« Mieux vaut connaître la vérité que se repaître d’illusions. »
L’esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement. De sorte qu’à faute de vrais objets, il faut qu’ils s’attachent aux faux.
La nature, bien qu’elle n’ait pas d’esprit, est passée maître dans l’art de la mystification.
Ethan IVERSON,
Tout se serait peut-être ensuite passé d’une autre manière et peut-être ne se serait-il même rien passé du tout, si Cassie avait réussi à dormir cette nuit-là.
Elle avait essayé, voulu dormir, s’était scrupuleusement couchée à 23 h 30, mais à un peu plus de 3 heures du matin, ses pensées ne cessaient de courir comme des hamsters dans leur roue. Si bien qu’elle se leva, alluma, enfila un pantalon de jogging gris et une chemise de flanelle jaune, puis, pieds nus sur le parquet froid du couloir, se rendit dans la cuisine.
Chose rare, elle était seule dans l’appartement. Seule avec Thomas, bien entendu, son petit frère de douze ans qui n’était pas vraiment présent puisqu’il dormait à poings fermés dans la seconde chambre. Tous deux vivaient chez leur tante Nerissa et Cassie continuait à considérer l’appartement comme celui de tante Riss, alors même qu’ils habitaient là depuis presque sept ans. En temps normal, sa tante aurait été endormie sur le canapé-lit du salon, mais elle était sortie avec quelqu’un, ce soir-là, et ne rentrerait donc sans doute pas avant le lendemain après-midi.
Cassie s’était réjouie de pouvoir être un peu seule. Elle avait dix-huit ans, avait terminé le lycée au printemps et travaillait trois rues plus loin dans un grand magasin appelé Lassiter. Légalement et fonctionnellement, elle était adulte, mais tante Riss continuait à se montrer protectrice et s’était fait tout un tracas complètement inutile au moment de sortir : Ça va aller ? Oui. Tu es sûre ? Évidemment. Tu garderas l’œil sur Thomas ? Oui ! Vas-y ! Amuse-toi bien ! Ne t’inquiète pas pour nous !
Cela avait été une soirée agréable et vite passée. Il n’y avait pas de téléviseur dans l’appartement, mais Cassie avait mis des disques après le dîner. Le Clavier bien tempéré de Bach avait donné sommeil à Thomas alors qu’il résonnait dans la tête de sa sœur comme la sonnerie d’une cloche céleste, même une fois Thomas couché et l’appartement d’un silence sinistre. Elle avait ensuite éteint partout, sauf près du canapé sur lequel elle s’était recroquevillée avec un bol de pop-corn et un livre jusqu’à ce qu’elle se sente assez fatiguée pour gagner son propre lit.
Alors pourquoi tournait-elle en rond comme un chat nerveux ? Elle ouvrit le réfrigérateur, ne trouva rien d’appétissant à l’intérieur. Le linoléum lui glaçait les pieds. Elle aurait dû mettre des pantoufles.
Elle tira une chaise de cuisine près de la fenêtre et s’assit, les coudes sur l’appui poussiéreux. Six mouches mortes étaient coincées depuis l’été derrière le store en coton relevé. « Dégoûtant », dit tout bas Cassie. Novembre avait été froid et venteux, et des filets d’air de fin d’automne traversaient la fenêtre à simple vitrage comme des doigts fureteurs.
Celle-ci donnait sur Liberty Street. L’appartement de tante Riss était situé à l’unique étage d’un immeuble de brique semblable à tous ses voisins, au-dessus d’une boutique de vente et réparation de meubles d’occasion placée entre un restaurant chinois et un sordide magasin d’antiquités. De sa chaise, Cassie voyait les grandes vitrines de l’épicerie Groceteria et cinq ou six autres magasins du côté nord de Liberty Street, jusqu’à Pippin Street et Antioch Avenue. Il y avait peu de circulation, à cette heure tardive, mais les boîtes de nuit du quartier des divertissements venaient de fermer. Par d’autres vendredis d’insomnie — elle n’avait de toute manière jamais eu le sommeil particulièrement facile —, Cassie avait vu des feux rouges brûlés par ivresse et entendu des conducteurs faire rugir leur moteur en une furieuse manifestation d’enthousiasme masculin. Mais la rue était pour le moment vide et silencieuse. Pas le moindre piéton.
Ou plutôt si, un, corrigea-t-elle intérieurement. Un homme à l’entrée de l’étroite ruelle entre le Groceteria et la Bouquinerie Tuck.
Cassie ne l’avait pas vu tout de suite à cause des banderoles de l’Armistice fixées l’avant-veille aux lampadaires par la municipalité. Un défilé célébrait chaque année l’Armistice de 1914, mais cette année-là, la ville (l’État, la nation, le monde en général) faisait tout un plat du centenaire : un siècle de paix. Une paix relative. Approximative.
Cassie avait toujours adoré cette fête, sa préférée après Noël. Elle se souvenait encore des défilés auxquels ses parents l’emmenaient à Boston… Elle se rappelait les vendeurs ambulants de marrons chauds dans des cornets en papier, les chars des Nations remplis d’écoliers en habits folkloriques aux couleurs invraisemblables, les cacophonies concurrentes des fanfares des lycées. Si la mort violente de ses parents lui avait appris que certains aspects du monde n’apparaîtraient jamais dans aucun défilé de fête de l’Armistice, cette époque continuait à lui paraître d’une séduction douce-amère.
Secouée par un vent vif, la banderole du centenaire dévoilait et dissimulait tour à tour le piéton dans l’ombre. À présent que Cassie l’avait vu, elle ne pouvait plus en détacher les yeux. C’était quelqu’un de terne, d’ordinaire, sans doute un homme d’affaires, convenablement vêtu pour la saison d’un chapeau mou et d’un manteau gris qui lui descendait aux genoux, mais Cassie avait l’impression dérangeante qu’il la regardait et qu’il avait détourné la tête dès qu’elle l’avait vu.
Bon, et pourquoi pas ? À cette heure-là, il n’y avait peut-être pas d’autres fenêtres allumées dans cette portion de rue. Pourquoi cela n’attirerait-il pas l’attention de ce type ? Tante Riss et les autres survivants de la Correspondence Society qui habitaient à Buffalo avaient formé Cassie à leurs protocoles secrets, dont la première règle était la plus simple : se méfier des inconnus qui faisaient attention à vous.
Cet inconnu solitaire ne regardait plus sa fenêtre, mais semblait encore s’intéresser à l’immeuble. Il examinait celui-ci d’un regard fixe, voire un peu dément. Cassie sentit son ventre se nouer. Il fallait que ça arrive un soir de sortie de tante Riss. Non qu’il soit vraiment arrivé quelque chose, mais Cassie aurait préféré pouvoir en parler à quelqu’un. Devait-elle vraiment s’inquiéter à cause d’un piéton présent après minuit dans la rue balayée par le vent ? Elle avait bien trop conscience des pièces vides autour d’elle et des ombres qu’elles renfermaient pour pouvoir répondre facilement à cette question.
Ces pensées l’absorbaient au point qu’elle sursauta quand, le vent soulevant une fois encore la banderole de l’Armistice, elle s’aperçut que l’homme avait bougé. Il s’était avancé de quelques pas sur le trottoir jusqu’au bord de Liberty Street, le bout de ses chaussures marron à la limite du caniveau. Il levait à nouveau la tête, et même si Cassie ne voyait pas ses yeux, elle s’imagina sentir le poids de son regard en train de détailler l’immeuble. Elle se baissa et alla éteindre le plafonnier. Désormais, c’est elle qui pourrait l’observer, lui, tout en restant dans le noir.
Quand elle se rassit près de la fenêtre, il n’avait qu’à peine bougé, un pied sur le trottoir, l’autre sur la chaussée. Qu’allait-il faire ensuite ? Était-il armé ? Allait-il traverser la rue, entrer dans l’immeuble, frapper à l’appartement et tenter d’enfoncer la porte si Cassie ne lui ouvrait pas ? Elle savait comment réagir en pareille situation : elle devait attraper Thomas et s’enfuir par l’escalier de secours. Une fois certaine de ne pas être suivie, elle se dépêcherait d’aller chez le membre le plus proche de la Correspondence Society… même s’il s’agissait en l’occurrence du déplaisant Leo Beck, qui habitait un appartement minable à cinq rues de là en direction du lac.
Mais l’homme semblait hésiter à nouveau. Un tueur hésiterait-il ? Cassie n’avait bien entendu aucune véritable raison de croire qu’il s’agissait d’un meurtrier ou d’un simulacre. Il n’y avait eu aucune violence depuis la série d’assassinats sept ans auparavant. Ce n’était sans doute qu’un ivrogne dépité par son infructueuse tournée des bars, ou bien un insomniaque à l’esprit aussi agité que le sien. L’intérêt qu’il portait à l’immeuble de Cassie pouvait n’être qu’une illusion d’optique : peut-être regardait-il son propre et lugubre reflet dans la vitrine de la boutique de meubles d’occasion des Frères Pike.
Il fit encore un pas sur la chaussée de Liberty Street au moment précis où une voiture arrivait de Pippin Street. Une berline sombre, bleue ou noire, Cassie ne voyait pas très bien dans la lumière incertaine des lampadaires. Le conducteur accéléra frénétiquement et son automobile chassa dans le virage. Cassie supposa qu’il était ivre.
L’inconnu solitaire ne sembla toutefois s’apercevoir de rien. Il se mit à traverser la rue comme s’il venait soudain de se décider, l’automobile continuant quant à elle sa route sans faire attention à lui. Le regard de Cassie passa de la voiture au piéton, calculant la trajectoire évidente, mais elle n’en crut pas tout à fait ses yeux. La berline allait sûrement faire une embardée au dernier moment ? Ou l’inconnu s’écarter d’un bond ?
Mais il ne se produisit rien de tout cela.
La banderole de l’Armistice claqua à deux reprises dans le vent de novembre. Cassie plaqua son front à la vitre glacée. Ses mains serrèrent le rebord constellé de mouches mortes et elle regarda, le cœur au bord des lèvres, la collision possible devenir inévitable, puis fait écœurant.
Le pare-chocs heurta le piéton à hauteur des genoux. L’homme s’écroula et roula comme aspiré sous la calandre. Pendant un instant terrifiant, il disparut tout bonnement. Cassie, qui n’empêchait qu’à grand-peine ses yeux de se fermer, vit seulement la voiture tressauter à deux reprises en passant sur le corps de l’inconnu. Elle entendit le hurlement des freins. L’automobile s’arrêta en dérapant. Des volutes de fumée blanche sorties du pot d’échappement tourbillonnèrent dans le vent. Le conducteur coupa le moteur et le silence revint un instant sur Liberty Street.
Le piéton n’était pas seulement blessé, il agonisait, était sans doute déjà mort. Cassie s’obligea à regarder. Il avait le cou brisé, la tête de travers comme s’il examinait son épaule gauche. Sa poitrine enfoncée béait. Seules ses jambes semblaient intactes. Une paire de jambes tout à fait valables, pensa stupidement Cassie.
La portière de la berline s’ouvrit d’un coup et le conducteur sortit en titubant. C’était un jeune homme au costume fripé, le col ouvert, sans cravate. Il s’appuya au capot et secoua la tête à deux reprises. Il regarda les restes du piéton, puis détourna les yeux comme aveuglé. La banderole de l’Armistice (CÉLÉBRONS UN SIÈCLE DE PAIX) claqua au-dessus de lui avec un bruit qui, pour Cassie, évoquait un coup de feu. Il ouvrit la bouche comme s’il allait parler, puis se plia en deux pour rejeter le contenu de son estomac sur l’asphalte de Liberty Street.
Le mort avait fait bien davantage de saletés. Il y avait beaucoup de sang. Il y en avait partout. Mais ce n’était pas uniquement du sang. Il lui était aussi sorti du corps un épais fluide vert qui fumait dans l’atmosphère nocturne.
Cassie resta figée, muette, ces événements se mêlant dans son esprit à un souvenir d’autres morts, très loin de là, plusieurs années auparavant.
Comme elle avait besoin d’une certitude — parce qu’il ne fallait pas faire d’erreurs, cette fois-ci —, elle se dépêcha d’enfiler une veste sur sa chemise de flanelle et dévala les escaliers qui menaient au petit hall carrelé.
Elle entrouvrit la porte de l’immeuble. Elle n’osait pas sortir davantage en laissant Thomas endormi. Elle avait uniquement besoin d’être sûre d’avoir vu ce qu’elle pensait avoir vu.
L’air glacé s’engouffra à l’intérieur. La banderole claquait avec colère à intervalles irréguliers. Assis sur le capot de sa voiture, le conducteur sanglotait. D’un bout à l’autre de la rue, dans les étages, des fenêtres s’illuminaient et des visages y apparaissaient comme des lunes pâles et occultées. Cassie supposa que la police n’allait pas tarder.
Elle sortit la tête autant qu’elle en avait besoin pour bien voir le cadavre.
L’une des dernières monographies diffusées par la Correspondence Society — elle avait été écrite après les meurtres — s’intitulait Notes sur l’anatomie physique d’un simulacre. L’auteur, le riche Werner Beck, était le père de Leo Beck. Cassie ne l’avait bien entendu pas lue, à l’époque, mais l’hiver précédent elle en avait trouvé dans les souvenirs de tante Riss un exemplaire qu’elle avait étudié avec soin. Elle pouvait en citer des passages de mémoire. Avec le squelette et les muscles, les poumons, le cœur et le système digestif constituent les seuls organes internes identifiables d’un simulacre. Ils sont contenus dans une matrice amorphe verte, elle-même recouverte de couches de tissus adipeux et de peau humaine. Le système circulatoire, rudimentaire, produit moins de sang en cas de blessure traumatique et il n’est pas évident qu’une hémorragie massive serait immédiatement fatale pour un simulacre. La matière verte indifférenciée baigne la plus grande partie du thorax et de la cavité abdominale ainsi que la majeure partie du crâne. Exposée à l’air, elle s’évapore en laissant une pellicule verte flexible de cellules desséchées.
Werner Beck avait écrit cela en connaissance de cause : il avait blessé une de ces créatures chez lui avec un fusil de chasse, puis eu la présence d’esprit de tenter une dissection.
Les résidus dans la rue correspondaient à sa description et Cassie s’efforça de les observer avec la même objectivité militaire. Du sang, mais moins qu’on aurait pu s’y attendre. Du tissu graisseux jaunâtre. Et un peu partout, la « matrice » verte. Cassie en sentait l’odeur. Elle se souvint fugacement de sa mère, qui cultivait chaque été des roses et lui demandait parfois de l’aider au jardin. À huit ans, Cassie avait passé un après-midi interminable à ôter pucerons et thrips des feuilles et tiges de rosiers blancs, ce qui l’avait laissée les mains recouvertes d’un odorant mélange de chlorophylle, de terreau, de débris végétaux et de fragments d’insectes. Ses mains avaient gardé plusieurs heures cette odeur, même une fois savonnées.
Le piéton mort dégageait la même.
Mme Theodorus, qui habitait en face au-dessus d’une boutique de chaussures, apparut sur le trottoir en robe de chambre rose et pantoufles de peluche blanche. Elle sembla sur le point de reprocher au conducteur éploré de l’avoir réveillée, mais se figea à la vue du cadavre. Elle regarda longuement celui-ci. Porta ensuite la main à sa bouche pour étouffer un hurlement.
Derrière tous ces bruits — le hurlement de Mme Theodorus, les sanglots du conducteur, les claquements de la banderole —, Cassie entendit une sirène de police approcher dans le lointain.
Il est temps de partir, se dit-elle. Elle était d’un calme surprenant. C’était un calme mécanique, d’une précision algébrique, sous lequel elle sentait la panique ondoyer tel un requin dans un estuaire ensoleillé. Mais elle ne pouvait pas se permettre le luxe de la panique. Sa vie était en jeu. Tout comme celle de Thomas.
En situation de crise, présume toujours du pire, lui avait enseigné tante Riss. Cassie s’efforça de suivre ce conseil, ce qui signifiait qu’elle devait croire à une nouvelle attaque générale. Sauf que, cette fois, personne n’ayant de près ou de loin des relations avec la Correspondence Society ne serait épargné. Sans cet heureux accident, le simulacre écrasé sur Liberty Street comme une vilaine compote rouge et vert serait monté à l’appartement tuer Cassie et Thomas. Tante Riss pouvait être déjà morte, possibilité sur laquelle Cassie refusait de s’attarder. Au mieux, tante Riss ne trouverait personne à son retour et découvrirait ainsi que sa vie avait à nouveau changé, définitivement et pour le pire.
Je pourrais l’attendre, se dit Cassie. Un rendez-vous le vendredi soir signifiait sans doute un retour au plus tôt le samedi midi, mais il n’était pas impossible que sa tante revienne avant. Et attendre ne serait pas forcément risqué, le simulacre venu pour elle étant mort. Quelques heures ne changeraient pas grand-chose, si ?
Peut-être pas… mais Cassie avait été formée pour une telle situation depuis la mort de ses parents, notamment par tante Riss en personne, et elle ne pouvait se résoudre à violer le protocole. Faire ses bagages, alerter et fuir, telle était la règle. Les bagages ne posaient aucune difficulté : comme sa tante, comme son petit frère, Cassie avait toujours une valise pleine dans sa chambre. Elle se dépêcha d’aller la récupérer sous le lit. La valise avait été inspectée et refaite pas plus tard que le mois précédent, pour s’assurer qu’elle contenait toujours des vêtements à la bonne taille. Cassie la posa sur le lit et s’habilla sans tarder en gardant à l’esprit qu’il faisait froid dehors et que l’hiver arrivait. Elle enfila une seconde chemise qu’elle recouvrit d’un vieux pull en laine. Elle s’aperçut dans le miroir — pâle, terrifiée et pleine de bourrelets… mais qui se souciait de l’apparence qu’elle avait ?
Tante Riss avait laissé un numéro de téléphone en cas d’urgence, et c’en était sûrement une, mais Cassie n’envisagea même pas de s’en servir. Une autre règle était : jamais de coup de fil. Dans de telles circonstances, un message important ne devait être remis qu’en personne. Un appel inoffensif depuis l’appartement suffirait à attirer aussitôt l’attention de l’entité qu’ils appelaient l’hypercolonie. Quelque part dans l’obscurité, dépourvue d’esprit mais d’une attention méticuleuse, elle entendrait. Et agirait.
Cassie pouvait laisser un mot, bien entendu, mais en choisissant malgré tout avec soin ce qu’elle écrirait dessus.
Elle sortit son sac à dos du placard du couloir, le remplit de nourriture simple qu’elle prit dans les placards de la cuisine : une demi-douzaine de barres de céréales, des briquettes de jus de pomme, une pochette en aluminium contenant un mélange de noix et de raisins secs. Sur une impulsion, elle attrapa sur l’étagère du couloir un livre qu’elle se fourra dans la poche. C’était une édition bon marché et très usée d’un ouvrage écrit par son oncle, Le Pêcheur et l’Araignée, qu’elle avait déjà lu à deux reprises.
Le temps pressait. En mettant son bracelet-montre, elle s’aperçut qu’il s’était déjà écoulé vingt minutes depuis la mort du sim. La police était arrivée. La lueur rouge des gyrophares passait entre les lamelles des stores. Elle imagina la perplexité des agents devant le cadavre, du moins devant ce qui ne s’était pas encore évaporé. Et le coroner municipal, à qui revenait d’analyser les restes, pourrait bien se demander s’il était sain d’esprit. Mais les journaux du matin n’en toucheraient pas un mot. Le conducteur ivre et en larmes ne serait jamais traduit en justice. C’était joué d’avance.
Cassie prit un stylo et une feuille de papier dans la cuisine et empêcha sa main de trembler le temps d’écrire :
Tante Riss,
Il faut qu’on file… tu sais pourquoi.
Je voulais juste dire merci (pour tout). Je prendrai bien soin de Thomas.
Avec tout mon amour,
Il aurait été dangereux d’en dire davantage et sa tante comprendrait : « il faut qu’on file » était leur code d’alerte rouge personnel. Mais ça ne suffisait pas, loin de là. Comment cela pourrait-il suffire ? Sept ans durant, tante Riss s’était occupée de Cassie et de Thomas avec gentillesse, patience et… eh bien, sinon amour, du moins quelque chose d’approchant. C’était elle qui avait calmé les terreurs nocturnes de Cassie après la mort de ses parents, elle qui lui avait dévoilé petit à petit la vérité sur la Correspondence Society. Et si elle s’était montrée un peu trop protectrice au goût de Cassie, elle l’avait aussi aidée à trouver son équilibre entre le monde tel qu’il semblait être et le monde tel qu’il était vraiment… entre le monde que Cassie avait aimé et celui qu’elle en était venue à redouter.
« Merci » ne convenait absolument pas. Cassie hésita, voulut en dire davantage. Mais cela l’obligerait à refouler ses larmes, ce qui n’était pas très utile dans la situation actuelle. Aussi colla-t-elle le mot tel quel, dans toute son inélégance, sur la porte du réfrigérateur et s’obligea-t-elle à se concentrer sur ce qu’elle devait faire à présent.
Pour finir, elle alla sur la pointe des pieds réveiller Thomas en posant la main sur son épaule.
Elle aurait aimé pouvoir dormir comme lui, d’un sommeil profond, silencieux et fiable. Sa petite chambre était bien rangée, pour le moment : ses jouets étaient posés avec soin sur une étagère en bois et ses vêtements fraîchement lavés suspendus dans le placard. Il reposait sur le dos, l’édredon remonté jusqu’au menton, comme s’il n’avait pas bougé d’un pouce depuis que sa sœur l’avait bordé quelques heures auparavant. Peut-être n’avait-il pas bougé, d’ailleurs. Malgré ses douze ans, son visage gardait quelques rondeurs de l’enfance ; ses cheveux blonds, même ébouriffés, lui donnaient l’air d’un ange joufflu en pyjama jaune. Il s’éveilla comme s’il réintégrait son corps après une absence prolongée. « Cassie, ronchonna-t-il en clignant des yeux. Qu’est-ce qu’y a ? »
Elle lui dit de s’habiller et de prendre sa valise sous le lit. Il fallait partir, lui dit-elle. Tout de suite.
Bien que mal réveillé, il comprit. « Tante Riss…
— Elle n’est pas là. Il faut partir sans elle. »
Elle détesta voir l’angoisse surgir dans son regard et crut y lire un reproche. Ce n’est pas ma faute ! eut-elle envie de dire. Ne m’en veux pas… je n’ai pas le choix !
L’air de résignation apeurée qui suivit fut peut-être encore pire. Thomas était trop petit pour se rappeler vraiment le meurtre de leurs parents. Mais ses souvenirs étaient tout autant dans son corps que dans son esprit. Il se redressa, une main sur le bord du matelas. « On va où ?
— Prévenir Leo Beck. Ensuite… on verra. Allez, habille-toi. Dépêche ! Tu sais quoi faire. Et mets des vêtements chauds, d’accord ? »
Il hocha la tête et se leva aussitôt, comme un soldat le matin au son du clairon. Cela donna à Cassie envie de pleurer.
La grande fenêtre au bout du couloir ouvrait sur un escalier de secours en bois fixé aux briques noires de suie de l’immeuble. Il permettait de descendre dans la ruelle, aussi Cassie et Thomas pouvaient-ils l’emprunter sans se faire voir de la police, même si elle devait être trop occupée à démêler ce qui s’était passé sur Liberty Street pour s’intéresser à une ruelle vide.
En soulevant le châssis, Cassie entraperçut son reflet sur la vitre sale. Une jeune femme sans élégance vêtue d’un pull trop grand, le regard méfiant sous son bonnet de laine noire, la bouche trop large, les sourcils trop sombrement généreux… peu attirante dans ce que Cassie considérait être le meilleur sens du terme : personne ne la regarderait jamais pour sa beauté et cela lui convenait parfaitement.
Au lycée, on lui avait non seulement trouvé un air bizarre, mais une personnalité étrange. Elle avait entendu des garçons la traiter de « poisson mort » dans son dos. Et elle était en effet passée maître dans l’art de dissimuler ses sentiments. C’était aussi cela, être une gamine de la Correspondence Society. Il y avait des vérités qu’on ne pourrait jamais reconnaître, des émotions qu’il fallait laisser cachées. Si bien qu’être un poisson mort, rester à l’écart des alliances de couloir et des cercles sociaux du week-end ou se faire regarder de travers quand on changeait de salle de classe, cela ne posait aucun problème. Ni même qu’on ricane de vous, si nécessaire. Son air un peu nerd l’y aidait en dressant une barrière utile entre elle et les autres. Elle savait comment éviter d’attirer l’attention : ne jamais lever la main pour répondre, ne jamais attendre ou vouloir une véritable amitié, bien faire ses devoirs mais sans que ça se voie trop.
En présence d’autres enfants de la Society, elle pouvait se laisser un peu aller. Mais elle n’avait jamais vraiment apprécié leur compagnie non plus. La marmaille de la Correspondence Society avait tendance à se montrer hargneuse, perturbée et compliquée, à faire preuve d’un esprit de clan. Sans doute pouvait-on en dire autant de Cassie.
