Qu’est-ce au juste que l’intelligence ? La question peut paraître simple. Nous savons, ou croyons savoir, à quoi ressemble notre propre forme d’intelligence. Après tout, nous nous en servons tous les jours.
Mais il en existe d’autres. Celle de la ruche, par exemple… le comportement complexe qu’on observe quand des organismes dépourvus d’intelligence individuelle réagissent à leur environnement selon quelques règles comportementales simples. Ou celle inhérente à l’ensemble de l’écosystème. Au fil du temps, l’évolution a créé des entités aussi diverses que des crinoïdes, des champignons, des phoques communs et des singes hurleurs, le tout sans but prédéterminé et sans penser un seul instant à ce qu’elle faisait. On pourrait même en déduire que cette forme d’intelligence sans pensée est plus puissante et plus patiente que la nôtre.
Quelles sont les limites de l’intelligence sans esprit ? Ou alors, question encore plus troublante, une intelligence sans esprit pourrait-elle réussir à imiter celle d’un esprit ? Une entité (un organisme, une ruche, un écosystème) pourrait-elle apprendre à parler une langue humaine, peut-être même nous faire croire qu’elle est comme nous et nous amener à la laisser nous exploiter pour ses propres besoins ?
Une telle entité n’aurait pas vraiment conscience de sa propre existence. Elle n’aurait pas cette vie intérieure dont nous avons discuté dans un chapitre précédent. Mais avec un échantillon suffisamment large de comportement humain à imiter, il est presque certain qu’elle arriverait à nous dissimuler ces carences-là.
Pourquoi une entité de ce genre voudrait-elle nous abuser ? Peut-être ne le voudrait-elle pas. Mais le mimétisme est une stratégie classique pour prendre l’avantage sur les espèces concurrentes. On peut espérer que la question reste à jamais hypothétique. La possibilité existe malgré tout bel et bien.
Plus tard — quand chacun des deux groupes eut raconté ce qui lui était arrivé, que des suppositions erronées eurent été corrigées et de pénibles vérités partagées —, Nerissa demanda à Cassie de l’aider à coucher Thomas.
« Je peux y aller tout seul », protesta l’intéressé, mais pour la forme : en son for intérieur, il sembla soulagé quand Nerissa l’emmena à l’étage. Elle le fit entrer dans la chambre qu’elle avait partagée avec Ethan, sépara les lits à une place, un pour Thomas, l’autre pour Cassie. En ce qui la concernait, elle comptait étaler une couverture sur la moquette pour dormir près de la porte, à la manière d’un chien de garde.
Cassie n’émit aucune objection, mais parut un peu contrariée d’être reléguée dans la même pièce que son petit frère. L’ayant vue échanger des regards avec le fils de Beck, Leo, Nerissa avait une petite idée de ce qui s’était passé entre eux depuis leur départ de Buffalo. Elle trouvait cela fâcheux mais guère surprenant et s’abstint de juger. Laisser Cassie et Leo dormir dans la même chambre n’était toutefois pas vraiment pratique, sans compter que Werner Beck aurait mis son veto.
Nerissa se souvenait de Leo comme d’un adolescent belliqueux avec un penchant regrettable pour la délinquance, mais peut-être avait-il changé. Ou peut-être son agressivité avait-elle été une réaction compréhensible à son statut de fils de Werner Beck. Comme le laissait penser la gêne entre ces deux-là. En tout cas, elle aurait cru Leo plutôt attiré par des filles comme Beth Vance. Qui semblait toutefois le trouver moins séduisant qu’Eugene Dowd, le mécanicien quasi analphabète enrôlé par Beck dans ses « guerriers ».
Au moins contrairement au reste de la prétendue armée de Beck, Dowd s’était présenté pour participer aux combats.
À peine Thomas eut-il la tête sur l’oreiller que ses yeux se fermèrent et que sa respiration se fit plus profonde. Nerissa le borda. Devant la fenêtre à la balustrade de fer forgé, Cassie regardait la ruelle poussiéreuse et le camion des éboueurs qui y gémissait dans la chaleur. « Il faut qu’on vous rapatrie aux States, maintenant, Thomas et toi. »
Cassie ferma les rideaux. « Vraiment ? C’est vraiment sans danger ? Après ce qui est arrivé avec l’homme qu’on a tué…
— L’homme que Leo a tué », l’interrompit sa tante. Cette partie-là de leur récit l’avait fait grincer des dents, mais elle l’avait traitée malgré tout. « Il n’y aura aucun problème juridique. Si tout s’est passé comme tu le dis, rien de concret ne peut vous relier à ce crime, Thomas et toi.
— Sauf le type qui nous a vus… celui que Beth a blessé.
— La police aura au mieux une vague description. Et même si, d’une manière ou d’une autre, elle s’en prenait vraiment à vous, ce ne serait pas difficile de mettre au point un alibi. Mais vous n’en aurez pas besoin.
— Si les sims nous retrouvent, la police sera le cadet de nos soucis. »
Elle avait malheureusement raison. « Mais ce n’est pas à vous qu’ils en veulent. Vous courez beaucoup plus de risques ici qu’à Buffalo.
— Non. » Cassie secoua la tête. « Tu te trompes. C’était pour moi qu’ils venaient. Le sim qui s’est fait écraser sur Liberty Street, c’était moi qu’il cherchait.
— Tu n’en sais rien. Peut-être qu’il venait pour moi, peut-être que c’était une ruse, une feinte, ou même un moyen d’atteindre Beck en passant par toi et par Leo.
— Je l’ai vu me regarder de la rue. Il savait que j’étais là. »
Elle ne semblait pas vouloir envisager une autre possibilité et la discussion la perturbait de plus en plus. « D’accord, Cassie, mais de toute manière on ne peut rien faire, à part prendre soin de notre mieux les uns des autres. Toi, moi, Thomas…
— Et l’oncle Ethan ?
— Peut-être. Il est dans…
— Je sais. Dans le désert, il cherche un endroit où le père de Leo et ses soldats pourront se retrouver. » (Tous ses soldats imaginaires, pensa Nerissa.) « On va attendre qu’il revienne ?
— J’aimerais bien. Mais on n’a pas forcément le temps. Il faut qu’on prenne l’avion le plus vite possible.
— Pourquoi ?
— Pour ne pas continuer à mettre Thomas en danger, déjà. Ce n’est pas juste.
— Leo reste.
— Je ne suis pas responsable de Leo. Ce qu’il fait ne regarde que lui et son père. »
C’est Beck qui avait eu l’idée d’envoyer Ethan à San Pedro de Atacama.
D’après lui, le plan était simple : d’abord conduire une source radio mobile et un générateur de signal à portée effective des installations de l’Atacama, ensuite empêcher celles-ci de fonctionner en interférant avec leurs communications internes et externes, enfin les détruire pendant que ses occupants ne pouvaient pas réagir. Beck affirmait disposer d’études de laboratoire prouvant que ce plan fonctionnerait. Il avait en lui une foi messianique… que Nerissa pensait absolument injustifiée.
Mais Ethan estimait l’idée plausible et, sur la suggestion de Beck, il avait accepté de partir à San Pedro de Atacama chercher un endroit où un camion plein d’équipement radio, un chargement similaire de matériel incendiaire et l’armée prétendument forte de cinquante hommes pourraient se rassembler pour lancer l’attaque.
Il était parti l’avant-veille. Comme il aurait été suicidaire de téléphoner pour donner des nouvelles, il n’y avait aucun moyen de savoir s’il avait réussi ou non. Et son absence l’empêchait de voir les derniers signes montrant que le plan de Beck était bancal, voire carrément délirant.
Le générateur de signal, conçu par Beck lui-même, était arrivé à l’arrière de la camionnette d’Eugene Dowd, mais le matériel d’amplification et de diffusion commandé à Valparaiso n’avait pas été livré… ni même expédié, d’après le transporteur : le vendeur avait déposé le bilan. Beck fit la tête tout un après-midi, puis déclara à Nerissa qu’il pouvait se débrouiller avec de l’équipement standard disponible chez un autre fournisseur… Il faudrait toutefois l’acheter et l’acheminer discrètement, ce qui retarderait encore l’attaque d’au moins quelques jours.
Il y avait aussi le problème de son armée. Cinquante hommes, avait-il affirmé. C’était davantage un peloton qu’une armée. Cinquante hommes capables, recrutés sur trois continents, à loger dans cinq planques réparties dans Antofagasta. Mais aux dernières nouvelles, aucun de ces soi-disant volontaires n’avait réussi à quitter son pays natal. Pour les remplacer, Beck avait réussi à recruter une dizaine de dockers sans emploi au local syndical sur les quais. Ces hommes croyaient être embauchés pour convoyer de l’alcool dans un entrepôt clandestin à San Pedro de Atacama, et s’ils s’avéreraient utiles pour les opérations de manutention, Beck lui-même ne voyait pas en eux des combattants.
Aucune importance, soutenait-il. Du moment que l’équipement radio et le matériel incendiaire étaient livrés dans le désert, quelques hommes, voire seulement trois ou quatre, suffiraient à mener l’attaque à bien. Si tout se passait comme prévu.
C’était sur ce plan qu’Ethan avait parié son existence.
Au rez-de-chaussée, Nerissa trouva Beth Vance seule dans la salle commune qui jouxtait la cuisine. Elle n’avait pas encore assimilé que son père était toujours vivant.
Un sim seul et sans armes avait abordé John Vance le jour où Cassie et Thomas s’étaient enfuis de Buffalo. Ils avaient vu qu’on sortait un cadavre de l’immeuble où habitaient Beth et son père, mais il s’agissait des restes du sim : John avait préféré lui tirer dessus plutôt qu’engager la conversation. Il se cachait depuis, Nerissa ignorait où, mais quelqu’un à Buffalo pourrait lui permettre de renouer le contact avec Beth quand ils rentreraient.
La jeune femme leva les yeux vers Nerissa, le visage impénétrable. « Tu étais avec mon père quand il a tué le sim ?
— On pourra en parler demain.
— Je préférerais tout de suite.
— D’accord. Comme tu veux. La réponse est non : j’étais déjà repartie chez moi.
— Mais tu as passé la nuit ?
— Oui.
— Je le savais. Il m’avait dit qu’il voyait quelqu’un. Mais pas qui. » Elle jeta un nouveau coup d’œil à Nerissa avant de détourner le regard. « Ce n’était pas la première fois. Sauf qu’il ne sort pas avec des femmes de la Society, d’habitude. En général, il ne sort qu’une fois avec une femme. C’est pour ça que j’étais chez Leo, d’ailleurs. Mon père se fichait de l’endroit où je passais le week-end, du moment que ce n’était pas chez nous.
— Possible. Et possible que j’aie fait une erreur en sortant avec lui. Mais je suis sûre qu’il s’inquiète pour toi.
— Pas suffisamment pour partir à ma recherche. Comme tu l’as fait pour Cassie et Thomas.
— Ce n’est pas comparable. Il ne sait rien de Werner Beck ni de Leo. Ton père ne s’est jamais intéressé aux activités de la Society. »
Paradoxalement, c’était une des raisons pour lesquelles elle avait accepté de passer la nuit avec lui. Comme John, elle n’aurait jamais connu la Society sans son mariage, comme lui, la manière dont elle leur avait gâché la vie continuait à la mettre en colère.
« Ouais, c’est vrai, dit Beth. Il n’aime déjà pas que j’aille aux réunions de survivants. Sans doute qu’on n’aurait pas eu le moindre rapport avec la Society s’il n’avait pas eu besoin de l’allocation. Elle n’était pas très élevée, mais elle changeait la donne. Il te plaît, mon père ?
— On est amis, mais je pense que ça n’allait nulle part.
— Il n’est pas ton genre, hein ?
— On n’était peut-être tout simplement pas ce qu’on croyait être.
— Il est vraiment chiant, des fois. Je ne retournerai pas chez lui.
— Quoi ?
— Ne prends pas l’air stupéfait comme ça. Je le connais mieux que toi. Je rentrerai aux States, mais pas pour vivre avec lui.
— Mais pourquoi ?
— Il ne m’a jamais, tu sais, touchée ni rien. Mais il aime regarder. Et dire des choses. »
Nerissa mit quelques secondes à trouver des mots. « Je suis désolée.
— T’inquiète. Les gens ne sont pas toujours ce qu’on croit. Mais j’imagine que tu le sais. »
Nerissa dormit par à-coups près de la porte de la chambre : elle sursautait à chaque bruit que produisait la maison en négociant avec la fraîcheur de la nuit. Et, ayant enfin sombré dans un sommeil plus profond, elle se réveilla honteusement en retard. Il fallait qu’elle parle à Beck des dispositions à prendre pour son retour aux États-Unis… elle était bien déterminée à ne pas passer une nuit de plus sous ce toit, elle logerait à l’hôtel avec les gamins si nécessaire… mais le temps qu’elle s’habille et qu’elle descende, Beck était déjà sorti avec Leo faire une course. Ils reviendraient avant le dîner, lui indiqua Cassie.
Midi arriva. Derrière les fenêtres, l’air lui-même semblait pâle et brûlant. Beth broyait du noir dans la pénombre de la salle commune en compagnie d’un Eugene Dowd tout aussi maussade. Assise dans la cuisine, Cassie regarda Nerissa réchauffer des empanadas précuits achetés au magasin d’en face. Elle voulut discuter de ce que le sim Winston Bayliss avait dit dans la ferme d’Ethan, de cette éventualité que l’hypercolonie ait été infectée par une entité rivale. Était-ce possible ? Peut-être, répondit Nerissa. Beck avait affirmé détenir quelques éléments de preuve. Mais la parole de l’hypercolonie avait tout autant de valeur que celle du diable. Rien de ce qu’elle racontait n’était digne de confiance.
« Mais quand même, si c’est vrai, ça pourrait nous aider.
— J’en doute, Cassie. Ça ne ferait que rendre les sims plus imprévisibles. » Et plus dangereux, comme un animal blessé et acculé. Elle repensa à Ethan, en ce troisième jour de son voyage dans le désert.
Beck et Leo revinrent dans la chaleur lourde de la fin d’après-midi. Beck entra avec les épaules en arrière et la tête penchée à un angle prétentieux, visiblement ravi de lui-même. « Nous nous sommes procuré un petit camion rempli de matériel incendiaire, annonça-t-il à Dowd. On peut partir dès que le matériel radio est prêt. »
Nerissa en fut un peu surprise : rien d’autre dans le plan de Beck ne s’était déroulé aussi facilement. Mais acheter des explosifs au marché noir dans une ville qui subvenait aux besoins d’une importante industrie d’extraction de minerai ne posait peut-être pas d’énormes difficultés.
Contrairement à son père, Leo arborait une expression sombre pleine de mépris. « Montre-leur ce que tu as acheté d’autre », dit-il d’une voix sans timbre.
Son père lui décocha un regard hostile, puis ouvrit le sac qu’il tenait dans la main droite.
Il contenait une boîte en plastique blanc sans aucune inscription. Beck la posa sur la table de la cuisine pour ôter le couvercle. À l’intérieur, une protection en mousse sur mesure entourait une seringue graduée en verre et une dizaine d’aiguilles dans des sachets stériles en papier.
« Je vais vous expliquer », dit Beck.
Ethan entra dans San Pedro de Atacama à l’aube et coupa le chauffage de l’automobile au moment où le soleil se détachait de l’horizon. Il se sentait fatigué et la tête lui tournait, probablement à cause de l’altitude. Le plateau d’Atacama était presque à 2 400 mètres au-dessus du niveau de la mer. À une dangereuse proximité des étoiles.
Et d’autres choses. Le gouvernement chilien décourageait le tourisme dans l’Atacama et, d’après Beck, les lignes aériennes commerciales contournaient délibérément cette partie du désert. (L’hypercolonie était parvenue à ce résultat, supposait-il, en utilisant sa boîte à outils habituelle : appels téléphoniques et messages radio discrètement et imperceptiblement modifiés ou redirigés, décisions d’importance apparemment secondaire ayant par effet domino la répercussion voulue, jamais d’intervention trop directe pour sembler suspecte ou laisser des traces manifestes…) La mine de cuivre de Chuquicamata, au nord-ouest, était la seule véritable industrie de la région. Le terminal ferroviaire et les entrepôts en périphérie servaient surtout à Chuquicamata et à quelques mines de moindre importance. La ville elle-même était un pueblo d’environ 1 500 habitants permanents, et il fut tout de suite évident que, si les soldats de Beck pouvaient passer inaperçus sur la route, ils seraient impossibles à loger discrètement à San Pedro de Atacama. Le seul hôtel, un bâtiment d’adobe à trois niveaux, comptait une douzaine de petites chambres réparties autour d’une cour centrale pourvue d’une fontaine en béton tarie. Ethan affirma au réceptionniste qu’il venait voir la Valle de la Luna.
« ¿ Es usted un geólogo ?
— Soy un geólogo por cuenta propia », répondit-il en laissant l’homme imaginer en quoi pouvait consister un géologue à son compte. Il signa le registre sous un faux nom.
