DEUXIÈME PARTIE Le Pêcheur et l’Araignée

Prenons un pêcheur… disons jeune, propriétaire d’un petit bateau et qui tresse lui-même ses filets.

Un beau matin, il sort du port pour aller jeter son filet dans l’océan. Il revient en fin de journée avec une belle cargaison de succulents poissons. Une fois à terre, il en met une partie de côté pour son dîner. Il vide, nettoie et grille le poisson sur la plage. Peut-être fait-il venir sa femme de leur petite maison sur le littoral, peut-être le couple dîne-t-il en plein air et les yeux dans les yeux soleil couchant, et peut-être, conséquence indirecte de leurs activités par cette belle soirée, la femme du pêcheur met-elle au monde neuf mois plus tard un bébé en pleine santé… mais ces répercussions plausibles n’ont aucun rapport avec notre histoire.

Imaginons maintenant un autre organisme biologique, en l’occurrence une araignée : une banale araignée tisseuse de toile, de celles dont il y a 3 000 espèces différentes dans le monde et sans doute une ou deux représentantes dans votre jardin. Comme le pêcheur, l’araignée produit elle-même sa toile (de soie gluante) qui lui sert à attraper une autre espèce (des insectes) pour s’en nourrir. Comme le pêcheur, elle prépare son repas avant de le consommer — elle injecte des enzymes digestives dans le corps de l’insecte capturé, aspire la matière ainsi liquéfiée et se débarrasse ensuite de l’enveloppe vide, tout comme le pêcheur jette les os et autres parties non comestibles de son poisson. Peut-être l’araignée (mâle) trouve-t-elle après son repas une femelle qu’elle féconde avant de se laisser dévorer ; peut-être la femelle produit-elle un cocon de soie contenant des œufs fertilisés… mais tout cela, comme la soirée d’amour du pêcheur, n’a rien à voir avec notre histoire.

Le récit sur le pêcheur est agréable, voire réconfortant. Celui sur l’araignée est viscéralement dégoûtant. Mais d’un point de vue objectif, ils ne diffèrent que sur des détails. Un filet est identique à une toile, même si l’un est en nylon et l’autre en soie. Un repas est un repas.

La différence importante réside dans le domaine du subjectif. On ressent pleinement et on imagine sans mal la journée du pêcheur. Pas celle de l’araignée. Il est extrêmement improbable que les simples ganglions fusionnés d’un arachnide génèrent un tant soit peu de complexité psychologique. Et une fourmilière, même si elle est aussi une entité biologique fonctionnelle capable d’actions équivalentes à jeter un filet et rassembler de la nourriture, n’a pas le moindre cerveau central et ne perçoit rien de ce qui lui arrive.

Percevoir et ressentir le monde est capital pour la vie humaine et pour le regard qu’on lui porte. Mais la prépondérance de la vie sur Terre n’a absolument pas besoin de cela. À cet égard, les êtres humains sont nettement en minorité. Les pêcheurs sont beaucoup moins nombreux dans le monde que les araignées.

Ethan IVERSON,

Le Pêcheur et l’Araignée

11 Jordan Landing, Illinois

« Je ne suis pas ce qu’elle a dit que j’étais, maintint Thomas dans le café-restaurant. Je ne sers pas à rien. »

Assise en face de lui, Cassie avait tendance à être de son avis. Une fois encore, Thomas l’avait surprise.

« Tiens, vous revenez pour le dîner ? avait lancé la serveuse en les voyant entrer. On ferme à sept heures, alors ne lambinez pas. Le feu d’artifice commence à huit… J’imagine que c’est ce qui vous a décidé à rester ?

— Oui m’dame », répondit Cassie. Ils n’auraient peut-être pas dû retourner au même endroit que pour le petit déjeuner : se faire reconnaître n’était jamais une bonne idée. Mais la plupart des restaurants de Jordan Landing avaient déjà fermé pour la fête de l’Armistice et l’autre exception, un chinois appelé Lucky Paradise, ne disait rien à Thomas. La serveuse apporta du pain de viande à Cassie et un hamburger-frites à Thomas. Celui-ci mangea avec empressement. Il semblait avoir retrouvé l’appétit, malgré le traumatisme des jours précédents. Presque comme si l’insulte de Beth l’avait revigoré.

Après avoir récupéré les papiers et la clé dans le coffre secret de Werner Beck, ils avaient quitté la maison par-derrière, puis traversé une parcelle boisée pour accéder à une autre rue résidentielle avant de faire le tour de la zone commerciale de la ville pour rentrer au motel. Dans la chambre, Leo ne voulut pas discuter des documents laissés par son père tant qu’il ne les avait pas lus. « Il faut qu’on réfléchisse à ce qu’on va faire maintenant, dit-il après cette lecture en relevant la tête.

— Tu pourrais commencer par nous dire ce que ça raconte, suggéra Beth.

— Eh bien… beaucoup de choses. C’est une espèce de plan.

— De plan pour quoi ?

— Mon père a écrit ça et l’a laissé à un endroit où je pourrais le trouver si la Society se faisait à nouveau attaquer. Ces dernières années, il a appris des choses qu’il n’a dites à personne, sur l’hypercolonie. Des manières dont on pourrait arriver à l’atteindre. À la blesser.

— Du genre ? »

Leo secoua la tête : « Il faut que je relise. Mais je peux vous dire que si on fait comme il dit, ça va être dangereux. Vous préférerez peut-être ne pas y être mêlés. »

Beth roula des yeux. « Bordel, Leo… j’y suis déjà mêlée.

— Je sais, et tu as raison, mais on parle d’un tout autre niveau d’engagement. J’ai aussi besoin de savoir ce que vous décidez, Thomas et toi. » Il s’adressait à Cassie. « Et même si vous voulez en être, il va falloir que je voie si c’est une bonne idée. »

Cassie eut un pressentiment. Quelque chose le lui disait dans l’expression de Leo, dans le V pincé de ses sourcils : le contenu de ces papiers l’avait effrayé tout en le remplissant d’une espèce d’espoir sombre.

Beth restait revêche et méfiante. « Tu envisages sérieusement de les emmener, eux ? Si c’est dangereux à ce point, bordel, je veux dire, sans vouloir vous vexer… » Un coup d’œil hypocrite à Cassie. « … ce sont des boulets. Elle n’a rien fait d’utile à part payer quelques repas, et lui, c’est un gamin… il ne sert à rien. »

Cassie se sentit rougir face à tant d’injustice (comme si Beth, elle, s’était rendue indispensable !), mais avant qu’elle puisse répondre, Thomas pépia : « Je ne sers pas à rien.

— Ah bon ? » Une note cruelle dans la voix de Beth. « T’as fait quoi d’autre que dormir ? Et pleurer de temps en temps ?

— Rien…

— Exactement.

— … rien d’autre que ce que vous m’avez demandé de faire. Je ne cherche pas à ce que les choses se passent comme je voudrais. Je ne me plains pas. » Il ajouta, les yeux fixés sur Beth : « Et je n’ai essayé d’appeler personne. »

Beth s’empourpra et se précipita sur lui — Cassie s’interposa —, mais Leo la retint en posant la main sur son épaule. « Allons, dit-il. Discutons-en. »

Cela signifiait qu’il voulait parler à Beth en privé. Aussi Cassie sortit-elle avec Thomas, leurs vestes à la main, en annonçant qu’ils allaient dîner et qu’ils seraient de retour à vingt et une heures.

Une fois sortis du café-restaurant — la serveuse les avait plus ou moins poussés dehors afin de pouvoir fermer « avant le début des réjouissances » —, Cassie prit son petit frère par la main pour gagner le parc au centre de la ville.

Le parc Henry Wallace, ainsi nommé en hommage à un ancien président, joignait la mairie à la poste centrale et commençait déjà à se remplir. Cassie le trouva joli, à sa manière modeste… même s’il se présentait sans doute sous son meilleur jour en été, quand les chênes chinquapins avaient toutes leurs feuilles et que cela embaumait l’herbe tondue. Ce soir-là, les branches squelettiques et le crépuscule créaient une atmosphère plus sombre que l’humeur de la foule. Mais il n’y avait là rien de surprenant. La fête de l’Armistice, depuis qu’elle avait remplacé Thanksgiving comme fête nationale de fin novembre, avait toujours été une manière de défier les premiers froids de l’hiver, même dans ce climat plutôt clément du sud de l’Illinois. On avait accroché des lanternes colorées autour de l’aire de jeux. Derrière un amas de tables de pique-nique, des hommes en chemise de flanelle et tablier voyant distribuaient joyeusement des hot dogs cuits sur un gril fumant. Une banderole au-dessus du kiosque à musique indiquait 1914 — ARMISTICE — 2014 et des enfants en uniforme d’écolier agitaient des drapeaux frappés de la couronne de lauriers.

Depuis 2007, Cassie nourrissait envers cette célébration des sentiments partagés. Ses cours d’histoire au lycée avaient semblé couverts d’une invisible (et littéralement indicible) ironie. Bien entendu, le « siècle de paix et de progrès » n’avait pas été aussi paisible que tout le monde se plaisait à le prétendre. La Grande Guerre et ses horreurs avaient bel et bien permis d’accoucher de toutes ces ennuyeuses mais louables défenses contre la guerre qu’étaient le Pacte du Benelux, la Communauté européenne du charbon et de l’acier et le Traité de Rome ; elles avaient aussi permis l’apparition de générations d’hommes d’État européens dont les noms resteraient à jamais associés, dans l’esprit de Cassie, à l’odeur de craie et de retaille de crayon : Lord Lansdowne, René Plevin, Benedetto Croce. Mais il y avait eu la guerre civile russe, qui avait couvé et fermenté presque dix ans avant que le parti des Petits Propriétaires finisse par déposer la monarchie brutale et branlante de la nation. Il y avait eu les innombrables différends frontaliers qui menaçaient toujours de dégénérer… Trieste, la Sarre, la région des Sudètes. Les « purifications » ethniques qui s’étaient poursuivies malgré la signature de l’Accord européen sur les droits de l’homme. Et même quand les nations européennes s’étaient installées dans la détente, durant les années 1930 et 1940, leur réticence à abandonner leurs empires avait suscité nombre de rébellions en Afrique et en Asie. Cela n’avait été le siècle de la Paix qu’en comparaison avec les précédents.

Mais sous-jacent à tout cela, il y avait le sujet de l’hypercolonie, dont on ne pouvait parler. Durant sa dernière année de lycée, à l’occasion d’une dissertation sur les mouvements sociaux et politiques européens avant l’Armistice, Cassie avait été impressionnée par l’arrogance avec laquelle certains hommes célèbres (Hegel, Marx, Treitschke) avaient affirmé aller dans le sens de l’histoire, mot auquel ils mettaient souvent une majuscule comme si l’histoire était une force physique tout aussi prévisible et irrésistible que les marées. Le vingtième siècle ne s’en laissait pas compter. Du moins d’après les manuels. Il avait écarté l’idée naïve qu’elle possédait une destination intrinsèque.

Mais l’histoire était précisément ce que l’hypercolonie avait détourné à son profit. Elle s’était emparée de la viande crue et sanglante de l’histoire humaine pour la façonner conformément à ses propres intérêts. Quels qu’ils puissent être.

Cassie commençait à trouver qu’il y avait trop de monde dans le parc. Elle traversa la rue avec Thomas pour s’installer sur la grande étendue d’herbe devant la poste : on pouvait y assister au feu d’artifice sans se faire remarquer. Le ciel était à présent sombre, les premières étoiles scintillaient. Thomas frissonna et se réfugia dans les bras de Cassie. « Qu’est-ce que t’en dis ? demanda-t-elle en suivant le fil de ses pensées. Tu lui fais confiance ?

— À qui ?

— À Leo. »

Thomas réfléchit à la question. Cassie appréciait en lui cette habitude de prendre son temps pour répondre. Sa propre impulsivité lui avait valu une réputation de vivacité d’esprit, les hésitations de Thomas conduisant quant à elles certains à le croire lent… aucune de ces deux impressions n’était véritablement conforme à la réalité. Cassie parlait parfois sans réfléchir. Et son frère, soupçonnait-elle, réfléchissait souvent sans rien dire.

« Ça dépend, finit-il par répondre. Il n’est pas méchant. Il anticipe. Mais ça ne veut pas dire qu’il a toujours raison. Comme quand… tu sais.

— Quand il a tiré sur ce type, devina Cassie.

— Ouais.

— Mmm, bon… désolée que tu aies dû voir ça.

— Pourquoi est-ce que je n’aurais pas dû le voir ? »

Parce que connaître la vérité ne te rend pas toujours plus fort. « Parce que t’as douze ans, nom d’un chien.

— Mais il faut que je m’y habitue.

— Que tu t’habitues à quoi ? À ce que des gens se fassent tuer ? Quelle idée horrible ! »

Thomas la regarda avec dureté. « Tu ne crois pas que ça arrivera encore ? Je sais que Leo prenait le type pour un sim. Il n’a jamais eu l’intention de tuer une vraie personne. Mais l’agent du service des Parcs ? Peut-être que Beth lui a brisé le crâne. Et que c’était ce qu’elle voulait faire. Il aurait pu mourir. Il est peut-être mort, d’ailleurs… on n’en sait rien.

— On ne peut pas se laisser capturer. Sinon on perd et personne ne gagne.

— Je n’ai pas dit qu’il ne fallait pas. Juste que ça pourrait encore arriver. Ou quelque chose d’autre du même genre. Que ça arrivera sans doute encore, si on fait comme veut Leo.

— Eh bien… » Elle ne pouvait pas honnêtement dire le contraire. « Possible.

— À Buffalo, quand tout ce que j’avais à faire était de me lever le matin pour aller à l’école, mes douze ans pouvaient avoir de l’importance. Mais ils n’en ont aucune pour les sims. Ni pour l’hypercolonie. Je ne veux pas qu’on me protège, Cassie. Je veux me battre. »

Thomas était un enfant replet à peu près aussi belliqueux qu’un quaker. Les disputes avaient tendance à le faire fuir. Mais il arborait à présent une expression implacable, quasi menaçante. Il voulait vraiment se battre.

« J’imagine que ça ressemblait à ça quand… »

Le feu d’artifice interrompit le garçon. Une fusée jaillit en grésillant du parc pour éclater en un brocart d’étoiles argentées. Le bruit se répercuta avec la dureté d’un poing sur la façade de pierre taillée de la poste centrale.

« … quand les gens partaient à la guerre, finit Thomas. La grosse guerre, je veux dire. »

Cassie avait vu dans ses manuels des images représentant des colonnes d’hommes en uniforme marron qui avançaient le fusil en bandoulière : le départ de la Force expéditionnaire alliée pour prêter main-forte aux armées meurtries des Britanniques et des Français. Elle avait vu aussi des clichés des boueuses tranchées européennes : Ypres, Passchendaele, la Marne, lieux de massacre d’innombrables jeunes hommes par d’autres jeunes hommes tout aussi perplexes et obéissants.

« Leo n’est pas parfait, dit Thomas. Mais personne ne l’est. Son père en sait un rayon et il lui fait confiance. Donc, oui, je crois que je lui fais confiance. Et toi ? »

Confiance pour quoi ? Pour prendre une décision et s’y tenir jusqu’à sa conclusion nécessaire ? Pour recourir même à la violence, si nécessaire ? Pour partir en guerre ?

Cassie se surprit à hocher la tête. « Oui », répondit-elle.

Et avait-elle le choix, en fin de compte ? Rien que quelques jours auparavant, elle aurait pu envisager d’accepter le fardeau et les promesses de l’anonymat, vouloir se contenter d’une existence cachée, circonspecte.

Sauf qu’elle était à présent une criminelle, complice de meurtre. Les autorités avaient entendu parler d’au moins un décès. L’agent du service des Parcs, s’il avait succombé, serait la deuxième victime… et s’il n’avait pas succombé, il avait presque certainement décrit Leo, Cassie et Thomas aux autorités. Comme les polices locales et régionales s’échangeaient systématiquement leurs rapports par radio et par télécopie, ces signalements parviendraient à l’hypercolonie et les policiers ne seraient donc pas forcément les seuls à ouvrir l’œil. L’anonymat était désormais exclu.

Le feu d’artifice gagnait en intensité, sous les bruyantes acclamations de la foule dans le parc. Thomas le regardait d’un air grave. L’éclat rouge de la fusée, se dit Cassie[1]. Les fusées : une technologie de guerre mise au service de la célébration de la paix. Certains membres de la Correspondence Society avaient cru par le passé qu’on pourrait se servir de fusées plus grandes et plus puissantes pour expédier des instruments scientifiques (ou même des êtres humains !) en orbite… voire plus loin encore, comme dans les romans de science-fiction qu’elle aimait lire de temps à autre. Mais la construction de fusées d’une taille supérieure à celle d’un jouet avait été interdite par les protocoles de désarmement signés dans la foulée de l’Armistice. Et peut-être là aussi s’agissait-il de l’hypercolonie défendant son territoire en altitude.

L’air s’emplit d’une puanteur sulfureuse de poudre brûlée. Attentive à l’heure, Cassie se leva et fit tomber les brins d’herbe marron collés à son jean au moment où l’orchestre dans le parc entamait God Bless America. Elle s’éloigna avec Thomas, approchant du motel par le côté nord et arboré de la rue, précaution dont elle se réjouit : une intermittente lueur bleue visible à une intersection de distance s’avéra provenir des gyrophares de deux voitures de police garées devant le motel où elle avait laissé Beth et Leo quelques heures plus tôt.

Thomas lui prit la main, ce qu’il avait obstinément refusé de faire durant tout le trajet. Cassie en profita pour le tirer dans l’ombre des arbres, où elle était à peu près certaine que nul ne les verrait. La présence de la police ne pouvait signifier qu’une chose : leurs signalements avaient été diffusés et quelqu’un — la serveuse au restaurant, ou peut-être le réceptionniste du motel — avait alerté les autorités en les reconnaissant. Et si Leo et Beth étaient déjà arrêtés…

Mais une voix l’appela par son nom. Elle sursauta, se retourna, découvrit Leo et Beth dans l’ombre du même bosquet de chênes.

« On s’est enfuis par l’issue de secours quand on a vu les flics entrer sur le parking, expliqua le jeune homme. J’ai emporté les trucs que m’a laissés mon père. Mais presque tous nos bagages sont restés là-dedans. Avec une partie de nos papiers d’identité. Et à peu près tout notre argent liquide, à part ce que tu as sur toi. »

Cassie sentit dans son ventre une apesanteur caustique. Elle se dit que c’était ce que devait ressentir un animal acculé. « On fait quoi, maintenant, alors ?

— J’imagine qu’on commence par voler une voiture », répondit Leo.

12 Sur la route

Au milieu de notre vie… non, ce n’était pas ça.

Au milieu du chemin de notre vie (voilà), je me trouvai dans une forêt (mais ce n’était pas juste une forêt, c’était quoi ?), une forêt obscure car j’avais perdu la voie droite

Nerissa se réveilla dans une petite chambre aux stores baissés. Dans un lit inconnu et, pour la première fois depuis sept ans, à côté du corps endormi d’Ethan. C’était peut-être pour cela qu’un extrait de La Divine Comédie lui revenait en mémoire tandis qu’elle reprenait tant bien que mal conscience, tirée du sommeil par la lumière du jour qui s’insinuait telle une lame de couteau par les interstices autour des stores… Elle se récitait de la poésie comme si elle poursuivait encore ses études, perdue dans des souvenirs plus agréables que ceux de la veille. Oh mon Dieu. Hier. Le poids écœurant de ce qu’ils avaient vu et fait.

À leur arrivée (un Motel 6 comme les autres à proximité de l’autoroute fédérale), Ethan était trop épuisé pour arriver à conduire correctement. Il avait à peine réussi à se mettre en sous-vêtements avant de s’écrouler sur le lit, où il s’était aussitôt endormi. Non moins fourbue, Nerissa s’était néanmoins obligée à prendre une douche brûlante avant de le rejoindre : elle avait besoin de se débarrasser de la puanteur, réelle ou imaginaire, du pétrole, de la suie, du sang et des feuilles vertes écrasées.

Et la journée qui commençait pourrait ne pas être meilleure. Vois les choses en face, s’ordonna-t-elle. La veille, le simulacre s’était crevé les yeux et elle lui avait sectionné les jambes avant de poser des garrots grossiers sur les moignons et de balancer ce qui vivait encore dans le coffre de la voiture. Elle allait à présent essayer de l’interroger. Ou l’enterrer. Ou les deux. Sans doute les deux.

L’horreur physique des événements de la veille lui avait paru à peine plus pénible que la manière dont Ethan l’avait regardée, non pas une mais plusieurs fois, le visage empreint d’une incrédulité proche de la répugnance. Comme si elle s’était comportée d’une manière qui outrepassait les limites de la décence, et peut-être était-ce le cas, mais elle avait cessé d’essayer de les tracer.

Trouver un endroit où interroger Winston Bayliss était la priorité de la matinée. Leur chambre de motel ne ferait pas l’affaire. Aussi régla-t-elle leur note à la réception et reprirent-ils la route vers l’ouest sans échanger plus de quelques mots. Ils sortirent de l’autoroute à un endroit indiqué comme réserve naturelle sur la carte d’Ethan. Il faisait froid, avec un vent qui déroulait vers l’est de massifs nuages gris. Ils se garèrent non loin de la chaussée dans un bosquet d’érables à sucre et de bouleaux jaunes. Nerissa ouvrit le coffre et Ethan l’aida à transporter Winston Bayliss à l’ombre des arbres.

Elle avait bandé les moignons du sim et posé un pansement de fortune sur ses orbites coagulées. Elle avait recouvert les blessures par balle de bandelettes de flanelle (provenant d’une vieille chemise d’Ethan) et d’épais ruban adhésif. Elle avait enveloppé ce qu’il restait du bas de son corps dans un sac-poubelle en plastique, pour que tout ne se répande pas par terre, et c’est ainsi qu’ils le transportèrent, Nerissa le tenant par les bras, Ethan soulevant le torse enveloppé, ils marchèrent dans les fragiles feuilles mortes et enjambèrent des troncs d’arbres morts colonisés par des champignons jaunes jusqu’à parvenir à bonne distance de la route. Ils adossèrent alors Winston Bayliss le plus droit possible à un affleurement de granit moussu.

Le sim mourrait, inévitablement. Le plus surprenant était qu’il ne soit pas déjà mort. Il dégageait une odeur obscène, celle-là même dont Nerissa n’avait pas réussi à se débarrasser la veille sous la douche, une puanteur si lourde qu’elle s’imagina la peser avec une balance. Elle prit soin de rester du côté du vent.

Le simulacre parla d’une voix rauque qui ressemblait à un gargouillis humide. Il commença par demander de l’eau. Nerissa posa une bouteille en plastique à sa portée et regarda le sim la prendre à tâtons dans les feuilles mortes. Elle lui trouva l’air bizarrement naturel, dans un tel décor… comme s’il avait poussé dans les détritus du sol de la forêt, pâle comme un champignon et strié de couleurs automnales.

« Mieux vaut le laisser parler, suggéra Ethan. Qu’il dise ce qu’il a à dire. » Parce qu’il n’en dirait jamais davantage. Il se limiterait à ce qu’il voulait qu’ils entendent. Rien de plus. Rien de moins. La coercition n’aurait aucun effet sur lui.

Le simulacre répéta une partie de ce qu’il leur avait raconté la veille, sur l’hypercolonie intégrée dans une vaste écologie qui occupait plusieurs années-lumière dans l’espace. Sur ce sujet, il s’adressa surtout à Ethan, qui l’écouta d’un air neutre. La chose soutint une fois encore qu’elle faisait partie d’un système parasite ayant contaminé depuis peu l’hypercolonie pour s’emparer de son appareil de reproduction.

La reproduction, songea Nerissa : Ethan l’avait un jour qualifiée de couperet de l’évolution. Il n’y avait pas d’intelligence dans l’évolution, rien que la logique implacable de la reproduction sélective. Elle se représenta le travail de l’évolution comme une espèce de poésie aveugle et inarticulée. Qu’avait dit Charles Darwin, déjà ? Une quantité infinie de belles et admirables formes, sorties d’un commencement si simple, n’ont pas cessé de se développer et se développent encore !… N’y a-t-il pas une véritable grandeur dans cette manière d’envisager la vie… ?

Une grandeur ou une horreur. L’idée que l’étrangeté kaléidoscopique des systèmes biologiques pouvait se déployer sans supervision ni motivation était presque trop troublante pour qu’on puisse l’accepter.

Ethan avait écrit dans un de ses livres que « la nature savait sans savoir », et dans ses documents de la Society, il avait comparé l’hypercolonie à une fourmilière ou une termitière. La fourmilière sait se construire, produire des ouvrières, nourrir et dorloter sa reine. Sauf qu’en réalité elle ne sait rien : ce qui ressemble à un savoir n’est qu’un ensemble de règles procédurales, un gabarit chimique construit par un environnement complexe. Idem pour l’hypercolonie. Elle semblait en savoir bien davantage que les êtres humains… et même comment manipuler ceux-ci. Sauf que ce savoir était du même genre que celui de la fourmilière. L’hypercolonie se servait du langage sans le comprendre. Elle sécrétait des mots de la même manière qu’une abeille ouvrière sécrète de la gelée royale.

Sur sa couche de feuilles, le sim agonisant sécréta des mots dans l’air de l’automne.

Selon les critères humains, dit-il, le cycle de vie de l’hypercolonie est extrêmement long. Mais il a une fin. Il commence et se termine en un élan reproducteur aussi bref qu’intense, une espèce d’essaimage au cours duquel elle expédie sa descendance vers des étoiles lointaines. Sur Terre, cela a commencé il y a presque dix ans.

Depuis dix ans, avec une technologie empruntée aux humains et l’aide d’humains qui ne se rendent pas compte de ce qu’ils font, l’hypercolonie construit son moyen de reproduction sur la surface de la Terre. C’est le point culminant de sa stratégie de reproduction. La moindre menace contre son mécanisme reproducteur est pour elle une menace existentielle. D’où l’attaque contre la Correspondence Society il y a sept ans : elle visait à protéger ce mécanisme, qu’aurait mis en danger la révélation prématurée de son existence.

Pour Nerissa, c’était une manière scandaleuse de décrire une série de meurtres en passant sous silence tout le sang versé. Mais bien entendu, le sim avait depuis longtemps cessé d’en appeler à la compassion et affirmait ne pas appartenir au camp responsable du massacre.

La neige commença à tomber du ciel lourd de nuages, bourrasques dans les branches nues des arbres. Quelques petits flocons se déposèrent sur le visage du sim où ils fondirent en gouttelettes rosies par le sang séché. La créature avait la voix enrouée. Elle se tut le temps de boire quelques nouvelles gorgées d’eau.

Quand elle reprit la parole, Nerissa dut se pencher vers elle pour l’entendre.

L’hypercolonie s’est peu à peu adaptée à la vie dans le vide intersidéral, mais beaucoup d’autres organismes l’ont fait aussi. Elle a été infestée par un parasite avant ou peu après son arrivée dans le Système solaire. Pendant des siècles, le parasite, resté en sommeil, est passé inaperçu. Le début du processus de reproduction l’a réveillé.

Il ressemble à un virus : il ne peut se reproduire qu’en s’emparant du mécanisme reproducteur d’un autre organisme. Cela fait maintenant plus d’un an qu’il exploite à ses propres fins les ressources de l’hypercolonie. Le mécanisme par lequel l’hypercolonie se reproduit a été détourné. Les installations qui devaient servir à envoyer aux étoiles voisines les organismes-semence de l’hypercolonie ont fait quelque chose de très différent : elles ont créé et lancé de nouveaux paquets viraux destinés à poursuivre et infecter la progéniture vulnérable de l’hypercolonie.

Un des livres d’Ethan racontait une histoire du même genre, qui avait horrifié Nerissa. Des fourmis charpentières de Thaïlande étaient sujettes à une infection par un certain champignon. Celui-ci germait et croissait dans le corps de l’insecte, puis s’infiltrait dans son cerveau, moment auquel la fourmi se mettait à monter, comme obsédée, folle, jusqu’à la plus haute feuille de la plus haute branche qu’elle trouvait. Elle mourait là, créant pour le champignon qui lui sortait à présent du corps une rampe de lancement d’où ses spores pourraient se répartir sur la plus grande surface possible. Quelques-uns germeraient peut-être dans une autre fourmi charpentière, qui dans sa folie néfaste grimperait sur la plus haute feuille de la plus haute branche qu’elle trouverait…

Mais l’hypercolonie n’est pas morte, ni sans défenses. Sa stratégie ultime consiste à détruire le mécanisme reproducteur qu’elle a créé afin d’empêcher son utilisation par l’entité parasite et de protéger sa propre progéniture potentielle. Et elle veut manipuler les vestiges de la Correspondence Society pour l’amener à collaborer à cette tâche.

Eh bien, pourquoi pas ? Du point de vue des humains, le « mécanisme reproducteur » (si une telle chose existait vraiment) n’était rien de plus qu’une tumeur débilitante. Il méritait d’être détruit, quel que soit le camp auquel il servait dans cette céleste frénésie alimentaire.

Le sim agonisant frissonna. Ses tremblements devinrent plus proches d’une convulsion. La bouteille d’eau tomba de sa main droite, la gauche se crispant dans le vide. Il toussa, expectorant une pluie de phlegme rouge et ocre dans les feuilles et la neige fraîche autour de lui.

« Excusez-moi », dit-il.

Excusez-moi. Si vous avez des questions, vous devriez les poser tant qu’il est encore temps.

Nerissa n’en avait qu’une — Cassie faisait-elle partie de ceux qu’utiliserait l’hypercolonie ? —, mais Ethan lui passa devant et posa un genou à terre pour s’adresser au sim. On dirait qu’il lui adresse une prière, pensa Nerissa. Ou qu’il le demande en mariage. « Qui a le contrôle du mécanisme qui manipule les signaux radio, vous ou l’hypercolonie ? »

Vous désignant le parasite, le virus.

« C’est moi », murmura le sim.

(Mais il n’y a pas de moi, se rappela Nerissa. Il n’y a pas d’esprit. Rien qu’un processus.)

« L’hypercolonie ne peut donc plus s’en servir. Mais les deux entités peuvent produire et contrôler des simulacres ?

— Oui.

— Ils sont créés comment ? Vous avez été créé comment, vous ?

— Je suis né d’une mère humaine. »

Non, se dit Nerissa. Impossible.

« Le mécanisme reproducteur, vous nous direz où il est ?

— Non.

— Parce que vous voulez le protéger ?

— Oui.

— Et vous sous-entendez que nous pourrions vouloir le protéger.

— Oui.

— Pourquoi ferait-on ça ?

— Sa destruction serait désastreuse pour l’humanité. Pas seulement parce qu’il y aurait une panne temporaire des communications sur toute la planète, même si ce serait déjà catastrophique en soi. Les limites imposées au comportement humain ne seraient plus respectées. Les conflits pourraient dégénérer et échapper à tout contrôle. Vous savez ce que la guerre signifiait il y a un siècle. Pensez à ce qu’elle signifierait de nos jours, si on la laissait reprendre.

— Votre argument ne me paraît pas convaincant.

— Je ne m’attends pas à vous convaincre. J’espère juste que vous réfléchirez au moins aux enjeux. Plus précisément, il est tout à fait possible que, si vous n’intervenez pas, certains de vos proches se fassent tuer.

