin 2069, 15 h 37 GMT. Message 6943, séquence 2.
Vagabond à Terre :
L’hypothèse que vous dénommez Dieu, bien quelle ne soit pas réfutable par la logique seule, est inutile pour la raison suivante :
Si vous tenez pour établi que l’univers peut être, ouvrez les guillemets : expliqué, fermez les guillemets, comme étant la création d’une entité appelée Dieu, celui-ci doit être d’un plus haut degré d’organisation que ce qu’il a produit. Donc vous avez plus que doublé la dimension du problème originel et fait le premier pas vers une régression divergente indéfinie. William d’Ockham a montré aussi récemment que votre XIVe siècle que les entités ne doivent pas être multipliées sans nécessité{Il s’agit du fameux « rasoir d’Ockham », règle énoncée par ce philosophe scolastique anglais. (N.d.T.)}. Je ne peux donc pas comprendre pourquoi ce débat continue.
11 Juin 2069, 06 h 84 GMT, Message 8964, séquence 2.
Vagabond à Terre :
L’Étoile-île m’a informé, voilà 456 ans, que l’origine de l’univers a été découverte mais que je ne possède pas les circuits appropriés pour la comprendre. Vous devrez communiquer directement avec elle pour des informations complémentaires.
Je passe à présent en régime de croisière et dois rompre le contact. Adieu.
À l’opinion de beaucoup, cet ultime message, le plus fameux de tous, prouvait que le Vagabond avait un sens de l’humour. Car pourquoi d’autre aurait-il attendu jusqu’à la fin même pour faire exploser une telle bombe philosophique ? Ou la conversation entière faisait-elle partie d’un plan réfléchi, destiné à mettre la race humaine dans l’état d’esprit voulu – lorsque les premiers messages directs de l’Étoile-île arriveraient dans, probablement, cent quatre ans ?
Quelques-uns suggérèrent de poursuivre le Vagabond, puisqu’il emportait hors du système solaire non seulement d’incommensurables accumulations de connaissances mais les trésors d’une technologie en avance de bien des siècles sur tout ce que possédait l’homme. Bien qu’aucun vaisseau spatial n’existât qui pût rejoindre le Vagabond et revenir sur Terre après avoir égalé son énorme vitesse – on pouvait certainement en construire un.
Cependant des avis plus sensés prévalurent. Même une sonde automatique spatiale pouvait avoir des défenses très efficaces contre tout abordage, y compris, en dernier ressort, la capacité de s’auto-détruire. Mais l’argument le plus fort était que ses constructeurs n’étaient qu’à « seulement » cinquante-deux années-lumière de distance. Au cours des millénaires écoulés depuis qu’ils avaient lancé le Vagabond, leur capacité de navigation dans l’espace devait avoir fait d’énormes progrès. Si la race humaine faisait quoi que ce soit pour les provoquer, ils pourraient arriver, un tantinet contrariés, en quelques centaines d’années.
En attendant, parmi tous ses innombrables effets sur la culture humaine, le Vagabond avait porté à son comble un processus qui était déjà largement en cours. Il avait mis un terme aux milliards de mots de pieux charabia dont des hommes apparemment intelligents avaient troublé leur esprit durant des siècles.
En se remémorant rapidement sa conversation, Morgan décida qu’il ne s’était pas rendu si ridicule. En fait, le Mahanayake Thero avait peut-être perdu un avantage tactique en révélant l’identité du Vénérable Parakarma. Pourtant elle n’avait rien de particulièrement secret ; peut-être avait-il pensé que Morgan la connaissait déjà.
Là-dessus, se produisit une interruption qui tombait plutôt bien, quand deux jeunes moines entrèrent l’un derrière l’autre dans le bureau, le premier portant un plateau chargé de petites assiettes de riz, de fruits et de ce qui semblait être de minces crêpes, et le second avec l’inévitable théière. Il n’y avait rien qui ressemblât à de la viande ; après sa longue nuit, Morgan aurait bien aimé deux œufs, mais il supposa qu’ils étaient également interdits. Non… le mot était trop fort, Sarath lui avait dit que l’Ordre n’interdisait rien, ne croyant à aucun absolu. Mais il avait une échelle de tolérance finement graduée et prendre la vie – même une vie potentielle – figurait très bas dans la liste.
Alors qu’il commençait à goûter aux divers mets – dont la plupart lui étaient totalement inconnus – Morgan adressa un regard interrogateur au Mahanayake Thero qui secoua la tête.
— Nous ne mangeons pas avant midi. L’esprit fonctionne plus clairement le matin et ne doit donc pas être distrait par des choses matérielles.
Tout en grignotant de tout à fait délicieuses papayes, Morgan réfléchit à l’abîme philosophique représenté par cette simple déclaration. Pour lui, un estomac vide pouvait être vraiment très perturbant, inhibant complètement les fonctions mentales supérieures. Ayant toujours bénéficié d’une bonne santé, il n’avait jamais essayé de dissocier l’esprit et le corps, et ne voyait pas de raison pour qu’on dût le faire.
Tandis que Morgan mangeait son petit déjeuner exotique, le Mahanayake Thero s’excusa et, durant quelques minutes, ses doigts dansèrent à une vitesse étourdissante sur le clavier de sa console. Comme la sortie de l’imprimante était en pleine vue, la politesse obligea Morgan à regarder ailleurs. Inévitablement, ses yeux tombèrent sur la tête du Bouddha. Elle était probablement réelle car son socle projetait une légère ombre sur le mur qui était derrière. Pourtant même cela n’était pas concluant. Le socle pouvait très bien être solide et la tête, une projection soigneusement mise en place dessus ; ce trucage était fréquent.
Il y avait là une œuvre d’art qui, comme la Joconde, à la fois reflétait les sentiments de l’observateur et imposait sa puissance sur eux. Mais les yeux de Mona Lisa étaient ouverts, même si personne ne saurait jamais ce qu’ils regardaient. Les yeux du Bouddha étaient complètement ternes, des miroirs vides dans lesquels un homme pouvait perdre son âme ou découvrir un univers.
Sur les lèvres errait un sourire plus ambigu encore que celui de Mona Lisa. Cependant était-ce vraiment un sourire ou un simple jeu de lumière ? Déjà, il était parti, remplacé par une expression de tranquillité surhumaine. Morgan ne pouvait détacher son regard de ce visage hypnotique et seul le bruissement familier d’une feuille à la sortie de la console le ramena à la réalité – si c’était la réalité…
— J’ai pensé que vous aimeriez avoir un souvenir de votre visite, disait le Mahanayake Thero.