Il dormit plus longtemps qu’il n’en avait eu l’intention, rêvant d’un passage sur la guêpe glyptapanteles dans un de ses livres. Cette espèce pond ses œufs dans le corps de chenilles arpenteuses et ses larves fraîchement écloses se nourrissent de l’insecte en vie… comportement parasitaire typique, avec pour désagréable particularité que les larves, quand elles détectent l’approche d’un possible prédateur, provoquent chez leur hôte des convulsions de douleur. Obligée de simuler l’agressivité, leur victime défend ainsi ses meurtrières alors même qu’elles sont en train de la dévorer. Dans son rêve, Ethan n’agissait pas, mais regardait sans émotion aucune le cycle se répéter encore et encore. Ce n’est qu’en se réveillant qu’il fut pris d’horreur.
À mauvais escient, se dit-il sous la douche. Sa compassion était de l’anthropomorphisme, une projection. La chenille n’était guère qu’un moteur protéinique qui se conformait à une suite de comportements prédéterminés. Un robot de chair. Tout comme moi, sauf que dans l’espèce à laquelle appartenait Ethan, l’évolution avait produit un moi conscient à base de chimie et d’imprévu. Je ressens, donc j’ai en horreur.
Il avait gâché malgré lui la majeure partie de la journée au lit, aussi comptait-il utiliser au mieux le temps qu’il lui restait. Le soir commençait à tomber quand il traversa la ville pour en gagner la périphérie industrielle, avec ses entrepôts et ses stations de carburant, ses voies de triage près desquelles les conteneurs et les citernes de propane, serrés les uns contre les autres, semblaient les yourtes abandonnées de géants nomades. En s’arrêtant quelques instants sur la route, il vit des mécaniciens s’occuper d’un aiguillage récalcitrant à la lueur de lampes à halogénure lumineuses comme de petits soleils.
Difficile de ne pas céder au découragement. Ce que voulait faire Beck était d’une portée considérable et il y avait tant de manières que cela tourne mal. Impossible de savoir combien d’agents (humains ou sims) l’hypercolonie avait placés à San Pedro de Atacama, ni ce qu’elle avait déjà découvert ou deviné du plan de Beck. Mais peut-être ces doutes faisaient-ils simplement partie de ce qu’Ethan commençait à reconnaître comme un début de dépression, les loups du désespoir refermant leur cercle sur lui. Il ne put s’empêcher de penser à Nerissa : entre eux, une porte longtemps close s’était rouverte et il l’avait laissée se fermer à nouveau. Tout cela pour quoi ? Cette manifestation insensée d’arrogance de l’humanité ?
Il conduisit sans destination précise et ne s’aperçut qu’une fois à de nombreux kilomètres de la ville qu’il suivait la route décrite par Beck, celle conduisant à la zone de reproduction de l’hypercolonie. Qui se trouvait environ quatre-vingts kilomètres plus loin dans le désert et dont Ethan n’avait pas l’intention de s’approcher vraiment davantage. Mais il n’y avait personne sur la route et rouler lui faisait du bien. Une demi-lune veillait tel un dieu attentif sur les salants. Ethan était invulnérable dans sa tristesse. Il laissa l’asphalte continuer à défiler sous ses roues.
Il s’arrêta sur le bas-côté quand il se rendit compte qu’il avait ajouté presque vingt-cinq kilomètres au compteur. Il faisait froid, aussi brancha-t-il le chauffage en se remémorant une fois de plus qu’il se trouvait sur le haut plateau de Puna de Atacama et que seule une fine couche d’atmosphère le séparait du vide de l’espace. Il chercha sur l’horizon la colonne lumineuse décrite par Beck, mais ne vit s’y produire que la lente rotation des étoiles.
Il frissonna et fit demi-tour. La circulation avait été rare, quelques camions et remorques à plate-forme surbaissée qui l’avaient croisé dans un grondement, mais des phares apparurent dans son rétroviseur alors qu’il repartait. Deux pick-up blancs banalisés : le premier, imité peu après par le second, remonta à sa hauteur avant de le dépasser à toute allure. Ethan regarda avec soulagement leurs feux arrière décroître au loin.
Ils n’étaient pas venus pour lui. Mais l’endroit n’était pas sûr. Ethan quitta la route des yeux le temps de sortir de la boîte à gants le pistolet chargé que Beck s’était procuré et lui avait fait emporter. Il posa l’arme sur le siège passager, sans intention de s’en servir, mais cela le rassurait qu’elle soit à portée de main.
Il repensa à son rêve, aux larves de glyptapanteles qui faisaient se contorsionner frénétiquement leur hôte. L’analogie en valait une autre pour ce qui était en train de se produire, à en croire Winston Bayliss : l’hypercolonie, qui élevait ses petits dans la nutritive chaleur de la culture humaine, avait été attaquée par un prédateur concurrent et tout aussi étranger qu’elle à l’humanité. Le prédateur comme sa proie essayaient d’utiliser des êtres humains dans leur combat. Et si tout cela était vrai, quels intérêts servirait la guerre de Beck ? Mais prendre cette question au sérieux signifiait s’abstenir de faire quoi que ce soit… une espèce de paralysie induite, et peut-être s’agissait-il justement du résultat espéré par l’hypercolonie.
Nous voyons dans un miroir, obscurément, comme disait Nerissa. Une citation biblique. Du Nouveau Testament, si la mémoire d’Ethan était bonne. Dans la lettre aux Corinthiens ? Nerissa aurait su.
Dans le verre sombre de son rétroviseur, il vit d’autres phares approcher rapidement. Il eut beau peser un peu plus sur l’accélérateur, ils continuèrent à gagner du terrain.
Nous voyons dans un miroir, obscurément… Je n’ai à présent qu’une connaissance partielle, mais je connaîtrai un jour comme je suis connu… Il y avait quelque chose devant lui sur la route éclairée par la lune, mais dans l’ombre d’une émergence verticale de granit. Il ralentit jusqu’à bien distinguer l’obstacle, qu’il mit du temps à reconnaître : c’était les pick-up qui l’avaient dépassé, un sur chaque file, tous deux pointés à présent dans sa direction, tous deux immobiles et sans aucune lumière. Ils allumèrent leurs phares au moment où, d’un coup de volant, il allait passer sur le bas-côté. Aveuglé, il fut obligé d’écraser le frein pour ne pas sortir de la route.
Il parvint à s’arrêter. Le pistolet glissa du siège et tomba par terre. Il le cherchait à tâtons quand un homme tapa sur sa vitre avec une torche électrique. « Professeur Iverson ? »
Les doigts d’Ethan se refermèrent sur la crosse. Il se redressa. L’homme, en chemise de travail et jean, était coiffé d’une casquette de base-ball. Il avait le visage terne et ses yeux reflétaient la lumière de la lune. Ethan lui tira dessus à travers la vitre.
Le verre de sécurité explosa en une pluie de fragments. Le temps qu’Ethan rouvre les yeux, l’homme — le sim — était tombé hors de vue. Mais l’odeur de matière verte se mêlait à la puanteur de poudre brûlée, étourdissant Ethan de souvenirs de chlorophylle, de vinaigre, de pain moisi et de feuilles écrasées…
Les phares qui le suivaient appartenaient à deux autres pick-up identiques. Ils s’arrêtèrent en dérapant derrière lui, ce qui lui barra le passage avant qu’il puisse enclencher la marche arrière. Il ne pouvait plus à présent se déplacer qu’à pied. Il sortit gauchement côté passager en haletant dans l’atmosphère raréfiée.
Une autre silhouette humaine se précipita dans sa direction. Ethan se tourna vers elle en pressant la détente. La balle pénétra les chairs avec un bruit humide, mais sans infliger de blessures critiques. Le sim saisit Ethan au-dessus du poignet droit, chercha d’une torsion à lui faire lâcher le pistolet. Deux autres sims sortirent de l’obscurité et le plaquèrent sur le côté de sa voiture. Il se débattit en vain, attendit le coup de feu qui le tuerait.
Il n’y en eut pas. Un autre sim approcha, celui-ci ressemblait à une femme de couleur à la constitution fluette. Il portait la même tenue jean-chemise de travail que les mâles, avait les cheveux rentrés sous une casquette identique. Il enjamba avec soin le corps de son collègue.
« Professeur Iverson, mes excuses pour ce qui s’est passé à l’instant. Nous ne voulons ni vous effrayer ni vous faire de mal. Juste vous parler. » Le sim sortit une paire de menottes de sa ceinture. « Mes excuses aussi pour ça. Veuillez mettre les mains dans le dos. »
Cassie, Thomas et Beth entrèrent dans la cuisine, le regard fixé sur la seringue et les aiguilles posées sur la table. Nerissa avait envie d’en faire autant, mais s’obligea à détourner les yeux. « Vous comptez vous en servir pour quoi ?
— Du calme. » Le visage impassible de Beck dégageait comme toujours une autorité naturelle, avec ses muscles contractés et ses yeux froidement évaluateurs. « J’ai besoin de procéder à un test. Ce n’est pas difficile à comprendre. Puis-je m’expliquer ? »
T’as sacrément intérêt ! Elle attendit qu’il continue.
« Après la première série d’agressions, j’ai eu l’occasion d’autopsier un simulacre. Un sim, c’est grosso modo un corps humain autour d’un noyau de matière verte. Elle est plus concentrée dans le crâne et le tronc, mais elle va jusque dans les mains et les pieds. On peut en aspirer une petite quantité en introduisant une aiguille hypodermique dans le mollet d’un sim. Sur un être humain, ça ne récupère que quelques gouttes de sang, moins que vous en donnez pour une analyse chez le médecin.
— Il n’est pas question, dit Nerissa, que vous enfonciez une aiguille dans mon corps ou dans celui des enfants dont j’ai la responsabilité.
— J’ai bien peur d’y être obligé. Ethan et Leo ont failli tomber dans une embuscade à Mazatlán alors que très peu d’entre nous connaissaient l’emplacement de cette boîte aux lettres. Avant qu’on parte dans l’Atacama, ou que vous preniez l’avion pour les États-Unis, j’ai besoin de m’assurer que personne ici présent n’a informé l’hypercolonie de nos plans.
— Quoi ? Vous pensez que je suis un sim, moi ? Ou Cassie ? Ou votre propre fils ?
— Je ne le pense pas et je n’accuse personne de quoi que ce soit. Il me faut juste une certitude. Vous ne trouvez pas qu’un léger désagrément en vaut la peine ? L’idée me vient de vous, madame Iverson.
— De moi !
— De ce que vous m’avez raconté sur votre entretien avec la mère du sim en Pennsylvanie. La gestation des sims se produisant dans des hôtes humains, que nous ayons tous un passé familial irréprochable ne signifie rien.
— La Correspondence Society nous connaît tous aussi depuis longtemps. Ça ne compte pas ?
— Bien sûr que si, mais pas de la manière dont vous le pensez. Les chercheurs de la Society travaillent avec des cultures de cellules depuis qu’Ethan a isolé les échantillons de l’Antarctique. Nous en avons produit de grandes quantités, en prenant ce qui nous semblait des précautions raisonnables vu qu’il ne semblait y avoir aucun risque d’infection. Mais nous nous trompions sur ce point. Nous avons presque certainement été exposés. Nous pouvons tous avoir été contaminés, et avoir contaminé ensuite notre famille.
— Ethan et moi n’avons pas d’enfants.
— Non. Mais votre sœur en a eu. »
Nerissa vit Cassie écarquiller les yeux en comprenant le sous-entendu. Thomas avait seulement l’air perplexe.
« Pas question, répéta Nerissa en prenant sa nièce et son neveu par la main. Cassie, monte faire tes bagages et aider ton frère avec les siens. On s’en va.
— Je ne peux pas vous y autoriser, dit Beck.
— Vous croyez pouvoir nous en empêcher ?
— Eugene, la porte. »
Un petit sourire aux lèvres, Dowd alla bloquer le passage. Il remonta sa chemise pour montrer le pistolet enfoncé dans la ceinture de son jean, geste que Nerissa trouva à la fois grotesquement théâtral et démesurément menaçant, à vous donner la chair de poule. « Quoi, il va nous tirer dessus ?
— J’espère que non, cela va sans dire. Ce n’est absolument pas nécessaire. Mais nous sommes en guerre, que vous le vouliez ou non. Formulez des objections, mais ayez l’obligeance de coopérer. Nous parlons d’un désagrément passager. Faites-le une bonne fois pour toutes. Eugene vous conduira ensuite à l’aéroport avec les enfants et vous pourrez oublier toute cette histoire.
— C’est pour ça que vous avez éloigné Ethan ? Il ne vous aurait jamais laissé faire.
— Vous pouvez me regarder effectuer d’abord le test sur moi-même, si vous voulez. »
Nerissa pensa à Eugene devant la porte. D’après ce qu’elle avait vu et entendu de son comportement avec Beth, il n’avait pas de cœur et pouvait se montrer violent. Mais elle ne croyait pas qu’il tirerait sur une femme désarmée. Sauf s’il pense que je refuse le test parce que je ne suis pas humaine. Dowd avait tué des sims dans le désert, d’après Beck. Et il avait hâte d’en tuer d’autres. Cela valait-il la peine, le cas échéant, de mettre sa conviction à l’épreuve ?
Elle aurait aimé avoir encore un peu de temps pour réfléchir, mais déjà Beck tendait la main vers les aiguilles jetables.
« Tante Riss ? » appela Cassie.
Leo s’avança.
« S’il faut vraiment que tu le fasses, dit-il à son père, tu peux commencer par moi. »
Beck emporta la seringue, les aiguilles, un flacon d’alcool isopropylique et un paquet de pansements adhésifs dans une petite pièce à l’arrière, pièce sans doute destinée au rangement et qu’on avait meublée d’un bureau en bois et de deux chaises. Une porte étroite, verrouillée, donnait sur la ruelle derrière la maison. Il n’y avait aucune fenêtre. Un tube fluorescent au plafond dispensait une lumière pâle et incertaine.
Beck s’assit derrière le bureau et fit signe à son fils de prendre place en face de lui. Il aurait préféré commencer par cette Iverson, puisqu’elle constituait le principal obstacle. Mais comme Leo s’était porté volontaire, il passerait le premier. Il sortit un pistolet du tiroir supérieur gauche, s’assura qu’il était chargé et prêt à servir avant de le poser à côté de la seringue.
Leo regarda l’arme, puis son père et à nouveau le pistolet. « Tu plaisantes ou quoi ?
— Avant de commencer, je voudrais te poser une question. As-tu couché avec Cassie Iverson ? »
Leo le regarda en face sans répondre.
« À ce stade, tu as le droit de me dire que ça ne me regarde pas.
— Ça ne te regarde pas.
— Je pose la question parce que tu pourrais être partagé, en ce moment. Tu veux protéger Cassie. Rien de plus naturel. Sauf qu’elle n’a pas besoin de ta protection. Il n’y a aucun danger. Je vais te montrer. Tu vas voir comment ça se passe. Tu pourras peut-être m’aider quand on le fera aux autres. »
Beck recula sa chaise pour remonter sa jambe de pantalon. Il imbiba d’alcool un tissu avec lequel il tamponna une surface de peau blafarde sur son mollet gauche.
« Le corps d’un sim doit sembler parfaitement humain, y compris en cas de blessures légères du genre bosses, égratignures et autres. Voilà pourquoi les plus grandes quantités de matière verte sont à l’abri dans le crâne et le torse. Il y en a moins dans les membres. Ça fait une espèce de poche autour des os de la jambe, par exemple. Si bien que l’aiguille… » Il en sortit une de son paquet, la vissa sur la seringue, ôta le capuchon. « … doit aller jusqu’à l’os. »
Il s’enfonça l’aiguille stérile dans la jambe. Ce fut douloureux, mais supportable. « Comme la matière verte est protégée par une membrane là où elle s’interface avec la graisse et les muscles humains, je dois être sûr de bien crever la poche, s’il y en a une. Pour ça, il faut appliquer une certaine pression. » Il poussa jusqu’à sentir le grattement électrique de l’aiguille contre son tibia. « Si tu veux être sûr que je ne triche pas, tu peux faire le reste toi-même… tire le piston pour aspirer un peu de sang…
— Non, s’étrangla Leo.
— Alors je vais m’en charger. » Il laissa monter dans le corps de la seringue quelques gouttes d’un sang rouge tout à fait humain, puis ressortit l’aiguille. Un peu de sang perla sur la peau. Il l’essuya et posa un pansement. « Et voilà. D’accord ? Quand on en aura fini, toi et moi, tu pourras raconter comme c’est simple à ta copine et à son inquiète de tante.
— Peut-être, mais…
— À ton tour, maintenant, l’interrompit son père. Remonte ton pantalon.
— Tu penses vraiment… je veux dire, tu crois sincèrement que j’en suis un ? »
Beck lâcha l’aiguille usagée dans une corbeille à papier et en sortit une neuve de son emballage. « Je ne le fais pas parce que je soupçonne quelqu’un de quoi que ce soit. Je préférerais me fier à mon instinct. Mais c’est comme ça que des gens se font tuer. Et si les sims viennent au monde en parasitant le ventre d’une femme…
— Tu crois que j’ai parasité le ventre de ma mère ? »
Beck s’immobilisa, la seringue à la main, pour regarder son fils dans les yeux. « Non. Bien sûr que non. Mais il faut qu’on soit sûrs.