Elle se mordit la lèvre et inspira à fond. Puis enjamba le petit rebord pour poser le pied sur l’escalier de secours, sortit sa valise et celle de Thomas, aida son frère à la suivre. Le palier usé par les intempéries tangua un peu sous leur poids. La ruelle tout en bas était un couloir d’asphalte bordé de briques, sans rien à l’intérieur qu’une benne à ordures et le vent intermittent de novembre. Cela lui convenait parfaitement aussi.
Elle essaya de ne pas penser à ce qu’elle abandonnait. Une fois en bas, elle attrapa la main de Thomas (« Aïe », dit-il) et le conduisit au coin de Pippin Street. Elle tourna ensuite à gauche, en direction du domicile du désagréable Leo Beck et d’un avenir qu’elle redoutait même d’imaginer.
Tôt dans la matinée, alors que les premiers rayons du soleil atteignaient les branches nues des érables et commençaient à ronger la fine couche de givre dans les ombres, un homme approcha de la ferme d’Ethan Iverson. Comme il était seul et marchait lentement, Ethan fut prévenu bien à l’avance de son arrivée.
Il suivit sa progression sur un moniteur vidéo dans le grenier où il conservait sa machine à écrire, ses dossiers de la Correspondence Society et un petit arsenal d’armes à feu. Quand l’alarme avait sonné, il préparait son petit déjeuner habituel dans la cuisine : des œufs au bacon frits dans une poêle en fonte. Son repas refroidissait à présent sur la cuisinière, figeant les œufs dans la graisse.
Ethan vivait seul dans cette ferme depuis sept ans… sept ans et trois mois, à présent. Il passait des semaines entières sans parler à personne, à part à la caissière de l’épicerie Kierson et au vendeur de la librairie Back Pages, ses deux étapes incontournables quand il allait se ravitailler à Jacobstown. Un truc utile pour rester sain d’esprit quand on ne voyait personne, avait-il découvert, consistait à respecter scrupuleusement un emploi du temps prédéterminé. Chaque soir, il réglait son réveil sur sept heures, chaque matin, il se douchait, s’habillait et terminait son petit déjeuner avant huit heures, en toute saison et chaque jour de la semaine. Il mettait un soin tout aussi méticuleux à entretenir et maintenir en bon état la batterie de détecteurs de mouvements et de caméras vidéo qu’il avait installée sur la propriété peu après avoir emménagé.
Sept ans durant, ces appareils n’avaient repéré personne, à part quelques chasseurs et cueilleurs de champignons qui s’étaient égarés, un auteur d’opuscules religieux qui s’imaginait tenir de Dieu le droit d’ignorer tous les DÉFENSE D’ENTRER ostensiblement disposés ici et là, un agent du recensement très déterminé et, à deux reprises, un des ours noirs qui vivaient en famille à l’ouest des limites de sa propriété. Chaque fois que l’alarme avait sonné, Ethan s’était précipité au grenier pour visualiser l’intrus sur son écran vidéo et évaluer la gravité de la menace. Et chaque fois — jusqu’à présent — l’intrus s’était révélé plus ou moins inoffensif.
Il passa sur une autre caméra tandis que l’homme remontait d’un pas régulier le chemin de terre battue qui conduisait à la ferme. Bien que d’apparence tout à fait normale, l’inconnu ne semblait pas véritablement à sa place. Il devait avoir vingt-cinq ans maximum, était habillé à la citadine d’un pardessus terne et de chaussures noires salies par l’argile humide de la route. On aurait pu le prendre pour un agent immobilier venu demander à Ethan s’il avait envisagé de mettre en vente sa propriété. Mais Ethan était à peu près certain que le type n’était même pas humain.
Bien entendu, son apparence physique ne signifiait rien. (Sauf à interpréter sa fadeur même comme un choix stratégique.) Ce qui mit la puce à l’oreille d’Ethan, et voulait peut-être lui mettre la puce à l’oreille, fut la manière dont le marcheur regarda bien en face chaque caméra devant laquelle il passait, comme s’il se savait observé et s’en fichait, comme s’il voulait qu’Ethan sache qu’il arrivait.
Quand l’homme franchit la limite des mille mètres, Ethan réfléchit à son choix d’armes.
Il conservait là-haut une petite armurerie. Surtout constituée de fusils de chasse, qu’on pouvait acheter facilement et en toute légalité, mais aussi de quelques pistolets de style militaire. Dans le râtelier près de la fenêtre reposait un fusil à orignal Remington chargé et équipé d’une lunette allemande, avec lequel il s’était suffisamment entraîné pour se montrer parfaitement capable d’abattre aussitôt l’intrus d’une seule balle par la petite fenêtre du grenier. L’anatomie particulière des simulacres les rendait bien entendu moins sensibles aux blessures que les êtres humains, mais ils n’étaient pas invulnérables, loin de là. Une balle bien placée dans la tête ferait l’affaire.
Ethan envisagea la chose. Ce serait la manière la plus simple de gérer cette situation. Abattre l’intrus, faire son sac et partir. Parce que si l’hypercolonie l’avait retrouvé, ce serait du suicide de rester. Qu’il tue un sim et d’autres viendraient.
… s’il ne faisait aucun doute que cet homme était un sim. Et cela n’en faisait-il aucun ?
Eh bien, son instinct ne le lui en laissait guère. Il en aurait mis sa main au feu. Mais il ne pouvait pas laisser la vie d’un homme dépendre de son instinct.
Il regarda le long fusil avec regret avant de lui préférer un fusil de chasse standard et un appareil qui ressemblait à un pistolet trapu, mais était conçu pour délivrer une décharge de 300 000 volts par l’intermédiaire de deux pointes en cuivre. Ses recherches l’avaient conduit à penser qu’une telle arme serait efficace à courte portée contre un simulacre sans être a priori létale pour un être humain. Il n’avait néanmoins jamais mis cette théorie à l’épreuve.
Il observa encore quelques instants le moniteur vidéo en essayant de chasser sa peur. Il savait qu’il se retrouverait tôt ou tard dans une telle situation. Il s’y était préparé, il l’avait vécue mille fois en imagination. Alors pourquoi ses mains tremblaient-elles ? Mais la réponse à cette question était si évidente qu’il n’avait pas besoin de la formuler. Elles tremblaient parce que, malgré toutes les précautions qu’il avait prises, malgré sa puissance de feu supérieure et ses possibilités de fuite soigneusement préparées, ce qui approchait pouvait être une des créatures qui avaient déjà pris la vie de trop nombreux parents et amis d’Ethan… une chose ni humaine ni consciente, qui donnait la mort sans davantage y penser que la foudre.
Il rentra le pistolet à impulsion dans sa ceinture et vérifia que le fusil était chargé. Il glissa quelques cartouches supplémentaires dans sa poche de poitrine. Il ressentit un besoin urgent de se vider la vessie, mais il n’avait pas le temps.
La mort grimpa sur les planches grinçantes de la véranda et sonna poliment à la porte. Ethan descendit ouvrir.
Les hommes et femmes (Ethan se souvenait qu’il y en avait quelques-unes) à l’intérieur vert lui avaient déjà coûté son mariage et sa carrière. Exploit remarquable accompli en l’espace d’une seule journée de 2007.
À l’époque professeur titulaire à l’université du Massachusetts à Amherst, Ethan avait publié plusieurs articles bien accueillis et deux ouvrages de vulgarisation scientifique qui avaient rencontré un certain succès. Il était très bien considéré dans sa faculté et menait activement des recherches en se montrant capable d’encadrer un certain nombre d’étudiants. Bien que spécialisé en entomologie, ses derniers travaux l’avaient conduit dans le domaine de la paléobotanique, l’étude des anciennes formes de vie végétales. Il s’était joint à une équipe de chercheurs qui extrayait des spores aéroportées de carottes de glace vieille de dix mille ans originaires de l’Antarctique. Il se livrait aussi à des recherches plus clandestines… du genre qui intéressait la Correspondence Society.
Les savants et érudits qui composaient celle-ci ne publiaient toutefois jamais leurs résultats dans des revues à comité de lecture. Son existence n’était connue que de ses seuls membres, qui avaient juré de garder le secret. Ethan était étudiant en troisième cycle quand il fut présenté à la Society par son mentor au MIT, dont il admirait sans réserve l’éthique et l’intellect, ce qui ne l’empêcha pas de se montrer tout d’abord sceptique : la Society lui semblait plutôt excentrique et très vieux jeu, une relique de ces clubs de professeurs d’université qui avaient autrefois prospéré dans les cloîtres d’Oxford et de Cambridge. Il aurait cru à une blague — et à une blague franchement grotesque — s’il n’avait vu les noms de ses membres. Des mathématiciens, des physiciens, des anthropologues, souvent avec un CV impressionnant, et la liste des membres décédés, si elle était exacte, s’avérait encore plus impressionnante : Dirac, von Neumann, Fermi…
On l’avait prévenu des risques qu’il encourrait s’il acceptait de faire partie de la Society. Le règlement était draconien. Les membres ne pouvaient communiquer d’informations la concernant que par courrier ou en personne. Parler trop publiquement d’elle vous exposait à des représailles, non d’elle-même, mais de sources inconnues. S’il disait la mauvaise chose à la mauvaise personne, Ethan pourrait bientôt voir ses propositions de recherche refusées sans raison, ne plus se trouver en odeur de sainteté dans les cercles universitaires et comités de lecture, perdre sa titularisation. Il comprit ces risques et se montra d’une prudence scrupuleuse une fois devenu membre. Mais personne ne l’avait averti qu’il risquait sa vie. Que sa famille risquait la sienne.
Seul le hasard lui avait permis de survivre au massacre de juin 2007. Il avait été désigné à la dernière minute délégué au congrès annuel de la Société américaine d’entomologie et attendait son vol pour Phoenix à l’aéroport Logan de Boston quand les premières informations apparurent sur le téléviseur de la salle d’embarquement. Son attention fut attirée par les photographies qui se succédaient à l’écran… il s’aperçut avec un frisson glacé qu’il connaissait toutes ces personnes. Benson à Yale, Kammerov à Cornell, Neiderman à Édimbourg, Linde à Saint-Pétersbourg. Et d’autres encore. DOUZE UNIVERSITAIRES ASSASSINÉS, indiquait la bannière en bas de l’image. Ethan s’approcha du poste, déjà malade de peur : le volume était baissé, mais ce qu’il entendit des murmures du journaliste suffit à confirmer ses craintes. Aucun élément ne permet de relier vraiment ces différents meurtres, perpétrés ce mercredi sur trois continents, mais qu’un si grand nombre d’universitaires et d’érudits bien connus décèdent en si peu de temps de mort violente ne semble pas une coïncidence… Les autorités locales coopèrent avec le bras policier de la Société des Nations pour déterminer si ces meurtres s’inscrivent dans un schéma plus large…
Les nouvelles venaient de parvenir aux agences de presse. Les assassinats perpétrés en Europe et en Asie dataient de la nuit, ceux commis en Amérique des heures précédentes. Et Ethan n’avait pas besoin de la Société des Nations pour reconnaître « un schéma plus large » : toutes les victimes connues faisaient partie de la Correspondence Society.
Il dénicha un publiphone et appela son bureau à Amherst. La Society lui avait appris à se méfier du téléphone… même les appels locaux passaient par la radiosphère, partie intégrante du système mondial de communication téléphonique par relais radio, mais il espérait qu’un appel de courte durée n’attirerait pas indûment l’attention. On annonça l’embarquement de la classe affaires pendant qu’il composait le numéro ; il n’y prêta aucune attention.
Amy Winslow, son assistante, décrocha au bout de trois sonneries. « Professeur ! Vous allez bien ? »
Il lui répondit par l’affirmative d’une voix soigneusement neutre. Avant qu’il puisse ajouter quoi que ce soit, elle lui demanda s’il était déjà à Phoenix ou s’il pouvait revenir immédiatement à l’université. C’était terrible, dit-elle. On avait tiré sur Tommy Chopra ! Il était mort ! Un concierge avait découvert son corps ! Il y avait partout des policiers en train d’interroger les gens et de recueillir des indices !
Ethan ne put dissimuler sa stupéfaction. Tommy Chopra était l’un de ses étudiants, un lève-tôt compulsivement perfectionniste. Ethan lui avait confié une clé de son bureau et Tommy y venait souvent avant l’aube compiler des données pendant que le reste du campus s’animait peu à peu. D’après Amy, il avait été abattu avant sept heures du matin. Personne n’avait vu son meurtrier.
C’était moi qu’ils voulaient tuer. Pas Tommy.
« Vous pouvez revenir parler à la police ?
— Bien sûr. D’ici là, appelez le congrès pour leur dire que je suis contraint d’annuler. Le numéro est dans la documentation sur mon bureau. J’arrive tout de suite. »
Mensonge délibéré. Il n’avait pas l’intention d’approcher de son bureau, ni ce jour-là ni un autre.
Au lieu de cela, il fit deux heures de route pour gagner l’appartement du sud d’Amherst qu’habitait Nerissa pendant leur « séparation temporaire », comme elle se plaisait à appeler leur préparation de divorce. Il avait accepté de ne pas venir sans l’avertir, mais les circonstances l’emportaient sur cet accord de politesse. S’il ne comprenait pas grand-chose à ce qui arrivait à la Society, il n’avait aucun doute sur ce qu’il devait faire : raconter à Nerissa ce qui s’était passé, lui expliquer pourquoi elle ne le reverrait sans doute plus jamais et ce qu’elle-même devait faire à présent.
L’homme à l’intérieur vert attendait patiemment derrière la porte. Ethan l’observait par l’intermédiaire d’un moniteur monté au-dessus du battant et relié à la caméra vidéo dissimulée dans les chevrons de la véranda. Il réprima une grimace en voyant l’homme plonger une fois encore le regard droit dans l’objectif.
Si c’était bel et bien un simulacre, celui-ci avait adopté une stratégie inédite, puisqu’il ne semblait pas armé et était venu sans essayer de se cacher. Ethan en conclut que ça ne faisait que le rendre plus dangereux.
L’installation vidéo incluait un microphone et un haut-parleur. Ne jamais engager la conversation avec un sim figurait parmi les règles qu’Ethan s’était fixées, basées à la fois sur ses propres théories et sur celles de Werner Beck concernant le mode de fonctionnement de l’hypercolonie. Mais quel autre choix avait-il ? Ouvrir la porte et lâcher une décharge de chevrotine en plein visage à quelqu’un qui pourrait, éventuellement, n’être qu’un civil innocent ?
Il activa le microphone : « J’ignore ce que vous vendez, mais ça ne m’intéresse pas. Vous êtes sur une propriété privée. Veuillez partir.
— Bonjour, professeur Iverson. » Le sim parlait d’une voix calme et aiguë avec un accent du nord de l’État de New York. « Je sais qui vous êtes et vous savez ce que je suis. Mais je ne viens pas vous faire de mal. Nous avons un intérêt commun. Puis-je m’expliquer ? »
Il n’y avait pas d’esprit derrière ces mots, se rappela Ethan. Rien qu’une série d’algorithmes de haut niveau cherchant à atteindre un résultat stratégique. Entamer la conversation avec une telle créature était tout aussi inutile qu’essayer de repousser un scorpion en citant Voltaire. Ethan ne put toutefois s’empêcher de ressentir une certaine curiosité. « Vous êtes armé ? »
Le simulacre adressa un sourire mielleux à la caméra. « Non, monsieur.
— Vous êtes prêt à le prouver ? Commencez par enlever votre chapeau et votre manteau, par exemple. »
Le simulacre hocha la tête et ôta son couvre-chef. Il avait des cheveux châtains et un début de calvitie au sommet du crâne. Il se débarrassa de sa veste qu’il plia et posa à côté de son chapeau sur un fauteuil en bois décoloré par le soleil.
« La chemise et le pantalon, maintenant.
— Vraiment, professeur Iverson ? »
Ethan ne répondit pas. Le silence s’éternisa jusqu’à ce que le simulacre commence à déboutonner sa chemise. Tout comme le pantalon, elle rejoignit bientôt le manteau et le chapeau, révélant le corps pâle à l’abdomen proéminent, le corps à l’apparence impeccablement humaine du simulacre. « Les chaussures et les chaussettes aussi.
— Il fait plutôt frais, dehors, professeur. »
La créature obtempéra néanmoins et se retrouva uniquement vêtu d’un slip blanc. Un monstre en sous-vêtement, se dit Ethan.
« Puis-je à présent entrer vous parler ? »
Ethan ouvrit la porte, ne laissant que la moustiquaire le séparer de l’homme à l’intérieur vert. Il braqua son fusil à canon court sur le torse de la créature. Le sim regarda l’arme. « Ne me tirez pas dessus, s’il vous plaît.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Quelques minutes de votre temps. Je veux vous expliquer quelque chose.
— Pourquoi ne pas me faire un résumé tout de suite ?
— Vous et d’autres membres de la Correspondence Society êtes véritablement en danger imminent. Ce n’est pas une menace. Je ne suis pas votre ennemi. Nous avons des intérêts communs.
— Pourquoi croirais-je un seul mot de ce que vous me racontez ?
— Je peux expliquer. À vous de décider si vous me croyez ou pas. Puis-je entrer ? »
Sans baisser son arme, Ethan ouvrit de l’autre main le battant à moustiquaire. « Pas de mouvements brusques. »
Le simulacre franchit le seuil. « Vous allez garder ce fusil braqué sur moi ?
— J’imagine que non. » Ethan passa l’arme dans sa main gauche et laissa le canon redescendre.
« Merci.
— Ceci fera l’affaire », dit Ethan en tirant de sa ceinture le pistolet à impulsion dont il pressa la détente au moment où il enfonçait les pointes en cuivre dans le ventre flasque du sim.
Trois cent mille volts. L’homme à l’intérieur vert tomba comme un arbre abattu.
Marcher jusqu’au petit immeuble de Leo Beck permit à Cassie de ne pas être glacée par le vent, mais son petit frère commençait à montrer des signes d’angoisse. Il lui serrait la main gauche avec tant de force qu’elle craignit d’avoir des bleus, lui qui ne lui avait plus tenu la main depuis ses six ans. « Le soleil va bientôt se lever », lança-t-elle pour essayer de lui changer les idées. Ils dépassèrent une lente et pesante machine qui expédiait des torrents d’eau savonneuse dans les bouches d’égout. « Les balayeuses mécaniques sont déjà au travail, tu vois ? » Thomas haussa les épaules.
Si la ville de Buffalo connaissait la prospérité, celle-ci n’était pas passée par les vieux bâtiments des quartiers sud. L’immeuble de Leo Beck était tapi à un coin de rue comme un troll fatigué, tatoué par la fumée de charbon venue des usines et raffineries de West Seneca et de Lackawanna pendant des décennies, avant que l’agence de protection de l’environnement impose certaines régulations. Cassie devait désormais se montrer prudente : les simulacres pourraient venir s’en prendre à Leo, si ce n’était déjà fait. Elle tira la porte métallique de l’immeuble et pénétra dans le hall. À l’intérieur, il faisait chaud, mais cela sentait le chou et le lait tourné. Elle examina la batterie de sonneries électriques — une série de boutons surmontés du nom du locataire correspondant. L’un d’eux s’était détaché et pendait comme un œil sorti de son orbite, juste au-dessus de celui marqué BECK, LEO.
« On est en sécurité, ici ? » demanda Thomas, posant ainsi à voix haute la question qui trottait dans le crâne de sa sœur.
Durant leur trajet, elle lui avait parlé du sim écrasé sur Liberty Street. Cela signifiait que tous deux devaient s’en aller même si tante Riss ne pouvait pas les accompagner. On va où, alors ? avait demandé Thomas. Cassie ne sut que répondre. Ça dépend.
Il faut que j’aille à l’école.
Plus maintenant. On est plus ou moins en vacances.
Mais Thomas était trop perspicace pour se laisser facilement réconforter. Et elle ne pouvait pas honnêtement répondre que oui, ils étaient en sécurité : pour ce qu’elle en savait, Leo Beck pouvait être mort par terre dans son deux-pièces. Mais son devoir de survivante de la Society consistait à faire son possible pour prévenir la victime potentielle la plus proche. L’œil fixé sur les marches derrière la porte intérieure du hall, prête à fuir à la première apparition d’un inconnu suspect, elle sonna à nouveau.
Leo répondit quelques secondes plus tard. Il n’était pas content. « Bordel, je ne sais pas qui vous êtes, mais si vous sonnez encore, je descends vous botter le cul. »
Thomas fit des yeux ronds. « C’est Cassie Iverson, se hâta d’indiquer sa sœur. Il faut que j’entre, Leo. »
Un long silence, puis le verrou électronique de la porte intérieure cliqueta. Cassie poussa Thomas dans l’escalier jusqu’au premier étage, où le papier peint à motif floral ne tenait plus très bien aux murs. Leo habitait au 206. Elle frappa doucement pour ne pas réveiller les voisins.
Ce ne fut toutefois pas Leo qui ouvrit… mais Beth Vance.
Cassie se dit qu’elle n’aurait pas dû en être surprise, ayant vu ensemble Leo et Beth à la dernière réunion des survivants et constaté qu’ils se témoignaient davantage que de l’amitié. Beth était la fille de John Vance, dont l’épouse Amanda, professeur titulaire à l’université de New York et membre de la Correspondence Society, figurait parmi les victimes de 2007.
Beth n’avait qu’un an de plus que Cassie, mais s’efforçait de paraître nettement plus élégante (et Cassie devait bien admettre qu’elle n’y échouait pas souvent). Grande, spectaculairement mince, ses cheveux jaune paille coupés court comme le voulait la mode, elle portait ce matin-là un jean et une chemise de flanelle qu’elle semblait venir d’enfiler. C’était peut-être une des chemises de Leo. Elle fusilla Cassie d’un regard condescendant.
« Il faut que je parle à Leo », dit cette dernière.
Beth roula les yeux, mais lança par-dessus son épaule : « Ouais, c’est Iverson. Et son petit frère. »
La voix de Leo leur parvint de l’intérieur. « Son quoi ?
— Son petit frère ! »
Comme si elle ne connaissait pas son prénom.
Cassie passa devant Beth en tirant Thomas à l’intérieur. Pieds nus, Leo sortit de la chambre en jean noir et maillot sans manches. Il avait vingt et un ans et mesurait un peu plus d’un mètre quatre-vingts. Il était d’une beauté conventionnelle, mais avec quelque chose de bizarre dans les yeux, avait souvent pensé Cassie : ils baissaient aux extrémités, comme installés à l’envers. Cela lui donnait un air suffisant.
Il ne l’était pas, de même qu’il n’était certainement pas idiot. Il regarda Cassie, puis Thomas, déchiffra leurs expressions et respira un bon coup. « Oh putain. Ça recommence, pas vrai ? »
Cassie parvint à hocher la tête. « Oui.
— Et vous êtes venus ici en premier ?
— Tante Riss est sortie. Ouais. On n’a parlé à personne d’autre. »
Elle lui raconta dans le détail ce qu’elle avait vu par la fenêtre de la cuisine, même si son récit effrayait de plus en plus Thomas.
« D’accord, dit-il en fronçant complètement les sourcils. Merci, Cassie. » Il se tourna vers Beth. « Si tu veux emporter quelque chose, dépêche-toi de le mettre dans la voiture.
— La voiture ?
— On s’en va. »
Thomas resta assis près de Cassie sur le canapé malpropre pendant que Leo et Beth finissaient de s’habiller.
Elle se demanda ce qu’il avait compris de tout cela. Tante Riss n’avait pas délaissé l’éducation de Thomas. Il était au courant du massacre de 2007, du moins dans les grandes lignes. Il savait ne pouvoir discuter qu’en famille de certains sujets, par exemple la mort de ses parents. Il savait qu’il y avait une raison à la présence de la valise sous son lit. Ce savoir pesant l’avait rendu plus réservé et plus prudent que la plupart des garçons de son âge. Si Thomas ne parlait presque jamais de tout cela, il venait parfois poser à sa sœur les questions qui le troublaient : C’est vrai que la radiosphère est vivante ? Ou bien : Comment ça se fait que l’hypercolonie nous entende quand on téléphone ? Ou encore : Pourquoi est-ce qu’elle veut tuer des gens ? Cassie avait toujours essayé de répondre le plus sincèrement possible. Ce qui signifiait que Thomas devait souvent se contenter de « je n’en sais rien ».
Leo Beck ressortit de la chambre en continuant à répondre aux objections de Beth, qui n’était pas convaincue. « Cassie ne mentirait pas là-dessus, dit-il à la satisfaction de celle-ci. C’est une putain d’alerte rouge. » Il fourra ses vêtements de rechange et quelques boîtes de conserve dans un sac de sport. « On savait que ça pouvait arriver. Au moins, on est ensemble. » Cassie supposa que cette dernière phrase visait à amadouer Beth, même s’il n’obtint d’elle en retour qu’un regard gêné. Les bagages furent rapidement et efficacement bouclés. Leo ne semblait pas posséder grand-chose, pour ce que Cassie voyait de son appartement, à part deux étagères de livres. Beth n’avait que son nécessaire de voyage, que Cassie soupçonnait de ne guère contenir qu’une trousse de maquillage, une réserve de tampons et quelques préservatifs.
