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Arevin sentait un air frais et pur lui fouetter le visage. Il appréciait le climat de la montagne, l’absence de poussière, de chaleur, de sable envahissant. Il s’arrêta en haut d’un col, son cheval à ses côtés, pour contempler le pays où Serpent avait été élevée. Un pays radieux et très vert, généreusement arrosé. Il voyait et il entendait couler librement ses eaux, notamment celles de la rivière serpentant au centre de la vallée qu’il dominait. À un jet de pierre de la piste, une source jaillissait sur le roc moussu. Arevin sentait croître son respect pour Serpent. Elle appartenait à un peuple sédentaire qui vivait là toute l’année. Elle s’était donc aventurée dans le désert sans que rien l’eut préparée à son climat extrême ni à l’aspect désolé de ses étendues de sable noir. Arevin lui-même avait été surpris par la sévérité du désert central. Ses cartes étaient anciennes ; aucun membre de son clan encore en vie ne les avait jamais utilisées. Mais elles lui avaient permis de se diriger sans encombre en suivant une ligne d’oasis en lesquelles on pouvait se fier. La saison était tellement avancée qu’il n’avait rencontré absolument personne ; personne pour le conseiller sur un itinéraire, personne pour le renseigner sur Serpent.

Il sauta à cheval et descendit la piste menant à la vallée de la guérisseuse.

Avant d’arriver aux premières habitations, il atteignit un petit verger d’aspect insolite. Les arbres les plus éloignés de la route étaient adultes, noueux, tandis que les plus proches étaient tout jeunes ; entre les deux il semblait qu’on eût planté quelques arbres annuellement pendant de nombreuses années. Un garçon de quatorze ou quinze ans paressait à l’ombre en croquant un fruit. Arevin s’étant arrêté, il jeta sur lui un regard, se leva et se dirigea vers lui. Arevin fit avancer son cheval à la lisière du pré, et ils se rencontrèrent sous une rangée d’arbres qui pouvaient avoir cinq ou six ans.

— Salut, dit le garçon. Une poire ? ajouta-t-il en tendant un fruit à Arevin. Les pêches et les cerises sont terminées et les oranges ne sont pas encore mûres.

Chaque arbre portait des fruits de formes différentes, constata Arevin, mais des feuilles d’un modèle unique. Il tendit vers la poire une main hésitante, se demandant si le sol où poussaient les arbres n’était pas empoisonné.

— Ne t’inquiète pas. Il n’y a pas de cratères par ici. Pas de radioactivité.

Sur ce Arevin retira sa main. Il n’avait pas dit un mot, pourtant l’adolescent semblait avoir deviné ses pensées.

— J’ai fait pousser cet arbre moi-même, et je n’emploie jamais de mutagènes radioactifs.

C’était là de l’hébreu pour Arevin, mais il croyait pourtant comprendre que le fruit était sans danger. Il enviait ce garçon de lire ainsi en son esprit. Incapable de l’égaler sur ce terrain mais ne voulant pas être impoli, il prit la poire.

— Merci.

Voyant le jeune arboriculteur l’observer avec une sorte de curiosité avide, Arevin mordit dans le fruit. Il était à la fois doux et aigre, très juteux. Il y mordit à nouveau.

— C’est très bon, dit-il. Je n’ai jamais vu une plante capable de produire quatre choses différentes.

— Premier projet, dit le garçon désignant d’un geste les arbres adultes. Nous y passons tous. C’est un travail un peu simplet, mais c’est la tradition.

— Je comprends.

— Je m’appelle Thad.

— Je suis honoré de faire ta connaissance, dit Arevin. Je suis à la recherche de Serpent.

— Serpent ! (Thad fronça les sourcils.) Si tu viens de loin, tu as fait le voyage pour rien. Elle n’est pas là. Et même elle ne doit rentrer que dans plusieurs mois.

— Mais je n’ai pas pu la dépasser en route !

Jusque-là affable et serviable, l’expression du visage de Thad se fit soucieuse.

— Tu veux dire qu’elle rentre déjà ? Pourquoi donc ? Rien de cassé ?

— Elle m’a quitté en bonne santé. Elle aurait dû parvenir au but depuis longtemps si rien ne lui était arrivé.

Arevin fut assailli par des images d’accidents : c’était là, contrairement aux morsures de vipère, une chose à laquelle elle n’était pas invulnérable.

— Hé ! Tu ne te sens pas mal ?

Thad l’avait pris par le coude pour le soutenir.

— Ça va, dit Arevin, mais sa voix tremblait.

— Si tu es malade, je n’ai pas terminé mon apprentissage, mais tu peux être soigné par un autre guérisseur.

— Non, non, je ne suis pas malade, mais je ne comprends pas comment j’ai pu arriver ici avant elle.

— Mais pourquoi rentre-t-elle si tôt ?

Arevin fixa son regard sur le jeune homme, devenu aussi soucieux que lui-même.

— Je pense qu’il ne m’appartient pas de le raconter à sa place. Il faudrait peut-être que je parle à ses parents. Veux-tu me montrer où ils habitent ?

— Si je pouvais, je le ferais. Mais elle n’a pas de parents. Ne puis-je pas en tenir lieu ? Je suis son frère.

— Je suis désolé. Je ne savais pas que tu avais perdu tes parents.

— Pas forcément. Je ne sais pas. J’ignore qui sont mes parents. Et aussi ceux de Serpent.

Arevin était vraiment déconcerté. Jamais il n’avait éprouvé la moindre difficulté à comprendre Serpent. C’était à peine s’il avait compris, pensait-il, la moitié de ce que ce garçon lui avait dit.

— Si tu ne sais pas qui sont tes parents ni ceux de Serpent, comment peux-tu être son frère ?

Thad le regarda ironiquement.

— Tu n’as pas l’air de savoir grand-chose sur les guérisseurs.

— Non, dit Arevin, sentant que la conversation prenait un nouveau tournant inattendu. Nous avons entendu parler de vous, mais Serpent est la seule à avoir visité mon clan.

— Je te posais la question parce qu’il est bien connu que nous sommes tous des enfants adoptifs. Plus exactement, nous n’avons pas de familles. Nous formons tous une seule famille.

— Pourtant, tu as dit être son frère comme si elle n’en avait pas d’autre.

En fait Thad ne ressemblait aucunement à Serpent ; il avait bien les yeux bleus comme elle, mais d’un autre bleu.

— Nous nous considérons vraiment comme frère et sœur. Quand j’étais petit je faisais souvent des bêtises, et elle prenait toujours ma défense.

— Je comprends, dit Arevin, mettant pied à terre et ajustant la bride de son cheval. Vous n’êtes pas apparentés par le sang, mais tu as pour elle certains sentiments personnels. C’est exact ?

— Oui.

Thad avait perdu son attitude insouciante.

— Si je te dis pourquoi je suis venu, voudras-tu me conseiller en pensant avant tout au bien de Serpent, même si tu dois pour cela aller à rencontre de vos propres habitudes ?

Arevin fut heureux de ne pas recevoir une réponse rapide, qui eût risqué d’être une réaction impulsive et émotionnelle.

— Il est arrivé quelque chose de grave, n’est-ce pas ?

— Oui. Et elle dit que c’est par sa faute.

— Vous aussi, vous avez pour elle certains sentiments, je suppose ?

— Oui.

— Ces sentiments sont partagés ?

— Je pense que oui.

— Je suis toujours de son côté, dit Thad. Toujours.

Arevin déboucla la bride du cheval et l’en débarrassa pour lui permettre de brouter. Il s’assit sous l’arbre fruitier de Thad, qui prit place auprès de lui.

— Je viens de l’autre côté du désert du Ponant. Là-bas, nous n’avons pas de bons serpents, mais seulement ces vipères des sables dont la morsure est mortelle.

Arevin raconta toute l’histoire et attendit la réaction de Thad. Mais le jeune guérisseur observa un long silence, les yeux fixés sur ses mains balafrées.

— Son serpent du rêve a été tué, dit-il enfin.

C’était un coup pour Thad, sa voix désespérée le montrait bien, et Arevin en fut glacé jusqu’à la moelle.

— Ce n’était pas sa faute, dit Arevin.

Thad savait maintenant quelle crainte les serpents inspiraient au clan, et même quelle mort horrible avait enlevé la sœur d’Arevin. Et pourtant il était évident que ce garçon ne comprenait pas. Il leva les yeux vers son visiteur.