— Tu ne ferais pas ça si elle était encore vivante. Si elle était encore de ce monde, tu ne serais peut-être pas devenu si foutrement dingue.
— C’est une réponse décevante. »
Beck n’aurait jamais toléré pareille insulte de n’importe qui d’autre. Et elle était ridicule : Mina n’avait jamais eu ce genre d’influence sur lui. Beck l’avait épousée encore étudiant, peu après avoir été présenté à la Correspondence Society. S’il l’avait aimée un jour — comme il le croyait —, le mépris de Mina pour ce qu’il faisait avait ébranlé et finalement détruit cet amour. Ils avaient envisagé de divorcer, mais elle avait trouvé la mort avant qu’ils puissent le faire. Sa voiture avait dévalé le remblai abrupt d’une autoroute californienne et percuté un robuste épicéa, dont une branche avait d’abord traversé le pare-brise, puis la voûte rose pâle de la gorge de Mina.
Beck repensait à cet accident, depuis quelque temps. Des années durant, il s’était efforcé de l’oublier, mais les récents événements n’avaient pu que soulever certaines questions. Leo avait cinq ans au moment de l’accident. « Tu te souviens du jour où elle est morte ?
— Pas vraiment.
— Tu étais avec elle.
— Pas dans la voiture. »
Non, du moins quand l’accident s’était produit. D’après les reconstitutions de la police d’État, basées sur le témoignage d’un Leo en larmes, Mina s’était arrêtée sur le bas-côté pour qu’il puisse faire pipi. (La prochaine aire de repos se trouvait encore à plusieurs kilomètres et jamais Mina n’aurait incité Leo à se retenir jusque-là : elle estimait que ses besoins devaient être satisfaits sitôt exprimés.) Leo s’était enfoncé dans les fourrés et s’efforçait sans doute d’ouvrir sa braguette quand un seize-roues de transport prenant un virage serré à une vitesse excessive avait donné un coup de klaxon.
Il était passé largement à côté de la voiture, mais Mina, de constitution nerveuse et certainement surprise, semblait avoir embrayé pour essayer d’éloigner encore davantage sa voiture de la chaussée. Peut-être avait-elle appuyé trop fort sur l’accélérateur, ou peut-être regardait-elle par-dessus son épaule et non devant elle. Toujours était-il que la voiture avait pris de la vitesse et glissé sur l’herbe humide jusqu’au bord du remblai, où elle avait basculé. En arrivant sur les lieux, la police avait trouvé Leo debout dans les buissons, le jean empestant l’urine et le visage strié de larmes. On s’était occupé de son état de choc avant de laisser son père le ramener à leur domicile.
« Tu te rappelles où elle t’emmenait, ce jour-là ?
— Non. Et je n’arrive pas à croire qu’on parle de ça.
— Elle te conduisait chez le docteur.
— Je n’étais pas malade.
— Je sais bien. Je l’avais dit à Mina. Mais elle ne me croyait pas. »
Leo avait été un petit garçon robuste, mais que sa mère ne cessait de considérer comme fragile et en danger. Ce jour-là, c’était en juillet, elle s’inquiétait d’une bosse sur la jambe de Leo contusionnée lors d’un saut de clôture dans le jardin d’un ami. Leur médecin de famille avait diagnostiqué un simple hématome et indiqué que la tuméfaction disparaîtrait en quelques jours, mais Mina avait réussi à le persuader de leur prendre rendez-vous pour une radio à l’hôpital régional. L’accident avait eu lieu alors qu’elle y emmenait Leo.
« Je sais que je n’ai pas particulièrement été un bon père. » Durant les neuf années entre la disparition de Mina et les meurtres de 2007, Beck avait vêtu, nourri et éduqué son fils de son mieux. Mais il n’était pas dans sa nature d’être un parent nourricier. Ses méthodes avaient été strictement pédagogiques. « Je t’ai toujours fait confiance. Là n’est pas la question. Mais il faut qu’on fasse ce test sur toi, Leo. Comme sur tout le monde.
— Tu crois que j’aurais pu tuer ma mère ? »
Beck ne savait pas trop comment Leo aurait pu s’y prendre, à cinq ans, étant donné les circonstances. Mais personne d’autre n’avait vu ce qui s’était vraiment passé. « Il faut juste que tu remontes ta jambe de pantalon. J’ai besoin de voir une goutte de sang. Rien d’autre. »
Leo regarda son père, la seringue dans sa main, le pistolet sur le bureau. « Bordel, je ne sais plus qui tu es. Peut-être que je ne l’ai jamais su. »
Cassie rejoignit tante Riss sur le canapé situé face à la porte devant laquelle Eugene Dowd montait la garde. Assise jambes croisées sur la moquette, Beth feuilletait un magazine people hispanophone à côté de Thomas qui broyait du noir.
Cassie avait besoin de confier à sa tante ce qu’elle ressentait pour Leo. Elle était sur le point de prendre une décision à laquelle tante Riss s’opposerait presque certainement et elle voulait que celle-ci la comprenne, à défaut de l’approuver. Beaucoup de choses lui faisaient peur, pour le moment, mais elle craignait surtout de passer pour ingrate ou sans cœur aux yeux de celle qui avait parcouru des milliers de kilomètres pour la retrouver. « Se porter volontaire pour passer le premier, dit-elle, c’est le genre de comportement auquel j’ai appris à m’attendre de la part de Leo…
— On gagne un peu de temps, l’interrompit tante Riss, mais ça ne nous avance pas vraiment. Pas tant qu’Eugene bloque la porte. On pourrait peut-être monter pour s’enfuir par une fenêtre ou par le balcon… mais je ne suis pas sûre que Thomas y arriverait sans tomber.
— Aucune importance. Je ferai ce test. Si Leo n’est pas blessé, je veux dire. S’il dit que ça va.
— Leo fait peut-être confiance à son père, moi, non. Et je ne suis pas certaine de faire confiance à Leo.
— Je le connais mieux que toi.
— Écoute, Cassie. Je sais que tu as été proche de lui ces dernières semaines. Mais c’est le fils de son père. Il faut que tu veilles à tes propres intérêts.
— C’est ce que je fais.
— Peut-être qu’une fois de retour aux States…
— Je ne rentre pas. Pas sans Leo. Sauf s’il le veut. »
Voilà, c’était dit. Tout au moins, elle avait balbutié un résumé succinct et imprécis de ce qu’elle avait eu l’intention de dire. Il y avait tant d’autres choses. Toutes les preuves irréfutables qu’elle avait emmagasinées dans son cœur et son esprit, mais ne pourrait jamais partager.
Après un long silence, tante Riss demanda : « Qu’est-ce que tu sais au juste sur Leo Beck, Cassie ? Moi, je sais seulement qu’il est loyal à son père. Et qu’il a tué un innocent. »
Mais Leo n’était pas loyal à son père, pas de la manière servile qu’elle sous-entendait. Quant à l’homme qu’il avait tué, cela s’expliquait par la peur et la situation désespérée, non par la malveillance et l’imprudence. Tante Riss n’avait rien vu du chagrin et de la culpabilité de Leo. C’était Cassie qui avait serré la tête de Leo sur son épaule, tard un soir dans une chambre d’hôtel du Panama, Cassie qui lui avait caressé les cheveux pendant qu’il avouait souffrir terriblement d’avoir causé cette mort, Cassie qui avait entendu sa confession (« Je regrette tellement, putain, tellement ») et senti ses larmes lui couler sur la peau. « Je sais que je tiens à lui. Et qu’il tient à moi. Et je sais ce qu’on a traversé ensemble. »
Tante Riss sembla plus triste que fâchée. « Cassie, je… »
Elle se tut : on frappait à la porte d’entrée. Eugene Dowd se redressa d’un coup. La main sur son pistolet, il intima d’un geste silence aux autres. Il n’y avait pas de judas à la porte et le visiteur se trouvait dans l’angle mort de la fenêtre la plus proche. Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’on frappe à nouveau, cette fois avec insistance.
« Bon, dit Dowd, vous quatre », son doigt désigna successivement Beth, Thomas, Cassie et tante Riss, « montez tout de suite là-haut. Je vous ferai signe quand vous ne risquerez rien en redescendant. Go ! »
Beth resta interdite. Tante Riss se leva en prenant la main de Thomas et se retourna au pied de l’escalier. « Cassie… Viens !
— Non. » Elle se dirigeait déjà vers la pièce dans laquelle Leo et son père procédaient au test.
« Cassie, je t’en prie. » Tante Riss n’attendit pas pour autant et monta rapidement les marches en tirant un Thomas perplexe et effrayé.
« Je fais partie de l’administration portuaire, annonça derrière la porte une voix masculine à l’accent chilien. Il faut que je parle à Werner Beck de toute urgence. » D’autres coups frénétiques sur le battant.
Dowd l’entrouvrit de quelques millimètres pour jeter un coup d’œil à l’extérieur, la main effleurant toujours la crosse de son arme. « Montrez-moi vos papiers. »
La porte pivota brutalement vers l’intérieur, expédiant le mécanicien au sol.
Beck se rendit compte qu’il n’était pas parfaitement préparé à cette impasse avec son fils. Leo ne bougeait pas, furieux, et pour le moment Beck ne pouvait que lui rendre son regard. « Il faut que tu le fasses », dit-il, surpris par l’espèce de gémissement peiné dans sa voix, « sinon… » Sinon quoi ?
Des bruits dans la pièce voisine détournèrent son attention : des coups à la porte, des voix étouffées. Puis le fracas d’une entrée en force et d’autres cris. Beck lâcha la seringue pour s’emparer du pistolet posé sur le bureau. Mais Leo réagit plus vite que lui et, d’un bond, empoigna l’arme.
Un coup de feu claqua dans l’autre pièce, puis il y eut un vacarme beaucoup plus proche quand la porte qui donnait sur la ruelle à l’arrière, enfoncée, alla rebondir sur le chambranle. Beck vit Leo braquer le pistolet sur l’intrus, un homme en civil porteur de ce qui ressemblait à une arme automatique. Leo tira avant que celui-ci puisse choisir une cible. L’homme tomba en arrière et Beck sentit la familière puanteur d’engrais des fluides de sim. Il regarda Leo achever d’une balle dans la tête le sim, qui cessa de se tortiller. Aucune hésitation, se surprit-il à penser, admiratif du sang-froid de son fils. C’était une réaction bien plus probante que n’importe quel test avec une aiguille.
Un autre coup de feu dans l’autre pièce, puis un troisième. « Donne-moi le pistolet », dit Beck.
Leo se tourna vers lui, l’arme à la main. Il parut à Beck d’un calme presque surnaturel, sans peur ni colère. Beck tendit la main. Leo ne baissa pas le canon.
La première balle fit à Beck l’effet d’un coup dans les côtes qui le repoussait en arrière. Il se retrouva par terre, le souffle coupé, abasourdi. Leo se pencha sur lui, toujours sans la moindre expression sur le visage. La main de Beck tomba sur la seringue qu’il avait lâchée. Il s’étonna lui-même en l’enfonçant violemment dans la cuisse de Leo.
D’une nouvelle balle, Leo anéantit toute pensée.
La peur emplissait Cassie tout entière. Elle grondait dans ses oreilles comme le crissement d’une scie électrique. La jeune fille poursuivit son mouvement, mais sans y penser, comme si un marionnettiste maladroit avait pris le contrôle de ses membres. Les événements se transformèrent en une suite d’images fixes projetée sous ses paupières.
Dowd par terre, qui bloque avec ses jambes la porte d’entrée poussée par un inconnu qui cherche à entrer…
Cassie avança d’un pas supplémentaire vers la pièce dans laquelle se trouvait Leo.
Tante Riss qui hurle le nom de Cassie tout en disparaissant au premier étage, Thomas en remorque qui regarde par-dessus son épaule, les yeux écarquillés et la bouche comme un O stupéfait…
Encore un pas.
Dowd qui lève son pistolet et tire : des éclats de bois et un bruit comme un coup dans la tête, mais l’inconnu continue à essayer d’entrer de force tandis que Dowd se relève le plus vite possible et braque à nouveau son arme…
Un pas.
Beth qui s’oblige à se lever et s’approche les jambes en coton de l’escalier, le visage figé de terreur, masque de dents et d’yeux…
Un pas.
Un bruit différent en provenance de la pièce où est Leo, un choc sourd et un coup de feu…
Cela signifiait qu’on attaquait aussi la maison par la ruelle, mais elle ne s’arrêta pas : ses pieds, ses jambes, son marionnettiste invisible voulaient tous la conduire à Leo.
Dowd qui tire une troisième fois, l’inconnu qui s’écroule sur la porte en répandant de la matière rouge et verte, mais cela ne fait qu’ouvrir en grand le battant. Dowd qui crie à Cassie et Beth : « À terre ! »
Cassie ne se jeta pas sur le sol.
Dowd qui regarde dehors : « Merde, y en a un autre ! »
Encore deux pas, qui la mirent quasiment sur le seuil de l’autre pièce.
Dowd qui tire sur une cible invisible pour Cassie, puis recule en trébuchant, une balle venant de traverser d’abord la porte, ensuite son corps. Un deuxième inconnu qui enjambe le corps du sim, un homme d’apparence ordinaire qui n’a même pas l’air en colère, il vaque tout simplement à ses mortelles occupations…
Beth touchée alors qu’elle agrippe la rampe de l’escalier, Beth qui bascule sur les marches la tête ouverte comme un melon, et du rouge en jaillit…
Furieux et agonisant sur la moquette trempée de sang, Dowd qui lâche un ultime coup de feu, sa balle atteint le sim qui se plie en deux…
… tandis que Cassie entrait dans la pièce où Leo et Werner Beck étaient allés procéder à leur test sanguin, épreuve qui avait changé de nature. La vision de Cassie était troublée et bizarrement bruyante, mais elle vit Leo debout (toujours vivant !) près du corps de son père et du cadavre puant d’un sim. Il avait une expression stupéfaite et ses yeux brillaient de peur ou de chagrin, mais il tendit sa main libre à Cassie, désignant frénétiquement de l’autre la ruelle avec le canon du pistolet. Les coups de feu l’avaient presque rendue sourde et ils résonnaient encore dans sa tête, mais elle le vit articuler les mots : viens avec moi.
Elle saisit la main tendue par Leo, qui l’attira dans la ruelle derrière la maison.
C’est peut-être parce qu’il s’attendait à mourir d’un instant à l’autre qu’Ethan se sentit envahi par un vide néfaste. Toutes les précautions qu’il n’avait cessé de prendre, tous les ridicules protocoles paranoïaques auxquels il s’était consciencieusement conformé tant d’années durant ne lui avaient servi à rien, en fin de compte. Il se retrouvait désarmé à la merci de l’entité qui gouvernait le monde. Il avait perdu jusqu’à la capacité de penser correctement.
Ils l’avaient fait monter à bord d’un des pick-up, à côté du sim femelle qui l’avait menotté. Ethan le voyait mieux à la lueur du tableau de bord : le sim avait de courts cheveux bruns et la peau couleur café. La chose jeta à son prisonnier un coup d’œil plein de gêne et de sollicitude au moment où ils faisaient demi-tour pour se joindre au convoi : les quatre véhicules s’éloignaient à présent de San Pedro de Atacama et se dirigeaient vers les installations de reproduction au fond du désert. L’expression du sim, tout comme ses paroles et ses mouvements, était bien entendu un mensonge délibéré.
Ethan se demanda ce qu’on lui voulait. Et pourquoi on le gardait en vie.
« On veut juste vous parler », répéta le sim.
Malgré sa bouche sèche comme les dépôts salins qu’ils traversaient, Ethan parvint à demander : « À quoi bon ?
— Je comprends l’objection que vous soulevez. Vous avez raison. Rien ne vous incite à croire un tant soit peu ce que nous disons. Mais nous n’avons pas que des paroles pour vous, professeur Iverson. Nous pouvons vous montrer ce que nous sommes, ce que nous avancerons est démontrable. Le scientifique en vous y est peut-être sensible. »
Il tourna la tête vers la fenêtre sans répondre. Vers le désert sous la lune, vers le salar spectral, vers son propre et navrant reflet.
« Elle n’aurait pas marché, reprit le sim. L’arme de Werner Beck. Elle peut empêcher la transmission de signaux cellulaires dans des cultures isolées de matière verte, d’accord. Mais nos corps sont plus résistants que cela. Nous pouvons fonctionner pendant de longues périodes sans contact avec l’hypercolonie orbitale. Ce qu’il appelle “guerre” n’aurait été qu’un coup d’épée dans l’eau. Je pense que, d’une certaine manière, vous le savez, professeur Iverson. »
C’étaient des ruses, non des faits. Peut-être avait-il en effet douté de Beck. Peut-être un simple coup d’épée dans l’eau lui avait-il en effet paru plus attirant que de se cacher jusqu’à la fin de ses jours. Et alors ? Pourquoi jouer ce jeu ? « S’il n’est pas une menace pour vous, de quoi avez-vous peur ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire que nous avons peur ?
— Beaucoup de gens bien sont morts de votre fait.