— De qui parlez-vous ? »

Le simulacre sans yeux tourna la tête vers Nerissa. « De Cassie. De Thomas. Et de beaucoup d’autres.

— Vous voulez dire que ce qu’ils font en ce moment est dangereux ? Ou que vous les tuerez si l’occasion se présente ?

— Les deux.

— Alors pourquoi diable devrions-nous vous aider ?

— Je ne vous demande pas de m’aider. Que vous choisissiez de protéger votre civilisation en général ou les gens que vous aimez en particulier, cela servira mes intérêts.

— Dites-nous où sont Thomas et Cassie, alors… vous pouvez faire ça ?

— Je ne sais pas où ils sont, mais je crois qu’ils cherchent Werner Beck. »

Nerissa ne put se retenir davantage. « Comment vous savez ça ? Qu’est-ce que vous savez de Cassie et Thomas, et qu’est-ce que vous savez de Werner Beck ? »

Mais le sim refusa de répondre à cette question-là.

Il mourut sous leurs yeux.

En commençant par ses parties humaines. Nerissa supposa que, épuisé par la fièvre et l’infection, le cœur de la créature avait tout simplement cessé de battre. Le sim exhala pour la dernière fois, un nuage puant d’humidité que la brise emporta aussitôt. Ses parties internes perdirent ensuite toute cohésion. Le corps se relâcha et un fluide vert se mit à couler de ses nombreuses blessures.

Nerissa aida Ethan à recouvrir les restes de feuilles mortes, non pour protéger le simulacre et encore moins par une espèce de respect malvenu à son égard, mais parce que tomber dessus serait désagréable et dangereux pour un randonneur ou un enfant des environs.

Les animaux s’en prendraient sûrement au cadavre. Les os seraient dispersés. À la fin de l’hiver, seuls les fourmis et les coléoptères s’intéresseraient un tant soit peu à ce qu’il en resterait. Le corps du sim pourrait aider à nourrir quelques colonies d’insectes au fond de l’humus et des troncs pourris de la forêt, ironie qui n’amusa guère Nerissa. Il y a de la grandeur dans cette manière d’envisager la vie. Eh bien non, pensa-t-elle. Pas vraiment.

« Il faut donc qu’on trouve Werner Beck », dit-elle à Ethan une fois de retour dans l’automobile. La neige tombait plus dru, transformant la route en une obscurité pâle et voilée. « J’imagine que tu sais où il est ?

— Dans le Missouri, d’après sa lettre. »

Celle qu’Ethan avait récupérée dans sa boîte en abandonnant la ferme. « Il avait autre chose d’utile à dire dedans ?

— Tu pourras la lire quand on trouvera où s’arrêter.

— Tout ce qu’a raconté le sim… Tu en penses quoi ? Tu en crois un seul mot ? »

Il haussa les épaules. « Il y avait peut-être du vrai. Du moins, tout ne m’a pas semblé invraisemblable. »

Nerissa se rappela une citation, quelque chose d’un philosophe grec appelé Xénophane. À l’époque, Ethan l’admirait de pouvoir ainsi ressortir des bribes de poésie et de prose de sa mémoire fourre-tout. Mais ce n’était pas un talent, plutôt une bizarrerie de la nature. Son propre petit tour de magie tape-à-l’œil. « Si même par hasard il lui arrivait de dire la parfaite vérité, il ne le saurait pas lui-même. Tout s’appuie sur l’apparence.

— Ouais, réagit Ethan. C’est à peu près ça. »

13 Campagne du Kansas

Cassie ne fut pas surprise par la facilité avec laquelle Leo réussit à voler une voiture. C’était un savoir-faire qu’il tenait de ses amis de Buffalo — pas ceux de la Society, les musiciens et petits malfaiteurs des quartiers est avec lesquels il traînait le week-end. C’était aussi à cause de ses fréquentations que Cassie ne l’avait jamais pris au sérieux et avait trouvé très superficielle cette fascination qu’il exerçait sur Beth. Mais à présent qu’elle était elle-même une criminelle, elle appréciait à leur juste valeur les compétences qu’il avait acquises.

La fête de l’Armistice avait attiré à Jordan Landing de nombreuses automobiles venues des fermes et routes rurales des environs, si bien qu’il n’y avait que l’embarras du choix. Leo attendit minuit passé avant de jeter son dévolu sur un modèle récent de Ford Equipoise blanc, un véhicule de taille moyenne assez répandu dans la région, garé sur le parking d’un motel à presque un kilomètre au nord sur la route principale. Sans doute le propriétaire dormait-il et n’irait-il porter plainte qu’au matin, ce qui leur donnait une avance convenable. Il cassa l’antenne radio de la voiture et s’en servit pour forcer la portière côté conducteur. Démarrer fut plus compliqué, mais la trousse à outils présente dans la boîte à gants — jauge de pression, pince fine, tournevis à embout interchangeable — lui permit d’y arriver. Par chance, aucune de ces activités n’attira l’attention. Dieu bénisse les paisibles petites villes de cette paisible contrée ainsi que leurs habitants honnêtes et sans méfiance, pensa Cassie.

À l’aube, ils étaient trois cent cinquante kilomètres plus à l’ouest et à seulement une heure de leur destination, un atelier de réparation automobile appelé Chez Dowd, sur une partie plate de l’autoroute du Kansas entre Salina et Great Bend.

Chez Dowd, réparations et pièces détachées automobiles, disait l’enseigne.

Ce n’en était pas vraiment une, plutôt un morceau de contreplaqué blanchi avec cette inscription au pochoir orange. Il avait été cloué à ce qui ressemblait à une grange reconvertie, unique construction visible sur tout l’horizon au niveau de la sortie de l’Autoroute fédérale 156 pour une ville appelée Galatea. Ils se garèrent sur de la terre battue jonchée de pièces de moteur rouillées, non loin de la carcasse de ce que Leo affirma être une Packard 1972. Le seul mouvement perceptible était celui d’un carillon éolien en fer-blanc accroché par un support sur le côté du bâtiment en aluminium.

Quand Leo klaxonna, un homme sortit de la pénombre derrière la porte de tôle ondulée en s’essuyant les mains dans un chiffon noir de cambouis, les yeux plissés dans le soleil matinal. La trentaine, grand et maigre, avec juste un début de bedaine sous la salopette. Sa moustache et les longs cheveux châtains qui se balançaient sur son col lui donnaient l’air de sortir d’un daguerréotype de la guerre de Sécession.

Cassie descendit de voiture, Thomas à ses côtés. Elle avait la vessie terriblement pleine, même si elle tremblait rien qu’en imaginant à quoi devaient ressembler les toilettes d’un tel établissement.

L’homme s’arrêta prudemment à quelques pas de l’Equipoise. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous, m’sieu-dames ?

— Vous êtes Eugene Dowd ? » demanda Leo.

L’homme cessa de s’essuyer les mains et fourra le chiffon dans la poche revolver de sa salopette. « Faut croire. Et vous ?

— Leo Beck. Je crois que vous connaissez mon père. »

Le visage de Dowd resta neutre. Il y eut une rafale de vent et Cassie entendit le cliquetis du carillon éolien — comme de la musique qui aurait oublié comment en être — ainsi que le grincement produit par le capot mal fermé de la Packard. « C’est votre voiture ? finit par demander Dowd.

— Pas vraiment.

— Ah. C’est ce que je craignais. Je n’aime pas trop avoir un véhicule volé chez moi. Rentrez-la à l’intérieur, qu’elle soit moins visible. Vous pouvez prouver que vous êtes qui vous dites ?

— Je crois.

— Eh bien, on va voir ça. Entrez tous.

— Il y a des toilettes ? » se sentit obligée de demander Cassie.

Eugene Dowd la regarda. « Derrière le bâtiment. Rien de folichon. »

On s’en serait douté, pensa la jeune fille.

Leo leur avait parlé d’Eugene Dowd cette nuit-là dans la voiture. Cassie lui avait demandé s’il avait appris ce nom dans les papiers cachés sous le parquet de son père.

Leo avait hoché la tête. « Le nom et c’est à peu près tout. Il me disait d’apporter la clé à Eugene Dowd, à tel endroit au Kansas. »

Subterfuge typique de la Correspondence Society. Tante Riss avait un jour décrit ce type de raisonnement comme « de la paranoïa… une parano nécessaire, peut-être, mais une espèce de maladie mentale quand même ». Et le père de Leo, Werner Beck, était encore plus rigoureusement paranoïaque que la plupart des membres de la Society.

« Il y avait quoi d’autre, dans ces papiers ?

— Surtout des statistiques qu’il a compilées, plus des photocopies d’articles de presse…

— Quel genre ?

— Un peu de tout. Des statistiques sur les mines chinoises ou le transport maritime dans le Pacifique. Ou l’import-export de minéraux et de terres rares. Des coupures de presse des vingt dernières années, certaines sur des morts inexpliquées. Des articles techniques. Des notes tirées de ses études de la biologie des simulacres. Des cartes.

— Des cartes d’où ?

— Argentine, Chili, Bolivie, Pérou.

— Pourquoi, il y a quoi, là-bas ? »

Leo haussa les épaules. « Je pense que c’est au cas où il lui arrive un truc, peut-être qu’un autre membre de la Society comprendrait de quoi il retourne. »

Beth avait réussi à rassembler le courage ou l’insensibilité nécessaires pour demander : « Tu crois que ton père est mort ? »

Leo garda les yeux sur la chaussée. La nuit sur l’autoroute fédérale, la prairie vide : il n’y avait rien à voir sinon, parfois, les phares des voitures qu’ils croisaient. « Il ne serait pas parti précipitamment sans raison. Mais est-il encore vivant, aucune idée. On n’a rien qui puisse nous le dire.

— Peut-être qu’Eugene Dowd saura, alors », conclut Beth.

« Avant tout, dit Dowd à Leo, je dois m’assurer que vous êtes bien qui vous dites. Vous ressemblez assez à votre vieux, d’accord, mais ce n’est pas vraiment une preuve. Vous pourriez même ne pas être humain. »

L’intérieur du garage consistait en une dalle de béton au complexe semis de taches surmonté d’un grand toit cintré. Une espèce de mezzanine courait le long d’un des murs, grossièrement divisée en pièces… peut-être Dowd vit-il là-haut, se dit Cassie en trouvant cette pensée déprimante. L’espace de travail était équipé d’outils manuels et électriques de tailles diverses, tous inconnus d’elle, ainsi que d’une table sur tréteaux, assemblage de planches épaisses à la coupe grossière. Un moteur partiellement démonté était posé dessus. Des chaînes et des poulies se balançaient depuis des poutres en hauteur. Cela sentait l’essence, mais aussi les toilettes chimiques que Beth et elle s’étaient dépêchées d’utiliser derrière le bâtiment.

Elle s’assit à côté de Leo sur un canapé déchiré en cuir qui semblait provenir d’une décharge. Beth et Thomas se glissèrent près d’eux. Eugene Dowd tira une chaise en bois qu’il enfourcha.

Il n’est pas membre de la Society, pensa Cassie. Du moins ne ressemblait-il à aucun des membres de la Society qu’elle avait croisés dans sa vie. De toute évidence, ce n’était ni un savant ni un érudit. Rien dans sa manière de parler ne laissait penser qu’il n’était pas ce dont il avait l’air : d’un mécanicien auto susceptible qui ne se laissait pas impressionner par quatre jeunes citadins arrivés sans prévenir dans son garage de campagne.

« Comment suis-je censé prouver que je suis humain ?

— Eh bien, vous pourriez vous enfoncer un couteau dans le corps histoire de voir quelle couleur en sort. Ça marche, en général.

— Très drôle.

— Ou vous pourriez me montrer une certaine clé. »

Leo se leva, fouilla dans sa poche — Et s’il l’a perdue ? se demanda Cassie pendant un instant terrifiant — et brandit la clé trouvée dans le coffre de son père.

« D’accord, voyons ça », dit Dowd.

Leo déposa non sans réticence l’objet dans sa paume aux plis incrustés de cambouis. Le mécanicien avait des cals sur le pouce et les ongles taillés très court.

« C’est bon ? demanda Leo.

— Pas tout à fait. On va voir si elle ouvre ce qu’elle est censée ouvrir. Suivez-moi. »

Il les conduisit au fond du garage, tira une bâche recouvrant une camionnette blanche vieille de quelques années et dépourvue de tout signe distinctif. La poussière soulevée par son geste flotta dans l’air et Cassie sentit sa gorge la chatouiller.

Dowd n’eut aucune difficulté à insérer, puis à tourner la clé dans la serrure côté conducteur. Il ouvrit la portière en grand. « Eh bien ça. Eh bien ça. »

La camionnette n’avait pas été ouverte depuis un certain temps : une odeur de renfermé et de garniture en vinyle s’en échappa. « Elle ressemble à une vieille camionnette ordinaire, dit Cassie.

— L’important, c’est ce qu’il y a à l’arrière

— Et il y a quoi, à l’arrière ? »

Eugene Dowd mit la clé dans sa poche. « On en parlera plus tard. »

Il leur fit monter une volée de marches jusqu’au loft qui lui servait à la fois de bureau et de chambre — quelques chaises, une table, un vieux réfrigérateur, un évier, une plaque de cuisson, un matelas par terre —, où il leur demanda s’ils voulaient déjeuner. Cassie regarda l’empilement de vaisselle sale. « Ne t’inquiète pas, jeune fille, dit Dowd. Je n’ai à vous proposer que du chili en boîte et des sandwiches industriels achetés au 7-11 de Galatea. Assez récents pour que vous ne vous intoxiquiez pas, si c’est ce qui te cause souci. »

Thomas dit qu’il avait faim et Cassie dut admettre se trouver dans le même cas : elle avait assez faim pour accepter un sandwich poulet-salade, même refroidi autant qu’en était capable le poussif réfrigérateur de Dowd. Thomas, Leo et Beth prirent la même chose. Dowd leur offrit des Coca et s’ouvrit une bière. « Bon, Leo… j’imagine que tu aurais pu ouvrir la portière de cette camionnette même sans clé, pas vrai ?

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Ne fais pas ton timide. Ton papa m’a dit que tu étais passé devant le tribunal pour enfants à cause d’une histoire de tentative de vol de véhicule.

— C’était stupide. Je voulais frimer.

— C’est pour ça que tu n’as récolté qu’une amende et un sermon ?

— J’imagine que mon père vous a raconté ça aussi. Il est là ?

— Ton vieux ? Non.

— Où est-il, alors ?

— Werner Beck ne me tient pas informé de ses allées et venues, du moins pas souvent. Mais comme tu t’es pointé sans lui, ça m’étonnerait que les nouvelles soient bonnes. On m’avait dit que tu ne viendrais pas sans lui, sauf s’il arrivait quelque chose d’inattendu.

— Comment vous connaissez mon père ? Et qu’est-ce qu’elle a de si spécial, cette camionnette ?

— Eh bien, Leo, c’est une assez longue histoire. Que tu dois entendre, je suppose. C’est ton père qui est venu me trouver, à propos, et non l’inverse. Je vivais à Amarillo, c’était il y a presque dix ans. J’avais un petit studio, je joignais les deux bouts grâce au Travail fédéral et aux chèques de l’aide sociale. Ton vieux a tout simplement frappé à ma porte un jour. Il s’est présenté, il m’a dit qu’il avait lu un article sur moi dans le journal local et qu’il voulait savoir si c’était vrai.

— Si quoi était vrai ? »

Dowd caressa du pouce l’étiquette de sa cannette, le regard perdu dans la pénombre du garage. « Il faut que je commence par le commencement. Mais j’imagine que vous avez le temps. On va parler un peu. Ensuite on commencera à s’occuper de la voiture que tu as volée, à la rendre moins facile à identifier. Parce qu’on va bientôt devoir partir et qu’on ne tiendra pas tous dans la camionnette.

— Partir où ?

— Dans un endroit où j’espérais vraiment ne jamais retourner. Mais la vie se fout complètement de ce que vous espérez. » Il but longuement. « Vous ne trouvez pas ? »

14 Montmorency, Pennsylvanie

L’interstate 80 traversait la ville universitaire de Montmorency, en Pennsylvanie. L’Institut fédéral — l’un des établissements d’enseignement supérieur fondés par l’administration Wallace dans les années 1930 — était la plus importante entreprise de la ville, après les deux usines et la carrière de calcaire. L’agglomération était paisible dans la longue lumière de cet après-midi de fin novembre et un grand nombre des jolies maisons à ossature en bois avaient suspendu un drapeau américain à leur véranda. Il semblait faire bon vivre, à cet endroit.

Montmorency avait toutefois une autre caractéristique : c’était là où habitait feu Winston Bayliss, d’après les papiers d’identité trouvés par Ethan dans le portefeuille du sim mort.

Il avait été surpris que Nerissa suggère d’aller à l’adresse indiquée sur le permis de conduire. « Ça va nous faire un détour.

— Un petit.

— Je croyais que tu voulais retrouver Werner Beck le plus vite possible.

— Exact. Mais ça pourrait être important.

— Pourquoi ? Quel intérêt ? »

Elle haussa les épaules et détourna le regard.

« Et puis ça pourrait être dangereux, ajouta-t-il.

— Tout ce qu’on fait est dangereux. »

La veille au soir, plus ou moins pour la première fois, il avait parlé à Nerissa de leurs plans.

Elle avait quitté Buffalo furieuse, mais sans véritablement autre idée en tête qu’enrôler Ethan dans sa recherche de Cassie et de Thomas. Il comprenait cela. Ainsi que la culpabilité qu’elle devait ressentir. Les minutieuses précautions dont elle s’était entourée après les meurtres de 2007 avaient eu l’effet inverse, complètement inverse. Cassie et Thomas avaient pris la fuite en croyant à une nouvelle attaque de grande envergure. Conformément aux protocoles, ils étaient allés trouver le membre de la Society géographiquement le plus proche, qui se trouvait être Leo Beck. Leo avait quitté la ville (avec sa copine, une jeune femme du nom de Beth Vance), a priori pour retrouver son père. Rongée par l’idée que Cassie et Thomas pourraient la croire morte, Nerissa avait de plus raisonnablement peur qu’ils se mettent encore davantage en danger en allant trouver Werner Beck.

Ethan savait aussi qu’elle n’avait jamais apprécié cet homme. Elle l’avait rencontré deux ou trois fois à des réunions de la Society. « Même dans une communauté de paranos, avait-elle dit à l’une de ces occasions, ce type est d’une parano effrayante.

— Il a raison sur de nombreux points, avait répliqué Ethan. Et personne n’a mené de recherches plus utiles que lui.

— Il voit la Society comme l’avant-garde d’une espèce de rébellion humaine. On pourra s’estimer heureux s’il ne nous fait pas tous arrêter.

— Il est peut-être un peu cinglé. Mais il est intelligent et il dispose de gros moyens.

— Et tu crois que c’est une bonne combinaison ? »

Nerissa craignait donc que Cassie et Thomas se laissent influencer par Werner Beck, surtout depuis la sinistre confession du sim. Et Ethan était plus ou moins d’accord avec elle. Retrouver Cassie et Thomas, laisser Nerissa les protéger, abandonner Beck à ses propres guerres… Très bien. Ça ne lui posait aucun problème. Mais ensuite ?

Tout avait changé. On pouvait difficilement considérer le sim mort comme une source d’informations fiable, mais l’attaque de la ferme laissait penser qu’il avait au moins dit la vérité sur un point : l’hypercolonie était en proie à un conflit interne. Et les tentatives des survivants de la Society pour rester cachés avaient manifestement échoué : de toute évidence, les simulacres savaient parfaitement où les trouver. Dénicher une nouvelle cachette n’était donc pas envisageable : ils n’avaient jamais été véritablement cachés.

Par conséquent, même en supposant que Nerissa arrive à retrouver Cassie et Thomas… et ensuite ? Nerissa subvenait à ses besoins grâce à l’héritage laissé par ses parents à leur mort en 1998. Ethan avait liquidé l’ensemble de ses investissements en 2007 et s’était ensuite montré économe dans toutes ses dépenses (à part ses quelques achats d’armes et de coûteux systèmes de sécurité). Même jointes, leurs ressources restaient très modestes. Ils auraient l’un comme l’autre à trouver d’autres moyens de gagner leur vie et de se protéger (de protéger également Cassie, et Thomas) contre de futures attaques.

S’il y en avait un jour. À en croire le sim (ce qui était bien entendu impossible), l’hypercolonie agonisait. Si sa mort occasionnait une panne globale des communications, cela aurait des conséquences catastrophiques, au moins à court terme. Et même si on pouvait se remettre d’un tel désastre, il restait à savoir de quelle manière le monde fonctionnerait quand le bellicisme des humains cesserait d’être subtilement réprimé par l’hypercolonie.

Ethan et Nerissa affrontaient les mêmes problèmes et Ethan avait l’impression qu’ils pouvaient s’entraider, mais on pouvait à peine qualifier cela de plan… ce n’était rien de plus qu’une pensée mélancolique. Cela faisait sept ans qu’il n’avait plus vu cette femme avec qui il avait été marié pendant une décennie. Et même si elle restait par bien des côtés celle qu’il avait aimée et épousée, elle avait changé sur d’autres points tout aussi importants. Il ne savait plus à quoi s’attendre de sa part. Leur ancienne intimité naturelle avait disparu. Elle lui était inconnue à quatre-vingt-dix pour cent.

À l’adresse de Winston Bayliss — du moins celle qui figurait sur son permis de conduire —, on trouvait une petite maison très semblable aux autres dans la rue. Avec à l’avant, comme beaucoup d’entre elles, une terrasse couverte en bois un peu délabrée. La pelouse avait jauni et s’était raréfiée durant l’automne. Un grand panier en faux rustique, garni de géraniums ayant succombé au dernier gel, faisait office de jardin.

Nerissa ouvrit la portière avant qu’Ethan puisse dire : « Holà… où tu vas ?

— Apparemment, la maison est toujours habitée. Peut-être par le vrai Winston Bayliss. Je vais frapper à la porte pour voir qui va m’ouvrir.

— Ça servira à quoi ? »

Elle ne lui répondit pas et il dut se dépêcher de la suivre, car elle remontait l’allée à grands pas déterminés. Elle grimpa sur la terrasse, sonna, puis tira la porte-moustiquaire et frappa.

J’aurais dû prendre le pistolet, songea Ethan… et s’il y avait un autre sim à l’intérieur, si la maison était une espèce de fabrique de sims ?… mais la porte s’ouvrit en grinçant sur une vieille femme aux épaules voûtées qui s’appuyait sur un déambulateur. Elle les regarda de derrière ses culs-de-bouteille. « Je me disais que c’était peut-être la thérapie ambulatoire. Sauf que non, hein ?

— Non, m’dame, confirma Nerissa sans broncher.

— Ah, bien sûr. Elle vient le mercredi. Désolée. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, m’sieu-dame ?

— On s’est peut-être trompés d’adresse… Nous cherchons Winston Bayliss.

— Oh ! Eh bien, c’est la bonne adresse, mais pas la bonne porte. Winston a la sienne à l’arrière. Il vit au sous-sol. Il y a son propre appartement. Il l’a rénové lui-même.

— Ah… et il est chez lui, en ce moment ?

— J’ai peur que non. Il est parti à un congrès à Boca Rota jusqu’à la semaine prochaine. Un truc pour son travail, il m’a expliqué, mais je n’ai pas tout compris.

— Vous êtes sa propriétaire ? »

Elle eut un grand sourire. « Pardon, mais vous me faites rire. Non ! Je veux dire, d’accord, Winston me verse chaque mois une indemnité pour l’utilisation du sous-sol, mais je ne suis pas sa propriétaire. Je suis sa mère. Amanda Bayliss. Mme Carl Bayliss, même si Carl nous a quittés il y a cinq ans, maintenant. Vous vouliez voir Winston à quel sujet ?

— Nous sommes de la Caisse d’assurance Blue Horizon. M. Bayliss nous a contactés il y a un certain temps parce qu’il envisageait de souscrire une police chez nous. Nous espérions pouvoir lui en reparler.

— Eh bien, voilà qui ne se peut pas. »

Il faut reconnaître à Nerissa, se dit Ethan, qu’elle ne se laisse pas démonter. « Ah bon ? Et pourquoi ça ?

— Excusez-moi, mais ça me fatigue de rester debout… vous voulez entrer une minute ? Même si je ne crois pas que je vous achèterai une assurance.

— Bien sûr », dit Nerissa.

« Je vous proposerais bien du café, mais je n’en bois plus. Mon docteur me le déconseille. » Mme Bayliss fronça les sourcils. « Il y a peut-être de l’instantané dans le placard. Je peux vous mettre de l’eau à bouillir, si vous voulez.

— Merci beaucoup, m’dame, mais ce n’est pas la peine. »

Le salon de Mme Bayliss était une capsule temporelle dans laquelle aucun meuble ni objet ne semblait avoir moins de trente ans. Les photos sur les petites tables basses qui flanquaient le canapé représentaient un homme, peut-être feu Carl, et un enfant qui pourrait avoir été Winston (si celui-ci avait véritablement été enfant un jour). Les fenêtres à double vitrage avaient été fermées et les rideaux tirés, enfermant un silence dans lequel le tic-tac d’une pendule semblait ridiculement fort.

Rien ne laissait penser qu’ils ne se trouvaient pas bel et bien dans une maison habitée depuis longtemps par une vieille femme devenue veuve quelques années plus tôt. Mme Bayliss n’était pas forcément pour autant plus humaine que la créature qu’elle appelait son fils.

« Vous disiez douter que Winston envisage de s’assurer chez nous, reprit Nerissa. Puis-je vous demander pourquoi ? »

Mme Bayliss regarda Ethan. « Il vous arrive de parler, monsieur, ou vous êtes là juste pour décorer ?

— Je… suis en formation, parvint à répondre Ethan. J’interviendrai si nécessaire.

— Je me demandais juste. Bref, non. Non, je n’imagine pas Winston vouloir prendre une assurance. J’imagine que c’est une assurance-décès que vous vendez ? Ça nécessite en général un examen médical et Winston ne verrait pas un médecin pour tout l’or du monde. Heureusement qu’il a une santé de fer.

— Eh bien, tant mieux, dit Nerissa. J’espère que c’est aussi votre cas, madame Bayliss, même si je vois…

— Que je porte un appareil orthopédique ? C’est pour ça que la thérapie ambulatoire passe chaque semaine. Je me suis fait remplacer un genou en septembre. Arthrite. C’est merveilleux, je trouve, ce qu’on peut faire de nos jours. Ça n’a pas été une partie de plaisir pour autant, l’opération, je veux dire. La rééducation n’est pas marrante non plus. Même si j’aime beaucoup l’infirmière qui m’aide à la faire. Elle joue au dur, mais c’est un amour.

— Ce n’est donc pas de vous que Winston tient sa peur des médecins.

— Ni de son père. Mais il a toujours été comme ça. Vous comprenez pourquoi je ne l’imagine pas accepter de se faire examiner. Même petit, à l’époque où il allait à l’école… mais ça m’étonnerait que vous vouliez écouter mes histoires.

— Pas de problème. Franchement, c’est sympa de ne plus être dehors dans le froid et de bavarder un peu. Tant que vous n’en dites rien à mon superviseur. » Elle gloussa et Mme Bayliss rit aimablement. « De temps en temps, on tire un nom de la mauvaise liste et on se retrouve à devoir rendre visite à quelqu’un qui a décliné notre proposition. C’est sans doute ce qui s’est passé avec Winston. J’en toucherai un mot à mon patron. On n’a rien à gagner à déranger des gens qui ne sont pas intéressés par ce qu’on a à vendre. Même si je dois dire que, pour son prix, notre contrat offre de très bonnes prestations.

— Je n’en doute pas. »

La facilité avec laquelle Nerissa proférait ces mensonges surprit Ethan. Il supposa que c’était un des talents qu’elle avait acquis depuis 2007, tout comme il avait appris à tirer.

« Les gens qui ont peur des médecins sont plus nombreux qu’on croit, dit-elle.

— Winston a dû naître comme ça. Par chance, c’était un enfant qui avait la santé. Il était peut-être un peu trop prudent. Il n’a jamais aimé faire du sport, ni quoi que ce soit d’un peu mouvementé. Mais il n’attrapait presque jamais de rhume et n’a jamais rien eu de plus grave, même s’il refusait toujours qu’on le vaccine. La seule fois où il s’est vraiment fait mal… eh bien, Carl et moi avons dû en souffrir davantage que lui.

— Comment ça ?

— Une voiture l’a renversé un jour qu’il rentrait de l’école à pied. Winston avait dix ans, et le chauffeur — on n’a jamais découvert qui c’était, mais je soupçonne un de ces garçons du lycée… celui d’Adlai Stevenson n’est qu’à quatre rues d’ici et il faut voir comment conduisent les garçons qui viennent d’avoir le permis — bref, Winston n’était pas gravement blessé, mais il avait pas mal d’écorchures et une fracture du bras.

— Il a dû voir un médecin, alors.

— Eh bien non… et vous pensez bien qu’on a essayé ! Je ne suis pas certaine que l’os était cassé, je n’y connais pas grand-chose, mais il ne pouvait plus se servir de son bras droit et ça faisait une bosse au-dessus du coude, avec de grosses contusions, tout le bras en était presque vert. Donc j’ai appelé le docteur, qui m’a dit de lui amener Winston, mais le temps que Carl fasse chauffer le moteur, vu qu’on était en plein hiver, Winston s’est enfui en arrachant la porte de derrière.

— Enfui ?

— Vous n’allez pas le croire, mais il a disparu cinq jours. Toute la ville s’est mise à sa recherche. C’est passé dans le journal. Garçon perdu dans le froid, sans doute blessé. Franchement, Carl et moi nous préparions au pire.

— Et on l’a retrouvé ?

— Même pas. Winston est revenu tout seul. Il est entré par la porte cinq jours plus tard comme si de rien n’était. Bien sûr, ça a bardé. Il nous a raconté qu’il s’était caché dans une vieille grange sur une des routes de campagne et qu’il s’était réchauffé en faisant du feu. Et quand on lui a demandé pourquoi il avait fait tout ça, et je peux vous dire qu’on le lui a demandé plus souvent qu’à notre tour, il a répondu que c’était parce qu’il ne voulait pas aller voir le docteur.

— Alors qu’il avait le bras cassé !

— Eh bien… pour sûr, on pensait qu’il était cassé. Mais il était guéri à son retour. Si bien qu’il avait dû juste se le fouler. Et même s’il aurait sans doute été plus sage de consulter quand même, on n’a pas insisté. Ça a l’air idiot, non ? » Elle secoua la tête. « Carl et moi n’avions pas d’autre enfant et on était sans doute un peu trop coulants avec lui. Je me dis parfois que c’est pour ça que Winston ne s’est jamais marié. On l’a tellement dorloté qu’il reste seul et célibataire. Mais comme disait mon mari, on ne peut pas faire mieux que de son mieux. Dans la vie, il n’y a pas de garanties. Même si », et elle sourit de sa plaisanterie, « même avec une bonne assurance. »

La conversation changea peu à peu de sujet, passant du fils de Mme Bayliss au temps des derniers jours, puis Nerissa jeta un coup d’œil à sa montre et dit qu’ils avaient un autre rendez-vous. Mme Bayliss les raccompagna à la porte (un peu confuse, estima Ethan, d’avoir eu la langue si bien pendue) et leur souhaita bonne continuation. « Je dirai à Winston que vous êtes passés.

— Merci.

— Vous voulez laisser une carte ou je ne sais quoi ?