Comme Morgan acceptait la feuille qui lui était tendue, il fut surpris de voir qu’elle était en parchemin pour archives, non pas, comme habituellement, en vulgaire papier destiné à être jeté après quelques heures d’utilisation. Il ne pouvait pas en lire un seul mot, à part une discrète référence alpha-numérique dans le coin en bas à gauche ; elle était entièrement en ces caractères aux enjolivures compliquées qu’il pouvait maintenant reconnaître comme l’écriture taprobani.
— Merci, dit-il avec autant d’ironie qu’il put. Qu’est-ce que c’est ?
Il en avait une très bonne idée ; les actes officiels avaient une étroite ressemblance, quelle que fût leur langue… ou leur époque.
— Une copie de l’accord entre le roi Ravindra et le Maha Sangha daté Vesak de l’an 854 de votre calendrier. Il établit la propriété des terres du temple… à perpétuité. Les droits spécifiés dans ce document furent reconnus même par les envahisseurs.
— Par les Calédoniens et les Hollandais, je crois. Mais pas par les Ibères.
Si le Mahanayake Thero fut surpris par l’ampleur des informations qu’avait reçues Morgan, il ne le trahit pas, même par le plus léger haussement de sourcils.
— Ils n’étaient guère respectueux de la loi et de l’ordre, particulièrement lorsqu’il s’agissait d’autres religions. J’espère que leur philosophie de la force qui prime le droit ne vous attire pas.
Morgan eut un sourire quelque peu forcé.
— Certainement pas, répondit-il.
Mais où était la limite ? se demanda-t-il en silence. Lorsque les intérêts écrasants d’une grande organisation étaient en jeu, la moralité conventionnelle passait souvent à la seconde place. Les meilleurs cerveaux juridiques de la Terre, humains et électroniques, seraient bientôt concentrés sur cet endroit. S’ils ne pouvaient pas trouver les bonnes réponses, une situation très déplaisante pourrait en advenir – une situation qui pourrait faire de lui un scélérat, pas un héros.
— Puisque vous avez soulevé la question de l’accord de 854, permettez-moi de vous rappeler qu’il se rapporte seulement aux terres à l’intérieur des limites du temple – lesquelles sont nettement déterminées par les murs.
— Correct. Mais elles renferment le sommet entier.
— Vous n’avez aucune autorité sur les terres hors de ce périmètre.
— Nous avons les droits de tout propriétaire de terrain. Si les voisins y portent atteinte, nous devrons obtenir réparation légale. Ce n’est pas la première fois que le cas a été soulevé.
— Je sais. À propos du funiculaire.
Un faible sourire passa sur les lèvres du Mahanayake Thero.
— Vous avez bien travaillé votre sujet, le félicita-t-il. Oui, nous nous y sommes opposés avec vigueur, pour maintes raisons… quoique j’admette, maintenant qu’il est là, que nous en avons souvent été bien contents. (Il s’interrompit, méditatif, puis ajouta :) Il y a eu quelques problèmes mais nous avons réussi à coexister. Les simples curieux et touristes se contentent de rester sur la plate-forme d’observation ; quant aux vrais pèlerins, nous sommes, bien entendu, toujours heureux de les accueillir sur le sommet.
— Alors, peut-être pourrions-nous trouver un arrangement dans le cas présent. Quelques centaines de mètres d’altitude ne feraient aucune différence pour nous. Nous pourrions laisser le sommet intact, et tailler une autre plate-forme dans la montagne, comme pour le terminus du funiculaire.
Morgan se sentait nettement mal à l’aise sous le regard appuyé des deux moines qui l’examinaient de près. Il n’avait guère de doute que l’absurdité de sa suggestion ne leur échapperait pas, mais quand ce ne serait que pour la forme, il devait la faire.
— Vous avez un sens très particulier de l’humour, Dr Morgan, dit enfin le Mahanayake Thero. Que resterait-il de l’esprit de la montagne – de la solitude que nous avons recherchée depuis trois mille ans – si ce monstrueux système est érigé ici ? Attendez-vous de nous que nous trahissions la foi des millions de gens qui sont venus en ce lieu sacré, souvent au prix de leur santé… et même de leur vie ?
— Je comprends très bien vos sentiments, répondit Morgan. (Mais mentait-il ? Il se le demanda.) Nous ferions, naturellement, de notre mieux pour minimiser tout trouble de jouissance. Toutes les installations nécessaires seraient enterrées dans la montagne. Seul le transporteur serait à l’extérieur et il serait tout à fait invisible de n’importe quelle distance. L’aspect général de la montagne serait complètement inchangé. Même votre fameuse ombre, que je viens justement d’admirer, ne serait virtuellement pas touchée.
Le Mahanayake Thero se tourna vers son collègue comme pour en avoir confirmation. Le Vénérable Parakarma regarda Morgan droit dans les yeux :
— Et le bruit ?
« Bon sang, se dit Morgan, mon point le plus faible. » Les capsules chargées surgiraient de la montagne à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure – plus la vitesse qui leur serait imprimée par les installations terrestres serait grande, moins la tour suspendue subirait d’effort. Bien entendu, les passagers ne pouvaient pas supporter une accélération de plus d’un demi-g{Symbole de l’intensité de la pesanteur. (N.d.T.)} ou environ, mais les capsules jailliraient quand même à une fraction appréciable de la vitesse du son.
— Il y aura un peu de bruit aérodynamique, admit Morgan, mais rien de comparable à ce qui se produit autour d’un grand aéroport.
— Très rassurant, fit le Mahanayake Thero.
Morgan était certain qu’il était sarcastique, pourtant il ne pouvait déceler aucune trace d’ironie dans sa voix. Ou il affichait un calme olympien ou il mettait les réactions de son visiteur à l’épreuve. Le jeune moine, de son côté, ne tentait nullement de dissimuler sa colère.
— Depuis des années, s’écria-t-il avec indignation, nous avons protesté contre le trouble causé par la rentrée des engins spatiaux. À présent, vous voulez engendrer des ondes de choc dans… notre jardin !…
— Nos opérations ne seront pas transsoniques à cette altitude, répliqua fermement Morgan. Et la structure de la tour absorbera la plus grande partie de l’énergie sonore. En fait, ajouta-t-il pour pousser ce qu’il venait soudain de voir comme un avantage, en fin de compte, nous contribuerons à éliminer les bangs provenant de ces rentrées. La montagne deviendra, en réalité, un lieu plus tranquille.
— Je comprends, au lieu de commotions occasionnelles, nous aurons un grondement permanent.
« Je n’aboutis à rien avec ce type, se dit Morgan, et je m’attendais à ce que le Mahanayake Thero soit le plus gros obstacle. »
Quelquefois, il valait mieux changer complètement de sujet. Il décida de plonger un orteil prudent dans le marais mouvant de la théologie.