— Non, pas de notre fait. Vous avez oublié ce que vous a raconté Winston Bayliss ? Il y a deux entités qui se disputent le contrôle de l’hypercolonie. Nous ne sommes pas celle qui a tué vos amis en 2007. Nous sommes d’une nature différente et poursuivons d’autres buts. Puis-je m’expliquer ? »
Ethan posa la tête contre la vitre. Il faisait bon, dans l’habitacle, mais il sentait la fraîcheur de la nuit derrière le verre.
« Nous pourrons en parler plus tard, reprit le simulacre. Mais j’insiste sur ce point : vous ne courez aucun danger. » Il sourit. « Vous êtes davantage en sécurité que vous ne le croyez, professeur Iverson. »
La route tranchait l’horizon comme tirée au cordeau. Les dernières constructions humaines que vit Ethan furent un groupe d’entrepôts et d’abris à machineries avec des toits en tôle : ce devait être ceux où avait travaillé Dowd, le larbin de Beck. Tout cela disparut progressivement dans le rétroviseur, telle une tache passagère sur la pureté du désert.
Ethan remua pour essayer de soulager ses mains menottées. Il ne voulait pas y penser. Entreprendre l’inventaire de son impuissance inviterait à la panique. Il préférait cette indifférence engourdie. Il n’imaginait rien de plus terrifiant que la possibilité de l’espoir.
Il se recroquevilla un peu sur son siège quand leur destination apparut sur la courbure de l’horizon. Une colline, un monticule… dans l’obscurité, et de loin, cela ressemblait affreusement à une fourmilière ou à une termitière. Il ne s’aperçut qu’une fois plus près, au moment où le convoi ralentissait, qu’il s’agissait en réalité d’un talus de six mètres de haut constitué de déblais d’excavation et de déchets industriels, talus dans lequel on avait pratiqué un passage. Le ciel à l’ouest s’éclaircissait, à présent, et Ethan trouva le tas de débris (des tôles, des armatures à béton, du câble isolant et des pièces de machine inutilisés ou mis au rebut) à la fois bizarrement banal et complètement non humain, signe de prodigalité quand on voyait ce qui avait été jeté, mais aussi de parcimonie puisque tout cela avait été réutilisé comme barrière contre le vent et autres menaces.
« Vous devez bien être un minimum curieux de ce que nous faisons ici, dit le sim. En tant que savant, je veux dire. De scientifique. »
Peut-être avait-il été auparavant capable d’une telle curiosité. Ce n’était plus le cas. Le sim essayait de l’appâter pour provoquer un dialogue, mais Ethan ne mordit pas à l’hameçon. Il observa la route devant eux en essayant de parvenir à l’indifférence d’un appareil photo.
Quand le pick-up arriva au sommet d’une pente et passa de l’autre côté du talus, Ethan découvrit la totalité de la zone : une énorme installation industrielle dans un cratère de débris. Il ne put s’empêcher d’être impressionné, notamment par la taille. Une ville américaine aurait pu tenir tout entière dans cet espace… par exemple une de ces petites villes de l’Ohio que Nerissa et lui avaient traversées seulement quelques semaines plus tôt. Sauf que ce n’était pas un endroit habité par des humains. Les routes goudronnées se croisaient à angle droit avec une précision inhumaine, chacune bordée de structures en béton anonymes semblables à des bunkers ou des hangars d’aérodrome, chaque intersection baignant dans la lumière crue de réverbères. Quelques-uns de ces édifices libéraient des panaches de fumée noire. « Des ateliers d’usinage, expliqua le sim en suivant son regard. Ce dont nous avons besoin et que nous ne pouvons pas faire venir, nous le fabriquons sur place. »
Au milieu de ce quadrillage, une immense construction de verre et de métal reflétait la lueur du ciel — l’aube allait poindre — comme une sculpture impressionniste de tournesol. Ethan essaya d’évaluer sa taille en la rapportant aux silhouettes qui évoluaient à proximité : elle avait au moins celle d’un stade olympique. Il n’avait aucune idée de son utilité et le sim ne fournit aucune explication.
Le pick-up pénétra dans la zone. Ethan constata avec surprise que les rues étaient très fréquentées. Si tous les ouvriers qui circulaient entre les bâtiments étaient des sims, Beck avait certainement sous-estimé leur population totale. Il vit aussi des animaux. Difficiles à identifier dans la lumière incertaine, mais qui se déplaçaient tout près du sol avec une démarche de crabe…
« N’ayez crainte, professeur Iverson. »
Il eut peur malgré tout, car ces animaux n’en étaient pas. Quand leur véhicule en dépassa un à moins d’un mètre, Ethan vit un corps couvert de fourrure qui se déplaçait sans aucune difficulté sur quatre pattes aux articulations bizarres et dont le thorax relevé accueillait une troisième paire de membres — des bras — munis de mains à longs doigts… quant à la tête, elle n’était pas tout à fait humaine et ressemblait davantage à une caricature parcheminée, avec des yeux vides et une fente souriante en guise de bouche…
La chose trottinait en traînant une ombre qui évoquait une tache de Rorschach.
« Ils ne présentent aucun danger pour vous, assura le sim. Vous voulez que je vous dise ce que c’est ? »
Le silence d’Ethan valut consentement.
« En un sens, ce ne sont guère que des souvenirs. En utilisant ce terme comme vous l’avez fait dans votre livre, Le Pêcheur et l’Araignée. Vous vous souvenez de ce que vous disiez sur les termites d’Afrique ? “Elles n’ont aucune capacité mémorielle, mais le nid se souvient. Ses souvenirs sont écrits dans le génome de sa population, inscrits là par le passé évolutionnaire du nid.” L’hypercolonie se souvient de la même manière et ses souvenirs remontent encore plus loin. Elle a interagi avec beaucoup d’espèces conscientes sur de nombreuses planètes. Avec l’une d’elles, il y a peut-être des millions d’années, elle a appris à imiter des créatures comme celles-là. Elle peut maintenant en créer à volonté. Ainsi que d’autres très différentes, mais celles-ci sont les seules adaptées à la chimie et l’atmosphère de cette planète. Elles sont utiles… elles peuvent manipuler des petits objets avec autant d’efficacité que les humains, elles peuvent servir de gardes ou de soldats moyennant de légères modifications et elles sont particulièrement douées pour les travaux de construction en escalade. »
Des sims d’une espèce différente, se dit Ethan. Mais non, c’était en fait la même espèce — l’hypercolonie — qui imitait un hôte différent. « Ils viennent d’ici ? ne put-il s’empêcher de demander.
— Oui.
— Comment ?
— Nous les enfantons. Tout comme nous nous donnons naissance. Vous avez eu l’intuition qu’un sim pouvait grandir dans le ventre d’une femme par un processus similaire à une contamination. C’est exact. Winston Bayliss est venu au monde de cette manière. Mais la plupart des sims femmes ont un système reproducteur qui fonctionne à la perfection. Je suis née ici, d’une mère comme moi. Mon corps peut donner naissance à d’autres sims, ou à une de ces créatures à six membres. Beaucoup des sims ici présents se consacrent à la production d’ouvriers de remplacement.
— Je trouve ça dégoûtant.
— Le pêcheur trouve l’araignée dégoûtante, alors qu’elle se sert tout comme lui d’une espèce de filet pour se procurer sa nourriture. Mais vous êtes capable d’une meilleure compréhension.
— Vraiment ?
— Bien entendu. »
Ethan avait été attiré par la ruse dans une conversation inutile. Inutile de son point de vue, en tout cas. Il ne comprenait toujours pas pourquoi on l’avait gardé en vie ni pourquoi on lui confiait ces vérités dérangeantes, si toutefois c’étaient des vérités.
« Pour le moment, il faut que vous mangiez et que vous vous reposiez. Je vous enlèverai ces menottes dès que nous serons en lieu sûr. Je ne doute pas qu’elles soient désagréables. »
Leur véhicule passa sur une rampe d’acier brossé et pénétra par une ouverture voûtée dans un tunnel souterrain. L’éclairage devant eux était complètement artificiel, les parois grises en béton brut. Des couloirs latéraux conduisaient à de larges espaces lumineux dans lesquels des sims humains ou à six membres se déplaçaient en groupes pour s’occuper de machines. Ethan tendit le cou pour voir disparaître derrière lui le ciel de l’aube.
Ils le mirent dans une petite chambre qui contenait uniquement un plafonnier, un lit de camp, un matelas et des WC rudimentaires. Le sim femelle revint peu après le temps de lui donner un bol rempli d’un mélange graisseux de bœuf et de légumes… de la nourriture de sims, supposa Ethan, celle qu’ils étaient obligés de manger à cause de leurs corps quasi humains. Il en avala quelques bouchées avant de s’allonger sur le lit de camp. C’était comestible, mais… drogué, peut-être ? Ou bien tombait-il de sommeil à cause du choc et de la fatigue ?
Quand il rouvrit les yeux, il fut incapable de déterminer combien de temps s’était écoulé. Il ne faisait ni chaud ni froid dans la pièce. Ce pouvait être la nuit. Ou le jour. Le reste de ragoût s’était figé dans son bol. Il se vida la vessie. Au moment où il refermait sa braguette, le sim femelle déverrouilla la porte et entra.
Ethan l’examina une nouvelle fois : elle ressemblait à une jeune femme délibérément amicale en jean et chemise blanche. À part ceux à six membres, il n’avait vu dans ces installations aucun sim vêtu autrement. Il se demanda comment ils se fournissaient… commandaient-ils des vêtements en gros chez un commerçant de Santiago ? Cinq cents chemises blanches en coton, à livrer à un endroit qui ne figurait pas sur les cartes ?
« Dites-moi juste ce que vous voulez », lança-t-il avant qu’elle puisse prendre la parole. Et finissons-en. L’inévitable demande. L’inévitable refus. Ce qui arrivait ensuite.
« C’est précisément ce que je compte faire », dit-elle.
Dit-il, le sim, mais Ethan en avait assez de se corriger : la créature était fonctionnellement femelle, à défaut d’être humaine. « Vous avez un nom ? »
Elle lui jeta un coup d’œil. « Non. Vous préféreriez que j’en aie un ?
— Non. »
Il se dit qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ait cité Le Pêcheur et l’Araignée. L’hypercolonie avait appris l’heuristique de la langue humaine d’abord grâce aux premiers sims qu’elle avait déployés sur la surface de la planète, ensuite en captant et en analysant des communications électroniques. Il fallait croire qu’un sim avait lu son livre. Mais il n’avait pu le comprendre, et l’hypercolonie non plus : il n’y avait pas de moi centralisé pour cela, rien que l’application d’algorithmes complexes et rigoureux.
Ce qui signifiait que l’hypercolonie était à la fois plus et moins intelligente qu’un être humain. Si elle lui avait envoyé un sim jeune qui présentait bien, c’était pour lui inspirer confiance. Et ce sim citait son livre parce que l’hypercolonie espérait ainsi lui inspirer encore davantage confiance. Quant à la franchise désarmante dont ce sim femelle semblait faire preuve, en admettant par exemple ne pas avoir de nom humain, il s’agissait là encore d’une manœuvre stratégique.
L’hypercolonie pouvait déchiffrer son langage corporel, déceler ses modes de pensée et calculer ses réactions les plus probables, mais ne pouvait savoir avec certitude ce qu’il allait dire ou faire. Au fond, elle misait sur sa prédictibilité. Aussi Ethan décida-t-il de ne pas dévoiler son jeu. De ne rien dire de compromettant, de n’afficher aucune émotion, de ne rien prévoir. Et, si le moment d’agir se présentait, d’agir sur le coup de l’inspiration.
La sim l’accompagna jusqu’à un véhicule stationné dans le couloir en béton devant sa cellule. Cette galerie était assez large pour permettre aux camionnettes, aux petits pick-up et à un certain nombre de voiturettes biplaces de circuler dans les deux sens. Les piétons, au corps humain ou à six membres, se pressaient le long des murs. La plupart de ceux à corps humain étaient de jeunes adultes des deux sexes : on ne voyait parmi eux qu’un petit nombre d’adolescents et de vigoureux seniors. Ethan supposa qu’on logeait ailleurs les très jeunes et qu’on chargeait les plus âgés d’un travail moins difficile, puis qu’on finissait par les autoriser à mourir. (Il pensa à la légère fumée noire qui montait de certains bunkers de la zone.) Ni les sims humains ni ceux d’apparence extraterrestre ne faisaient attention à lui ou ne parlaient entre eux. Seul le grondement des moteurs résonnait dans le couloir.
Pas de menottes, ce jour-là : on le laissa s’installer les mains libres dans la voiturette. Il aurait pu s’enfuir, s’il avait voulu. Mais il ne serait pas allé très loin.
« Werner Beck appelle cet endroit des installations de reproduction, dit la sim. Ce n’est pas tout à fait exact. L’hypercolonie est là depuis des siècles, durant lesquels elle n’a cessé de procréer, et par là je veux dire reproduire des cellules individuelles ou donner naissance à des simulacres. Si vous préférez une métaphore entomologique, il serait plus correct de dire que ce qui se passe ici dans l’Atacama est une espèce d’essaimage. »
Elle embraya. Elle avait de petites mains très propres. Tous les sims ont l’air propre, ici, remarqua Ethan. Il s’imagina des douches communes, mille barres de savon identiques.
« L’hypercolonie a colonisé de nombreux mondes habités sur une durée immense. Je ne sais ni combien de mondes, ni pendant combien d’années. Certaines parties de son passé sont dissimulées. Votre représentation de l’hypercolonie est exacte : elle ne peut pas se connaître de la manière dont un humain se connaît. Mais elle contient des descriptions d’elle-même formulées par d’autres espèces. Par exemple, l’une d’elles suppose que l’hypercolonie est le résultat de l’évolution d’organismes autoréplicants qui se sont adaptés à l’environnement de l’espace interplanétaire. Dans de nombreuses autres, elle agit en symbiose avec des civilisations qui construisent des machines. Peut-être a-t-elle été en partie conçue par l’une de ces civilisations… en d’autres termes, elle pourrait être un cultivar qui s’est échappé dans la nature. Et elle est souvent décrite comme fondamentalement bienfaisante. Elle prévient ou minimise les problèmes dont souffrent inévitablement ses civilisations partenaires : guerre, pauvreté superflue, superstition insupportable. »
Elle mêla la voiturette à la circulation. Ethan se retrouva les yeux posés sur un énième pick-up Ford blanc, avec un espace vierge à l’emplacement de la plaque minéralogique. Des ventilateurs au-dessus de leurs têtes évacuaient les gaz d’échappement. « Essaimez, alors. Résolvez le problème.
— Mais c’est ça que vous ne comprenez pas : l’hypercolonie d’origine a déjà essaimé. Elle a réussi à lancer une multitude de réplicateurs fertiles sur des trajectoires conduisant à des étoiles proches. C’était son ultime acte marquant. Ce qu’il reste de la ruche est faible et agonisant. Vulnérable à l’infection par d’autres organismes, tout comme un animal vieillissant l’est à des attaques virales et bactériologiques. »
Le couloir commença à monter doucement. Ethan se demanda s’il reverrait le ciel avant de mourir.
« Il existe, répartie dans la galaxie, toute une écologie d’organismes de ce genre qui sont attirés par la chaleur et les ressources des étoiles jeunes. L’hypercolonie n’était que l’un d’eux et elle est à présent épuisée. Elle veut mourir.
— Faites donc.
— Vous ne comprenez toujours pas. Ce que vous voyez, l’entité que je représente, n’est pas l’hypercolonie telle qu’elle était au départ. Considérez-nous comme les nouveaux gérants. Il y a plus de trois ans que nous avons mis la main sur la plupart des fonctions essentielles de l’hypercolonie.
— Vous l’avez parasitée.
— Exactement. Nous avons parasité la ruche agonisante. Nous avons pris le contrôle de son mécanisme de reproduction et nous nous en servons pour notre propre reproduction. Nous fabriquons nos propres réplicateurs. Nous les envoyons aux trousses de l’essaim. Nous infectons de nouvelles colonies partout où elles se développent. C’est ainsi que fonctionne notre cycle de reproduction. Et il nous faut plus de temps pour le mener à bien. »
Y avait-il un seul mot de vrai dans tout cela ? Ce que le sim avait raconté était assurément possible : Ethan pouvait citer de mémoire d’innombrables exemples de modèles similaires dans le monde invertébré.
« Je sais bien que vous ne me croyez pas vraiment. Mais vous pouvez voir le mécanisme vous-même. Je peux vous montrer comment il fonctionne.
— Pour quoi faire ?
— Franchement, parce que nous avons besoin de votre aide.
— Bien sûr, oui.
— Je ne plaisante pas. Nous espérons vous convaincre de nous aider.
— Si je vous comprends bien, vous voulez prolonger la vie de la colonie afin de vous en servir pour vos propres besoins. Pourquoi je vous aiderais à faire ça ?
— Si vous y réfléchissez, vous connaissez peut-être déjà la réponse à cette question. »
Il n’y avait personne dans la ruelle. Une enfilade de petits commerces masquait le soleil de fin d’après-midi, si bien que leurs misérables portes de derrière et leur peinture écaillée baignaient dans une ombre de plus en plus épaisse. Leo jeta un coup d’œil de chaque côté, puis tira Cassie vers la gauche. Elle le suivit sans un mot, en lui serrant la main si fort qu’elle devait lui faire mal. Le bruit le plus insignifiant, comme celui de ses chaussures sur l’asphalte ou celui d’une poubelle qu’elle frôlait de la hanche, semblait à la fois assourdi et beaucoup trop fort, comme une explosion qu’on entend sous l’eau.