— Je ne sais que vous dire. C’est épouvantable, dit-il, jetant un regard autour de lui et se frottant le front du revers de sa main. Je pense que nous ferions mieux d’en parler à Silver. C’était une des maîtresses de Serpent et c’est aujourd’hui notre doyenne.

Arevin hésita.

— Est-ce la bonne solution ? Tu me pardonneras, mais si toi, un ami de Serpent, ne peux comprendre comment tout cela s’est produit, comment pourrait-on espérer le faire comprendre à l’un quelconque des autres guérisseurs ?

— Je l’ai compris.

— Tu sais ce qui est arrivé mais tu ne l’as pas compris. Je ne voudrais pas t’offenser, mais ce que je dis est vrai, hélas !

— Peu importe, dit Thad. Je veux l’aider tout de même. Silver aura une bonne inspiration.

La vallée ravissante habitée par les guérisseurs contenait des zones parfaitement incultes à côté de lieux hautement civilisés. Arevin voyait ce qui lui semblait être la plus vierge des forêts vierges, antique et immuable, s’étendre à perte de vue sur l’adret. Mais juste au-dessous de la sylve impressionnante des arbres sombres, vénérables, des moulins en rangs serrés tournaient allègrement. Arbres et moulins s’harmonisaient parfaitement.

Le centre des guérisseurs était un endroit paisible une petite ville aux maisons de bois et de pierre bien bâties. Thad était salué d’un mot ou d’un geste, Arevin d’un petit signe de tête. La brise leur apportait les cris affaiblis de jeux d’enfants.

Thad laissa le cheval d’Arevin dans un pré, puis conduisit le visiteur à un bâtiment plus grand que les autres, situé un peu à l’écart. Ils entrèrent et Arevin fut surpris de constater que ses murs n’étaient pas de bois, mais revêtus de carreaux de céramique d’un blanc brillant. Même aux endroits sans fenêtres, l’éclairage avait l’éclat de la lumière du jour ; ce n’était pas la lueur bleue irréelle des lampes bioluminescentes ni la douce lumière jaune des lampes à gaz.

L’activité qui régnait en ce lieu contrastait avec l’atmosphère paisible de la ville elle-même. Par une porte entrouverte Arevin vit des enfants plus jeunes que Thad penchés sur des instruments compliqués, complètement absorbés par leur travail.

— Les labos, dit Thad. Nous rodons les lentilles de microscope ici-même au centre. Nous fabriquons aussi notre verrerie.

Arevin se fit la réflexion qu’il ne voyait autour de lui, là comme en ville, que des jeunes et des vieux. Des élèves sans doute, et leurs enseignants. Serpent et les autres étaient partis pour exercer leur métier.

Ils montèrent un étage, suivirent un couloir garni d’un tapis et Thad frappa doucement à une porte. Ils attendirent quelques minutes, ce qui parut tout à fait normal au futur guérisseur car il ne manifesta aucune impatience. Finalement une voix plaisante, assez aiguë, les invita à entrer.

Ils pénétrèrent dans une pièce moins sévère et dépouillée que les labos, lambrissée, avec une grande fenêtre donnant sur les moulins à vent. Arevin n’ignorait pas l’existence des livres mais n’en avait jamais vu un seul. Là ils recouvraient deux murs entiers, alignés sur des étagères. La vieille guérisseuse était assise dans un fauteuil à bascule ; elle lisait un livre.

— Thad ! dit-elle d’un ton à la fois accueillant et interrogateur.

— Bonjour Silver, dit Thad, et il présenta Arevin. C’est un ami de Serpent. Il est venu de loin pour nous parler.

— Asseyez-vous.

Sa voix et ses mains tremblaient légèrement. Elle était très âgée, avec des articulations enflées et tordues. Elle avait la peau lisse, douce et diaphane, les joues et le front sillonnés de rides profondes. Ses yeux étaient très bleus.

À l’exemple de Thad, Arevin s’assit sur une chaise. Il se sentait mal à l’aise ; il avait l’habitude de s’asseoir en tailleur.

— Que voulez-vous me dire ?

— Serpent est-elle pour vous une amie, ou seulement votre ancienne élève ? dit Arevin.

Il crut qu’elle allait rire, mais elle le fixa d’un regard sombre.

— Une amie.

— C’est Silver qui a proposé qu’on la nomme Serpent, dit Thad. Crois-tu donc que je t’aurais présenté à la première personne venue ?

Pourtant, Arevin hésitait à raconter son histoire à cette vieille femme bienveillante, car sa mémoire fidèle avait trop bien retenu ces mots de Serpent : « Mes maîtres donnent rarement à leurs élèves le nom que je porte, et ils seront déçus. » La déception de Silver serait-elle assez forte pour condamner Serpent à l’exil ?

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit Silver. Serpent est mon amie et je l’aime. Tu n’as rien à craindre de moi.

Arevin, pour la seconde fois, fit le récit de la mort de Sève tout en étudiant attentivement le visage de Silver. Elle ne changea pas d’expression. L’expérience de toute une vie lui permettait certainement de comprendre mieux que Thad ce qui était arrivé.

— Ainsi donc elle a traversé le désert, dit-elle en hochant la tête. C’est bien là ma petite Serpent, courageuse et impulsive.

— Silver, dit Thad, que pouvons-nous faire ?

— Je ne sais pas, mon cher, dit-elle en soupirant. Je regrette qu’elle ne soit pas revenue.

— À coup sûr les petits serpents meurent un jour, dit Arevin. Et d’autres ont dû être perdus accidentellement. Que fait-on dans ce cas ?

— Ils ont une vie longue, dit Thad, plus longue parfois que celle des guérisseurs. Ils se reproduisent difficilement.

— Nous formons de moins en moins de guérisseurs faute d’avoir suffisamment de serpents du rêve, dit Silver de sa voix vaporeuse.

— Les qualités de Serpent devraient lui donner droit à un autre serpent, dit Arevin.

— On ne peut donner ce que l’on n’a pas, répliqua Silver.

— Elle pensait qu’il en était peut-être né quelques-uns.

— C’est tellement rare d’en voir éclore, dit la vieille femme tristement.

Thad lui dit en évitant son regard :

— L’un d’entre nous pourrait décider de ne pas terminer ses études.

— Thad, nous n’en avons pas assez pour vous tous. Tu t’imagines que Serpent irait te demander de restituer le serpent du rêve qu’elle t’a donné ?

Thad haussa les épaules, continuant à éviter le regard de Silver et celui d’Arevin.

— Elle n’aurait pas à le demander. Je lui donnerais de moi-même.

— Nous ne pouvons pas décider sans Serpent. Il faut qu’elle rentre au Centre.

Arevin, les yeux fixés sur ses mains, se rendait compte que ce dilemme ne serait pas aisément résolu, qu’il ne serait pas simple d’expliquer aux guérisseurs ce qui s’était produit, et d’obtenir le pardon de Serpent.

— Vous ne devez pas la punir pour une faute commise par mon clan, répéta-t-il.

Silver secoua la tête.

— Ce n’est pas une question de punition. Mais sans serpent du rêve, elle ne peut être guérisseuse, et je n’en ai pas à lui donner.

Ils restèrent assis en silence. Au bout de quelques minutes Arevin se demanda si la vieille femme s’était assoupie. Il sursauta lorsqu’elle lui parla sans détacher son regard de la vue de sa fenêtre.

— Vas-tu continuer à la chercher ?

— Oui, dit-il sans hésitation.

— Lorsque tu la trouveras, dis-lui de rentrer, s’il te plaît. Le conseil se réunira avec elle.

Thad se leva. Déprimé par un profond sentiment d’échec. Arevin comprit qu’ils étaient congédiés.

Ils sortirent, quittant les ateliers aux machines étranges, aux éclairages étranges, aux odeurs étranges. Le soleil se couchait, projetant de longues ombres parallèles qui se perdaient dans l’obscurité.

— Où puis-je la chercher ? dit soudain Arevin.

— Quoi ?

— Je suis venu ici pensant y trouver Serpent. Où peut-elle bien être maintenant ? L’hiver approche. Si les premières tempêtes…

— Elle se sera bien gardée de se laisser surprendre par l’hiver dans le désert. Non, je sais ce qui a dû arriver : quelqu’un a eu besoin de son aide, et elle a été forcée de faire un détour. Qui sait si son patient ne se trouvait pas dans les montagnes Centrales. Elle doit être quelque part au sud de chez nous, à Middlepath, New Tibet ou La Montagne.

— Très bien, j’irai vers le sud.