« Alors, où est la voiture ? demanda Beth.
— Garée à deux rues d’ici. Tu crois qu’on a besoin d’autre chose ? »
Beth explora la pièce du regard d’un air malheureux avant de secouer la tête.
« D’accord. En route.
— Et eux ? » demanda Beth. La question manquait de politesse, mais Cassie se la posait aussi.
« On ne peut pas les laisser ici. Ça te va, Cassie ? Vous faites comme vous voulez, mais vous feriez sans doute mieux de venir avec nous plutôt que de vous retrouver dans la rue.
— Oui », répondit Thomas avant que Cassie puisse réagir. Elle se contenta de hocher la tête. Leo savait comme tout un chacun ce qu’il fallait faire : quoi qu’il puisse être d’autre, c’était le fils de Werner Beck, le membre le plus influent de la Society. Ils courraient moins de risques à rester ensemble.
Ils sortirent de l’immeuble. Les premières lueurs de l’aube s’introduisaient dans la rue. Quelques ouvriers quittaient à présent les vieux immeubles résidentiels, des hommes de forte carrure ainsi que quelques femmes, la plupart en route pour les chaînes de fabrication de Lackawanna et de West Seneca. Un jour qu’elle traversait cette partie de la ville dans la voiture de tante Riss, Cassie s’était demandé à voix haute si les hommes qu’elle voyait alors rentrer chez eux d’un pas fatigué croyaient vraiment que le monde était aussi prospère et allait autant de l’avant qu’on le leur avait laissé entendre dans les cours d’instruction civique au lycée. « Sans doute pas, avait répondu tante Riss. Ils n’ont pas l’air particulièrement enthousiastes, hein ? Ils ne sont pas riches, loin de là. Mais ils ont un travail. Les usines et les ateliers payent le minimum vital plus les avantages sociaux. Beaucoup de ces hommes auraient probablement les moyens de vivre dans un meilleur quartier, sans l’alcool, la pension alimentaire ou le mauvais sort. Leurs existences pourraient s’améliorer, à la longue. Et s’ils ont besoin d’aide, ils peuvent en obtenir. » En d’autres termes, les cours d’instruction civique avaient globalement dit la vérité.
Tante Riss avait toujours rendu scrupuleusement justice à tout le monde.
L’antique Ford marron cloquée de rouille que possédait Leo devait être plus vieille que Thomas, mais c’était tout ce qu’il pouvait s’offrir comme moyen de transport avec son travail de nuit au restaurant. Son père, que tout le monde savait pourtant très riche, ne lui versait aucune allocation exorbitante. Mais Leo n’ira plus débarrasser les tables chez Julio avant un bon moment, se dit Cassie. Elle mit sa valise avec celle de Thomas dans le coffre à côté des affaires de Beth et Leo, puis se glissa sur la banquette arrière près de son frère.
« Alors, on va où ? » demanda Beth.
C’était une bonne question. Cassie attendit la réponse. Tôt ou tard, elle devrait se le demander aussi.
« D’abord, chez toi. Pour voir si ton père va bien. Ensuite, ça dépend de ce qu’on trouve. »
Dix familles de la Society avaient fui à Buffalo après le massacre. La plupart étaient en relation (ou avaient perdu un proche étant en relation) avec Harvard, le MIT ou l’université du Massachusetts. Tante Riss les fréquentait toutes et c’est elle qui avait organisé l’exode.
Toutes ces familles avaient été attaquées. Toutes pleuraient un mari, un père, une mère ou une épouse. Elles avaient eu la sagesse de ne plus vouloir habiter les logements où leurs proches s’étaient fait assassiner. Elles ne couraient peut-être aucun danger immédiat — les attaques avaient uniquement visé des membres actifs de la Society —, mais elles avaient pris précisément conscience de leur vulnérabilité. Le dernier document diffusé à tous ses membres par la Society (une lettre aux survivants signée Werner Beck) contenait des avertissements sinistres et des conseils pour préserver son anonymat.
Il existait d’autres enclaves de survivants à divers endroits du pays et du monde. Si la Correspondence Society n’était plus que l’ombre d’elle-même, le soutien émotionnel et parfois financier qu’elle apportait s’avérait inestimable. Les réunions de survivants étaient les seules occasions où le deuil et la colère, qui devaient rester dissimulés aux autres, pouvaient être ouvertement exprimés et compris.
La nécessité de garder le secret restait toutefois destructrice, plus particulièrement pour les enfants de ces familles. Comme Cassie et Thomas. Ou Leo et Beth.
À l’école, par exemple. Au lycée Millard Fillmore, qu’elle avait fréquenté jusqu’à l’obtention de son diplôme au printemps, Cassie s’était douloureusement vu rappeler jour après jour qu’elle n’était qu’une marginale se faisant passer pour normale, une réfugiée originaire d’un pays énigmatique. Les cours d’histoire avaient été particulièrement pénibles. Avant les massacres de 2007, ses parents l’avaient laissée croire au progrès social et technologique dont les manuels adoraient dresser le portrait : la découverte au-dessus de l’atmosphère terrestre de la couche radiopropagatrice (la « radiosphère ») dans les années 1890, la Grande Guerre et ses conséquences, l’abolition de la ségrégation aux États-Unis dans les années 1930, les traités de paix européen et eurasiatique, la libération sexuelle des années 1950… et surtout, la réconfortante quasi-certitude que le monde devenait jour après jour un peu plus riche et un peu plus juste. Ce n’est qu’après la mort de ses parents qu’on lui avait dévoilé la vérité : une main invisible intervenait dans l’histoire de l’humanité, apparemment bienveillante mais toujours indifférente, souvent cruelle, parfois meurtrière.
Ce savoir la distinguait de ses camarades de classe. Ses quelques amitiés n’étaient en réalité que des alliances temporaires avec d’autres marginaux. Comme Annie Jessup, avec son attelle en acier inoxydable à la jambe, ou Patrice Kossuth, qui ne manquait pas de bégayer chacune des rares fois où elle essayait de parler. Et à quoi bon se lier d’amitié quand on devait cacher autant de choses sur soi-même ? Les seules personnes de son âge auprès desquelles elle pouvait s’épancher étaient les enfants de la Society, qui avaient tous vécu des histoires comparables à la sienne et dont la compassion était par conséquent générique et souvent affectée.
Malgré tout, elle s’était méthodiquement planifié un avenir. Depuis qu’elle avait terminé le lycée, elle travaillait comme vendeuse chez Lassiter, le grand magasin sur Main Street, pour gagner de quoi payer les frais de scolarité et de documentation d’un semestre à l’université de New York. Elle avait eu pour ambition de suivre des études de biologie et de se focaliser ensuite sur celle des invertébrés, idée qui lui venait bien entendu de la carrière et des livres d’entomologie de son oncle. Elle décrocherait un diplôme de troisième cycle, se retrouverait peut-être enseignante dans une université régionale, mènerait une vie tranquille mais utile qui lui permettrait de contribuer modestement à l’accroissement des connaissances. Elle s’était imaginée dans un bureau bondé de livres d’un campus arboré, avec une fenêtre par laquelle elle pourrait suivre le passage des saisons. Elle serait peut-être seule, mais aussi satisfaite, utile, en sécurité.
C’était une illusion stupide, dont la pensée la fit rougir. Car, à présent que les hommes à l’intérieur vert étaient de retour, il n’y aurait pas de pièce dans laquelle être à l’abri, pas de fenêtre par laquelle regarder tomber la neige. Les événements des dernières heures signifiaient qu’elle passerait le reste de son existence dans l’anonymat le plus strict, peut-être sous un nom d’emprunt, à accepter le genre d’emplois ne nécessitant ni expérience ni papiers, sans doute à habiter des appartements de location dans des petites villes peu connues. Et ce serait la même chose pour Thomas, réalisa-t-elle tardivement avec angoisse.
Celui-ci posa sa tête sur l’épaule de sa sœur et ferma les yeux ; le mouvement de la voiture et les émotions de la matinée avaient eu raison de lui. Tant mieux, pensa Cassie. Elle lui caressa les cheveux sans le réveiller.
Leo conduisait en surveillant dans son rétroviseur que personne ne les suivait. Aller chez Beth impliquait de traverser la ville dans la circulation de plus en plus dense. Cassie pensa à Beth, assise pâle et muette à l’avant sur le siège passager. Elle l’avait toujours cordialement détestée, sentiment largement réciproque, mais toutes deux se trouvaient à présent dans le même bateau.
« Si mon père…, commença Beth. Je veux dire, s’il n’est pas à la maison, si on n’arrive pas à le trouver… on va où, après ?
— Ça dépend, répondit Leo.
— Parce que, même s’il est à la maison, je ne veux pas rester avec lui. On en a déjà discuté, on a parlé de ce qu’on ferait si les sims revenaient. Il a des faux papiers pour nous deux et il dit avoir assez de liquide pour vivre dans une petite ville, peut-être en Floride… mais je ne veux pas vivre en Floride, putain ! Je ne veux vivre nulle part avec lui.
— D’accord, dit doucement Leo. À toi de voir. Quoi qu’il arrive. Mais s’il est chez lui, il faut qu’on le prévienne.
— Et toi, tu iras où ?
— Dans l’Ouest.
— Où ça, dans l’Ouest ?
— Là où vit le mien, de père. »
Le père de Leo : Werner Beck, mécène de la Correspondence Society et ce que, indisciplinée et désorganisée comme elle l’était, elle avait jamais eu de plus proche d’un dirigeant. Un homme connu pour son intelligence, ses facultés d’organisation et son intransigeance. Cassie avait entendu tante Riss en parler un jour comme d’« un homme intelligent, mais d’un autoritarisme typique ».
Ils quittèrent la multivoie pour un quartier de grands immeubles résidentiels beaucoup plus plaisants que celui de Leo. Cassie entraperçut dans le rétroviseur le visage de Beth, à présent masque d’appréhension muette.
Les gamins de la Society que fréquentait Cassie se donnaient des surnoms les uns aux autres. Cassie était « Raton laveur », sans doute à cause de l’aspect de ses yeux après une de ses habituelles nuits d’insomnie. Plus jeune, Beth avait été « Ange », mais se voyait affublée depuis quelque temps d’appellations moins gentilles et plus explicites. Elle était sortie avec beaucoup de garçons au lycée, la plupart du genre blouson de cuir et cran d’arrêt. Leo avait lui-même côtoyé cette faune, même si, pour Beth, il représentait un pas vers la respectabilité. Cassie s’était efforcée de ne pas prêter l’oreille à tous ces ragots.
Aucun ange n’aurait pu avoir l’air aussi terrifié que Beth à ce moment-là. Dès qu’ils virent des gyrophares rouges quelques rues plus loin, elle se raidit.
Cassie également. Elle nourrissait l’espoir secret qu’ils trouveraient le père de Beth sain et sauf chez lui, que la mort du sim sur Liberty Street n’avait été qu’une anomalie bizarre, que tante Riss était par conséquent saine et sauve aussi, que sa propre vie retrouverait un semblant de raison ou du moins de continuité…
Mais des voitures de police encadraient l’ambulance devant l’immeuble de Beth et, quand Leo passa à côté, Cassie vit deux infirmiers sortir du hall un brancard à roulettes sur lequel était allongé un corps recouvert d’un drap.
« Stop, murmura Beth.
— Je ne peux pas.
— Leo, bordel !
— Je ne peux pas m’arrêter, Beth. On ne devrait même pas être si près.
— Bon Dieu ! »
Il accéléra, mais en prenant soin de ne pas attirer l’attention des policiers. Beth cogna du poing sur le tableau de bord et se mit à pleurer… des sanglots étouffés, trop discrets pour réveiller Thomas. Au coin de la rue, Leo tourna à gauche pour reprendre la multivoie.
Après avoir fait le plein dans une station-service National Oil à Cheektowaga, Leo s’inséra sur l’autoroute qui conduisait à Cleveland en épousant la longue courbe du lac Érié. Thomas dormait par intermittence, la tête sur l’épaule de Cassie qui regardait les panneaux de sortie annoncer des petites villes au nom agréable à l’oreille : Mount Vernon, Wanakah, Pinehurst. Des rais de soleil de novembre lui passaient en oblique sur les yeux. De temps en temps, Leo entrouvrait sa fenêtre pour laisser entrer des rafales d’air glacé. L’autoroute à quatre voies scintillait, effet des particules de mica et des mirages de soleil.
Cassie garda le silence par respect pour le chagrin de Beth. Leo avait déjà dit tout ce qu’il était possible de dire, y compris que le corps sur le brancard n’était peut-être pas le père de Beth. La jeune femme s’était réfugiée dans une indifférence maussade et inflexible. « Je ne veux pas en parler. » Aussi personne n’ouvrait la bouche.
Une fois dans l’État voisin, Leo quitta l’autoroute au profit du réseau secondaire sur lequel, d’après lui, ils couraient moins de risques d’être suivis. Dans l’Ohio, aux alentours de Medina, il s’arrêta dans une autre station-service pour remplir le réservoir et se servir des toilettes. Cassie et Beth s’y rendirent l’une après l’autre sans prononcer un mot. Sur la banquette arrière, Thomas se plaignit de la faim. Cassie alla dans la boutique lui acheter une barre de chocolat (Hershey’s aux amandes), en prit une autre pour elle ainsi qu’une bouteille de jus d’orange qu’ils se partageraient. Elle acheta aussi un cahier d’activités qui, se dit-elle, pourrait le tenir occupé. Casse-tête, labyrinthes, jeux de points à relier. Il regarda le cahier avec mépris. « On rentre à la maison, maintenant ?
— Non. Tu le sais bien.
— On va dormir où, alors ?
— On va s’arrêter dans un motel, j’imagine. Bientôt. »
Le soleil glissait vers l’horizon quand Leo brancha le chauffage anémique de sa Ford. Lodi, Mount Gilead, Cardington : toutes ces petites villes, pensa Cassie. Ici une rue principale, une quincaillerie et un restaurant chinois avec une enseigne au néon en forme de dragon. Là une église joliment blanchie à la chaux avec un clocher en bois. Ou encore les dernières feuilles mortes de la saison, emportées par le vent dans les caniveaux et sur les appuis des fenêtres.
De petites maisons avec de la lumière jaune derrière les rideaux tirés aux fenêtres. Les demeures de gens qui n’avaient jamais vu et ne verraient jamais que la surface du monde. Cassie se dit qu’elle avait été comme eux un jour. C’était le monde duquel elle avait été bannie : chaud comme une couverture d’hiver, vu et abandonné au même moment. Elle l’aimait d’un amour d’exilée. Il défilait à l’extérieur de la voiture en couleurs de plus en plus passées. Elle fut tentée de lui faire au revoir de la main.
Une fois le sim hors d’état de nuire — le pistolet à impulsion de 300 kV était d’une efficacité spectaculaire —, Ethan le traîna dans la cave.
Quoi qu’il fasse, il faudrait qu’il le fasse vite. Le sim était venu sans armes en demandant à lui parler et peut-être était-il important de découvrir pourquoi. Ethan ne pouvait cependant pas perdre de temps. De toute évidence, l’hypercolonie savait où il habitait. Aussi le congé sabbatique d’Ethan à la ferme était-il terminé et chaque seconde qu’il y passait encore le mettait-elle en danger.
Dans l’intervalle, ses caméras, détecteurs et alarmes automatiques continueraient à repérer les intrus. Il attacha le sim inconscient sur une lourde chaise avec du ruban adhésif, puis remonta réfléchir à ce qu’il pouvait faire.
Il ramassa la veste et la chemise du sim sur la véranda. Toutes deux provenaient de magasins de milieu de gamme très répandus. Il trouva un portefeuille dans la poche de la veste, chose qui sortait de l’ordinaire.
Les assassins de 2007 n’avaient aucun papier d’identité sur eux, ce qui était l’une des raisons pour lesquelles les enquêtes locales et fédérales n’avaient rien pu apprendre d’utile à leur sujet. (Les importantes singularités des cadavres des rares sims tués à ce moment-là en étaient peut-être une autre.) Ethan ouvrit le portefeuille avec précaution.
Il contenait 150 dollars en billets de dix et de vingt, ainsi qu’un certain nombre de cartes, dont deux de crédit de marque très connue, une de sécurité sociale et un permis de conduire. Le tout au nom de Winston C. Bayliss. Sur le permis figuraient une adresse postale (22 Major Street, Montmorency, Pennsylvanie) et un cliché plastifié qui ressemblait au visage de la chose au sous-sol.
Intéressant. Il restait bien des mystères, au sujet des simulacres. Aucun des survivants de la Correspondence Society n’avait réussi à déterminer de quelle manière ils prenaient apparence humaine ni dans quelles proportions ils avaient infiltré l’humanité. Alors comment une monstruosité artificielle en était-elle venue à avoir un numéro de sécurité sociale ? Avait-elle volé l’identité du véritable Winston Bayliss (vraisemblablement décédé, à présent) ? Ou peut-être les cartes étaient-elles tout simplement fausses ?
Quelle situation cela était-il censé dépeindre à Ethan ? Celle d’un monstre inhumain qui vivait paisiblement dans une petite ville de Pennsylvanie en attendant le moment idéal pour frapper ? Ou, plus absurde encore, celle d’un monstre inhumain produisant de faux papiers d’identité sur une presse d’imprimerie clandestine ? Et pourquoi Bayliss (appelons-le comme ça pour l’instant) était-il venu à la ferme avec ces documents sur lui en sachant qu’ils risquaient de tomber entre les mains d’Ethan ?
Mais il n’y avait en réalité qu’une seule question, qui éclipsait toutes les autres : pourquoi Bayliss était-il venu sans armes et apparemment sans défense ?
Il fait plutôt frais, dehors, avait dit la créature. Puis-je entrer vous parler ?
Elle avait aussi dit autre chose : Vous savez ce que je suis.
« Ouais, je sais ce que t’es. » En vivant seul, Ethan avait pris l’habitude de réfléchir à voix haute. Ses mots résonnèrent entre les murs de la cuisine. « Et je sais que t’écouter ne sert à rien. »
Véritablement à rien, parce que si les découvertes d’Ethan et les suppositions de la Correspondence Society étaient exactes, ce ne serait pas « Winston Bayliss » qui parlerait, mais l’hypercolonie elle-même, à laquelle Winston servirait de marionnette. Et l’hypercolonie mentirait. Plus précisément, elle dirait ce qui servait ses intérêts. La différence entre vérité et mensonge n’avait aucun sens pour elle, peut-être même n’en percevait-elle aucune. Les paroles humaines qu’elle produisait n’avaient d’autre objectif que de manipuler le comportement des humains.
Que découvrirait-il d’utile en l’écoutant parler ?
Il ne pensait avoir qu’un seul moyen de le découvrir.
« Qu’est-ce que vous faites avec ce pistolet, professeur ? » demanda le simulacre.
Il avait repris conscience. Toujours solidement attaché à la chaise, il n’avait sur le corps que son slip et des bandes bien serrées de ruban adhésif. Sa tête était immobilisée, mais il arrivait à regarder de côté Ethan et le revolver que celui-ci tenait délibérément dans son champ de vision. La créature avait une convaincante apparence de Blanc effrayé et un peu replet qui frissonnait dans la fraîcheur de la cave.
Ethan ne répondit pas. Il devait tout d’abord avoir la certitude d’être devant un des hommes à l’intérieur vert et non un humain abusé ou dément. Il visa un endroit entre le genou et la cheville gauches de Bayliss.
« Attendez, dit celui-ci. Vous n’avez pas besoin de faire ça. »
Ethan pressa la détente. La détonation fut désagréablement forte dans l’espace confiné de la cave. La balle traversa la jambe de Bayliss et s’enfonça dans le sol sous sa chaise. Ethan alla examiner la plaie sans se soucier de ses bourdonnements d’oreille. Un flot de sang d’un beau rouge en sortait, ainsi qu’un écoulement plus lent d’une matière visqueuse verte. Une esquille apparaissait dans les tissus endommagés, pâle et humide.
Après le coup de feu, l’expression de Bayliss se fit impassible et songeuse. Le nez froncé à cause de l’odeur de fleur pourrie qui montait de la matière verte, Ethan s’agenouilla le temps d’arrêter l’hémorragie en entourant le mollet de ruban adhésif.
« Ce n’était pas nécessaire », indiqua Bayliss.
Bien au contraire. Ethan n’avait désormais plus aucun doute sur son interlocuteur. « Vous aviez quelque chose à me dire, il me semble ? »
Le simulacre hésita, comme s’il réfléchissait à sa réponse, mais Ethan ne s’y laissa pas prendre : le comportement de ces créatures était tout aussi facilement mensonger que leurs paroles. « Nous avons un intérêt commun, professeur. C’est compliqué… »
Ethan lui plaqua le canon de son pistolet sur la tête. « Parlez.
— Vous savez ce que je suis : le genre de chose qui a tué tant de vos collègues il y a sept ans. Mais je défends un intérêt différent.
— Absurde.
— La majeure partie des conjectures de la Correspondence Society sont exactes. La couche radio-réflexive qui entoure la terre est bien un être vivant et actif… votre déduction était astucieuse et correcte. Elle constitue le corps de ce que vous appelez l’hypercolonie. L’hypercolonie est vivante, supposition elle aussi correcte. Mais comme tout être vivant, elle est mortelle. Et susceptible d’être infectée ou d’avoir des prédateurs. Je représente un réseau parasite autonome qui a infecté l’hypercolonie et s’efforce de la contrôler. Mes intérêts sont contraires aux siens. Je vous crois capable de le comprendre. Voilà pourquoi je suis venu seul et sans armes. »
Le sim n’avait fait que répéter les conclusions auxquelles la Society était déjà parvenue, à part cette histoire de « réseau parasite ». Ethan réfléchirait plus tard à la plausibilité de la chose. « Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
— Votre aide. Je peux expliquer, mais il me faut davantage de temps.
— Pourquoi je vous aiderais en quoi que ce soit ?
— Pour éviter une catastrophe humanitaire. Et peut-être sauver la vie de votre nièce par la même occasion. »
Surpris, Ethan crispa l’index sur la détente.
« Ce n’était pas une menace, précisa Bayliss.
— Qu’est-ce que vous savez de ma nièce ?
— Cet endroit n’est pas sûr. Ni pour vous ni pour moi. Emmenez-moi ailleurs, je vous expliquerai. »
Des nombreux aspects humiliants de la vie que menait Ethan depuis les événements de 2007, le pire était peut-être cette apparence de déséquilibré qu’il avait été obligé d’adopter. Il refusait d’avoir le téléphone, la télévision ou la radio, il vivait à l’intérieur d’un cordon de dispositifs de sécurité digne d’un aliéné, il conservait un arsenal de pistolets et de fusils dans son grenier, et il avait à présent un prisonnier dans sa cave, un prisonnier ligoté avec du gros ruban adhésif et blessé par balle à la jambe. De quoi aurait-il l’air, aux yeux d’un inconnu ? Sans aucun doute d’un dangereux psychopathe, rien de moins.
Depuis plusieurs années, il n’avait fréquenté personne qui partage ses idées. La plupart de ses anciens amis et collègues étaient morts ou vivaient à l’écart de la société. Il n’aurait pu trouver aucun témoin pour attester de sa santé mentale, en cas besoin. Il détenait toujours ses lettres, ses documents de la Society, ses recherches non publiées. Mais ils auraient eu l’air à peu près aussi déments que lui.
Son ex-femme Nerissa aurait compris tout cela, n’importe laquelle des familles survivantes des initiés de la Correspondence Society aussi, et dans sa solitude, Ethan avait été douloureusement tenté de parler avec Nerissa… sauf que c’était impossible sans la mettre en danger. Il avait gardé le contact avec Werner Beck, autorité intellectuelle et principal contributeur financier de la Society, mais seulement par courrier… et la paranoïa de Beck était a priori encore plus complexe que la sienne.
Le sim qui se faisait appeler Winston Bayliss avait laissé entendre que la vie de Cassie, la nièce d’Ethan, était menacée d’une manière ou d’une autre. Comme tout ce qu’avait dit la créature, il pouvait s’agir d’un mensonge. Malheureusement, ce pouvait tout aussi bien être vrai. Ethan n’avait plus revu la fille de sa belle-sœur depuis sept ans. Il en gardait le souvenir d’une enfant tranquille, d’humeur changeante, mais réfléchie et attachante. Elle devait avoir eu dix-huit ans dans l’année.
Qu’est-ce que l’hypercolonie voulait à Cassie Iverson ?
Sans doute ne pouvait-on répondre à cette question et ne faisait-elle que le distraire. En remontant dans la cuisine, Ethan jeta un coup d’œil à l’horloge. Une heure avait passé depuis l’arrivée du sim. Trop long. Il s’imagina répandre du pétrole lampant sur le sol de la ferme — il en conservait plusieurs jerricans dans la grange où il garait sa voiture — avant de jeter une allumette dessus. Brûler la ferme, brûler la grange, brûler Winston Bayliss. Partir au volant de sa vieille Ford. Les os et le crâne calcinés dans la cave soulèveraient un certain nombre de questions si quelqu’un les découvrait, mais Ethan serait alors très loin… et il doutait que le moindre organisme officiel uniquement humain arrive à le retrouver.