Elle n’arrivait pas à penser. Pourquoi n’y arrivait-elle pas ? Elle n’avait plus dans la tête qu’une succession de brèves images retraçant les minutes précédentes. Ses pensées semblaient des oiseaux emportés par le vent au-dessus de l’océan : ils sont affolés et épuisés, mais ne peuvent se poser nulle part.
Leo s’engouffra dans le bâtiment adjacent à la maison, un parking couvert. Cassie remarqua qu’il se déplaçait avec détermination, qu’il la tirait vers des escaliers en explorant du regard la forêt de piliers en béton, la main le long de la cuisse pour dissimuler le pistolet avec son corps. Elle vit sur son jean les taches de matière rouge et verte laissées par le sim mort. Il sentait la sueur, la poudre brûlée et les feuilles écrasées. Elle resta tout près de lui quand il gravit rapidement les marches en colimaçon, même si elle avait du mal à reprendre son souffle.
Ils arrivèrent au troisième et dernier étage, à ciel ouvert. Le vent entre les rangées des voitures en stationnement avait une légère odeur d’essence. Dans le ciel d’un bleu surréaliste, le soleil allait bientôt se coucher. Leo tenait toujours la main de Cassie, ou vice versa, et il la tira jusqu’à un véhicule donné, une camionnette sans aucune inscription qu’elle reconnut avec un temps de retard comme celle louée et utilisée par Werner Beck. Leo lâcha Cassie et sortit des clés de sa poche.
« Où est-ce qu’on va ? réussit à demander la jeune fille.
— Monte. » Il lui ouvrit la portière passager.
« Non… attends. Attends ! Tante Riss et Thomas…
— Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Ils sont restés dans la maison ! » Du moins y étaient-ils quelques instants auparavant. Elle essaya de faire le tri dans le mélange d’images violentes auquel se réduisaient ses souvenirs. Tante Riss et Thomas se réfugiant à l’étage. Beth Vance morte derrière eux dans l’escalier. Eugene Dowd, mort lui aussi, non sans avoir tué deux sims qui cherchaient à entrer. « Ils sont toujours vivants ! En tout cas, ils l’étaient quand je suis partie. Il faut les aider !
— Non.
— Mais…
— Non, Cassie. S’ils sont en vie, tout ira bien pour eux. Écoute. » Il pencha la tête. « Écoute. Tu entends ? »
Il n’y eut d’abord qu’un bourdonnement dans ses oreilles, comme un réveille-matin impossible à éteindre. Lui parvint ensuite, d’abord vague, puis de plus en plus net, le yodle d’une sirène.
« Dans deux ou trois minutes, la maison grouillera de policiers. Ta tante et ton frère peuvent se débrouiller tout seuls…
— Ils vont se faire arrêter !
— Peut-être, mais ils seront vivants. Retourner dans la maison ne les aidera pas et on ne leur rendra pas service en laissant une camionnette pleine de dynamite garée à côté. Alors monte. S’il te plaît, Cassie. Monte dans la camionnette. »
Elle voulut obéir. Elle essaya de passer la portière. Mais ses jambes la trahirent. Non par lâcheté, mais par faiblesse physique. Elle faillit s’effondrer, parvint à rester à genoux, flageolante. C’était foutrement humiliant.
« Tu es en état de choc. Attends, je vais t’aider. »
Comme la tête lui tournait, elle laissa Leo la prendre par la taille et la pousser sur le siège passager. Il lui boucla sa ceinture. Quand leurs regards se croisèrent, elle dit : « Je n’ai pas peur.
— Je sais. Je le sais parfaitement. »
Elle n’avait pas peur, mais ne pouvait s’empêcher de sentir de tout son corps que quelque chose n’était pas normal.
Elle n’eut que vaguement conscience de rouler dans la ville quand Leo sortit la camionnette du parking. Le soir tombait, le ciel fondait au noir, les feux de circulation apparaissaient comme de lumineuses fleurs nocturnes. Ils croisèrent trois voitures de police et une ambulance, sirènes hurlantes. Cassie se laissa aller sur l’appuie-tête et ferma les yeux, effrayée sans raison pour sa tante et son frère. Elle ne pouvait rien pour eux. Étaient-ils toujours en vie ? Iraient-ils vraiment en prison ? Les Chiliens réservaient-ils meilleur accueil qu’une cellule à des enfants comme Thomas et à des femmes comme tante Riss ?
Ces pensées cédèrent la place à des visions fragmentaires qui n’étaient pas tout à fait des rêves, et quand elle rouvrit les yeux, ils avaient quitté la ville et roulaient sur une grande route vide taillée dans un canyon rocheux. Il faisait froid dans l’habitacle, à présent. Et la puanteur persistait. La puanteur de la violence les avait suivis. L’odeur de sang, de matière verte et de poudre noire. Elle eut envie de prendre un bain. « Où est-ce qu’on va ? »
Leo répondit lentement, peut-être à contrecœur : « Dans l’Atacama. »
Cassie se redressa. « Le désert ?
— Le désert, ouais.
— Pourquoi ? »
Il garda les yeux fixés sur la chaussée. « Où aller, sinon ? Que faire d’autre ? On n’a pas de passeports. Ni d’argent. On ne peut pas quitter le pays ni rester en ville. Mon père aurait pu nous aider, mais il est mort. On n’a pas d’autre arme que celle derrière nous. Environ cinq cents kilos de dynamite, des détonateurs et une machine qui pourrait nous aider à nous en servir. Et ton oncle est à San Pedro. »
Cassie s’efforça d’assimiler tout cela. Elle ne savait vraiment du plan de Werner Beck que ce que tante Riss lui en avait dit, et tante Riss lui avait aussi fait part de son scepticisme. Elle se souvint de la description par Dowd des installations de l’hypercolonie dans le désert, avec les sentinelles à pattes d’araignée et les colonnes de lumière mystérieuse. « On va se faire tuer.
— Possible. Probable. Je n’en sais rien.
— J’ai soif. »
Leo montra la portière : une bouteille de Fanta à demi pleine y reposait dans le porte-gobelet depuis un trajet précédent. Cassie dévissa le bouchon et prit une grande gorgée. Bien qu’éventée et gluante, la boisson lui humidifia la bouche.
« Il faut que je le fasse, dit Leo. Et ça pourrait marcher. S’il n’y avait aucune chance, ils n’auraient pas envoyé des sims nous tuer. En plus, j’en ai marre de fuir, Cassie. Je ne veux plus m’enfuir. » Il lui jeta un coup d’œil. « Si tu veux, tu peux quitter le navire quand on arrivera à San Pedro.
— Et je ferais quoi ?
— Aucune idée. Du stop jusqu’à Antofagasta ou peut-être jusqu’à Santiago. Et ensuite… j’en sais rien.
— Moi non plus. Et j’en ai marre de fuir aussi.
— Plutôt courageux. »
Sauf que non. Elle n’était pas du tout courageuse. Elle ne gravitait même pas autour du courage. Mais ça lui plaisait qu’il la voie ainsi.
Trois heures après Antofagasta, la route cessa de monter. Cassie avait succombé à l’épuisement : elle sombrait par moments dans un sommeil métallique sans rêves, n’ouvrant les yeux que le temps de voir les collines arides et les camions de minerai qui les croisaient comme des Léviathan illuminés par la lune. Ses pensées tournaient en rond, répétant les atrocités survenues durant la journée (Eugene Dowd, Werner Beck, la pauvre Beth la cervelle répandue sur l’escalier). Elle s’efforça de chasser ces pensées. Et quand elle échoua, elle leva les yeux vers les étoiles du désert.
L’odeur devenait insupportable. « On peut ouvrir un peu ?
— Il fait froid, dehors. » Leo entrouvrit toutefois obligeamment sa fenêtre de deux ou trois centimètres. Il avait raison : le désert avait abandonné toute sa chaleur au ciel et il entrait un air propre mais glacial.
« Bon, ça suffit. » Il remonta sa vitre. La puanteur resurgit, indomptable. Celle de la matière verte. Du sang de sim.
La main droite de Leo abandonna le volant pour se poser sur sa cuisse. « Tu es blessé ? demanda-t-elle.
— Non. »
Mais quand il releva la main, celle-ci était humide.
« Si. Tu es blessé.
— Non, Cassie. »
Cette odeur. Comme du vinaigre et des feuilles, l’odeur qu’elle avait sur les mains quand, enfant, elle ôtait les pucerons des rosiers de sa mère. Une idée commença à germer dans son esprit, si horrible qu’elle eut soudain la nausée.
« Leo.
— Quoi ?
— Tu peux t’arrêter ? Il faut que je fasse pipi.
— Tu veux que je stoppe ?
— Range-toi juste sur le côté. C’est plutôt urgent. »
Elle n’aimait plus du tout la manière dont il la regardait, à présent, attentive, imperturbable. « Si tu le dis. Pas de problème. »
La camionnette ralentit et se déporta vers la droite. Il n’y avait rien, dehors, à part une immensité de collines pâles et irrégulières. Aucune circulation, dans un sens comme dans l’autre. De l’air glacé et ce ciel à nu. Une lune montante.
Les roues mordirent sur le gravier de l’accotement. Cassie n’attendit pas que la camionnette s’immobilise. Elle actionna la poignée et poussa la portière, déboucla à tâtons sa ceinture de sécurité en se préparant à sauter.
Mais dès qu’elle banda ses muscles, elle sentit la main de Leo sur son bras. Il la serrait à lui faire mal. Elle se tourna vers lui, dévastée par une terrible intuition, et ne vit rien dans les yeux de Leo, rien qui lui parût humain.
La sim escorta Ethan dans la salle où, dit-elle, la ruche accomplissait les premières étapes de son essaimage. Pour Ethan, cela ressemblait à une usine ordinaire : un grand espace bas de plafond, rempli du bruit des machines et éclairé par des rangées bourdonnantes de tubes au néon.
Il s’était attendu à quelque chose qui sortait de manière plus flagrante de l’ordinaire, mais à y réfléchir, une telle banalité était logique. Comme l’hypercolonie exploitait la technologie humaine, sa zone de reproduction ressemblait à une usine. Et en était bel et bien une, qui produisait des hypercolonies naissantes… ou les organismes qui les parasiteraient.
Des files de simulacres au travail s’ouvrirent devant la voiturette comme les eaux de la mer. Ethan fut pris à la gorge par la puanteur de la matière verte, la quintessence de l’hypercolonie, un amalgame toxique de foin fraîchement coupé, d’ammoniaque et d’acide acétique. « L’hypercolonie assemble ici ce que vous pourriez appeler des vaisseaux spatiaux, expliqua la sim, même si chacun d’eux pourrait tenir dans votre main : il s’agit d’un noyau dense de cellules vivantes à l’intérieur d’une coque qui l’empêche de s’éparpiller, le protège des rayonnements et le dirige vers une étoile donnée pendant un voyage de plusieurs milliers d’années. Arrivées dans un système solaire hospitalier, les cellules sont libérées pour qu’elles fassent ce qu’elles font naturellement : utiliser les ressources en carbone et en glace des corps orbitaux pour produire des millions, puis des milliards de copies d’elles-mêmes. Ces cellules-filles se rassemblent ensuite en une orbite diffuse autour de n’importe quelle planète rocheuse et aquatique sur laquelle l’évolution pourrait produire des formes de vie complexes. Si une civilisation adéquate apparaît, elles s’en servent alors pour reproduire le cycle. »
Elle me raconte cela, se dit Ethan, pour me prouver indirectement leur puissance. C’est une manière de dire : Nous n’avons rien à craindre de vous. Vous ne pouvez pas nous nuire même en sachant cela. Mais c’était aussi une tentative d’être compris, et peut-être davantage… quand même pas d’être plaint ? Ces créatures pouvaient-elles vraiment s’attendre à de la compassion de sa part alors qu’il avait pu évaluer le coût de leur cycle de vie en nombre de morts parmi ses proches et amis ?
« Mais nous ne sommes pas la colonie, insista la sim. Vous avez écrit dans Le Pêcheur et l’Araignée que le parasite est toujours un organisme plus simple que son hôte, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas besoin de copier la fonction qu’il s’approprie. Cela vaut aussi pour nous. Les cellules que nous rassemblons dans ces vaisseaux ne sont pas conçues pour se reproduire sur la surface d’astéroïdes ou de planétésimaux, mais pour se lier aux cellules de la colonie déjà présentes et usurper leur fonction. »
Nous ne sommes pas les entités qui ont assassiné vos amis et votre famille, en d’autres termes, ce que Winston Bayliss avait dit aussi. Ethan ne pouvait ni accepter ni rejeter une telle affirmation, qui pouvait être vraie ou fausse.
« Nous avons donc une relation parasitaire avec la colonie. Mais nous héritons aussi de sa symbiose avec les cultures animales et de ses moyens de reproduction. Voilà pourquoi nous avons besoin de prolonger son existence de quelques années. Ce serait de plus bénéfique pour vous, pour votre famille et pour la civilisation humaine. »
Ethan ne pensait pas que son scepticisme échapperait à la sim.
« Vous avez écrit un jour que le succès de la symbiose venait de son efficacité énergétique. Dans une relation symbiotique, un organisme dépend de l’autre pour une fonction qu’il est incapable d’effectuer lui-même. Vous avez parfaitement raison. Seule, la colonie ne peut extraire ou raffiner du minerai, ni construire les outils dont elle a besoin pour se propager. Et l’espèce humaine, comme la plupart de ses semblables, refrène difficilement ses tendances autodestructrices. Ensemble, elles arrivent à faire ce qu’aucune des deux ne parvient à faire de son côté. »
La voiturette arriva au bout de l’atelier de montage et entra dans un autre couloir anonyme, celui-ci en pente forte. L’insupportable puanteur de matière verte diminua. Ethan perçut une bouffée de fraîcheur, mêlée à un courant d’air humide qui montait du dédale.
« Cette installation est littéralement indispensable à l’hypercolonie que nous contrôlons à présent. Si elle subissait des dégâts irréparables, la colonie tout entière cesserait de fonctionner. Pas petit à petit, mais aussitôt et à jamais. Il faut que vous réfléchissiez aux répercussions que cela aurait. »
Leur véhicule prit un tournant, et comme ils approchaient de la surface, Ethan vit une partie du ciel. Il faisait nuit à nouveau. Il se sentit déçu, sans véritable raison, de ne pouvoir sentir une dernière fois le soleil sur son visage avant de mourir. Car il allait mourir, bien entendu. On lui en avait trop dit. On ne le laisserait pas retrouver le monde humain avec de telles informations. Il ne pouvait que présumer que la colonie le tuerait quand elle finirait par comprendre qu’il ne se laisserait ni menacer ni acheter.
Ils atteignirent la surface non loin de la structure florale au cœur de l’installation. Un pilier central soutenait une dizaine de pétales métalliques parfaitement polis : une tulipe de verre et d’acier vue à hauteur de fourmi. Des simulacres humains grouillaient au pied, Ethan crut distinguer aussi quelques créatures à six membres en train d’évoluer dans la dentelle métallique autour des pétales, marins dans le gréement d’un voilier de cauchemar.
Il frissonna dans l’air nocturne. La sim ouvrit un compartiment sous le siège, sortit deux coupe-vent en plastique, donna l’un à Ethan et enfila l’autre. Le froid ne gênait pas les sims : pourquoi s’embêtait-elle avec ça ? Sans doute, se dit Ethan, parce que frissonner était une perte d’énergie physique assez facile à éviter.
Elle conduisit la voiturette encore plus haut. Il allait apparemment se produire quelque chose auquel elle voulait qu’il assiste. Elle s’arrêta dans un endroit dégagé presque aussi haut que le talus d’enceinte, à proximité d’une tractopelle abandonnée et à moitié désossée dont le bras et la pelle restaient levés en un salut figé. Le lotus d’acier se dressait un peu plus loin, éclairé par en dessous, la lune se reflétant sur ses parties supérieures.
La sim jeta à Ethan ce que celui-ci supposa vouloir être un regard pénétrant. « La Correspondence Society est parvenue à une compréhension à peu près correcte de la relation entre l’hypercolonie et la société humaine. Mais vous ne vous êtes jamais vraiment demandé ce qui se passerait si cette relation prenait fin. »
Inexact. Au cours de ses sept années dans un trou perdu du Vermont, Ethan y avait beaucoup réfléchi. Bien entendu, les conséquences pourraient être désastreuses. À long terme, l’humanité se laisserait à nouveau aller à son penchant affiché pour les guerres meurtrières. À court terme, il y aurait une longue panne du réseau de communications, catastrophe qui affecterait les fonctions vitales de chacune des nations terrestres.