Arevin accueillait avec joie la moindre lueur d’espoir. Mais il se demandait si les paroles de Thad n’étaient pas empreintes de cette souveraine assurance que donne l’extrême jeunesse.

Thad ouvrit la porte d’entrée d’une longue maison basse. Dans la salle de séjour, sur laquelle donnaient plusieurs pièces, Thad se jeta au creux d’un divan. Sans se soucier des bonnes manières, Arevin s’assit à terre.

— Je devrais peut-être reprendre la route.

— Cette nuit ? Il faudrait être fou pour voyager à cheval de nuit dans cette région. Nous te retrouverions au fond d’un ravin demain matin. Reste au moins jusqu’à demain.

— Je m’incline, dit Arevin.

En fait il tombait de sommeil. Il suivit Thad dans la chambre d’amis.

— Je vais chercher ton sac, dit Thad. Repose-toi. Tu as l’air d’en avoir rudement besoin.

Arevin s’assit lentement sur le bord du lit. Sur le seuil de la porte Thad se retourna.

— Ecoute-moi, j’aimerais t’aider. Puis-je faire quelque chose pour toi ?

— Non, dit Arevin, merci. J’ai tout ce qu’il me faut.

Thad haussa les épaules.

— O.K. ! dit-il.


Le désert de sable noir s’étendait jusqu’à l’horizon plat et vide, inviolé, semblait-il, depuis toujours. La chaleur s’élevait en ondes, telle une fumée. Il ne soufflait encore aucun vent bien établi, mais les empreintes et les détritus laissés sur la piste par les caravaniers avaient été effacés ou recouverts, peut-être par les brises capricieuses qui précédaient l’hiver. Parvenues sur la crête de la chaîne orientale des montagnes Centrales, Serpent et Melissa portèrent leurs regards vers leur destination invisible. Elles mirent pied à terre pour reposer les chevaux. Melissa ajusta une sangle sur la selle neuve d’Ecureuil, puis se retourna pour contempler le chemin parcouru depuis la vallée où elle était née. La ville était accrochée au flanc abrupt de la montagne, dominant le fond de la vallée fertile. Fenêtres et panneaux de verre noir brillaient sous le soleil de midi.

— Je ne suis jamais allée aussi loin, dit l’enfant, impressionnée. Jamais de ma vie.

Elle quitta la vallée des yeux et se tourna vers Serpent.

— Merci, Serpent, dit-elle.

— Ne me remercie pas, Melissa.

L’enfant baissa les yeux. Sa joue droite, celle que la brûlure avait épargnée, rougit sous son hâle. Elle murmura :

— J’ai quelque chose à te dire.

— À quel sujet ?

— Mon nom. C’est vrai, ce que Ras a dit, ce n’est pas réellement…

— Aucune importance. Pour moi, tu t’appelles Melissa. Moi aussi j’avais un autre nom lorsque j’étais enfant.

— Mais le tien, on te l’a donné. C’est un honneur, ce n’est pas un nom que tu as choisi comme j’ai fait.

Elles se remirent en selle et descendirent le sentier en lacets bien raboté.

— Mais ce nom qu’on m’a offert, j’aurais pu le refuser. Dans ce cas j’aurais choisi moi-même mon nom d’adulte comme font généralement les guérisseurs.

— Tu aurais pu le refuser ?

— Oui.

— Pourtant c’est un nom qu’on ne donne que très rarement ? Je l’ai entendu dire.

— C’est exact.

— L’a-t-on jamais refusé ?

— À ma connaissance, non. Mais comme je suis seulement la quatrième à porter ce nom, il est rare qu’on ait eu l’occasion de le refuser avant moi. Je regrette parfois de l’avoir accepté.

— Mais pourquoi ?

— C’est une grande responsabilité.

Sa paume s’était posée sur le coin du sac aux serpents. Depuis qu’elle avait été attaquée par le fou, ce geste lui était devenu familier. Elle retira sa main du cuir moelleux. Les guérisseurs avaient tendance à mourir assez jeunes ou à vivre très vieux. Celui qui, juste avant elle, avait porté le nom de Serpent, était mort à quarante-trois ans, mais les deux autres avaient vécu plus d’un siècle chacun. Les prédécesseurs de Serpent avaient accompli une somme de travail prestigieuse qui devait lui servir d’exemple. Mais jusque-là, elle s’en était montrée indigne.


La piste descendait dans un bois d’arbres éternels, ces arbres à troncs noueux et aiguilles sombres qui, selon la légende, ne produisaient pas de graine et ne mouraient jamais. Leur résine imprégnait l’air d’une piquante odeur.

— Serpent… dit Melissa.

— Oui ?

— Es-tu… es-tu ma mère ?

Surprise, la jeune femme hésita un moment. La notion de groupe familial, chez les siens, différait quelque peu de la conception courante. Personnellement elle n’avait jamais gratifié personne du titre de « père » ou « mère », bien que tous ses aînés l’eussent mérité. Et puis il y avait une telle nostalgie dans la voix de Melissa.

— Tous les guérisseurs sont maintenant de ta famille. Mais comme je t’ai adoptée, je pense que cela fait de moi ta mère.

— Je suis contente.

— Moi aussi.

Au-dessous de l’étroite bande de forêt décharnée, il ne poussait guère que du lichen sur les versants de la montagne. Mis à part l’altitude et la raideur de la piste, Serpent et Melissa auraient pu se croire dans le désert. La température et la sécheresse de l’air croissaient progressivement. Lorsqu’elles atteignirent enfin les sables, elles s’arrêtèrent un moment pour se changer. Serpent revêtit la robe de désert dont on lui avait fait présent chez Arevin, Melissa celle qu’on lui avait achetée à La Montagne.

Elles ne virent personne de toute la journée. Serpent regardait autour d’elle de temps à autre, particulièrement vigilante lorsque les chevaux traversaient une zone de dunes où un agresseur pouvait aisément s’embusquer et surprendre le voyageur sans méfiance. Mais du fou point de trace. Serpent commençait à se demander si les deux attaques qu’elle avait subies n’étaient pas une coïncidence, et si elle n’avait pas rêvé les bruits entendus près d’un endroit où elle avait campé. Et si le fou était bien un fou, peut-être avait-il tout oublié de sa vendetta pour s’enticher de quelque autre lubie non moins irrésistible.

Mais elle n’y croyait pas.

Au soir, les montagnes formaient un mur abrupt, loin derrière elles. Le sable crissait sous les sabots des chevaux, seul bruit rompant un silence irréel. Serpent et Melissa chevauchaient en devisant tandis que la nuit tombait. D’épais nuages cachaient la lune ; le scintillement constant des corpuscules lumineux de la lanterne était devenu relativement plus vif, fournissant tout juste l’éclairage nécessaire. Suspendue à la selle de Vive, cette lanterne oscillait au gré de sa marche. Le sable noir reflétait la lumière comme une nappe d’eau. Les chevaux se rapprochèrent l’un de l’autre. Serpent et Melissa, après avoir parlé à voix de plus en plus basse, finirent par observer un silence complet.

Guidée par sa boussole, la lune presque invisible, la direction du vent et la forme des dunes, Serpent suivait la bonne direction, sans pouvoir cependant s’affranchir de cette illusion tenace propre aux étendues désertiques, l’illusion de marcher en rond. Se tournant sur sa selle, elle regarda dans la direction de la piste invisible qu’elle venait de suivre : aucune lumière, aucune autre présence humaine, rien que la nuit.

— C’est lugubre, chuchota Melissa.

— Je sais. Dommage que nous ne puissions pas voyager de jour.

— Il va peut-être pleuvoir.

— Ce serait agréable.

Le désert n’était arrosé qu’une ou deux fois en deux ans, mais toujours au seuil de l’hiver. Alors en une véritable explosion les semences endormies germaient, les plantes foisonnaient et le désert s’égayait de verdure et de notes colorées. En trois jours ces plantes délicates se desséchaient, devenaient dentelle brune et mouraient, laissant derrière elles des graines aux solides péricarpes, capables de résister un an, deux ans, trois ans avant d’être réveillées par la prochaine pluie. Mais l’air était sec et calme, et rien n’annonçait un changement de temps.

Une lumière miroita au loin. Serpent, qui somnolait, se réveilla en sursaut. Elle rêvait que le fou la suivait et qu’elle voyait sa lanterne se rapprocher toujours davantage. Sans qu’elle s’en fût encore rendu compte, elle avait la certitude d’être suivie, et d’assez près, par ce possédé aux mobiles incompréhensibles.