Mais s’il ne pouvait espérer mieux que passer le reste de son existence dans une solitude encore plus hermétique, autant brûler avec le bâtiment.
Je veux votre aide, avait dit Winston Bayliss. Cela pourrait sauver la vie de votre nièce.
Mais on ne pouvait pas faire confiance à cette chose dans la cave. Tout était là.
Il soupesa le pistolet. Tuer le sim pourrait être une erreur tactique, mais il n’aurait jamais rien qui ressemble davantage à une vengeance.
Il redescendait dans la cave lorsque l’alarme se déclencha à nouveau.
Leo, qui recevait chaque année de son père un large assortiment de faux papiers d’identité et de cartes de crédit au même nom, loua une chambre dans un motel au bord de la route. Bordé sur trois côtés par la pinède et doté d’une piscine (vide) protégée par un grillage, c’était un établissement miteux mais tranquille hors saison. Leo et Beth signèrent le registre en se faisant passer pour un couple, si bien que, pour ne pas se faire voir de la réception, Cassie dut courir de la voiture à la chambre en remorquant Thomas d’une main et en portant sa valise de l’autre. Le crépuscule disparaissait dans un ciel dégagé et, même si elle ne s’intéressait que vaguement à l’astronomie, Cassie supposa que l’étoile brillante sur l’horizon était la planète Vénus. Elle l’entraperçut au moment où la porte se refermait derrière elle. Un œil net, froid.
La chambre sentait vaguement le moisi et le nettoyant WC. Un petit téléviseur était posé sur la commode parsemée de taches et de marques circulaires. Thomas le regarda sans dissimuler son envie. Par principe, tante Riss refusait d’avoir la télévision. Cassie avait parfois essayé d’argumenter — même si les émissions étaient furtivement trompeuses, ne pouvait-on les regarder quand même, du moment qu’on gardait ce fait à l’esprit ? — mais l’interdit avunculaire n’était pas négociable.
Cassie pensait comprendre. Tous les signaux radio et télévision passaient par la radiosphère. Et ce, depuis l’époque de Marconi et d’Edison. Elle se souvenait d’une photographie, dans un manuel d’histoire du lycée, sur laquelle Marconi et un certain nombre de ses collaborateurs se trouvaient dans une station radio expérimentale à Terre-Neuve pour démontrer ce qu’ils appelaient le « contact résonant » avec une station sœur située à Saint-Malo. Les faibles signaux de Marconi avaient été amplifiés par la radiosphère et fidèlement retranscrits sur la côte française. Bien entendu, personne n’appelait cela « radiosphère », à l’époque : le terme avait été imaginé dans les années 1920 pour désigner, dans la haute atmosphère, une couche limite ayant la propriété étonnamment utile de propager les signaux radio tout autour de la Terre, en fonction de leur fréquence et de leur puissance. Sa composition et son mode de fonctionnement restaient des questions théoriques ouvertes (les recherches sur le sujet étaient en réalité discrètement découragées), mais les ingénieurs en radiodiffusion s’étaient précipités pour l’exploiter. Les premières émissions de radio planétaires dataient d’après la Grande Guerre, en 1921. Une ébauche de télévision noir et blanc suivit en 1935. Cassie avait vu un de ces postes d’antan dans un magasin d’antiquités poussiéreux : un écran de verre comiquement petit dans un coffret en bois comiquement grand ; d’après le propriétaire, il fonctionnait encore.
La moindre émission de radio et de télévision transitait donc par la radiosphère, comme nul ne l’ignorait. Peu de gens savaient par contre que la radiosphère était le corps distribué d’un être vivant et que les signaux n’en ressortaient pas forcément à l’identique.
Trois ans plus tôt, Cassie avait découvert un carton de monographies de la Correspondence Society au fond du placard du couloir dans lequel tante Riss conservait ce qu’elle ne regardait jamais, mais ne pouvait se résoudre à jeter. Ces documents avaient appartenu aux parents de Cassie, peut-être étaient-ils parvenus à tante Riss après les meurtres, legs macabre, plus ou moins comme Cassie elle-même. Celle-ci n’eut donc aucun scrupule à fouiller dans ce carton et à lire tout ce qui y semblait intéressant.
Elle n’avait pas tardé à reposer la majeure partie de ces opuscules, qui lui paraissaient incompréhensibles et portaient des titres du genre « Signalisation intracellulaire dans des cultures cellulaires éthérées ». Mais l’un parlait de diffusion télévisuelle et elle deux avait à peu près compris chaque mot. L’auteur, un ingénieur de télévision, avait comparé les enregistrements en studio des journaux télévisés du soir avec ses propres enregistrements des mêmes émissions telles qu’elles avaient été diffusées. (Cassie l’imaginait scruter les séquences, image après image, avec la même espèce d’attention fanatique que Thomas portait à ses livres de jeux… trouver les cinq différences entre ces deux images.) Dans chaque cas, il avait repéré de nombreuses dissemblances, mais d’une subtilité intimidante. L’exemple le plus flagrant consistait en une espèce de blanc au moment de la prononciation du mot « haine » dans un reportage sur des tensions ethniques en Ouganda. Les moins évidentes étaient d’innombrables modifications, minimes mais mesurables, de l’apparence ou la voix des journalistes et animateurs. L’auteur était incapable de dire à quoi servaient ces légères altérations du ton et de l’expression, mais remarquait « un adoucissement général de l’affect émotionnel ». Ce n’était guère que quelques données supplémentaires dans ce que Cassie en était venue à considérer comme les mystères de l’hypercolonie (nom que donnaient les documents de la Society à l’ensemble des minuscules cellules vivantes constituant la radiosphère), mais cela l’aida à comprendre pourquoi sa tante se méfiait de la télévision et de la radio. Ce qui sortait du haut-parleur ou apparaissait sur l’écran était corrompu, toxique, un mensonge subtil et insidieux.
Si Cassie comprenait et approuvait, l’absolutisme de tante Riss l’ennuyait malgré tout. On ne pouvait pas faire confiance à la télévision, mais fallait-il pour autant ne pas la regarder ? Les émissions dont parlaient ses camarades au lycée semblaient intéressantes et elle-même passait plus ou moins pour une gourde en ne les ayant pas vues. Thomas avait connu la même situation : regarder la télévision était un plaisir rare, interdit pour des raisons qui lui échappaient un peu et le contrariaient souvent.
Thomas regarda le téléviseur, puis tourna la tête vers Cassie. Celle-ci soupira. « D’accord, allume-la. » (Ce n’était pas comme si elle vous regardait, vous.) Quelques instants plus tard, assis les jambes croisées sur le lit, son petit frère souriait aux plaisanteries idiotes de Piggy’s Island, une sitcom mettant en scène un groupe d’écoliers britanniques échoués sur une île déserte.
Il y avait, à côté du poste de télévision, un téléphone dont le plastique blanc avait pris une couleur de vieil os. Encore un appareil moins utile pour Cassie que pour les gens ordinaires. Ceux-là s’en servaient sans se poser de questions, sans se soucier que toutes les communications, y compris locales, passent systématiquement par la radiosphère. Si elle était quelqu’un d’ordinaire, Cassie pourrait essayer de joindre tante Riss. Mais ce serait follement risqué, pour l’une comme pour l’autre. Mieux valait, si possible, éviter de penser à sa tante.
Leo et Beth se retirèrent au fond de la chambre, où ils discutèrent trop bas pour que Cassie les entende. De temps en temps, Beth lui jetait un coup d’œil mécontent tandis que Leo parlait lentement en lui montrant les paumes de ses grandes mains. Cassie ne fit pas attention à eux.
Leo finit par attraper sa veste. « Beth et moi sortons chercher à manger. Vous voulez qu’on en profite pour vous rapporter autre chose ? »
Pas vraiment. La valise d’urgence de Cassie avait été soigneusement et intelligemment garnie. « Je participe aux frais, dit-elle en tendant la main vers son sac.
— Ce soir, c’est moi qui régale. Garde ton argent. On aura peut-être besoin de faire pot commun plus tard. »
Cassie se retrouva seule avec son petit frère. Elle se força à suivre Piggy’s Island. Les deux protagonistes, Piggy et Ralph, avaient découvert un parachutiste coincé dans un arbre et expérimentaient diverses manières de le faire descendre, l’une consistant à lui lancer des noix de coco. Thomas regardait d’un air sombre et ne rit qu’une seule fois, un rire que Cassie trouva saisissant dans le silence glacial.
Au bout d’une heure de télévision, Thomas commença à piquer du nez, mais Beth et Leo revinrent, et leur bavardage ainsi que l’odeur de pizza lui rendirent toute sa vivacité. Il s’empara de deux parts et se rassit devant le poste.
Beth mangea un peu, puis annonça vouloir prendre une douche. Dès qu’elle se fut enfermée dans la salle de bains, Leo demanda à Cassie de sortir discuter avec lui. Surprise, Cassie s’inquiéta aussitôt. De mauvaises nouvelles, soupçonna-t-elle. Peut-être Beth avait-elle convaincu Leo de les abandonner à la gare routière la plus proche, Thomas et elle. Dans ce cas, se dit-elle, tant pis. Elle laissa Thomas à sa pizza, rejoignit Leo dans la pénombre juste de l’autre côté de la porte et, son gilet en laine serré sur ses épaules, attendit stoïquement leur disgrâce.
Leo sortit une cigarette du paquet dans sa poche. Il l’alluma, éteignit l’allumette, leva les yeux vers le sommet des pins qui se découpait sur le ciel bleui par la lune. « Ne fais pas attention à Beth, dit-il en recrachant de la fumée dans l’air de novembre. Elle digère ce qui est arrivé à son père. Ce qui lui est peut-être arrivé. Ce n’est pas le grand amour entre eux, mais bon… tu sais ce que c’est.
— Je crois, oui. »
Cassie connaissait Leo et Beth plus ou moins depuis le début de son adolescence. Ils faisaient partie du contingent le plus âgé des enfants de la Society et n’appartenaient pas tout à fait à son propre cercle. Les survivants de la Society venus à Buffalo étaient comme des membres de votre famille : querelleurs, pas toujours proches, liés par des secrets communs. Si Leo faisait rarement attention à elle pendant leurs réunions périodiques, elle l’avait de son côté étudié de près.
Son tabagisme, par exemple. Cassie soupçonnait Leo de fumer pour la même raison qu’il trimballait des éditions de poche de romans bohèmes ou qu’il feignait de s’intéresser à la musique des boîtes et cafés du centre-ville : cela le définissait comme différent d’une manière qui se passait d’explications. Cela donnait l’impression qu’il était différent par choix.
Mais ce soir-là, au moins, il tomba le masque. Il toussa. « De toute évidence, Beth n’est pas ravie que vous nous accompagniez, ton frère et toi.
— Ouais.
— Je voulais juste te dire de ne pas lui en vouloir pour ça. Elle est encore aveuglée par le chagrin. Elle finira bien par se calmer. Bref, ne te sens pas visée. » Il tira une nouvelle bouffée de tabac qu’il laissa ressortir par les narines. Un camion passa en grondant sur la route. « Tu fais comme tu veux, Cassie, mais je crois qu’on devrait rester ensemble, au moins jusqu’à ce qu’on arrive dans l’Illinois. »
Cassie ressentit un peu d’étonnement. « Jusqu’à ce qu’on voie ton père, tu veux dire.
— Voilà. Parce que ce n’est pas la même chose, cette fois. Si les sims attaquent des gens comme ta tante, ils doivent cibler tous ceux qui ont entendu parler de la Society. Toi, moi, Beth… et même Thomas. Tu as une idée de la manière d’affronter ça ?
— J’ai deux jeux de papiers d’identité et je suis légalement adulte. J’ai assez d’argent liquide pour qu’on s’en sorte un moment. Je peux trouver du travail quelque part et juste… me fondre dans la masse.
— Te fondre dans la masse, répéta Leo avec un sourire qui l’agaça. Tu es sûre que vos fausses identités sont encore utilisables sans danger ? »
Elle haussa les épaules. « On ne peut être sûrs de rien.
— C’est justement pour ça que je pense préférable de se serrer les coudes. Au moins jusque dans l’Illinois.
— Possible. D’accord, et une fois là-bas, il se passe quoi ? Tu t’attends à découvrir quoi en frappant chez ton père ? »
Il jeta son mégot qu’il écrasa sous son talon, puis enfonça les mains dans les poches de sa veste. « Tu connais sa réputation.
— Juste qu’il a le portefeuille bien garni. Et des idées bien arrêtées.
— De tous ceux qui ont survécu à 2007, il a été le seul qui n’a pas voulu se contenter d’aller se cacher. Il m’a dit un jour que les sims ne s’en seraient pas pris à nous si on ne leur faisait pas peur. Et s’ils ont peur de nous, ça veut dire qu’on doit avoir un moyen de leur faire mal. De lui faire du mal. » Il leva la tête vers le ciel. « À cette chose. Tu n’aimerais pas lui faire du mal, Cassie ?
— Si, bien sûr, si je pensais qu’on pouvait, mais…
— Mais quoi ?
— Eh bien, il faut que je m’occupe de Thomas. En plus, sans vouloir te vexer, je ne suis pas sûre que tu saches de quoi tu parles. »
L’expression intraitable de Leo se fit souriante. « Tu as raison, pour ton petit frère. Mais reste avec nous, Cassie. Vraiment. Au moins jusqu’à ce qu’on soit sûrs que personne ne nous suit. Tu auras peut-être l’occasion de discuter avec mon père, si…
— S’il est vivant.
— S’il est vivant, oui. Après, tu pourras te trouver un boulot dans une de ces stupides petites villes. Si c’est ce que tu veux vraiment. » Il poussa la porte de la chambre et la tint ouverte pour Cassie.
Ce ne sont pas de stupides petites villes, songea-t-elle. Si Leo en parlait ainsi pour pouvoir se sentir supérieur à leurs habitants, pourquoi pas. Mais il se trompait. Erreur qui provenait d’un sentiment de jalousie.
Toutes ces petites et grandes villes là-bas dans le noir, pensa-t-elle, tous ces gens derrière leurs fenêtres jaunes qui tiennent globalement pour établis le bon sens et la prévisibilité des choses. Ce serait facile et satisfaisant de tout simplement les détester. Mais Cassie se souvenait trop bien de l’époque où sa propre vie ressemblait à cela, où elle ressentait une fierté sans équivoque à se mettre debout le jour de l’Armistice pour saluer les drapeaux, ceux des États-Unis, ceux de la Société des Nations et tout ce qu’ils semblaient représenter : le siècle de la paix, l’avancée inexorable de la liberté et de la prospérité. Auxquels elle voulait continuer de croire.
Thomas était affalé sur le lit, les paupières de plus en plus lourdes, mais les yeux toujours rivés sur la télévision. Qui diffusait des informations avec une journaliste en beau tailleur bleu parlant de mauvaises récoltes en Tanzanie et de l’arrivée à bon port à Dar es-Salam d’importantes cargaisons expédiées par la Réserve internationale de céréales. Son visage exprimait de la compassion, mais peut-être s’agissait-il là d’un ajustement effectué par l’hypercolonie, d’une amélioration subtile, de ce qu’on appelait au cinéma un effet spécial.
Beth sortit de la salle de bains enveloppée d’une serviette et les cheveux lui dégoulinant sur les épaules. « Éteins ces conneries, dit-elle à Cassie. Et vire ton frangin du lit, bordel. Il faut que je dorme. »
Ethan attrapa son pistolet — au chargeur presque plein : il ne manquait que la balle ayant traversé la jambe de la créature attachée dans la cave — avant de se précipiter à la porte. Il y arriva à temps pour voir une Ford Elektra bleue crasseuse approcher en bringuebalant sur le chemin de terre battue. L’automobile s’arrêta quasiment devant sa porte, l’arrière chassant dans un nuage de poussière. La portière côté conducteur s’ouvrit d’un coup et une femme descendit. Ethan la reconnut avec stupéfaction.
Nerissa.
Il ne l’avait pas vue depuis sept ans. À l’époque, ils ne vivaient d’ailleurs déjà plus ensemble depuis quelques mois et n’étaient plus mariés que sur le papier. La revoir provoquait malgré tout en lui une poussée de nostalgie et d’envie qu’il réprima difficilement. Il baissa son arme et sortit sur la véranda.
Les goûts vestimentaires de Nerissa n’avaient pas changé, même si elle s’était manifestement habillée à la hâte. Elle portait un jean, une chemise à carreaux en coton et une grande écharpe orange qui lui tombait sur les hanches. Une paire de lunettes — alors qu’à l’époque elle préférait les lentilles de contact — lui faisait des yeux encore plus grands. Elle avait vieilli, bien entendu, mais à part quelques rides insignifiantes elle n’avait guère changé depuis qu’ils avaient fait connaissance dans une soirée entre collègues de l’université à Amherst.
Elle s’approcha d’un pas ferme tandis qu’Ethan sentait sa bouffée de plaisir tourner en peur. Elle monta sur la véranda et, quand elle se retrouva à quelques centimètres de lui, il ne put faire autrement que la serrer dans ses bras.
« Mon Dieu, chuchota-t-il. Riss, Riss… c’est dangereux, ici. »
Elle l’étreignit aussi, puis se dégagea. « Je ne viens pas sans raison, Ethan.
— Tu ne comprends pas. Il faut que tu t’en ailles. Le plus vite possible. Moi-même, je pars d’ici.
— On partira ensemble, alors. C’est au sujet de Cassie. »
Ce n’était pas la première fois de la journée que sa nièce se trouvait ainsi mentionnée. Il voulut croiser le regard de son ex-femme, n’y parvint pas. « Tu ferais mieux d’entrer », dit-il.
Quand il l’avait rencontrée, elle s’appelait Nerissa Stewart, et il s’aperçut en fin de soirée qu’il était tombé amoureux… sinon d’elle précisément, car il ne la connaissait encore qu’à peine, du moins de sa curiosité vive et de la manière dont elle le regardait à la dérobée comme si elle voyait en lui une énigme qu’elle souhaitait résoudre. Elle était professeur de littérature et spécialiste de William Blake, un poète anglais dont il n’avait rien lu depuis qu’il avait croisé son Tyger au lycée, et tout aussi déconcertée de son côté par les activités entomologiques d’Ethan. Il dirait plus tard ne trouver aucune vérité dans la poésie et elle ne jamais découvrir de poésie chez les invertébrés, mais c’était une réponse toute prête aux questions sur leur séparation. En réalité, durant leurs quelques années de vie commune, ils avaient partagé un certain nombre de vérités poétiques.
Et depuis la dernière fois qu’il lui avait adressé la parole, sept ans auparavant, Ethan avait imaginé des centaines de fois leurs retrouvailles. Il avait honte de ce fantasme, mais ne pouvait y résister, particulièrement l’hiver quand, bloqué chez lui par la neige il n’arrivait pas à contrer l’inertie de ses propres pensées. Cela prenait parfois un tour érotique : ils s’étaient toujours très bien entendus sexuellement, pierre angulaire de l’architecture par ailleurs fragile de leur mariage, et il avait du mal à ne pas se remémorer ces scènes quand le vent se cognait aux murs de la ferme tel un taureau furieux. Les jours plus cléments, il lui arrivait d’imaginer qu’il lui faisait des excuses, qu’il lui pardonnait, qu’elle-même lui pardonnait, qu’ils riaient ensemble ou qu’il l’écoutait rire. Mais tout cela n’avait plus d’importance. Ils avaient des affaires urgentes à régler. De vieilles, inévitables affaires.
« Cassie est partie, annonça-t-elle. Je veux dire, elle a disparu. Je peux expliquer, mais… tu aurais du café ? Je n’en ai pas pris un seul depuis hier. J’ai conduit toute la nuit. Je ferais bien aussi un petit tour aux toilettes. »
Il s’excusa pour l’état de sa salle de bains et profita de l’absence momentanée de Nerissa pour tenter de mettre de l’ordre dans le tourbillon de ses pensées. Cassie avait disparu. Ce qui signifiait qu’Ethan n’était pas le seul à avoir eu de la visite. La terreur était de retour. Cette saloperie de créature dans la cave ! Il l’avait laissée en vie… erreur qu’il allait bientôt corriger. Mais il fallait d’abord qu’il parle à Nerissa : qu’il l’écoute, qu’il la conseille dans la mesure de ses moyens, qu’il l’aide à partir sans encombre. Et vite.
Elle revint à la table de la cuisine et prit sans même la regarder la tasse de café tiède qu’il lui tendait. « Je sais que tu ne m’attendais pas, dit-elle avant qu’il puisse rassembler ses pensées. Je pouvais difficilement te prévenir. Je n’étais même pas certaine de te trouver. Il y a longtemps que tu m’as donné cette adresse : j’avais peur que tu aies déménagé. À moi aussi ça fait bizarre d’être là, de te revoir. Mais je viens à cause de Cassie. Je vais te raconter ce qui s’est passé, c’était quoi, mon Dieu, seulement avant-hier. Ensuite, on pourra décider ce qu’on fait.
— Le temps presse.
— Alors laisse-moi parler. »
Nerissa lui raconta qu’elle n’était pas chez elle le soir où un simulacre était arrivé sur Liberty Street. Le lendemain matin, trouvant l’appartement vide et un mot inquiétant de Cassie scotché au réfrigérateur, elle avait interrogé les voisins et reconstitué les événements. Aux premières heures du matin, bien avant l’aube, un homme avait perdu la vie dans un accident de la circulation juste devant l’immeuble. Les descriptions hésitantes genre « vous n’allez pas y croire » des voisins ne laissaient aucun doute sur le fait que le mort était un simulacre.
Cassie, qui avait depuis toujours le sommeil léger, devait avoir assisté à l’accident. Et comme tous les enfants des familles survivantes, elle avait été formée pour réagir aussitôt à l’apparition d’un sim.
« Elle a dû supposer qu’il venait la tuer. Et elle avait peut-être raison. Si bien qu’elle a pris sa valise et qu’elle est partie avec Thomas prévenir le plus proche contact de la Society. Malheureusement, ce contact était Leo Beck.
— Le fils de Werner ?
— Il a vingt et un ans, maintenant, et il est aussi anticonformiste que son père. Il n’a jamais vraiment eu d’autre famille que les gens de la Society, mais je crois qu’il nous détestait autant qu’il nous aimait. Les jeunes de l’âge de Cassie l’appréciaient beaucoup, en tout cas. J’imagine qu’il avait l’air moins, comment dire… moins passif que le reste d’entre nous. »
Werner Beck, son père, avait adopté une attitude similaire. Il croyait possible que l’hypercolonie soit vulnérable à une attaque humaine et que les connaissances accumulées par la Correspondence Society constituent une arme utilisable dans ce but. Et c’est une idée séduisante, se dit Ethan. Du moins tant qu’on ne se met pas à calculer le coût potentiel en vies humaines.
« Quand Cassie lui a parlé du sim, Leo a dû supposer qu’on était tous visés… que les sims venaient anéantir les derniers restes de la Society.
— Tu es certaine que ce n’est pas le cas ?
— Je ne suis certaine de rien, tu penses bien. Tout le monde est terrorisé. Le protocole qu’on a établi pour une situation de ce genre stipulait, si on survivait à l’attaque, de prévenir une personne et de disparaître. J’imagine que le sim mort sur Liberty Street m’était destiné. Je suis donc allée voir Edie Forsythe, qui m’a persuadée de rester avec elle jusqu’à ce qu’elle en parle à Sue Nakamura, qui en a elle-même parlé à… bref, l’information a circulé. Et pour ce qu’on en sait, il n’y a eu que deux sims. L’un s’est fait tuer devant chez moi, l’autre tirer une balle dans la tête par John Vance quand il a frappé à sa porte pour solliciter un entretien, aussi incroyable que ça paraisse. Le sim descendu par John n’était pas armé, d’ailleurs. Celui qui s’est fait écraser, je n’en sais rien. Tout ça est très bizarre. Mais Leo a filé, en emmenant Cassie et la fille de John, Beth. »
Un sim sans armes qui voulait discuter… « Malgré tout, Riss, tu n’aurais pas dû venir.
— Je n’ai pas terminé. Il se trouve que Leo idolâtre son père. Ils sont restés en contact étroit. Tous ceux qui connaissent Leo supposent qu’il est parti rejoindre Werner, peut-être pour l’aider sur je ne sais quel projet paranoïaque qu’il a en tête.
— Possible, mais…
— Écoute-moi, le coupa-t-elle. Beck garde ses distances avec les familles des survivants, mais il reste en contact avec son fils. Il écrit de temps en temps, il envoie de l’argent, il nous fournit régulièrement en faux papiers, mais tout cela sans jamais donner son adresse. Par contre, toi qui es membre à part entière de la Society et qui as toujours été dans les petits papiers de Beck… tu sais forcément comment le contacter. Et si tu le sais, tu dois absolument me dire où il est, parce qu’il faut qu’on y aille. Il le faut, Ethan. Pour récupérer Cassie et la ramener à la maison. »
Elle se laissa aller contre le dossier et, d’une pichenette de la main gauche, écarta les cheveux qui lui tombaient dans les yeux, geste qu’Ethan avait oublié mais reconnut aussitôt.