— N’y a-t-il pas quelque chose de juste, dit-il d’un ton grave, dans ce que nous tentons de faire ? Nos buts peuvent être différents mais les résultats nets ont beaucoup en commun. Ce que nous espérons construire n’est qu’une extension de votre escalier. Si je puis dire, nous le continuons jusqu’au ciel…
Un instant, le Vénérable Parakarma parut déconcerté devant une telle effronterie. Avant qu’il pût se reprendre, son supérieur répondit doucement :
— Idée intéressante… mais notre philosophie ne croit pas au Ciel. Tout salut qui puisse exister ne peut être trouvé qu’en ce monde et je m’étonne parfois de votre impatience à le quitter. Connaissez-vous l’histoire de la tour de Babel ?
— Vaguement.
— Je vous suggère de la chercher dans la vieille Bible chrétienne, Genèse II. C’était, elle aussi, un projet de construction pour escalader les cieux. Il échoua, à cause de difficultés de communication.
— Bien qu’il faille prévoir des problèmes, je ne pense pas que ce sera l’un d’eux.
Cependant en regardant le Vénérable Parakarma, Morgan n’en était pas si sûr. Il y avait là un défaut de communication qui semblait à certains égards plus grand qu’entre l’Homo sapiens et le Vagabond des Étoiles. Ils parlaient le même langage mais il y avait des abîmes d’incompréhension qui pourraient bien ne jamais être franchis.
— Puis-je demander, reprit le Mahanayake Thero avec une imperturbable politesse, quel a été votre succès auprès du Département des Parcs et Forêts.
— Ils ont été extrêmement coopératifs.
— Je n’en suis pas surpris, ils manquent chroniquement de crédits et toute nouvelle sorte de revenus serait la bienvenue. Le funiculaire a été une aubaine financière et, sans doute, espèrent-ils que votre projet en serait une encore plus grande.
— Ils auront raison. Et ils ont admis le fait que ce projet ne créera pas de risques pour l’environnement.
— Supposons qu’il s’écroule ?
Morgan fixa le vénérable moine droit dans les yeux.
— Il ne s’écroulera pas, dit-il avec toute l’autorité de l’homme dont l’arc-en-ciel renversé reliait à présent deux continents.
Mais il savait, et l’implacable Parakarma devait également le savoir, que toute certitude absolue était impossible en telle matière. Deux cent deux ans plus tôt, le 7 novembre 1940, cette leçon avait été démontrée d’une manière qu’aucun ingénieur ne pourrait jamais oublier.
Morgan n’avait que peu de cauchemars, mais c’était l’un d’eux. À ce moment même, les ordinateurs de la Terrienne de Construction s’efforçaient de l’exorciser.
Cependant toute la puissance des ordinateurs du monde ne pourrait fournir aucune protection contre des problèmes qu’il n’avait pas prévus – des cauchemars qui n’étaient pas encore nés.
En dépit du soleil éclatant et des coups d’œil magnifiques qui l’assaillaient de tous côtés, Morgan s’endormit dans un profond sommeil avant que l’automobile l’ait ramené dans la plaine. Même les innombrables virages en épingle à cheveux ne réussirent pas à le garder éveillé – mais il fut soudain ramené à la conscience par un coup de frein brutal qui le lança en avant dans sa ceinture de sécurité.
Durant un instant de complète confusion, il crut qu’il devait être encore en train de rêver. Le vent qui soufflait doucement par les vitres à demi ouvertes était si chaud et si humide qu’il aurait pu s’échapper d’un bain turc ; pourtant la voiture paraissait s’être arrêtée au milieu d’une tempête de neige.
Morgan battit des paupières, cligna des yeux et les ouvrit sur la réalité. C’était la première fois qu’il eût jamais vu de la neige dorée…
Un essaim dense de papillons traversait la route, se dirigeant droit vers l’est, une migration continue et décidée, quelques-uns avaient envahi la voiture, et voletèrent follement à l’intérieur jusqu’à ce que Morgan les en chasse à grands gestes ; beaucoup d’autres s’étaient écrasés sur le pare-brise. Avec ce qui était sans doute quelques jurons choisis en taprobani, le conducteur sortit et se mit à essuyer la glace ; avant qu’il eût terminé, l’essaim s’était réduit à quelques traînards isolés.
— Vous ont-ils raconté la légende ? demanda-t-il, en tournant le regard vers son passager.
— Non, dit sèchement Morgan.
Il n’était pas du tout intéressé, il voulait surtout reprendre son somme interrompu.
— Les Papillons dorés… ce sont les âmes des guerriers de Kalidasa… l’armée qu’il a perdue au Yakkagala.
Morgan émit un grognement sans enthousiasme, espérant que le conducteur comprendrait, mais celui-ci continua impitoyablement.
— Chaque année, vers cette époque, ils se dirigent vers la Montagne et ils meurent tous sur ses pentes inférieures. Parfois, on les rencontre à mi-chemin du trajet du funiculaire, mais c’est le plus haut qu’ils arrivent. Ce qui est une chance pour le Vihara.
— Le Vihara ? s’enquit Morgan somnolent.
— Le Temple. Si jamais ils l’atteignent, Kalidasa sera vainqueur et les bhikkus – les moines – devront s’en aller. C’est la prophétie – elle est gravée sur une dalle de pierre dans le musée de Ranapura. Je peux vous la montrer.
— Une autre fois, dit vivement Morgan, en se réinstallant confortablement sur le siège rembourré.
Mais il fallut pas mal de kilomètres avant qu’il pût s’assoupir de nouveau, car il y avait quelque chose de troublant dans ce que lui avait raconté le conducteur.
Il devait souvent s’en souvenir dans les mois à venir – en s’éveillant et dans les moments de tension ou de crise. Il se retrouvait en plein dans cette tempête de neige dorée, alors que les millions de papillons condamnés épuisaient leur énergie dans un vain assaut de la montagne et de tout ce qu’elle symbolisait.
Même à ce moment, au tout début de sa campagne, cette image était trop proche pour être réconfortante.
Presque toutes les simulations par ordinateur d’histoire hypothétique laissent penser que la bataille de Poitiers (en 732) fut l’un des désastres majeurs de l’humanité. Si Charles Martel avait été défait, l’Islam aurait peut-être résolu les divergences internes qui le déchiraient et poursuivi la conquête de l’Europe. Ainsi des siècles de barbarie chrétienne auraient été évités, la Révolution Industrielle se serait produite presque mille ans plus tôt et, à présent, nous aurions atteint les étoiles les plus proches au lieu, simplement, des planètes les plus éloignées…
… Mais le destin en voulut autrement, et les armées du Prophète refluèrent en Afrique. L’Islam se maintint, tel un fascinant fossile, jusque vers la fin du XXe siècle. Puis, brusquement, il se désintégra dans le pétrole…
(Allocution du président : Symposium du Bicentenaire Toynbee, Londres, 2089.)