Mais la lumière ne pouvait provenir de la lanterne d’une personne en marche car elle était immobile, droit devant Serpent. Un bruit de feuilles sèches lui parvint sur une faible brise. Les cavalières approchaient de la première oasis sur la route du Centre.

Ce n’était pas encore l’aube. Serpent se pencha pour flatter Vive sur le cou.

— Nous sommes bientôt arrivées, dit-elle.

— Quoi ? Où ?…

Melissa s’était éveillée à son tour.

— Tout va bien. Nous pourrons bientôt nous arrêter.

— Oh ! dit Melissa, clignant des yeux. J’avais oublié où j’étais.

Elles atteignirent les arbres d’été entourant l’oasis. La lanterne de Serpent illuminait des feuilles déjà déchirées et effrangées sous l’effet du sable chassé par le vent. On ne voyait aucune tente, on n’entendait aucun bruit. Bêtes et gens étaient partis en caravanes pour se réfugier dans les montagnes.

— Où est cette lumière ?

— Je ne sais pas, dit Serpent.

Elle jeta un regard sur Melissa car elle lui trouvait une voix étrange : c’est qu’elle était étouffée par son foulard de tête rabattu sur son visage. Personne n’apparaissant, elle le rejeta en arrière ; c’est ainsi qu’elle cachait ses brûlures par un réflexe machinal.

Serpent fit pivoter Vive, inquiétée par la lumière.

— Regarde, dit Melissa.

Le corps de Vive faisait écran à la lumière de la lanterne dans une certaine direction, et là sur un fond obscur s’élevait un jet de luminescence. De plus près, Serpent vit qu’il provenait d’un arbre mort, assez proche de l’eau pour qu’il eût pourri au lieu de sécher. Son tronc fragile, envahi par les cellules lumineuses, était devenu phosphorescent, tel un signal étincelant. Soulagée, la jeune femme respira.

Les voyageuses, poursuivant leur route, contournèrent le lac noir et calme de l’oasis, et elles trouvèrent enfin un rideau d’arbres assez épais pour leur fournir un abri. Serpent n’eut pas plus tôt arrêté sa monture que Melissa sauta à terre et commença à desseller Ecureuil. La guérisseuse descendit de cheval plus doucement car, malgré la constance du climat désertique, son genou était redevenu raide pendant leur longue chevauchée. Melissa bouchonna Ecureuil avec un tortillon de feuilles tout en lui parlant d’une voix à peine audible. Bientôt, la petite troupe fut couchée pour attendre la fin du jour.


Serpent se dirigea pieds nus vers le lac en s’étirant et en bâillant. Elle avait dormi toute la journée, et elle éprouvait l’envie de nager avant de se remettre en route. Il était encore trop tôt pour quitter l’ombre épaisse des arbres d’été. Elle examinait leurs branches dans l’espoir d’y trouver quelques fruits mûrs, mais la cueillette avait été consciencieuse : les gens du désert n’avaient rien laissé.

Quelques jours seulement la séparaient du temps où le feuillage des oasis, de l’autre côté des montagnes, lui était apparu tendre et luxuriant, alors qu’elle ne voyait plus maintenant que des feuilles sèches, presque mortes, qui bruissaient sur son passage, et s’émiettaient dans sa main.

Elle s’arrêta au bord de la plage, une bande semi-circulaire de sable noir large de quelques mètres enserrant une minuscule nappe d’eau où se reflétait le lacis des branches en surplomb. Melissa, demi-nue, était agenouillée sur le sable ; penchée sur l’eau, elle fixait son image en silence. Elle ne portait plus trace des coups frappés par Ras, et son dos n’avait pas été brûlé. Sa peau était plus blanche que Serpent l’aurait cru, à voir le hâle de ses mains et de son visage. Elle risqua une main timide sur la surface de l’eau sombre, qui se rida sous les gouttes tombées de ses doigts.


Fascinée, Melissa vit Serpent libérer Brume et Sable de leurs logements. Brume rampa autour des pieds de la guérisseuse, dégustant les odeurs de l’oasis. Avec douceur elle prit l’animal dans ses mains, goûtant le frais contact de ses écailles blanches et lisses.

— Je voudrais qu’elle te sente, dit Serpent. Sa réaction instinctive est de frapper tout ce qui lui paraît alarmant. Si elle reconnaît ton odeur, ce sera plus sûr. D’accord ?

Melissa acquiesça d’un geste lent, manifestement effrayée.

— Elle est très venimeuse, n’est-ce pas ? dit-elle. Plus que l’autre.

— Oui. Dès que nous serons au pays, je pourrai t’immuniser ; je ne peux pas me lancer ici dans cette opération car il faudrait d’abord te tester et je n’ai pas ce qu’il faut.

— Tu veux dire que tu peux t’arranger pour qu’elle me morde sans me faire de mal ?

— Pas tout à fait. Mais elle m’a mordue plusieurs fois par erreur et je suis toujours là.

— Alors je pense qu’il vaut mieux qu’elle me sente.

Serpent s’assit auprès de l’enfant.

— Je sais que c’est dur de ne pas être effrayée par cet animal. Mais respire profondément et essaie de te détendre. Ferme les yeux et écoute ma voix, c’est tout.

— Les chevaux aussi le savent, quand on a peur, dit Melissa, et elle suivit la recommandation de Serpent.

La langue fourchue du cobra vacilla au-dessus des mains de l’enfant, qui restait immobile et silencieuse. Serpent revoyait le jour où des cobras albinos lui étaient apparus pour la première fois, ce moment terrifiant et merveilleux où, en une masse enchevêtrée aux multiples nœuds, ils avaient flairé ses traces de pas et levé leurs têtes à l’unisson, telle une monstrueuse chevelure de gorgone, ou quelque plante vorace d’un autre monde brutalement épanouie.

Serpent ne lâchait pas Brume tandis qu’elle glissait sur les bras de Melissa.

— C’est agréable, dit l’enfant.

Sa voix tremblante trahissait une certaine peur, mais le ton était sincère.

Melissa avait déjà vu des serpents à sonnette ; on les savait dangereux, mais ils n’étaient pas aussi terrifiants. Sable rampa sur les mains de la fillette et elle le caressa avec douceur. Serpent était heureuse de constater que sa fille n’était pas seulement bonne cavalière ; elle avait d’autres capacités.

— J’espérais que tu t’entendrais avec Brume et Sable, dit-elle. C’est important pour une guérisseuse.

Melissa parut toute saisie.

— Mais tu n’étais pas sérieuse quand tu as dit…

Elle s’interrompit.

— Continue.

Melissa fit une profonde inspiration.

— Ce que tu as dit au maire… À propos de ce que je pourrais faire. Ce n’était pas sérieux. Tu lui as dit ça pour qu’il me laisse partir.

— Je parlais le plus sérieusement du monde.

— Mais je ne pourrais pas être guérisseuse.

— Pourquoi pas ? Je t’ai dit que nous adoptons nos enfants faute de pouvoir en mettre au monde. J’ajouterai que beaucoup de guérisseuses ont des partenaires, ou des enfants adoptifs, qui exercent une autre profession. Nous ne formons pas une communauté fermée sur elle-même. Pourtant lorsque nous adoptons un enfant c’est généralement avec l’espoir de l’y faire admettre plus tard.

— Moi aussi ?

— Oui. Si tu le veux. C’est là l’essentiel. Faire ce que tu veux faire. Non pas ce que d’autres désirent ou envisagent pour toi.

— Guérisseuse…, dit Melissa.

Il y avait dans la voix de sa fille une telle qualité d’émerveillement que Serpent y trouva un motif supplémentaire, impérieux, d’obtenir des habitants de la grande cité qu’ils l’aident à se procurer des serpents du rêve.


Dure fut la seconde étape nocturne, et l’absence d’oasis contraignit Serpent à poursuivre sa route après l’aube en dépit d’une chaleur excessive. Elle était trempée de sueur, elle en sentait les gouttes collantes couler sur tout son corps et sur la moitié supérieure de son visage, où elles se figeaient en une sorte de matière gréseuse et salée. La transpiration assombrissait la robe de Vive jusqu’aux pattes, projetant à chaque pas des gouttelettes de sueur de son fanon.

— Madame…

Serpent, alarmée par cet abord cérémonieux, jeta sur sa fille un regard inquiet.

— Melissa, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Quand nous arrêterons-nous ?

— Je ne sais pas. Il faut aller aussi loin que possible. Les nuages, dit Serpent, désignant le ciel bas et menaçant, ont cette allure avant l’orage.