— Je n’ai pas l’impression que votre fils puisse devenir un de nos clients. Quand doit-il rentrer ?

— Il m’a dit qu’il me le ferait savoir. Il n’a pas appelé depuis quelques jours. Ça ne lui ressemble pas. Mais il est sans doute en train de prendre du bon temps en Floride. La dernière fois que je l’ai vu, il était gai comme un pinson. »

Et la dernière fois que je l’ai vu, moi, ne put s’empêcher de penser Ethan, il avait les yeux crevés et il était en train de mourir allongé dans des feuilles mortes.

Nerissa fut d’humeur sombre dans la voiture, et Ethan respecta son silence pendant qu’il regagnait l’autoroute fédérale. Le soleil traversait le pare-brise avec une lumière qui éclaircissait tout.

« Mme Bayliss n’est donc pas un sim, dit-elle enfin.

— Tu veux parler de son genou.

— L’opération ou une simple radio aurait révélé la supercherie. Et elle ne faisait pas semblant. Tu as vu sa cicatrice ? »

Il ne l’avait pas vue, mais Nerissa lui raconta qu’elle l’avait aperçue quand Mme Bayliss s’était assise, au début : la jupe en coton s’était soulevée un instant, dévoilant une ligne de points de suture aussi nette qu’une voie ferrée. « De toute évidence, elle n’a pas peur des médecins, elle.

— Mais Winston, si. »

La nature et l’origine des simulacres étaient sujettes à débat depuis 2007 parmi les survivants. La plupart supposaient que les sims étaient construits sous leur forme adulte définitive. Mais cela n’avait jamais été qu’une supposition. Apparemment sans fondement. « Il nous a donc dit la vérité, reprit Ethan. Il est né d’une mère humaine.

— Il faut croire. Mais quelle idée horrible. Que Mme Bayliss ait vraiment donné naissance à cette chose, qu’elle l’ait élevée, habillée et envoyée à l’école sans jamais rien remarquer d’inhabituel, à part qu’il détestait les médecins… » Elle frissonna. « Ça fait sacrément froid dans le dos.

— Mais c’est possible. Les sims ne font pas qu’imiter plus ou moins bien les êtres humains : ils en sont des copies absolument parfaites, sauf dans leur structure interne. On a très envie de penser qu’en connaissant assez intimement un sim, on arriverait à détecter quelque chose d’anormal, une subtilité qui lui échappe un peu. Sauf que c’est faux. Même Mme Bayliss n’y a vu que du feu.

— Je m’imaginais sans doute que les sims étaient construits dans un but précis, l’assassinat, et qu’une fois leur mission remplie, ils… je ne sais pas, ils se desséchaient et se désagrégeaient dans le vent. Mais si elle a dit la vérité, ça signifie qu’ils peuvent passer inaperçus pendant des années. N’importe qui pourrait en être un.

— Pas toi. »

Elle le regarda avec attention. « Comment ça ?

— Ça date un peu, mais… la cicatrice de ton appendicectomie. »

Il fut surpris de la voir rougir. « Ah oui. Exact. Et tu as passé une radio l’hiver de ta pneumonie. On peut donc avoir confiance l’un dans l’autre.

— C’est du reste du monde qu’on ne peut pas être sûrs.

— En plus, si Mme Bayliss est humaine et a accouché d’un sim… ça marche comment ? Son mari était un sim aussi ? Remarque, ça ne fait que repousser la question à la génération précédente.

— Il n’est pas inhabituel pour une espèce de faire élever ses petits par une autre. On appelle ça du parasitisme de couvée. » D’après Bayliss, c’était d’ailleurs un parasitisme de ce genre qui se produisait à l’intérieur de l’hypercolonie.

« Mais ça marche comment au juste ? Comment une femme parfaitement ordinaire dans une ville parfaitement ordinaire accouche-t-elle d’un enfant non humain ? »

Ethan n’était pas en mesure de répondre.

« Et s’ils sont si parfaitement humains, on ne peut même pas être sûrs de la Correspondence Society. Vous avez toujours pris soin de ne communiquer que par courrier postal pour empêcher l’hypercolonie de savoir ce que vous vous disiez, mais si vous aviez un imposteur parmi vous ? Si un sim lisait vos monographies depuis le début ? »

Il y avait déjà réfléchi. « On n’a aucun moyen d’exclure cette possibilité. Elle est peut-être vraie. On avait beau se cacher, les sims n’ont eu aucun mal à trouver Cassie et Thomas. Ou à me trouver, moi. Et Bayliss semblait parfaitement au courant de l’étendue de nos connaissances sur l’hypercolonie. Mieux vaudrait donc sans doute supposer que la Society a été infiltrée.

— À qui on peut se fier, alors ? À toi, à moi…

— Ça fait deux. Et sans doute à Werner Beck.

— Beck ! cracha Nerissa avec mépris. Je ne lui ai jamais fait confiance. »

15 Garage de Dowd

Eugene Dowd avait réservé aux travaux de peinture une partie de sa grange reconvertie et Cassie l’observa non sans fascination s’occuper de la voiture volée. Son monologue incessant la fascina encore davantage, d’une manière beaucoup plus effrayante.

Il commença par enlever les plaques d’immatriculation, qu’il posa sur un coin de son établi. Il indiqua avoir l’intention de découper à la cisaille à métaux ces éléments à charge et d’enterrer les morceaux dans la cour avant leur départ. Il arracha ensuite les baguettes et moulures extérieures de la Ford, puis s’attaqua à la peinture à la ponceuse électrique. « En temps ordinaire, je décape complètement, mais on est un peu aux pièces. » Cassie comprit que ce n’était pas la première fois qu’il repeignait un véhicule, ni même sans doute un véhicule volé.

Quand Dowd se pencha pour poncer les flancs de la Ford, elle vit ses hanches jouer sous son jean. Les résidus de peinture tourbillonnaient autour de lui, mais il ne semblait pas s’en soucier même s’il ne portait pas de masque. Il parlait (entre deux bruyantes utilisations de ponceuse) en gardant les yeux fixés sur l’automobile, comme si Cassie, Thomas, Leo et Beth n’étaient pas vraiment là, comme s’il ne s’adressait pas à eux, mais à quelque chose d’invisible qui vivait dans le moteur.

J’étais dans une petite ville pas loin d’Amarillo, peu importe laquelle, quand Werner Beck est venu me trouver. Ça s’est passé, voyons, il y a cinq, presque six ans, maintenant.

C’est dans cette ville que j’ai grandi, mais j’en étais parti longtemps et j’y étais retourné parce que je ne savais pas où aller. J’avais vécu de petits boulots à l’étranger, surtout de menuiserie et d’électricité, mais j’en avais fini avec ça, pour des raisons auxquelles je vais venir.

Bref, j’étais de retour et au chômage. Mes parents étaient morts pendant mon absence, mais je ne l’ai appris qu’à ce moment-là. Je n’étais pas très doué pour garder le contact. La nouvelle m’a donc plutôt secoué. Même si ma famille n’en était pas vraiment une. Mon père buvait, quand il ne creusait pas des fondations, et ma mère a été esthéticienne toute sa vie. Le cancer l’a eue et mon père s’est tiré une balle peu après. Leur maison a été vendue pour payer les arriérés d’impôts. Autrement dit, à mon retour, je n’ai rien retrouvé. Moi qui voulais juste me terrer dans un coin sûr pour oublier ce que j’avais vu dans l’Atacama, je n’ai eu que des emmerdes en plus.

Je me suis loué un petit truc en périphérie et je comptais sans doute fumer de l’herbe en regardant des conneries à la télé jusqu’à ce que je n’aie plus un sou de côté, sauf qu’un jour Werner Beck a frappé à la porte. À l’époque, je n’avais pas la moindre putain d’idée de qui c’était. J’ai cru qu’il venait recouvrer une dette ou me vendre une Bible. Mais il a demandé : c’est vous, l’Eugene Dowd qui a vu des trucs bizarres au Chili l’année dernière ? J’ai voulu attraper un flingue, du coup, sauf que je n’en avais pas. Du calme, il a dit, mon sang est entièrement rouge. Et j’ai compris de quoi il parlait. Alors je l’ai fait entrer.

Évidemment, j’ai voulu savoir comment il m’avait trouvé. Il m’a expliqué qu’il avait vu un article dans le journal local. Qu’il était abonné à ce qu’on appelait un service de veille de presse. Qu’il recevait comme ça des articles parus dans des journaux de toute taille d’un bout à l’autre du pays, quand certains mots ou certaines phrases figuraient dans le texte.

Il n’a pas dit lesquels. Mais je savais de quel article il parlait. Une chronique dans le journal local, qui n’en est pas vraiment un, plutôt un ensemble de bons de réduction et de petites annonces. Eh bien, un connard qui ne savait pas comment s’occuper tenait là-dedans une chronique sur ce qu’il appelait « les personnages pittoresques » et j’avais eu le malheur de le rencontrer dans un bar à un moment où j’étais trop bourré pour mon bien… Je lui avais raconté deux ou trois trucs sur l’Atacama et il les avait mis dans son papier sur le ton de la grosse déconnade. Un loser du coin voit des hommes verts, ce genre de conneries.

Ouais, j’ai répondu à Beck, c’est ce qui m’est arrivé, du moins en partie, mais le journal n’avait pas donné mon nom, alors je répète, comment vous m’avez trouvé ? Je me suis renseigné, il a dit. Vous vous êtes donné beaucoup de mal, j’ai dit. Ouais, mais il se trouve, monsieur Dowd, que je vous crois.

Bon, il n’y avait vraiment pas grand-chose à croire dans ce papier, pour moi. J’avais prétendument raconté qu’on trouvait des Martiens en Amérique du Sud, sauf que j’avais pas dit ça. Y avait même une chute : « J’ai demandé à mon nouveau camarade si les Martiens étaient verts, comme dans les bandes dessinées. “Oui, m’a-t-il avoué, verts comme de l’herbe… mais seulement à l’intérieur !” »

Foutrement humiliant.

Beck a vu la tête que je faisais. Écoutez, monsieur Dowd, il a dit, je ne plaisante pas. J’en sais un rayon sur les gens à l’intérieur vert. Par exemple que tuer ne leur fait pas peur. Ils ont assassiné un paquet de mes amis. Ils ont essayé de me tuer.

C’est là que j’ai compris qu’il ne plaisantait pas. Comment je sais que vous n’en êtes pas un ? j’ai demandé.

Il m’a répondu que c’était une bonne question, il a défait sa ceinture et remonté sa chemise pour me montrer une cicatrice qu’il avait depuis son opération de l’appendicite. Je lui ai demandé ce que c’était censé prouver. Il m’a répondu que l’hôpital où il s’était fait opérer se serait aperçu qu’il saignait du vert. Ensuite il a dit : Et vous ?

Je n’étais pas d’humeur à lui montrer des cicatrices, mais il a dit que ce n’était pas grave, qu’il me croyait sur parole. « Pour le moment », il a ajouté.

Ensuite on est passés aux choses sérieuses. Vu ce qu’il m’avait déjà raconté, je lui ai demandé ce qu’il voulait. Je veux entendre votre histoire, il a répondu. Ensuite, je vous raconterai la mienne.

Une fois la peinture d’origine poncée, Dowd lava la voiture à l’eau savonneuse, la sécha et la rinça à nouveau avec une solution d’essence minérale. Il recouvrit ensuite de ruban adhésif les parties qu’il voulait protéger — vitres, pare-chocs, moulures. De temps en temps, quand Dowd se taisait et ne se servait pas d’appareils électriques, Cassie entendait le vent secouer les recoins et creux du garage. L’hiver approchait. Elle n’était pas sûre de savoir à quoi il ressemblait, dans la région… sans doute pas à celui de Buffalo, où la neige paralysait parfois plusieurs jours la ville.

Dowd prit sa pause-déjeuner aussitôt la voiture prête à être repeinte. Le repas fut identique à celui de la veille : sandwichs achetés dans une supérette. Cassie observa Dowd qui en enfournait un au jambon et les miettes qui s’accumulaient sur sa moustache. Il s’aperçut qu’elle le regardait et lui adressa un sourire pas tout à fait amical. Werner Beck lui fait confiance, se rappela Cassie. Mais que savait-elle au juste du père de Leo ?

« Assez mangé ? » demanda Dowd, les yeux toujours fixés sur Cassie.

Elle hocha la tête.

« Vous alliez nous dire ce que vous avez raconté à mon père, rappela Leo.

— Ouais. » Dowd s’essuya la bouche avec sa manche. « Faut croire. »

Comme j’en avais marre du Texas et que je voulais voyager, je me suis retrouvé sur la Route transaméricaine… y en avait des parties toutes neuves, à l’époque, tous ces tunnels et ces ponts pour traverser le bouchon de Darién… je descendais étape par étape vers le sud depuis la région du Canal en faisant des petits boulots, surtout en menuiserie et en électricité, comme j’ai dit. Ou ce qui me tombait sous la main. Je couchais parfois à la dure, mais j’étais jeune, ça ne me gênait pas du moment que je pouvais partir quand j’en avais envie. J’allais juste vers le sud, comme une espèce d’oiseau migrateur.

J’étais à Antofagasta, c’est au Chili, quand j’ai fait la connaissance d’une entreprise néerlandaise qui travaillait dans le désert d’Atacama. Elle construisait et gérait un dépôt logistique pour une mine de cuivre, soi-disant. Elle employait surtout des gens du coin, mais elle s’était arrangée avec les syndicats pour pouvoir engager quelques étrangers, une poignée d’immigrés équatoriens et colombiens et un Américain, moi… Ça plaisait au chef d’équipe que j’aie un diplôme d’électricien américain, qui est plus ou moins ce qui se fait de mieux. Ils nous ont donc envoyés en bus à travers la cordillère de la Costa pour remonter ensuite vers l’Atacama, puis on a pris une de ces vieilles routes qui menaient autrefois aux mines de nitrate jusqu’à un endroit plat où aboutissait un petit bout du ferrocarril… le vrai désert d’altitude, sec comme du verre et avec si peu d’air qu’on voyait la lune pendant la journée.

Au bout de deux mois, on avait quatre bâtiments climatisés en service. Ça ressemblait plus à des entrepôts qu’à autre chose. Et tout était assez mystérieux. Il n’y avait pas de mines de cuivre en vue, pour ce que je pouvais en dire. Le chef d’équipe, un Hollandais, parlait espagnol et un peu allemand, mais il aimait travailler son anglais en discutant avec moi en dehors des heures de boulot, si bien que je lui ai posé la question un jour. Avec un peu de gin derrière la cravate, il était plutôt sympa. Sauf qu’il n’avait pas grand-chose à dire. On lui avait raconté que le site servait d’entrepôt pour des fournitures arrivant par route ou par rail pour la mine… qui était loin à l’est. Et non, il m’a dit, on ne la voyait pas de là, mais la nuit on voyait des fois une lumière, comme un projecteur ou, comment vous appelez ça, un de ces trucs que les cinémas allument, tu vois ce que je veux dire ? Une colonne lumineuse qui monte au-dessus du désert. Quel genre de mine se sert de ce genre de choses ? je lui ai demandé. Mais il n’en savait rien. Ce n’était pas à lui de le savoir.

Nous, je veux dire les travailleurs, on dormait dans des abris provisoires, des dortoirs en contreplaqué avec un toit en toile et le vent comme aération. Certaines nuits, quand je n’arrivais pas à dormir, je sortais essayer de voir la lumière dont m’avait parlé le chef d’équipe. Je l’ai vue une fois, une colonne lumineuse qui montait sur l’horizon, presque invisible. Elle montait tout droit. Ça a duré à peu près trois minutes. Pas vraiment impressionnante, mais elle n’avait rien à faire là.

Bref, je suis resté une fois le chantier terminé. La boîte néerlandaise avait été engagée pour gérer le dépôt qu’elle venait de construire et il lui fallait du monde pour le transport et la sécurité. Comme je n’avais rien de mieux à faire… en plus, si bizarre que ça paraisse, je me plaisais bien, dans ce désert. Du moins au début. J’avais l’impression que le temps passait moins vite. Les grandes villes n’arrêtent pas de vous faire courir, si vous voyez ce que je veux dire. Tandis que, dans le désert, une heure s’écoule sans que rien ne bouge, à part peut-être quelques grains de sable que le vent emporte sur les salares. Les bassins salifères.

Je suis devenu copain avec un type qui s’appelait Bastián, un cariste du sud du pays qui parlait anglais et affirmait avoir une grand-mère qui parlait quechua, ce qui signifiait que dalle pour moi. Un petit gars maigre, mais costaud pour sa taille. Brun. Il avait le sens de l’humour, ça me plaisait. Quand je lui ai parlé de la lumière sur l’horizon, il a souri jusqu’aux oreilles : merde, Eugene, c’est l’alicanto, qu’il a dit.

On était à l’ombre derrière les entrepôts, en train de partager une clope à un endroit où le chef d’équipe ne nous verrait pas. Et c’est quoi, un alicanto ? j’ai demandé.

Un oiseau, qu’il a dit. Il a des ailes métalliques, il vit dans les grottes et il mange de l’or et de l’argent. La nuit, ses ailes s’illuminent de toutes les couleurs.

C’est des conneries, j’ai dit.

Ouais, bien sûr, il a répondu. Ou plutôt, un mythe. Une légende. L’alicanto porte chance aux mineurs. Quand on le suit, on trouve de l’or et de l’argent. Mais il ne faut pas qu’il te voie, sinon il ne te conduit nulle part. Il te laisse mourir dans le désert.

Je ne suis pas mineur, j’ai dit. Et je ne crois pas à cette connerie d’alicanto.

Pas de problème. Moi, je ne crois pas à ta lumière.

Je lui ai donc promis que la prochaine fois que je la verrai, je le réveillerai pour la lui montrer.

Mais on s’est mis à avoir pas mal de boulot, peu de temps après. De grosses expéditions. Ça se passait comme ça : les marchandises arrivaient en camion du terminal ferroviaire. Il y avait de la nourriture, mais c’était surtout du matériel. De l’électronique, genre circuits intégrés, transformateurs, générateurs de micro-ondes. Et des gros trucs. Des machines à travailler le métal. Des pièces détachées en aluminium. Des tubes et des tuyaux. Des caisses remplies de carbure de silicium en poudre, d’après le manifeste. De l’hydrogène sous pression. Des miroirs, d’énormes miroirs. Du graphite. C’était quoi ce bordel ? Je ne suis pas spécialiste, mais depuis quand une mine de cuivre a besoin de miroirs et de graphite ?

Et puis c’était un peu bizarre : les cargaisons arrivaient du ferrocarril et les caisses restaient deux ou trois jours dans notre dépôt, puis tout un escadron de camions arrivait de l’est et on chargeait les caisses dedans. Ça ne rimait à rien. Pourquoi ne pas les livrer directement à la mine ? En plus, les conducteurs de ces camions, des mineurs de cuivre, soi-disant, ne nous parlaient jamais. Ils hochaient la tête si on leur disait bonjour, mais ils ne s’intéressaient qu’à leurs manifestes. Très peu sociables. Ils ne sortaient même jamais fumer derrière… aucun d’eux ne fumait. Des types en chemise blanche et en jean, aussi propres sur eux que ces connards de mormons. Les yeux toujours fixés sur leur planchette à pince.

J’ai fini par me dire qu’on était là pour servir de cordon sanitaire à leur opération. Vous voyez ce que je veux dire ? Pour que personne de l’extérieur n’arrive à voir la mine un jour. Ce qu’ils y faisaient restait toujours hors de vue, derrière l’horizon. Personne d’autre que nous n’était autorisé à se trouver aussi près… et nous, on ne voyait rien d’autre que ces types dans leurs camions banalisés.

Ça m’a rendu curieux.

Bastián, moins. C’était juste un boulot, pour lui, il se foutait complètement du fonctionnement de la mine. Du moins jusqu’à ce qu’une nuit, une de ces nuits sans le moindre souffle de vent, je me réveille, il devait être trois ou quatre heures du matin, et comme je n’arrivais plus à dormir, je suis sorti du dortoir respirer un peu, il faisait froid comme toujours la nuit dans l’Atacama, même en été, et la lumière brillait à nouveau, on aurait dit une chandelle sur l’horizon. Je suis donc allé réveiller Bastián. Là, je lui ai dit. Tu vois ? Le voilà, ton foutu alicanto.

Je ne sais pas ce que c’est que ce truc, a dit Bastián, et il ne plaisantait pas, pour une fois. Peut-être qu’ils font fonctionner une espèce de haut-fourneau. Mais il savait bien que non.

Je voyais que ça l’intriguait. On en a parlé de temps en temps les deux semaines qui ont suivi. Mais on était très occupés. Il y avait beaucoup d’arrivages pour la mine. Autre truc bizarre : rien ne revenait jamais dans l’autre sens. Pas de cuivre, pas de minerai, rien de brut ni de raffiné. Un jour, j’ai demandé à un des camionneurs en chemise blanche comment ça marchait. Ils avaient creusé un puits sec ou je ne sais quoi ? Il m’a regardé comme si j’étais un insecte qui s’était glissé dans sa botte pendant la nuit. Non, on n’a pas encore fini la mise en service, qu’il a dit. Tout en regardant ma chemise à l’endroit où il y avait mon nom brodé. Et en notant un truc sur son papier.

Le lendemain, le chef d’équipe m’a pris à part pour me sermonner, occupe-toi de tes oignons, fais ton boulot et laisse les chauffeurs faire le leur, bla bla bla. Si tu veux garder ton boulot, tu ferais mieux de la fermer et de cesser d’enfiler des perles. Ça ne m’a pas vraiment gêné, vu que j’en étais arrivé à un point où j’avais mis suffisamment de ma paye de côté pour continuer ma route. Et personne ne m’en voudrait, apparemment.

Il n’y aurait peut-être rien d’autre à raconter si Bastián n’était pas allé à Antofagasta passer une de ces fêtes chiliennes, j’ai oublié laquelle, celle de la Vierge, de Pierre et Paul ou de Je-ne-sais-qui, avec ses copains du port où il travaillait avant. Il en est revenu avec deux bouteilles de pisco. On n’avait pas le droit de boire au camp, mais il a soudoyé un garde. Si bien qu’un vendredi soir on s’est installés pour partager une bouteille à un endroit derrière les entrepôts où personne ne nous verrait. On s’est biturés tranquillement en se plaignant du boulot. Et puis la lumière est revenue, plus brillante, cette fois. Comme un câble tendu entre le désert et les étoiles. Et on a eu je ne sais comment l’idée stupide de prendre une des Toyota du parc automobile pour partir vers l’est, au moins un peu, juste pour voir si on pouvait se faire une idée de ce qui se passait.

Vous savez ce qu’on dit de la curiosité, hein ? C’est un putain de vilain défaut.

Eugene Dowd interrompit son monologue pour se mettre à repeindre la Ford au pistolet. Le bruit du compresseur et la puanteur de la peinture chassèrent Cassie à l’extérieur. Thomas était captivé par ce que Dowd faisait sur la voiture et Cassie accepta de le laisser regarder du moment qu’il restait derrière la porte en verre du bureau à l’étage… Un ventilateur serti dans le mur du garage évacuait la majeure partie du nuage d’uréthane, mais Cassie ne voulait pas qu’il en respire du tout. Beth se porta volontaire pour rester avec lui là où elle pouvait regarder Dowd, elle aussi. Cassie avait remarqué qu’elle ne cessait de le regarder depuis leur arrivée et que Dowd lui avait retourné, avec intérêt, chacun de ses fréquents coups d’œil.

Dehors, le ciel était dégagé et la température plutôt douce pour décembre. Cassie passa devant le bruyant carillon éolien de Dowd en contournant le garage jusqu’à un lopin de terre battue, à l’abri du vent, où on avait installé deux antiques chaises de jardin. Elle eut la surprise de trouver Leo en train de lire sur l’une d’elles.

De lire un livre. Le Pêcheur et l’Araignée, celui écrit par l’oncle de Cassie. Elle regarda avec incrédulité la couverture jaune abîmée. « C’est le mien, Leo… où tu l’as pris ? »

Il tressaillit, leva les yeux. « Salut, Cassie.

— Le bouquin, rappela-t-elle d’un ton ferme.

— Oh. Désolé. Ouais, c’est le tien. Je l’ai attrapé en quittant la chambre d’hôtel à Jordan Landing. »

Cassie pensait l’ouvrage perdu. Elle ne savait pas si elle devait être reconnaissante à Leo de l’avoir sauvé ou furieuse qu’il n’ait pas pris la peine de le lui rendre.

Il ajouta, un peu penaud : « Je ne pensais pas que ça te gênerait… »

Elle se posa sur la fragile assise en toile de la seconde chaise. Elle s’imagina passer à travers, rester le cul coincé entre les montants en aluminium. Voilà qui serait charmant. « Non. Je veux dire, je ne crois pas que ça me gêne. Mais je tiens à le récupérer. Tu le lis vraiment ? »

Il haussa un sourcil. « Oui, c’est bien moi et je suis en train de le lire. Ça t’étonne ?

— Je ne sais pas trop. C’est juste que je ne t’aurais jamais imaginé…

— Du genre à lire des livres ? »

Franchement, non, même si elle était moins surprise qu’elle l’aurait été par le passé. Le doigt de Leo indiquait à quel endroit il avait interrompu sa lecture. Il en était plus ou moins à la moitié. « Et alors, qu’est-ce que t’en penses ?

— C’est le bouquin de ton oncle, pas vrai ?

— Oui.

— Sur les insectes.

— Il les a étudiés.

— Mais en fait, ça parle de l’hypercolonie. »

Elle fut contente qu’il l’ait compris. « En quelque sorte, ouais. »

Il leva la tête vers le ciel. « Je pensais à la manière dont on nous racontait ça à l’école. La grande découverte. Marconi faisant rebondir des signaux depuis Terre-Neuve jusqu’en France. La couche radio-propagatrice. »

Cassie hocha la tête.

« Mais c’est vivant. Et c’est de ça que ton oncle parle là-dedans, entre les lignes, du moins. L’hypercolonie est une espèce de ruche. »

C’était une idée qui avait longtemps causé des difficultés à Cassie. Elle pouvait comprendre que l’hypercolonie était un nuage diffus composé de minuscules cellules qui entourait la Terre, chacune fonctionnant comme un neurone dans une espèce de cerveau. Un énorme cerveau bizarre autour de la Terre. Ça, d’accord, ça allait. Il interceptait les signaux radio de l’humanité, les analysait et les modifiait très légèrement avant de les renvoyer, et les gens trouvaient ça utile.

Tout cela était banal pour la Society. Et puisque l’hypercolonie était une espèce de cerveau, Cassie comprenait qu’elle pourrait être intelligente. Il fallait qu’elle le soit, vu ce qu’elle faisait. Certains des premiers théoriciens de la Society avaient même essayé d’entrer en contact avec elle : par l’intermédiaire de signaux diffusés sur des fréquences inutilisées, ils avaient expédié des formules mathématiques simples ou même des questions en anglais élémentaire en espérant recevoir une réponse. Ils n’en avaient reçu aucune.

Grâce aux mathématiciens et aux cybernéticiens de la Society, et en large partie à son oncle, on avait fini par comprendre que l’hypercolonie fonctionnait sans la moindre volonté consciente. Elle ne savait rien ni sur elle-même ni sur son environnement, tout comme une carotte ne comprend ni le concept d’agriculture biologique ni la couleur orange. Elle ne faisait que vivre et croître, exploitant sans réfléchir les ressources à sa disposition : vide, roche, lumière du soleil, autres êtres vivants. Ses pouvoirs approchaient à certains égards ceux d’un dieu, mais d’un dieu insecte : sans esprit et potentiellement mortel. L’oncle de Cassie s’en était aperçu, et même s’il ne pouvait parler nommément de l’hypercolonie dans son livre, Leo avait raison : c’était entre les lignes, page après page.

Il la regarda d’un air maussade : « On pourrait trouver difficile de détester quelque chose d’impossible à voir et à toucher. Mais non. Je déteste vraiment cette saloperie. Je la déteste autant que mon père. Vu ce qu’on sait, la seule chose honorable à faire d’après lui était de déclarer la guerre.

— C’est ce qu’on a fait, non, d’une certaine manière ?

— Plus que d’une certaine manière. L’homme sur lequel j’ai tiré… c’était une victime de guerre. Comme tous les morts de 2007 et tous ceux du mois dernier. »

Bien entendu, Leo ne pouvait toujours pas s’empêcher de penser à l’homme qu’il avait abattu. Cassie non plus. Elle se disait que l’acte était pardonnable même si une telle défense ne tiendrait jamais dans un tribunal. Elle acceptait sa part de responsabilité et savait qu’à la place de Leo elle n’aurait peut-être pas agi différemment. Le souvenir restait malgré tout trop pénible. Le sang, leur tentative de se débarrasser furtivement du corps. Et en fin de compte, même si la responsabilité était partagée, c’était Leo qui avait tiré.

Il regarda le livre qu’il tenait à la main, le tendit à Cassie. Elle secoua la tête. « Finis-le, si tu veux.

— Tu as déjà rencontré ton oncle ?

— Plusieurs fois. Avant 2007. Mais je ne me souviens pas bien de lui. L’oncle Ethan et tante Riss venaient parfois nous voir, à l’époque où je vivais avec mes parents. C’était juste un type discret qui souriait beaucoup et ne disait pas grand-chose. » Et puisque Leo en avait parlé le premier, elle se permit d’aborder un point délicat. « Mon oncle était plutôt proche de ton père. D’après tante Riss, Werner Beck était plus ou moins le chef de la Correspondence Society.

— Je parie qu’elle n’a pas dit que ça.

— Eh bien…

— T’inquiète, Cassie. Je sais que mon père a des ennemis.

— Je ne suis pas sûre qu’on puisse parler d’ennemi. Elle le disait brillant. » C’était vrai, mais elle l’avait aussi qualifié d’arrogant et de narcissique.

« Il n’a pas peur de dire aux gens ce qu’il faut qu’ils sachent, même s’ils ne veulent rien entendre.

— Il t’a écrit, pas vrai ?

— Une fois par mois. De longues lettres. Ma véritable éducation, comme il disait.

— Comment ça se fait que vous ne viviez pas ensemble ?

— Après 2007, il s’est dit que je ne serais jamais en sécurité avec lui. Il m’a envoyé habiter chez un de ses cousins à Cincinnati, un couple marié, sans enfants, qui ne savait rien de la Society. Il les payait généreusement pour prendre soin de moi. Ils m’ont installé dans une chambre d’amis et inscrit à l’école. Des gens très bien, mais qui ne voulaient pas vraiment de moi… et moi, je ne voulais pas vraiment vivre chez eux. Si bien que dès que j’ai été majeur, je suis parti en bus à Buffalo prendre un boulot de plongeur. Je savais que je trouverais des survivants qui pourraient m’aider, à Buffalo. Mon père m’a parlé de ta tante et des gens avec qui elle était en relation, il m’a dit comment les contacter. Il n’approuvait pas vraiment, mais je pense qu’il comprenait.

— Mais on n’était pas ce que tu espérais ?

— Eh bien… Tu sais ce que mon père disait de la Society ? Que c’était un club au lieu d’être une armée. »

Il n’avait pas forcément tort. « Ça a changé en 2007, répondit Cassie.