— Saviez-vous, dit le Sheik Farouk Abdullah, que je me suis maintenant nommé grand amiral de la Flotte du Sahara ?
— Cela ne me surprendrait pas, monsieur le Président, répondit Morgan, le regard fixé sur l’étincelante étendue bleue du lac Saladin. Si ce n’est pas un secret naval, combien de bâtiments avez-vous ?
— Dix pour le moment. Le plus grand est un hydroglisseur dépendant du Croissant rouge. Il passe toutes les fins de semaine à secourir les navigateurs incompétents. Mon peuple n’est pas encore bien habile sur l’eau… Regardez cet idiot qui essaie de virer de bord ! Après tout, deux cents ans, ce n’est vraiment pas assez de temps pour passer des chameaux aux bateaux.
— Vous avez eu des Cadillac et des Rolls Royce entre-temps, cela aurait sûrement dû faciliter la transition.
— Nous les avons encore, la Silver Ghost de mon arrière-arrière-arrière-grand-père est tout comme si elle était neuve. Mais je dois être juste… ce sont les visiteurs qui se mettent en difficultés en tentant d’affronter nos vents locaux. Nous nous en tenons aux bateaux à moteur. Et l’année prochaine, j’aurai un sous-marin garanti capable d’atteindre les soixante-dix-huit mètres de la profondeur maximale du lac.
— Pour quoi donc faire ?
— À présent, on nous dit que l’Erg était plein de trésors archéologiques. Naturellement, personne ne s’en est inquiété avant qu’il soit submergé.
Cela ne servait à rien de presser le président de la RANA – la République Autonome Nord-Africaine – et Morgan se garda bien d’essayer. Quoi que puisse dire la Constitution, le Sheik Abdullah disposait à lui seul de plus de puissance et d’argent qu’à peu près aucun autre homme sur Terre, et, même encore plus important, il savait se servir des deux.
Il venait d’une famille qui n’avait pas peur de prendre des risques et avait très rarement eu à le regretter. Son premier pari – et le plus fameux –, qui lui avait attiré la haine du monde arabe tout entier durant presque un demi-siècle, avait été l’investissement de ses abondants pétrodollars dans la science et la technologie d’Israël. Cet acte clairvoyant avait mené directement à l’exploitation minière de la mer Rouge, la victoire sur les déserts et beaucoup plus tard, au pont de Gibraltar.
— Je n’ai pas à vous dire, Van, dit enfin le Sheik, combien votre nouveau projet me fascine. Et après tout ce à travers quoi nous sommes passés ensemble pendant la construction du Pont, je sais que vous seriez capable de le réaliser… si l’on vous en donnait les moyens.
— Merci.
— Mais j’ai quelques questions à poser. Je ne vois pas encore clairement pourquoi il faut une station intermédiaire – et pourquoi elle est à une altitude de vingt-cinq mille kilomètres.
— Il y a plusieurs raisons. Nous avons besoin d’une puissante centrale électrique vers cette altitude ; ce qui y entraînerait, de toute façon, une assez massive construction. Puis il nous est apparu que sept heures, c’était trop long pour rester enfermé dans une cabine plutôt étroite, et couper le voyage offrait de nombreux avantages. Nous n’aurions pas à nourrir les passagers durant le parcours – ils pourraient manger et se dégourdir les jambes à la Station. Nous pourrions également optimiser le dessin du véhicule ; seules les capsules de la partie inférieure auraient à être aérodynamiques. Celles du parcours supérieur pourraient être beaucoup plus simples et plus légères. La station intermédiaire ne servirait pas seulement de point de transbordement, mais également de centre d’opérations et de contrôle – et finalement, croyons-nous, deviendrait par elle-même un important lieu d’attraction et de séjour pour de nombreux visiteurs.
— Mais elle n’est pas placée au point intermédiaire ! Elle est presque – hum – aux deux tiers de la distance jusqu’à l’orbite stationnaire.
— Exact, le point médian serait à dix-huit mille kilomètres et non à vingt-cinq mille. Mais il y a un autre facteur : la sécurité. Si la partie supérieure était sectionnée, la station intermédiaire ne s’abattrait pas sur la Terre.
— Pourquoi ?
— Elle aurait assez de force vive pour garder une orbite stable. Bien entendu, elle tomberait vers la Terre, mais elle resterait hors de l’atmosphère. Elle serait donc parfaitement sûre – elle deviendrait simplement une station spatiale, se mouvant sur une orbite elliptique de dix heures. Deux fois par jour, elle se retrouverait à l’endroit où elle était et par la suite, elle pourrait être remise en place. En théorie, du moins…
— Et en pratique ?
— Oh ! je suis certain que cela pourrait être fait. Certainement, les gens et le matériel à bord de la station pourraient être sauvés. Mais nous n’aurions même pas cette possibilité si nous l’établissions à une altitude plus basse. Tout ce qui retombe d’au-dessous de la limite des vingt-cinq mille kilomètres percute l’atmosphère et est consumé en cinq heures ou moins.
— Avez-vous l’intention d’informer les passagers effectuant le parcours Terre-station intermédiaire de ce fait ?
— Nous espérons qu’ils seront trop occupés à admirer le coup d’œil pour s’en inquiéter.
— Vous en parlez comme s’il s’agissait d’un téléphérique panoramique.
— Pourquoi pas ? Sauf que le plus haut téléphérique panoramique ne monte qu’à trois mille mètres seulement ! Nous parlons de quelque chose de dix mille fois plus haut.
Il y eut un long silence tandis que le Sheik Abdullah réfléchissait.
— Nous avons raté une occasion, dit-il enfin. Nous aurions pu avoir des ascenseurs panoramiques montant à cinq kilomètres de hauteur dans les piles du Pont.
— Ils figuraient dans le dessin original mais nous les avons abandonnés pour la raison habituelle… l’économie.
— Peut-être avons-nous commis une erreur, ils auraient pu se rembourser d’eux-mêmes. Et je viens de m’apercevoir d’autre chose. Si cet… hyperfilament… avait été disponible à l’époque, je suppose que le Pont aurait pu être construit pour la moitié de ce qu’il a coûté.
— Je ne voudrais pas vous mentir, monsieur le Président. Pour moins du cinquième. Mais sa construction aurait été retardée de plus de vingt ans, donc vous n’y avez rien perdu.
— Il faudra que j’en discute avec mes comptables. Certains ne sont pas encore convaincus que c’était une bonne idée, même si le taux de croissance du trafic est en avance sur les prévisions. Mais je ne cesse de leur dire que l’argent n’est pas tout – la République avait besoin du Pont psychologiquement et culturellement, tout autant qu’économiquement. Saviez-vous que dix-huit pour cent des gens qui le traversent en voiture le font simplement parce qu’il est là, et pour nulle autre raison. Et ensuite, ils le retraversent immédiatement bien qu’ils aient à payer le péage dans les deux sens.
