Épilogue La dernière vérité impossible à dire

Le mimétisme biologique atténue la différence entre monstre et miroir.

Ethan IVERSON,

Le Pêcheur et l’Araignée


Cassie avait pris le volant pour aller chez son oncle. C’était le mois de janvier, avec, en ce début de crépuscule, une tempête de neige qui avait transformé les rues de Buffalo en un dédale de pistes de ski et de parcours de slalom. La visibilité était si réduite qu’on ne voyait pas l’intersection suivante. « Évitez de sortir, dit le présentateur dans l’autoradio, restez plutôt bien au chaud chez vous, si possible. » Excellent conseil, se dit Cassie. Sauf qu’elle ne pouvait pas le suivre. Pas ce soir-là. Elle espéra que tante Riss ne s’en servirait pas comme excuse pour renoncer à venir.

Cela faisait presque dix ans que l’oncle Ethan habitait un deux-pièces dans un immeuble sans ascenseur d’Antioch Street, un quartier auquel Cassie continuait à penser comme celui de la Society. Elle avait vécu chez lui trois de ces dix années. Elle louait à présent une petite maison à Amherst, près du grossiste en pièces aéronautiques chez lequel elle travaillait au service des ressources humaines, mais à trop grande distance de la ville pour voir son oncle aussi souvent qu’elle l’aurait voulu, même par un temps plus clément.

Elle put au moins trouver à se garer pas trop loin de chez lui. Quand elle coupa l’autoradio, le présentateur parlait de la crise mondiale. Le sommet de Ceylan avait pris fin sans la moindre concession des pouvoirs chinois et atlantiques ; l’Inde avait maintenu son ultimatum et personne ne savait ce que pourraient faire les canonnières. Les bottes de Cassie laissèrent des traces dans la neige fraîche jusqu’à la porte de l’immeuble.

L’oncle Ethan lui ouvrit celle de son appartement. « Entre. Ta tante n’est pas encore là. »

Comme sa voix a l’air fatiguée, se dit Cassie. Et vieille.

Il leur avait fallu presque un mois pour rentrer du Chili en pleine panne globale des communications. Mois pendant lequel, partout dans le monde, l’absence de services d’urgence avait fait des milliers de morts, les incendies urbains qu’on n’avait pu signaler et maîtriser assez vite des milliers d’autres. Le pire avait été la terrifiante absence d’informations : la panique de ne pas savoir ni ce qui se passait, ni pourquoi.

Mais ces problèmes pratiques avaient été résolus relativement vite, du moins à ce qu’il semblait avec dix ans de recul. Une fois établi que la couche radiopropagatrice avait cessé d’amplifier et de renvoyer les signaux, on trouva des solutions : émission directe d’ondes longues ou courtes, tours de relais, réseau téléphonique à base de lignes fixes. Construire et installer ces nouvelles infrastructures, bien que coûteux, avait même permis de relancer l’emploi durant la crise économique.

Quand le monde découvrit la vérité sur l’hypercolonie, les conséquences furent bien pires. Les derniers survivants de la Correspondence Society avaient fourni à la Société des Nations le résultat de recherches restées longtemps clandestines, le site d’Atacama avait fini par être découvert et analysé. Toutes les vérités que ne pouvait révéler la famille de Cassie étaient désormais de notoriété publique. Avec pour conséquence une époque d’appréhension irraisonnée. Il ne restait plus un seul sim dans le monde, mais on ne pouvait toujours pas s’inscrire dans une école ou postuler à un emploi sans passer un test de dépistage de matière verte. Le ministère de la Défense finançait la construction d’observatoires astronomiques. Se montrer amical et pacifique était de plus en plus suspect, tout ce qu’avait refoulé l’hypercolonie paraissant plus authentiquement humain : le bellicisme, le cynisme, la suspicion, l’agressivité. Et cela se payait en sang versé… dans d’innombrables petits conflits régionaux, et une guerre de plus grande ampleur menaçait à présent. Certains affirmaient que les Chinois avaient construit des bombardiers capables d’aller attaquer l’Amérique. Et les bombes elles-mêmes étaient devenues plus mortelles au fur et à mesure de la course aux armements. Cassie se laissait parfois aller à se demander si ce n’était pas là le résultat que l’hypercolonie souhaitait depuis le début. Comme nous ne lui servons plus à rien, on nous laisse œuvrer à notre extinction.

Elle avait changé d’opinion à ce sujet en tombant amoureuse de Josh. C’était un homme doux, d’une douceur simplement et purement humaine. Ce qui justifiait beaucoup de choses. Mais il fallait qu’il sache la vérité sur elle. Il fallait qu’elle lui dise ce qu’elle avait fait.