— Non, pas en mieux. Les meurtres cherchaient manifestement à pousser la Society à se cacher, et ils y sont arrivés. On s’est aplatis comme des chiens. Pour citer mon père. Et c’est ce que j’ai trouvé à Buffalo, une bande de chiens battus… » Il lui jeta un coup d’œil qui paraissait à la fois penaud et provocateur. « En tout cas, c’est l’impression que ça donnait. Ne fais rien d’imprudent. Chuchote. Porte le deuil, mais ne te mets pas en colère.

— Certains d’entre nous se sont mis en colère, Leo. Même si ça ne se voyait pas. Certains d’entre nous ont toujours été en colère.

— Ouais, sans doute. » Il remua les jambes, ce qui fit craquer la vieille chaise. Rien d’autre ne troublait le silence, à part le carillon éolien malmené par le vent. « Bref, qu’est-ce que je pourrais dire ? Mon père a survécu à 2007. Je n’étais pas orphelin. Je pouvais difficilement me plaindre à quelqu’un comme…

— Comme moi ?

— À quelqu’un qui a vu ce que tu as vu. »

Oui, c’est vrai, se dit Cassie. Elle avait eu un aperçu indélébile des corps sans vie et ensanglantés de ses parents avant que tante Riss lui couvre les yeux et l’éloigne. On ne pouvait pas voir ce genre de choses. Mais qu’est-ce que cela vous valait ? Rien que des cauchemars et de la culpabilité. Une tristesse tenace à laquelle elle n’arrivait jamais à échapper vraiment.

Mais aussi de la colère. On n’a jamais manqué de colère. « Bon, on est dans le même bateau, maintenant.

— On est orphelins, tu veux dire ? jeta vivement Leo.

— Non, je…

— Je ne suis pas sûr qu’il soit mort. Mais de toute manière, s’il m’a envoyé ici, c’est qu’il voulait que je finisse ce qu’il a commencé.

— Tu crois vraiment qu’Eugene Dowd peut nous y aider ?

— Dowd semble penser qu’on est là pour l’aider, lui. Mais mon père lui faisait confiance.

— Confiance pour faire quoi ?

— J’imagine qu’on le découvrira quand il finira de nous raconter son histoire. »

16 Sur la route

Quelque part dans l’Ohio, alors qu’ils passaient à l’ouest de Columbus, les événements des jours précédents prirent un poids insupportable pour Nerissa. Le souffle soudain court, elle demanda à Ethan d’arrêter la voiture. Il n’avait pas fini de freiner qu’elle sortit pour tomber à genoux à côté d’un fossé de drainage rempli de mauvaises herbes. Un cercle lui serrait la poitrine comme un tonneau. La tête lui pesait. Le soleil brillait avec brutalité, les camions passaient avec un grand bruit cruel. Les mains dans l’herbe jaune, elle se pencha en avant pour vomir les restes de son petit déjeuner.

Une fois le spasme passé, elle ferma les yeux et respira à petites gorgées l’air froid de décembre. Sous ses paupières se forma une immense obscurité bizarrement réconfortante. Elle ne bougea plus avant de sentir la main d’Ethan sur son épaule. « Riss ? Ça va ? »

Non, manifestement. Mais au sens où il l’entendait… eh bien, elle se remettait. « Aide-moi à me relever, Ethan, tu veux bien ? »

Elle s’appuya sur lui jusqu’à ce que son vertige disparaisse. Ils retournèrent alors à la voiture, où elle se rinça la bouche à la bouteille avant de recracher l’eau sur le bas-côté.

L’absence de signe avant-coureur était étrange. Ce qu’elle ressentait n’avait rien à voir avec le souvenir de la mort affreuse du sim. Ni même avec l’atroce conclusion qu’elle avait tirée de sa discussion avec Mme Bayliss : un organisme extraterrestre pouvait prendre place dans le ventre d’une femme. Elle était uniquement sortie à la hâte et les genoux flageolants de la voiture, parce qu’elle avait pensé à sa nièce et à son neveu, Cassie et Thomas, sans amis, vulnérables et la croyant morte.

Si cette pensée n’avait rien de vraiment nouveau, Nerissa l’avait gardée à distance prudente dans la frénésie des jours précédents. Mais le temps qui passait, ou bien ce voyage dans une confortable voiture réchauffée par le soleil, lui avait fait baisser sa garde.

Elle s’autorisa une nouvelle gorgée d’eau tandis qu’Ethan se réintroduisait dans la circulation. Deux dix-huit-roues passèrent à toute vitesse, seigneurs de l’autoroute en cet après-midi froid d’un jour de semaine. Elle se mit à penser aux auditions de 2007, juste après le massacre. Une commission d’assistants de la Protection sociale des services de santé avait évalué l’aptitude de Nerissa à s’occuper de son neveu et de sa nièce devenus orphelins. Nerissa avait attesté vouloir leur fournir un nouveau foyer, promis de leur laisser recevoir toute la thérapie et tout l’accompagnement dont ils pourraient avoir besoin. Déclaration et promesse faites avec sincérité, sans la moindre réserve, même si elle n’était absolument pas certaine de ce que ces assistants appelaient son « potentiel parental ». Le tribunal avait fini par exprimer, dans la capacité de Nerissa à élever deux gamins, davantage de confiance qu’elle n’en ressentait elle-même.

Elle avait toujours admiré le dévouement de sa sœur à ses enfants, il lui avait même parfois fait envie, mais elle n’avait jamais envisagé pour autant de devenir mère, sinon comme une chose qu’on imagine vaguement faire un jour ou l’autre. Sa carrière et ses ennuis avec Ethan avaient rendu la question caduque. Puis, tout soudain, elle se retrouva responsable de deux enfants traumatisés. Elle avait pris un congé sans solde à l’université après les meurtres et savait qu’y retourner la transformerait en cible de choix pour les tueurs, s’ils revenaient. Une nouvelle ville, la responsabilité de Cassie et de Thomas, la menace impénétrable qui pesait sur eux tous, sans parler de son propre fardeau de souvenirs traumatisants… il lui était arrivé de se réveiller en sueur la nuit, certaine qu’elle ne pouvait rien gérer de tout cela : sa nièce et son neveu la mépriseraient, elle sombrerait dans la misère, tous trois seraient massacrés dans leur sommeil.

Mais cela ne s’était pas déroulé ainsi. Cassie et Thomas avaient peu à peu réussi à s’adapter. Des mois durant, Cassie s’était bouché les oreilles à la moindre mention de ses parents ; elle avait été collante, rechignant même à aller seule à l’école. Mais elle avait petit à petit repris confiance en elle. Nerissa aussi. C’était comme si elles avaient appris un tour de magie silencieux : comment puiser de la force l’une dans l’autre en étant ensuite plus fortes l’une et l’autre. Thomas, bien que plus jeune, s’était remis encore plus rapidement. Il y avait bien sûr eu des moments difficiles, des crises de larmes ou de colère subites et injustifiées, des exigences d’être ramené dans sa vraie maison et à sa vraie mère… mais Thomas s’était laissé consoler dans les bras de sa sœur, puis, plus tard, dans ceux de Nerissa. Elle se souvint de la première fois qu’il s’était précipité en pleurs dans son giron. La chaleur et le poids surprenants du petit garçon contre elle, l’humidité laissée sur son épaule par les larmes qu’il versait.

Les protéger était devenu la base de son existence. Il ne lui restait plus que cela après qu’on lui avait tant pris. Et c’était un travail pour lequel, s’aperçut-elle avec surprise, elle possédait un certain talent.

Mais elle avait échoué, en fin de compte. Elle s’était absentée de chez elle la nuit du retour des sims. Et pour des raisons purement égoïstes. Une soirée au théâtre avec John Vance, le père de Beth, un des célibataires de la Society, veuf depuis 2007. Ils avaient assisté à une représentation de La Nuit des rois au Performing Arts Center. Puis bu quelques verres chez John. Puis étaient passés au lit, sûre quant à elle que Cassie pouvait veiller sur Thomas, qu’il était bon pour celle-ci de se sentir maîtresse des lieux de temps en temps, de commencer à assumer des responsabilités d’adulte… entre autres justifications égoïstes.

Tu as laissé ta vigilance se relâcher, se reprocha Nerissa. Elle s’était sentie suffisamment en sécurité pour laisser remonter un peu d’amertume refoulée… amertume de ne pouvoir refuser d’honorer des obligations dont elle n’avait jamais voulu, d’avoir été reléguée à un rôle secondaire dans la vie de ces enfants au lieu de jouer le premier dans la sienne. Elle avait choisi de tromper sa solitude en compagnie d’un homme pour qui elle ne ressentait qu’une affection passagère. Résultat : Cassie et Thomas avaient disparu. Ils n’étaient pas morts (oh mon Dieu, je vous en prie, non), mais elle ne savait où avec le fils arrogant de Werner Beck et la fille maussade de John Vance… en route, selon toute probabilité, vers un des refuges mis en place par Werner Beck. À supposer que Beck lui-même ne se soit pas fait tuer. Les sims s’étaient montrés plus stricts dans leur sélection, cette fois-ci, mais Beck ne pouvait que figurer parmi leurs cibles prioritaires. Parce qu’il était, comme l’avait toujours dit Ethan, le cœur de la Society. Son principal ressort, sa force motrice. Son membre le plus enthousiaste et le plus dangereux.

Le ruban de l’autoroute quitta l’Ohio pour l’Indiana. Au crépuscule, le ciel s’était dégagé et la température avait baissé. Dans les environs d’Indianapolis, ils passèrent devant une radio locale dont l’antenne de transmission, braquée telle une fleur métallique sur le méridien, murmurait à la radiosphère ce qu’elle-même murmurerait en retour aux comtés et faubourgs voisins… voire au monde entier, avec un signal d’une puissance suffisante.

Ethan se brancha à temps dessus pour capter un bulletin d’informations. Le monde se dirigeait vers un Noël tendu et peu commun. En Afrique du Nord, les forces du général Othmani avaient cerné et anéanti une brigade de soldats de la paix envoyée par la Société des Nations. En Europe, une conférence sur la crise des Balkans n’avait pu aboutir à un accord. Et on signalait des échanges de tirs d’artillerie entre la Communauté de Russie et l’Alliance panasiatique qui se disputaient un port pétrolier sur la mer d’Okhostk.

Aucune de ces crises mineures n’était inhabituelle en soi, mais elles formaient un ensemble de mauvais augure. « Je me demande parfois si cette paix qu’ils nous ont donnée ne commence pas à se désagréger, dit Ethan.

— Ils nous l’ont imposée, plutôt que donnée. Et je ne suis pas sûre qu’on devrait parler de paix. »

Pax formicae, pensa-t-elle. La paix de la fourmilière.

« Si Bayliss ne nous a pas débité que des mensonges… si l’hypercolonie est contaminée et en guerre contre elle-même… ça va forcément influencer sa manière de gérer le monde.

— Ou bien tout sera réglé avant le Nouvel An. » Nerissa haussa les épaules. « Impossible de le savoir. »

Il y eut ensuite les nouvelles régionales et locales. Le corps législatif de l’Indiana avait voté une rallonge budgétaire. La Farm Alliance menaçait de boycotter la Bourse aux grains du Midwest si les prix ne se stabilisaient pas. La police d’État participait à la recherche de quatre jeunes gens impliqués dans une affaire d’agression mortelle. Le temps serait dégagé et la température conforme aux normales saisonnières pendant quelques jours.

« Si on conduit toute la nuit, dit Ethan en coupant la radio, je crois qu’on peut arriver chez Werner au matin. »

Elle avait rencontré pour la première fois Werner Beck à une réunion de la Correspondence Society à Boston avant les massacres de 2007. Bien que brève, cette rencontre avait donné à Nerissa une mauvaise image de la Society et contribué à la dégradation de ses rapports avec Ethan.

Conformément à ses principes paranoïaques, la CS se composait en réalité de deux organisations. La plupart de ses membres étaient des universitaires ou des scientifiques qui se servaient du fichier d’adresses pour diffuser des idées mal considérées voire fantaisistes liées à leurs recherches. Pour ceux-là, la Society n’était rien de plus qu’un équivalent universitaire des francs-maçons ou des shriners : un club théoriquement secret, utile pour contacter d’autres professionnels. Ils n’étaient pas tenus de croire sérieusement que la radiosphère était un être vivant.

Ceux qui prenaient cette idée au sérieux appartenaient plus probablement au cercle restreint, soit moins de 500 membres, employés partout dans le monde par des universités ou des centres de recherche, et mis en présence dans le cadre de leurs activités professionnelles de preuves qu’ils ne pouvaient ni publier sans danger, ni ignorer en toute honnêteté. Ethan, par exemple, était resté un de ces universitaires du cercle extérieur jusqu’à ce qu’il travaille sur les carottes de glace antarctique. Il avait communiqué une partie de ses résultats à Werner Beck, qui l’avait incité à isoler la poussière chondritique découverte dans ses échantillons. C’était Werner Beck qui l’avait recruté dans le cercle restreint.

Ce dernier n’organisait pas de conférences au sens conventionnel du terme, mais se réunissait officieusement toutes les quelques années à un endroit ou à un autre de la planète. Cette année-là, Beck avait réservé des chambres dans un motel de Framingham, près de Boston. Il n’était pas nécessaire de louer des salles de réunion : les huit membres de la Society qui participeraient à cette réunion (quatre hommes venant des États-Unis, un du Danemark et deux de Chine, ainsi qu’une femme arrivée de France) tiendraient aisément dans la même chambre d’hôtel. Chaque délégué devait faire un exposé trop sensible pour le cercle extérieur. Ethan parlerait de son travail avec les carottes de glace, Beck des cultures qu’il avait réussi à produire à partir des extractions d’Ethan.

Celui-ci avait présenté Nerissa à Beck dans le café-restaurant du motel. Elle s’était attendue à une espèce de grand homme. Ce qu’il était peut-être, mais seulement au figuré : il ne dépassait pas en taille le mètre soixante-huit de Nerissa. Il avait les cheveux bruns et se dégarnissait. Il portait la barbe : cinq millimètres de poils uniformes et taillés avec un soin qui évoquait l’art topiaire. Vêtu avec décontraction d’un jean impeccable et d’une chemise blanche au col ouvert, il semblait, contrairement à la plupart des autres participants, fréquenter les salles de sport : il avait des épaules larges et des biceps épais.

On remarquait surtout son regard, qui n’avait rien de nerveux ni d’indécis. Il le plongea dans les yeux de Nerissa avec une franchise qui la mit un peu mal à l’aise. Puis sourit. « Vous devez être madame Iverson. »

Comme à son habitude, Ethan avait oublié de la présenter. « Nerissa, dit-elle. Salut.

— Werner Beck. » Il lui serra vivement la main quelques instants avant de se tourner vers Ethan. « À notre dernière rencontre, tu étais célibataire. Tu t’es bien débrouillé.

— Merci », répondit Ethan… avec un tout petit peu trop d’obséquiosité, trouva Nerissa.

« Il est assez inhabituel d’emmener un conjoint à une de nos réunions.

— On est tous les deux plus ou moins en congé sabbatique. Du moins, en vacances. On part à Hawaï après le week-end. Deux semaines à Turtle Bay.

— Charmant. Bref, bienvenue, Ethan. On a beaucoup de choses à se dire. Madame Iverson, j’espère que vous ne vous sentez pas délaissée. Mais Boston est une grande ville : je ne doute pas que vous trouverez à vous occuper. »

C’était une manière, peu courtoise, de la congédier. Nerissa ravala une réponse condescendante. Elle avait espéré qu’Ethan prenne sa défense, mais il n’eut d’autre réaction qu’un rire nerveux. « Riss connaît plutôt bien la région : elle a vécu à Boston la plus grande partie de sa vie.

— Je n’en doute pas. Bref, notre première présentation est à treize heures : Wickramasinghe nous fera un exposé sur des inclusions organiques dans les fragments de météorites. Une excellente introduction à ton travail. » Les yeux de Beck se posèrent à nouveau sur Nerissa. « Enchanté d’avoir fait votre connaissance, madame Iverson, j’espère vous revoir bientôt.

— Eh bien ? » demanda Ethan quand Beck se fut éloigné de leur table.

Elle haussa les épaules. « Il prend soin de sa personne.

— C’est l’impression qu’il te laisse ? Qu’il prend soin de lui ?

— Un peu mielleux. » Puisque tu insistes.

« Il essaye juste de faire bonne impression.

— Sur la présence inattendue du conjoint ?

— Tu n’es pas fair-play. »

Peut-être pas. La Society, lui avait dit Ethan, ne stipulait rien de très précis sur la quantité d’informations que ses membres pouvaient partager avec leur famille. Mais chacun comprenait qu’on pouvait nuire à sa carrière en ne tenant pas suffisamment sa langue… c’était pour cette raison que la CS avait été créée, au départ. Et la majeure partie de ce qu’avait appris le cercle restreint aurait semblé bizarre ou même irrationnel en dehors de celui-ci. Nerissa comprit qu’elle devrait prendre garde aux endroits où elle mettait les pieds, peut-être plus particulièrement dans les parages d’un acteur incontournable comme Werner Beck.

Mais elle n’appréciait pas d’être traitée en intruse. Ou pire, en espionne éventuelle. Comme si elle avait quelque chose à fiche de ce dont ces gens discutaient dans leurs réunions. Comme si leurs idées lui paraîtraient un jour davantage que des théories dérangeantes et on ne peut plus hypothétiques.

« De toute manière, l’important, ce sont ses idées, dit Ethan. Et c’est un bon chercheur. Depuis la mort de sa femme, il y a quelques années, il n’a plus que son travail. Et il a les moyens de s’y consacrer entièrement.

— Il est veuf ?

— Il élève seul son fils. »

Elle laissa Ethan changer de sujet. Ils parlèrent de ce qu’ils prévoyaient de faire à Oahu. Nerissa imagina une chambre au mobilier en bambou, une brise, le bruit de l’océan au loin. Et s’imagina elle-même sur une terrasse ombragée, un verre à la main (quelque chose avec du gin et un petit parasol dedans), histoire d’étouffer les pensées qui continuaient à lui venir sur les forces qui influençaient les événements de l’humanité.

Le samedi, elle flâna dans les librairies d’occasion du vieux Boston. Elle trouvait les librairies apaisantes, surtout celles spécialisées dans les livres anciens… l’odeur de vieille encre, l’acoustique feutrée. Elle voulait quelque chose d’intelligent mais de pas trop difficile et finit par choisir une deuxième édition abîmée d’un Raymond Chandler, Fais pas ta rosière ! De retour au motel, elle s’appropria une table près de la vitrine du bar et entama sa lecture. Elle n’avait pas terminé le premier chapitre quand elle sentit quelqu’un approcher. Une femme dans la quarantaine, semblait-il, qui tenait un verre à la main et clignait des yeux derrière des lunettes à l’épaisseur impressionnante. « Vous êtes la femme d’Ethan, pas vrai ? »

Nerissa hocha la tête avec circonspection.

« C’est bien ce que je me disais. Je vous ai vue avec Ethan et Beck l’autre jour. » Elle avait une petite voix (comme un oiseau, se dit Nerissa) et un accent français. « Amélie. Amélie Fournier. Je fais partie de… bon, de vous savez quoi. De la Society. Ça vous dérange si je m’assois à votre table ? Vous préférez peut-être rester seule…

— Non, je vous en prie. Je m’appelle Nerissa. »

Amélie prit place sur une chaise. « Merci. Je sèche la réunion. C’est bien comme ça qu’on dit, sécher ? Je m’aperçois que je n’arrive pas à regarder trop longtemps dans l’abîme.

— L’abîme ?

— Les profondeurs du ciel, je veux dire. Et ce qui y vit. » Amélie plissa le visage, expression qui ne ressemblait pas exactement à un sourire. « Bien entendu, je ne sais pas trop ce qu’Ethan vous a raconté au juste sur tout ça…

— Mon mari et moi n’avons pas de secrets l’un pour l’autre.

— Vraiment ? Voilà qui ne serait pas banal. Mais bien entendu, je ne devrais pas parler de ces choses-là du tout. M. Beck m’en voudrait beaucoup. Mais je me suis rendu compte que je m’en fichais un peu. J’en ai assez de M. Beck. Je préfère la compagnie des gens peu enthousiastes. J’entends par là des gens moins fortement partisans. M. Beck se voit comme un guerrier. À ses yeux, aucun d’entre nous ne fait un soldat satisfaisant. Certains d’entre nous n’ont pas envie d’être soldats du tout, à son plus grand dégoût. Je suis désolée, vous aimeriez qu’on parle d’autre chose ? Je peux être assommante quand je bois. À ce qu’il paraît.

— Pas du tout. C’est rafraîchissant d’avoir un autre point de vue.

— Par opposition à celui de votre mari ?

— Il a pour M. Beck légèrement plus d’estime que vous.

— Oui, je suis en minorité. Je l’admets. Je pense qu’il y a des vérités que M. Beck ignore, malheureusement.

— Lesquelles, par exemple ? »

Amélie hésita. Elle passa une main dans ses cheveux, coupés dans un style que Nerissa n’avait jamais rencontré : on aurait dit des ailes sombres et luisantes. « Chacun des participants à notre réunion représente une discipline donnée. Dans mon cas, l’astronomie. Je suis astronome. Vous avez déjà regardé dans un télescope, Nerissa ?

— Une fois ou deux.

— Les télescopes optiques sont dépassés. De nos jours, on observe le ciel à des longueurs d’ondes invisibles. Ou avec des plaques photographiques. L’œil nu n’est pas fiable, pour l’observation. Mais j’ai été élevée par un passionné d’astronomie. En Normandie, dans l’ouest du pays. Mon père y possédait une grande propriété. Des terres cultivées. Loin des grandes villes. Avec un ciel noir, la nuit. Les étoiles étaient constamment présentes. Elles m’ont fascinée, tout comme elles fascinaient mon père. Il trouvait une certaine noblesse à l’acte de regarder dans un télescope. Nous autres humains sommes de petits animaux sur une planète insignifiante, mais quand nous regardons le ciel… quand nous comprenons que les étoiles sont des soleils lointains… nous commençons à appréhender un univers entier.

« Enfant, ça m’a captivée. Bien entendu, j’ai envisagé la possibilité que d’autres mondes orbitent autour de ces soleils lointains. Peut-être des mondes habités. Des planètes avec des civilisations comme la nôtre, par exemple, mais plus primitives ou plus avancées. Rêveries d’enfant, mais même un scientifique peut avoir ce genre d’idées.

« Une fois adulte, j’ai découvert qu’une carrière dans l’astronomie moderne était plus terre à terre que je m’y attendais. Mon projet de troisième cycle consistait à étudier la couche propagatrice, la radiosphère, à l’aide d’interférométrie haute fréquence. Mon travail a rencontré certaines résistances. J’avais du mal à obtenir de l’aide ou du temps de recherche sur la plus grande parabole. Je vous passe les détails… Une collègue titulaire dans une autre université est tombée sur mon travail et m’a présentée à la Correspondence Society. » Amélie eut un sourire contrit. « J’ai compris beaucoup de choses.

— Vous croyez ce qu’ils vous ont dit ? Vous croyez que la radiosphère est vivante ?

— On m’a fourni les preuves et laissée en tirer mes propres conclusions. Vous n’y croyez pas, vous ?

— Je ne suis pas scientifique. On doit pouvoir dire qu’Ethan m’a convaincue. Que sa conviction l’a fait.

— La vie, la vie d’un autre monde, et presque à portée de main. Au début, ce n’était qu’une supposition, mais les preuves sont à présent irréfutables. En partie grâce au travail de votre mari. Les petites graines incrustées dans les prélèvements de glace ancienne. Pensez-y, une espèce de légère neige de vie extraterrestre, très diffuse, qui tombe doucement du ciel et s’accumule au fil des siècles. Et pas morte, mais encore vivante, d’une certaine manière. Nous sommes enfermés dans un organisme qui facilite nos communications et nous pousse, en tant qu’espèce, dans une certaine direction. »

Nous gère comme un troupeau, avait dit un jour Ethan, comme font certaines fourmis avec les pucerons.

« C’est une vérité merveilleuse, terrifiante et très désagréable à entendre. » Amélie fit en direction du ciel — ou plutôt du plafond — un geste qui manqua expédier son verre sur le sol. « Depuis quelques années, on se console en se disant que la relation entre nous et cette entité est symbiotique. Vous connaissez ce mot ? Mutuellement profitable. Elle préserve et accroît la paix dans le monde, et en échange… ah, ce qu’elle prend en échange est matière à débat. Mais M. Beck est plus pessimiste. Il soupçonne cette relation d’être purement parasitaire. Ce que l’hypercolonie veut, elle finira par le prendre. Elle se mêle de nos affaires dans un but purement égoïste. Si elle ne veut pas qu’on se fasse la guerre, c’est pour éviter que nous mettions au point les armes qui pourraient servir à nous défendre.

— Vous pensez que c’est le cas ?

— Je n’en sais rien. Les preuves sont controversées. Mais pensez à ce que ça implique, si M. Beck a raison. Il y a une forme de vie distribuée dans l’espace galactique, et elle dépend pour sa survie de l’exploitation de civilisations comme la nôtre. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je suppose… eh bien, que ça veut dire que les civilisations comme la nôtre sont assez courantes.

— Oui, peut-être. Du moins assez pour avoir joué un rôle dans l’évolution de cette entité. De cette entité parasite. Cette entité parasite qui prospère. Le parasite est là, tout autour de nous… » Amélie se pencha au point que Nerissa sentit son haleine alcoolisée. « Mais où sont ses victimes précédentes ? Où sont ces autres civilisations comme la nôtre ? Pourquoi ne nous ont-elles pas prévenus ? Pourquoi ne sont-elles pas là pour nous aider ?

— Je n’en sais rien. Peut-être que ce n’est pas possible pour elles, peut-être qu’elles s’en fichent…

— Ou peut-être que le prédateur, après avoir dévoré sa victime, n’en laisse qu’un cadavre. »

La climatisation du bar était un peu trop forte. Nerissa frissonna.

Amélie hocha la tête. « Vous comprenez, je crois. Et c’est pour ça que je ne prends plus aucun plaisir à regarder dans un télescope, comme autrefois où il y avait toutes ces merveilleuses possibilités. Maintenant, quand je regarde les étoiles, je pense plutôt mort. Tuerie. Nature aux crocs et aux griffes rouges.

— Les crocs et la griffe ensanglantés », corrigea Nerissa. Consciemment ou non, Amélie citait Tennyson. Un passage sur « l’homme », cette abstraction victorienne, Qui croyait trouver en Dieu l’amour en vérité/Et en l’amour l’ultime loi de la Création — / Malgré que la Nature, les crocs et la griffe ensanglantés/Par la rapine, protestât à grands cris contre sa croyance —

— “Les crocs et la griffe ensanglantés.” Exactement.

— Et vous reprochez à Beck d’avoir changé votre manière de voir le ciel.

— Ah, non, ce n’est pas ça que je lui reproche. » Amélie eut un sourire amer. « Non, je reproche à M. Beck de me faire des avances très grossières quand nous sommes seuls dans sa chambre et de dénigrer ensuite mes travaux parce que je les ai repoussées. Mais il est comme ça. » Elle se leva soudain et sa chaise vacilla. « Je pense que M. Beck se fait tout autant d’illusions que le reste d’entre nous. Il caresse simplement une illusion plus militante. Prenez garde à votre mari, Nerissa. Je veux dire, surveillez-le. Protégez-le. Parce qu’il a l’air terriblement impressionné par les idées de M. Beck. Et je pense que les idées de M. Beck sont franchement dangereuses. »

Nerissa revit Werner Beck ce week-end-là, pendant le dîner collectif à la fin de la conférence. Toute discussion technique était bannie pendant le repas, qui se voulait une soirée de socialisation, même si Nerissa était la seule femme à table : Amélie Fournier avait pris le premier vol pour l’aéroport Louis-Blériot de Paris.

La conversation fut superficielle et souvent embarrassée. Peut-être cela n’avait-il pas été une bonne idée d’interdire le seul sujet de discussion que tous ces gens avaient en commun. Que leur restait-il ? Les livres, le cinéma, la politique, les futilités. Nerissa parla peu et laissa son esprit battre la campagne, mais fut impressionnée par la domination évidente de Beck sur le groupe. Il n’était pas censé y avoir de hiérarchie dans la Correspondence Society et Beck n’y avait aucun statut officiel, mais c’était lui qui demandait les menus, lui qui tranchait les petits différends, lui qui avait organisé le dîner, d’ailleurs.

Et ce fut lui qui le déclara terminé dès qu’on eut débarrassé les assiettes à dessert. Il tendit la main à Nerissa quand elle partit avec Ethan. « J’ai été ravi de vous rencontrer, madame Iverson. » Sa poignée de main était ferme et son sourire irradiait une confiance absolue. Elle parvint à sourire aussi, mais d’une manière qui manquait peut-être de conviction.

Plus tard, dans leur chambre, elle fit part à Ethan des propos d’Amélie sur Beck.

Ethan fronça les sourcils. « Il doit y avoir un malentendu.

— Amélie semblait formelle sur ce qui s’est passé.

— Ce qu’elle a fait sur les échos par micro-ondes manquait plutôt de consistance. Les remarques de Beck durant la discussion n’ont pas été très flatteuses sur le sujet, mais je ne pense pas qu’il ait dit quoi que ce soit d’injuste. C’est son travail à lui qui a fait l’effet d’une bombe, à la conférence. Il a réussi à détecter des mécanismes de signalisation dans les cellules chondritiques qu’il avait en culture.

— Et c’est important ?

— Comme prélever un bout de ciel et l’observer au microscope. Si nous comprenons de quelle manière ces cellules communiquent, on devrait pouvoir surveiller cette communication ou même la perturber. Enfin, si on veut.

— Et sur les avances qu’il lui a faites ?

— Bon, il en a vraiment fait ? Il a peut-être eu une parole déplacée et elle a dramatisé, tu sais, par jalousie professionnelle…

— Elle mentait, tu veux dire ?

— Allons, Riss ! Pas forcément, mais… » Il haussa les épaules d’un geste impatient. « Et il n’y a pas grand mal. Je ne sais même pas pourquoi on en discute. Elle a produit un travail banal qui a reçu l’attention qu’il méritait et elle n’a pas apprécié. Peut-être Beck ne s’est-il pas conduit en parfait gentleman, mais c’est vraiment important ? »

Tiens-en compte, au moins, se dit-elle. Ne rejette pas la possibilité par loyauté envers Beck. Ne lui trouve pas d’excuses uniquement parce que ses recherches sont impressionnantes. Mais elle garda toutes ses pensées pour elle et se contenta de froncer les sourcils en se détournant.

La dispute jeta une ombre sur leurs vacances. Oahu était aussi beau que prévu. Ils randonnèrent dans Mokulēia, passèrent des heures délicieuses à prendre le soleil sur le sable blanc de la plage de l’hôtel. Mais Nerissa avait vu un aspect d’Ethan (et de la Society) qu’elle n’aimait pas et qu’elle n’arrivait pas tout à fait à ignorer. Et même si les étoiles étaient ravissantes sur la North Shore, les paroles d’Amélie la hantaient. Malgré que la nature, les crocs et la griffe ensanglantés/Par la rapine, protestât à grands cris contre sa croyance — Et contre Amélie elle-même, semblait-il. Elle avait été une des premières victimes des assassinats de 2007.

« Riss, réveille-toi. »

Un instant, elle se crut encore à Hawaï. Mais non. Elle s’était endormie dans la voiture. Elle cligna des yeux, vit une aube grise très peu tropicale. Quand elle se redressa, chacune de ses articulations protesta de son côté.