— Il me semble me rappeler, dit Morgan sèchement, vous avoir donné des arguments semblables, voilà bien longtemps. Vous n’étiez pas facile à convaincre.
— C’est vrai. Je me souviens que l’Opéra de Sydney était votre exemple favori. Vous aimiez faire ressortir combien de fois cet édifice s’était remboursé de lui-même – en espèces sonnantes et trébuchantes, sans même compter le prestige.
— Et vous oubliez les Pyramides.
Le Sheik se mit à rire.
— Comment les appeliez-vous déjà ? Le meilleur investissement dans toute l’histoire de l’humanité.
— Exactement. Elles paient encore des dividendes touristiques quatre mille ans plus tard.
— La comparaison est cependant difficilement honnête. Leur coût d’exploitation ne se compare pas avec celui du Pont… et encore bien moins avec celui de votre projet de tour orbitale.
— La Tour pourrait durer plus longtemps que les Pyramides. Elle est située dans un milieu beaucoup plus favorable.
— C’est là une considération très impressionnante. Vous croyez réellement qu’elle fonctionnera plusieurs milliers d’années ?
— Pas sous sa forme originelle, bien entendu. Mais dans son principe, oui. Quels que soient les progrès techniques qu’apporte l’avenir, je ne crois pas qu’il y aura jamais une manière plus efficace, plus économique d’atteindre l’espace. Pensez-y comme à un autre Pont. Mais cette fois, un Pont vers les étoiles ou au moins vers les planètes.
— Et une fois encore, vous aimeriez que nous contribuions à le financer. Nous continuerons encore vingt ans à payer pour le dernier Pont. Ce n’est pas comme si votre transporteur spatial était sur notre territoire, ou d’une importance directe pour nous.
— Néanmoins, je crois qu’il l’est, monsieur le Président. Votre république fait partie de l’économie terrienne, et le coût du transport spatial est actuellement l’un des facteurs qui en limitent la croissance. Si vous avez examiné les estimations pour les années 50 et 60…
— Je l’ai fait… je l’ai fait. Très intéressant. Cependant, quoique nous ne soyons pas exactement pauvres, nous ne pourrions pas réunir une fraction des fonds nécessaires. Voyons, cela absorberait le Produit Brut Mondial tout entier pendant une couple d’années !
— Et le rembourserait ensuite tous les quinze ans, à perpétuité.
— Si vos prévisions sont correctes.
— Elles l’étaient pour le Pont. Mais vous avez raison, bien entendu, et je n’espère pas que la RANA fasse davantage que d’ouvrir le bal. Une fois que vous aurez montré votre intérêt dans l’affaire, il sera beaucoup plus facile d’obtenir d’autres appuis.
— Tels que ?
— La Banque Mondiale. Les banques planétaires. Le Gouvernement fédéral.
— Et vos propres employeurs, la Compagnie Terrienne de Construction ? Que mijotez-vous, réellement, Van ?
Ça y est, se dit Morgan, presque avec un soupir de soulagement. À présent, il allait enfin pouvoir parler franchement avec quelqu’un à qui il pouvait faire confiance, quelqu’un qui était trop important pour être mêlé à de minables intrigues bureaucratiques – mais qui pouvait tenir entièrement compte de leurs motifs les plus subtils.
— J’ai fait la majeure partie de ce travail sur mon temps personnel – je suis en vacances en ce moment. Et incidemment, c’est exactement ainsi que le Pont a débuté ! Je ne sais pas si je vous ai jamais dit qu’à un certain moment, j’ai reçu l’ordre de ne plus m’en occuper… J’ai appris quelques leçons au cours des quinze dernières années.
— Ce rapport doit avoir pris pas mal de temps d’ordinateur. Qui a payé pour cela ?
— Oh ! j’ai pas mal de fonds à ma disposition. Et mes collaborateurs font toujours des études que personne d’autre ne peut comprendre. Pour vous dire la vérité, j’ai eu une bonne petite équipe au travail sur cette idée depuis plusieurs mois. Ils en sont si enthousiasmés qu’ils y passent également la plus grande partie de leur temps libre. Mais à présent, il faut nous engager à fond – ou abandonner le projet.
— Est-ce que votre honorable président-directeur général est au courant ?
Morgan eut un sourire sans beaucoup d’humour.
— Bien sûr que non, et je ne veux pas lui en parler avant d’en avoir réglé tous les détails.
— Je peux me rendre compte de quelques-unes des complications, dit le président avec perspicacité. L’une d’entre elles, j’imagine, est de garantir que le sénateur Collins ne l’invente pas le premier.
— Il ne peut pas – l’idée date de deux cents ans. Mais il peut, lui et pas mal d’autres, la freiner. Et je veux la voir réaliser durant ma vie.
— Et naturellement, vous comptez en être chargé… Bien, que voudriez-vous exactement que nous fassions ?
— Ce n’est qu’une simple suggestion, monsieur le Président – vous pouvez avoir une meilleure idée. Former un consortium – comprenant peut-être l’Autorité du Pont de Gibraltar, les Compagnies de Suez et de Panama, la Compagnie du Tunnel sous la Manche, la Compagnie du Barrage de Béring. Puis lorsque tout sera arrangé, contacter la CTC en leur demandant de faire une étude de possibilité de la réalisation. À ce stade, l’investissement sera négligeable.
— Ce qui signifie quoi ?
— Moins d’un million. Spécialement puisque j’ai déjà fait quatre-vingt-dix pour cent du travail.
— Et ensuite ?
— À partir de là, avec votre appui, monsieur le Président, je pourrai jouer sur le velours. Rester à la CTC, ou démissionner et passer au consortium – appelez-le : « Astro-technique ». Tout dépendra des circonstances. Je ferai ce qui semblera le meilleur pour le projet.
— Cela me paraît une approche raisonnable. Je pense que nous pourrons arranger quelque chose.
— Merci, monsieur le Président, répondit Morgan avec une profonde sincérité. Mais il y a un obstacle ennuyeux qu’il nous faut attaquer immédiatement – peut-être même avant de former le consortium. Nous devons aller devant la Cour Mondiale et établir l’étendue du droit de propriété sur le morceau de terrain qui a la plus grande valeur sur la Terre.
Même en cette époque de communications instantanées et de transport global rapide, il était utile d’avoir un endroit qu’on pût appeler son bureau. Tout ne pouvait pas être emmagasiné dans des mémoires électroniques, il existait encore des choses telles que de bons vieux livres, des certificats professionnels, des diplômes et des récompenses, des maquettes de construction, des échantillons de matériaux, des rendus artistiques des projets (pas aussi exacts que ceux d’un ordinateur mais très décoratifs) et, bien entendu, la moquette d’un mur à l’autre dont tout bureaucrate important avait besoin pour adoucir l’impact de la réalité extérieure.
