4

Arevin était assis sur un énorme rocher arrondi ; le bébé de sa cousine gargouillait sur sa poitrine, soutenu par une écharpe. La chaleur et la vivacité du nouveau-né lui étaient un doux réconfort. C’était un enfant robuste, et Stavin se portait bien. Arevin savait qu’il aurait dû s’estimer heureux car la fortune avait souri à son clan, aussi se sentait-il vaguement coupable d’éprouver une tristesse persistante en pensant à Serpent. Il fixait le désert dans la direction où elle avait disparu. Il tâta sa joue à l’endroit où le serpent blanc l’avait frappé de sa queue. Comme Serpent le lui avait promis, il n’y avait pas de cicatrice.

Comment pouvait-elle être partie depuis assez longtemps pour que cette balafre ait pu former une croûte et guérir ? Car il la revoyait aussi clairement que si elle était encore là. Le souvenir qu’il gardait d’elle n’avait rien de ce flou dont la distance et le temps voilent le plus souvent l’image des êtres qu’on a connus. Et pourtant Arevin avait l’impression qu’elle était partie pour toujours.

Un des énormes bœufs musqués du clan vint d’un pas tranquille sa frotter consciencieusement le flanc contre le rocher. L’animal renifla Arevin, fourra son nez sur un pied et lécha sa chaussure de sa grande langue rose. À côté de sa mère, un veau déjà grand mâchonnait les branches sèches et sans feuilles d’un buisson du désert. Toutes les bêtes du troupeau maigrissaient chaque été car c’était une saison éprouvante ; elles avaient maintenant un pelage terne et rêche. Pour qu’elles puissent supporter la chaleur, il fallait que leurs sous-poils isolants soient peignés soigneusement quand ils commençaient à tomber au printemps ; et ce travail n’était jamais négligé parce que les ovibos étaient élevés pour leur fine laine moelleuse d’hiver. Comme les hommes, ils en avaient assez de l’été, de la chaleur ; ils étaient las de chercher une nourriture sèche et insipide. Ces animaux paisibles aspiraient à retrouver l’herbe fraîche des pâturages d’hiver. Et d’habitude Arevin était heureux de regagner les hauts plateaux.

Le bébé agita ses petites mains, saisit le doigt d’Arevin et le porta à sa bouche. Le jeune homme sourit.

— C’est une des choses que je ne peux pas faire pour toi, mon petit.

Mais le bébé suça le bout du doigt d’Arevin, tout heureux ; il ne pleura pas lorsqu’il vit qu’il n’en sortait pas de lait. L’enfant avait les yeux bleus comme Serpent. Beaucoup d’enfants, pensa Arevin, ont les yeux bleus ; mais ces iris d’azur suffisaient à l’entraîner dans le rêve.

Il rêvait de Serpent presque toutes les nuits, du moins lorsqu’il pouvait dormir. Jamais il n’avait éprouvé pareil sentiment envers quiconque. Il chérissait le souvenir de leurs rares contacts : lorsqu’ils s’étaient appuyés l’un contre l’autre dans le désert ; lorsqu’elle avait palpé sa joue meurtrie de ses doigts nerveux, lorsqu’il l’avait consolée dans la tente de Stavin. Comble d’absurdité, le moment le plus heureux de sa vie n’avait-il pas été celui du départ de Serpent, cet instant où il l’avait étreinte avec l’espoir qu’elle déciderait de rester ? Et, normalement, elle serait restée, pensait-il. Parce que nous avons vraiment besoin d’une guérisseuse, et peut-être en partie à cause de moi. Elle aurait, si elle l’avait pu, prolongé son séjour.

Il avait pleuré, ce qui ne lui était encore jamais arrivé, autant qu’il lui en souvînt. Pourtant il comprenait qu’elle se fût refusée à rester. Elle se sentait mutilée dans ses capacités, et lui aussi se sentait mutilé. Il n’était bon à rien. Il le savait mais c’était sans remède. Chaque jour il espérait voir revenir Serpent, et pourtant, il était sûr qu’elle ne reviendrait pas. Comment pouvait-il savoir quelle distance il lui faudrait parcourir au-delà du désert pour arriver à destination ? Avant d’atteindre le désert et de le traverser pour découvrir d’autres peuples et d’autres horizons, avait-elle depuis son centre, voyagé une semaine, un mois, six mois ?

Il aurait dû partir avec elle. Il en avait maintenant la certitude. Elle ne pouvait, dans son chagrin, accepter sa compagnie, mais il aurait dû voir immédiatement qu’elle ne serait jamais capable d’expliquer à ses maîtres ce qui s’était passé. Si perspicace qu’elle fût, Serpent ne pouvait comprendre la terreur qu’inspiraient les vipères en ces lieux. Arevin, lui, la comprenait parce qu’il en avait l’expérience ; la mort de sa petite sœur lui donnait encore des cauchemars, et il n’avait pas oublié la sueur froide qui avait coulé le long de son corps lorsque Serpent lui avait demandé de l’aider à tenir Brume, ni sa peur mortelle lorsqu’elle avait été mordue à la main par la vipère des sables : déjà il l’aimait et il croyait qu’elle allait mourir.

Arevin n’avait vu dans sa vie que deux miracles, et tous deux concernaient Serpent : elle n’était pas morte de cette morsure et elle avait sauvé la vie à Stavin.