« Riss… la situation est plus compliquée que tu ne l’imagines. »
Elle le regarda avec impatience.
« Moi aussi, j’ai eu de la visite », lui dit-il.
C’étaient les survivants de 2007 qui avaient baptisé « simulacres » leurs agresseurs. Dans ses monographies, Werner Beck les appelait parfois « myrmidons », à cause du passage des Métamorphoses d’Ovide dans lequel Zeus transforme des fourmis en êtres humains pour repeupler Égine. La référence aux insectes avait plu à Ethan et celle à Ovide ne pouvait échapper à une lettrée comme Nerissa… mais personne d’autre n’étant dans leur cas, simulacre (ou sim) était devenu l’appellation commune.
Ethan raconta aussi brièvement que possible à Nerissa comment le sim prisonnier dans sa cave avait frappé à la porte, ce qu’il avait demandé et proposé en échange. Elle l’écouta avec attention, l’air surpris mais pas stupéfait, sauf quand il arriva au coup de feu dans la jambe du simulacre : « Tu as vraiment fait ça ?
— Il fallait que je sois sûr qu’il n’était pas humain. C’est si difficile à comprendre ?
— Non, seulement tu… je me souviens que tu détestais les armes à feu. »
Il les détestait toujours. En tenir une lui donnait l’impression d’assumer une responsabilité dont aucun être humain sain d’esprit ne devrait vouloir. Mais une fois installé dans cette ferme, il avait pris des cours de maniement et de tir du côté de Jacobstown et s’était découvert plutôt bon tireur. Il s’était habitué au poids du pistolet dans sa main tout comme à la puanteur de contreplaqué brut et d’acier brûlant caractéristique du centre de tir. Chasser le cerf au fusil avait été plus difficile à encaisser. Tuer l’écœurait. Mais il s’était endurci sur ce point-là aussi. « Les années ont passé. J’ai appris deux ou trois trucs.
— Je suis désolée. Continue. Qu’est-ce que le sim a raconté ?
— Il a parlé de Cassie…
— Hein ? Il connaissait son nom ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit, bon Dieu ?
— C’est ce que je suis en train de faire.
— Nom d’un chien, Ethan ! » Elle se leva d’un coup, manquant renverser sa chaise. « Et cette chose est encore en vie ?
— Ouais, mais…
— Il faut que je lui parle.
— Riss, elle ne peut pas dire la vérité… elle est incapable de faire la différence entre vérité et mensonge. Tu le sais bien. Elle se sert de mots pour manipuler les gens.
— Oui, c’était ta théorie, pas vrai ? Votre théorie, à Werner Beck et toi.
— C’est la manière de fonctionner de l’hypercolonie.
— Mais il est possible qu’elle dise la vérité.
— Si on essaye de l’interroger, on ne fait que lui donner l’occasion de nous manipuler.
— Alors pourquoi tu ne l’as pas tuée ? »
Bonne question. Parce qu’elle a visage humain ? Parce que je suis aussi facile à manipuler que n’importe qui ? « J’allais le faire quand tu es arrivée.
— Je continue à vouloir lui parler.
— Riss…
— Tout de suite ! On n’a pas de temps à perdre. »
Bien sûr que non. Il la conduisit dans la cave.
Ce premier soir, dans la chambre du motel, Leo imposa à chacun un endroit où dormir. Il tint à ce que Cassie et Beth se partagent le lit à deux places, ce qu’elles firent, même si Beth n’y mit aucune bonne volonté. Le mauvais canapé plaqué au mur était assez grand pour Thomas, qui s’y pelotonna avec un pull-over de rechange comme oreiller et le manteau d’hiver de Cassie en guise de couverture. Il s’endormit aussitôt. Leo insista pour dormir par terre, geste d’une galanterie idiote — le lit était assez grand pour trois —, mais que Cassie supposa partir d’un bon sentiment.
Leurs deux jours suivants sur la route furent de lentes répétitions du premier. Leo acheta une carte routière Rand-McNally avec laquelle il établit un itinéraire qu’il qualifia d’indirect, une démarche d’ivrogne sur deux files de bitume qui visait à embrouiller quiconque les suivrait depuis Buffalo. Ce fut surtout Leo qui conduisit, même si Cassie et Beth prirent chacune le volant une ou deux heures par jour. Pour manger, ils s’arrêtaient dans de modestes cafés-restaurants au bord de la route ou au centre de petites villes. Cassie eut l’impression de traverser des dizaines de fois la même agglomération, où la moindre rivière croisait un petit cours d’eau, et elle fut dans chacune tentée de descendre de voiture, d’emmener Thomas à la gare routière la plus proche et d’acheter un billet pour une destination qu’elle peinait à imaginer… Terre Haute, Cincinnati ou Wheeling, un endroit où elle pourrait n’être personne en particulier, où elle n’aurait plus jamais à penser à la Correspondence Society.
Mais elle savait ces pensées irréalistes et ne tardait pas à les chasser. Après une journée sur la route, puis une deuxième et une troisième, l’amère réalité s’imposa. Beth et Leo se préparaient à l’éventualité d’être devenus orphelins : Beth avait vu le brancard qu’on sortait de l’immeuble de son père et Leo roulait vers ce qui pourrait bien s’avérer une scène de crime. Cassie était déjà orpheline (mot qu’elle méprisait), mais il se pouvait à présent qu’elle ait aussi perdu tante Riss, et sans doute devait-elle supposer que tel était le cas. Le deuxième jour, Leo s’arrêta dans un petit café-restaurant qui vendait des journaux des quatre coins du pays : le New York Times, le Plain Dealer de Cleveland, le Buffalo News. Cassie parcourut ce dernier, mais il ne mentionnait ni meurtres, ni l’accident sur Liberty Street, et elle ne reconnut aucun des noms figurant dans la rubrique nécrologique. Sauf que cela ne prouvait rien. Absolument rien.
On ne peut compter que sur nous-mêmes, se dit-elle. Leo et Beth, Cassie et Thomas. Unis par l’incertitude et la peur. Et par la culpabilité… surtout après le troisième jour, celui où ils se couvrirent les mains de sang.
Cela commença par la paranoïa de Leo et un aveu de Beth.
Cassie ne remarqua rien d’anormal jusqu’à ce qu’ils ressortent du parking du motel dans lequel ils avaient passé la nuit. Elle avait mal dormi, Thomas aussi. Durant ses moments d’insomnie, qui semblaient survenir toutes les trente minutes environ, elle avait vu son petit frère s’agiter nerveusement ou rester passivement allongé à parcourir du regard les limites de la chambre, dévoilées par la lune. Thomas avait été jusqu’à présent d’une patience presque surhumaine, se plaignant rarement même quand il avait faim ou sommeil. Mais peut-être n’y avait-il pas lieu de s’en réjouir : ce pouvait être le symptôme d’un choc émotionnel. Ce matin-là, les yeux rouges et comme contusionnés, il refusa de prendre le petit déjeuner qu’elle lui tendait — une barre de céréales Granola et une petite bouteille de jus d’orange. Aujourd’hui, ce serait différent, lui assura-t-elle. Aujourd’hui, Leo l’avait dit, ils retourneraient sur l’autoroute pour se diriger droit sur le domicile de Werner Beck. Fini les tours et détours sur les routes secondaires. Mais Thomas se contenta de hausser les épaules.
Leo n’était guère plus bavard quand, au sortir du parking, il engagea l’automobile sur la petite chaussée à deux voies. De sa place à l’arrière, Cassie ne voyait de lui que sa nuque et son reflet dans le rétroviseur. Il ne cessa de jeter des coups d’œil à la fois dans ce dernier et à Beth près de lui tandis que le bitume défilait entre des arbres dont les branches ressemblaient à des doigts tendus sous un ciel mat comme du verre teinté.
Il finit par rompre le silence : « Personne n’a remarqué un type en costume sombre avec de grosses lunettes et un chapeau démodé ?
— Où ça ? voulut savoir Cassie.
— Partout où on s’est arrêtés, les restos, les motels… »
Cassie n’avait rien remarqué de tel. Beth secoua la tête. Thomas ne répondit pas à la question : il regardait par la fenêtre d’un air indifférent.
« Parce qu’il était dans le hall quand j’ai rendu les clés, continua Leo. Et j’ai eu l’impression de l’avoir déjà vu quelque part. Je me suis dit que… je ne sais pas. Ce n’est peut-être rien d’important.
— Tu crois qu’on pourrait avoir été suivis ? »
Leo fit la moue. Cassie en était venue à apprécier cette grimace et la manière dont elle lui mettait la bouche en parenthèses. À Buffalo, parmi les survivants, elle l’avait vu faire dégénérer un différend insignifiant en échange de cris, et elle détestait qu’il soit capable de cela. Mais sur la route, Leo montrait une facette plus réfléchie. Sa moue signalait davantage de perplexité que de colère. « Possible. Soyons prudents, OK ?
— Ouaip, réagit-elle. Toujours. Bien sûr. » Mais elle ne se souvenait sincèrement pas avoir vu un type à chapeau et grosses lunettes.
Vingt minutes plus tard, juste après un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur, Leo lâcha un juron. Cassie se retourna : quelqu’un les suivait, assez loin pour disparaître à chaque virage et réapparaître ensuite. Une automobile bleu nuit, à l’arrière haut et à la carrosserie saupoudrée de poussière. Elle semblait avoir quelques années, mais Cassie n’aurait pu en donner la marque ou le modèle : elle n’y connaissait rien. « C’est la même qu’hier, marmonna Leo.
— Tu as déjà vu cette voiture ?
— Ou bien une exactement pareille. Et merde !
— Arrête-toi, alors, suggéra Beth. Laisse-la passer. »
Leo attendit d’arriver à une petite station-service, deux pompes près desquelles il pouvait stationner quelques minutes sans paraître suspect. Cassie et Thomas s’accroupirent, mais Cassie garda la tête juste assez relevée pour suivre des yeux l’automobile quand elle parvint à leur hauteur. Celle-ci ne ralentit pas. N’accéléra pas. Elle passa tout simplement en trombe, bien au milieu de la voie de droite. Il n’y avait que le conducteur à l’intérieur : un quinquagénaire à grosses lunettes qui portait un chapeau démodé et sans élégance.
Ils restèrent encore dix minutes à la station-service avant que Leo remette la voiture sur la chaussée en faisant crisser le gravier sous les pneus. « Il est impossible qu’on ait été découverts, dit-il. Alors ne vous vexez pas, mais il faut que je pose la question : est-ce que l’une de vous deux, ou bien Thomas, aurait par exemple essayé d’appeler chez lui, histoire de découvrir ce qui s’était passé à Buffalo ? »
Cassie avait été tentée de le faire, à dire vrai. Dans chacune des chambres qu’ils avaient occupées, dans chacun des restaurants où ils avaient mangé, il y avait eu un téléphone bien en vue. Un coup de téléphone suffirait pour savoir si tante Riss était encore en vie. Alors, ouais, c’était une tentation constante et irrationnelle, comme poser une assiette de nourriture empoisonnée devant un affamé. Mais Cassie n’était pas assez stupide pour y céder. « Non, répondit-elle.
— Et toi, Thomas ? »
La question sembla faire sursauter le garçon. « Quoi ?
— Tu as appelé quelqu’un au téléphone, ces derniers temps ?
— Non ! Pas depuis notre départ.
— Tu en es sûr ? Tu peux me le dire. Je ne suis pas en rogne ni rien. J’ai juste besoin de savoir, d’accord ?
— D’accord, répondit Thomas d’un ton incertain.
— Et donc, tu as appelé quelqu’un, tu as parlé à quelqu’un ?
— Non. Mais elle, oui. »
Elle, c’était Beth.
« Sale petit menteur ! réagit aussitôt celle-ci.
— Je l’ai vue.
— Tout le monde se contrefout de ce que tu penses avoir vu. »
La main droite de Leo quitta le volant pour se poser sur la cuisse de Beth, afin de la rassurer ou de la faire taire, Cassie ne savait pas trop. « C’était quand ? »
Thomas interrogea Cassie du regard.
« Vas-y, l’encouragea-t-elle doucement. Dis-lui. Ne t’inquiète pas.
— Au motel. Avant-hier soir.
— Dans la chambre ?
— Après le dîner. Dehors. Elle était dans une cabine.
— Je fumais une clope, affirma Beth. Enfin, Leo, il raconte n’importe quoi !
— Tu l’as vue se servir du téléphone ? »
Thomas hésita. « Je ne sais pas. J’ai eu l’impression. Je regardais par la fenêtre. Il faisait sombre. Mais elle a eu l’air de décrocher.
— J’étais dans la cabine et je fumais, bordel, d’accord ? »
Le silence dans l’automobile ne fut plus troublé que par le grondement du moteur et le murmure asthmatique du chauffage. « Je ne juge personne, dit Leo. J’ai juste besoin de savoir. Je veux dire, il ne pleuvait pas, il ne neigeait pas… tu avais besoin d’aller dans une cabine pour fumer ? »
Après un silence encore plus long et encore plus pesant, Beth répondit : « Je n’ai parlé à personne, en fait !
— D’accord, je crois que je comprends. Mais tu as appelé ?
— Je me disais juste… mon père… s’il décrochait, au moins je saurais qu’il n’est pas mort.
— D’accord. Et il l’a fait ?
— Il a fait quoi ?
— Décrocher.
— Ah. Euh, non.
— Mmmh. »
Beth se mordit la lèvre et regarda par la fenêtre. « Je suis désolée. C’était idiot. Je le sais bien. Je ne le ferai plus.
— Ouais, d’accord. » Leo remit la main droite sur le volant. « Ce serait mieux. »
Un virage suivait l’autre sur l’itinéraire qui les conduisait à l’autoroute à travers des collines boisées. Il y a quelques semaines, se dit Cassie, elles auraient resplendi des couleurs de l’automne. Mais novembre avait dépouillé les arbres et comme caramélisé les prairies.
Leo s’arrêta sur une aire de gravier équipée de deux toilettes en parpaings au-dessus d’une large vallée. Au fond de celle-ci, loin, une rivière suturait un patchwork de parcelles forestières et d’exploitations agricoles privées. Cassie se dit que cette rivière devait avoir un nom, mais elle ne le connaissait pas. Deux urubus à tête rouge décrivaient des cercles dans le ciel dégagé.
Cassie et Thomas descendirent de voiture, en apparence pour aller admirer la vue, en réalité pour laisser Leo et Beth discuter en privé.
Si Cassie ne s’était jamais sentie proche de Beth, celle-ci lui faisait désormais pitié. Pendant plus d’un an, aux réunions des familles survivantes, Cassie l’avait vue s’insinuer délibérément et systématiquement dans les bonnes grâces de Leo, en répétant ses opinions comme si elle les avait toujours partagées, en souriant quand il souriait et en se moquant de tout ce qu’il n’aimait pas. Son hostilité envers son propre père, son impatience vis-à-vis du monde timide et reclus des survivants, même son Levi’s aux poignets effilochés et ses bijoux fantaisie de récupération, tout cela avait été calculé pour s’attirer la sympathie de Leo. Et Leo s’était empressé de mordre à l’hameçon, ce qui avait dégoûté Cassie.
Mais ces quelques jours sur la route avaient réduit à néant les prétentions de Beth. Peut-être en voulait-elle à son père, mais elle tenait assez à lui pour prendre le risque d’appeler. Et, aussi stupide qu’ait été son acte, Cassie le comprenait et compatissait.
« J’aimerais bien qu’on rentre chez nous. » Thomas lança un caillou qu’il écouta rebondir sur la pente. Il se pencha par-dessus le grillage en plastique qui empêchait les touristes de se blesser en tombant. Non qu’il y eût des touristes à cette époque de l’année.
« Ouais, je sais. Moi aussi.
— Tu crois qu’on habitera quelque part. Quand, alors ?
— Ça peut prendre du temps. Essaye d’être patient, OK ? »
Thomas hocha la tête. Bien entendu, il avait été déjà d’une patience d’ange. « Je crois que Beth nous déteste.
— Elle en donne l’impression. En réalité, elle a juste peur.
— Et alors ? Moi aussi, j’ai peur. Je ne me conduis pas comme un gros con pour autant. »
Cassie éclata de rire. « Pas faux. » Est-ce qu’elle sous-estimait Thomas en le traitant trop comme un enfant ? Quand elle avait son âge, Cassie rêvait d’intégrer les Youth Corps, l’émanation de la Société des Nations qui envoyait des jeunes gens surveiller les élections dans les pays lointains où se constituaient de nouveaux parlements. Elle s’était imaginé défendre des urnes contre des bandits en maraude (ce qui n’arrivait en réalité jamais aux volontaires des Youth Corps, bien entendu). Le meurtre de ses parents avait chassé de son esprit toute pensée de ce genre. Se pouvait-il que Thomas nourrisse des ambitions comparables ? En était-il capable, après tout ce qui s’était passé ?
Elle fut tentée de lui poser la question. Mais avant qu’elle puisse ouvrir la bouche, Thomas leva la tête, les sourcils froncés, l’air attentif. « Il y a une voiture qui arrive. »
Cassie l’entendit une seconde plus tard. Elle se retourna avec appréhension, effrayée par tout ce qu’avait dit Leo. Elle assista avec consternation à l’arrivée de l’automobile, qui s’arrêta sur le parking panoramique à côté des toilettes. C’était celle que Leo avait repérée derrière eux, ou une autre qui y ressemblait beaucoup. Le conducteur ouvrit sa portière et descendit en s’étirant et en se massant les reins. C’était un quinquagénaire avec de grosses lunettes et un chapeau démodé.
L’homme qui pouvait être ou non en train de les suivre entra dans les toilettes. Cassie et Thomas retournèrent en hâte à la Ford. Beth et Leo en sortirent, puis Leo ouvrit le coffre pour fouiller dans un de ses sacs. Il semblait nerveux et bougeait les bras avec brusquerie. Quand il recula, Cassie vit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait : un pistolet.
Qu’il en ait un n’avait rien de surprenant. Son père l’y avait sûrement encouragé, l’avait peut-être même aidé à s’en procurer un, de manière légale ou non. Cassie fut malgré tout consternée de le voir ainsi armé. Cela avait des implications auxquelles elle ne voulait pas penser. Même Leo sembla intimidé par son pistolet, qui tremblait dans sa main.
Il veut s’en prendre au type, comprit Cassie, et elle vit à son expression qu’il refuserait d’en discuter. Que ce soit judicieux ou pas, Leo le ferait. Elle ne pouvait que le regarder faire. Ou l’aider.
S’il avait un plan, il ne prit pas le temps d’en discuter. Cassie, Thomas et Beth s’accroupirent derrière l’automobile tandis que Leo se plaçait devant la porte des toilettes en portant le doigt à ses lèvres pour qu’ils se taisent. Cassie regarda Thomas : il avait les yeux tellement écarquillés qu’elle craignit une crise de panique, mais il ne bougea pas et garda la bouche bien fermée. Y avait-il un moyen de le protéger ? Le quinquagénaire aux grosses lunettes pouvait être armé aussi, si c’était un sim. Mais ils n’avaient pas de meilleure cachette, à moins de dévaler la pente ou de se précipiter dans un bosquet de l’autre côté de la route. Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles Cassie se mit à sentir très nettement l’air froid, le soleil sur ses épaules, l’odeur grasse de l’automobile et les battements de son cœur. La porte de bois brut pivota enfin et l’homme au chapeau sortit en cillant dans la lumière de l’après-midi. Il mit quelques instants à s’apercevoir de la présence de Leo, à qui il adressa un sourire oblique qui exprimait sa perplexité.
Leo s’avança et le poussa contre les parpaings en lui montrant son pistolet. « Vous nous suiviez », affirma-t-il, et Cassie décela dans sa voix une vibration qui était peut-être de la colère mais plus probablement de la peur. La confrontation ayant débuté, Beth se releva avec audace pour aller se placer derrière Leo ; Cassie fit quelques pas dans la même direction, comme attirée par un devoir qu’elle comprenait mal, mais en disant à Thomas de rester caché.
« Vous êtes une saloperie de sim, pas vrai ? » dit Beth.
Derrière les verres de ses lunettes, les yeux clairs de l’homme clignèrent avec frénésie. « Je suis une quoi ? » Il regarda Leo, puis le pistolet. « Qu’est-ce que vous voulez ? De l’argent ? » Il leva la main pour prendre son portefeuille.
« Gardez les mains le long du corps, dit Leo. On sait que vous étiez en train de nous suivre.
— De vous suivre ? » Il sembla tout d’abord vouloir nier. « Mais ce n’est pas… Je veux dire, ouais, je vous ai entendu demander comment rejoindre l’autoroute, à la réception du motel. C’est là que je vais. Je veux dire, je suis nul pour suivre des directions. Si bien que j’ai pensé qu’il me suffisait de rester en vue de votre voiture. Vraiment, c’est tout. Je ne voulais pas me perdre ! C’est un problème ? Je m’excuse. Comme je vous l’ai dit, si vous voulez de l’argent…
— Rien à foutre de votre fric ! » Beth était à côté de Leo. « Il ment. C’est un sim.
— Peut-être, répondit Leo, mais…
— Mais quoi ? Il faut que tu t’occupes de lui !
— Que je le descende ?
— Oui ! Bordel ! Descends-le ! Maintenant, tant qu’il n’y a personne ! »
Sur le versant, les branches dénudées des arbres bruirent dans le vent. Cassie sentit une main se poser sur son bras. Thomas. Elle se pencha pour murmurer : « Monte dans la voiture. Sur le siège arrière. Cache-toi. Ferme les yeux. Tout de suite ! »
Le désespoir sembla commencer à envahir le quinquagénaire au chapeau et aux lunettes. Il leva les mains, paumes tournées vers le ciel, le visage aussi blanc que la brume s’attardant au fond de la vallée fluviale. « Enfin, arrêtez », dit-il.
Leo pointa le canon du pistolet sur le ventre de l’homme. Son visage devint un masque de concentration. Ses yeux se plissèrent. Il va tirer, s’aperçut Cassie. Il avait vu l’homme les suivre, il avait rendu son verdict et allait presser la détente.
« S’il faut que tu lui tires dessus, dit-elle. Vise sa jambe. »
La main de Leo hésita. Cassie ne pouvait détourner le regard du pistolet, des doigts pâles et roses sur le métal anodisé.
« Si c’est un sim, expliqua-t-elle, on le saura. Sinon… ça ne le tuera peut-être pas. »
Leo hocha la tête et baissa le canon, mais le coup de feu fut si bruyant que Cassie sursauta. Il sembla surprendre aussi Leo qui recula d’un pas, les yeux posés sur l’arme comme si elle lui avait brûlé la main. Un vol d’étourneaux jaillit telle une fumée soudaine d’un arbre au loin.
L’homme aux grosses lunettes et au chapeau démodé tomba par terre. Il avait la bouche ouverte, mais aucun son n’en sortait, et sa main se crispa sur les parpaings des toilettes avant de se tendre vers sa jambe droite. Celle-ci était brisée sous le genou et Cassie vit avec consternation luire un os à découvert. Du sang giclait de la plaie par pulsations frénétiques.
Il n’y avait rien de vert à l’intérieur.
Le ventre de Cassie se serra. Elle s’obligea à continuer à regarder en frottant avec rage ses yeux pleins de larmes. Leo ne bougeait plus, le regard fixe. Beth avait reculé et restait le dos collé au mur des toilettes.
Cassie jeta un coup d’œil sur la route : toujours pas âme qui vive.
Par terre, le quinquagénaire serrait sa cuisse des deux mains. Ses yeux s’étaient révulsés. « Gueuh », dit-il, grognement sans signification.
« Oh, c’en est pas un, murmura Leo, ce n’est pas… »
Pas un sim. Cassie se sentit envahie par une lucidité sans poids, comme si le monde était désormais simple et baigné de lumière. « Bon, il faut qu’on stoppe l’hémorragie.
— Comment ? »
Elle avait suivi des cours de secourisme à l’école, mais ils n’incluaient pas la manière de soigner des blessures par balle. « Un garrot, supposa-t-elle. Prépare un garrot. »
Leo hocha la tête et ôta sa ceinture avant de se pencher pour en entourer la cuisse blessée. L’homme ne résista pas. Il ne bougeait presque plus. Ses grosses lunettes étaient de travers sur son visage et son chapeau avait roulé jusqu’au bord de la pente.
Cassie se souvint de ce qu’elle avait dit à Leo (vise sa jambe) et se sentit à nouveau toute nauséeuse. Elle n’avait jamais vu personne se faire tirer dessus d’aussi près. Elle avait imaginé un trou bien net et non toute cette boucherie. Mais si elle n’avait rien dit, cela aurait été pire, pas vrai ?
Leo souleva le pantalon trempé de sang pour passer une deuxième fois sa ceinture dessous, mais ses mains tremblaient tellement qu’il n’arriva pas ensuite à trouver un trou pour immobiliser la boucle. « Attends, laisse-moi faire », dit Cassie. D’où lui venait ce calme absurde ? Elle se pencha, referma la ceinture bien serré. Le saignement rythmique commença à s’atténuer. Mais les dégâts étaient épouvantables. Une artère devait avoir été touchée. Il fallait qu’un médecin intervienne d’urgence.