Ethan s’était garé devant un petit pavillon dans une rue poussiéreuse non loin d’un passage à niveau. Elle ouvrit la bouche pour demander où ils étaient, puis s’aperçut qu’elle n’en avait pas besoin. C’était un des nombreux « refuges » de Werner Beck, l’adresse qu’il avait donnée à Ethan dans le courrier récupéré en abandonnant la ferme. L’activité de la radiosphère semble augmenter, avait-il écrit, prends toutes les précautions, tu peux me joindre à cette adresse.

Et voilà que Werner Beck lui-même sortait du pavillon et descendait les marches de la véranda. Nerissa ne le trouva guère changé depuis leur dernière rencontre, quelques années auparavant. Il se tenait toujours droit comme un militaire, même si ses cheveux et sa barbe grisonnaient. Il portait un ample pantalon kaki et une chemise de flanelle rouge non boutonnée. Et il tenait un fusil de chasse, mais eut un sourire crispé quand Ethan descendit sa vitre.

Faites qu’ils soient là, se dit Nerissa. Faites qu’ils soient à l’intérieur, Cassie et Thomas, et le fils de Beck, Leo. Qu’ils soient en train de nous regarder par la fenêtre. Qu’ils se précipitent dehors en me voyant. Elle ouvrit sa portière. Descendit de voiture. Ethan fit de même.

« Vous feriez mieux d’entrer », dit Werner

Et de la maison rien ne sortit. Il n’y avait qu’une lumière pâle, une véranda déserte, une porte immobile, le silence inoccupé.

17 Garage de Dowd

Grâce au pistolet à peinture d’Eugene Dowd, la voiture blanche volée par Leo était désormais bleu métallisé. Avec ses fenêtres et ses baguettes encore masquées, elle semblait presque factice, pour Cassie : on aurait dit un trompe-l’œil, un tour de magie sur le point d’être dévoilé. Dowd dit qu’il s’occuperait du polissage et de la finition transparente le lendemain matin… le temps manquait pour faire mieux, et tout ce travail ne servait qu’à faire changer d’aspect à la voiture. Une rapide couche de peinture et de nouvelles plaques, il ne pouvait pas mieux. Ensuite, il faudrait qu’ils prennent la route.

Cassie voulait bien entendu qu’il finisse son histoire sur le Chili, sur le désert qu’il appelait l’Atacama et les lumières qu’il y avait vues. Mais Dowd n’était pas d’humeur. Demain, dit-il. Il parlait mieux avec les mains occupées. En attendant, il allait partir en camion faire des courses à Salina, est-ce que quelqu’un voulait l’accompagner ?

Beth se porta aussitôt volontaire. Dowd hocha la tête et sortit du garage avec elle.

Cassie, Leo et Thomas montèrent dans son bureau, où le crépuscule illuminait d’orange la fenêtre crasseuse. Ils avaient trop faim pour attendre le retour de Dowd et de Beth, aussi dînèrent-ils de ce qu’il restait dans le réfrigérateur. Leo alluma le petit transistor. Celui-ci diffusait surtout de la musique de Noël, puisque c’était la prochaine grande fête au calendrier. Le tintement des cloches et les arrangements choraux égayèrent un certain temps l’atmosphère, mais une fois la nuit tombée, la musique se mit à sembler aussi triste et lointaine que le signal d’un navire en mer. Cassie se demanda si elle célébrerait à nouveau Noël un jour. Tante Riss n’avait pas été particulièrement portée sur la religion, mais chaque mois de décembre elle montait dans l’appartement un pin minuscule qu’elle installait dans une cuvette en tôle posée sur un drap blanc, où les aiguilles qui tombaient formeraient des amas épineux. L’appartement devait être vide, à présent, avec la boîte aux lettres qui débordait et des rappels de loyer dans le courrier, de la nourriture en train de pourrir dans le réfrigérateur et une atmosphère stagnante avec de la poussière qui se déposait peu à peu.

Leo éteignit la radio. Thomas regardait d’un air morose par la fenêtre. « Dommage que je n’aie rien à lire », dit-il.

Cassie était d’accord. Même un magazine aurait mieux valu, mais ils n’en avaient trouvé aucun chez Dowd. « On a seulement un livre de l’oncle Ethan et Leo est prems dessus.

— Je peux le lire à voix haute », proposa celui-ci.

Cassie dut étouffer un rire en comprenant qu’il ne plaisantait pas. Leo le gros fumeur en train de leur lire un ouvrage de vulgarisation, elle trouvait cela comique. Mais c’était gentil de sa part. (Et maintenant qu’elle y pensait, depuis combien de temps ne l’avait-elle pas vu allumer une cigarette ? Il avait dû terminer son dernier paquet, et il n’avait pas demandé à Beth de lui en rapporter.)

Thomas sembla intrigué. « Pour de vrai ?

— Ouais, bien sûr. » Leo lança un sourire éclatant à Thomas, puis ouvrit le livre au début du premier chapitre. « Prenons un pêcheur… disons jeune, propriétaire d’un petit bateau et qui tresse lui-même ses filets… »

Lu de la voix sonore et étonnamment assurée de Leo, l’essai d’Ethan Iverson ressemblait davantage à une histoire. Les yeux fixés sur son visage, Cassie nota l’attention qu’il prêtait au texte, la manière dont il relevait la tête pour rester en contact visuel avec Thomas, qui se penchait en avant d’un air manifestement intéressé. C’est un acte charitable, se dit-elle. Un geste désintéressé. Il semblait y avoir en Leo Beck un homme que Cassie pourrait respecter.

Dowd et Beth revinrent à minuit passé, tous deux un peu ivres. Dowd déposa un carton de boîtes de conserve près de la porte et monta quelques denrées périssables dans le réfrigérateur de son bureau. « Des provisions pour la route. » Il ressortit avant que Cassie ait le temps de lui poser la question qui s’imposait : la route ? On va où ?

Tout comme Leo et Thomas, elle avait déjà déroulé son sac de couchage par terre dans le bureau. « Tu es la plus près, tu veux bien éteindre ? demanda Leo.

— D’accord, mais si Beth monte se coucher ?

— Elle se débrouillera. »

D’en bas leur parvint un rire trépidant.

Quelques kilomètres plus loin sur la route, qui n’en était pas vraiment une, plutôt de la terre battue et du gravier que le vent avait recouverts de sable, on s’est rendu compte qu’on faisait une bêtise, Bastián et moi.

Le matin s’était levé, froid, avec quelques flocons de neige tombant mollement d’une épaisse couche de nuages. Dans le garage, cela sentait l’uréthane, la bière éventée et l’huile de moteur. Dowd avait ôté les rubans de masquage et monté l’Equipoise sur le pont : il inspectait les pneus et le châssis au cas où il faudrait rouler par mauvais temps. En allant où au juste, il ne l’avait toujours pas dit.

Une bêtise parce qu’on ne savait pas dans quoi on allait se fourrer et parce qu’on était à peu près sûrs de se faire virer. Mais ça n’avait pas d’importance. On était dans une de ces situations où on en a tout simplement rien à foutre. Rien à foutre du boulot et de la direction. La paye était correcte, mais vivre dans un dortoir au milieu du désert le plus sec du monde, n’avoir que les salares et la cordillère à regarder toute la journée, ça rend un peu cinglé, quelque part. Je ne sais pas pour Bastián, mais moi, j’étais prêt à retourner dans des endroits vraiment habités. À voir quelque chose de vertical, pour changer. À parler à une femme qui n’était pas contremaître ou cariste.

On a donc continué sur la route même une fois à court de pisco. Bastián s’est mis à parler de l’extraction du cuivre. Il m’a raconté qu’un de ses cousins avait travaillé à Chuquicamata et Escondida. Une chose est sûre, qu’il a dit, ces gens là-bas n’extraient pas de cuivre. C’est impossible sans eau et il n’y avait ni rivière ni nappe aquifère. De grandes citernes étaient passées par nos installations, mais il en aurait fallu davantage pour extraire sérieusement du minerai. Et s’ils l’extrayaient par lixiviation en tas, il y aurait eu de grosses expéditions d’acide sulfurique ou de produits chimiques de ce genre-là. Bordel, on aurait déjà dû voir les digues à résidus. Ou au moins les sentir. Parce qu’on approchait.

On a plutôt vu des détritus de toutes sortes au bord de la route. C’est comme ça, dans le désert : rien ne pourrit, ne se retrouve couvert de végétation ou ne s’enfonce dans la terre. Quand on jette quelque chose, il reste là où il est. On a dépassé des petits tas de tuyaux en aluminium cassés, de bouts de métal, de pièces détachées brisées, de morceaux de verre coloré et d’isolateurs en porcelaine fendus, des saloperies comme ça. Il était minuit passé, il y avait une demi-lune dans le ciel et toutes sortes d’étoiles, si bien que ça avait l’air plutôt étrange, genre martien, si vous voyez ce que je veux dire… ces tas de déchets avec des fers à béton et des poutrelles métalliques qui en sortaient. Certains montaient à pas loin de deux mètres, puis à trois mètres, et on a fini par se retrouver entre deux murailles de déchets. Bastián a ralenti, il commençait à avoir l’air inquiet. Eugene, il me dit, ce n’est pas une exploitation normale. Sans dec’, je réponds.

Je ne veux pas qu’on me trouve ici, il dit. Je ne sais pas ce que font ces gens-là, mais ils n’ont pas envie d’avoir de la visite. Eh bien, je dis, sans doute à cause du pisco, je suis venu voir ce qui se passe et j’ai pas l’intention de renoncer.

D’accord, mais à pied, il me répond. La Toyota fait trop de bruit.

OK. Alors on descend de voiture et on escalade un talus surtout composé de déchets industriels. On glisse sur des feuilles de plastique et on s’agrippe aux fers à béton comme à des branches d’arbre, on devait faire plus de bruit que si on avait continué à rouler, en fin de compte. Mais le hasard a fait que Bastián avait choisi un bon endroit pour s’arrêter, parce que d’en haut on voyait toute l’installation.

Si on peut l’appeler comme ça. Le complexe. Peu importe. C’est pas une mine, dit Bastián. Bordel, je réponds, ça saute pas qu’un peu aux yeux.

C’était un bout de désert de la taille d’une petite ville, avec ces talus de déchets tout autour, ça faisait comme une cuvette. La plupart des bâtiments étaient de longs hangars, avec un toit de tôle, des murs en contreplaqué ou en parpaings, sans rien de marqué dessus. Au milieu, il y avait une tour, pas très grande et plutôt trapue, qui soutenait ce qui ressemblait à dix ou douze grands miroirs disposés comme les pétales d’une fleur. On voyait que c’était des miroirs parce qu’ils reflétaient les lumières des bâtiments et des étoiles. Ça avait vraiment l’air d’un truc industriel. Autour, il y avait une série de pompes, de réservoirs sous pression avec Dieu sait quoi dedans et de gros câbles électriques, tout ça occupant la surface d’un terrain de football. C’était de là que venait la lumière, celle qu’on avait vue là-bas au dépôt où on bossait.

« Comment vous saviez qu’elle venait de là ? » interrompit soudain Thomas. Dowd lui lança un regard genre ferme-ta-gueule et se tut quelques instants. Cassie entoura les épaules de son petit frère d’un bras protecteur.

On le savait parce qu’elle s’est allumée sous nos yeux. On a failli en tomber du talus. Non qu’elle faisait du bruit ni rien, on entendait juste un compresseur quelque part sous terre. Mais brillante, alors ça ! Il m’a peut-être fallu trente secondes pour ne plus être aveuglé. Bastián a baissé la tête, mais moi, je ne pouvais pas m’empêcher de jeter des coups d’œil. Le rayon lumineux montait tout droit, et il ne se diffusait pas comme un projo, il s’élevait droit comme un crayon à perte de vue. L’air a commencé à avoir une odeur électrique, comme du métal brûlant ou de l’isolant en train de cramer.

Bastián a dit d’une petite voix dégoûtée qu’il voulait retourner à la Toyota et rentrer. Et j’ai trouvé que c’était une bonne idée. Parce que, avec toute cette lumière, on n’était pas discrets du tout, et en plus… je voyais des trucs bouger. Approcher. Regarde, je dis.

C’est des gens en bas, il répond. À ce qu’on croyait, en tout cas. Avec cette lumière éblouissante et les ombres, on avait du mal à dire. Vu comme ils se déplaçaient, ça pouvait être des animaux. Des gros. Donc. Viens, il dit, foutons le camp. Alors on dévale le côté à l’ombre du talus de déchets, en n’y voyant pas grand-chose, en trébuchant sur les trucs. Je me suis coupé sur une plaque de métal sans m’en apercevoir. J’ai toujours la cicatrice… vous voyez ?

Dowd souleva son tee-shirt pour montrer son torse. La cicatrice faisait un angle droit avec ses côtes, pâle ligne irrégulière.

Ensuite Bastián dit stop, j’entends quelque chose. Alors on ne bouge plus. Comme le vent s’était levé, j’entendais des morceaux de revêtement de toiture et de plastique déchiré s’agiter dans les déchets, en plus des bruits industriels qui venaient du complexe, ce compresseur ou je ne sais quoi qui faisait comme un tambour, et par-dessus tout ça, et c’est de ça dont parlait Bastián, une espèce de grattement, un peu comme si un chien fouillait dans les ordures. C’était de plus en plus fort. Bastián lève les yeux vers le sommet du talus et il a une espèce de hoquet, alors je regarde aussi et je vois un, euh, une chose là-haut…

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Leo. Quel genre de chose ? »

Dowd regarda distraitement la clé dynamométrique qu’il venait de prendre.

Mmh, bonne question. Je ne sais pas comment l’appeler autrement. Ça ressemblait à la fois à un grand singe, à une araignée et à un couteau suisse.

Thomas glapit un rire qui devait surtout à la nervosité. Dowd ne réagit pas.

Ça bougeait comme une araignée ou un crabe. Avec grosso merdo le même nombre de pattes. Mais ça se courbait par le milieu, je veux dire que ça avait une espèce de taille, avec des bras au-dessus, mais pas de mains… plutôt des espèces d’outils, des lames, des pinces et des conneries comme ça. Ça avait aussi une tête, qui était sa seule chose d’humain. Bon, ce n’était pas exactement une tête humaine, mais y avait des yeux et une bouche.

La chose descend donc notre côté du talus en se dirigeant droit sur Bastián. Qui commence à chercher du regard de quoi se défendre. Il essaye de prendre un morceau de fer à béton qui dépasse, mais c’est trop enfoncé, il tire dessus de toutes ses forces et ne le lâche qu’une fois la chose juste au-dessus de lui. Il essaye alors de reculer, mais il est sur une pente, il n’est pas assez rapide et la chose… eh bien, en gros, elle l’a tout simplement mis en morceaux. En trois petits mouvements. Schlak schlak schlak. Trois morceaux de Bastián ont roulé en laissant des traînées de sang.

Le truc s’approche ensuite de moi, mais j’avais eu un peu plus de temps pour me préparer. Ou alors j’ai juste eu de la chance… la tige de lucite que j’ai arrachée des débris avait à peu près la taille et le poids d’une batte de base-ball. La chose avait des grandes pattes avec des doigts, des lames ou des griffes rapides comme l’éclair, j’ai deux autres cicatrices que je pourrais vous montrer, mais faudrait que je tombe le pantalon… Bref, j’ai réussi à enfoncer la tige dans la tête de la chose, peut-être pas assez pour la tuer, j’en sais rien, mais peut-être que si, elle est tombée comme une marionnette à qui on a coupé tous les fils et j’ai entrepris de foutre le camp.

Je suis arrivé à la Toyota. J’ai fait demi-tour n’importe comment et, dès que j’ai été dans la bonne direction, j’ai vu cinq ou six autres de ces choses approcher dans le rétroviseur. J’ai écrasé si fort ce putain d’accélérateur que j’ai failli valdinguer dans le décor. Ça a soulevé un gros nuage de poussière et de sable, comme un écran de fumée dans la lumière brillante.

Je vois ensuite quelque chose devant moi, et cette fois, au moins, c’est un être humain, un type en jean et chemise blanche au milieu de la route qui me fait signe de m’arrêter. C’était presque rassurant, sauf que le type a un pistolet à la ceinture et qu’il commence à dégainer. Je veux dire, pour moi, il avait l’air d’un vigile de supermarché. Mais j’allais faire quoi, obéir ? Alors j’écrase l’accélérateur une nouvelle fois.

Le type avait l’air étrangement calme et je le voyais très bien dans cette lumière bizarre essayer de braquer le pistolet avant que la Toyota l’atteigne. Comme si c’était une course entre elle et son pistolet. La bagnole a gagné. Je l’ai percuté de plein fouet.

Ce qui a vraiment failli me tuer. Ça vous est déjà arrivé, en voiture, de rentrer dans un gros animal genre cerf ? Y avait pas d’airbags, dans la Toyota. Ni de ceintures de sécurité. Si mes jambes n’étaient pas restées bloquées sous le volant, ma tête aurait traversé le pare-brise. Mais là, je me suis juste méchamment cogné au tableau de bord. J’ai perdu le contrôle. Le véhicule a basculé sur deux roues et failli se retourner. Il a monté la moitié du talus avant que je réussisse à le maîtriser. Il avait un gros creux à l’avant et le moteur faisait le bruit d’une scie circulaire avec une lame tordue.

Mais ce putain de vigile de supermarché était mort. Je le savais parce qu’il était en purée sur tout le pare-brise. Il avait en quelque sorte explosé sous le choc en laissant des saloperies vertes partout. J’ai même dû mettre les essuie-glaces pour y voir. Des taches rouges et jaunes, ouais, comme du sang et de la graisse corporelle, j’imagine, mais surtout du vert… j’imagine que vous savez de quoi je parle.

« C’était un simulacre », crut bon de dire Thomas.

Ouais, un sim. Mais évidemment, j’en savais rien, à l’époque. C’était juste un truc bizarre de plus. J’étais poursuivi par des araignées avec des lames à la place des mains, Bastián était mort, le vigile de supermarché était plein de morve, et moi, tout ce que je voulais, c’était me tirer de ce putain de désert, n’importe où. J’ai gardé le pied sur l’accélérateur même quand de la fumée a commencé à sortir du capot. Du moment que les roues tournaient. Les yeux toujours dans le rétroviseur.

Ils ont assez vite éteint cette grande colonne de lumière. Alors j’ai coupé les phares et continué à rouler à la lueur de la lune, juste pour être moins visible. Je pensais qu’on me poursuivrait, mais non. Du moins, pas tout de suite. Alors je me suis dit : bon, je vais où, maintenant ? Je retourne au dépôt ? Je dis à un contremaître que j’ai bousillé un véhicule de société et, ah oui, j’oubliais, Bastián s’est fait découper en trois morceaux par un crabe géant ?

Comme il n’y avait personne derrière moi sur la route, pour ce que j’en voyais — et dans l’Atacama, on voit loin, même la nuit —, je me suis arrêté pour évaluer les dégâts et réfléchir à ce que je pouvais faire. J’ai enlevé ma chemise et je me la suis nouée sur la poitrine pour arrêter le saignement. Ça sautait aux yeux que la Toyota ne tiendrait plus le coup très longtemps. Elle fumait encore alors que j’avais coupé le moteur. Je suis allé ouvrir le coffre. J’ai trouvé dedans une roue de secours, qui ne me servirait à rien, une clé en croix qui ne me servirait pas plus et un cric. Un cric avec un levier en métal détachable, et comme c’était mieux que rien, je l’ai pris. J’aurais préféré un couteau. Ou même un cutter. N’importe quoi. Mais je n’avais que ce levier de cric.

J’ai poussé la Toyota hors de la route, face aux salants, j’ai démarré le moteur — ça n’a pas été facile —, mis la transmission au point mort, coincé la clé en croix sur l’accélérateur, passé la première et sauté dehors. La Toyota est partie dans le désert en léger virage et serait sans doute revenue droit sur moi si le moteur n’avait pas calé deux cents mètres plus loin dans les salants. Le moteur a pris feu. Ça a vite fait de grandes flammes. J’ai espéré qu’on croirait que j’étais sorti de la route, ou même que j’avais brûlé vif dans la voiture. Du moins, vu de loin. Je me suis ensuite accroupi derrière le petit talus de terre et de cailloux au bord de la route, il n’y avait que ça pour se cacher et ce n’était pas grand-chose.

J’essayais toujours de trouver un plan. La lune n’allait pas tarder à se coucher et on était à une heure de l’aube. Face à d’autres vigiles de supermarché, je pensais avoir une petite chance, mais si des trucs-araignées se pointaient par la route, autant me trancher la gorge avant qu’ils me rendent ce service… et à ce moment-là j’ai vu des phares au loin.

C’était rien qu’un camion. Un 4×4 Ford avec des arceaux de sécurité et un plateau à l’arrière. Il a ralenti, sans doute parce que son conducteur voyait la Toyota dévorée par les flammes plus loin sur les salants. Il s’est arrêté à quelques mètres de ma cachette. Apparemment, il y avait deux types à l’intérieur. Un est sorti. C’était un vigile de supermarché : mêmes vêtements, même pistolet à la ceinture. Une torche électrique dans la main droite. Il a balayé le gravier de la route avec le faisceau pour voir les traces de pneus à l’endroit où la Toyota avait tourné dans le salar. Chaque pas qu’il faisait le rapprochait de moi.

Alors j’ai profité qu’il regardait par terre pour me précipiter sur lui. Je n’avais que l’effet de surprise pour moi. Il m’a vu, bien entendu. Il a lâché sa torche. Voulu prendre son flingue. Mais je l’ai frappé avec le levier du cric avant même qu’il touche l’étui. Il a esquivé très vite, mais j’ai quand même réussi à l’étourdir un peu. Si bien que je l’ai frappé encore, un grand coup sur la tempe, et il s’est écrasé par terre comme un sac de sable. Je suis tombé à genoux pour lui prendre son pistolet.

Je ne m’y connaissais pas trop en armes à feu, à l’époque, mais je m’étais déjà servi plusieurs fois du vieux .45 de mon paternel. Donc j’ai ôté le cran de sécurité en priant pour que cette saloperie soit chargée, parce que le deuxième type était en train de débouler du camion et on pouvait dire qu’il était armé et dangereux. Je tire une première fois, ma balle traverse le pare-brise. Raté. Ma deuxième balle atteint le type à l’épaule et le fait tourner sur lui-même. Je suis debout, je cours, lui, il essaye encore de lever son arme alors que son bras ne fonctionne plus trop, je lui tire dessus une troisième fois, en pleine tête, boum, il tombe.

Une autre balle dans la tête à chacun, juste pour être sûr. Ça fait couler du sang et un liquide visqueux vert sur mes chaussures.

Ensuite, je prends leur camion et je roule. Réservoir plein, véhicule fiable, et j’ai tellement d’adrénaline dans les veines que je commence à me sentir plutôt content de moi, finalement. Je vois d’autres phares dans le rétroviseur, mais j’ai beaucoup d’avance. Je passe à toute bringue devant le dépôt où on travaillait, Bastián et moi, et le temps que le jour se lève, je suis à mi-chemin de Pedro de Atacama et, si quelqu’un me suit, il est beaucoup trop loin pour que je le voie.

À San Pedro, j’ai trouvé un type qui ne posait pas de questions pour échanger le camion Ford contre sa petite Hudson de merde vieille de dix ans, pour une raison ou pour une autre, on en voyait un paquet dans l’Atacama, quelqu’un avait dû ouvrir une concession un jour… une voiture complètement quelconque qui a réussi à me conduire jusqu’à Antofagasta avant que la transmission lâche. J’ai fait profil bas un certain temps, en bossant de jour au puerto jusqu’à ce que je puisse me payer un billet d’avion pour les US. Une fois rentré au pays, j’ai passé genre une année à essayer de chasser toute cette merde de mon esprit à coups de Jack Daniel’s plus Coca, doucement sur le Coca, jusqu’à ce que j’ouvre ma grande gueule devant ce chroniqueur. Après quoi Werner Beck a débarqué et m’a plus ou moins expliqué les choses.

Voilà mon histoire.

« Mais ça n’explique pas tout, se plaignit Leo.

— Qu’est-ce que t’as besoin qu’on t’explique ?

— La lumière dans le désert ? Les choses-araignées ?

— Tu devrais demander tout ça à ton père, Leo. Si jamais tu le revois un jour.

— Et puis, qu’est-ce qu’il y a de si important, à l’arrière de votre camionnette ?

— Ça aussi, ton père aurait dû t’en parler. » Dowd eut un grand sourire qui dévoila des dents de travers. « On pourrait dire que c’est une arme secrète. Ou une partie d’arme secrète.

— Et vous n’arrêtez pas de dire qu’on va prendre la route. Pour aller où ?

— Il faut vraiment que tu poses la question ? »

Leo secoua la tête. « C’est une histoire de dingue. »

Dowd sourit encore plus largement. « Amen, mon frère. Je ne vais pas dire le contraire. »

18 Joplin, Missouri

Ethan se soucia en premier chef de Nerissa, horriblement déçue que Cassie, Thomas et Leo ne soient pas venus au refuge de Werner Beck.

Ethan était déçu aussi, bien entendu. Mais Riss sembla perdre toute la formidable énergie qui l’animait depuis plusieurs jours. Elle parut vieillir soudain de plusieurs années et prit avec Beck un ton irascible et grincheux. « Mais ils sont , alors… est-ce que vous en avez la moindre idée ? »

Beck les conduisit à une table en pin toute simple dans la cuisine de sa petite maison toute simple. « Asseyez-vous.

— Et Leo ! C’est votre fils, bon Dieu ! vous n’arrivez pas à le retrouver, autrement dit ?

— Nous avions prévu de quoi parer à cette éventualité.

— Comment ça ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Si Leo suit mes instructions, on devrait arriver à le rejoindre. Et si Cassie et… Comment s’appelle le garçon ? »

Nerissa lui décocha un regard venimeux. « Thomas.

— Si Cassie et Thomas l’accompagnent, cela vous donnera l’occasion de les mettre à l’abri. Mais de toute évidence, madame Iverson, je n’ai aucune certitude sur l’endroit où est l’un ou l’autre de ces enfants pour le moment. Je ne peux pas les faire apparaître d’un claquement de doigts. Il faut vous montrer patiente.

— Vous voulez bien expliquer ?

— Je m’inquiète autant pour Leo que vous pour votre neveu et votre nièce, et je ferai tout mon possible pour garantir leur sécurité. La situation est complexe et je ne demande pas mieux que d’en discuter, mais en attendant vous aimeriez peut-être prendre une douche et enfiler des vêtements propres, non ? Sans vouloir vous vexer, vous semblez en avoir besoin. Je nous préparerai un repas chaud dès que vous aurez pris un peu de repos. Ça vous convient ? »

Nerissa soupira et hocha la tête, preuve de son épuisement. Beck lui indiqua le chemin de la salle de bains.

« Je comprends pourquoi tu l’as amenée, dit-il quand elle fut sortie. Mais franchement, c’est un peu délicat. »

Ethan ne voulait pas entrer dans ce débat, du moins pas pour le moment. « Combien de maisons tu possèdes, Werner ?

— Suffisamment. Ce ne sont que des outils. Des armes de guerre, on pourrait dire.

— Tu as eu la visite des sims, pas vrai ?

— Je suis parti de ma maison dans l’Illinois avec quelques minutes d’avance sur eux. J’y étais resté trop longtemps, de toute manière… je me doutais qu’elle n’était plus sûre. J’étais prêt et mes bagages aussi. Ils ne m’ont pas vu partir. »

Ethan entendait des conjectures sur Beck et — surtout — sa fortune depuis des années quand ce dernier se confia à lui. La rumeur voulait qu’il ait breveté une invention utile. Ou hérité de sa richesse dans les années 1990. Ou qu’il ait des contacts dans la pègre. Ou tout cela à la fois.

Force était de constater qu’il disposait à la fois de gros moyens et de relations bien placées. C’était lui qui avait organisé et financé les rassemblements annuels des membres de la Society. Lui qui avait subventionné les principaux projets de recherche quand les institutions universitaires revenaient sur leurs financements et lui qui, après les meurtres de 2007, avait aidé les survivants et leurs familles, en leur fournissant de l’argent liquide et, en cas de besoin, des biens qu’ils n’auraient pu se procurer sans lui : de nouveaux noms, numéros de sécurité sociale et passeports.

Sans parler de sa réserve apparemment inépuisable de planques, propriétés lui appartenant mais qu’il laissait vacantes afin que lui-même ou d’autres puissent changer de logement au pied levé. Plusieurs membres de la Society avaient traité Beck de paranoïaque, peut-être à raison. Mais au moins, songea Ethan, c’était une parano qui avait des moyens.

« Le problème, lança Beck, c’est que tu es plus ou moins entré dans une zone d’hostilités.

— La guerre est venue à nous. Et c’est toi qui m’as donné cette adresse, Werner.

— Parce qu’il faut qu’on reste en contact. Mais je ne m’attendais pas à te voir débarquer.

— Ça semblait le plus logique, vu que Cassie et Thomas voyagent avec Leo.

— Je comprends. Mais la situation est plus compliquée que tu ne l’imagines. J’ai travaillé avec des gens qui ne font pas partie de la Society. Elle n’a jamais été qu’un des aspects de cette guerre, Ethan. Tu peux la considérer comme une espèce de service de renseignements qui rassemble des données sur l’ennemi. C’est un travail utile. Mais les guerres doivent être livrées. Et par des soldats plutôt que par des savants. »

Ethan se cala contre le dossier de sa chaise tandis que Beck se relevait pour préparer du café. La cafetière électrique sur le comptoir de faux marbre semblait avoir été achetée la veille. Ce qui était peut-être bien le cas. La maison elle-même gardait une odeur d’inoccupé, sentait le manque d’aération et les produits chimiques dégagés par les meubles et les tapis dont personne ne se servait. Ethan vit un instant Beck comme un animal furtif qui se cachait dans des constructions abandonnées. L’homme parut pourtant d’une efficacité toute militaire quand il remplit le réservoir de la cafetière et lâcha un filtre dans son panier. Il avait cinquante ans, d’après Ethan, peut-être davantage, mais il aurait pu être un sergent instructeur blanchi sous le harnais qui arrivait toujours à marcher aussi longtemps et faire deux fois plus de pompes que n’importe quelle recrue. « Tu n’as jamais été satisfait par la Society », dit Ethan. Les lettres que Beck lui avait écrites dégoulinaient d’ailleurs si souvent de mépris pour ses collègues qu’Ethan se demandait parfois pourquoi Beck se souciait encore d’eux.

« Eh bien, je ne lui fais pas vraiment de reproches. On n’avait guère que des suppositions. Avant que tu déniches ces inclusions dans les carottes de glace, on n’avait en réalité que des données anormales, des antécédents de persécutions académiques et une mine d’hypothèses. La Society a fait le rapprochement et il en est sorti cette idée franchement absurde que la couche radio-propagatrice était aussi un organisme vivant. Venu d’ailleurs. Des profondeurs de l’espace. Même avant 2007, personne n’osait le dire tout haut. Quelques-uns des vieux lions ont pris ça au sérieux — Fermi, Dyson, Hoyle —, mais même eux n’ont jamais envisagé de faire quoi que ce soit.

— Qu’est-ce qu’ils pouvaient faire, de toute manière ?