L’oncle Ethan avait sorti des biscuits salés et de la sauce pour les tremper dedans, ce qui fit sourire Cassie. « Comme pour une soirée, dit-elle.

— Je sais que ce n’en est pas une. Mais je me suis dit… au moins, c’est une occasion. De revoir Riss. De lui dire que tu vas te marier.

— D’obtenir sa permission.

— Tu n’en as pas besoin pour te marier. »

Non… pas pour se marier. Pour parler, songea Cassie.

Elle s’approcha de la fenêtre. Antioch Street était vide, recouverte de neige, une page vierge de mots.

« Elle arrive ?

— Il n’y a pas l’air, pour l’instant.

— Eh bien… ne sois pas trop déçue si elle ne vient pas.

— Merci de m’avoir laissée l’inviter ici.

— Pour tout dire, je n’aurais jamais cru qu’elle accepterait. »

Il était 21 heures quand une automobile tourna dans la rue et se gara aussi près du trottoir que le permettait la neige accumulée. De la fenêtre, Cassie vit sa tante descendre de voiture, se redresser, s’enfoncer sa casquette sur les oreilles et gagner péniblement l’entrée de l’immeuble.

Elle alla l’accueillir à la porte de l’appartement. « Merci, dit-elle précipitamment. Merci de faire ça. »

Tante Riss la serra dans ses bras. Cassie plaqua sa joue à l’épaule de sa tante, au tissu rendu humide par les flocons en train de fondre.

« Ethan, salua sa tante d’un ton neutre.

— Bonsoir, Riss. Tu veux boire quelque chose ?

— Non. Je veux savoir ce que Cassie a à dire. Mais je ne peux pas rester longtemps.

— Bien entendu », dit-il avec une grimace.

Cassie et son oncle avaient fouillé Antofagasta pendant des semaines avant de rentrer aux États-Unis, où Cassie avait interrogé six mois durant et de plus en plus désespérément les survivants de la Society avant de recevoir une lettre de sa tante.

Je suis vraiment désolée. J’ai appris du père de Beth (j’estimais de mon devoir de lui dire ce qu’il avait besoin de savoir) que tu l’avais déjà contacté. Il m’a donné cette adresse. Je crains d’avoir de mauvaises nouvelles. La lettre relatait ensuite la mort de Thomas. De la chose qu’ils avaient appelée Thomas. Une horreur à retardement de plus dans ce qui avait été une époque d’horreurs, pour Cassie et sa famille, et à bien des égards celle-là était la plus horrible de toutes.

Plus tard, quand il devint possible de relire la lettre sans la tacher de larmes, Cassie remarqua que sa tante avait souvent utilisé le mot « désolée » (sept fois en deux pages manuscrites) et omis d’indiquer sa propre adresse.

Cela n’empêcha pas Cassie d’essayer de la contacter. Six autres mois plus tard, elle reçut un courrier lui demandant d’arrêter. Nous revoir ne serait bon ni pour toi ni pour moi, à mon avis. Cassie n’en tint aucun compte. Et l’été suivant, tante Riss avait fini par accepter un rendez-vous.

Elles avaient déjeuné ensemble dans une cafétéria de Delaware Park. Cassie s’était préparée à affronter la tristesse de sa tante, mais fut surprise par la froideur qui allait avec… Toute la gentillesse de Riss semblait en être sortie comme l’eau d’un seau percé. « Désolée, avait-elle (encore) dit à la fin du repas. Mais je ne peux pas. Vous fréquenter, je veux dire. Il y a certaines parties de ma vie que je ne peux pas retrouver. Que je ne veux pas retrouver. Je cherche seulement à les oublier. Et tu ne fais que me compliquer la tâche. »

Cassie n’avait pas renoncé pour autant. Tante Riss l’avait autorisée à lui écrire, « si tu en as vraiment besoin ». Et c’était ce qu’elle avait fait. Elle écrivait d’impersonnels petits mots consciencieux qu’elle expédiait à intervalles irréguliers. En espérant que sa tante se sentait obligée de les lire, à défaut d’y répondre.

Tout récemment, Cassie lui avait écrit au sujet de Josh. Elle l’avait rencontré en tant que membre des amis du musée d’art Albright-Knox. Une conversation impromptue sur les peintres français avait conduit à un premier rendez-vous : merci, Henri Matisse. Josh, célibataire, trente ans, travaillait comme ingénieur dans une entreprise d’outillage de Cheektowaga qui avait réussi à survivre à la crise des communications. Il n’avait aucun lien avec la Correspondence Society.