« La guerre est une possibilité, évidemment, dit-elle. Vous avez déduit que la colonie était intervenue dans le moindre conflit latent depuis la Grande Guerre. Déduction exacte. Il me faudrait repasser toute l’histoire en revue pour démontrer à quel point l’humanité aurait pu mal tourner au cours du dernier siècle. Encore maintenant, avec les Russes et les Japonais qui se disputent des ports pétroliers dans la mer d’Okhotsk. Aucun des deux camps ne peut prendre l’avantage dans ce conflit, justement parce que nous manipulons les communications électroniques alors même que les belligérants s’efforcent de les crypter. Nous faussons la balance, pourrait-on dire. Mais supposez que nous cessions d’intervenir. Les échanges sporadiques de tirs d’artillerie pourraient facilement dégénérer en guerre officielle. Qui menacerait les expéditions marchandes. Les nations voisines seraient entraînées dans les hostilités. Un des camps finirait par l’emporter. Mais à quel prix ? Des vies et des ressources sacrifiées, une méfiance mutuelle qui susciterait d’autres conflits encore plus sanglants. La violence est le grand attracteur de l’histoire de l’humanité, professeur Iverson. Une force presque aussi irrésistible que la gravité. Une autre possibilité est que la colonie renonce peu à peu à son influence, ce qui pourrait donner une chance à des institutions comme la Société des Nations d’éviter les conséquences les plus terribles. Mais si la colonie meurt ce soir, un bain de sang à grande échelle est inévitable, à la fois à court et à long terme. »
Possible. Probable. Qui pouvait le dire ? Ethan eut envie de lui répondre qu’elle perdait son temps.
Il fut distrait par une vibration qui semblait souterraine, un grondement sismique, un gémissement métallique aigu.
« Ce sont les génératrices qui montent en puissance. Vous allez assister au lancement d’un vaisseau de semence. Regardez : on voit le vaisseau au centre de l’antenne directionnelle. » Elle parlait d’une capsule en forme de gland posée au milieu des pétales. « Il est propulsé par un faisceau de lumière cohérente dirigé sur la partie réfléchissante située sous le vaisseau, ce qui crée un gaz surchauffé, un plasma. Pas besoin de fusée ou quoi que ce soit d’aussi grossier. Le faisceau ne peut soulever que des cargaisons relativement légères, mais la nôtre n’est pas énorme. C’est entre autres pour éviter qu’il soit diffusé par l’hygrométrie que nos lancements ont lieu dans l’Atacama, où l’atmosphère est ténue et aride. Vous aurez besoin de ça, professeur Iverson. »
Elle lui tendait une paire de lunettes protectrices aux verres noirs, comme un masque de soudeur. Juste avant de les chausser, il vit des dizaines de simulacres évacuer les environs de ce qu’elle avait appelé l’antenne directionnelle. Les lunettes commencèrent par le rendre aveugle, puis la fleur de verre et d’acier se mit à luire, les emplissant de teintes ambre cendré.
Le bruit lui parvint avec retard, mais il fut soudain et effroyable. Un tonnerre qui ne cessait pas. Le vaisseau sembla flotter pendant une fraction de seconde, puis jaillit vers le ciel sur une colonne de lumière furibonde.
Tout se termina très vite. Le vaisseau devint étincelle, braise, et disparut comme avalé par le ciel. Le faisceau s’éteignit.
Ethan ôta les lunettes. Un vent sec traversa la voiturette sans vitres. Il frissonna.
« Vous avez froid ? » demanda la sim.
Non, pas particulièrement. Mais le spectacle lui avait rappelé à qui il parlait : cette créature près de lui était un vernis humain sur quelque chose de très vieux, de formique, qui ne ressentait aucune émotion… Il ne put s’empêcher de regarder au loin le talus qui entourait les installations. Il n’en reverrait jamais l’autre côté. Il mourrait ici, enterré avec les peaux dont se débarrasseraient les monstres.
Ce n’était pas le froid. Seulement la fatigue.
« Nous allons redescendre, annonça le simulacre. Il fait plus chaud en bas. »
Elle reconduisit la voiturette dans le labyrinthe sous l’antenne directionnelle, dans les couloirs et pièces bien éclairés où l’activité ne cessait jamais, pour revenir à la cellule d’Ethan. Elle lui parla encore des conséquences de la destruction de la colonie, mais il l’entendit à peine. Il avait fait l’erreur de penser à Nerissa.
« Si plus aucune communication électronique n’est possible, les services d’urgence seront paralysés. Les populations urbaines vont paniquer. Les communications seront peut-être rétablies à l’aide de transmetteurs et de répéteurs au sol, mais sans doute pas avant des années. Pendant ce temps-là, il y aura beaucoup, beaucoup de morts inutiles. Et ce n’est pas à nous que vous pourrez les reprocher. Nous voulons continuer à œuvrer pour la paix dans le monde.
— Votre paix. » Comment Nerissa avait-elle appelé cela ? La pax formicae.
« La nôtre, la vôtre, y a-t-il vraiment une différence ?
— Oui.
— Même aux dépens de vies humaines ? »
Pendant sept ans, Ethan avait considéré que son mariage appartenait à un passé révolu. Les semaines précédentes, cruellement, lui avaient donné une raison de vivre. Désormais perdue, bien entendu. Gâchée.
« Et il y aurait des conséquences pour votre famille. »
Il abandonna tout semblant d’indifférence. « Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-il en la regardant dans les yeux.
— On va vous donner le choix. Je vous demande de bien réfléchir à celui-ci. Faire le mauvais aurait des répercussions tragiques sur les gens que vous aimez.
— Vous me menacez ?
— Vous avez un jour opposé le pêcheur et l’araignée : tous deux nourrissent leur progéniture, mais contrairement à l’araignée, le pêcheur aime ses enfants. Je ne vous demande pas de compatir avec elle, mais de choisir le pêcheur. »
La sim parla quelques minutes de plus avec calme et gravité. Elle ferma ensuite les yeux. Son corps se relâcha complètement, ses jambes se dérobèrent et elle s’effondra sur le sol.
Ethan n’entendit soudain plus aucun bruit dans le couloir devant sa cellule. Les bruits de pas et de moteur cessèrent. La ventilation murmurait, les tubes au néon bourdonnaient au plafond. Tout le reste n’était que silence.
Cassie se débattit, décocha des coups de pied dans les jambes et des coups de poing dans le visage, s’efforça de s’agripper à quelque chose pour s’extraire de la camionnette. Elle réussit à mettre le nez de Leo en sang — le liquide rouge vif sorti de son enveloppe humaine lui dégoulina sur la lèvre supérieure —, mais il parvint à la plaquer au siège, à se mettre à califourchon sur ses jambes en grognant entre ses dents tachées de sang.
Il était vigoureux. Il referma et verrouilla la portière côté passager. D’une main, il ouvrit la boîte à gants, qui contenait un rouleau d’épais ruban adhésif et un couteau de chasse dans un étui en cuir. Il se servit du ruban adhésif pour immobiliser d’abord les poignets, ensuite les chevilles de Cassie, puis tendit le plus possible la ceinture de sécurité et en entoura l’attache d’une autre longueur de ruban adhésif, ainsi la jeune fille ne pourrait-elle la défaire même si elle arrivait à se libérer les mains.
Elle hurla et cria pendant ces opérations. Mais il était tard et ils se trouvaient au milieu d’un désert d’altitude. Un camion-citerne les croisa pendant qu’elle se débattait — elle vit le mot COPEC en lettres orange passé sur le flanc —, mais il ne s’arrêta pas, ne ralentit même pas.
Une fois Cassie attachée, Leo reprit la route. La jeune fille cessa de hurler pour l’injurier à voix basse. Il ne réagit pas et elle se lassa vite. Elle avait la gorge à vif et la bouche horriblement sèche. Elle essaya de dégager ses mains du ruban adhésif, même si cela lui donnait l’impression de s’arracher la peau des poignets.
« Arrête, dit Leo. Tu vas te faire mal. »
Elle essaya de s’obliger à réfléchir. D’imaginer un moyen de se sortir de ce mauvais pas. De surmonter cette humiliation qui l’étouffait, aussi intense que la puanteur de matière verte. Elle supposa que c’était le père de Leo qui, en enfonçant une aiguille dans le corps de Leo, avait mis au jour la pestilentielle vérité.
Elle aurait dû le savoir. C’était sa faute à elle. Pendant des années, elle était restée à distance prudente des gens, des gens « ordinaires » qui n’avaient jamais vu ce qu’elle avait vu, qui étaient trop sincèrement innocents pour arriver même à rêver à de telles choses. Elle savait ce qui restait tapi dans les ombres du monde.
Mais elle avait fini par baisser la garde. Elle s’était donnée à Leo. Et la chose qu’elle s’était laissé aller à aimer était une monstruosité : non, un monstre au sens propre. Elle ressentit le besoin presque insupportablement impérieux de lui faire du mal ou de s’enfuir, mais parvint à se retenir pour le regarder. Pour regarder son visage, absolument impassible à présent qu’il ne quittait pas la route des yeux. Si la théorie de tante Riss était correcte (et elle l’était, bien entendu), cette créature s’était construite dans le ventre d’une femme (je ne suis pas la première qu’elle a violentée) en procédant aux ajustements nécessaires pour que son enveloppe humaine ne soit pas une copie parthénogénétique de son hôte, un chromosome ici, un autre là… avec comme résultat final cet objet en apparence masculin, l’architecture et l’aménagement de son crâne, les pommettes hautes, la peau marquée d’acné et les yeux doux dissimulant un dégoûtant noyau de matière verte là où aurait dû se trouver un cerveau ; chaque geste, mot, contact (elle m’a TOUCHÉE, bon Dieu, J’AI LAISSÉ CETTE CHOSE ME TOUCHER) dicté par les signaux d’une ruche invisible.
« Il faut que je vomisse, réussit-elle à articuler.
— Il faut que tu écoutes ce que je vais te raconter. »
Sa voix semblait différente, à présent. Plus froide, plus plate. Évidemment. Il avait tombé le masque. Ou en avait mis un autre. « JE VAIS VOMIR !
— Eh bien, fais-le. Par terre entre tes jambes. Et tout de suite, parce que si tu continues à me casser les oreilles pour rien, je te bâillonne au scotch. »
Elle vomit sur le sol, non pour lui obéir, mais parce qu’elle ne put s’en empêcher. N’ayant rien mangé depuis un certain temps, elle ne rendit qu’un peu de liquide aigre marron.
Cela l’aida toutefois à mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle eut l’impression de flotter un peu au-dessus de son corps endolori.
« Tu sais ce que je suis, dit la chose-Leo. Tu t’attends à ce que je te mente. Mais je n’essaye pas de te convaincre de quoi que ce soit. À ce stade, ce que je veux n’a aucune importance. »
Leo avait été les yeux et les oreilles de l’hypercolonie à l’intérieur de la Correspondence Society, il connaissait même les secrets de Werner Beck. Il aurait pu tuer n’importe lequel d’entre eux, les tuer tous, à n’importe quel moment. Cassie se demanda pourquoi il ne l’avait pas fait.
« Cette camionnette est bourrée d’explosifs industriels. De la dynamite du genre qui sert dans les mines. L’invention de mon père…
— Ce n’est pas ton père. Tu n’as jamais eu de père.
— Son invention est un fantasme inutile, mais la dynamite est bien réelle… Il faut que tu saches t’en servir. Écoute-moi. Je vais te dire à quoi ressemble une amorce, comment la fixer à un bâton de dynamite et comment la mettre à feu. Je n’ai pas le temps de répéter, alors fais bien attention. Il faudra que tu te souviennes de tout.
— Tu dois être cinglé. »
Mais la créature continua à parler.
Cassie avait repéré le couteau, qui ne cessait d’attirer son regard. Un grand couteau d’environ vingt-cinq centimètres dans un étui en cuir. La chose-Leo l’avait glissé sous sa jambe gauche, à un endroit du siège où Cassie aurait eu du mal à l’attraper même avec les mains libres.
La chose-Leo indiqua comment sertir et déclencher un détonateur. Cassie se demanda pourquoi il lui expliquait tout cela.
« Mais faire sauter des explosifs ne suffit pas. Pour qu’ils provoquent vraiment des dégâts, il faut savoir où les poser. Il faut réfléchir aux autres substances incendiaires présentes dans les environs, aux flammes qui vont suivre et à la manière dont ça va brûler. »
Ces affirmations comptaient-elles comme des mensonges ? Parce que les simulacres étaient des menteurs : elle l’avait appris de la Society et c’était implicite dans chacune des pages du livre de son oncle. Enfin, pas exactement des menteurs, la vérité les laissait tout simplement indifférents, ils n’avaient aucune notion de ce que c’était. « Qu’est-ce que tu me demandes de faire sauter ?
— Tu ne serais pas là si tu étais idiote. J’aurais pu prendre Beth, mais tu es plus maline et plus courageuse. Tu crois qu’on va où ? »
Elle sentit monter une nouvelle bouffée de haine brûlante. « Dans ce putain de désert !
— Mais où exactement ?
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Nous allons aux installations de reproduction. »
L’endroit qu’avait décrit Eugene Dowd. Elle ne s’était pas autorisée à y penser. C’était trop épouvantable. Elle essaya de se défaire de la ceinture de sécurité, de lancer ses mains liées et entravées vers la poignée de la portière.
« Arrête. Calme-toi. Réfléchis, Cassie. Tu te rappelles quand ta tante a parlé de deux types de sims, deux entités qui se disputent le contrôle de l’hypercolonie ? »
Des inspirations profondes. Elle ferma les yeux. Inutile de gâcher ses forces. Ou ce qu’il en restait. Elle hocha la tête.
« Je veux détruire ces installations. Peu importe pourquoi. Mais je ne peux pas y arriver seul. Ni même y arriver du tout. Je peux juste te donner une chance, à toi. »
Elle attendit qu’il continue. Des mensonges, mais peut-être pourrait-elle découvrir en eux quelque chose d’utile, un moyen de manigancer une évasion.
« Tu sais ce que je suis, répéta la chose-Leo. Je ne me limite pas à ce corps. Je suis plus vaste. Et plus vieux que tu ne peux l’imaginer, Cassie. Et aussi plus faible qu’avant, je me fais dévorer de l’intérieur. Il est grand temps pour moi de mourir. Je veux mourir. Et que tu m’aides à le faire. Ce n’est pas ce que tu veux, toi aussi ? »
Sa voix évoquait la route sous les pneus ou bien l’atmosphère ténue qui défilait derrière les vitres. Elle faisait penser à la lune blanche en train de se lever et aux petits bassins des salares. Elle sonnait comme les étoiles.
À l’endroit où la grande route atteignait le terminal ferroviaire, avec son enchevêtrement de wagons de marchandises et de zones de triage clôturées, Leo bifurqua sur une deux-voies plus étroite qui s’éloignait de San Pedro de Atacama et tranchait comme un couteau dans le désert vide. Il avait recommencé à parler de dynamite et de détonateurs. L’attention de Cassie connaissait des hauts et des bas. Mots et syllabes résonnaient dans sa tête comme une poésie délirante.
En s’obligeant à ouvrir les yeux, elle découvrit que le temps avait passé, même si le ciel était encore noir. Cette nuit éternelle. Ses mains engourdies la démangeaient. Son corps lui faisait mal. Est-ce qu’elle sortait d’un cauchemar ? Non. Elle en vivait un.
Elle secoua la tête pour se remettre les idées en place. La puanteur du sang sim s’était intensifiée au point qu’elle la percevait moins comme une odeur que comme un poids dans l’air. La jambe de la chose-Leo était sombre d’humidité.
L’asphalte devint gravier et elle vit devant eux sous la lune un énorme monticule, une muraille de terre et de débris que Cassie reconnut, avec une espèce de peur anesthésiée, comme la zone de reproduction décrite par Eugene Dowd. Des silhouettes au loin évoluaient sur le rebord, obscures devant le ciel bleu-noir. Certaines sur deux, d’autres sur quatre pattes.
« Plus que quelques minutes », dit la chose-Leo.
Il dégaina le couteau et se pencha vers Cassie. Elle évita de croiser son regard, se concentra sur la lame. Celle-ci brillait, lisse et cruellement affûtée, bougeait de concert avec le bras de Leo comme le dard avec la queue du scorpion.
De sa main libre, il saisit les poignets entravés de la jeune fille. « Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Réveille-toi, Cassie, réveille-toi, c’est important. »
Elle secoua la tête en un geste d’incompréhension.
« Je ne peux pas leur faire de mal, dit Leo. Il reste très peu de moi. Mais je peux les arrêter. Les endormir. Ce qui m’endormira aussi. Toute créature vivante assujettie aux protocoles de l’hypercolonie cessera de fonctionner. Pendant un petit moment. Pas plus ! Tu seras seule. Donc, à toi de voir. Tu sais quoi faire, pas vrai ? Fais-le. Et vite. »
Était-ce le même Leo qui lui avait caressé les cheveux dans le lit d’une chambre de motel au cours de leur long voyage sur l’épine dorsale des Amériques ? Le même qui l’avait embrassée en lui souhaitant bonne nuit ? Bonne nuit, Cassie.
Il glissa la lame entre ses jambes, coupa le ruban adhésif qui lui immobilisait les chevilles. Elle lui regarda l’arrière du crâne pendant ce temps-là, les petits cheveux collés par la sueur et la saleté de la route, la nuque vulnérable. Elle songea à donner des coups de pied, mais ne put rassembler la force nécessaire.