— Je répète que je ne leur reproche rien. On apprend à passer inaperçu. Très bien. Mais on aurait peut-être intérêt à regarder les choses en face. Et depuis 2007, on y a été obligés plusieurs fois. » Des gouttes de café commencèrent à tomber du filtre dans le pot avec un bruit de métronome. « Moi, du moins. Tu veux quelque chose de plus fort que du lait, dans ton café ? Tu as l’air d’en avoir besoin.

— Non merci. » Ethan se racla la gorge. « Je viens de passer sept ans dans un chalet au fond des bois du Vermont. Ça compte, comme choses regardées en face ?

— Tu as tué des sims, tu disais ? »

Il avait commencé à raconter à Beck ce qui s’était passé à la ferme. « Quatre en tout.

— Très bien. Tu as fait ce que tu avais à faire. Mais c’est de la légitime défense. Tu prévoyais la prochaine attaque, mais pas plus loin.

— J’ai réussi à survivre.

— D’accord, mais… et maintenant ? Tu fais quoi ? Tu te trouves une nouvelle cachette ? Plus profond dans les bois ? »

Ethan haussa les épaules.

« Je ne voulais pas m’en tenir à ça, dit Beck. Ces sept dernières années, je suis entré en contact avec des personnes extérieures à la Society, des gens qui ont eu directement affaire à l’hypercolonie ou à des sims.

— Je ne savais pas que ça existait.

— Tu crois que les scientifiques et les savants sont les seuls à pouvoir tirer une conclusion ou tomber sur quelque chose de dangereux ? Réfléchis-y. J’ai des raisons de croire que les sims constituent une minuscule fraction, nettement moins d’un millionième, de la population humaine. Mais il existe au moins quelques médecins et quelques coroners qui ont examiné des corps bizarres. Des agents de police témoins de décès troublants. Et beaucoup de gens qui ont obtenu des réponses menaçantes ou peu satisfaisantes aux questions délicates qu’ils ont posées. Je me suis fixé pour tâche de les découvrir.

— Comment ?

— De toutes sortes de manières. Les journaux locaux et ceux des petites villes sont bien utiles. Ils publient des nouvelles locales avant qu’elles puissent être filtrées par la radiosphère, vu que le sujet arrive directement en composition. Les agences de presse ne reprendraient jamais un article sur un accident de la circulation ayant laissé plein de matière verte sur la chaussée, ou alors il se perdrait en route… mais souvent, les journaux locaux le publient.

— Tu traques donc les articles du genre incroyable-mais-vrai dans les journaux ruraux ?

— Bien plus que ça. J’ai des correspondants sur trois continents. J’ai pu monter un réseau dont chaque membre comprend à quoi nous avons affaire… le comprend viscéralement, pas seulement en théorie, et se tient prêt à passer à l’action.

— Quel genre d’action ?

— Tout être vivant est vulnérable, Ethan. Même l’hypercolonie.

— Tu penses vraiment avoir découvert un moyen de lui faire du mal ?

— Si c’était impossible, elle n’aurait jamais déployé autant d’énergie à essayer de nous en faire à nous.

— Vous vous rendez compte de ce que vous dites, là ? »

Surpris, Ethan releva les yeux. Nerissa se tenait à la porte de la cuisine, vêtue de propre, une serviette de toilette à la main. Beck s’empourpra un peu, les lèvres pincées, sous le coup d’une irritation qu’il réprima aussitôt. « J’espère que vous vous sentez mieux, madame Iverson. Qu’est-ce que je dis là, selon vous ?

— Que vous l’avez provoquée… l’hypercolonie, je veux dire. Elle n’a pas seulement peur de ce qu’on pourrait savoir, elle a peur aussi de ce que vous pourriez faire avec.

— Dans ce cas, j’espère que ses peurs sont totalement justifiées.

— Et les gens qui sont morts ?

— Ce n’est pas moi qui les ai tués.

— Vous avez même impliqué votre fils là-dedans.

— Je pouvais difficilement l’exempter.

— Et Thomas et Cassie ?

— Comprenez-moi bien : je les veux hors de danger tout autant que vous. Votre nièce et votre neveu ne me sont d’aucune utilité. »

Ethan laissa Nerissa raconter l’histoire du sim Winston Bayliss : ce qu’il avait dit, de quelle manière il était mort et surtout ce qu’ils avaient découvert en allant chez lui à Montmorency. « Comme Mme Bayliss a été opérée récemment, elle devait être humaine. Mais son fils était un sim. Comment est-ce possible ? Vous savez quelque chose là-dessus ? »

Beck garda si longtemps le silence qu’Ethan se demanda s’il refusait de répondre. « Je peux vous montrer des études récentes, dit-il enfin. À toi aussi, Ethan. Tu ne les as pas vues, celles-là. Venez. »

Ils suivirent Beck dans le petit salon de la petite maison et le regardèrent fouiller dans un carton d’archives caché derrière le canapé. Il en sortit une enveloppe de papier kraft qu’il posa sur la table basse. Ethan et Nerissa s’assirent tandis que Beck tirait une chaise. « Je dois vous avertir que certaines photographies sont très crues. »

L’enveloppe contenait les recherches d’un vétérinaire anglais du nom de Wyndham qui, selon Beck, avait cultivé des cellules pseudochondritiques pour étudier leur interaction avec les tissus vivants. Il avait équipé à cet effet un laboratoire de cages contenant des souris blanches et quelques animaux de plus grande taille.

Il avait commencé par mettre en contact les cellules extraterrestres avec des cultivars de levure, de moisissures et de bactéries, sans le moindre résultat probant. Des échantillons de tissus prélevés sur des métazoaires furent un peu plus réactifs, mais les cultures ne tardèrent pas à se scléroser.

Quand il injecta directement les cellules pseudochondritiques à une souris vivante, celle-ci succomba vite aux multiples tumeurs agressives qui se déclarèrent simultanément. (On trouvait dans le dossier la photographie d’une souris euthanasiée en cours de dissection : les tumeurs présentées un peu partout dans son corps ressemblaient pour Ethan à des framboises couvertes de sang.) Mais quand il administra à ses rongeurs les mêmes cellules en préparation aérosol — il les plaça dans une chambre hermétique en leur laissant respirer des spores sèches extraites, cela ne sembla avoir aucun effet négatif sur eux au fil des semaines et même des mois.

Non qu’ils n’aient pas changé. Les dissections de Wyndham révélèrent que les cellules étrangères avaient migré dans le système reproducteur des souris. Les gamètes mâles et femelles étaient considérablement modifiés. Sous le microscope (il y avait là aussi une photo, montrant heureusement moins de viscères), les cellules haploïdes semblaient plus grosses et contenir de nouvelles et inhabituelles organelles. « Mais le véritable effet significatif, indiqua Beck, s’est produit sur la génération suivante. »

Un autre cliché de dissection… plutôt répugnant. Nerissa recula en lâchant une exclamation dégoûtée. Ethan eut le cœur soulevé : cela lui rappelait ce qu’il avait vu après l’attaque de sa ferme.

Là encore, la souris morte était ouverte. Elle renfermait ce qui ressemblait à un jeu complet d’organes internes, de taille réduite et placés aux limites de l’abdomen. La cavité était majoritairement occupée par une masse verte gélatineuse, dont une partie déjà liquéfiée commençait à s’écouler au moment de la prise de vue. De fins appendices en sortaient pour se glisser à l’intérieur des organes, qui n’avaient rien d’anormal par ailleurs, ou entre ceux-ci. Une dissection partielle du crâne révélait une sphère creuse de matière neuronale entourant le même noyau gélatineux vert.

« Bon Dieu, assez ! » s’écria Nerissa avec une grimace.

Beck rassembla les clichés. « Il semble que les sims soient créés de la manière suivante : des cellules pseudochondritiques tombent de la masse orbitale de l’hypercolonie, la plupart ne survivant pas à l’entrée dans notre atmosphère. Ce qu’on en retrouve dans les carottes de glace nous permet d’estimer le nombre moyen de spores qui atteint chaque année la surface de la Terre. Une fraction minime de ces spores se retrouve forcément inhalée par des animaux ou des êtres humains. En supposant qu’en absorber une seule suffit à modifier tous vos gamètes, et étant donné la densité et la répartition des adultes humains fertiles sur le globe, il ne peut y avoir plus de deux ou trois cents sims dans toute l’Amérique du Nord… peut-être quatre mille en tout sur Terre. Ainsi qu’une population d’animaux modifiés, sans doute sans importance, mais mieux vaut ne pas les oublier.

— Et les sims…, demanda Ethan, ils sont fertiles ?

— Donnent-ils naissance à d’autres sims ? Non. Bien que parfaitement capables de relations sexuelles, les souris de Wyndham étaient génétiquement stériles. Tout comme ses chiens et autres mammifères supérieurs. Là aussi, j’ai des photos…

Non, coupa Nerissa.

— Wyndham refusait de travailler avec des primates, mais nous avons toutes les raisons de croire que le résultat aurait été le même.

— Et à part ça, les animaux étaient normaux ?

— Normaux sur les plans fonctionnel comme comportemental. Impossible de faire la différence sans ouvrir au scalpel.

— Mme Bayliss ne nous a donc pas menti, dit Nerissa. Elle a vraiment donné naissance à cette chose. »

Beck sortit deux autres clichés de ses dossiers. Ethan constata avec soulagement qu’il s’agissait de photomicrographies et non de dissections. « Nous en avons appris davantage sur l’action des spores au niveau cellulaire… Ça devrait t’intéresser, Ethan. »

La personne à l’origine de ces images avait dû pouvoir se servir d’appareils très perfectionnés, peut-être d’un de ces nouveaux microscopes électroniques à balayage, technologie qui avait vu le jour peu avant qu’Ethan commence à isoler des spécimens dans les carottes de glace. « C’est une petite usine très occupée, dit Beck. Mais bien obligé, n’est-ce pas, pour faire ce dont ces choses sont capables. Certains de ses composants chimiques nous sont bien connus. Les molécules qu’on appelle “génétiques” : azote, carbone, phosphore. Purines, pyrimidines. Plus de l’arsenic et des traces de métaux. Mais ce qu’on remarque surtout, c’est le degré d’organisation à l’intérieur de la cellule. Ces étranges structures filamenteuses, vous les voyez ? Des fils de carbone conducteur, repliés de manière fractale dans une sous-membrane, avec des extensions dendritiques qui semblent affecter d’une façon ou d’une autre toutes les parties de la cellule…

— On n’est pas tous biologistes, interrompit Nerissa. Si vous voulez que je comprenne, il va falloir employer des termes moins savants.

— Les détails sont moins importants que la fonction. Pensez à ce que font ces cellules. Elles voyagent sur des distances énormes dans le vide de l’espace. Elles se reproduisent, du moins à ce qu’on suppose, en absorbant des minéraux et des oligo-éléments présents dans la roche ou la glace à la surface des astéroïdes, des comètes ou des planétésimaux. Elles le font à des températures très inférieures à celle du point de congélation de l’eau et sans autre force motrice qu’une vague lumière d’étoile et une chimie catalytique lente. Elles communiquent sur des distances prodigieuses en générant des microrafales d’énergie radioélectrique à bande étroite. Ce qui est déjà remarquable. Mais elles font encore plus impressionnant : celles que nous connaissons se sont dirigées vers le soleil pour occuper une orbite stable autour de la Terre. Les travaux d’Ethan laissent penser qu’elles sont là depuis 40 000 ans, peut-être davantage. Et une fois en nombre suffisant, elles se sont mises à fonctionner en réseau cohérent. Vous comprenez ce que ça signifie, madame Iverson ?

— Très vaguement.

— Leur intercommunication est devenue complexe. L’interaction des cellules pseudochondritiques ressemble beaucoup à celle des cellules cérébrales. Et dès que nous, l’humanité, avons commencé à générer nos propres signaux radio, ce qu’on appelle la radiosphère a commencé à fonctionner comme un grand émetteur-récepteur distribué, en relayant nos ondes tout autour du globe, mais aussi en analysant ces signaux, se transformant ainsi en ordinateur analytique bien plus perfectionné que tout ce que nous avons jamais rêvé de construire.

— Mais alors, c’est une forme de vie ou des machines ?

— Au niveau chimique, toute créature vivante peut être vue comme une machine. Nous n’avons aucune preuve que quelqu’un ait construit ces objets, mais c’est possible. Le scénario le plus probable : ils se sont développés sur une très longue période et ont peu à peu acquis leurs caractéristiques actuelles. Au niveau cellulaire, ils sont d’une complexité gigantesque mais, plus important, le réseau qu’ils forment est lui-même une entité unitaire. L’hypercolonie. La ruche, pour reprendre la description d’Ethan. C’est elle qui a appris à comprendre et manipuler la société humaine, et c’est elle qu’il faut détruire. »

Si c’était un tant soit peu possible. Ethan examina les photomicrographies. Les cybernéticiens avaient estimé qu’une seule de ces minuscules cellules calculait plus rapidement et plus ingénieusement que les plus gros ordinateurs à transistors utilisés par les compagnies d’assurance ou le fisc. Les physiciens de la Society pensaient que cela se produisait à un niveau fondamental, profond de la réalité… le niveau du « quantum », terme qu’Ethan ne comprenait pas tout à fait. Mais une question plus urgente le contrariait. « Pourquoi est-ce que je n’avais jamais vu ces photos ?

— Pourquoi les aurais-tu vues ?

— Eh bien, la Society…

— Ethan, ce n’est pas l’œuvre de la Society. Wyndham est un chercheur indépendant. C’est moi qui ai financé ses travaux.

— J’aurais aimé les voir malgré tout.

— J’ai choisi de limiter la diffusion de cette information.

— Pourquoi ?

— Pour la protéger. N’est-ce pas évident ? Pendant des années, nous avons supposé que les précautions prises par la Society suffisaient à empêcher l’hypercolonie de voir ce sur quoi on travaillait. On se trompait terriblement, comme l’ont montré les événements de 2007. Nous n’avions aucun secret pour elle et n’en avons sans doute jamais eu. La seule conclusion que je peux en tirer est que la Society elle-même a été corrompue et infiltrée.

— Tu as donc monté un autre cercle de chercheurs.

— Plusieurs, et avec des pare-feu entre eux. Si un des cercles est compromis, les autres ne risquent rien. Et alors que la Society était grosso modo un club de savants frustrés, mes gens sont plus motivés.

— Pourquoi, qu’est-ce qui les motive ?

— La colère. Et la peur. »

Beck leur promit à nouveau de les emmener à son rendez-vous avec Leo (qu’on pouvait supposer accompagné de Cassie et de Thomas). Mais il refusa de se montrer plus explicite, se limitant à parler d’« un long voyage ». Nerissa continua d’insister, ce qui n’égaya en rien le dîner, après quoi Ethan et elle se retirèrent à l’étage dans la chambre.

Celle-ci n’était pas moins austère que les autres pièces de cette maison à peine habitée. Un lit à une place, des rideaux en mousseline à la fenêtre, une couche de poussière sur le parquet non moquetté.

« Il est fou, dit Nerissa.

— Il a eu raison par le passé.

— Je remarque que tu ne nies pas.

— Qu’il soit parano serait si difficile à comprendre ? Vu la vie qu’il a eue ?

— Une vie ridiculement privilégiée. Il a hérité de ses millions. »

C’était exact, mais aussi, pour ce qu’en savait Ethan, plus compliqué que cela. Oui, les parents de Beck étaient riches. Mais son père avait immigré de Pologne dans les années 1960 avec un diplôme d’ingénieur, une expérience dans l’usine Nagórski à Starachowice et l’ambition de travailler dans l’aviation. Quelques années plus tard, il détenait trois brevets modérément rentables et possédait à Portland une petite usine qui fabriquait des pièces détachées pour Boeing. Il avait épousé une Américaine décédée d’un cancer du pancréas après avoir mis au monde leur seul enfant, Werner, et ne s’était jamais remarié.

Le père de Beck était de nature économe et avait élevé son fils de cette manière. Il mourut à cinquante-sept ans en lui laissant des placements d’une diversité extraordinaire, la propriété à 100 % d’une compagnie prospère sur le point d’être introduite en Bourse et une éthique de travail à peine moins exigeante que les disciplines pratiquées par les moines tibétains.

Devenir riche n’avait pas détourné Beck de sa carrière universitaire, qu’il avait menée avec la même intensité de Spartiate. Quand il avait découvert la Correspondence Society, il avait aussitôt consacré une partie de sa fortune au financement de travaux de recherche clandestins. Et s’il estimait que sa générosité lui donnait droit à une certaine considération, un rôle un peu central dans une organisation décentralisée, comment lui donner tort ?

En 1990, Beck épousa une ancienne élève qui lui donna un seul enfant, Leo, et n’entretint que de lointains rapports avec la Society. Elle mourut dans un accident de la circulation alors que Leo était encore petit. Ce décès avait dû traumatiser Werner, mais il ne s’agissait là que d’une supposition d’Ethan : Beck n’avait jamais parlé de ses sentiments et avait même toujours semblé réticent à évoquer cette perte. C’était toutefois après celle-ci que Beck avait cessé toute relation avec le monde universitaire traditionnel pour se consacrer aux seules affaires de la Society.

« Et c’est uniquement parce que Beck t’a raconté tout ça que tu le sais, fit remarquer Nerissa. Il a peut-être menti.

— Pourquoi mentirait-il ? » Son argent était réel, pensa Ethan. Ses travaux aussi.

« Il n’est peut-être pas cliniquement paranoïaque, mais il est presque certainement narcissique. Il a besoin de se sentir spécial, comme s’il accomplissait un destin grandiose. Les mauvais jours, il a sans doute conscience de sa propre insuffisance.

— Et tu fondes ce diagnostic sur quoi, au juste ?

— Bon Dieu, Ethan, réfléchis un peu ! Il veut qu’on croie qu’il mène une guerre clandestine, qu’il a un noyau de soldats secrets, qu’il a découvert les faiblesses de l’hypercolonie…

— C’est peut-être vrai.

— Ça n’a pas l’air vrai. Ça n’a pas même l’air probable. Tu veux dire que tu le trouves complètement sain d’esprit ?

— Non. Mais je ne suis pas sûr qu’aucun de nous le soit. »

Il ne leur restait plus qu’à dormir. Ethan ouvrit les draps, se mit en sous-vêtements et s’allongea. Nerissa se pelotonna à côté de lui avant d’arranger les couvertures. Quelques minutes plus tard, elle ronflait doucement.

Ils s’étaient habitués à partager un lit durant le voyage. Les circonstances n’avaient rien de véritablement érotique. Mais cela leur rappelait un peu qu’ils n’avaient jamais divorcé officiellement. Bien que séparé dans les faits, sinon aux yeux de la loi, il se tenait allongé aux côtés de son épouse légitime et il n’aurait pas ressenti la même gêne auprès d’une inconnue. Il ne pouvait refouler tous les souvenirs que Nerissa ravivait. Elle avait changé, en sept ans. Mais elle avait toujours la même odeur et il se figura soudain qu’elle devait avoir aussi le même goût… sa bouche, sa peau… mieux valait ne pas y penser.

Il se tourna de l’autre côté, vers la fenêtre. Nerissa avait ouvert les rideaux avant de se coucher, comme à son habitude. Elle disait à l’époque qu’elle se sentait moins enfermée quand elle pouvait voir le ciel. C’était apparemment toujours le cas. Mais Ethan ne voyait que le noir et quelques vagues étoiles. Bien entendu, son vieil ennemi était lui aussi là-haut, observateur acharné et éthéré, toujours aussi énigmatique et paradoxalement fascinant. Ethan détestait-il l’hypercolonie autant que Beck affirmait la détester ? Oui, bien entendu. Elle l’avait privé de tout ce qui comptait pour lui. Elle était impitoyablement, inlassablement létale.

La différence, c’était qu’il savait qu’elle ne le détestait pas de son côté. Il croyait l’hypercolonie incapable de cette émotion comme de toute autre. Elle avait la létalité magnifiquement indifférente d’un champignon vénéneux ou d’un insecte venimeux.

Il la détestait, mais il la respectait. Peut-être même l’admirait-il.

Aiderait-il Beck à l’anéantir, si c’était possible ? Oui. Et s’ils y parvenaient, ce qui était peu probable, il s’en réjouirait. Mais contrairement à Beck, et à Nerissa, il regretterait aussi la disparition d’un extraordinaire être vivant.

Et peut-être cela faisait-il de lui un bien improbable soldat. Et peut-être Beck le savait-il depuis le début.

19 Sur la route

Ils partirent à deux véhicules, Eugene Dowd conduisant la camionnette blanche et Leo la Ford repeinte. Cassie et Thomas choisirent de monter avec Leo, Beth ne surprit personne en préférant voyager avec Dowd.

Cassie observa la manière de conduire de Leo. Il prit garde à ne pas perdre la camionnette de vue sur tout le trajet qui, au sortir de Salina, les fit traverser Great Bend, Dodge City et le nord-ouest du Texas pour aller s’enfoncer dans les terres arides, toujours sous un ciel terne de décembre. Quand Dowd s’arrêtait pour remplir le réservoir ou passer aux toilettes, Leo venait stationner derrière lui. Quand Dowd prenait un peu trop d’avance, Leo accélérait pour revenir à une distance confortable. Il restait aussi farouchement concentré qu’un animal en chasse.

Elle se demanda d’abord si c’était à cause de Beth… autrement dit, s’il était jaloux. Même si leur couple n’était plus aussi proche depuis Buffalo, Leo pouvait en vouloir à Dowd de faire des avances à sa copine. Dowd s’y était empressé avec une telle jubilation qu’on aurait dit que la divine providence lui livrait la jeune fille dans un paquet-cadeau.

Mais Leo se souciait plus probablement du matériel à l’arrière de la camionnette. Peut-être parce que celui-ci avait semblé si fragile et si incomplet, en tant qu’arme. Peut-être parce qu’ils ne disposaient véritablement d’aucune autre arme.

L’autoroute, large et bien entretenue, était l’un des fleurons fédéraux depuis sa construction sous l’administration Voorhis, plus d’un demi-siècle auparavant. Son ruban sombre traversait le désert, créant des oasis argentées aux endroits où l’air surchauffé reflétait le ciel.

À la nuit tombée, ils s’arrêtèrent sur un terrain de camping public dans l’Arizona. La soirée était fraîche, et même froide, une fois les étoiles apparues, mais ils allumèrent un feu dans le cercle de pierres prévu à cet effet et firent griller les hot dogs qu’ils avaient achetés dans une supérette près de Tucumcari. Dowd s’était procuré un pack de six bières qu’il partagea avec Beth. Il ne cessait de parler, mais jamais de choses sérieuses, et entonna au bout de quelques cannettes des chansons country en encourageant Beth à chanter les refrains avec lui. Il la prit ensuite par l’épaule pour la conduire vers la tente qu’il avait plantée. Beth lança à Leo un coup d’œil exultant, mais celui-ci refusa de croiser son regard.

Cassie aida Thomas à se coucher dans la voiture — un duvet sur la banquette arrière, les fenêtres entrouvertes pour laisser entrer un peu d’air —, puis alla s’asseoir à côté de Leo qui remuait les dernières braises. « Dowd est un gros con », lui dit-elle.

Il haussa les épaules. « Je suppose qu’il a son utilité. Mon père lui faisait confiance. Du moins, dans une certaine mesure. »

Dowd leur avait annoncé que, selon lui, le père de Leo était toujours vivant et qu’ils le retrouveraient quelque part au Mexique ou encore plus au sud. C’était ce que prévoyait le plan, en tout cas. Le plan conclu de gré à gré deux ans auparavant entre Werner Beck et lui, le plan qu’il suivait depuis l’arrivée de Leo.

Cassie s’efforça de ne pas entendre les bruits, légers mais caractéristiques, qui s’échappaient de la tente où Dowd et Beth faisaient l’amour. Elle espéra que Leo ne la voyait pas rougir. Pour faire la conversation, ou tout au moins détourner l’attention, elle se mit à parler de sa famille — celle du début, avant 2007 — et de la maison dans laquelle ils habitaient, raconta le peu dont elle se souvenait de ce monde ancien et fragile. Leo semblait disposé à l’écouter. Il avait même l’air intéressé. Et quand Cassie se tut, il remua les cendres du foyer en disant : « J’avais cinq ans quand ma mère est morte. Dans un accident de voiture. J’ai survécu, pas elle. Le problème, c’est que je ne me souviens même pas à quoi elle ressemblait. Bon, j’ai vu des photos. Je me souviens des photos. Mais de son visage qui me regarde, ce genre de trucs ? Pas même en rêve. »

Cassie hocha la tête et se rapprocha de lui.

Elle partagea sa tente, cette nuit-là… en tout bien tout honneur, mais elle avait conscience de son long corps qui se retournait près d’elle dans l’autre sac de couchage, elle sentait sa chaleur et son odeur sous la toile.

Elle pensa à la défection de Beth. Qu’elle soit passée à Dowd n’était pas vraiment surprenant : comme tous les gamins de la Society, elle se sentait extrêmement vulnérable. Peut-être cela expliquait-il pourquoi elle avait toujours été attirée par des types à l’air puissant ou protecteur. Comme Leo, sans doute, à l’époque où il fauchait des voitures et fréquentait des petits malfaiteurs. Mais Dowd, plus âgé, ayant vu davantage de pays, était plus convaincant comme personnage dangereux.

Peu après minuit, Cassie se glissa dehors pour satisfaire un besoin naturel à même le sable derrière une borne kilométrique. L’autoroute était vide et un grand silence régnait sur le désert. Un croissant de lune s’appuyait aux contreforts à l’ouest. Au Mexique, pensa-t-elle. Ou encore plus au sud. Un rendez-vous avec le père de Leo. Et ensuite ?

Au matin, ils traversèrent le fleuve Colorado à Topock et poursuivirent vers l’ouest, en direction de ce que Dowd appelait « une boîte aux lettres morte » quelque part à Los Angeles. Cassie trouva le désert étrangement paisible. Cela tenait au soleil, à l’autorité solennelle de sa lumière. À Barstow, ils s’arrêtèrent au bord de la route dans une boutique où les lézards vert pomme d’un terrarium laissèrent Thomas bouche bée. Ils traversèrent les monts San Gabriel, se retrouvèrent dans le bassin de Los Angeles, avec au loin la ville blanche de gneiss et de marbre. « C’est là qu’ils font les films », dit Thomas, et oui, répondit Cassie, Hollywood n’était pas loin, ni les grandes usines où on fabriquait les avions commerciaux, comme ceux que son petit frère désignait avec excitation dans le ciel dégagé : des appareils à six moteurs à hélices qui arrivaient ou partaient de l’aéroport international de Los Angeles, et même quelques-uns des nouveaux avions de ligne à réaction. Il s’avéra que la boîte aux lettres morte était un box loué dans une entreprise de stockage à Vernon, et qu’il n’y avait à y récupérer qu’un jeu de permis d’exporter et de documents de transport couvrant le contenu de la camionnette… mais ce n’était pas grave, d’après Dowd, ils trouveraient d’autres boîtes en chemin, peut-être avec des nouvelles du père de Leo. Ils partirent cette fois vers le sud, longeant des fermes prospères et des oliveraies, croisant des panneaux de signalisation en anglais, mais aussi en espagnol et en japonais, passant sous d’énormes aqueducs fédéraux ou à côté de complexes de logements pour saisonniers, leurs façades en stuc décorées aux couleurs de l’arc-en-ciel. Que resterait-il de tout cela, se demanda Cassie, si la machine au fond de la camionnette de Dowd faisait ce qu’il croyait ? Parce que, comme toute action bonne et nécessaire, la destruction de l’hypercolonie pourrait avoir des conséquences inattendues.

Mais elle pensa à la dernière fois qu’elle avait vu ses parents. Assassinés sans avoir commis le moindre crime, sinon celui de détenir des informations qu’ils n’avaient pas le droit de détenir. Sa propre existence bouleversée, l’avenir de Thomas incertain… Elle ne recherchait pas la vengeance (même si, oui, elle la recherchait aussi), mais la justice. Sauf que la justice avait un prix. Fatalement. Un prix que d’autres allaient peut-être devoir payer.

À la radio, les stations locales passaient des villancicos : des chants de Noël. Los peces en el río. Hoy en la tierra. Devant eux, tandis que s’allongeaient les ombres, la camionnette de Dowd ralentit. La frontière n’était plus très loin et il fallait trouver un endroit où passer la nuit.

Dans son garage au Kansas, Dowd avait grand ouvert l’arrière de la poussiéreuse camionnette blanche avec un sourire d’imprésario. L’espace métallique clos et aveugle contenait quelque chose qui avait plus ou moins la taille d’une malle de voyage et ressemblait, pour Cassie, à un équipement radio câblé à la main. « C’est tout ? demanda Leo.

— Tu ne sais pas ce que c’est, répondit Dowd. Je ne comprends pas moi-même. Mais ça me vient de ton papa. Il a fait beaucoup pour moi. Il a acheté ce garage pour que j’y travaille et y vive. Sans rien lui payer, du moment que j’acceptais de devenir soldat le moment venu. Il m’a remis ce matériel pas plus tard que l’été dernier. Gardez ça ici, qu’il m’a dit. Et, le moment venu, apportez-le-moi à Antofagasta. Le moment venu, ce serait celui de ton arrivée. Il est temps de partir.

— D’accord, dit Leo d’un air dubitatif. Ça fait quoi ?

— Tout seul, rien du tout. C’est un morceau d’un truc plus gros. Vous n’êtes pas le seul soldat de cette armée, m’a dit ton papa. D’autres viendront, avec d’autres équipements. C’est comme un puzzle. Mieux vaut que vous n’en sachiez rien. On ne peut révéler ce qu’on ne sait pas. Mais c’est une arme… un morceau d’arme. Il a été très clair là-dessus.

— Ça n’y ressemble pas.

— Je me fie à son jugement, dit Dowd avec un petit sourire narquois. Pas toi ? »

Ils prirent deux chambres dans un motel de Chula Vista où des palmiers nains se dressaient comme des portiers en livrée entre la piscine et la route. Une pour Dowd et Beth, l’autre pour Cassie, Leo et Thomas.

Le garçon dormit sur un lit pliant près de la porte. Cassie et Leo se partagèrent le lit à deux places. Par chance, Thomas avait le sommeil profond, et Leo alluma tout bas la radio de la chambre pour couvrir les autres bruits. Noche de paz, murmura un chœur. Todo duerme en derredor.

C’était la première fois qu’ils s’embrassaient. La première fois qu’elle touchait Leo, qu’elle le laissait la toucher. Une exploration, se dit-elle. L’exploration de Leo. Sa bouche avait un goût de cannelle et de fumée. Ses mains, découvrit-elle, étaient généreuses et habiles.

Le lendemain matin, ils se réunirent dans la chambre de Dowd pour organiser leur traversée de la frontière.

« J’ai des papiers d’identité et un permis commercial pour le transport de matériel radio, dit-il. Donc, moi, je suis paré. Vous avez tous des papiers qui n’ont pas encore servi, utilisez-les aujourd’hui. Beth peut monter avec moi. Mais passer la frontière dans un véhicule volé est trop dangereux, même repeint et avec de nouvelles plaques. On va donc s’en débarrasser et vous irez en car de San Diego à Tijuana. On se retrouve à la gare routière sur Avenida Revolución. Leo, tu as toujours ce pistolet avec lequel tu as descendu un type ? »

Leo le regarda avec froideur. Beth avait dû lui raconter. « Oui.

— Donne-le-moi. »

Leo ne bougea pas, même si ses yeux se posèrent un instant sur le sac marin vert avec lequel il voyageait depuis Buffalo.