Le bureau de Morgan qu’il voyait en moyenne une dizaine de jours par mois était situé au sixième niveau, attribué à la division TERRE, de l’immense siège de la Compagnie Terrienne de Construction à Nairobi. Le niveau en dessous était celui de la division MER et celui en dessus celui de l’ADMINISTRATION – c’est-à-dire, le président-directeur général Collins et son empire. L’architecte, dans un accès de symbolisme naïf, avait réservé le dernier niveau à la division ESPACE. Il y avait même un petit observatoire sur le toit, avec un télescope de trente centimètres qui était toujours déréglé, car il n’était utilisé qu’à l’occasion de réunions du personnel et, le plus fréquemment, pour des usages non astronomiques. Les chambres des étages supérieurs du Triplanetary Hôtel, à un kilomètre seulement de distance, étaient l’un des points de mire favoris, car l’on y voyait souvent de très étranges spectacles de la vie – ou, en tout cas, du comportement.
Comme Morgan était en contact permanent avec ses deux secrétaires – l’un humain, l’autre électronique – il ne s’attendait pas à des surprises lorsqu’il entra dans son bureau après un vol rapide, en revenant de la RANA. Comparée aux habitudes du temps passé, son organisation était extraordinairement réduite. Il avait moins de trois cents personnes, hommes et femmes, sous son autorité directe, mais les capacités de calcul et de traitement de l’information dont ils disposaient ne pouvaient être égalées par la population simplement humaine de la planète entière.
— Eh bien, comment cela a marché avec le Sheik ? demanda Warren Kingsley, son suppléant et ami depuis longtemps, dès qu’ils furent seuls.
— Très bien, je pense que nous tenons l’affaire. Cependant, je n’arrive toujours pas à croire que nous sommes arrêtés par un problème aussi stupide. Qu’en dit le département juridique ?
— Il nous faut absolument obtenir une décision de la Cour Mondiale. Si la Cour admet que c’est une question d’un intérêt mondial irrésistible, nos révérends amis devront déménager… quoique s’ils décident de s’obstiner, on se trouvera dans une situation désagréable. Peut-être devriez-vous leur envoyer un petit tremblement de terre pour les aider à en prendre leur parti.
Le fait que Morgan fît partie du conseil d’administration de la Générale de Tectonique était un vieux sujet de plaisanterie entre eux ; mais la GT – heureusement peut-être – n’avait jamais découvert un moyen de maîtriser et de diriger les tremblements de terre, ni ne comptait y parvenir. Le mieux qu’elle pût espérer était de les prévoir et d’en détourner inoffensivement l’énergie avant qu’ils puissent faire de gros dommages. Même comme cela, son taux de réussite ne dépassait pas beaucoup les soixante-quinze pour cent.
— Bonne idée, fit Morgan. J’y réfléchirai. Où en est notre autre problème ?
— Prêt à démarrer. Voulez-vous voir maintenant ?
— O.K. ! Faites-moi voir le pire.
Les fenêtres du bureau s’obscurcirent, et une grille de lignes luminescentes apparut au centre de la pièce.
— Regardez cela, Van, dit Kingsley. Voilà le régime qui cause des ennuis.
Des rangées de lettres et de chiffres se matérialisèrent dans l’air vide – vitesses, charges utiles, accélérations, temps de transit. Morgan les assimila d’un coup d’œil. Le globe terrestre avec ses parallèles et ses méridiens flottait dans l’air juste au-dessus de la moquette ; et le fil lumineux qui marquait la position de la tour orbitale s’en élevait jusqu’à un peu plus de la hauteur d’un homme.
— Cinq cents fois la vitesse normale ; échelle latérale exagérée cinquante fois. On y va.
Une force invisible s’était mise à tirer sur le trait lumineux, l’écartant de la verticale. Cette perturbation se déplaçait vers le haut en imitant, via les millions de calculs par seconde de l’ordinateur, l’ascension d’une capsule chargée à travers le champ magnétique terrestre.
— Quel est le décalage ? demanda Morgan, essayant de suivre des yeux les détails de la simulation.
— À présent, environ deux cents mètres. Il va atteindre les trois cents avant…
Le fil se cassa net. À l’allure ralentie qui représentait des vitesses réelles de milliers de kilomètres à l’heure, les deux morceaux de la tour sectionnée se mirent à s’éloigner l’un de l’autre en s’enroulant – l’un vers la Terre, l’autre, comme un ressort, vers l’espace… Mais Morgan n’était plus entièrement conscient de cette catastrophe imaginaire, qui n’existait que dans le cerveau de l’ordinateur ; il s’y superposait à présent la réalité qui l’avait hanté depuis des années.
Il avait vu ce film vieux de deux siècles, au moins cinquante fois, et il en avait examiné les parties, image par image, jusqu’à en connaître tous les détails par cœur. C’était, après tout, le plus onéreux métrage de film jamais tourné. Il avait coûté à l’État de Washington plusieurs millions de dollars par minute.
On y voyait le pont mince – trop mince – et élégant qui enjambait le canyon. Il n’y passait pas de circulation ; mais une voiture avait été abandonnée à mi-chemin par son conducteur. Et ce n’était pas étonnant, car le pont se comportait comme jamais aucun auparavant dans toute l’histoire des grands travaux.
Il semblait impossible que des milliers de tonnes de métal puissent exécuter un tel ballet aérien ; on aurait plus facilement cru que le pont était en caoutchouc plutôt qu’en acier. De vastes ondulations lentes, ayant des mètres d’amplitude, parcouraient toute la longueur du pont, de telle façon que la chaussée suspendue entre les pylônes se tordait en arrière et en avant comme un serpent furieux. Le vent qui soufflait dans le canyon émit un son beaucoup trop bas pour qu’une oreille humaine puisse le capter lorsqu’il atteignit la « fréquence naturelle » de la magnifique construction condamnée. Durant des heures, les vibrations de torsion s’étaient amplifiées et personne ne savait quand viendrait la fin. Déjà, ces spasmes prolongés d’agonie étaient une manifestation dont les infortunés constructeurs auraient bien pu se passer.