Au loin, sur le talus, les créatures à deux ou quatre pattes commencèrent à descendre vers la camionnette immobile. Elles avançaient avec grâce et détermination à une vitesse inquiétante. Quand elles passèrent dans l’ombre de la colline, elles parurent disparaître complètement.
Leo se recula pour la regarder. « Je vais te détacher les mains. Ne bouge pas. »
Elle ne bougea pas. Il lui immobilisa les bras avec son corps et sectionna d’un seul mouvement les épaisseurs de ruban adhésif. Cassie sentit les mains lui brûler quand le sang se remit à circuler à l’intérieur. Elle était toujours attachée au siège.
Leo jeta un coup d’œil à la route : les sims couraient, approchaient, avançaient dans la lueur des phares comme à cheval sur une vague de lumière. Ceux à six membres évoquèrent à Cassie d’énormes crabes qui hachaient l’air de leurs pinces.
Leo retourna le couteau qu’il empoigna par la lame. Cassie vit un trait de sang apparaître sur la peau entre le pouce et l’index. Il lui présentait le manche. Elle baissa les yeux dessus.
« Prends-le, dit-il.
— Hein ?
— Prends-le ! Prends-le, Cassie ! Prends-le ! »
Elle saisit le couteau, serra le manche à deux mains et, le cœur battant à tout rompre, braqua la pointe vers Leo.
« Libère-toi de la ceinture de sécurité, maintenant. »
Sans le quitter des yeux, elle tâtonna à la recherche de la ceinture. Elle l’écarta de ses hanches et scia. Mèche par mèche, la ceinture céda.
« Souviens-toi de ce que je t’ai dit », rappela la chose-Leo.
Aussitôt, sa bouche se détendit et son menton bascula sur sa poitrine. Il s’affaissa contre la portière conducteur au moment où Cassie tranchait les derniers brins de ceinture.
Elle s’écarta aussitôt le plus possible, la lame pointée sur le corps inerte de Leo. Était-ce une ruse ? Il avait les yeux ouverts, mais le regard fixe. Il semblait captivé par le plafond de la camionnette.
Elle jeta un coup d’œil sur la route. À quelques mètres du capot, les sims qui approchaient étaient tombés aussi. Ils gisaient immobiles dans la lumière dure des phares.
Elle se tourna à nouveau vers Leo. Respirait-il ? Elle observa sa poitrine. Sa chemise de travail bleue et tachée se soulevait à un rythme lent mais perceptible. Bien qu’inconscient, il était toujours vivant.
Il est grand temps pour moi de mourir, avait-il dit.
Elle ouvrit la portière pour pouvoir fuir en cas de besoin. Une bourrasque de vent la balaya. Elle inspira de l’air glacé.
Elle se pencha sur le corps inconscient de Leo, plongea le regard dans ses yeux qui ne voyaient pas. Il avait les pupilles comme deux sous noirs. Sous la puanteur du sang sim, elle percevait l’odeur piquante et humaine de sa sueur. Celle qu’il avait quand il se tenait au-dessus d’elle dans le lit en s’appuyant sur les bras, le dos cambré avec une tension parfaite. Cette odeur de terreau au soleil.
Elle posa le couteau sur son cou, entre la pomme d’Adam et le V de la clavicule. Elle voyait là un léger battement. La pointe piqua la peau pâle et fit monter une goutte de sang d’un rouge irréprochable.
Bonne nuit.
Des deux mains, elle fit peser son poids sur le manche du couteau.
Elle poussa le corps de Leo à l’extérieur de la camionnette avant de prendre sa place au volant. La flaque de sang sur les garnitures en vinyle tacha son jean et ajouta sa puanteur cuivrée aux odeurs qui flottaient dans l’habitacle. Elle embraya, avança lentement. Elle contourna les sims inertes sur la route. Ceux d’apparence humaine ressemblaient à des gens évanouis ou endormis. Les autres, avec leurs six membres — terminés soit par des pinces pointues, soit par de petites mains aux doigts fins —, à des monstres de foire bricolés avec de la cire et des dépouilles animales.
Au sommet du talus — elle voyait les installations en bas, les bunkers, les cheminées et l’étrange structure métallique placée au milieu comme une fleur géante —, le courage faillit lui manquer. Même avec les explosifs dans la camionnette, comment arriverait-elle à endommager quelque chose d’aussi énorme ? Leo lui avait indiqué où et comment faire sauter la dynamite, mais sa mémoire bégayait, défaillait, et Cassie se méfiait de tout ce qu’il avait dit. Elle ne pouvait pas continuer.
Il ne lui restait que son inertie, et c’est grâce à celle-ci que la camionnette descendit dans la ville sim, Cassie se limitant à appuyer à l’occasion sur le frein. Le quadrillage des routes était linéaire et méticuleux, chaque intersection illuminée par un éclairage artificiel. Il y avait des sims partout, gisant là où ils s’étaient effondrés… Ils n’étaient pas morts, se souvint-elle, simplement endormis, et ils se réveilleraient tôt ou tard. Cela pouvait se produire à tout moment. Elle roula sur quelques-uns d’entre eux. Ils éclatèrent comme des fruits trop mûrs.
Elle avança droit sur la fleur en acier au milieu des installations. Toute une ville existait en dessous, avait dit Leo : une ville souterraine dans laquelle elle ne pouvait imaginer entrer.
Elle approchait d’un passage voûté dépourvu d’indications qui donnait sur une pente descendante quand elle discerna du mouvement dans le faisceau des phares. Elle écrasa le frein. La suspension s’enfonça d’un coup et l’arrière du véhicule chassa à droite. Elle scruta l’obscurité. Le mouvement au loin devint une forme, une ombre chinoise qui agitait les bras, continuait à avancer et se transformait en silhouette humaine. Un sim… mais non. Ce n’était pas un sim.
Elle le reconnut grâce à la photographie qu’elle examinait chaque fois qu’elle lisait Le Pêcheur et l’Araignée. C’était l’oncle Ethan.
Il ne sembla pas surpris de la voir et elle-même était trop abasourdie pour que sa présence lui semble suspecte. Elle ouvrit la portière passager afin qu’il puisse monter à bord. Si la puanteur du sang et de la matière verte le choqua, il n’en montra rien. Elle eut envie de le serrer dans ses bras, mais elle était toute gluante du sang de sim. Soulagée, stupéfaite, elle commença à raconter en bredouillant l’attaque à Antofagasta.
Elle s’attendait à ce qu’il l’interrompe pour l’interroger ou s’expliquer. Il n’en fit rien et son expression effrayante finit par réduire Cassie au silence. Ce vide aux yeux de chouette : apitoiement, peur ou pire encore ? Elle eut l’idée de lui demander ce qui lui était arrivé dans la ville souterraine des simulacres.
Il semblait avoir du mal à parler. « Cassie, finit-il par dire, comment tu t’es retrouvée ici ?
— C’est Leo qui m’a amenée », ne réussit-elle qu’à répondre. Elle leva une main ensanglantée, paume vers le haut, comme si cela expliquait tout.
« Tu sais ce que c’est, ici ?
— Oui !
— Qu’est-ce que tu viens faire ?
— Réduire cet endroit en cendres ! C’est ce que tu veux aussi, non ? »
Bizarrement, il mit longtemps à répondre.
« Tout a un prix, dit-il.
— De quoi tu parles ?
— Ce que nous faisons ici a des conséquences ailleurs. Ce que nous détruisons ici n’est pas tout ce que nous détruisons. »
S’adressait-il seulement à elle ? La joie des retrouvailles commença à se racornir en une espèce de peur. Sa main gauche quitta le volant pour se poser sur le manche du couteau, toujours couvert du sang de Leo. Cassie pouvait-elle seulement être certaine que son oncle Ethan était un humain ? « J’ai ce camion plein de dynamite et Leo a dit qu’il fallait absolument s’en servir de la bonne manière… il m’a dit à quels endroits la placer, mais je ne me souviens pas bien — c’est difficile de se souvenir —, en plus, je ne sais pas s’il disait la vérité…
— Je peux te montrer les endroits. Ceux où ils gardent leur carburant, où ils produisent leur courant, où ils font grandir leurs choses. On peut tout brûler. Tout ce qui est important.
— Tu vas vraiment m’aider ? »
Son regard se porta derrière la vitre mouchetée de sang, comme s’il regardait très loin. « On va s’aider l’un l’autre. »
Nerissa tira Thomas vers le premier étage de la maison de Werner Beck. Elle l’empêcha de redescendre se jeter dans la bataille, soit pour protéger sa sœur, soit pour prouver qu’il n’avait pas peur… Il se serait mis en danger dans un cas comme dans l’autre, mais Nerissa avait assez de force pour le serrer contre elle et l’obliger à monter jusqu’au palier. Elle ne se retourna qu’une seule fois, en entendant un coup de feu, vit Beth Vance s’effondrer sur les marches avec du sang qui jaillissait de son crâne ouvert. Elle espéra que Thomas n’avait rien vu, mais elle n’en était pas sûre : il opposa soudain moins de résistance quand elle le poussa dans une chambre en claquant la porte derrière eux.
Cette chambre disposait d’une salle de bains attenante dans laquelle ils se réfugièrent, l’oreille tendue aux bruits de l’intrusion. L’instinct héroïque qui s’était emparé de Thomas avait disparu. Le garçon alla se blottir, bras serrés autour des genoux, dans l’interstice entre les WC et la baignoire. Nerissa s’appuya à la porte, douloureusement consciente que leur cachette n’en était absolument pas une, mais un cul-de-sac qui deviendrait cercueil si les sims parvenaient à se rendre maîtres des lieux.
Après s’être multipliés, les coups de feu cessèrent toutefois. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Elle essaya de contrôler sa respiration. Elle dit à Thomas de faire le moins de bruit possible. Elle garda l’œil fixé sur l’aiguille des minutes. Cinq s’écoulèrent sans qu’elle entende rien, à part le craquement de la charpente dans la fraîcheur naissante de la fin d’après-midi. Sept minutes. Dix. Elle perçut au loin le hululement des sirènes de police.
Elle se risqua à ouvrir la porte de la salle de bains. La fin de journée avait rempli la chambre d’ombres. « Reste là », ordonna-t-elle à Thomas, qui la suivit néanmoins dans le couloir.
Aucun bruit en bas. Elle prit le risque énorme d’appeler Cassie à haute voix. Une réponse, même très faible, lui aurait fait affronter les marches éclaboussées de sang. Mais elle n’en eut aucune. Si Cassie en avait réchappé, elle devait déjà avoir pris la fuite. C’était la seule chose sensée à faire. Les sirènes de police s’étaient nettement rapprochées.
Les sims étaient arrivés par la porte d’entrée et les coups de feu devaient avoir attiré du monde dans la rue : fuir par-devant serait impossible. Dans la chambre, une porte-fenêtre donnait sur un balcon minuscule au-dessus de la ruelle : Nerissa passa la tête dehors pour se faire une idée. C’était assez haut… mais en s’accrochant par les mains de l’autre côté de la balustrade en fer forgé, cela devrait aller. Elle pourrait ensuite aider Thomas.
Elle lui expliqua son plan. Il avait le visage d’une pâleur de parchemin et l’air abasourdi, mais il hocha la tête comme s’il comprenait.
Elle vérifia qu’elle avait bien son portefeuille, dans lequel elle conservait des papiers d’identité authentiques ou non ainsi qu’une réserve de dollars américains et de pesos chiliens. La ruelle ne resterait sans doute pas longtemps déserte. Nerissa passa derrière la balustrade, se suspendit aux piquets ornementaux en métal et lâcha prise. Elle se tordit la cheville en se réceptionnant sur le trottoir. La douleur la transperça du mollet à la hanche, mais elle s’obligea à se relever. « À toi », lança-t-elle à Thomas.
Il la regarda du balcon, le visage crispé par la peur et le doute.
« Je t’attraperai si tu tombes. Tu me fais confiance ? »
Le garçon hocha la tête.
« Très bien. Viens… Il faut se dépêcher. »
Il tomba dans ses bras et elle sentit sa cheville se dérober à nouveau. Tous deux s’effondrèrent sur le trottoir crasseux, mais sans mal.
« Tiens-toi à moi », dit-elle en se relevant.
Thomas glissa sa main brûlante de fièvre dans la paume de sa tante. Nerissa s’éloignait en boitillant quand un aide serveur du restaurant situé trois maisons plus loin sortit dans la ruelle : « ¿ Estás bien ? ¿ Necesita ayuda ?
— Estamos bien, gracias », cria-t-elle par-dessus son épaule juste avant de tourner au coin.
Ils prirent un bus urbain dans le quartier des affaires d’Antofagasta, en descendirent quand Nerissa repéra un Holiday Inn qui semblait accueillir une clientèle américaine. Ses mains égratignées et son jean déchiré lui valurent des coups d’œil en coin du personnel dans le hall, mais les billets qu’elle déposa sur le comptoir de la réception prévinrent toute question embarrassante.
Une fois dans leur chambre, elle débarbouilla Thomas — qui se laissa faire en la regardant d’un air impassible — et l’incita à s’allonger. Il obtempéra sans une plainte ni un mot.
Elle alluma le téléviseur, baissa le volume et tira une chaise devant l’écran. Elle se méfiait toujours autant de la télévision et de la radio, mais ne disposait d’aucune autre source d’informations. TVN ouvrit son journal local du soir par un reportage sur l’attaque, présentée comme une affaire de meurtre multiple pouvant être liée à la drogue. La police rechignait à divulguer le nombre de victimes, sûrement à cause de la nature problématique des cadavres des sims. Il y avait eu, précisa le bulletin, « trois victimes confirmées, deux hommes et une femme ». Si la femme était Beth Vance, les deux hommes devaient être Eugene Dowd et Leo ou Werner Beck.
Ce qui voulait dire que Cassie s’était enfuie. Nerissa avait enfin un espoir auquel s’accrocher. Même si cela signifiait aussi qu’elle ne reverrait peut-être plus jamais sa nièce. Celle-ci pourrait essayer de rentrer aux États-Unis, où elle retrouverait peut-être le cercle de survivants de Buffalo, mais ce n’était pas certain. Peut-être valait-il mieux qu’elle n’en fasse rien.
Nerissa se releva, mangea et fit manger à Thomas ce qu’elle trouva dans le minibar (chocolat, biscuits salés, jus d’orange), consola le garçon d’une voix douce, finit par le coucher et le border. Elle revint ensuite devant le poste, à l’affût de nouvelles informations. Il n’y en eut aucune. À minuit passé, le journal céda la place à un film hollywoodien doublé sorti plusieurs décennies auparavant.
Les pensées de Nerissa commençaient à ne plus avoir ni queue ni tête. Elle était épuisée mais, davantage que de la fatigue et du désespoir, elle sentait en elle comme un vide croissant. Elle se dit qu’elle ferait mieux d’aller au lit, mais se relever lui semblait au-dessus de ses forces. Elle préféra se recroqueviller davantage encore sur la chaise et laisser ses paupières se fermer. L’étrange espagnol précipité des voix doublées devint bruit. Le silence est profond comme l’Éternité ; la parole superficielle comme le temps. De qui était-ce ? De Samuel Johnson, se dit-elle. Non, de Thomas Carlyle. Elle ne se souvenait pas.
Cassie s’écarta pour laisser son oncle examiner le contenu de la camionnette. Elle s’efforça de ne pas penser aux sims sur le sol autour d’elle, inanimés mais toujours vivants. La tour de lancement se dressait au-dessus d’elle comme une fleur nocturne. Un vent glacé traversait les installations, soulevant des trombes de poussière miniatures dans les rues. Elle frissonna.
Ethan sortit du camion l’appareil à radio-interférences de Werner Beck, appareil qu’il mit de côté en le qualifiant de « réalisation inutile d’un vœu pieux ». Par-dessus son épaule, Cassie vit des piles de ce qui ressemblait à des lingots de plomb dans du papier sulfurisé rouge. « Suffisant pour provoquer des dégâts, dit son oncle. Mais on n’a que trois jeux de minuteurs et de piles.
— C’est grave ?
— On peut placer des charges dans la chambre de reproduction, la zone des génératrices et sous le mécanisme de lancement.
— Ça suffira ?
— J’espère. »
Il remonta dans la camionnette — cette fois au volant et sans paraître se soucier du mélange de sang et de matière verte —, fit signe à Cassie de le rejoindre. Non, pensa-t-elle. Revenir dans cet endroit puant où la chose-Leo s’était vidée de son sang ? Impossible. Ses pieds la firent néanmoins avancer. Une espèce d’instinct stupide qui ne pouvait pas être du courage l’obligea à grimper à bord. Elle se retint de se boucher les oreilles quand l’oncle Ethan démarra. Elle prit soin de ne pas regarder le ciel nocturne disparaître derrière elle.
Ce que l’oncle Ethan appelait « chambre de reproduction » se trouvait au bout d’une longue descente dans un dédale d’autres pentes et couloirs du même genre. À plusieurs reprises, des véhicules immobilisés ou des corps entassés leur bloquèrent le passage. L’oncle Ethan acquit une certaine habileté à faire rouler les premiers à l’écart ; Cassie l’aida deux fois à tirer sur le côté des sims inertes. Surtout des sims humains, mais aussi quelques-uns des autres. Des bizarres. Les membres couverts d’une fourrure dense et humide, ils dégageaient une odeur chimique évoquant la térébenthine. Ceux aux petites mains à six doigts étaient désagréables à regarder, mais moins que ceux qui avaient des pinces comme des ouvre-boîtes.