« Allons, dit Dowd. Tu vas faire quoi, passer la frontière avec un flingue dans tes bagages ? C’est complètement idiot. Donne-le-moi, on va le balancer avec la voiture.

— Et si j’ai besoin de me protéger ? »

Beth était debout à côté de Dowd, une main possessive sur son bras. « Tu devrais écouter Eugene. Il s’y connaît, sur ces trucs-là. »

Leo se renfrogna, mais sortit le pistolet qu’il tendit à Dowd. Celui-ci vérifia le cran de sûreté avant de fourrer l’arme dans la ceinture de son jean.

« Autre chose, dit Dowd. Je sais que ton papa t’a donné mon adresse au Texas, et à moi, il m’a dit de veiller sur toi si tu te pointais. Pas de problème, ça fait partie du marché. Mais il n’a rien dit ni pour elle », Cassie, « ni pour lui », Thomas. « Et ça ne m’enchante pas de devoir m’occuper de gamins pendant le voyage. Surtout qu’on a des milliers de kilomètres de Transaméricaine à faire.

— Ils n’ont pas besoin que vous vous occupiez d’eux, répondit Leo. Ils sont avec moi.

— Eh bien, partir sans eux est dangereux aussi, vu que ce sont des criminels recherchés par la police. Je suppose qu’on pourrait les descendre. » Il sourit pour montrer qu’il plaisantait. « Mais une fois au Mexique, tu devrais peut-être les installer dans une petite hacienda avec de quoi vivre en attendant. Ce serait moins dangereux pour tout le monde.

— Non ! s’écria Thomas avant que Leo puisse répondre.

— Je ne t’ai pas demandé ton avis, dit Dowd.

— Ils sont avec moi, répéta Leo, au moins jusqu’à ce que je puisse parler à mon père.

— Ouais, bon. » Dowd haussa les épaules. « La prochaine boîte aux lettres est à Mazatlán. J’imagine qu’ils peuvent suivre le mouvement jusque-là. Mais ensuite, ça devient du sérieux. Tout le monde a bien compris ? »

Tout le monde avait bien compris.

Au poste-frontière de San Ysidro, un douanier pétri d’ennui passa dans l’allée du car Greyhound pour poser des questions décousues aux voyageurs tout en vérifiant leur identité. Cassie et Thomas étaient assis côte à côte : ils se faisaient passer pour un frère et une sœur allant rendre visite à leur oncle à Rosarito. L’homme jeta un vague coup d’œil à leurs papiers — ce n’était qu’une formalité depuis l’Accord sur les passeports communs — avant de passer à quelqu’un d’autre. Ni Cassie, ni Thomas, ni Leo, assis quelques rangs plus loin, ne semblèrent éveiller ses soupçons.

Le bus resta encore un peu à l’arrêt dans un nuage de gaz d’échappement de diesel, puis repartit en grommelant. Cassie écouta les passagers bavarder en espagnol tandis qu’il passait sous la barrière et traversait les eaux marron de la Tijuana. « Toi vas à Rosarito ? » lui demanda une femme quand le bus s’arrêta à la gare routière sur Avenida Revolución. « J’ai entendu toi dire. »

Cassie se leva pour descendre, la main de Thomas dans la sienne. « À Rosarito, oui.

— Très beau ! ¡ Feliz navidad ! »

Non, pas à Rosarito, pensa-t-elle. Ce n’est pas notre destination. On va à Antofagasta, au Chili. On va dans le désert d’Atacama. On va à la fin du monde.

20 Joplin, Missouri

« On arrivera peut-être à les intercepter à Sinaloa, dit Werner Beck. À défaut, on les retrouvera à Antofagasta. »

Il leur avait raconté le Chili, les installations construites a priori par l’hypercolonie dans le désert d’Atacama et les faisceaux de lumière intense. Lui-même n’avait rien vu de tout cela, mais il avait discuté avec un témoin oculaire et de nombreux indices corroboraient ce témoignage, fournis par les manifestes d’expédition, les fournisseurs de pièces industrielles et de terres rares, les lacunes inexplicables dans les itinéraires des avions de ligne qui joignaient le Chili à la Bolivie ou au Brésil. Beck avait étudié tout cela.

Les installations dans le désert, soutenait-il, constituaient le mécanisme reproducteur de l’hypercolonie. Si on frappait là, on frappait la bête au cœur. Du moins dans les couilles, pensa Nerissa.

Ethan sembla convaincu. Nerissa ne l’était pas, mais peu importait. Du moment que cela pouvait lui donner une chance de prendre enfin Thomas et Cassie dans ses bras et de les protéger des rêves militants de Beck.

Ethan alla prendre sa douche, les laissant seuls dans la cuisine. Nerissa posa à Beck une question qui la troublait : le sim Winston Bayliss avait parlé d’un parasite à l’œuvre dans l’hypercolonie, secouée selon lui par un conflit interne. Était-ce possible ? Et sinon, pourquoi des sims d’un autre groupe s’en étaient-ils pris à Bayliss dans la ferme d’Ethan ?

« C’est possible, répondit Beck. Certains signes le laissent penser.

— Lesquels ?

— Toutes les cultures tirées des carottes glaciaires d’Ethan sont identiques et compatibles. Mais nous avons développé des souches plus récentes et les deux échantillons se disputent parfois les ressources in vitro jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Mais j’hésite à en tirer la moindre conclusion.

— Pourtant, ce qu’a dit Bayliss…

— On ne peut se fier à rien de ce que raconte un sim, madame Iverson. Et tout l’art de la guerre est fondé sur la duperie.

— Vous citez Sun Tzu.

— Sans doute. Bien entendu, ce qui émane de l’hypercolonie n’est même pas un mensonge conscient. »

L’esprit fébrile de Nerissa lui fournit une autre citation, celle-ci tirée de Vie de Samuel Johnson de Boswell : Mais s’il pense vraiment qu’il n’y a aucune différence entre le vice et la vertu, ma foi, Monsieur, nous ferons bien de compter nos cuillers quand il sortira de chez nous. « Il y a donc peut-être bien en ce moment une espèce de conflit interne.

— Bien sûr, mais on n’a aucun moyen de le savoir. »

Ethan entra, habillé et sa valise à la main. « Prêt à partir. »

Ils attendirent que Beck brûle l’un après l’autre tous ses dossiers dans la cheminée du salon, y compris les épouvantables photographies de Wyndham. Il ne fallait rien laisser qui pourrait tomber entre les mains de l’ennemi.

Beck tint le volant pendant les deux cent quarante kilomètres qui les séparaient de l’aéroport international de Kansas City. Il gara la voiture sur un parking longue durée, où personne ne s’y intéresserait avant au moins trois semaines. Il acheta ensuite dans l’aérogare trois places à bord du prochain vol pour Mazatlán.

Peu après le coucher du soleil, un appareil étincelant à six hélices les hissa dans le ciel nocturne. Nerissa, qui n’arrivait pas à dormir, profita de sa place près du hublot pour regarder les villes des grandes plaines passer sous les ailes comme des cartes lumineuses d’un monde dans lequel elle ne pouvait plus habiter et que ses compagnons de voyage avaient juré de démolir. Elle surprit plusieurs fois Beck en train de l’examiner d’un air qu’elle n’arrivait pas tout à fait à déchiffrer… suspicion ? Curiosité ? On aurait dit qu’il se demandait quelle motivation secrète elle pourrait bien dissimuler.

Sauf que ses motivations n’avaient rien, absolument rien de secret. Que Beck fasse la guerre à une abstraction hostile, et qu’Ethan se joigne à lui s’il le voulait. Elle les suivrait de loin sur cette voie. Elle-même menait une guerre différente, pour une cause différente. Et peut-être que Beck comprenait cette vérité sur elle. Peut-être était-ce pour cela qu’il lui faisait si peur.

21 Mazatlán

Eugene Dowd supportait mal que les fêtes mexicaines l’empêchent depuis trois jours d’aller relever la boîte aux lettres morte.

Mazatlán était une jolie ville dont le concept de « douce nuit » échappait malheureusement aux habitants. La veille de Noël, les fêtes de rue avaient failli le rendre sourd : groupes de musique, feux d’artifice, foules bruyantes dans le Mercado, et après cela tout fermait pour Noël. Avant de repartir pour Antofagasta, Eugene devait aller dans une rue secondaire à proximité du Centro Histórico relever une certaine boîte numérotée à l’intérieur d’un magasin ordinaire de service de boîtes aux lettres. Mais le commerce n’avait pas ouvert une seule minute, n’offrant à la vue qu’une porte verrouillée et un panneau en carton avec les mots CERRADO POR NAVIDAD écrits au crayon vert dessus.

Aussi Eugene restait-il enfermé dans un hôtel touristique de trois étages avec Beth, Leo Beck et ce qu’il continuait à considérer comme deux enfants, Cassie et Thomas (Cassie n’était guère plus jeune que Beth, mais avec son visage plat et sa silhouette quelconque, elle ne ressemblait pas pour lui à une adulte). Il partageait sa chambre avec Beth, qui l’aidait à tuer le temps, mais il commençait déjà à lui trouver moins de charme : elle lui collait tout le temps aux basques, s’effrayait pour un rien et était beaucoup moins intelligente qu’elle aimait le faire croire.

Le troisième jour, les commerces de Mazatlán rouvrirent enfin. Eugene quitta l’hôtel à dix heures du matin et, suivi par Leo Beck, se dirigea à pied vers le quartier historique. Il aurait préféré y aller seul, mais Leo, dont l’hostilité mal dissimulée à son égard était sans doute proportionnelle à la vitesse avec laquelle Beth l’avait plaqué, avait insisté pour l’accompagner. Et comme c’était le fils de Werner — mieux valait ne pas faire l’erreur de l’oublier —, Eugene avait accepté à contrecœur.

On voyait beaucoup de pulmonias dans les rues, ces taxis-voiturettes de golf typiques de Mazatlán, la plupart entrant ou sortant de la Zona Dorada avec des touristes à bord. Le ciel était d’un bleu parfait au-dessus des façades de brique et de stuc, la température de 21 °C continuait à grimper petit à petit. La journée était si agréable qu’elle invitait à la détente, ce dont Eugene se garda bien. Tout ce qu’il avait vu et fait dans l’Atacama, ainsi que les exposés de Werner Beck sur la nature de ce qu’il appelait l’hypercolonie, avait constitué son éducation sur la manière dont fonctionnait le monde. Pour toutes les conneries hypocrites racontées au lycée sur le siècle de la Paix, le masque était tombé : elles étaient aussi artificielles qu’une scène de la Nativité en plastique et aussi creuses qu’une piñata fendue. Le monde était paisible comme une étudiante ivre morte dans une fête sur le campus : c’était la paix qui permettait de baiser plus facilement. Ces gamins avec qui il voyageait, ils disaient le savoir, mais le savaient-ils vraiment ? Non. Pas de la même manière que lui.

Ils allaient pénétrer dans la rue du magasin quand Leo attrapa Eugene par le bras. « Eh, attendez…

— Quoi ? »

Leo s’était immobilisé pour observer les touristes et les habitants sur l’avenue. Eugene détestait se faire remarquer, surtout dans un endroit inconnu où il avait tous les sens aux aguets, et déjà les passants tendaient instinctivement le cou pour voir ce qui laissait bouche bée ce turista nerveux. Il regretta que Leo n’ait pas hérité même d’une fraction de la prudence de son père.

« J’ai cru voir quelqu’un, dit Leo d’une voix à présent un rien penaude.

— Ah ouais ? Qui ?

— Je ne sais pas. Un visage. Un visage qui me disait quelque chose.

— Comment ça ? Quelqu’un que tu connais ?

— Non. Je ne crois pas. » Leo haussa les épaules, manifestement embarrassé. « Personne sur qui je pourrais mettre un nom. J’ai juste une impression genre j’ai déjà vu ce type-là quelque part.

— Un type ?

— Un Américain, je dirais. Pas très bronzé. Quarante ou cinquante ans.

— D’accord. Je prends ça en considération. » Sans doute cela ne voulait-il rien dire. Sans doute Leo était-il tout simplement nerveux. Mais Eugene portait une arme — celle qu’il avait prise à Leo avant de traverser la frontière et qu’il avait pu introduire au Mexique dans un compartiment secret du tableau de bord de la camionnette. Le pistolet était attaché à sa ceinture dans une espèce de harnais fabriqué avec des lambeaux d’une vieille chemise et dissimulé sous le tee-shirt XL enfilé précisément dans ce but, mais son poids ne se faisait pas oublier.

C’est son père qui lui avait appris à tirer. Fermiers depuis plusieurs générations, les Dowd connaissaient bien les fusils, mais le père d’Eugene s’était aussi pris de passion pour les pistolets et avait longtemps pratiqué le tir sur cible. Il possédait un antique colt, dûment déclaré, qu’il chérissait et avec lequel il finit par se supprimer une fois la mère d’Eugene vaincue par le cancer du pancréas. C’était le chagrin, et non le colt, qu’Eugene tenait responsable de ce suicide. Cette arme avait pour lui une valeur sentimentale et il aurait aimé en hériter, mais il se trouvait au Chili quand son père s’en était servi pour pratiquer un trou gros comme une pièce de cinquante cents dans sa tempe gauche et le revolver avait été remis à la police afin qu’elle en dispose légalement. Eugene n’avait même pas de permis de port d’arme, pour le moment. Il en avait demandé un à Amarillo, mais il avait trop de délits de conduite en état d’ivresse sur son casier, à l’époque. Les lois sur la possession d’arme étaient strictes à un point agaçant, même au Texas.

Il faut dire qu’Eugene était revenu plutôt paumé de l’Atacama. Comment se remettre de ce qu’il avait vécu dans le désert chilien ? Découvrir à son retour que ses deux parents étaient morts, sa mère du cancer et son père d’une auto-euthanasie au calibre .45, n’avait fait qu’aggraver le problème. Eugene avait eu l’impression pendant un temps que son destin consistait à se saouler régulièrement et à claquer ses indemnités de chômage dans un camping-car Fleetwood d’occasion, ce qui, chose dérangeante, lui convenait. C’est l’arrivée inopinée de Werner Beck qui avait tout changé. Ou plutôt, même si le volontarisme de Beck était revigorant, la perspective de passer à l’action, de repenser les mystères de l’Atacama comme une attaque personnelle et d’envisager la revanche. La perspective de retourner au Chili, non comme victime mais comme soldat. Entouré d’autres soldats et avec une arme appropriée à la main. Car Beck avait aussi promis cela : il y aurait une arme, une à laquelle seuls les hommes à l’intérieur vert et les araignées à visage humain seraient vulnérables.

Il quitta l’avenida pour pénétrer dans la calle plus étroite de la boutique de boîtes aux lettres. Les commerces y prospéraient : portants à vêtements et tables surchargées encombraient le trottoir pour les touristes qui avaient raté la concentration d’établissements similaires dans la Zona Dorada. Encore ébranlé par ce que venait de lui dire Leo, Eugene avança d’un pas prudent en jetant des coups d’œil aux devantures comme s’il hésitait entre l’achat d’un collier en coquillages et celui d’une carte postale. Les vitrines étaient utiles, leurs reflets permettant d’examiner discrètement les passants. Leo se dandina avec impatience tandis qu’il se livrait à cette observation méthodique, mais cela ne le gênait pas, c’était un comportement plausible de la part d’un jeune homme qu’on avait, disons, forcé à venir aux commissions au lieu de le laisser aller à la plage. Sur l’autre trottoir, quelques mètres plus loin, il n’y avait plus trace du panneau CERRADO sur la porte du magasin.

Eugene allait se désintéresser de ces reflets quand il aperçut quelqu’un en train de fendre la foule des touristes avec une détermination et une assurance suspectes.

L’homme portait un jean, une chemise en denim aux manches relevées, une casquette de base-ball des Diablos Rojos tachée de sueur et des lunettes à monture noire. Rien de tout cela ne le différenciait vraiment des autres autochtones croisés par Eugene. C’était sa trajectoire — une ligne droite passant par Leo Beck — et son langage corporel qui lui donnèrent l’alerte. Ainsi, bien entendu, que la manière dont il gardait le bras droit le long du corps. « Leo.

— Quoi ?

— Leo, tu devrais peut-être… oh merde ! »

C’était un long couteau que l’homme cachait sous son aisselle. Il le sortit et se mit à courir, réduisant à une vitesse inquiétante la distance qui les séparait encore de lui. Eugene pivota en cherchant son pistolet sous son tee-shirt.

Leo continuait à le regarder. De sa main libre, Eugene le poussa. Par chance, le gamin fit un faux pas sur sa gauche et évita ainsi de se faire ouvrir le ventre par le mouvement de taille que son agresseur entamait avec le couteau. Eugene parvint à extraire le pistolet de son pantalon et en ôta la sécurité juste au moment où l’homme à la casquette de base-ball se tournait vers lui. La pointe de la lame l’atteignit, un coup oblique qui rebondit sur l’os de sa hanche et donna l’impression d’un doigt glacé. Eugene braqua son arme et pressa la détente.

Il n’avait jamais tiré sur un homme, les créatures dans l’Atacama n’étant pas réellement humaines. Il regarda le pistolet comme s’il venait de surgir d’une autre dimension. Il sentit les effets du recul dans son poignet. Il prit conscience de la panique qui se répandait dans la foule, les cris étouffés ou non, les gens qui se mettaient à tanguer en se heurtant les uns aux autres comme des quilles déséquilibrées.

Il baissa ensuite les yeux sur l’homme qu’il venait d’abattre : au sang que celui-ci perdait sur le trottoir se mêlait un fluide vert à l’odeur d’engrais de jardin.

Eugene n’avait toujours pas tué d’êtres humains.

« Cours », ordonna-t-il à Leo.

Ils se fondirent sans mal dans la foule paniquée. Eugene glissa le pistolet dans sa ceinture et se fraya un chemin dans un cercle de badauds à la bouche béant d’horreur, s’assura que Leo le suivait et se mit à courir. Ils devinrent alors impossibles à distinguer d’une dizaine d’autres touristes qui avaient réagi au coup de feu et à la vue du sang vert/rouge du sim en voulant quitter les lieux le plus vite possible pour trouver un endroit plus sûr. Après quelques changements de direction spontanés et par conséquent utilement aléatoires, Eugene ralentit pour reprendre son souffle. La blessure infligée par le sim était gênante et de plus en plus douloureuse, mais pour le moment son jean étanchait la plaie et ne laissait rien couler de compromettant. Il constata par une prudente exploration visuelle des alentours qu’aucun policía n’était à leurs trousses, même si de nombreuses sirènes se faisaient entendre au loin.

Par chance, à l’hôtel, Beth et les deux gamins tuaient le temps dans le restaurant au rez-de-chaussée ; il n’eut pas besoin d’aller à leur recherche, juste de les raccompagner dans leurs chambres en leur ordonnant de faire leurs bagages. Il fallait désormais partir le plus vite possible. La boîte aux lettres morte, quelles que soient les instructions que Werner Beck avait pu y laisser, était compromise et par conséquent inaccessible. La procédure convenue dans pareil cas consistait à honorer le rendez-vous à Antofagasta. Peut-être ce plan avait-il été modifié et peut-être Beck s’était-il servi de la boîte aux lettres pour l’en informer, mais comme disait la mère d’Eugene, les peut-être ne remplissent pas ton assiette.

Eugene se mit en caleçon. La lame du sim avait tracé une belle entaille. Celle-ci était toutefois superficielle et il laissa Cassie la recouvrir de gaze, ce qu’elle fit en se penchant avec les yeux d’un animal sauvage pris dans les phares d’une voiture, mais ses mains ne tremblèrent pas et elle ne broncha pas à la vue du sang. Il avait commencé à comprendre qu’elle était peut-être plus fiable que Beth et que son aspect un peu batracien dissimulait de réelles qualités humaines. Rien de vraiment surprenant, donc, que Leo ait commencé à la sauter sitôt largué par Beth.

Sans doute aurait-il été plus sage de poser quelques points, même improvisés avec une aiguille stérilisée et du fil de couture. Mais le temps manquait. Il valait nettement mieux reprendre la route. Après avoir pansé Eugene, Cassie se mit à ses bagages, en hésitant sur le contenu de son sac marin comme si le fait que sa lingerie soit pliée ou non avait une quelconque importance. « Fourre donc tout dans ce putain de sac ! » jeta Eugene. Ne comprenait-elle donc pas la signification de ce qui venait de se passer ? Le sim mort savait qu’Eugene et les autres étaient à Mazatlán et où tendre son embuscade. Bien que peu nombreux et isolés, lui avait dit un jour Beck, les sims étaient intelligents et suivaient une stratégie, aussi y en avait-il peut-être d’autres dans les environs… peut-être, pour ce qu’il en savait, y en avait-il toute une armée en train de converger sur l’hôtel.

« Non, attends », dit Leo, ce qui fit bouillir Eugene encore davantage.

Leo regardait dans le sac de Cassie. Il y plongea la main pour en ressortir ce qu’elle venait d’y mettre : un livre.

« Dans la rue, quand j’ai cru reconnaître quelqu’un…

— Ouais ? Quoi ? »

Leo brandit le livre. Le Pêcheur et l’Araignée. Aucun pêcheur sur la couverture sale et froissée, mais une araignée : une représentation impressionniste de ce qu’Eugene supposa être une veuve noire, vu le sablier rouge sur son abdomen. Leo retourna l’ouvrage en montrant le quatrième de couverture à Eugene. Y figurait en bas à gauche une photographie noir et blanc de l’auteur, Ethan Iverson, un parent de Cassie : un type mince à l’épaisse couronne de cheveux gris.

« C’est de là que je le connaissais, expliqua Leo. C’est le type que j’ai vu avant qu’on se fasse attaquer. »

Cassie étouffa un cri. « Il est là ? L’oncle Ethan est là ?

Finis ton sac, bordel, dit Eugene. S’il était là, il est sans doute en route pour Antofagasta, maintenant. Tout comme nous.

— Mais on devrait essayer de le retrouver !

— On devrait plutôt continuer à se conformer au plan, oui. »

Cassie le fusilla du regard avant de céder et de se remettre à fourrer des vêtements dans son bagage.

Intraitable petite conne, se dit Eugene. Elle était plus sûre d’elle qu’elle le laissait voir. Il faudrait qu’il la garde à l’œil.

22 Mazatlán, Mexique/Antofagasta, Chili

« Ils étaient là ? » voulut savoir Nerissa.

Elle parlait de Cassie et de Thomas. Ethan venait de rentrer et racontait qu’il traînait un peu pour observer la circulation dans la rue de la boîte aux lettres morte avant de s’y engager quand il avait entendu claquer un coup de feu. Il s’était frayé un chemin dans la foule jusqu’à un sim qui agonisait en répandant des fluides sur le trottoir d’une boutique pour touristes, mais n’avait pas assisté à l’agression elle-même. « Je ne sais pas qui était impliqué », dit-il.

Cassie avait-elle pu se trouver là ? Nerissa n’arrivait pas à imaginer sa nièce un pistolet à la main, mais le garçon avec qui elle avait quitté Buffalo, Leo Beck, était sans doute assez irresponsable pour en porter un. « On fait quoi, alors ?

— On continue », décréta Werner Beck avant qu’Ethan puisse répondre.

Ils continuèrent donc. Parce que Beck l’avait dit. Même si, selon Nerissa, Werner Beck était subrepticement fou.

Elle faisait preuve d’une patience maussade, coopérait avec Beck parce qu’il avait de quoi payer le voyage et un plan grâce auquel elle retrouverait peut-être Cassie et Thomas. Ou du moins le fils de Beck, Leo. Peut-être chacune de ses actions l’éloignait-elle encore davantage de son neveu et sa nièce, mais il se pouvait également (c’était même probable, espérait-elle) qu’elle avait commencé à les rattraper… d’où sa patience.

Tout ce calme étudié faillit cependant voler en éclats quand elle entendit Ethan raconter le sim abattu. Elle voulut se précipiter dans la rue pour chercher Cassie et Thomas en criant leurs noms, mais se retint de tout acte impulsif et stupide de ce genre. Parce que, sur ce point, du moins, Beck avait sans doute raison. La meilleure solution consistait à se rendre au rendez-vous à Antofagasta. Puisque telle était la destination de Leo. À supposer qu’aucun sim ne s’en mêle. À supposer que Cassie et Thomas survivent au voyage.

Et ensuite ? Une pensée la glaça. Et si, par l’intermédiaire de Leo, une partie de la folie de Werner Beck avait contaminé sa nièce ?

Car c’était bel et bien de la folie… elle en était chaque jour plus convaincue.

Beck acheta des places sur un vol commercial à destination de Santiago, avec une correspondance pour Antofagasta. Leurs papiers furent superficiellement examinés à l’aéroport, où ils finirent par embarquer dans un quadrimoteur Fanaero United luisant qui grimpa dans le ciel dégagé avant de virer sur l’aile vers le sud.

Nerissa avait très envie de discuter de ses peurs avec Ethan, mais ils n’avaient été que très rarement seuls depuis leur arrivée chez Werner Beck. Elle sentait qu’Ethan ne faisait plus autant confiance à Beck depuis qu’il le voyait tous les jours de près. « Ce n’est pas l’homme que j’ai connu il y a dix ans, avait-il reconnu au cours d’un de leurs rares moments de solitude. Mais personne d’autre n’a ses connaissances ni ce genre d’influence. »

Peut-être, mais à quoi Beck était-il parvenu au juste ? Il parlait d’un réseau mondial de chercheurs et de proto-soldats, tous fin prêts à affronter l’hypercolonie et à détruire ses infrastructures dans le désert d’Atacama… voilà qui était merveilleux, peut-être même plausible, à la rigueur, mais les détails étaient d’une rareté suspecte. Beck avait cité comme exemple de chercheur Wyndham en Angleterre et comme exemple de soldat Eugene Dowd, le compagnon de voyage supposé de Leo, Thomas et Cassie. Sauf que cela ne constituait pas vraiment une armée. Et qu’une attaque même victorieuse du site d’Atacama infligerait des dégâts matériels à l’hypercolonie n’était que pure spéculation de sa part. Il pouvait exister d’autres installations similaires dans le monde. Beck affirmait que non, mais éludait toute demande d’explication.

Il avait donné généreusement de son argent au fil des ans, mais d’après Ethan il en avait plus ou moins hérité : tout ce que Beck avait fait lui-même, c’était créer un réseau de sociétés-écrans et de comptes fictifs lui permettant de gérer ses revenus sans laisser de piste électronique trop visible. Elle se demandait d’ailleurs dans quelle mesure ce flux financier était vraiment fiable. La planque de Beck était un peu miteuse et lui-même s’habillait en général d’un pantalon en denim et d’une veste en tweed.

Rien de tout cela n’était signe de folie, mais comment interpréter son style de conversation (affecté et condescendant), sa monomanie, l’attention obsessionnelle qu’il portait aux menus détails de la confidentialité et de la sécurité ? Toutes les familles des victimes de 2007 partageaient plus ou moins ces traits de caractère, mais au moins avaient-elles essayé de se construire une existence hors des frontières de cette nécessaire paranoïa. Beck se trouvait complètement à l’intérieur de celles-ci. Même Ethan, malgré son isolement presque aussi total dans sa ferme du Vermont, était parvenu à conserver sa santé mentale… peut-être parce qu’il était assez objectif pour douter de celle-ci. Beck ne se permettait jamais ce genre de doutes indignes d’un homme.

Là se trouvait le nœud du problème. Beck était imperméable au doute. Il croyait à son armée de disciples, à son ennemi implacable, à sa stratégie imbattable, et contester l’un ou l’autre de ces éléments était non seulement stupide mais, à ses yeux, une trahison trop odieuse pour être pardonnable.

Ethan, qui sommeillait près du hublot, avait demandé à Nerissa de ne pas le réveiller. L’hôtesse servit le repas tandis que l’appareil longeait la côte pacifique du Panama, mais comme c’était un repas typique de compagnie aérienne, Ethan ne manquait pas grand-chose. La manière dont Beck mangeait intrigua Nerissa : il ôtait le papier aluminium qui recouvrait son plateau, le pliait en trois et recommençait l’opération avec l’emballage des couverts. Toutes les quatre bouchées, il portait à ses lèvres sa tasse de café noir pas plus grosse qu’un dé à coudre. Elle se mit à compter. Quatre bouchées. Une gorgée. Quatre bouchées. Une gorgée. C’était métronomique.

« Qu’est-ce que vous regardez, madame Iverson ? »

Elle sursauta comme une écolière prise en faute. « Rien… désolée. »

Il jeta un coup d’œil au plateau de Nerissa, transformé en amoncellement d’emballages déchirés et de nourriture non terminée. « L’hôtesse devrait bientôt passer nous débarrasser. »

Elle se força à sourire en espérant mettre ainsi un terme à la conversation. Le regard de Beck remonta jusqu’à son visage, mais son expression dégoûtée ne changea qu’à peine. « Puisque nous avons un moment, puis-je vous dire quelque chose ?

— Bien sûr.

— Je veux vous en parler sans tourner autour du pot. Sans prendre de gants. Parce que de toute évidence, vous n’êtes pas convaincue par ce que je veux faire au Chili.

— Je ne dirais pas…

— Vous-même voulez seulement récupérer votre nièce et votre neveu. Ce qui ne me pose aucun problème. Vous n’êtes pas un soldat, Cassie et Thomas non plus. Et s’ils sont avec Leo, ils ne font que le gêner. Vous ne pourrez sans doute pas être plus utile qu’en les ramenant aux États-Unis. »

Réveille-toi, Ethan ! pensa-t-elle. Mais il ne bougea pas. L’avion rencontra une turbulence et elle tendit la main vers sa tasse de café pour l’empêcher de tomber.

« Mais vous vous trompez sur ce que nous faisons dans l’Atacama. D’autres ont exprimé des réserves du même ordre. Même s’ils reviennent moins souvent depuis 2007, j’ai entendu un nombre incalculable de fois des arguments en faveur du compromis… l’idée selon laquelle l’hypercolonie nous a donné quelque chose de précieux en échange de son dérisoire détournement de ressources. Selon laquelle s’en mêler menacerait les deux camps et même la paix mondiale. Je dois dire que c’est une attitude indigne.

— J’ai vu ma sœur et mon beau-frère assassinés. Je ne suis pas très disposée à pardonner ça. » Où était passée l’hôtesse ? L’avion tout entier semblait à présent enveloppé dans une espèce de coma d’après-midi au soleil.

« Je sais. Mais vous vous êtes demandé, n’est-ce pas, ce que nous risquions de perdre si j’arrivais à mes fins ? »

Elle s’était évidemment posé la question. Si l’hypercolonie avait bel et bien modelé le monde comme un potier l’argile humide sur son tour, si elle avait bel et bien réussi à produire de la prospérité avec de la pauvreté et à transformer en refrain entraînant la dissonance des voix humaines du monde… Alors oui : « Je m’interroge sur les conséquences, forcément.

— De la manière dont je vois les choses, l’humanité sera forcée de prendre son avenir en main.

— Pour le meilleur ou pour le pire.