— Je sais. Mais nous ne pouvons pas continuer longtemps. Ecureuil et Vive ont besoin de repos. Vous avez dit que la cité est au milieu du désert. Eh bien, une fois là-bas, il faudra en revenir et les chevaux doivent nous porter.

— Il faut continuer, dit-elle. C’est trop dangereux de s’arrêter.

— Serpent… Serpent, les gens, les tempêtes, ton métier, les déserts et les villes, tu connais tout ça, et pas moi. Mais je connais les chevaux. Si nous les laissons reposer quelques heures, ils nous mèneront loin cette nuit. S’ils doivent continuer à peiner, il faudra les abandonner quand la nuit viendra.

— D’accord, dit Serpent finalement. Nous nous arrêterons une fois arrivées à ces rochers. Ils nous donneront de l’ombre, ce sera mieux que rien.

Lorsqu’elle était au centre des guérisseurs, il était rare que Serpent pensât à la grande cité. Mais dans le désert dans les montagnes où hivernaient les caravaniers, la vie semblait graviter autour d’elle. Serpent, à son tour, avait l’impression que son existence en dépendait, et lorsque le jour se leva au terme d’une troisième nuit de voyage, elle vit surgir la haute montagne tronquée qui protégeait la cité. Le soleil se levait juste derrière elle, la baignant, comme une idole, d’une lumière écarlate. Flairant l’eau et sentant que leur longue marche touchait à sa fin, les chevaux dressèrent la tête et, oubliant leur fatigue, accélérèrent le pas. À mesure que le soleil s’élevait, le plafond des nuages qui allaient s’épaississant fut badigeonné de rouge sur tout le pourtour de l’horizon. Serpent sentait son genou enflé lui élancer à chaque pas de sa monture, mais elle aurait prévu l’orage qui s’annonçait sans avoir nul besoin d’en être informée par ce signe clinique. Serrant les poings sur les rênes, elle en sentit le cuir s’écraser douloureusement sur la paume de ses mains, puis elle détendit lentement ses muscles et caressa le cou humide de son cheval. Elle ne doutait pas qu’il souffrit autant qu’elle-même.

La montagne approchait. Les arbres d’été aux minces troncs bruns et desséchés bruissaient autour d’un sombre étang bordé de foyers abandonnés. Le vent murmurait dans les feuilles flétries, changeant fréquemment de direction comme il arrive aux abords d’une montagne isolée. Les voyageuses étaient plongées dans l’ombre car la ville leur cachait le soleil levant.

— Beaucoup plus grand que je l’aurais cru, dit Melissa tranquillement. Je l’avais entendu dire, oui j’avais un endroit où je me cachais pour écouter parler les gens, mais je pensais que c’étaient des histoires inventées de toutes pièces.

— Je crois que j’étais comme toi, dit Serpent.

Sa propre voix lui semblait venir de très loin. Lorsqu’elle vit près d’elle les grands escarpements rocheux, elle sentit son front se couvrir de sueur froide et ses mains humides se glacer malgré la chaleur. Lasse, la jument continuait sa route.

Deux fois déjà dans la vie de Serpent la cité avait joué un rôle important dans la vie du centre des guérisseurs ; elle avait sept ans et dix-sept ans respectivement. Un collègue d’un certain âge avait en chacune de ces occasions entrepris le long et dur voyage menant à la cité ; il s’agissait d’inaugurer une décennie en offrant à ses habitants un échange de connaissances et de bons offices. Et chaque fois l’émissaire des guérisseurs avait été éconduit. Allait-il en être ainsi, une fois de plus, en dépit du message dont Serpent était porteuse ?

— Serpent ?

La jeune femme sursauta.

— Quoi ?

— Te sens-tu bien ? Tu avais l’air d’être si loin, et… comment dire… ?

— Paniquée serait le mot juste, je crois.

— Ils vont nous laisser entrer ?

Les nuages sombres semblaient s’épaissir et s’alourdir à chaque instant.

— Je l’espère, dit Serpent.


Au pied de la montagne le large lac noir n’était pas traversé par une rivière ; alimenté souterrainement, il perdait ses eaux dans le sable de manière invisible. Si les arbres d’été étaient morts, il y avait encore au sol un tapis luxuriant de graminées et de petits buissons. Une herbe fraîche pointait déjà sur les sentiers et les terrains piétinés des camps abandonnés, mais non sur la voie spacieuse qui menait aux portes de la cité.

Serpent n’eut pas le cœur de passer à côté de l’eau sans laisser Vive s’abreuver ; elle tendit ses rênes à Melissa au bord du lac.

— Suis-moi dès qu’ils auront fini de boire. Je n’entrerai pas dans la ville sans toi, sois tranquille. Mais si le vent se lève, cours vite. Promis ?

Melissa acquiesça.

— Une tempête ne peut pas se lever si rapidement, n’est-ce pas ?

— Si, malheureusement.

Serpent but rapidement et se mouilla le visage, puis s’éloigna sur la route déserte et nue tout en s’essuyant avec le coin de son foulard. Sous le sable noir elle sentit une surface rigide. Une voie ancienne ? Elle avait déjà rencontré des vestiges de ces routes dont le revêtement bétonné se désintégrait, et même des restes rouillés de leur infrastructure d’acier là où les récupérateurs n’étaient pas encore passés.

Serpent s’arrêta à la porte du Centre. Elle avait bien huit mètres de haut, et son métal avait été poli et repoli par des générations de tempêtes de sable. Mais elle n’avait ni poignée, ni sonnette, ni heurtoir, aucun moyen visible d’appeler quelqu’un pour se la faire ouvrir.

Elle se décida à la frapper du poing, et ce coup fit sur le métal un bruit sourd ; cette porte ne sonnait pas le creux, et elle y donna de grands coups, pensant qu’elle devait être très épaisse. Puis ses yeux s’habituèrent à l’obscurité de l’entrée logée dans un renfoncement, et elle s’aperçut qu’en réalité le devant de la porte était concave, visiblement usé par la furie des tempêtes.

La main endolorie, elle recula de quelques pas.

— Alors, c’est fini, ce chahut ?

Serpent sursauta en entendant ces mots ; elle ne voyait personne. Mais un panneau s’ouvrit dans le roc du renfoncement, et une fenêtre apparut. Un homme pâle aux cheveux roux touffus lança à Serpent un regard furieux.

— Qu’est-ce que c’est, ces façons de frapper sur la porte après la fermeture ?

— Je veux entrer.

— Vous n’habitez pas la cité ?

— Non. Je m’appelle Serpent. Je suis guérisseuse.

Il ne répondit pas – comme la politesse l’eût exigé là où Serpent avait été élevée – en donnant son nom. Elle n’y prêta guère attention, connaissant la relativité des règles de savoir-vivre : « Politesse en deçà des montagnes Centrales, impolitesse au-delà. » Elle fut pourtant surprise de le voir partir d’un gros rire. Le visage sévère, elle attendit qu’il se calmât.

— Alors voilà maintenant qu’ils nous envoient des jeunesses pour mendier, et non plus de vieux schnocks ! Ils auraient pu choisir quelqu’un de mieux, ajouta-t-il, riant toujours.

Serpent, se sentant insultée, haussa les épaules.

— Ouvrez la porte.

Il cessa de rire.

— Nous ne laissons pas entrer les étrangers.

— J’apporte un message d’une amie pour sa famille. Je veux délivrer ce message.

Il fit attendre sa réponse, les yeux baissés.

— Tous ceux qui ont quitté le Centre y sont rentrés cette année.

— Mon amie est partie depuis longtemps.

— Vous êtes mal renseignée sur notre cité, si vous vous imaginez que je vais me décarcasser pour rechercher la famille d’une pauvre folle.

— J’ignore tout de votre cité. Mais à en juger par votre physique, vous être apparenté à mon amie.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

Cette fois le cerbère paraissait décontenancé.

— Elle m’a dit que sa famille était apparentée aux gardiens de l’entrée. Et je m’en aperçois… les cheveux, le front… les yeux sont différents. Les siens sont bruns.

Cet homme les avait vert pâle.

— A-t-elle par hasard précisé, dit le jeune homme, se voulant sarcastique, à quelle famille au juste elle est censée appartenir ?

— À celle des dirigeants.

— Une minute, dit lentement le rouquin.