Il y avait un téléphone à pièces juste à l’intérieur des toilettes, Cassie le voyait de l’endroit où elle était agenouillée. « Beth, appelle la police.
— Quoi ?
— Il a besoin d’une ambulance ! Appelle la police ! »
Beth jeta un coup d’œil au téléphone, mais ne bougea pas. « Je ne crois pas qu’on devrait. On risque de se faire arrêter, non ? On se fera arrêter !
— Beth, il est en train de mourir. » La tête renversée en arrière, la bouche ouverte, l’homme respirait par à-coups, comme des ronflements, et ses yeux, bien qu’ouverts, ne regardaient plus rien. Cassie posa le doigt sur sa gorge, à la recherche d’un pouls. Le blessé avait la peau fraîche, mais moite de sueur. Elle perçut un battement irrégulier.
« Euh, attendez, dit Leo. Cassie… je ne voulais pas le blesser si gravement.
— Je sais.
— Il nous suivait. Il a avoué.
— Je sais ! Il a besoin d’aide.
— On pourrait… on pourrait peut-être en appeler plus loin sur la route. »
Et réussir à s’échapper, voulait-il dire. D’accord, mais : « On n’a pas le temps. Regarde-le, Leo !
— On ne peut rien faire pour lui.
— Bien sûr que si ! Il a besoin d’un médecin ! » Elle comprit alors : « Tu veux partir en l’abandonnant ici ?
— Je ne veux pas. Je ne crois pas qu’on ait le choix !
— Si ! On lui a tiré dessus, il faut qu’on l’aide. Maintenant ! Maintenant ! Tout de suite !
— Cassie, écoute-moi… et Thomas ? »
Elle se retourna avec un sentiment de culpabilité. Son frère était debout près de la voiture. Trop loin pour bien voir la blessure de l’homme, mais suffisamment près pour avoir assisté au coup de feu. (Au meurtre, se corrigea-t-elle : c’en serait un s’ils abandonnaient le blessé.) Mais Leo avait raison : si la police venait, si elle les arrêtait, qui allait prendre soin de Thomas ? Comment pourrait-elle le protéger ?
L’homme par terre prit une respiration étranglée, puis ne fit plus aucun bruit. Ses mains cessèrent de bouger et son regard se fixa sur le ciel sans le voir. Cassie s’aperçut que tous les muscles du quinquagénaire s’étaient soudain relâchés. Son propre esprit s’emplit du bruissement du vent dans les arbres dénudés.
« Il est mort ? » demanda Beth.
Cassie essaya une nouvelle fois de trouver le pouls, en vain. Elle se releva et recula.
« Il faut le cacher, dit Leo. Quelqu’un le trouvera tôt ou tard. Mieux vaut pour nous que ce soit le plus tard possible.
— Le cacher ? » demanda Beth.
Leo désigna du menton un endroit où soit le mauvais temps, soit l’imprudence de certains touristes avait couché au sol la barrière de sécurité en plastique. « Aidez-moi. Beth ? »
Beth déglutit avec difficulté, mais hocha la tête.
Incrédule, Cassie les regarda traîner l’homme par les bras en direction de la pente. Les chaussures du cadavre laissaient une trace rouge irrégulière sur le sol. Du pied, Cassie procéda à une dissimulation de preuve en recouvrant de gravier la mare de sang. Ses propres chaussures furent bientôt éclaboussées. Oubliaient-ils quelque chose ?
« Son chapeau », rappela-t-elle.
Beth revint le chercher et le jeta dans la vallée. Emporté par le vent, il tomba hors de vue.
« Pousse-le dans la pente, maintenant, dit Leo.
— On devrait d’abord lui fouiller les poches. »
Cassie se détourna. Elle ne pouvait supporter de voir Leo mettre le cadavre sur le flanc pour permettre à Beth de prendre son portefeuille. Elle revint vers la voiture, vers Thomas, en essayant de ne pas entendre (mais elle pouvait difficilement ne pas l’entendre) le corps de l’homme dévaler la pente dans le sumac sauvage et l’herbe brune cassante. Le bruit décrut et finit par cesser. Quelque part dans les bois, un corbeau cria.
Plus tard, une fois la nuit tombée et alors que le bitume s’étirait devant eux sous un miroitement d’étoiles, Beth rassembla assez de courage pour regarder ce qu’elle avait pris dans les poches du mort et fourré dans son sac à main : un portefeuille en cuir. Deux cents dollars en liquide. Et un flacon d’un médicament appelé bisoprolol. « C’est pour le cœur, dit Leo. Il devait être malade. »
Leo jeta le portefeuille et les pilules (après avoir ôté toutes les étiquettes) dans une poubelle devant un bureau de poste d’une petite ville anonyme aux magasins tous fermés jusqu’au lendemain. Plus loin, dans la boutique d’une station-service ouverte de jour comme de nuit à proximité de l’autoroute, Beth acheta avec les dollars du mort un assortiment d’aliments frais et secs qu’elle rangea dans le coffre.
Cassie occupait la banquette arrière avec Thomas. Durant la nuit, il voulut savoir si l’homme aux grosses lunettes était vraiment mort. « Oui », répondit-elle. Elle ne voyait pas l’intérêt de lui mentir. On pouvait protéger Thomas de beaucoup de choses, mais pas de vérités indiscutables.
Depuis, il n’avait pas prononcé un mot. Il restait avachi, la tête sur l’épaule de Cassie, les yeux fermés, ni endormi ni vraiment réveillé : il se cachait dans son corps somnolent tandis que l’automobile poursuivait sa route. C’était le seul innocent parmi eux, aux yeux de Cassie. Elle n’avait pas pu le protéger de ce qu’ils avaient fait. Mais au moins gardait-il les mains propres.
De tous les événements cauchemardesques des trois derniers jours, se dit Nerissa, celui-ci doit être le plus bizarrement surréaliste : je suis en train de descendre dans la cave de la ferme de mon ex-mari, où quelque chose à la fois plus et moins qu’humain attend qu’on l’interroge.
Elle était physiquement et émotionnellement épuisée. Quand elle avait découvert la disparition de Cassie et de Thomas, en rentrant chez elle, cela avait fait resurgir toutes les peurs qu’elle contenait si soigneusement depuis le massacre de 2007. Pendant le trajet, elle ne s’était même arrêtée qu’à contrecœur dans une station-service et non sans se demander si le pompiste (un adolescent acnéique) était l’un d’eux. Ce genre de réflexe paranoïaque aurait pu protéger Thomas et Cassie, si elle l’avait eu en permanence. Sauf que sept années sans incident avaient relâché sa vigilance. Sortir un soir, s’était-elle dit, ce n’était pas trop demander. Elle méritait même plutôt cette récompense, après tout ce qu’elle avait fait (et sans rechigner) pour les enfants de sa sœur. Elle y avait droit, non ?
L’appartement vide, la valise absente sous le lit de Cassie et le réfrigérateur mis à sac, telle fut sa réponse.
Mais elle s’était promis de retrouver Cassie et Thomas. Elle les protégerait. Les ramènerait à la maison. Werner Beck et les règles de conduite définies par la Correspondence Society pouvaient aller au diable. La Society était morte. Il ne restait plus que la famille. La seule chose qui comptait.
Ethan descendait les marches en bois devant elle tout en continuant à parler du sim et à rappeler qu’on ne pouvait pas lui faire confiance, mais ses paroles n’étaient pour Nerissa qu’un bruit de fond indistinct. Elle s’en fichait. Elle voulait juste voir le monstre. Obliger une vérité à sortir de ses lèvres stupides et menteuses.
Elle savait, bien entendu, qu’Ethan avait raison : on ne pouvait pas faire confiance au simulacre — autrement dit, à l’hypercolonie dont il faisait partie. Ce n’était pas un être humain. Pas même un animal. Comme Ethan et Werner Beck l’avaient prouvé.
Ethan avait parlé de la Society à Nerissa peu après leurs fiançailles. Il avait avoué en être membre comme s’il s’agissait d’une vérité gênante qu’elle devait savoir à son sujet, tel un cas bénin d’herpès. Elle avait d’abord pris la Society pour quelque chose de banal — une franc-maçonnerie de mathématiciens, un club pour jeunes universitaires liés par le secret sur une prétendue conspiration. Les idées qu’il avait énoncées le rouge aux joues ne semblaient pas vraiment crédibles. La couche radio-réflexive (en soi, une abstraction d’ingénieur, pour Nerissa) était vivante ? Elle exerçait un contrôle discret sur l’histoire de l’humanité ? Même si la jeune femme avait voulu y croire, comment aurait-elle pu ?
Elle ne prit absolument pas tout cela au sérieux jusqu’à ce qu’il lui fasse visiter son laboratoire et lui montre ses cultures cellulaires. Il travaillait sur des échantillons issus de carottes de glace de l’Antarctique, officiellement pour étudier le pollen déposé par d’antiques chutes de neige. (Il fallait, d’après lui, un prétexte légitime à chacune des recherches de la Society. Celles qui s’approchaient trop de certains sujets avaient tendance à ne plus trouver de financement ou à se faire recaler par les comités de lecture. Des carrières avaient été brisées, à l’époque, avant que les membres de la Society apprennent à se montrer discrets. Mais les noms qu’il cita n’évoquaient pas grand-chose pour Nerissa : qui était cet Alan Turing, par exemple ?) On trouvait du pollen dans les carottes de glace et Ethan avait consciencieusement catégorisé les échantillons par espèces et dégagé les implications pour l’écologie des insectes pollinisateurs : ses conclusions avaient fini par être publiées dans Ecological Entomology. Il n’avait par contre rien dit des minuscules granules découverts aussi dans la glace : de microscopiques sphérules qui semblaient être des chondrites carbonées et renfermaient des traces de matière organique complexe.
On passait facilement à côté de ces sphérules, très peu nombreuses dans l’absolu, tant elles ressemblaient à de la poussière, mais il y en avait un peu partout dans un millénaire de glace déposée. La Society supposait qu’elles s’étaient infiltrées dans l’atmosphère depuis la couche radio-réflexive, la radiosphère… que la radiosphère elle-même était un nuage orbital composé de billions de tels granules, réparti de façon uniforme autour de la Terre. Le nuage était si diffus qu’il ne masquait qu’une fraction de la lumière du soleil et ne pouvait être décelé à l’œil nu, mais d’après les calculs d’Ethan, il devait avoir une masse distribuée énorme.
Privé de sa protection rocheuse, le fragment de matière organique conservé dans les sphérules se décomposait au contact de l’air. Ethan avait toutefois réussi à en accumuler des quantités mesurables dans un environnement de gaz inertes maintenu à des températures et des niveaux de rayonnement similaires à ceux du vide interplanétaire. Si on ajoutait quelques molécules de carbone et de glace, la substance se liait à elles. Avec un substrat suffisant de matière première, elle créait de nouveaux granules rocheux, d’une complexité supérieure à ceux trouvés abîmés dans les carottes de glace : des cristallisations complexes, des entrelacements veineux de carbone et de silicone.
Au moment de leur mariage — une très banale cérémonie civile suivie d’un dîner préparé par un traiteur dans la salle de réception d’un country-club —, Ethan avait transmis pour études complémentaires des échantillons de ses cultures à Werner Beck et à quelques « spécialistes du calcul numérique », comme il les appelait. Et même si Nerissa essayait de ne rien savoir de ce qu’impliquaient les travaux de son mari, elle devait bien admettre qu’elle trouvait cruciale et perturbante l’idée qu’une force très ancienne et en réalité cosmique se mêlait des communications de l’humanité. Mais qu’est-ce que cela signifiait vraiment, concrètement ? Si la prospérité et la tranquillité relatives du vingtième siècle découlaient de cette intervention (comme la Society le pensait depuis longtemps), était-il sage de chercher à en savoir davantage ? Le passé de l’humanité n’avait rien de bien enthousiasmant : d’interminables séries de guerres, de famines, de superstitions et de pestilence…
Mais tout cela était hypothétique et peu plausible, et par conséquent facile à ignorer. Nerissa avait réussi à s’occuper de sa propre vie — son poste d’enseignante à l’université du Massachusetts, l’écriture de son livre, son mariage tout neuf — en ne pensant qu’occasionnellement à la nature de cette foutue radiosphère.
Cela avait semblé un compromis raisonnable, durant ces années où le sang n’avait pas encore coulé.
Ethan dit que le monstre dans sa cave se faisait appeler Winston Bayliss. Nerissa se demanda où il avait trouvé ce nom-là. Avait-il existé un véritable Winston Bayliss, peut-être assassiné et remplacé par le sim ? Ou bien le monstre avait-il inventé son nom sur la base d’une analyse statistique de la nomenclature humaine ?
Il était impossible de le savoir. Et cela n’avait aucune importance.
Le monstre portait un slip blanc et son ventre pâle retombait par-dessus la ceinture élastique. Du ruban adhésif l’attachait efficacement par le torse, les bras et les jambes à une lourde chaise en bois. Quand Nerissa approcha, il leva un visage terne d’homme blanc bien nourri et plutôt en bonne santé, mais avec quelques rondeurs. Bien entendu, son apparence ne signifiait rien. Son expression lasse et son regard suppliant non plus. Le corps de la créature n’était qu’une surface d’affichage, un mécanisme de transmission. S’il avait été humain, le coup d’œil qu’il lança à Nerissa aurait pu signifier J’ai traversé bien des épreuves. Je n’en peux plus. Mais de la part du monstre, ce n’était qu’une tentative de susciter et d’exploiter sa compassion.
Aussitôt, comme s’il avait lu dans ses pensées, alors qu’il s’était contenté en réalité d’interpréter son langage corporel, son visage replet redevint neutre et indifférent. Comme pour dire : Vous savez ce que je suis et je n’essaierai pas de vous tromper. Ce qui était un mensonge aussi, mais plus subtil.
Ou peut-être même pas un mensonge. Si Ethan et Werner Beck avaient vu juste, le monstre fonctionnait selon une logique de ruche. Ses verbalisations n’étaient pas sciemment vraies ou fausses. Comme Ethan le lui avait expliqué longtemps auparavant, les insectes sociaux, les fourmis, par exemple, suivaient quelques règles simples inscrites dans leur patrimoine génétique par des millions d’années d’évolution. Elles réalisaient des choses incroyables : elles construisaient de grandes villes dans la terre, se montraient d’une efficacité surprenante dans leur recherche de nourriture. Mais aucune ne « décidait » jamais de faire tout cela. Les fourmis ne décidaient pas d’une stratégie et il n’y avait pas de conseil d’administration dans leur colonie. Il n’y avait pas d’esprit conscient à l’œuvre… il n’y avait aucun esprit du tout, rien que de la chimie et des facteurs environnementaux. Une série d’interactions de ce type produisait un comportement complexe. Mais seul le comportement l’était. Les règles elles-mêmes, tout comme les êtres qui les suivaient, étaient relativement simples.
Il en allait de même avec l’hypercolonie. C’était une espèce d’essaim, de ruche ou de nid qui avait enveloppé la planète tout entière. Ses plus petits composants étaient les sphérules de roche et de matière organique qu’Ethan avait appris à faire croître. Malgré leur taille minuscule, elles étaient capables de générer et de capter des impulsions sur une large gamme de fréquences radio. Ainsi, d’après Ethan, que d’accomplir des calculs extrêmement compliqués. (À la Correspondence Society, on parlait de « code binaire » et d’« informatique quantique », mais Nerissa ne comprenait ni l’une ni l’autre de ces expressions : les seuls ordinateurs auxquels elle avait jamais eu affaire étant les pesantes machines à cartes perforées avec lesquelles les fournisseurs d’eau et d’électricité produisaient ses factures mensuelles, elle prit les paroles d’Ethan pour argent comptant.)
On ne pouvait d’aucune manière crédible prétendre ces sphérules dotées d’intelligence. Comme les fourmis, elles suivaient des règles qu’elles n’écrivaient pas elles-mêmes. Comme les fourmis, elles échangeaient des messages simples et réagissaient de manière prédéterminée à certaines caractéristiques de leur environnement. Ce qui rendait l’hypercolonie remarquable était sa capacité collective à manipuler les signaux électroniques et à imiter les êtres humains. Elle parvenait malgré son absence d’esprit à générer un sim comme Winston Bayliss et à le faire passer pour humain. Mais quand Bayliss prononçait le mot « je », c’était un bruit sans signification. Il n’y avait aucun « je » à l’intérieur du monstre. Il n’y avait personne. Rien qu’une arithmétique vide qui fonctionnait 24 heures sur 24.
Elle fit un pas de plus vers la chaise. Elle vit à quel endroit la balle avait traversé la jambe du monstre. Ethan avait bandé la plaie, soit pour ne pas salir le sol, soit pour empêcher la créature de se vider de son sang. Le pansement, une serviette de toilette maintenue par du gros ruban adhésif, laissait filtrer des perles visqueuses de matière rouge et verte. L’écœurante odeur de foin moisi qui s’en dégageait flottait dans l’atmosphère immobile de la cave.
Nerissa s’aperçut qu’elle évitait de croiser le regard de la chose. C’était lâche, et sans doute le simulacre sentirait-il et tenterait-il d’exploiter sa peur. Elle refusa de lui laisser cet avantage, aussi minime soit-il. Elle s’arma de courage et plongea le regard dans les yeux marron et humides aux cils d’une longueur presque féminine. Le monstre soutint son regard, imperturbable. « Bonjour, madame Iverson. »
Contre toute attente, elle fut stupéfaite. Elle ravala sa nausée et lança : « Comment me connaissez-vous ? » Non parce qu’elle attendait une réponse sincère, mais parce qu’elle voulait savoir ce que le monstre allait dire.
« L’hypercolonie vous connaît. Je partage une partie de cette connaissance. »
Il parlait d’une voix douce et flûtée de ténor. Ce qui n’avait rien de surprenant en soi, ses organes de la parole étant tous authentiquement humains : la gorge, les poumons, les cordes vocales.
« Vous êtes l’hypercolonie, je me trompe ?
— Je comprends pourquoi vous le croyez, mais vous vous trompez, oui. C’est ce que je suis venu expliquer. »
Elle haussa les épaules. « Dites ce que vous voulez. » Ethan se tenait près d’elle, le pistolet à la main. Le simulacre se passa la langue sur les lèvres.
« La majeure partie des déductions de la Correspondence Society sur l’hypercolonie sont exactes. C’est un être vivant. Aux origines très anciennes et plus ou moins perdues, mais il s’est répandu d’une étoile à l’autre sur d’immenses distances. Il a un très long cycle de vie. Il identifie et entoure les planètes biologiquement actives sur lesquelles pourraient apparaître des cultures qui fabriquent des outils. S’il en apparaît une, l’hypercolonie l’exploite alors à ses propres fins. Ce qui, dans des circonstances idéales, est bénéfique aux deux parties.
— Vraiment ?
— Une fois qu’une telle culture commence à générer des communications électroniques, l’hypercolonie intervient pour favoriser certains résultats. La paix plutôt que la guerre, par exemple. De cette manière, la relation devient complètement symbiotique. L’espèce adoptée est libérée des conséquences de son propre bellicisme, la prospérité se généralise et les tribus ou nations jusqu’alors hostiles deviennent interdépendantes. Des technologies utiles apparaissent alors naturellement et efficacement, que l’hypercolonie exploite.
— Qu’elle exploite pour quoi faire ?
— Pour se reproduire », répondit le monstre.
Une symbiose, pensa Nerissa. Dans un tel contexte, le mot était obscène. Elle avait vu de quelle manière ces prétendus bénéfices mutuels fonctionnaient en réalité.
C’était elle qui avait découvert les corps de sa sœur et de son beau-frère, à l’automne 2007. Elle se souvenait de la porte entrouverte de leur petite maison de Forest Park. Elle se souvenait des trous laissés par les balles dans le papier peint à motif floral du salon, papier peint qu’Evelyn adorait (et Nerissa détestait : elles s’étaient très souvent gentiment disputées à ce sujet). Elle se souvenait de l’odeur âcre et cuivrée du sang, assez forte pour avoir aussi un goût, et elle se souvenait du sang qui avait giclé sur la collection de figurines Hummel de sa sœur : les petites vachères et les petits bergers de porcelaine souriaient, le visage cramoisi.
Evelyn, qu’elle avait toujours appelée Evie, avait été abattue de deux balles dans le torse et d’une dans la tête. Elle n’avait pas eu le temps de se lever du canapé. Son mari Bob gisait sur le sol quelques dizaines de centimètres devant elle. Abattu lui aussi de plusieurs balles dans le corps, puis d’une dans le crâne. Tous deux avaient été épouvantablement défigurés par les projectiles.
C’était un mercredi après-midi, juste après 16 heures. N’arrivant pas depuis la mi-journée à contacter sa petite sœur, Nerissa avait fini par décider de venir voir si elle était chez elle à Forest Park. Elle voulait lui parler de l’inquiétant coup de téléphone que venait de lui passer Ethan au sujet d’une série d’assassinats dans la Correspondence Society, affirmation loufoque que semblaient toutefois confirmer à présent les journaux télévisés. Bob Stoddart, son beau-frère, était depuis longtemps membre de la Society et ami avec Ethan. C’était Ethan et Nerissa qui lui avaient présenté Evie. En détournant les yeux des cadavres, Nerissa sentit lui revenir des souvenirs de l’époque, une quinzaine d’années auparavant, où elle-même était fiancée à Ethan et où Evie sortait avec Bob… Elle se rappelait les plaisanteries qu’elle échangeait avec Evie sur les drôles de galants qu’elles s’étaient dégottés, un entomologiste et un mathématicien (rien de moins !), deux garçons intelligents et drôles, mais qui se débrouillaient difficilement tout seuls en matière de vêtements et de savoir-vivre. Evie ne pouvait plus en rire, la balle dans son crâne lui ayant d’abord traversé la lèvre supérieure. Aussi Nerissa reporta-t-elle son attention sur les figurines rendues rouge pie par le sang. Elle devait bien évidemment appeler la police et elle s’efforça de se concentrer sur cette tâche. Elle décida de se servir du téléphone de la cuisine plutôt que de celui à côté du canapé, pourtant plus proche, mais parsemé de matière cérébrale d’Evie. Elle appellerait dès qu’elle arriverait à faire fonctionner ses jambes. En attendant, elle restait appuyée au mur en regardant les figurines d’Evie. Sa sœur travaillait dans la publicité et celles-ci lui avaient plu pour une raison ou pour une autre, leur côté kitsch l’avait séduite au lieu de la rebuter : le Joyeux Promeneur, les pieds à présent dans un lac de sang, le Garçon au Pommier, de la même couleur que ses fruits…
Elle faillit hurler en entendant des pas sur le seuil. Ils sont revenus, songea-t-elle d’abord, paniquée. Mais non. Ce n’était pas les tueurs. Une petite voix lança : « Coucou ? »
Cassie.
Oh mon Dieu. Cassie.
Nerissa retrouva ses jambes et se retourna. Bien entendu, Cassie était rentrée. Et Thomas… Thomas devait être à l’étage dans son petit lit, il avait dormi pendant les meurtres ou s’était endormi après les coups de feu, à moins que (non, c’était impensable) il soit mort lui aussi ? Mais Cassie avait douze ans, elle était assez grande pour revenir seule de l’école primaire à quelques rues de là. Cassie était orpheline, mais elle ne le savait pas encore. Et il ne fallait pas la laisser le découvrir, pas de cette manière, pas en trouvant ses parents gisant dans les antiques postures de leur horrible mort. Dépêche-toi, s’incita-t-elle, garde-la à l’écart, pousse-la dehors si nécessaire… mais la fillette s’était déjà trop approchée : debout sur le carrelage du couloir juste devant la porte, elle avait lâché son cartable et regardait dans le salon en plissant des yeux, comme face à une lumière aveuglante. Sa bouche béait, en anticipation d’un hurlement qui, pour une raison ou une autre, ne vint jamais.
Nerissa avait dû rassembler toutes ses forces pour l’écarter, pour s’agenouiller et tourner la tête de Cassie vers son épaule, pour accepter le poids de ses larmes.
Voilà ta foutue symbiose, pensa-t-elle les yeux fixés sur la chose à forme humaine dans la cave d’Ethan.
« Pourquoi l’admettez-vous ?
— Je n’admets rien, dit le monstre. Je ne suis pas l’entité qui a commis les crimes de 2007, si c’est ce que vous pensez. Madame Iverson, quand vous regardez le ciel, la nuit, est-ce qu’il vous semble sans vie ? Il ne l’est pas du tout. Chaque étoile est une oasis dans le désert… un endroit chaud, riche de substances nutritives et d’une chimie complexe. De nombreux organismes se disputent l’accès à ces richesses. Leurs luttes sont éthérées, très longues, et quasi invisibles pour des êtres dans votre genre. Elles sont néanmoins implacables et aussi mortelles que tout ce qui peut se produire dans une forêt ou sous la mer.