— Tous ceux d’entre nous qui ont survécu à 2007 portent un lourd fardeau. Les gens autour de nous peuvent continuer à vivre normalement alors que nous avons cette connaissance épouvantable sur le dos. On essaye donc de faire face. On fait ce qu’on a à faire. Vous avez choisi de rester à l’écart, de vous occuper des enfants pendant que d’autres combattaient. Libre à vous, c’est un bon choix, un choix utile. Mais en tant que civile, les conséquences de ce que nous faisons ne vous regardent pas. Il faut que vous laissiez la guerre aux soldats. »

À l’aéroport de Pudahuel, ils attendirent leur correspondance en sirotant un verre : eau minérale pour Beck, bière pour Ethan, rhum-coca pour Nerissa. Cette dernière passa l’heure à suivre un journal télévisé en anglais sur le poste installé derrière le bar de la salle d’attente.

Le contrôle de l’hypercolonie s’effritait-il déjà, comme l’avait laissé entendre Winston Bayliss ? D’autres troupes et hélicoptères de combat russes comme japonais avaient été envoyés à Magadan, sur la mer d’Okhotsk. Elle vit des bâtiments de brique s’écrouler sous l’action des mortiers. De telles éruptions sporadiques étaient en général étouffées dans l’œuf, mais peut-être en irait-il autrement avec celle-ci. Les tentatives d’intimidation diplomatiques s’intensifiaient encore et la Société des Nations semblait incapable d’intervenir. Des murs effondrés, des corps brisés : était-ce à cela que ressemblerait le monde dans cinq, dix ou cinquante ans ?

Elle glissa un nouveau coup d’œil sur Beck. Il faut bien reconnaître, songea-t-elle, qu’il se montre habile et persuasif quand il vend son projet. Si nuisible et malhonnête que pouvait être sa vision du monde, il avait réussi à y convertir nombre de personnes intelligentes, y compris Ethan, semblait-il.

En d’autres termes, c’était un leader-né. Mais peut-être la paix du dernier siècle s’expliquait-elle par l’absence imposée de leaders-nés. Et en cas de destruction de l’hypercolonie, ceux-ci resurgiraient… nos Napoléons, pensa-t-elle. Nos Césars. Nos terribles et légitimes dirigeants.

Un petit monomoteur les conduisit de Santiago à Antofagasta et, quand il entama sa descente vers la piste de Cerro Moreno, Nerissa vit pour la première fois la chaîne côtière qui longeait le désert de sel d’Atacama.

L’endroit le plus sec sur Terre. Plus de 100 000 kilomètres carrés de sable, de sel et d’anciens débris pyroclastiques. Un endroit parfait pour un observatoire, s’il y avait eu des gens pour en financer un, tant le ciel y était invariablement dégagé.

C’était là (à en croire Beck) que l’hypercolonie avait bâti sa zone de reproduction. Nerissa essaya d’imaginer cette entité, d’y penser sans peur ni haine. Peut-être de la manière dont y pensait Ethan : comme à un organisme très ancien et très complexe. Intelligent, d’après Beck et lui, mais sans conscience de sa propre existence. Il ne pensait pas, pour le dire en termes humains, il calculait. Il ressemblait aux ordinateurs dont se servaient les compagnies d’eau ou d’électricité, mais infiniment plus subtil, programmé par son évolution d’une longueur incroyable.

Et là, dans l’Atacama, il avait réuni les moyens de se transmettre à d’autres mondes lointains. Peut-être avec des fusées, comme celles qui figuraient sur les romans de science-fiction que Cassie glissait dans son cartable, ou avec quelque chose de mieux. Qui avait à voir avec des faisceaux lumineux. Et dont la construction ne pouvait se faire qu’avec les ressources d’une culture technologiquement avancée.

En le regardant de cette manière, l’hypercolonie n’était pas vraiment un ennemi, du moins dans le sens d’adversaire conscient et malveillant. Et peut-être était-ce ce que Beck n’avait pas réussi à comprendre. Il n’y avait pas davantage de malveillance dans l’hypercolonie que dans un désastre naturel… et ce n’est même pas forcément un désastre, songea Nerissa, à part pour ceux d’entre nous qui, tels des enfants têtus, fourrons les doigts dans la létalité du nid de frelons.

Antofagasta était une ville industrielle très active. Au nord, la fumée des raffineries de cuivre et des cimenteries gravait des lignes parallèles dans le ciel ; un port énorme occupait l’essentiel de la rade. Nerissa, Ethan et Beck prirent un taxi à l’aéroport pour gagner une maison de quatre pièces, mitoyenne des deux côtés, juste à côté de la zone hôtelière.

Le temps de défaire leurs bagages, la nuit était tombée. Ethan alluma la télé et un bulletin d’informations de la Televisión Nacional répéta ce que Nerissa savait déjà sur les combats à Magadan. Elle traversa la rue pour aller acheter, avec une partie des pesos qu’ils s’étaient procurés à l’aéroport, quelques produits alimentaires de base dans un minuscule magasin Lider. De retour dans la cuisine, elle prépara un repas pour trois, du poisson et des légumes frits dont elle ne prit en fin de compte qu’une très maigre portion. Son manque d’appétit depuis Buffalo lui avait déjà fait perdre quelques kilos.

Aucun signe de l’armée que Beck affirmait en train de l’attendre. Ni messages mystérieux, ni partisans au visage dissimulé qui frappaient à la porte. Quand elle l’interrogea sur ce point, Beck répondit qu’il contacterait « certaines personnes » le lendemain. Et Nerissa se retint prudemment de rouler les yeux.

Elle partagea une chambre avec Ethan. C’était d’autant plus troublant que ce pouvait être une de leurs dernières nuits ensemble. À plus ou moins brève échéance, Ethan partirait au milieu de l’Atacama, Sancho Panza du don Quichotte-Beck tandis qu’elle-même, avec un peu de chance, serait de retour aux États-Unis avec sa nièce et son neveu. Elle ne le reverrait peut-être plus, même s’il survivait. Elle voulait qu’il survive, bien entendu, mais ne voulait-elle pas davantage ? Que pouvait-on sauver des ruines de leur mariage ? S’ils étaient ensemble dans des circonstances moins extrêmes, si on leur donnait le temps de se redécouvrir après sept ans de séparation… qu’est-ce qui était envisageable ?

Il ouvrit les rideaux et prépara le lit. Nerissa répéta une partie des propos tenus par Beck dans l’avion et demanda sans ménagements à Ethan s’il croyait encore à son plan.

Ethan fronça les sourcils. Même ce petit geste était d’une familiarité obsédante. Les rides aux coins des yeux. Le pli en V entre ses sourcils. « Je crois qu’il peut marcher.

— Tu gobes tout ce truc sur les ondes radio, alors ? » Nerissa ne comprenait l’idée que dans ses grandes lignes, mais Beck affirmait avoir isolé les fréquences clés qu’utilisait le nuage orbital de l’hypercolonie pour communiquer. Il croyait pouvoir perturber ces signaux… non pas sur toute la planète, mais localement, sur le site d’Atacama. Ce qui l’isolerait de l’hypercolonie orbitale et aurait pour conséquence ultime de faire perdre connaissance aux simulacres des environs, peut-être même de les tuer. À ce qu’il disait.

« Beck n’est pas le seul à avoir travaillé là-dessus. S’il peut empêcher assez longtemps toute activité du site, alors, ouais, on pourra entrer l’endommager. Difficile de dire combien de temps ça fera effet. Tout dépend de la théorie que tu adoptes quant au cycle de vie de l’hypercolonie.

— Et donc, même si ça marche, il ne se produira peut-être rien.

— Je suis à peu près certain qu’il se produira quelque chose.

— Mais l’hypercolonie a peut-être des moyens de défense.

— C’est possible aussi.

— Tu crois malgré tout que ça vaut le coup d’essayer ? »

Il haussa les épaules.

Allongée dans le lit, épuisée mais incapable de trouver le sommeil, elle se souvint d’une vidéo qu’il lui avait montrée des années plus tôt. Un film amateur, en fait, tourné par un de ses étudiants durant un voyage de recherche au Japon. Ethan travaillait avec un nid de frelons géants, aussi appelés « tueurs de yacks »… une espèce responsable de quarante décès par an en moyenne. Situé dans une forêt proche d’une communauté sédentaire de la préfecture de Kanagawa, ce nid serait détruit une fois qu’Ethan en aurait prélevé quelques individus. L’entomologiste s’en était approché vêtu d’habits protecteurs fermés avec autant de soin qu’une combinaison de plongée. Derrière la visière en plastique, on voyait son visage tendu mais sans peur, et chacun de ses mouvements était calculé, délibéré. Respectueux était le mot qui venait à l’esprit.

Le nid s’aperçut de sa présence et y réagit. Des dizaines d’insectes jaillirent droit sur lui. La caméra hésita mais ne recula pas ; deux autres étudiants paniquèrent et s’enfuirent. Pas Ethan. Il continua son travail malgré les frelons gros comme le poing qui s’amassaient sur sa visière pour essayer d’atteindre son visage avec la létalité désintéressée d’un auteur d’attentat suicide. Et une fois son prélèvement effectué, il empoisonna le nid avec la même efficacité impersonnelle.

Elle s’éveilla une heure avant l’aube au milieu d’un rêve horrible : Ethan était retourné au Japon, mais les frelons avaient la taille d’un être humain et le visage de Winston Bayliss. Elle se trouva (je me trouvai dans une forêt obscure car j’avais perdu la voie droite) convaincue d’avoir entendu un bruit suspect, mais quand elle s’approcha de la fenêtre, elle ne vit personne dans la ruelle derrière la maison, rien qu’un chat en train de fouiller un amoncellement de déchets. « N’y va pas », dit-elle.

Elle ne savait pas trop si elle avait l’intention de le réveiller. Elle l’entendit se retourner dans le lit.

« N’y va pas. Si tu ne vois pas que ce truc est complètement dingue, c’est uniquement parce qu’on baigne dans des trucs dingues depuis des années. Beck délire. Il n’y a pas d’armée. Il ne sait pas ce qu’il y a là-bas dans le désert, ni d’où ça vient, ni ce que ça veut, ni de quelle manière ça peut te faire du mal. N’y va pas. »

Les lumières d’Antofagasta qui entraient par la fenêtre suffisaient pour voir sa tête sur l’oreiller, les yeux fermés. Elle supposa qu’il dormait, mais fut surprise de l’entendre dire : « Reviens te coucher.

— Ethan ? »

Il ne bougea pas. Il n’était peut-être pas tout à fait réveillé. « Je n’ai pas le choix, Riss. » Il avait la voix pâteuse, ses mots ressemblaient à un soupir prolongé. « Il faut que je le fasse. On ne peut rien faire d’autre. Reviens te coucher. »

Les oreilles dressées, le chat disparut dans la ruelle à la poursuite de quelque chose d’invisible. Aucun autre mouvement. L’atmosphère elle-même semblait stérile et vide. Alors je rentrerai par mes propres moyens, pensa-t-elle.

23 Traversée de l’équateur

Ils prirent l’autoroute dans deux véhicules : la camionnette blanche d’Eugene Dowd, dans laquelle Beth lui tenait compagnie, et une Ford Concourse bleu ciel qu’il avait promis à l’agence de location de restituer à la succursale de Valparaiso. Cassie et Leo se relayèrent au volant de celle-ci, en vérifiant à l’occasion dans le rétroviseur que personne ne les suivait.

La Transaméricaine était un modèle de réussite du Marché commun panaméricain. Elle traversait certains des paysages les plus accidentés et les plus beaux de l’hémisphère, merveille de technologie multinationale qui rivalisait avec le tunnel sous la Manche, le pont Danyang-Kunshan ou les tours de désalinisation jordaniennes. Dans d’autres circonstances, peut-être Cassie aurait-elle pris du plaisir à ce voyage. En l’occurrence, ses relations avec Leo Beck le rendaient au moins supportable.

S’était-elle adaptée à Leo ou lui à elle ? Elle avait toutefois l’impression qu’il n’y avait pas de compromis dans ce qui se développait entre eux, mais une simple succession de découvertes surprenantes. Cassie avait déjà fréquenté des garçons, à titre expérimental, préférait-elle se dire. Bon, deux garçons. Il y avait eu Rudy Sawicki, un camarade de lycée, un surdoué en mathématiques avec des problèmes de peau qui se montrait néanmoins gentil et doucement lubrique durant leurs tête-à-tête. Mais comme il n’était pas de la Society, leur relation avait succombé sous le poids de vérités impossibles à dire. Il y avait aussi eu Emmanuel Fisher, que tout le monde appelait Manny : lui était de la Society et ils s’étaient vus tous les week-ends pendant un an. Mais plus leur intimité grandissait, plus il se sentait autorisé à prendre des décisions à sa place ou à ne pas respecter celles qu’elle avait prises. Un jour, après une dispute idiote sur les devoirs d’école, il avait traité Cassie de salope et jeté si violemment son exemplaire des Hauts de Hurlevent contre le mur que le dos du livre s’était cassé, ce qui avait valu à Cassie des remontrances quand elle l’avait rendu à la documentaliste du lycée. D’un commun accord, ils n’étaient plus sortis ensemble ensuite.

De loin, Leo Beck avait paru ressembler à n’importe quel garçon nerveux et gros fumeur de la Society. Beth ne devait pas l’avoir imaginé autrement. (Cassie avait envie de se demander ce que Leo avait vu en Beth, mais cela aurait été mesquin.) Elle avait donc été surprise de découvrir que Leo lisait beaucoup, tout comme de voir avec quelle facilité il communiquait avec Thomas. Au lit, au cours des rares mais précieuses occasions que le voyage leur donna de s’y trouver ensemble, Leo s’était montré doux quand elle le voulait doux et d’une ardeur passionnée exactement au bon moment… et d’agréable compagnie ensuite. Auprès de lui, Cassie dormait à poings fermés, même dans une pièce sombre d’un pays inconnu. Quand elle fermait les yeux, il l’embrassait sur l’oreille ou le front en murmurant : « Bonne nuit. » Des mots simples et rassurants. Elle les adorait. À toi aussi, pensait-elle. Bonne nuit, Leo.

La Transaméricaine traversa la péninsule de Darién côté Pacifique. Cassie vit souvent la route sinuer devant eux, ruban d’acier surélevé quand il fallait franchir marais, gorges ou escarpements rocheux, mais sur le plan technique, les tunnels paraissaient encore plus impressionnants, qui tranchaient net comme une balle de pistolet dans d’énormes falaises. Midi approchait quand Dowd signala son intention de s’arrêter sur la prochaine aire, qui se trouva être un large espace au bord de la route avec une cafétéria, quatre pompes GASOLINA SIN PLOMO, une boutique de souvenirs et une vue qui égalait tout ce que Cassie avait pu voir dans les vieux National Geographic de tante Riss.

Leo et elle avaient passé l’essentiel de la matinée à discuter du livre de l’oncle Ethan, Le Pêcheur et l’Araignée. Leo était persuadé que c’était le visage d’Ethan Iverson qu’il avait reconnu à Mazatlán et Cassie avait très envie de le croire. Si l’oncle Ethan était à Mazatlán, s’il était allé à la boîte aux lettres morte dans laquelle Eugene Dowd devait récupérer d’éventuelles instructions ou explications complémentaires, cela signifiait qu’il avait survécu à la dernière attaque dont avait été victime la Society, peut-être même qu’il essayait de retrouver Cassie et Thomas. Ce qui pouvait aussi vouloir dire qu’il y avait d’autres survivants, parmi lesquels pourrait même figurer tante Riss. Aussi Thomas et elle faisaient-ils bien d’accompagner Dowd à Antofagasta : le père de Leo y serait vraiment, à défaut quelqu’un de la Society, peut-être son oncle.

Leo voulut en savoir davantage sur l’oncle Ethan, mais Cassie ne put lui dire grand-chose. Elle le connaissait surtout par ses livres. Leo avait apprécié Le Pêcheur et l’Araignée, qu’il trouvait « vachement intéressant ». Il avait beaucoup réfléchi aux questions soulevées par l’ouvrage. « J’ai étudié d’assez près le côté technique en me servant de toutes les monographies que m’envoyait mon père, dit-il. Bon, j’ai toujours su que l’hypercolonie était vivante. Mais avant de lire le bouquin de ton oncle, je ne m’étais jamais demandé à quoi ça ressemblait d’être l’hypercolonie.

— Je suis à peu près sûre que ça ne ressemble à rien, répondit Cassie. C’est comme demander à quoi ça ressemble d’être un interrupteur. Ou si un virus est heureux d’envahir une cellule.

— L’évolution remplissant une page blanche. Comme dit ton oncle. Tu crois qu’il a raison, là-dessus ? »

Elle n’était pas scientifique, mais les monographies entreposées par tante Riss dans son placard lui avaient appris deux ou trois choses. « Les signaux générés par les cellules de l’hypercolonie sont plutôt rudimentaires, à ce qu’il paraît.

— On peut en dire autant d’une cellule du cerveau. Mais si on en relie un nombre suffisant, on obtient un être humain capable de penser et de ressentir.

— Ouais, mais c’est un genre différent de ce qu’ils appellent connectivité. Les mathématiciens pensent que mon oncle a raison, que l’hypercolonie fonctionne dans ce qui s’appelle un mode de ruche.

— Mais ils pourraient se tromper. »

En science, une vérité n’était que temporaire et toute théorie était sujette à correction, donc oui, bien entendu, ils pourraient se tromper. Mais Cassie n’avait rien vu de probant dans ce sens.

« Un organisme comme l’hypercolonie, reprit Leo, quand tu penses à la manière dont il est censé s’étaler dans l’espace et manipuler les civilisations, quand tu imagines comme il doit être foutrement vieux… tu n’as pas envie de pouvoir lui parler, des fois ? De lui poser une question ?

— C’est impossible. Même si on pouvait lui parler, on n’apprendrait rien. Il ne te dirait que ce qu’il voudrait que tu entendes. Ou non, même pas, il produirait des mots qui, dans un certain modèle de résultats possibles, en donnerait un qui augmente ses chances de se reproduire.

— Moi aussi, je fais ça, dit Leo avec un petit sourire. De temps en temps.

— Gros malin. De toute manière, on ne va pas lui parler, on va le tuer.

— Je sais. Ce n’est pas comme si j’avais de la compassion pour cette saloperie. Va savoir combien de personnes elle a assassinées. » Il lui jeta un rapide coup d’œil. « Autre chose. On n’a pas seulement besoin de le tuer, on a besoin de savoir comment tuer n’importe quelle chose dans son genre. Parce que le ciel est une espèce de forêt et que personne n’a jamais entendu parler d’une forêt ne contenant qu’un seul arbre, il me semble. Ou qu’une seule fourmilière. Ou qu’un seul loup. »

Eugene Dowd ouvrit le capot de la camionnette et tira la jauge à huile, qu’il examina avec soin. Il s’essuya les mains sur un chiffon sale et alla acheter un bidon d’huile au pompiste. Cassie suivit Beth dans la boutique de souvenirs qui jouxtait le restaurant.

Beth farfouilla dans un tas de chapeaux-souvenirs, en grande partie composé de casquettes de base-ball marquées TAPÓN DEL DARIÉN OU J’AI TRAVERSÉ LE BOUCHON DE DARIÉN. Cassie comprit pourquoi quand Beth en essaya une : elle avait un bleu sur le front, juste sous les cheveux.

« C’est Eugene qui t’a fait ça ? »

Ils s’étaient tous rendu compte que Dowd se montrait de plus en plus maussade et méprisant avec elle. Cassie était à peu près sûre qu’elle se dépêcherait de nier et l’enverrait ensuite cordialement se faire foutre. Beth eut une moue aigre et Cassie se prépara à des paroles hostiles. Mais la moue se transforma en soupir. « Autant le reconnaître. Ouais, c’est lui.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je ne sais pas. Mes règles sont arrivées. J’imagine qu’il ne trouve pas ça pratique. » Beth reposa la casquette. « Tu veux sortir une minute ? Pendant qu’il tripote le moteur ? »

Elles allèrent jusqu’au mur de pierres qui empêchait les touristes de tomber dans un précipice au-dessus du Pacifique. En bas, dans les embruns des vagues, les mouettes cherchaient des coquillages parmi les gros rochers bordés de sel.

Beth s’appuya au mur. « Les gens disent que j’aime les coléreux. Pour ce qui est des mecs, je veux dire. Et je n’ai jamais su comment prendre ça. Ça me donne l’air, je sais pas, d’une salope ou d’une idiote. Mais ce n’est pas les coléreux que j’aime, plutôt les mecs qui savent qui ils sont et ce qu’ils veulent. Qui croient à ce qu’ils croient, point. Parce que c’est rassurant. Parce que si on prend un peu de recul, tout ce truc de la Society a l’air plutôt dingue. Et vachement effrayant. Quant à aller dans le désert tuer ce machin avec une espèce de matériel radio… c’est complètement dément. Tu comprends ce que je veux dire ?

— J’imagine.

— Tu vois, tu es différente. Tu es à l’extérieur de ce qui se passe, tu le regardes se passer et ça ne te pose pas de problème…

— Peut-être un peu quand même.

— Leo avait les couilles d’aller dans les quartiers sud piquer des bagnoles avec ses copains. Rempli des idées de son père sur l’hypercolonie et sur le moyen de la tuer. J’ai voulu me baigner dans tout ce courage, bordel. Mais il faut croire qu’il te trouve plus intéressante que moi. Ce bon vieux raton laveur de Cassie Iverson. Parce que tu as ta manière à toi d’être courageuse, hein ? Sous ton apparence ringarde. Qui se ressemble s’assemble, disait ma mère.

— Eugene t’attirait ?

— La quintessence de la confiance stupide en soi ! Il a tué quelques sims et il veut en tuer encore. Mais tu sais ce que j’ai appris, ces derniers temps, sur tous ces garçons et ces hommes si courageux ? Ils sont moins sûrs d’eux qu’ils veulent te faire croire. »

Cassie hocha la tête. « Bon, en un sens, tu as raison : tout ce truc de la Society est dingue, oui. Mais il se trouve qu’il est vrai.

— Les “Martiens”, mon père les appelait. Il trouvait que “simulacres” faisait prétentieux. Bien sûr, il savait qu’ils ne venaient pas de Mars. J’imagine, du moins. Franchement, je crois qu’il s’en fichait comme de sa première chemise. C’est ma mère qui appartenait à la Society… mon père était juste le type qu’elle avait épousé. Elle ne lui en parlait pas trop et lui n’a jamais pris tout ça au sérieux avant qu’elle se fasse buter. Ensuite, il avait beau détester la Society, il avait besoin de son aide financière. Avant 2007, il gagnait un peu d’argent comme agent immobilier indépendant, mais c’est ma mère qui payait les factures. Elle était chercheuse en chimie. »

Alice Vance. Tante Riss en avait parlé. Elle travaillait pour une compagnie pharmaceutique, mais aussi un peu, clandestinement, pour la Society.

« Putains de sim, avant, j’aurais voulu que… » Beth toucha la contusion sur son front, la massa du bout des doigts. « C’est horrible à dire, mais avant, j’aurais voulu que les sims le prennent lui, à la place de ma mère. Lui : mon père, je veux dire. Mais à la place, hein ? Pas en plus… Ça, je ne l’ai jamais voulu.

— Ça arrive à tout le monde, de souhaiter des horreurs.

— N’essaye pas de me réconforter, Cassie. Je ne suis pas sûre de pouvoir le supporter.

— Tu n’es pas obligée de voyager avec Eugene, aujourd’hui. Je peux persuader Leo d’échanger.

— Pas la peine, merci. Je connais la musique : je ne le provoquerai pas. Bref, ne parle pas de tout ça à Leo. J’aurais jamais dû ouvrir ma putain de grande gueule. D’accord ?

— OK.

— On devrait y retourner. »

Cassie regarda par-dessus son épaule : Eugene leur faisait signe de revenir, impatient. Beth surprit à nouveau Cassie en lui prenant et lui serrant la main. « Je crois que le vrai soldat, c’est Leo.

— Possible.

— Tu ne trouves pas étrange qu’on puisse vouloir quelqu’un au point de le faire fuir ? Les gens sont vachement paumés. Tu crois que l’hypercolonie sait ça, sur nous ? »

Cassie haussa les épaules.

D’un coup de pied, Beth envoya un caillou en direction du parking. « Question idiote. Bien sûr qu’elle le sait. »

En Équateur, près de Quito, une colonne en pierre au bord de l’autoroute marquait la position approximative de l’équateur. Dowd ne s’arrêta pas et Cassie ne lui en tint pas rigueur : ce n’était qu’une ligne imaginaire. Mais une traversée malgré tout, un rappel de la distance qui la séparait désormais de tout ce qui était connu et prévisible. Ce soir-là, dans une nouvelle chambre de motel (mais pas tout à fait « anonyme », car chacune lui semblait présenter une différence mémorable : celle-ci se distinguait par son ancienne carte de la province de Pichincha encadrée au mur et par ses rideaux de mousseline d’un vert brillant), alors que Leo dormait près d’elle, elle se demanda s’ils n’avaient pas franchi une autre ligne imaginaire, plus importante.

Dowd avait tenu à avoir une chambre pour lui tout seul. Beth avait eu l’étonnante générosité de proposer de partager la sienne avec Thomas, ce qui permit à Cassie et Leo de s’aimer avec beaucoup d’ardeur et, pour la première fois, sans inhibition… cela fut en même temps d’une grande douceur. Comme une porte qu’on ouvrait sur une forêt, riche de pluie et de verdure toujours plus haute. Et à présent que Leo dormait à ses côtés, Cassie se posait une question : était-elle tombée amoureuse ?

Parce qu’elle en avait l’impression. Son corps avait explosé quelques petites minutes auparavant en un orgasme si intense qu’il avait sans doute atteint une certaine magnitude sur l’échelle de Richter, aussi n’était-elle peut-être pas véritablement objective. Se pouvait-il qu’elle arrive à partager davantage qu’un épouvantable voyage en voiture et quelques horribles souvenirs avec l’homme qui respirait doucement contre elle… tandis que la lune se reflétait dans une goutte de sueur, venant peut-être de Cassie, perdue dans le duvet clair sur sa poitrine ?

Eh bien, peut-être.

À supposer que Leo ressente la même chose.

À supposer qu’il ne se fasse pas tuer dans la bataille que Werner Beck cherchait le moyen de livrer contre l’hypercolonie dans le désert d’Atacama.

Elle retourna son oreiller pour poser sa tête sur le côté frais. Leo remua le temps de lui enlacer la taille. « Bonne nuit. »

À toi aussi, pensa-t-elle.

Ils descendirent ensuite dans les terres sèches, plus de trois mille kilomètres d’autoroute sans s’éloigner de la côte. Il fallut d’autres nuits dans des motels ou des albergues exiguës, d’autres journées de conduite monotone pour atteindre la frontière entre le Pérou et le Chili.

Le matin de leur dernier jour de voyage — ils approchaient déjà des limites nord du grand désert d’Atacama —, Eugene Dowd sortit un plan d’Antofagasta qu’il avait récupéré dans une station-service et l’étala sur la table du petit déjeuner, qu’une camarera mal réveillée venait de débarrasser de leurs assiettes et tasses vides. Il entoura trois intersections proches l’une de l’autre dans le centre-ville. Puis écrivit trois adresses sur une serviette qu’il tendit à Leo. « La première, c’est là où on retrouve ton père. Les deux autres, là où on se replie si la première est compromise ou qu’on n’y trouve personne. Garde ça au cas où il m’arrive un truc. Quelques règles : on ne va pas juste aller se garer en faisant coucou. On passe devant en voiture pour reconnaître les lieux et si on ne voit rien de suspect, on se gare et un de nous approche seul du bâtiment. Vous avez tous compris ? »

Thomas surprit sa sœur en prenant la parole : « Et si, en allant à tous ces endroits, on n’y trouve jamais personne ? »

Dowd lui sourit méchamment. « Eh bien, dans ce cas, j’imagine qu’on est baisés jusqu’au trognon. »

Ils arrivèrent en ville par le nord, où les raffineries traitaient le minerai livré par rail de l’Atacama, leurs cheminées hautes comme des gratte-ciel libérant des gaz chimiques qui s’introduisirent dans l’automobile et mirent les larmes aux yeux de Cassie. Elle supposa que ces usines étaient des « moteurs de prospérité », comme son professeur d’instruction civique au lycée avait appelé un jour celles de South Buffalo et Lackawanna. D’horribles moteurs qui sentaient mauvais. Elle se demanda si tout Antofagasta était à cette aune.

Il se trouvait que non : ils traversèrent ensuite un quartier limitrophe de logements sociaux peints de couleurs vives et se retrouvèrent sur de larges avenues avec des tours de bureaux en verre, puis dans des rues résidentielles plus étroites, où petites pelouses et jardins aux couleurs tapageuses avaient bénéficié d’un arrosage généreux. Ils virent à l’ouest les grues du port pivoter en tandem, ballet de géants aux membres raides.

Leo, Thomas et elle avaient discuté à intervalles irréguliers toute la matinée et tous trois se turent en approchant du premier point de rendez-vous. Leo suivait toujours la camionnette blanche de Dowd. Cassie se retint d’écraser le nez contre la vitre quand ils passèrent devant l’adresse en question. Elle ne vit rien qui sortait de l’ordinaire — ce qui valait mieux, non ? —, rien qu’un vieil immeuble aux murs en stuc et aux balcons en fer forgé qui jouxtait un parking couvert en béton. Malgré tout, son cœur battit plus fort.

Leo roula derrière Dowd jusqu’à un centre commercial, trois rues plus loin, où ils se garèrent. Ils revinrent à pied par le même itinéraire, jusqu’à ce que Dowd les fasse s’arrêter. « Je vais frapper. Vous, vous observez. » Il parlait comme s’il avait un clou enfoncé dans la gorge.

Cassie attendit avec Beth, Leo et Thomas sur le trottoir d’en face, près d’une épicerie à l’entrée d’une ruelle. Dowd leur avait dit de « se comporter de manière naturelle et de ne pas attirer l’attention », mais Cassie ne put s’empêcher de regarder fixement la porte vers laquelle il se dirigeait. Il frappa rapidement et attendit une réaction, la main droite sur la hanche au cas où il aurait besoin de son pistolet.

La porte s’ouvrit et Cassie vit un visage sortir de l’ombre… un homme d’un certain âge, qu’elle ne connaissait pas, mais qui ne pouvait être que Werner Beck, puisque Dowd redressa les épaules et fit bel et bien un salut militaire.

« Mon père », souffla Leo.

Un second visage apparut derrière lui et ce fut au tour de Cassie d’avoir le souffle coupé. Tante Riss !

Sans réfléchir, elle se précipita de l’autre côté de la rue. Il n’y avait pas beaucoup de circulation, mais une automobile dut faire une embardée, klaxon hurlant, pour l’éviter. Alors qu’elle courait vers la porte, Cassie ne put s’empêcher de se rappeler ce qu’elle avait vu de la fenêtre de la cuisine cette nuit-là à Buffalo, quand le sim s’était fait écraser sur Liberty Street : quelle étrange ironie, si elle mourait de la même manière… mais cette désagréable pensée lui passa tandis qu’elle achevait sa course en bondissant littéralement dans les bras de sa tante.

Elle n’eut qu’à peine conscience de l’arrivée des trois autres derrière elle, de Thomas qui se joignait à leur étreinte, des sanglots qu’elle n’arrivait pas à retenir. Il lui fallut plusieurs minutes pour parvenir à se dégager et à s’essuyer les yeux sur sa manche.

Elle s’aperçut que Werner Beck la regardait d’un air dur. « Ce n’est pas très malin, de traverser une rue en courant comme ça. »

Elle l’ignora. « L’oncle Ethan est là ? demanda-t-elle.

— Plus maintenant, répondit tante Riss. Il a dû partir. »

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