Soudain les câbles de suspension se rompirent, claquant vers le haut comme de meurtriers fouets d’acier. La chaussée plongea dans le fleuve en se tordant et en tournoyant ; des fragments de sa structure volant dans toutes les directions. Même quand il était projeté à vitesse normale, le cataclysme final semblait avoir été filmé au ralenti ; l’échelle du désastre était telle que l’esprit humain n’avait pas de base de comparaison. En réalité, il dura peut-être cinq secondes ; au bout de ce temps, le pont de la passe de Tacoma avait acquis une place inexpugnable dans l’histoire des grands travaux. Deux cents ans plus tard, une photographie de ses derniers moments était au mur du bureau de Morgan, avec la légende : « L’un de nos produits les moins réussis. »
Pour Morgan, ce n’était pas une plaisanterie, mais un rappel permanent que l’inattendu peut toujours frapper en traître. Quand le pont de Gibraltar avait été en cours d’étude, il avait relu soigneusement l’analyse classique de la catastrophe de Tacoma par von Karman, s’efforçant d’apprendre tout ce qu’il pouvait de l’une des erreurs les plus coûteuses du passé. Il n’y avait pas eu de problèmes sérieux de vibration même dans les pires tempêtes venues en rugissant de l’Atlantique quoique la chaussée se soit écartée d’une centaine de mètres de son axe – exactement comme on l’avait calculé.
Mais le transporteur spatial représentait un tel bond en avant dans l’inconnu que quelques surprises désagréables étaient virtuellement une certitude. Les forces du vent dans la partie atmosphérique étaient faciles à estimer mais il était également nécessaire de tenir compte des vibrations causées par l’arrêt et le départ des capsules – et même, sur une structure aussi énorme, des effets de marée dus au Soleil et à la Lune. Et pas seulement séparément mais agissant tous à la fois ; avec peut-être un séisme occasionnel pour compliquer le problème, dans l’analyse du prétendu « pire des cas ».
— Toutes les simulations dans ce régime de « tonnes transportées par heure » donnent le même résultat. Les vibrations s’amplifient jusqu’à ce qu’il y ait rupture vers les cinq cents kilomètres. Il nous faudra renforcer le système amortisseur… formidablement.
— C’est bien ce que je craignais, que nous faut-il ?
— Dix mégatonnes de plus.
Morgan pouvait tirer une morne satisfaction de ce chiffre. C’était tout près de ce qu’il avait estimé, en utilisant son intuition d’ingénieur et les mystérieuses ressources de son subconscient. Maintenant l’ordinateur l’avait confirmé ; ils devraient augmenter la masse d’« ancrage » sur orbite de dix millions de tonnes.
Même sous l’aspect de travaux de terrassement terrestres, il était difficile de considérer cette masse comme insignifiante ; c’était l’équivalent d’une sphère de pierre d’environ deux cents mètres de diamètre. Morgan eut une soudaine vision du Yakkagala tel qu’il l’avait vu récemment, se dressant dans le ciel de Taprobane. S’imaginer hisser cela à quarante mille kilomètres dans l’espace ! Heureusement, ce ne serait peut-être pas nécessaire ; il y avait au moins deux autres solutions.
Morgan laissait toujours ses subordonnés réfléchir par eux-mêmes ; c’était le seul moyen de donner des responsabilités ; cela le soulageait d’une grande partie du fardeau qui pesait sur lui – et en de nombreuses occasions, ses collaborateurs étaient arrivés à des solutions qu’il aurait pu ne pas voir.
— Que suggérez-vous, Warren ? demanda-t-il tranquillement.
— Nous pourrions utiliser l’un des lanceurs de fret lunaires et envoyer dix mégatonnes de roc lunaire dans l’espace. Ce serait une entreprise longue et coûteuse, et il faudrait encore toute une opération à partir d’une base spatiale pour attraper ce matériau et le diriger sur l’orbite finale. Il y aurait également un problème psychologique…
— Oui, je m’en rends compte ; nous ne voudrions pas un autre San Luiz Domingo…
San Luiz avait été ce village – heureusement tout petit – d’Amérique du Sud qui avait reçu un envoi égaré de métal lunaire traité, destiné à une station spatiale sur orbite basse. Le guidage terminal n’avait pas fonctionné, et il en avait résulté le premier cratère météorique créé par l’homme – avec deux cent cinquante morts. Depuis lors, la population de la planète Terre avait toujours été très ombrageuse à l’égard des exercices de tir dans l’espace.
— Une bien meilleure solution serait de capturer un astéroïde ; nous avons recherché ceux qui ont des orbites convenables et nous en avons trouvé trois prometteurs. Ce que nous voulons, en fait, c’est un astéroïde contenant du carbone – nous pourrons alors utiliser celui-ci comme matière première quand nous installerons l’usine de traitement, faisant ainsi d’une pierre deux coups.
— Une pierre plutôt grosse, mais c’est probablement la meilleure idée. Ne parlons plus du lanceur lunaire – un million d’envois de dix tonnes le bloquerait pendant dix ans, et certains d’entre eux s’égareraient forcément. Si vous ne trouvez pas d’astéroïde assez gros, nous pourrons toujours envoyer la masse complémentaire par le transporteur lui-même – quoique je déteste perdre toute cette énergie, si on pouvait l’éviter.
— Ce serait peut-être le moyen le plus économique. Compte tenu du rendement des dernières centrales thermonucléaires, cela ne coûterait que vingt dollars d’électricité pour hisser une tonne jusqu’à l’orbite.
— Êtes-vous certain de ce chiffre ?
— C’est un prix ferme donné par le Département Central de l’Énergie.
Morgan demeura silencieux quelques minutes. Puis il dit :
— Les ingénieurs de l’industrie aérospatiale vont me haïr.
Presque autant, ajouta-t-il en lui-même, que le Vénérable Parakarma.
Non… ce n’était pas juste. La haine était un sentiment qui n’était plus possible pour un véritable adepte de la Doctrine. Ce qu’il avait vu dans les yeux de l’ex-docteur Choam Goldberg n’était simplement qu’une opposition implacable ; mais cela pouvait être tout aussi dangereux.
L’une des spécialités les plus agaçantes de Paul Sarath était cette brusque apostrophe, allègre ou lugubre selon le cas, qui débutait invariablement par les mots : « Avez-vous entendu la nouvelle ? » Bien que Rajasinghe eût souvent été tenté d’y faire la réponse banale : « Oui… je ne suis pas du tout surpris », il n’avait jamais eu le cœur de priver Paul de son petit plaisir.
— De quoi s’agit-il, cette fois ? répondit-il sans beaucoup d’enthousiasme.
— Maxine est sur Global Deux, elle cause avec le sénateur Collins. Je crois que notre ami Morgan a des ennuis. Je vous rappellerai.
L’image de Paul tout excité s’effaça de l’écran pour être remplacée quelques secondes plus tard par celle de Maxine Duval, lorsque Rajasinghe passa sur le principal canal des informations. Elle était assise dans son studio habituel, et parlait au président-directeur général de la Compagnie Terrienne de Construction, qui semblait être dans une humeur à peine contenue d’indignation – probablement artificielle.
— … Sénateur Collins, à présent que la décision de la Cour Mondiale a été prononcée…
Rajasinghe passa toute l’émission sur ENREGISTREMENT, en grommelant :
— Je pensais que ce ne serait pas avant vendredi. (Mais comme il coupait le son et branchait sa liaison privée avec ARISTOTE, il s’exclama :) Mon Dieu, nous sommes vendredi !