— À supposer que ce soit vrai : et alors ? »
Le simulacre jeta un coup d’œil à Ethan, qui remuait les pieds avec impatience. « L’organisme dont je fais partie a contaminé l’hypercolonie et pris le contrôle de ses mécanismes de reproduction.
— Comme un virus ou une espèce de parasite, vous voulez dire ?
— Plus ou moins. Mais le processus n’est pas terminé. L’hypercolonie essaye toujours de récupérer ces mécanismes. Un affrontement est en cours.
— Nous perdons du temps », intervint Ethan.
Nerissa était plutôt d’accord. Tout ce manichéisme cosmique ne les menait nulle part. « Vous avez parlé de ma nièce, je crois ?
— Le résultat de l’affrontement va bientôt se décider. Un des camps aimerait se servir des restes de la Correspondence Society comme arme contre l’autre. En ce moment, votre nièce est manipulée. Et elle n’est pas la seule. »
Nerissa se pencha vers le sim en laissant apparaître sa haine. « Qu’est-ce que vous savez exactement sur Cassie ?
— Je peux vous aider à la protéger.
— Si vous avez quelque chose à dire… » Nerissa sentit la main d’Ethan sur son épaule. « Quoi ? Et c’est quoi, ce bruit horrible ?
— L’alarme. Quelqu’un est entré sur la propriété.
— Libérez-moi », dit le monstre.
Ethan l’envoya se faire voir. Mais Nerissa remarqua qu’il ne le tua pas. Le pistolet à bout de bras, il remonta les marches quatre à quatre.
Dernière à prendre le volant ce jour-là, Cassie roula jusqu’à ce qu’elle voie une balise Camping d’État à l’entrée d’une route secondaire qui s’enfonçait dans la pinède sauvage au nord de Decatur, dans l’Illinois. Une chaîne en barrait l’accès, à laquelle pendait un écriteau en bois : FERMÉ DU 20 SEPTEMBRE AU 30 MAI. Leo ayant un coupe-boulons dans le coffre, elle ne les arrêta pas longtemps.
Ils arrivèrent au terrain de camping, une clairière parsemée de trous à feu entourés de pierres. La nuit était trop fraîche pour dormir à la belle étoile, mais Beth repéra au milieu des pins une cabane dont le cadenas ne résista pas non plus au coupe-boulons de Leo. On ne pouvait pas vraiment parler de logement — ils trouvèrent à l’intérieur un matelas jaune posé de travers sur un vieux sommier à ressorts, un canapé constellé de brûlures de cigarettes et sur les parois de bois brut de grandes taches de moisissure noire évoquant un test de Rorschach —, mais cela protégeait du vent.
Cassie commença par s’occuper de Thomas. Elle s’inquiétait de plus en plus pour lui. Il avait dormi dans la voiture, tenait à présent à peine debout et ferma les yeux dès qu’elle l’installa dans son sac de couchage. Il avait le visage humide, sa tignasse blonde était sale et emmêlée… il avait besoin d’un bain, grand besoin, mais il n’y avait pas l’eau courante.
Beth surprit Cassie en allant chercher un oreiller supplémentaire dans la voiture. « Tiens, prends ça, dit-elle. Il se tiendra plus tranquille s’il est confortablement installé. » Comme s’il lui fallait une excuse pour se montrer gentille. (Et ce n’était même pas une excuse crédible. Thomas était on ne peut plus calme depuis plusieurs heures.) Cassie la remercia et mit l’objet sous la tête de son petit frère. Celui-ci rouvrit les yeux, les cligna et se rendormit en soupirant.
Mais Beth n’était pas uniquement allée chercher un oreiller : elle tenait aussi à la main une bouteille de vodka à l’étiquette ornée d’un barbu au couvre-chef en fourrure. « Ça vient d’où ? voulut savoir Leo quand elle la déboucha.
— Je l’ai achetée quand on était aux courses. Pourquoi pas, après tout ? Tu ne vas pas me dire que ça ne t’intéresse pas. » Elle lui tendit la bouteille.
Il ne fit rien pour la saisir. « Le vendeur t’a demandé tes papiers, dans le magasin ? Parce que ce n’est pas une très bonne idée, de les montrer quand on peut faire autrement.
— Non, bordel, il ne me les a pas demandés. T’en veux, oui ou non ?
— Ce n’est pas le moment.
— Ah ? T’es sûr ? » Elle haussa les épaules. « Ça m’en fera plus, alors. »
Beth se servit d’une thermos vide pour mélanger la vodka au contenu d’une canette de Coca-Cola. Elle but une gorgée, grimaça, but une deuxième gorgée et grimaça à nouveau. Dépense inutile et stupide, estima Cassie, à moins que ça la fasse dormir. Sauf que, vingt minutes plus tard, Beth allait et venait d’une démarche hystérique entre le matelas et le canapé, en faisant grincer le parquet à chaque passage. Quand Leo lui suggéra (avec une retenue que Cassie trouva admirable) de s’asseoir et de « laisser tomber », elle se tourna d’un coup vers lui, trébucha et pointa le doigt dans sa direction. « Arrête de faire comme si tu regrettais ce qui s’est passé !
— Beth, allons. Sérieux. Arrête un peu.
— Si triste et tout. Et comment j’ai pu tuer ce type ? Remets-toi, Leo. Tu lui as tiré dans la jambe justement pour ne pas le tuer. S’il avait des problèmes de santé, t’étais pas censé le savoir, si ?
— Ça suffit, Beth.
— T’aurais peut-être dû me demander à moi de lui tirer dessus, si tu ne voulais pas le faire toi-même. C’est toi qui n’arrêtes pas de nous dire que tout est dangereux, qu’on ne peut pas prendre de risques, pas appeler chez soi, pas montrer ses papiers à l’épicerie, qu’il faut se méfier des inconnus…
— Tu vas réveiller Thomas.
— M’étonnerait. Il a plutôt l’air dans le coma, bordel. Sans déconner… » Elle se tourna vers Cassie. « … ton frère ne serait pas un peu arriéré ? Il parle presque jamais.
— Il a peur », répondit Cassie. Mais moins que toi, eut-elle envie d’ajouter. « Je crois qu’on a tous besoin de dormir.
— Très bien. Dors, alors.
— Ce n’est pas très facile, avec toi.
— Merde, t’as qu’à aller dormir dans la bagnole, si t’es si sensible.
— C’est peut-être ce que tu devrais faire, Beth, réagit Leo. Emporte ton sac de couchage dans la voiture, soûle-toi tant que tu veux, et demain matin on fera la route jusqu’à chez mon père. Ta gueule de bois ne regarde que toi.
— Quoi, t’en as marre de moi, maintenant ? T’as envie de sauter Cassie ce soir ? C’est ça ? »
Cassie avait déjà vu Beth ivre. Chacun des survivants de 2007 qu’elle connaissait avait sa manière à lui de brandir un doigt d’honneur à la face du monde, et celle de Beth consistait à boire plus que de raison… de boire comme pour se punir et punir son entourage. Malgré son état, Beth sembla s’apercevoir qu’elle était allée trop loin. Avant que Leo puisse répondre, elle redressa les épaules et lança : « Très bien, peut-être que j’ai envie d’être seule. » Elle attrapa sa veste et cala son sac de couchage sous son bras en marmonnant quelque chose entre ses dents.
De la porte de la cabane, Cassie regarda Leo suivre Beth jusqu’à la voiture… soi-disant pour s’assurer qu’elle ne courait aucun danger, plus probablement pour l’empêcher d’abîmer quelque chose. Elle lui fit des remontrances depuis l’espace clos de la banquette arrière tandis qu’il insérait la clé de contact pour allumer la radio, pensant peut-être lui changer les idées avec un peu de musique.
Sauf que la radio ne diffusait pas de musique mais les informations locales. Cassie capta des mots orphelins et des fragments de phrases. Corps découvert, entendit-elle. Versant boisé. Elle sortit dans la nuit froide, les aiguilles de pin craquant sous ses pieds. « Arrête ce… », exigea Beth à voix haute, mais elle n’arriva pas jusqu’à truc, car Leo se retourna d’un coup pour lui dire de fermer sa gueule. Beth avait beau être ivre, elle en resta bouche bée.
Cassie alla jusqu’à l’automobile tandis que le journaliste terminait : La police d’État déclare lancer une enquête approfondie sur ce qui est le premier meurtre commis dans le comté de Wattmount depuis presque quinze ans. Il parla ensuite d’un incendie dans une scierie d’une ville dont Cassie n’avait jamais entendu parler. Leo coupa la radio, maussade.
Je suis une criminelle, se dit Cassie. Complice de meurtre, voire meurtrière. Nous sommes tous des criminels. D’un instant à l’autre, les bois endormis pouvaient se remplir de faisceaux de projecteurs et de chiens policiers. « Putain de merde ! jura Leo.
— Qu’est-ce qu’on fait ? »
Il haussa les épaules avec colère. « Quelqu’un a pu voir la voiture, il faut partir de cette supposition, mais ça m’étonnerait que notre signalement soit connu. Donc… J’imagine que, demain matin, on se débarrasse de la voiture et on marche jusqu’à un endroit où on peut prendre le bus.
— Tu crois toujours que ton père peut nous aider ?
— Si lui ne peut pas… », dit Leo.
Cassie s’assit sur le seuil de la cabane pendant que Leo posait sur Beth un sac de couchage et deux couvertures de rechange. La nuit était froide, mais pas suffisamment pour la mettre en danger, du moment qu’elle ne s’exposait pas au vent, et si elle s’éveillait à l’aube avec des frissons et des courbatures, à qui la faute ? Thomas dormait toujours à l’intérieur, mais Cassie avait trop peur pour seulement songer à se coucher. Leo finit par venir s’asseoir près d’elle en tirant sur une cigarette tandis qu’elle exhalait la légère brume de sa propre respiration. Une pleine lune s’était levée, dont la lueur ne pénétrait pas pour autant dans la forêt autour d’eux.
Leo regarda sa cigarette avec solennité.
« C’est une vilaine habitude, dit Cassie. C’est mauvais pour toi, tu sais. »
Il la regarda, l’air incrédule… puis tous deux se mirent à rire, tout bas mais sans pouvoir s’arrêter.
« J’espère que ton père peut vraiment nous aider, dit-elle ensuite. Mon oncle Ethan et lui étaient assez proches, avant 2007, tu sais.
— Je sais, oui. Dans une de ses lettres, mon père dit qu’Ethan Iverson fait partie des rares que les attaques n’ont pas complètement castrés. » Il lui lança un regard oblique. « C’est lui qui le dit comme ça, pas moi. De sa part, c’est plutôt élogieux, d’ailleurs.
— Je trouve ça bien que tu sois resté en contact avec lui. » Par courrier, bien entendu. Le seul moyen de communication à longue distance qui ne soit pas otage de l’hypercolonie, bénis soient Ben Franklin et le service des postes gouvernemental.
« Tu ne prends jamais de nouvelles de ton oncle ?
— Tante Riss pensait que c’était une mauvaise idée. D’après elle, tout contact avec quelqu’un ayant été personnellement visé en 2007 est dangereux. Mais j’ai lu ses livres… il en a écrit deux, tu sais ?
— Mm. Sur les microbes, non ?
— Les insectes. Il est entomologiste. Mais d’une certaine manière ses livres traitent de l’hypercolonie, c’est une façon d’en parler sans en parler, vu qu’elle suit une logique d’insecte, de ruche. Il explique par exemple comment obtenir un comportement véritablement complexe sans la moindre intelligence ni connaissance de soi…
— J’en ai appris un peu là-dessus par les lettres de mon père. C’est vrai, d’après lui, mais la Society a fait l’erreur de traiter ça comme une question philosophique.
— Par opposition à… ?
— Au renseignement militaire. Connais ton ennemi. Découvre ses faiblesses. »
Cela cadrait avec ce que tante Riss avait dit sur Werner Beck, obsédé par l’idée de faire la guerre à l’hypercolonie. Elle trouvait cela stupide, ne serait-ce que dans ses termes : faire la guerre signifiait entre autres choses savoir à quels moments les armes de l’ennemi surpassaient les vôtres. Ce qui, pour autant qu’elle pouvait le dire, était le cas de l’humanité depuis la présidence de Taft… peut-être même depuis quelques siècles auparavant. Cassie dit à Leo que la guerre lui semblait une idée irréaliste.
« Pas forcément. Il faut se demander ce que l’hypercolonie nous prend. Une réponse possible étant : la volonté de se battre et les armes avec lesquelles lutter. Chaque jour, on nous raconte un tas de conneries du genre que la guerre est vraiment horrible et qu’on a beaucoup de chance que la Société des Nations gère les conflits. Si bien qu’on n’est pas nombreux à vouloir se battre. Mais même quelques personnes peuvent faire la différence, avec la bonne arme.
— Comment se battre contre quelque chose comme l’hypercolonie ? Contre un nuage de poussière, en fait. On ne peut pas le bombarder. Ni le faire prisonnier.
— Je n’en sais rien. Je n’ai pas la réponse à cette question. Mon père l’a peut-être. Mais si nous n’étions pas dangereux, ils ne nous feraient pas la chasse.
— Qui ça, nous ? Un mec, deux filles et un gamin de douze ans ? Ouais, on est vachement dangereux, c’est sûr. Pour des quinquas malades du cœur. »
Elle regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres. Elle voyait à l’expression pincée de Leo qu’ils l’avaient blessé.
« C’était un accident.
— Oui, tu as raison, je le sais bien…
— Je n’ai jamais voulu que ça se passe comme ça. Mais même si c’est notre faute, ou la mienne, il serait encore vivant si on n’avait pas les sims aux trousses. Tu crois qu’ils se sentent coupables de ça, eux ?
— Ils ne ressentent rien du tout. C’est ce qui les différencie de nous.
— Tu as perdu tes parents, pas vrai ?
— Oui. » Leo le savait, bien sûr, chacun des survivants de 2007 avait entendu à plus d’une reprise les histoires d’horreur des autres.
« Ça ne te met jamais en colère ?
— Bien sûr que si.
— Je veux dire vraiment en colère ? Suffisamment pour vouloir agir ? Ou t’essayes juste de ne pas y penser ? »
Elle haussa les épaules, gênée.
« Il n’y a pas de honte à ça. À être en colère, je veux dire. » Leo se releva et écrasa sa cigarette sous le talon de sa chaussure. Une étincelle s’échappa dans le vent et alla mourir dans l’obscurité. « Tu n’as pas besoin d’être gentille tout le temps. Énerve-toi de temps en temps. Tu as le droit. »
Elle n’était pas assez bête pour croire que l’hypercolonie avait réduit à néant les penchants de l’humanité pour la violence et la haine. La violence se manifestait chaque jour partout dans le monde. Si le bulletin d’informations affirmait qu’il n’y avait eu aucun homicide en quinze ans dans le comté de Wattmount, Cassie était prête à parier que celui-ci avait eu son lot de bagarres dans les bars et de disputes conjugales, peut-être même connu quelques rixes raciales. Quant au niveau international : aucun conflit de grande ampleur, mais suffisamment de rébellions violentes et d’accrochages frontaliers mortels pour que le nombre de victimes continue d’augmenter. Ces dangereuses tendances avaient simplement été atténuées ou réprimées.
La paix relative depuis 1900 ne pouvait se mesurer que statistiquement. Les chiffres racontaient toutefois une histoire convaincante : une baisse spectaculaire des conflits violents et de toutes leurs conséquences : famines, épidémies, effondrements économiques. Le manuel de science politique que Cassie avait eu au lycée attribuait ce changement au progrès matériel et moral. Et peut-être à raison. Mais il n’y avait pas que cela. Si, comme d’innombrables chercheurs de la Correspondence Society l’avaient fait, on étudiait l’histoire de très près, on voyait apparaître des anomalies flagrantes. Les crises évitées, les batailles gagnées ou perdues, les cessez-le-feu qui finissaient par être obtenus, tout cela semblait résulter de communications ou problèmes de communication décisifs. Des radiogrammes qui se perdaient en cours de transmission ou arrivaient très légèrement modifiés. Des ultimatums belliqueux qui ne parvenaient pas à leurs destinataires. Des codes indéchiffrables qu’on déchiffrait, des navires de guerre dépêchés aux mauvaises coordonnées, des tirs d’artillerie sur des tranchées vides. Tout cela passait par la radiosphère. Et après la Grande Guerre, à l’époque de la communication de masse, l’opinion publique était influencée par des incitations beaucoup trop subtiles et intelligentes pour qu’on puisse parler de propagande.
Mais pourquoi ? Quel était l’objectif ultime ?
À ces questions, la Correspondence Society n’avait pu répondre que par des hypothèses. Peut-être s’était-elle trop approchée de la vérité durant la décennie d’avant 2007, quand Ethan Iverson et Werner Beck avaient prouvé concrètement que la radiosphère était vivante, une hypercolonie (comme l’avait appelée l’oncle de Cassie) de microscopiques êtres vivants. Sauf que cela n’expliquait rien. L’hypercolonie tenait-elle à ce que la paix règne parce que cela servait ses propres intérêts ? Ou avait-elle un usage plus spécifique de l’espèce humaine ?
De toute manière, se dit Cassie, même si elle a rendu la civilisation plus paisible, l’hypercolonie elle-même n’est pas vraiment non violente. Tu as perdu tes parents, lui avait rappelé Leo, non qu’elle ait besoin qu’on le lui rappelle, et tandis que le sommeil s’emparait d’elle elle dut refouler le souvenir de la dernière fois où elle avait vu son père et sa mère, le visage fracassé et la cervelle répandue sur les meubles. Quoi que puisse être ou signifier cette atrocité, ce n’était pas l’œuvre d’une entité pacifique.
Quand elle s’éveilla, la pluie tambourinait sur le toit de la cabane et dégoulinait le long des parois de bois brut. Elle entendit aussi qu’on frappait à grands coups à la porte de la cabane.
Elle se redressa, vit Leo s’extraire de son sac de couchage. Un vague jour entrait par l’unique fenêtre. Elle avait encore la tête pleine de ses rêves et se demanda si ce n’était pas l’un d’eux jusqu’à ce que la porte s’ouvre violemment sur une silhouette en ciré à capuche jaune, le visage peu visible, mais manifestement mécontent. « Service des Parcs », barrit l’homme avec un coup d’œil méprisant à Cassie et un autre encore plus féroce à Leo. « Si vous croyez pouvoir venir couper les chaînes et les cadenas pour une soirée fumette ou je ne sais quoi, j’ai du nouveau pour vous, les jeunes. »
Cassie essaya elle aussi de s’extirper de son sac de couchage, devenu une gêne, un cocon dont elle n’arrivait pas à sortir. Leo réussit à se lever, les mains vides et pris d’une colère impuissante. Cassie eut l’impression de voir l’ensemble de la situation avec les yeux d’un autre : l’agent du service des Parcs qui effectuait une patrouille de routine hors saison, découvrait la chaîne coupée à l’entrée de la route, la voiture inconnue garée dans la clairière et le cadenas brisé sur la porte, tout cela sous une pluie qui ne faisait rien pour améliorer son humeur… Elle regarda l’homme dehors. « Attention…, parvint-elle à dire.
— Non, c’est vous qui allez faire attention ! Vous avez endommagé une propriété d’État, il va falloir rembourser… c’est la loi, mademoiselle. »
Sauf qu’elle voulait dire « Attention derrière vous ». Car, derrière lui, Cassie voyait l’espace dégagé entre la cabane et les pins, avec le pick-up blanc de l’agent, aspergé de boue jusqu’à mi-hauteur, à côté de la voiture de Leo aux fenêtres embuées et humides. Elle vit la portière s’ouvrir et Beth descendre, les cheveux collés au crâne par l’humidité, le coupe-boulons de Leo dans la main droite. Elle vit Beth courir vers eux dans le grand déchaînement de la tempête. La vit faire un grand geste avec l’outil qu’elle tenait par la poignée. Attention, pensa-t-elle. Attention !
Mais l’agent du service des Parcs ne fit pas attention.
Il bascula sur le seuil, le haut du corps de leur côté, le reste à l’extérieur. Sa tête se mit aussitôt à saigner.
La puissance du coup avait fait lâcher le coupe-boulons à Beth. Elle le ramassa dans la boue, la bouche tordue par un sourire grimaçant.
« Beth ! s’écria Leo.
— Il allait nous arrêter. Ou je ne sais quoi.
— Oui, mais… oh mon Dieu ! Ah… Il faut qu’on se reprenne. Cassie, lève Thomas. On doit partir tout de suite. Fais bien attention à ne rien oublier. Beth, mets le coupe-boulons dans le coffre et apporte-moi un rouleau de gros adhésif. »
Leo s’en servit pour attacher les mains et les pieds de l’agent afin qu’il ne puisse pas les suivre quand il reprendrait connaissance. S’il reprenait connaissance. Il a sans doute une commotion cérébrale, se dit Cassie. Au moins. Ou pire encore. Même si la manière dont il se mettait à gémir indiquait qu’il ne resterait pas longtemps inconscient.
Cassie ne pouvait pas s’empêcher de le regarder. « Roule ton duvet, lui intima sèchement Leo. Sérieux. Et occupe-toi de ton frère. »
Thomas pleurait, assis dans un enchevêtrement de couvertures. Cassie le serra dans ses bras jusqu’à ce qu’il se détende un peu, puis, ouvrant la petite valise qu’il avait emportée, l’aida à s’habiller. Thomas fuyait son regard, mais il leva les bras quand elle lui enfila son dernier tee-shirt propre. Une bulle de morve lui descendit sur la lèvre supérieure. Vas-y, pleure, l’encouragea Cassie en son for intérieur. Il y a des choses qui valent la peine qu’on pleure.
Leo prit un porte-clés à la ceinture de l’agent des Parcs et alla au pick-up blanc dont il revint avec une carte plastifiée de la réserve locale. Il l’examina rapidement tandis que Cassie chargeait sa valise et celle de son frère dans le coffre de la Ford de Leo. Elle aida Thomas à monter à l’arrière en regrettant de n’avoir pas mis une serviette sèche de côté : la pluie les avait trempés et ils resteraient mouillés jusqu’au soir, l’humidité ayant même traversé leurs vestes.
Leo donna à Beth la clé du pick-up en lui disant de le suivre avec. Une route traversait la forêt, elle les conduirait à une voie de raccordement, puis à une ville appelée East Cut non loin de l’autoroute fédérale à péage. « Et lui ? » demanda Cassie, en parlant de l’agent qui se tordait sur le sol. Mais Leo haussa les épaules. « Thomas et toi, vous voyagez avec moi. »
Cassie s’obligea à ne pas regarder en arrière.
Quelques kilomètres plus loin, Leo s’arrêta. Beth abandonna le pick-up et vint prendre place sur le siège passager pendant que Leo mettait le véhicule du service des Parcs au point mort, puis le poussait sur une pente broussailleuse au pied de laquelle coulait un anonyme petit torrent d’eau brune et véloce. Le pick-up ne serait pas particulièrement bien caché — une recherche sommaire suffirait à le retrouver —, mais au moins resterait-il hors de vue tant que personne n’essaierait de le retrouver. D’après Leo, en tout cas.
Cassie repensa à l’agent abandonné dans la cabane. À force de contorsions, il finirait par se libérer. Privé de son moyen de transport, il lui faudrait marcher jusqu’à la voie publique, faire signe à une voiture et demander à être conduit à l’hôpital ou au poste de police le plus proche. Tout cela leur donnait un peu de temps. (Ou alors, se dit-elle, peut-être qu’il était trop faible pour se libérer et qu’il mourrait de froid sur le plancher crasseux de la cabane, ce qui les rendrait coupables d’un deuxième meurtre… c’était possible aussi.)
Leo sentait la boue et les aiguilles de pin quand il reprit le volant pour enfoncer sans un mot sa voiture dans la forêt. La pluie incessante lessivait et assombrissait le pare-brise. Thomas ne reniflait plus et le bruit rythmique des essuie-glaces semblait le réconforter. Cassie pouvait le comprendre. Depuis la mort de ses parents, elle avait appris à apprécier les réconforts muets que le monde pouvait apporter : le vent et la pluie, la lueur du soleil et de la lune, les ombres de midi et les pièces obscures… tout ce qui pouvait raisonnablement sembler fiable et non d’une perfide imprévisibilité.
Ils atteignirent l’autoroute fédérale, et à deux kilomètres d’East Cut, Leo se gara près des ruines d’une station-service abandonnée. La pluie ayant cessé, ils purent se rendre à pied à la gare routière dans le brouillard qui se levait. Un car quasi vide les conduisit dans l’après-midi à Kewanee. Ils y prirent un express jusqu’à Galesburg, d’où un service omnibus de fin de soirée les déposa dans une ville du nom de Jordan Landing. À la périphérie de laquelle habitait le père de Leo.
Le jeune homme ne voulut pas prendre le risque de se servir une nouvelle fois de la carte de crédit qu’il utilisait jusqu’à présent, aussi ce fut Cassie qui régla la chambre du motel dans laquelle ils passèrent la nuit. Au matin, ils partirent à pied chercher l’adresse qu’avait mémorisée Leo.