Il baissa les yeux et fit quelque chose avec ses mains. Serpent, intriguée, s’approcha, mais il n’y avait rien à voir en dessous de son buste. Elle s’aperçut alors que la « fenêtre » n’en était pas une : c’était un panneau de verre portant une image mouvante. Elle savait bien que les habitants de la cité avaient une technologie plus avancée que les guérisseurs. C’était une des raisons de sa présence en ces lieux.

Le jeune homme leva les yeux lentement, l’air étonné, un sourcil arqué en accent circonflexe.

— Il va falloir que je fasse venir quelqu’un d’autre pour vous parler.

L’image du panneau de verre se désintégra en lignes multicolores.

Lassée d’attendre, Serpent sortit du renfoncement de la porte et appela Melissa. Elle ne voyait ni l’enfant ni les chevaux. La plus grande partie de la rive du lac la plus proche apparaissait à travers un rideau transparent d’arbres d’été desséchés mais, par endroits, la végétation était assez épaisse pour cacher deux chevaux et une enfant.

— Melissa ! appela-t-elle une seconde fois.

De nouveau Serpent ne reçut pas de réponse, mais peut-être le vent soufflait-il dans le mauvais sens. La fausse fenêtre était devenue toute noire. La jeune femme allait la quitter pour rechercher sa fille lorsque le panneau de verre se ranima en tremblotant.

— Où êtes-vous ? dit une voix nouvelle. Revenez ici.

Serpent jeta un dernier regard en direction du lac et, de mauvais gré, regagna l’appareil producteur d’images.

— Vous avez mis mon cousin sens dessus dessous, dit l’image.

Serpent était muette de surprise : la femme qui lui parlait était le sosie de Jesse. Ou bien c’était sa sœur jumelle, ou bien on faisait dans sa famille un large usage des unions consanguines. Un éclair traversa l’esprit de Serpent : cette pratique n’était-elle pas un moyen utile de reproduire certains traits physiques, à condition qu’on acceptât l’éventualité de quelques échecs spectaculaires. Mais l’apprentissage de Serpent ne l’avait pas préparée à l’acceptation implicite d’échecs spectaculaires en matière de reproduction humaine.

— Allô ! Est-ce que ça fonctionne ?

La personne aux cheveux roux scrutait anxieusement Serpent, et ses paroles furent suivies d’un bruit de friture creux et sonore. La voix : celle de Jesse était agréable et basse, mais pas aussi basse. La guérisseuse se rendit compte qu’elle avait devant elle un homme, et non une femme comme elle l’avait cru, trompée par la ressemblance. Ce n’étaient donc certainement pas des jumeaux. Serpent se demanda si les gens de la cité produisaient des êtres humains par clonage. S’ils le faisaient couramment et s’ils pouvaient même réussir des clones bisexués, peut-être leurs méthodes seraient-elles plus efficaces que celles des guérisseurs pour produire de nouveaux serpents du rêve.

— Je vous entends, si c’est cela ce qui vous inquiète, dit Serpent.

— Bien. Que voulez-vous ? Rien de bien réjouissant, à en juger par la tête de Richard.

— J’ai un message pour vous si vous êtes apparenté directement à Jesse, la prospectrice.

Les joues roses de l’homme pâlirent brusquement.

— Jesse ? (Il hocha la tête, puis se ressaisit.) A-t-elle changé, depuis tant d’années, au point qu’on ne puisse déceler immédiatement notre parenté directe ?

— Non, cette parenté est visible.

— C’est ma sœur aînée. Et maintenant je suppose qu’elle veut revenir pour retrouver son rôle d’ainée et me ravaler au rang de cadet.

L’amertume de sa voix trahissait cet homme, et ce fut un choc pour Serpent. Elle comprit que la nouvelle de la mort de Jesse serait douce à ses oreilles loin de leur être cruelle.

— Elle va revenir, c’est bien ça ? Elle compte sur le Conseil pour la replacer à la tête de notre famille. Que le diable l’emporte ! Elle veut me faire perdre vingt années de ma vie.

Serpent l’écoutait, la gorge serrée par le chagrin. Elle voyait qu’en dépit du ressentiment de son frère, sa famille aurait bel et bien accepté son retour, et même lui aurait fait bon accueil si elle avait pu être maintenue en vie ; on l’aurait guérie si cela avait été humainement possible.

Serpent avait peine à parler.

— Ce Conseil… peut-être est-ce à lui que je dois délivrer le message.

Elle voulait parler à une personne ayant de l’amour pour Jesse, et non à un homme qui rirait et se réjouirait de son échec.

— Il s’agit là d’une affaire de famille qui n’est pas du ressort du Conseil. C’est à moi que vous devez transmettre le message de Jesse.

— Je préférerais vous parler face à face.

— Je n’en doute pas, mais c’est impossible. Mes cousins ont pour principe de ne pas laisser entrer d’étrangers.

— Je suis sûre qu’en pareil cas…

— D’ailleurs, je ne pourrais pas vous faire entrer même si je le voulais. La porte est fermée jusqu’au printemps.

— Je ne vous crois pas.

— C’est pourtant vrai.

— Jesse m’aurait prévenue.

Il poussa un grognement de mépris.

— Elle ne l’a jamais cru. Elle était enfant lorsqu’elle est partie et les enfants ne vous croient jamais tout à fait. Ils jouent à rester dehors jusqu’à la dernière minute et à courir le risque de trouver porte close. Alors de temps à autre nous en perdons un : il a voulu pousser le jeu trop loin.

— Elle avait cessé presque entièrement de vous croire, dit Serpent d’une voix tendue par la colère.

Le frère de Jesse détourna les yeux pour examiner quelque chose attentivement, puis, de nouveau, fit face à Serpent.

— Eh bien, j’espère que vous croirez ce que je vais vous dire. Un orage se prépare, aussi je vous conseille de vous acquitter de votre message sans perdre de temps pour trouver ensuite un abri.

Même s’il mentait, il n’allait pas la laisser entrer. Serpent n’y comptait plus.

— Voici son message. Elle a été heureuse là-bas. Elle veut que vous cessiez de mentir à vos enfants sur ce qui existe en dehors de votre cité.

Le frère de Jesse regarda la messagère d’un air hébété, puis sourit soudain et s’esclaffa.

— C’est tout ? Elle ne va pas revenir ?

— C’est impossible. Elle est morte.

Un étrange mélange de soulagement et de chagrin se peignit sur le visage si semblable à celui de Jesse.

— Morte ? dit-il d’une voix douce.

— Je n’ai pu la sauver. Fracture de la colonne.

— Je n’ai jamais désiré sa mort.

Il fit une longue inspiration, puis expira lentement.

— Fracture de la colonne… donc une mort rapide. C’est préférable.

— Elle n’est pas morte sur le coup. Nous pensions vous l’amener, ses partenaires et moi-même, parce que vous auriez pu la guérir.

— C’est possible. Comment est-elle morte ?

— Elle prospectait parmi les cratères de la guerre. Elle ne pouvait croire qu’ils sont dangereux, ce qui est pourtant la vérité, parce que vous ne cessiez de lui mentir. Elle est morte contaminée par la radioactivité… J’étais avec elle. J’ai fait ce que j’ai pu, mais je n’ai pas de serpent du rêve. Je n’ai pu l’aider à mourir.

L’homme de la cité semblait fixer Serpent sans la voir.

— Nous vous sommes redevables, guérisseuse, de ce service rendu à un membre de notre famille, et de la peine que vous avez prise de nous apporter la nouvelle de sa mort.

Il parlait en homme affligé, plongé dans la perplexité, puis soudain il regarda Serpent d’un air furieux.

— Ma famille ne veut rien devoir à personne. Vous verrez au bas de l’écran une fente de distributeur. L’argent…

— Je ne veux pas d’argent.

— Je ne peux pas vous laisser entrer.

— Je ne demande pas à entrer.

— Alors que voulez-vous ?… Ah, j’y suis, des serpents du rêve ! Pourquoi vous refusez-vous à croire que nous n’en avons pas ? Je ne puis acquitter notre dette en serpents du rêve… Je ne suis pas disposé à contracter, pour l’acquitter, une dette envers les gens d’outreciel. Ces gens-là…

Il s’interrompit, apparemment troublé.

— Si les gens d’outreciel peuvent m’aider, laissez-moi leur parler.

— Même si je le pouvais, ils vous opposeraient un refus.

— S’ils sont humains, ils m’écouteront.

— Justement on… s’interroge sur leur humanité. Il faudrait pouvoir les soumettre à des tests. Vous ne comprenez pas, guérisseuse. Vous ne les avez jamais vus. Ils sont dangereux et imprévisibles.