La semaine précédente, il avait demandé à Cassie de l’épouser. Et Cassie avait accepté. Mais elle ne voulait pas importer un mensonge dans leur mariage. Aussi lui fallait-il s’entretenir avec son oncle et sa tante.

Elle leur parla un peu de Josh, leur dit combien il comptait pour elle et combien il était important de ne pas lui mentir, même — surtout — sur ce qui s’était passé dans l’Atacama… Mais elle avait promis à son oncle de ne jamais divulguer ce secret. Voilà pourquoi elle avait besoin de sa permission… et de celle de sa tante, composante essentielle de cette histoire.

Bien entendu, Cassie ne s’exprimerait pas en public sur tout cela. L’existence de la Correspondence Society était désormais connue de tous, mais eux seuls savaient le rôle qu’ils y avaient joué. Cela resterait ainsi. Elle avait uniquement besoin de pouvoir en parler à Josh.

« Et il va réagir comment, à ton avis, quand tu lui diras que tu es responsable de l’état actuel du monde ? demanda tante Riss.

— Tu n’es pas juste, intervint l’oncle Ethan. Cassie n’est pas responsable de ce qui s’est passé dans l’Atacama ni des conséquences. S’il y a un responsable, c’est moi. Puisque c’est moi qui ai pressé la détente.

— Et chargé tout d’abord le pistolet. Je ne te le fais pas dire ! » Elle se tourna vers Cassie. « Qu’est-ce que tu comptes raconter à Josh, au juste ? Tu vas lui dire la vérité sur Thomas ? Sur Leo ? Et de quelle manière ils se sont servis de nous ? De toi ? »

Ce n’était pas aussi simple. Cassie avait beaucoup réfléchi à ce que Leo et Thomas avaient fait et à la raison pour laquelle ils l’avaient fait. Tous deux étaient des agents de l’hypercolonie. Tous deux avaient voulu détruire la zone de reproduction parasitée. Ils savaient qu’ils avaient besoin d’un complice humain. Leo avait d’abord choisi Beth… Elle était motivée et manifestement capable de violence. Mais il avait trouvé une meilleure arme en Cassie. Plus fiable. Plus ingénieuse. Et tout aussi facile à manipuler.

Thomas l’avait motivée d’une autre manière. En l’encourageant à faire confiance à Leo, à le suivre, à s’en remettre à lui, mais surtout en lui donnant quelque chose à protéger, un exemple de courage dont elle s’était sentie obligée de se montrer digne.

Raconterait-elle tout cela à Josh ? Bien sûr. C’était tout l’intérêt. Cela changerait-il quelque chose entre eux ? Elle espérait que non. « J’ai l’intention de tout lui raconter.

— Et je suis sûre que je n’ai aucun moyen de t’en dissuader. » Tante Riss hocha la tête. « Bon. Tu as ma bénédiction. J’espère que ça se passera bien. Et qu’il comprendra.

— Il comprendra.

— Tu en es certaine ? »

Cassie hésita. « Je lui fais confiance.

— Vraiment ? Je n’arrive plus à imaginer à quoi ça ressemble. Franchement, je ne me souviens pas. Mais j’imagine que je t’envie un peu. » Tante Riss se leva. Elle n’avait même pas ôté son manteau. « Que la vie te soit belle, Cassie. Sincèrement. Je te souhaite d’être heureuse. Mais je ne veux pas te revoir. Et je n’apprécie pas que tu m’aies fait venir ici alors qu’on aurait pu régler ça par courrier.

— J’avais besoin de vous parler à tous les deux…

— Mais non. Tu te disais qu’on pourrait peut-être se réconcilier. Sauf que ce n’est pas possible. Ce qu’il y avait entre nous, ton oncle l’a fait disparaître.

— Ce n’est pas vrai !

— Si.

— Je suis sûre que l’oncle Ethan ne savait pas… »

Pour Thomas, voulait-elle dire, mais son oncle se racla la gorge. « Arrête, Cassie. Elle a raison. » Il se découpait dans le cadre de la fenêtre qui donnait sur Antioch Street, les épaules fermes mais la tête baissée devant les flocons de neige et le givre sur les vitres. « Je savais exactement ce qui allait se passer. Ils me l’avaient expliqué dans les moindres détails.

— Qui ça, ils ?