Jordan Landing s’était développée autour d’un quai sur le Mississippi, d’une usine John Deere et d’une briqueterie. Ils s’arrêtèrent pour le petit déjeuner dans un café-restaurant de la rue principale, un établissement où on voyait des calendriers des entreprises locales punaisés au mur derrière le comptoir. Leo choisit un box près de la grande vitrine, duquel ils virent un commerçant déployer son auvent et un épicier empiler des caisses de laitue sur le trottoir moucheté de mica. Cassie s’aperçut avec retard que c’était la fête de l’Armistice. Des banderoles étaient déployées entre les lampadaires, exactement comme chez elle.
La serveuse qui leur apporta à manger ébouriffa les cheveux de Thomas et demanda s’ils séjournaient à Jordan Landing ou s’ils ne faisaient que passer.
« On ne fait que passer, répondit Leo.
— Dommage. On a un chouette spectacle dans le parc, ce soir. Avec feux d’artifice et tout. Mais j’imagine que vous avez déjà vu mieux… Vous m’avez l’air d’habiter une grande ville, je me trompe ?
— Detroit », mentit Leo.
Je pourrais vivre ici, songea Cassie. On tomberait facilement amoureux de cette rue ensoleillée et de toutes les autres aux alentours. Elle s’imagina dans un meublé avec une véranda à piliers. Des journées tachetées d’ombre l’été, des nuits bien au chaud l’hiver. Et si une entité dépourvue d’esprit comme de conscience passait dans le ciel tel un dieu-insecte, un garant aveugle du progrès humain, peut-être aurait-elle pu vivre en sachant cela… aurait-elle pu, si elle n’avait vu le sang.
Ils payèrent à la serveuse leurs œufs au bacon, leurs tartines grillées de pain complet, leurs cafés au lait et le chocolat chaud de Thomas. Une clientèle locale commençait à arriver et Leo semblait soucieux, agité. Il était temps de passer aux choses sérieuses. Tous savaient parfaitement possible que le père de Leo ait été une des cibles de la dernière série d’attaques. Werner Beck était connu pour sa richesse et la solidité de ses défenses, mais personne n’était immortel.
Sa maison se trouvait plus loin du centre qu’elle ne leur avait paru sur la carte, et pendant le trajet Cassie vit à la manière dont Leo remontait les épaules ou jetait compulsivement des coups d’œil dans son dos qu’il était de plus en plus tendu. Elle dut lui demander à deux reprises de ralentir pour que Thomas arrive à suivre. Il faisait frais, mais le soleil et la marche rapide lui mirent le visage en sueur. Jordan Landing était une ville vallonnée, avec parfois, marron et encombré de bateaux, le Mississippi qui apparaissait à l’ouest.
Elle fut surprise, contre toute attente, quand ils arrivèrent enfin en vue de la maison : elle était petite et quelconque, ce qui était sans doute la raison pour laquelle Werner Beck l’avait choisie. Il aurait pu s’offrir un appartement de grand standing sur un toit de Manhattan, mais avait préféré par prudence cette habitation on ne peut plus ordinaire dans cette ville on ne peut plus banale. C’était la dernière maison de la rue, qui partait en légère courbe vers l’est depuis le quai sur le Mississippi. Cassie supposa que ces petites demeures appartenaient pour la plupart aux ouvriers de la briqueterie et de l’usine John Deere. Chacune disposait à l’arrière d’un terrain non bâti, séparé de son voisin par une haie ou une palissade. Certains jardins étaient très soignés, et à présent prêts à affronter l’hiver… Dans l’un d’eux, une vieille femme occupée à étendre des bâches sur ses rosiers leva la tête et les salua timidement de la main. Cassie lui rendit son salut comme si elle habitait le quartier. Mieux valait ne pas donner l’impression de vouloir passer inaperçus.
Leo suivit l’allée de pavés autobloquants jusqu’à la porte de son père. Cassie s’aperçut, consternée, que plusieurs quotidiens apportés par le livreur de journaux gisaient sur la véranda. Leo avait emporté son pistolet, qu’il dissimulait dans sa ceinture sous sa chemise et sa veste. Il le sortit en le tenant discrètement devant lui. Il frappa à la porte, attendit, sonna une fois, puis une deuxième. Aucune réponse. Il essaya la poignée et la porte, non verrouillée, s’ouvrit.
« Attendez ici », dit-il avec brusquerie.
Cassie sentit Thomas lui prendre la main. C’était peut-être imprudent de l’avoir emmené, mais le laisser au motel n’avait pas semblé plus sage. Et elle ne s’était pas imaginé que les sims, même s’ils étaient venus chez Werner Beck, puissent être encore là… Pourquoi seraient-ils restés ? Elle recula malgré tout de quelques pas, juste au cas où, puis se pencha pour murmurer à son petit frère : « S’il faut que tu coures, fais-le. Ne t’inquiète pas pour moi. » Cela effraya Thomas, mais c’était inévitable.
Leo disparut dans l’ombre à l’intérieur pendant que Beth boudait sur la véranda. Quelques minutes s’écoulèrent. Cassie entendit une cloche d’église sonner au loin, assourdie par l’air matinal. La journée semblait comme engloutie dans du verre bleu et frais.
Leo réapparut sur le seuil, l’air affligé, pour leur faire signe d’entrer.
Rien n’indiquait que le père de Leo s’était fait tuer. On ne voyait ni sang, ni meubles renversés ou verre brisé, ni impacts de balles dans les murs. Mais Werner Beck était parti, apparemment depuis plusieurs jours et à la hâte. Un repas inachevé attendait sur la table de la cuisine : du rosbif figé dans sa sauce, du pain beurré sur lequel apparaissaient quelques filets de moisissure. Un exemplaire non ouvert d’un journal de petites annonces local reposait à côté de l’assiette.
Cassie suivit Leo à l’étage dans ce qui avait dû être le cabinet de travail de Beck, partagé entre un bureau en chêne, une bibliothèque et des classeurs verticaux. Ceux-ci avaient été fouillés : leurs tiroirs étaient ouverts, certains sortis et vidés par terre. « Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Beth.
Leo haussa les épaules. « Manifestement, quelqu’un est venu chercher quelque chose.
— Et tu crois qu’il l’a trouvé ?
— Va savoir. Mais je connais un endroit où personne n’a dû regarder. »
Ils redescendirent dans le petit salon, meublé par Werner Beck dans un style dépouillé, presque désinvolte : un canapé quelconque, une table basse simple, ni télévision ni radio. Leo poussa la table basse contre le mur pour soulever le tapis en coton. Il examina un instant le parquet ainsi découvert, puis glissa son doigt dans un trou de nœud et tira.
Une section carrée large de trois lames lui vint dans la main. Elle avait été si précisément découpée que ses jonctions restaient invisibles. Dessous, dans l’espace entre le parquet et le béton des fondations, il y avait un petit coffre-fort en acier avec une serrure à combinaison sur la face supérieure. « Il m’a dit qu’il avait ça là, expliqua Leo. Au cas où il lui arrive quelque chose.
— Et alors, il y a quoi à l’intérieur ? demanda Beth.
— Ce dont j’ai besoin. Il n’a jamais rien dit de plus. Seulement où regarder et de retenir la combinaison. »
Il manipula le cadran en marmonnant les chiffres entre ses dents. Au moment où il ouvrait la porte bien huilée, Cassie s’accroupit à côté de Beth derrière lui tout en regardant par-dessus son épaule. Il plongea la main à l’intérieur et en retira une épaisse enveloppe en papier kraft.
Il la vida sur la table basse. Il n’y a pas grand-chose, s’étonna Cassie intérieurement.
Une carte routière.
Une liste manuscrite, apparemment de noms de villes.
Quelques pages dactylographiées agrafées par le coin.
Et une clé.
Ethan conduisit Nerissa dans le grenier de la ferme, où il consulta ses moniteurs de vidéosurveillance. Deux sims approchaient côté route. Malgré le soir qui tombait, il vit parfaitement qu’ils braquaient des fusils automatiques. Seuls les militaires étaient légalement autorisés à porter de telles armes, mais ces deux hommes, qui paraissaient à peu près du même âge que la créature dans la cave, ne ressemblaient pas à des soldats. L’un portait un costume, l’autre un jean et une chemise en velours côtelé. Ils avançaient en parallèle, chacun d’un côté du chemin, en restant dans l’ombre des arbres.
Cela, c’était devant la ferme. À l’arrière, les caméras de surveillance semblaient désormais éteintes, laissant Ethan complètement aveugle. Il ne pouvait de toute manière remédier qu’à un problème à la fois. Il prit un des trois fusils de chasse rangés au râtelier mural et alla à la fenêtre orientée à l’ouest. Il en avait remplacé le châssis et les vitres par un épais panneau de bouleau percé d’une embrasure assez large pour viser avec le canon de son fusil.
La première cible serait la plus facile. Il attendit que le sim en costume arrive sur l’espace dégagé qu’il fallait traverser pour accéder à la maison. Lorsqu’il quitta à toutes jambes le couvert des arbres, le premier coup de feu d’Ethan lui fendit le crâne, créant une cascade de matière verte veinée de sang.
La suite serait plus difficile. Le second sim, celui en jean, s’élança hors du bois avant même que le premier ait fini de tomber. Il s’écarta de l’itinéraire direct pour essayer de passer hors de portée d’Ethan. Si l’ouverture étroite dans le panneau protégeait assez bien le tireur, elle limitait aussi son champ de vision. Ethan plaqua le canon au bois et pressa la détente.
Il toucha sa cible, mais plus bas. Il estima lui avoir brisé la colonne vertébrale, car le simulacre s’effondra sans parvenir ensuite à se relever. Il finit par y renoncer et par se traîner vers la ferme à la force des bras. Ethan réussit à l’atteindre d’une seconde balle, cette fois au cou. Du sang et de la matière verte jaillirent et la créature cessa de bouger.
Ethan ne savait néanmoins toujours pas ce qui se passait à l’arrière, où ses caméras avaient été détruites ou désactivées. Il se rua à la fenêtre opposée et leva son fusil, recula à temps pour éviter une rafale crachée par l’arme automatique d’un troisième sim. Des échardes de bois lui piquèrent le visage tandis qu’une pluie de poussière et de débris tombait du plafond. D’un coup d’œil, il s’assura que Nerissa n’avait pas été touchée. Elle était toujours debout, indemne mais manifestement terrifiée. Il lui dit de s’allonger par terre.
Le sim avait tiré en traversant l’espace à découvert et n’était désormais plus visible, mais Ethan n’eut pas besoin de se demander où il était passé : il l’entendit défoncer à coups de pied la porte de derrière. La créature était entrée.
Tout ce qu’Ethan savait sur l’anatomie des simulacres, il le tenait de Werner Beck. Ce dernier avait non seulement survécu à la tentative d’assassinat perpétrée contre lui en 2007, mais réussi à blesser et neutraliser les deux sims venus le tuer. Et les jours suivants, il avait disséqué ses captifs… morceau par morceau et en prenant des notes.
Il avait transmis une monographie sur le sujet à tous les survivants loyaux ou assez imprudents pour garder le contact avec lui. Ethan en détenait un exemplaire dans ses archives. Détails anatomiques des êtres humains artificiels, avec schémas et photographies. Celles-ci étaient particulièrement troublantes : les deux sims, toujours en vie, attachés le ventre ouvert sur des tables de dissection. La peau du thorax, écartée et épinglée comme les pages d’un livre, révélait les côtes et les muscles recouverts de sang ; plusieurs organes humains de petite taille mais parfaitement fonctionnels avaient été retirés en partie. Ethan s’était fait violence pour mémoriser les détails. Des sacs de matière verte, substantiellement identique au contenu des cellules mises en culture après leur découverte dans les prélèvements de glace antarctique, occupaient la majeure partie de l’abdomen, ainsi que les membres et le crâne. Celui du crâne était entouré d’un réseau de tissu nerveux qui remplissait vraisemblablement certaines des fonctions d’un cerveau humain. L’assemblage des os ne présentait aucune différence visible avec un squelette humain. Dans les cavités thoraciques et abdominales, des organes humains rabougris (un cœur à peine plus gros qu’une balle de golf, un foie qu’on aurait pu prendre pour celui d’un nouveau-né) étaient au service de l’enveloppe de chair qui donnait aux sims leur apparence humaine. Si on coupait un sim, il saignait. Si on le coupait profondément, il en sortait un liquide vert.
La matière verte, complexe mais amorphe et identique dans tout le corps, rendait les sims moins vulnérables que les humains à certains types de dommages physiques. En attaquer un au couteau était quasi suicidaire. Tirer sur un simulacre ne faisait que le ralentir si la balle l’atteignait dans les parties molles, l’immobilisait sans le tuer si elle touchait sa colonne vertébrale. Le mieux était de leur tirer dans la tête, avait écrit Werner Beck : l’écheveau de tissu nerveux dans leur crâne leur servait d’interface pour contrôler leur corps et ils ne pouvaient s’en passer.
Malgré tout, la mort pouvait se faire attendre. Les sims capturés par Beck avaient survécu plusieurs jours malgré leur dépeçage systématique… ils avaient commencé par simuler la souffrance, puis, constatant l’échec de leur stratagème, s’étaient réfugiés dans un silence attentif. L’hémorragie avait fini par emporter l’un d’eux : son petit cœur avait tout simplement cessé de battre. L’autre était mort quand Beck, à titre d’expérience, lui avait logé une balle dans le crâne.
Ethan échangea son fusil contre un pistolet et en préleva sur le râtelier un deuxième qu’il tendit à Nerissa. « Tu sais t’en servir ? » Elle hocha la tête : comme beaucoup d’autres survivants, elle avait pris des cours de tir après le massacre de 2007. Ses mains tremblaient, mais elle s’assura que l’arme était chargée et ôta le cran de sécurité.
« Reste ici. Attends-moi. » Et tire sur tout ce qui monte ici à ma place, n’eut-il pas besoin d’ajouter. Il ouvrit la porte du grenier, puis descendit les marches étroites jusqu’au premier étage, un couloir terminé par un autre escalier. Le jour baissait, aussi y faisait-il sombre. Ethan s’immobilisa tous les quelques pas pour tendre l’oreille vers l’étage inférieur, mais n’entendit guère que les battements de son propre cœur.
Son seul avantage, s’il en avait un, était sa connaissance parfaite des lieux, avec ses angles morts, ses ombres, ses endroits à découvert et ceux qui vous mettaient en position de force. Il resta collé au mur de gauche jusqu’au palier, où il se pencha par-dessus la rambarde en braquant son pistolet sur la porte d’entrée. Rien. Il entendit toutefois un bruit de ferraille qui semblait provenir de la cuisine.
Ethan avait le plus grand respect pour son adversaire. Il repensa aux dissections de Werner Beck, actes qui semblaient cruels et rancuniers jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre, les sims ne ressentant pas la douleur et se fichant des traitements qu’on leur infligeait. Ce n’était même pas des individus, au sens humain. Moins autonomes encore que les fourmis ou les termites, ils n’étaient que de simples extensions de leur créateur, un très ancien superorganisme massif et complexe qui venait de très loin et n’avait absolument rien d’humain. Un superorganisme qu’il ne fallait surtout pas sous-estimer.
Ethan dévala les marches pour rester le moins longtemps possible exposé à l’arme automatique du sim. Une fois au rez-de-chaussée, il put voir la majeure partie de la pièce principale et constater qu’elle était vide. Il ne restait donc que la cuisine. Dont la porte était fermée. Il ne se souvenait plus s’il l’avait fermée ou pas. Il n’eut d’autre choix que d’annoncer sa présence en l’ouvrant d’un coup, le pistolet braqué, avec une vague pensée pour Nerissa : elle était armée mais terrorisée, et s’il mourait sur le seuil de la cuisine…
Sauf qu’il n’y avait personne non plus dans cette pièce-là. Enfoncée par le sim, la porte de derrière pendait de travers à un de ses gonds. Des traces de pas boueuses allaient à l’entrée de la cave. Ethan regarda celle-ci, consterné. Il n’y avait qu’une conclusion possible : le sim était au sous-sol avec Winston Bayliss.
Bouge-toi, s’intima-t-il. Il ne put faire autrement que de s’engager dans l’escalier de la cave.
Il en avait descendu la moitié quand il vit le sim le dos tourné juste en bas, l’air parfaitement humain avec son col relevé, son jean trop ample et son début de calvitie. Il braquait son arme automatique, mais dans une autre direction. Il commençait à se retourner quand une marche grinça sous le pied d’Ethan, mais il n’était pas plus rapide qu’un simple mortel. Ethan bénéficiait de ce rare privilège d’avoir une cible facile. Il écrasa la détente de son pistolet.
Au même moment, le sim se mit à tirer dans l’obscurité de la cave, ce qui fît un bruit assourdissant dans cet espace clos. Ethan sursauta, mais avait déjà touché le simulacre à la base du crâne. Le fusil automatique cracha encore quelques balles avant de se taire. Le sim bascula, inerte.
Ethan alla se pencher sur lui le temps de lui administrer le coup de grâce. De la matière verte jaillit de la tête avec une puanteur d’engrais chimique.
Explorant ensuite la cave du regard, il s’aperçut que, contre toute attente, le sim avait tiré sur Winston Bayliss.
La créature qui se faisait appeler ainsi était toujours attachée à la chaise et immobilisée par des longueurs de gros ruban adhésif, mais le haut de son corps s’était affaissé à un angle impossible : la rafale du mort l’avait presque coupée en deux au niveau du bassin. Bayliss perdait de grandes quantités de sang et de liquide vert.
Il releva la tête pour regarder tranquillement Ethan. « S’il vous plaît, dit-il d’une voix faible. Vous voulez bien bander ma blessure ? Il est toujours indispensable que nous ayons une discussion. »
Ethan en resta bouche bée.
« Le plus vite possible, reprit Winston Bayliss. Si vous voulez bien. »
L’idée de rester ne serait-ce qu’une heure de plus était devenue absurde. Il était largement temps de partir, et après avoir tout brûlé : ses notes, son équipement vidéo, son arsenal au grenier… la ferme tout entière depuis ses fondations jusqu’au faîte de son toit moussu. Ethan s’y était préparé dès son arrivée : il conservait une dizaine de bidons de pétrole lampant dans le grand placard du rez-de-chaussée et glissait chaque matin une pochette d’allumettes neuve dans sa poche revolver.
Il remonta au grenier où il trouva Nerissa en attente, le pistolet pointé sur sa poitrine. Elle abaissa aussitôt l’arme. Ethan en fut soulagé : les mains de Nerissa tremblaient si fort qu’un mouvement convulsif aurait suffi à le tuer. « Le sim est mort ? » demanda-t-elle.
Il parvint à hocher la tête. Même si, pour ce qu’il en savait, d’autres pouvaient être en chemin.
Elle se détendit si soudainement qu’il craignit qu’elle trébuche. Elle dut s’appuyer à une étagère pour garder l’équilibre.
Tout cela avait dû être d’une difficulté inimaginable pour elle. Ethan avait aimé cette femme autrefois, peut-être l’aimait-il toujours, mais le fossé du doute et des reproches s’était élargi entre eux de manière probablement irréversible. Il ne pouvait la regarder sans voir la Nerissa qu’il avait connue, celle qui, installée en face de lui au restaurant universitaire, avec ses longs cheveux qui frôlaient ses frites, lui citait des écrivains qu’il n’avait pas lus et dont les noms ne lui disaient pas grand-chose… Nerissa à la vivacité et au sourire facile, si facile à l’époque et désormais complètement disparu. Elle semblait épouvantablement fatiguée. La nuit tombait et il aurait voulu avoir un lit confortable à lui proposer, mais il y avait tant à faire et ils n’avaient pas le temps d’hésiter. Des milles à parcourir, comme disait un de ces poèmes qu’elle aimait citer à l’époque. Des milles à parcourir avant de dormir.
Il redescendit dans la cave avec le premier de sa dizaine de bidons, qu’il vida sur le sim mort et le plancher. Nerissa en vida un autre sur le bois de chauffage entassé sous l’unique fenêtre, qu’il avait condamnée. Winston Bayliss commença à la supplier pendant ces opérations : « Pansez mes blessures. Emmenez-moi. »
Les parties humaines du sim avaient énormément saigné et son contenu plus vert commençait à présent à se répandre sur le sol. Qu’est-ce que ces saletés empestent, pensa Ethan. Mais le feu nettoierait tout ça.
« Il est quasiment coupé en deux, dit Nerissa. C’est celui qui a défoncé la porte qui a fait ça ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Aucune idée.
— Ce qu’a dit cette chose, sur les deux types de sims, tu crois que c’est possible ?
— Je n’en sais rien. La moitié de ce que racontent les choses comme lui est du cinéma.
— Je peux expliquer, dit Winston Bayliss. Si vous pansez mes blessures. Si vous m’emmenez.
— On devrait peut-être », estima Nerissa.
Surpris, Ethan releva les yeux de la traînée de pétrole qu’il venait de répandre. « Tu plaisantes ?
— Je veux dire, s’il sait quelque chose sur Cassie et Thomas…
— Coupez-moi les jambes, conseilla Winston Bayliss. Elles ne me servent plus à rien. Si vous me posez rapidement des garrots au-dessus des moignons, je survivrai un certain temps. »
C’est de la folie, songea Ethan. Mais Nerissa se tourna vers lui pour lui demander d’une voix dure et indifférente, à présent, une voix qu’il reconnaissait à peine : « Alors, Ethan ? Tu as une hache, ici ? Une hachette, peut-être ?
— Nom de Dieu, Riss !
— Parce que si on le brûle, on ne saura jamais pourquoi les autres voulaient le tuer.
— Tu suggères quoi, au juste ? Qu’on l’ampute des jambes, et ensuite ? On le met dans le coffre de la voiture ?
— Eh bien, ça rentrerait. Si on le faisait. »
Il espéra qu’il s’agissait d’humour noir. Ou que les vapeurs de pétrole lui montaient à la tête. Mais non. Il avait toujours su dire quand elle plaisantait. « Riss… à supposer que ça serve à quelque chose, ce que je suis loin de vouloir admettre, on prendrait un risque insensé. On ne sait pas trop quelle chose nous regarde par ses yeux, mais quoi que ce soit, je ne veux pas qu’elle nous observe.
— Ce ne sera pas un problème », dit le sim blessé.
Ethan et Nerissa le regardèrent. Il avait réussi à dégager sa main droite, le flot de sang ayant détendu et lubrifié ses liens. Il la porta à son visage (son visage un peu replet, désormais exsangue et donc d’une pâleur sinistre), tendit le pouce et se l’enfonça brutalement dans un œil puis dans l’autre.
Une fois le feu allumé, ils ne pouvaient pas s’attarder. Dans la nuit, les flammes se verraient à des kilomètres.
Tout ce qu’Ethan voulait garder — faux papiers d’identité, réserve de liquide et de traveller’s cheques, nouveau pistolet —, il l’avait mis dans un carton d’archives qu’il glissa sur la banquette arrière de l’automobile de Nerissa. Sa propre voiture, la Chrysler d’occasion avec laquelle il allait en ville le week-end, était garée dans une remise à l’écart de la ferme. Mieux valait prendre celle de Nerissa : personne ne l’avait vue à la ferme et ne pouvait faire le lien ni avec celle-ci ni avec Ethan. Il arrosa de pétrole les parois en bois de la remise et jeta une allumette par-dessus son épaule. La structure de matériau combustible s’embrasa rapidement et l’incendie de la ferme allait déjà bon train : les flammes qui montaient des fondations léchaient les fenêtres du rez-de-chaussée. Ethan se précipita vers la voiture : il voulait partir avant qu’elles atteignent les munitions dans le grenier.
Il proposa de conduire, ce que Nerissa accepta d’un hochement de tête reconnaissant. Elle boucla sa ceinture sur le siège passager et laissa sa nuque reposer sur l’appuie-tête. Sa respiration s’approfondit et elle commença à ronfler doucement tandis que l’automobile s’éloignait. La lueur intermittente de l’incendie se reflétait sur le pare-brise, le tableau de bord, le visage de Nerissa. Endormie, elle ressemblait en tous points à la femme dont il avait gardé le souvenir, mais sous pression, songea-t-il, près de rompre sous cette pression qui l’avait conduite aux limites de son endurance.
Il s’arrêta à l’endroit où le chemin rejoignait la route. Nerissa ouvrit les yeux et marmonna quelque chose, peut-être Quoi ?
« Chh, dit-il en sortant la main par la fenêtre. Je récupère juste le courrier. »
Pour la dernière fois. Il souleva le couvercle de la boîte aux lettres, en sortit une seule enveloppe et alluma le plafonnier le temps d’y jeter un coup d’œil. L’adresse de l’expéditeur était illisible, sans doute à dessein, mais il reconnut aussitôt l’écriture. La lettre venait de Werner Beck.
Il la fourra dans sa poche de chemise.
Trente minutes plus tard, il roulait sur l’autoroute fédérale, une fenêtre ouverte pour laisser l’air glacé chasser la puanteur du pétrole et de choses encore pires. Il n’avait pas réfléchi à une destination. Il roulait vers l’ouest dans un fleuve de feux arrière rouges, Nerissa endormie près de lui, sans autre but que de s’éloigner.