— Laissez-moi au moins essayer, dit Serpent, tendant les mains, paumes en l’air, en un geste rapide de supplication, un effort désespéré pour se faire comprendre. Il meurt d’autres gens comme Jesse, dans des souffrances atroces, faute de guérisseurs. Nous sommes trop peu nombreux, nous avons trop peu de serpents du rêve. Je veux parler à ceux d’outreciel.

— N’insistez pas, guérisseuse, laissez-moi vous payer, dit le frère de Jesse tristement, et Serpent aurait pu se croire revenue à La Montagne. Le pouvoir, au Centre, expliqua-t-il, est en équilibre précaire. Jamais le conseil ne permettrait à une étrangère de traiter avec les gens d’outreciel. Nous ne voulons pas risquer de rompre ce difficile équilibre. Je regrette que ma sœur soit morte et qu’elle ait souffert, mais ce serait risquer trop de vies humaines en plus de la sienne que de vous donner satisfaction.

— Comment est-ce possible ? Une simple rencontre, une seule question…

— Vous ne pouvez comprendre, je vous l’ai déjà dit. Il faut avoir été élevé ici pour savoir comment agir vis-à-vis des forces qui nous gouvernent. J’ai passé ma vie à l’apprendre.

— D’après moi, vous avez passé votre vie à apprendre comment justifier le refus de faire honneur à vos obligations, dit Serpent avec colère.

— C’est un mensonge ! répliqua le frère de Jesse, exaspéré. Je vous donnerais tout ce qu’il serait en mon pouvoir de vous donner, mais vous demandez l’impossible. Je ne puis vous aider à trouver des serpents du rêve.

— Une minute. Peut-être pouvez-vous faire autre chose pour moi.

Le frère de Jesse soupira et détourna les yeux.

— Je n’ai pas de temps à perdre en intrigues et en manigances. Et vous non plus. L’orage approche, guérisseuse.

Serpent jeta un coup d’œil derrière elle. Melissa n’était toujours pas en vue. Au loin les nuages s’entassaient sur l’horizon, et des bourrasques chargées de sable dansaient un ballet entre terre et ciel. L’air se refroidissait, mais elle frissonnait pour une autre raison. L’enjeu était trop élevé pour qu’elle s’avoue vaincue. Elle était persuadée que si seulement elle pouvait s’introduire dans la cité, elle trouverait le moyen de dénicher toute seule les gens d’outreciel. Elle se tourna vers le frère de Jesse.

— Je reviendrai au printemps. Vous avez des techniques que nous ne sommes pas assez avancés pour découvrir.

Serpent sourit soudain. Elle ne pouvait plus rien pour Jesse, mais ne pourrait-elle œuvrer pour d’autres, pour Melissa ?

— Si vous pouviez m’apprendre comment réaliser la régénération…

Elle s’étonnait de ne pas encore en avoir envisagé la possibilité. Dans son égoïsme elle avait été complètement obsédée par les serpents du rêve, par son prestige et son honneur. Mais quel bienfait ce serait pour tant de gens si les guérisseurs savaient régénérer les muscles et les nerfs… Le plus urgent serait d’apprendre à régénérer la peau afin de débarrasser sa fille de ses cicatrices. Observant le visage de son interlocuteur, Serpent fut tout heureuse de constater qu’il paraissait soulagé.

— Ce serait possible, dit-il. Oui, nous en discuterons au Conseil. Je vous soutiendrai.

— Merci, dit Serpent.

Elle avait peine à croire qu’à la fin des fins les gens de la cité allaient accéder à la requête d’une guérisseuse.

— Vous pourriez nous aider plus que vous ne croyez, dit-elle. Si nous arrivons à améliorer nos techniques nous n’aurons pas à nous soucier d’acquérir de nouveaux serpents du rêve. Nous pourrons plus facilement les obtenir par clonage.

Le frère de Jesse s’était rembruni. Serpent se tut, déconcertée par ce brusque changement.

— Vous auriez la reconnaissance des guérisseurs, enchaîna Serpent, ne sachant quel impair elle avait pu commettre et comment le réparer. Et, ajouta-t-elle, la reconnaissance de tous ceux qui profitent de nos services.

— Par clonage ! Qu’est-ce qui vous fait croire que nous vous aiderions à produire des clones ?

— Je croyais que vous et Jesse…

Craignant d’accroître l’irritation de son interlocuteur, Serpent se reprit :

— Je supposais simplement qu’avec votre technologie avancée…

— Vous parlez de manipulation génétique, dit le frère de Jesse, livide. Utiliser nos connaissances à fabriquer des monstres !

— Quoi ? dit la guérisseuse, étonnée.

— Les manipulations génétiques… Non, merci. Nous avons eu assez d’ennuis avec les mutations pour ne pas les provoquer artificiellement ! Vous devriez vous estimer heureuse de n’avoir pas pu entrer. Il aurait fallu que je vous dénonce. Vous auriez passé votre vie en exil avec toute la clique des autres anormaux.

Serpent fixait sur l’écran l’image de cet homme qui d’interlocuteur rationnel, devenait accusateur. S’il ne formait pas un clone avec Jesse, il fallait alors qu’il y eût dans cette famille un degré de consanguinité tel qu’il dût en résulter d’inévitables difformités faute de manipulations génétiques. Pourtant il prétendait que les gens de la cité se refusaient cette facilité.

— Ma famille ne veut rien devoir à une anormale, dit-il sans regarder la jeune femme, les mains occupées à quelque chose.

Des pièces de monnaie cliquetèrent dans la fente du distributeur placée sous l’écran.

— Prenez votre argent et filez !

— Les gens meurent faute d’avoir accès aux connaissances que vous monopolisez. Vous aidez les marchands d’esclaves à enchaîner leurs victimes avec des anneaux de cristal, mais vous refusez d’aider à guérir ceux qui sont estropiés ou défigurés !

Le frère de Jesse bondit de rage. Il allait répliquer, mais il avala sa langue. Son regard s’était porté au-delà de Serpent et son visage prit une expression horrifiée.

— Vous osez vous présenter ici avec cette enfant ! Est-ce que chez vous on exile la mère en même temps que son rejeton ? Et vous venez me donner des leçons d’humanité !

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Vous parlez de régénération, et vous ne savez même pas qu’on ne peut pas redresser les mutants ! Ils se reproduisent à l’infini.

Il partit d’un rire amer, convulsif.

— Retourne là d’où tu viens, guérisseuse. Il ne peut y avoir aucun rapport entre nous.

Comme son image commençait à s’effacer. Serpent prit les pièces de monnaie et les lui lança à la face. Elles heurtèrent l’écran et l’une d’elles se coinça dans te panneau de protection. L’engrenage gémit, et le panneau refusa de se fermer entièrement ; Serpent en conçut une satisfaction perverse.

À peine avait-elle tourné les talons qu’elle se trouva face à face avec sa fille, les yeux baignés de larmes. Melissa lui prit la main pour l’entraîner, tête baissée, hors de ces lieux.

— Melissa, il va falloir essayer de construire un abri…


Il faisait presque sombre bien que ce fût le matin. De gris, les nuages étaient devenus noirs, et leur mouvement dénotait deux tourbillons distincts.

— J’ai trouvé un endroit, dit Melissa, toujours en pleurs et parlant avec peine. Je… j’espérais qu’ils t’ouvriraient la porte, mais comme je n’en étais pas sûre, je suis venue voir.

Serpent la suivit, presque aveuglée par le sable que le vent soulevait. Les chevaux avançaient de mauvais gré, la tête basse et les oreilles rabattues. Melissa conduisit la petite troupe à une grotte basse creusée dans le flanc abrupt de la montagne. Le vent soufflait par rafales, hurlant et gémissant, cinglant les visages de sable.

— Ils ont peur, cria Melissa de toute sa force pour couvrir le bruit du vent. Il faut leur bander les yeux.

Clignant fortement des paupières, elle ôta son foulard pour le nouer sur les yeux d’Ecureuil. Serpent en fit autant pour la jument. Lorsqu’elle découvrit sa bouche et son nez, elle eut le souffle coupé par le vent. Retenant sa respiration, sentant ses yeux pleurer, elle fit entrer son cheval dans la grotte à la suite d’Ecureuil.

Le vent cessa comme par enchantement. C’est à peine si Serpent pouvait ouvrir les yeux et elle avait l’impression que le sable avait envahi ses poumons. Les chevaux s’ébrouèrent tandis que leurs cavalières toussaient et s’escrimaient à se débarrasser du sable qui s’était logé dans leurs yeux, leurs cheveux, leurs vêtements, leurs bouches. Elles y parvinrent, non sans mal, crachant, toussant, se frottant, laissant pleurer leurs yeux pour en expulser cette matière granuleuse.