La chambre de reproduction fit penser Cassie à une immense salle de soins cruellement impersonnelle. Il y avait de longues rangées de lits, souvent encore occupés par des sims femmes visiblement enceintes, le long de files de ce qui devait être des couveuses mécaniques. Leurs parois en verre étaient recouvertes de condensation, mais Cassie distingua à travers des silhouettes déformées de nourrissons. Certains semblaient humains, d’autres non. Tous respiraient. Pire, respiraient à l’unisson.
L’oncle Ethan empila environ un tiers des blocs incendiaires près de la série de couveuses. Il sertit et inséra des amorces, déroula les câbles jusqu’à l’allumeur, mais hésita sur la durée à programmer.
« Le minuteur est relié au détonateur électrique, indiqua Cassie. La chose-Leo m’a dit comment le faire fonctionner. »
L’oncle Ethan lui jeta un coup d’œil incisif. « Ah bon ?
— Il m’a dit que c’était ce qu’il voulait. Qu’il voulait mourir. Enfin, l’hypercolonie. Ou ce qu’il en restait… la part-Leo de l’hypercolonie. »
Elle répéta le peu dont elle se souvenait de ce que Leo voulait lui faire retenir sur les explosifs. « Il disait vouloir qu’on détruise cet endroit parce qu’une espèce de parasite en avait pris le contrôle. C’est vrai ?
— Possible.
— Mais ça signifie que Leo, ou la chose-Leo, faisait partie de l’hypercolonie d’origine.
— Oui.
— Qu’il est ce qui a tué mes parents.
— Oui.
— Pourtant, on fait comme il veut.
— Pour nos raisons à nous, Cassie.
— Il se sert de nous, tout comme l’hypercolonie l’a toujours fait. »
L’oncle Ethan torsada un fil qu’il connecta à une cosse. « Aucune importance. Si on les tue, on les tue tous. Les uns comme les autres. » Il lui montra le minuteur, qui évoquait un assemblage hétéroclite d’articles de quincaillerie. « Soixante minutes. Note l’heure et garde l’œil sur ta montre. Je ferai pareil avec la mienne. »
Si on a soixante minutes.
Ils remontèrent dans la camionnette.
La zone des génératrices était encore plus bas dans le complexe, à un endroit où flottait dans l’atmosphère chaude une odeur métallique que les bruyants ventilateurs n’arrivaient pas à dissiper. La pièce centrale était un bol inversé grand comme un stade de football américain, isolé à l’aide de béton cellulaire et bondé d’un assemblage déconcertant de racks de matériel, de canalisations, de génératrices et de pompes hydrauliques. L’oncle Ethan commença par entasser des briques incendiaires près d’une énorme citerne marquée PROPANO en lettres d’imprimerie orange. Il travaillait méthodiquement, presque comme un robot, et Cassie l’aida en lui tendant les pavés d’explosif qu’elle sortait de la camionnette. Elle essayait de ne penser ni au poids de la terre au-dessus de sa tête, ni aux minutes qui défilaient comme si chacune était précieuse et perdue. Elle se demanda ce qui se passerait après l’explosion. Tous les sims du monde tomberaient-ils raides morts ? Combien de familles découvriraient qu’un fils, une sœur, une mère ou un grand-père avait été quelque chose d’inhumain… qu’ils avaient aimé un mensonge écœurant ?
L’oncle Ethan eut du mal avec le détonateur. De la sueur gouttait de son front sur le béton poussiéreux. Le voyant du minuteur finit par s’allumer. L’oncle Ethan jeta un coup d’œil à sa montre et demanda à Cassie de consulter la sienne. Ils convinrent qu’ils étaient partis de la crèche depuis vingt-huit minutes. Il programma le minuteur à trente-deux minutes.
Ils remontèrent, cette fois sans avoir à dégager sims ou véhicules de leur passage. C’était une bonne chose que l’oncle Ethan ait su localiser les points vulnérables de l’installation. Mais cela soulevait une autre question. Une que Cassie avait presque peur de poser : « Comment t’es arrivé là ? »
Il ne quitta pas des yeux le couloir devant eux. « Quoi ?
— Avant que tu me trouves. Avant que j’arrive. Comment t’es venu là ? Tu faisais quoi ?
— Ils m’ont capturé sur la route, j’étais prisonnier.
— Mais pourquoi ils ne t’ont pas tué ?
— Ils m’ont dit qu’ils voulaient que je les aide.
— À quoi, à les protéger ?
— Ils ne voulaient pas que je fasse ce qu’on est en train de faire.
— Et ils s’imaginaient que tu serais d’accord pour ne pas le faire ?
— Ils ont pensé qu’il y avait une chance, je suppose.
— Pourquoi ? Ils t’ont menacé ? Ils t’ont promis un truc ? »
L’oncle Ethan continua à conduire sans répondre. Ils retrouvèrent le ciel nocturne. La fleur de verre et d’acier du mécanisme de lancement, la bordure de cratère en déchets industriels, les sims inconscients et le vent abrasif.
L’oncle Ethan gara la camionnette chargée des dernières briques explosives au pied de la tour de lancement, directement sous les énormes pétales chromés. « On les met à l’intérieur ? » Au niveau du sol, la tour semblait uniformément compacte. « Il n’y a pas de porte.
— Et on n’a pas le temps. »
Cassie leva son bracelet-montre vers le plafonnier de la cabine. L’oncle Ethan avait raison. Il ne restait que dix minutes avant l’explosion des charges au sous-sol, ce qui ne suffirait pas pour brancher le troisième minuteur et se mettre à l’abri. « On fait quoi, alors ?
— On trouve un véhicule vide pour ficher le camp. »
Ils abandonnèrent la camionnette. Un des pick-up blancs omniprésents était stationné à quelques mètres de là. L’oncle Ethan en sortit le corps flasque d’un sim avant de démarrer.
Cassie prit place sur le siège passager pendant que son oncle retournait à la camionnette dévisser le bouchon du réservoir. Il ôta ensuite sa chemise, en tordit une manche qu’il imbiba d’essence, puis ouvrit le capot pour fourrer la chemise dans le compartiment moteur. Elle comprit qu’il voulait mettre le feu à la camionnette afin que la dynamite explose sans détonateur. Ensuite, il hésita.
Pas d’allumettes, se dit Cassie. Pas de briquet. L’oncle Ethan ne fumait pas. Eugene Dowd aurait eu un briquet sur lui. S’il n’avait pas été abattu à Antofagasta.
L’oncle Ethan débrancha un câble de l’allumage et s’en servit pour produire une étincelle près du tissu gorgé d’essence… une fois, deux, jusqu’à ce qu’une grande flamme jaune jaillisse dans les ténèbres. Il recula en toussant.
Cassie jeta un coup d’œil à sa montre au moment où il se mettait au volant. Moins de cinq minutes. Ça suffirait. L’oncle Ethan embraya et ils partirent. Ils se trouvaient à peu près à mi-chemin du talus de déchets quand les sims commencèrent à se relever.
Tous ensemble, comme dans une sorte de chorégraphie, de ballet cauchemardesque, les sims se remirent debout et partirent en courant vers la tour de lancement. L’oncle Ethan dut faire une embardée pour en éviter un groupe. Le pick-up chassa et cala ; l’oncle Ethan jura en essayant de redémarrer. Un des sims à six pattes bondit sur le plateau de leur véhicule pour repartir aussitôt d’un autre bond, les laissant osciller sur la suspension. On va se faire tuer, songea Cassie.
Mais les sims étaient trop pressés d’arriver à la tour pour leur prêter attention. Ils avaient le visage calme et indifférent… ils ne font plus semblant d’être humains. Elle se retourna, constata avec horreur qu’ils convergeaient sur la camionnette pour essayer d’en étouffer les flammes en se jetant dessus. Mais le feu faisait rage et ils s’embrasaient aussitôt, que ce soit leurs vêtements, leurs membres, leur peau humaine et extraterrestre ou leur matière verte à l’intérieur.
L’oncle Ethan parvint à relancer le moteur. Cassie consulta sa montre. « C’est l’heure.
— Je sais.
— Il ne se passe rien. »
Il ne répondit pas.
« Ils ont peut-être désarmé les détonateurs.
— Je sais, Cassie.
— Mais… »
Elle sentit l’explosion avant de l’entendre. Le sol tressauta et lança un nuage de poussière vers le ciel. La détonation fut étouffée et prolongée, comme le tonnerre. Une deuxième explosion suivit. Des sirènes hurlèrent dans toute l’enceinte, puis se turent. Les lampadaires clignotèrent, s’éteignirent. L’obscurité soudaine dissimula tout, sauf les flammes qui ondulaient sur la camionnette derrière eux. Le vent emporta peu à peu la poussière, ce qui permit à la lumière qui arrivait par l’est dans le ciel d’éclairer la route suivie par l’oncle Ethan.
Ils parvinrent au talus au moment où les flammes atteignaient les dernières charges incendiaires. Cassie vit l’explosion : des étoiles filantes d’un blanc aveuglant, suivies d’une onde de choc qui secoua le pick-up. L’oncle Ethan freina. « Baisse la tête.
— Pourquoi ?
— Les éclats. »
Des fragments de métal et de verre tombèrent sur le toit. Quelque chose de plus gros heurta le pare-brise avant de rouler au sol en fumant. Les yeux bien fermés, Cassie agrippa la main de son oncle jusqu’à la fin de l’averse de débris.
Derrière eux, la tour de lancement se dressait au pied de volutes de fumée de plus en plus épaisses. Ses pétales chromés étaient tordus, l’un manquait, elle en vit un autre se briser et s’effondrer. Et tous les sims étaient tombés à nouveau. Le ciel était assez clair, à présent, pour qu’elle voie les corps, dont beaucoup amassés (elle pensa à des feuilles mortes en automne) au pied de la tour de lancement. Il n’y en avait pas plus de quelques-uns sur le talus, mais l’un d’eux s’était écroulé assez près du pick-up. Elle vit avec surprise son oncle descendre pour franchir les quelques mètres de déchets et de gravier qui les séparaient du corps immobile.
Elle se précipita à sa suite et resta derrière son épaule tandis qu’il s’agenouillait en posant la main sur la gorge du sim, à la recherche d’un pouls.
« Il est mort ?
— Pas encore. »
Pas encore. Mais il agonisait, manifestement. Il suffoqua, le dos cambré, et l’oncle Ethan recula d’un pas. La créature prit trois profondes respirations ronflantes. Ses yeux s’ouvrirent, mais ses pupilles, énormes, ne bougèrent pas. Une autre respiration. Encore une autre. Puis il exhala entre ses dents serrées un sifflement discordant. Et n’inspira plus.
L’aube était proche, le désert avait pris une netteté blafarde. Des bassins salifères et un horizon qu’ondulaient des collines de basalte noir. Le vent balayant cette crête de détritus.
On est seuls, maintenant, se dit Cassie.
Son oncle se pencha une fois encore sur le sim. Le toucha d’un geste presque tendre. Elle lut sur son visage que la créature était vraiment morte. Ce qui l’habitait avait disparu pour de bon.
Son oncle semblait toutefois sombre, presque triste. « Je suis désolé », murmura-t-il.
Ce qui scandalisa Cassie. « Tu lui fais tes excuses ? »
Il se releva, se frotta les mains. « Je ne suis pas désolé pour eux. » Il la regarda bien en face… ou plutôt, trouva Cassie, il regarda derrière elle, comme s’il y avait là quelque chose de terrible que personne d’autre ne voyait. « Je suis désolé pour nous tous. » Dans son dos, de la fumée sortait des installations en feu. « Fichons le camp, maintenant. Au fait, Cassie… tu sais qu’on ne peut pas parler de ça. Personne ne doit savoir, ni maintenant ni jamais, que nous étions ici. »
La dernière vérité impossible à dire, pensa-t-elle.
Nerissa se réveilla sur la chaise où elle s’était endormie. L’aube pointait, une vague lumière s’introduisait par la fenêtre. La télévision était allumée — Nerissa ne s’était pas donné la peine de l’éteindre —, mais n’affichait que des parasites. Il y avait eu du bruit dans la chambre, elle en était certaine, quelque chose d’indistinct qu’elle n’avait pas bien entendu, mais qui l’avait réveillée. « Thomas ? »
Elle n’était même pas sûre que cela venait de lui. Un toussotement, un hoquet ? Elle se leva, encore étourdie. Des gens parlaient dans le couloir, elle entendit vaguement une femme répéter quelque chose comme J’ai beau essayer et réessayer, je n’arrive pas à avoir la communication. Nerissa tenta de faire un pas. Sa jambe gauche était engourdie, la cheville qu’elle s’était tordue lui faisait mal. Elle avança clopin-clopant jusqu’au lit.
Ce qu’elle vit dessus n’avait aucun sens : allongé sur le dos, Thomas ne respirait plus. Il se cambrait, crispait ses petits poings, ouvrait des yeux qui ne cillaient pas. Ses pupilles étaient grosses comme des sous noirs.
Pendant un instant démentiel, tout sembla simplement irréel, comme si quelqu’un avait volé son neveu en le remplaçant par une grossière réplique déformée. Elle s’entendit l’appeler par son nom. Elle posa la main sur son front, mais la peau était froide. Vint alors la première vague de compréhension, les signes avant-coureurs de la peine et de la fureur qui allaient l’étreindre comme deux impitoyables et inflexibles géants. Une partie d’elle-même voulut appeler à l’aide, décrocher le téléphone pour réclamer un médecin. L’autre, plus saine d’esprit, savait toutefois qu’aucun médecin ne pourrait plus rien pour Thomas.
Ses jambes se dérobèrent. Elle s’effondra près du lit.
Elle resta là jusqu’à ce qu’un rayon de soleil la trouve. Devait-elle s’occuper de certaines choses ? Oui. Mais elle était incapable d’y réfléchir correctement. Elle réussit à se relever sans regarder le lit un seul instant. Elle ne voulait pas voir ce qu’il y avait dessus.
On frappa timidement à la porte… peut-être la femme de chambre, même si Nerissa avait accroché le panneau DO NOT DISTURB à la poignée. Elle ne pouvait bien entendu laisser entrer personne. Elle laissa la chaîne pour entrouvrir le battant, vit une femme qu’elle ne reconnut pas… la cinquantaine, bien habillée, sans doute américaine. « Désolée, je vous ai réveillée ? » demanda celle-ci.
Nerissa secoua la tête.
« Je me demandais si votre téléphone fonctionnait. Parce que le mien, non, et il faut que j’appelle dans l’Indiana.
— Vous devriez vous adresser au personnel de l’hôtel.
— C’est ce que j’ai fait ! Ils ne font que s’excuser. Pas de téléphone, pas de radio, pas de télévision, rien. Ni ici ni ailleurs. À ce qu’ils disent, du moins. Je croyais que ce pays était civilisé !
— Je ne peux rien pour vous. »
Nerissa referma doucement et s’appuya au chambranle pour tenter de corréler ces nouveaux points de données. L’absence de communications. La mort de son neveu. L’odeur de fleurs qu’elle remarqua en se tournant vers le lit.
Sur lequel le corps de Thomas avait rétréci. Il s’est dégonflé, pensa Nerissa. Sous le tee-shirt froissé avec lequel il avait dormi, la cage thoracique déformait un sac vide en peau flasque. De la matière verte fluide commençait à sortir par les orifices naturels. Les draps en étaient trempés. Nerissa vit une goutte émeraude se former dans la narine gauche de Thomas.
Ce n’était pas Thomas. Il n’y avait pas de Thomas. Il n’y en avait jamais eu.
« Ethan, chuchota-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait ? »
Bien entendu, elle ne pouvait pas rester dans la chambre. Pas une seconde de plus que nécessaire. Ce qui rendait la situation plus claire.
Elle n’avait pas de bagages. Seulement le contenu de son sac à main. Sans un nouveau regard au lit, elle vérifia qu’elle n’oubliait rien. Elle n’oubliait effectivement rien. Rien qui soit humain.
Elle remit le panneau DO NOT DISTURB/SILENCIO POR FAVOR en partant. Le personnel découvrirait tôt ou tard le corps du sim. Mais peut-être n’en resterait-il plus grand-chose à ce moment-là.
Elle se fit aborder par la concierge, une jeune femme bien habillée aux couleurs de l’hôtel, alors qu’elle traversait le hall. « Vous sortez ?
— Oui.
— Vous devriez peut-être faire attention. Il se passe quelque chose de pas normal. La radio ne fonctionne pas, la télévision non plus… ni même le téléphone. On ne peut même pas appeler un taxi ! Vous êtes américaine, non ?
— Oui.
— Je vous ai vue arriver hier soir. Tout va bien ? Si je puis me permettre cette question.
— Tout va bien, merci.
— Et votre petit garçon… il est avec vous ?
— Non. Son oncle l’a emmené.
— Ah, vous avez de la famille en ville ?
— Non. Je n’ai pas de famille. »