— Les sims des installations de reproduction. Ils m’ont dit, pour Thomas. Ils m’ont dit qu’ils pourraient bientôt en prendre le contrôle, puisque l’hypercolonie d’origine était affaiblie. Ils ont promis qu’ils le laisseraient fonctionner exactement comme un enfant normal. Personne d’autre ne saurait la vérité. Mais si les installations étaient détruites, Thomas mourrait. Ils ont été très clairs là-dessus. » Il releva la tête pour regarder tante Riss dans les yeux. « Ils m’ont dit que tu en souffrirais jusqu’à la fin de tes jours. Que tu me mépriserais pour ça. Que ça détruirait la vie de Cassie. Que, quoi que je dise, elle se reprocherait la mort de Thomas. »

Tante Riss lui rendit son regard. « Et tu les as crus ?

— Finalement ? Oui.

— Mais tu n’as pas empêché la destruction des installations.

— J’ai eu tort ?

— Non, ne me pose pas cette question. Je ne peux pas t’absoudre, Ethan. Même si tu avais raison de le faire… c’était inhumain.

— Bien sûr que c’était inhumain. C’est là-dessus qu’ils se sont trompés. Ils comptaient tirer parti de mon humanité. La seule manière de leur résister était de faire ce qui paraissait inhumain. Il ne me restait pas d’autre arme.

— Quel raisonnement merveilleusement jésuitique ! » Elle ouvrit la porte et passa sur le palier.

Cassie la suivit. « S’il te plaît… Tante Riss, je n’ai jamais voulu te rendre malheureuse.

— Je suis contente que tu aies trouvé un moyen de tourner le dos au passé. J’ai besoin de le faire aussi… tu comprends ? Et j’y arriverais plus facilement si tu cessais de m’écrire.

— Ne me dis pas ça !

— C’est pourtant la vérité. Et mieux vaut connaître la vérité que se repaître d’illusions. Tu ne trouves pas ? »

Le bruit de ses pas décrut dans l’escalier.

« Sur ce que j’ai fait, elle a en grande partie raison, reconnut l’oncle Ethan.

— Tu aurais dû me le dire.

— Une fois qu’on avait détruit la zone de reproduction, j’ai pensé que ça n’avait pas d’importance. »

Elle essaya de s’imaginer ce que, durant ces heures terribles dans l’Atacama, son oncle avait dû ressentir en sachant que la destruction des installations briserait le cœur de sa famille. « Je l’aurais fait brûler de toute manière. Avec ou sans ton aide.

— Je le sais bien, Cassie. »

Et peut-être l’avait-il su, en effet. Peut-être l’avait-il senti quand elle lui avait parlé de Leo. Peut-être n’avait-il pas voulu la laisser porter seule le fardeau de ce choix. Peut-être était-ce pour cela qu’il avait tenu à placer lui-même les explosifs.

« Comme je vois les choses, lança son oncle, tu peux partir en claquant la porte, je ne t’en voudrai pas davantage qu’à ta tante. Mais tu peux aussi rester le temps de prendre un café.

— Il faut que je reparte avant qu’on ne puisse plus rouler. Mais je ne suis pas en colère. Et un café, bonne idée. Peut-être avec quelque chose d’un peu fort dedans ? »

Elle appela Josh pour lui dire que tout allait bien et qu’elle repartait bientôt de chez son oncle. Il répondit qu’il regardait les informations sur la guerre à la télévision. Aux menaces et négociations avait succédé un silence de mauvais augure. « Sois prudente sur la route. » Bien qu’enrouée — il se remettait d’un rhume —, sa voix réchauffa Cassie.

Elle reboutonna son manteau en demandant à l’oncle Ethan s’il pensait que la guerre éclaterait.

« Je ne sais pas. Sans l’hypercolonie, il n’y a rien pour l’empêcher.

— Rien d’autre que le bon sens.

— Qui ne semble pas vraiment la chose la mieux partagée au monde.

— L’hypercolonie n’a jamais rien eu d’humain, à part ce qu’elle nous a pris. Tu me l’as dit toi-même. Elle exploitait notre technologie parce qu’on avait le génie de la fabrication. Elle exploitait notre économie parce qu’on a celui de la collaboration. Et si nous avons fait la paix, peut-être qu’on a le génie de la conciliation.

— Nous avons celui de la guerre, Cassie. J’en vois chaque jour la preuve.

— Et celui de la haine. Bien entendu. Mais aussi celui de l’amour.

— Notre génie de l’amour nous a presque tués. »

Elle glissa sa chevelure sous sa casquette en laine. « Il nous a rendus vulnérables. Mais ce n’est pas une faiblesse. Plutôt une force.

— Vraiment ? » Il eut un sourire peu convaincu. « J’espère que tu as raison. »

La température avait baissé de plusieurs degrés quand elle regagna sa voiture. Les rues étaient à peine carrossables, mais la neige ne tombait plus, le vent avait cessé, le ciel était dégagé et on voyait où on allait.

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