Melissa débanda les yeux d’Ecureuil, puis se jeta à son cou en sanglotant.

— C’est ma faute, dit-elle. Il m’a vue et il t’a renvoyée.

— La porte était fermée. Il n’aurait pas pu nous laisser entrer même s’il l’avait voulu. Sans toi nous serions dehors dans la tempête.

— Mais ils ne veulent plus de toi. À cause de moi.

— Ecoute, Melissa. Il était décidé à ne rien faire pour nous. Crois-moi. Ce que je lui ai demandé l’a terrifié. Ils ne nous comprennent pas.

— Mais je l’ai entendu. J’ai vu de quels yeux il m’a regardée. Tu lui as demandé de l’aide… pour moi, et il t’a chassée.

Serpent aurait donné cher pour que sa fille n’eût pas entendu cette partie de la conversation, car elle ne voulait pas risquer de lui donner de faux espoirs.

— Il ne savait pas que tu as été brûlée. Et d’ailleurs peu lui importe. Il cherchait un prétexte pour se débarrasser de moi.

Melissa n’était pas convaincue. Elle caressa distraitement le cou d’Ecureuil, lui enleva sa bride, desserra les sangles de la selle.

— S’il faut que ce soit la faute de quelqu’un, dit Serpent, c’est la mienne, car c’est moi qui avais décidé de venir ici.

La situation lui apparut pleinement, aussi brutale que la tempête. La faible lueur de la lanterne éclairait à peine la grotte où elles se trouvaient prises au piège. Serpent dit d’une voix altérée par la peur et la frustration de ses espoirs :

— C’est moi qui nous ai entraînées ici, et maintenant la porte de la ville est fermée.

Melissa abandonna Ecureuil et prit la main de sa mère adoptive.

— Serpent, Serpent ! Je craignais cela. Tu ne m’as pas dit de te suivre. Je savais combien ces gens peuvent être sournois et mesquins. Tous ceux qui commercent avec eux l’affirment.

Elle serrait Serpent dans ses bras, la consolant comme sa mère l’avait consolée quelques jours auparavant.

Tout à coup, elle se figea, les chevaux hennirent bruyamment et Serpent entendit le grognement furieux d’un gros chat, bruit que l’écho répercuta. Vive bondit et renversa la guérisseuse. Se relevant péniblement pour attraper la bride, elle entrevit la panthère noire ; l’animal se battait les flancs de la queue à l’entrée de la grotte. Il poussa un nouveau grognement et Vive se cabra, soulevant de terre sa maîtresse. Melissa s’efforçait de garder prise sur Ecureuil, tous deux blottis dans un coin, frissonnants. Bondissant vers ces intrus, la panthère frôla Serpent en coup de vent, la jeune femme sentit même sur sa main la robe luisante du félin. Sautant à quatre mètres de hauteur, l’animal disparut dans une fissure étroite de la paroi du fond.

Encore toute secouée, Melissa éclata de rire, réflexe de soulagement, de frayeur dissipée. Vive fit entendre un profond renâclement encore empreint de terreur.

— Grands dieux, dit Serpent.

— J’ai… j’ai entendu dire que les animaux sauvages nous craignent autant qu’ils nous font peur, dit Melissa. Mais je n’y crois plus tellement.

Ayant détaché la lanterne de la selle de Vive, Serpent la leva pour éclairer la fissure. Elle se demandait si des êtres humains pouvaient s’introduire là où un félin de cette taille était passé. Montant sur la jument encore nerveuse, elle se mit debout en équilibre sur la selle. Melissa prit les rênes de Vive et l’apaisa.

— Que fais-tu ?

Serpent s’appuya contre la paroi de la grotte, s’étirant pour éclairer le couloir rocheux de sa lanterne.

— Impossible de rester ici, dit-elle. Nous allons mourir de soif ou de faim. Peut-être y a-t-il par là une voie d’accès à la cité.

Elle ne voyait pas grand-chose de la brèche, se trouvant trop en dessous de son orifice. Mais la panthère avait disparu. Serpent entendait sa propre voix faire écho et revenir à elle, ce qui annonçait de nombreuses cavités au-delà de l’étroite fissure.

— Ou une voie menant quelque part, ajouta-t-elle.

Elle se laissa retomber sur la selle, mit pied à terre et débarrassa la jument de ses harnais.

— Serpent, dit l’enfant d’une voix douce.

— Oui ?

— Regarde… masque la lanterne.

Melissa désignait le roc au-dessus de l’entrée de la grotte. Serpent s’exécuta, et elle vit briller une forme indistincte qui paraissait venir à elle. Un frisson rapide lui parcourut l’échiné. Tenant la lanterne en avant, elle s’approcha de cette forme.

— C’est un dessin, dit-elle.

Le mouvement qui semblait animer cette figure arachnéenne n’était qu’une illusion d’optique, mais si habile que Serpent, quoi qu’elle en eût, ne pouvait s’en libérer : la forme, lui semblait-il, continuait à ramper dans sa direction.

— Je me demande à quoi ça sert.

La voix de Melissa, comme celle de sa mère, murmurait contre le roc.

— C’est peut-être pour faire sortir les gens… cela confirmerait qu’il y a bien quelque chose plus loin dans la grotte.

— Oui, mais Vive et Ecureuil ? Nous ne pouvons pas les laisser ici.

— Si nous ne trouvons pas à manger pour eux, dit Serpent avec douceur, ils vont, eux aussi, mourir de faim.

Melissa leva les yeux vers la brèche par où la panthère avait disparu. L’éclairage bleuté donnait un aspect lugubre à son visage brûlé.

— Melissa ! dit soudain Serpent. Entends-tu ?

Elle percevait un bruit nouveau, sans pouvoir l’identifier. Un hurlement lointain de la panthère noire ? La voix de l’être qui avait peint sur le mur le symbole arachnéen ? Ses doigts se fermèrent sur la poignée du couteau qu’elle portait à la ceinture.

— Le vent a cessé ! dit Melissa.

Et elle s’élança vers l’entrée de la grotte.

Serpent la suivit de près, se préparant à l’arracher à la violence de la tempête. Mais sa fille ne s’était pas trompée : son oreille n’avait pas perçu un bruit, mais la fin soudaine d’un bruit auquel elle s’était habituée.

Il régnait au-dehors un calme parfait. Les nuages bas chargés de poussière avaient balayé le désert et disparu, laissant derrière eux quelques cumulus majestueux sertis dans un ciel d’un bleu somptueux. Serpent baignait dans une étrange lumière matinale ; une brise froide agitait le bas de sa robe de désert.

La pluie se mit à tomber.

Serpent s’élança les bras levés comme une enfant, pour s’offrir à cette ondée. Ecureuil la dépassa au trot, puis se mit à galoper. Vive se joignit à lui, et ils firent des cabrioles et des sauts de poulains. Immobile, Melissa, les yeux au ciel, exposait son visage à la pluie.

Les nuages, en un long et large ruban, défilèrent lentement dans le ciel, tantôt crevant en averses, tantôt s’ouvrant un instant pour laisser percer un soleil étincelant. Serpent et Melissa finirent par regagner les rochers pour s’y abriter, trempées, glacées, heureuses. Un triple arc-en-ciel se dessina. Serpent poussa un soupir et s’assit sur ses talons pour l’observer. Absorbée par le spectacle féerique des couleurs qui oscillaient entre des nuances variées du spectre, elle ne remarqua point à quel moment précis Melissa s’assit à ses côtés. S’apercevant soudain de sa présence, elle lui posa le bras sur les épaules. Cette fois Melissa s’abandonna ; elle n’avait plus le réflexe de se refuser à tout contact humain.

Les nuages passèrent, l’arc-en-ciel disparut, et Ecureuil revint au trot, si mouillé que la texture même de ses rayures, en sus leur couleur, était apparente. Serpent le gratta derrière les oreilles et sous la mâchoire ; puis son regard se porta sur le désert, ce désert dont elle avait pendant de longues minutes oublié l’existence.

Là d’où les nuages étaient venus, une lumière d’un délicat vert pâle adoucissait déjà les basses collines noires. La végétation poussait si rapidement que Serpent avait l’impression d’en voir la limite se rapprocher insensiblement telle une lente marée, suivant la progression de la pluie.

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