Comme toujours, Ari fut en ligne immédiatement.
— Bonjour, Raja. Que puis-je faire pour vous ?
Cette belle voix sans passion, exempte de tout contact avec une gorge humaine, n’avait jamais changé depuis les quarante ans qu’il la connaissait. Des dizaines – peut-être des centaines – d’années après qu’il serait mort, elle parlerait à d’autres hommes exactement comme elle lui avait parlé. (À propos de cela, combien de conversations menait-elle en ce moment ?) Autrefois, cette idée avait déprimé Rajasinghe ; à présent, cela n’avait plus d’importance. Il n’enviait pas l’immortalité d’ARISTOTE.
— Bonjour, Ari. J’aimerais connaître la décision prononcée aujourd’hui par la Cour Mondiale dans l’affaire Astrotechnique contre Vihara de la Sri Kanda. Un résumé suffira – mais passez-moi le texte complet plus tard.
— Première décision. Concession du site du temple à perpétuité confirmée, en vertu de la loi taprobani et mondiale, codifiée sous le numéro 2085. Décision à l’unanimité.
» Deuxième décision. La construction de la tour orbitale projetée, avec son bruit, ses vibrations et son impact sur un site d’une grande importance historique et culturelle, constituerait une nuisance privée encourant opposition en vertu du droit légal de propriété. Au stade actuel, l’intérêt général n’est pas d’une portée suffisante pour affecter nos conclusions. Décision prise à quatre voix contre deux et une abstention.
— Merci, Ari. Annulez le texte complet, je n’en aurai pas besoin. Au revoir.
Bon, ça y était, exactement comme il s’y était attendu. Pourtant, il ne savait pas s’il devait en être soulagé ou désappointé.
Enraciné comme il l’était dans le passé, il était heureux que les vieilles traditions fussent chéries et protégées. Si une chose avait été apprise de l’histoire sanglante de l’humanité, c’était que seuls importaient les individus : aussi excentriques que leurs croyances puissent être, elles devaient être sauvegardées, tant qu’elles n’entraient pas en conflit avec d’autres intérêts plus vastes mais aussi légitimes. Qu’avait donc dit le vieux poète ? « L’État, c’est une chose qui n’existe pas. » Peut-être était-ce aller un peu trop loin, mais cela valait mieux que l’autre extrême.
En même temps, Rajasinghe éprouvait un léger sentiment de regret. Il s’était à demi convaincu (mais était-ce simplement accepter l’inévitable ?) que l’entreprise fantastique de Morgan pouvait être exactement ce qu’il fallait pour éviter que Taprobane (et peut-être le monde entier, bien que ce ne fût plus de sa responsabilité) sombre dans un déclin confortable et satisfait. À présent, la Cour Mondiale avait fermé cette voie-là, au moins pour pas mal d’années.
Il se demanda ce que Maxine pouvait avoir à dire sur ce sujet, et il appuya sur le bouton de play-back différé. Sur Global Deux, le canal des Informations commentées (parfois qualifié de Royaume des Bustes parlants), le sénateur Collins continuait toujours sur son élan.
— … Outrepassant incontestablement son autorité et utilisant les ressources de sa division sur des projets qui ne la concernaient pas.
— Mais vraiment, sénateur, n’êtes-vous pas un peu trop formaliste ? Tel que je le comprends, l’hyperfilament a été développé dans des buts de construction, de ponts spécialement. Et ne s’agit-il pas d’une sorte de pont ? J’ai entendu le Dr Morgan utiliser cette analogie, bien qu’il l’appelle aussi une tour.
— C’est vous, Maxine, qui êtes à présent formaliste. Je préfère le nom de “Transporteur Spatial”. Et vous êtes tout à fait dans l’erreur pour l’hyperfilament. C’est le résultat de deux cents ans de recherche aérospatiale. Le fait que la percée finale se soit produite dans la division TERRE de mon… heu… organisation n’a rien à voir avec la question, bien que, naturellement, je sois fier que mes collaborateurs scientifiques y aient contribué.
— Vous estimez que tout le projet aurait dû être passé à la division ESPACE ?
— Quel projet ? il ne s’agit que d’une simple étude… parmi des centaines d’autres qui sont toujours en cours à la CTC. Je n’entends jamais parler que d’une partie d’entre elles et je n’en désire pas plus… jusqu’à ce qu’elles aient atteint un stade où une importante décision doit être prise.
— Ce qui n’est pas le cas ici ?
— Absolument pas. Mes experts du transport interplanétaire disent qu’ils peuvent prendre en charge tous les accroissements de trafic envisagés… du moins dans l’avenir prévisible.
— C’est-à-dire quoi, exactement ?
— Une vingtaine d’années.
— Et que se passera-t-il alors ? La Tour prendrait ce temps pour être construite, selon le Dr Morgan. Supposons qu’elle ne soit pas prête à temps ?
— Alors nous aurons quelque chose d’autre. Mes collaborateurs examinent toutes les possibilités et il n’est pas du tout certain que le transporteur spatial soit la bonne solution.
— Pourtant, l’idée est fondamentalement juste.
— Elle le semble, quoique des études supplémentaires soient indispensables.
— Alors vous devriez assurément être reconnaissant au Dr Morgan de son travail initial ?
— J’ai le plus grand respect pour le Dr Morgan. Il est l’un des plus brillants ingénieurs dans mon organisation – sinon dans le monde.
— Je ne pense pas, sénateur, que cela réponde tout à fait à ma question.
— Très bien, je suis reconnaissant au Dr Morgan d’avoir porté cette affaire à notre attention. Mais je n’approuve pas la manière dont il l’a fait. Si je puis être brutal, il a tenté de me forcer la main.
— Comment ?
— En s’adressant en dehors de mon organisation – de son organisation – et montrant ainsi un manque de loyauté. Comme résultat de ses manœuvres, il y a eu une décision adverse de la Cour Mondiale, qui a inévitablement provoqué beaucoup de commentaires défavorables. Dans ces circonstances, je n’ai pas eu d’autre choix que de lui demander – avec le plus extrême regret – de m’offrir sa démission.
— Merci, sénateur Collins. Comme toujours, cela a été un plaisir de vous parler.
— Aimable menteuse, dit Rajasinghe, en coupant le play-back, pour prendre l’appel qui clignotait depuis une minute.
— Avez-vous tout entendu ? demanda le Pr Sarath. Ainsi c’est la fin du Dr Vannevar Morgan.
Rajasinghe considéra pensivement son vieil ami pendant quelques secondes.
— Vous avez toujours aimé sauter aux conclusions, Paul. Combien voudriez-vous parier ?