Le bébé cligna des yeux et suça plus énergiquement le doigt d’Arevin. Celui-ci se laissa glisser du rocher et tendit une main à l’impressionnant bœuf musqué ; l’animal posa le menton sur sa paume et il le gratta sous la mâchoire.

— Veux-tu donner à boire à cet enfant ?

Arevin tapota son dos, ses flancs, son ventre et s’agenouilla à ses côtés. Cette femelle n’avait pas beaucoup de lait si tard dans la saison, mais son veau était presque sevré. Arevin essuya son pis du revers de sa manche, puis il en approcha le bébé de sa cousine. Pas plus impressionné qu’Arevin par l’énorme bête, l’enfant téta goulûment.

Lorsque sa faim fut apaisée, Arevin gratta de nouveau l’ovibos sous la mâchoire et remonta sur le rocher ; le bébé ne tarda pas à s’endormir, ses petits doigts serrés sur la main d’Arevin.

— Cousin !

Cet appel venait du chef de clan. Elle escalada le rocher pour s’asseoir à côté d’Arevin ; ses longs cheveux dénoués flottaient dans la brise. Elle se pencha sur le bébé, souriante.

— Cet enfant a-t-il été sage ?

— Parfaitement sage.

D’un coup de tête elle écarta ses cheveux de son visage.

— Les enfants sont tellement plus faciles à transporter quand on les met sur son dos. On peut aussi les poser par terre de temps en temps.

Elle eut un large sourire. Elle n’était pas toujours aussi réservée et digne que lorsqu’elle accueillait des étrangers dans son clan.

Arevin lui répondit par un sourire forcé.

Elle posa la main sur celle d’Arevin que tenait l’enfant.

— Tu devines la question que je veux te poser, mon cher. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Arevin, embarrassé, haussa les épaules.

— Je vais essayer de faire mieux. Je n’ai pas été bon à grand-chose ces temps derniers.

— Crois-tu que je suis là pour critiquer ?

— Vous auriez sujet de le faire.

Arevin évitait le regard de sa cousine, chef de clan ; il fixait son enfant paisible. Lâchant sa main, elle entoura de son bras les épaules du jeune homme et l’appela par son nom pour la troisième fois de sa vie :

— Arevin, tu m’es précieux. Le temps venu, tu pourrais être élu chef de clan si tu le désires. Mais il faut que tu prennes une décision. Puisqu’elle n’a pas voulu de toi…

— Nous nous aimions. Mais elle ne pouvait continuer son travail ici et elle m’a demandé de ne pas l’accompagner. Il est trop tard.

Il jeta un regard sur l’enfant de sa cousine. Depuis la mort de ses parents, Arevin avait été accueilli dans le groupe familial du chef de clan, qui comprenait maintenant six adultes, trois enfants et Arevin. Sans que son rôle fût bien défini, il se sentait responsable des enfants. Et avec la perspective prochaine du voyage qui le conduirait à son territoire d’hiver, le clan allait devoir compter sur le travail de tous ses membres. Il faudrait désormais, et cela jusqu’à la fin de la transhumance, veiller nuit et jour sur les ovibos ; sinon ils partiraient vers l’est, par petits groupes, à la recherche de nouveaux pâturages, et disparaîtraient pour toujours. Il n’était pas plus facile pour les êtres humains de trouver de la nourriture en cette période de l’année. Mais un départ prématuré les amènerait à leur pacage d’hiver à un moment où les pousses tendres du fourrage seraient encore fragiles et trop facilement détruites.

— Cousin, explique-toi.

— Je sais que le clan a besoin de tous ses membres à l’heure actuelle. J’ai ici des responsabilités, envers vous, envers cet enfant… Mais la guérisseuse… comment pourra-t-elle expliquer ce qui s’est produit chez nous ? Comment pourra-t-elle le faire comprendre à ses maîtres alors qu’elle ne le comprend pas elle-même ? J’ai vu une vipère des sables la mordre. J’ai vu couler sur sa main le sang et le venin. Mais c’est à peine si elle a paru s’en apercevoir. Elle m’a dit qu’elle n’aurait même pas dû sentir quoi que ce soit.

Arevin regarda sa cousine. Il n’avait encore parlé à personne de la vipère des sables, craignant de se heurter à l’incrédulité des siens. Le chef de clan parut saisi mais ne mit pas sa parole en doute.

— Comment pourra-t-elle expliquer nos craintes ? Elle dira à ses maîtres qu’elle a commis une erreur et que le petit serpent a payé cette erreur de sa vie. Elle s’accusera. Ils l’accuseront, eux aussi, et la puniront.

Le chef de clan avait les regards perdus sur le désert. Elle rejeta derrière l’oreille une boucle de ses cheveux grisonnants.

— Elle est fière, dit-elle, tu as raison. Elle n’est pas femme à se chercher des excuses.

— S’ils l’exilent, elle ne reviendra pas. Je ne sais pas où elle ira mais nous ne la reverrons jamais.

— Si tu partais à sa recherche…

— C’est impossible. Pas maintenant.

— Mon cher, nous sommes organisés de manière à avoir tous le plus de liberté possible, au lieu de réserver une liberté totale à un petit nombre. Et voilà que tu te fais l’esclave d’une responsabilité alors que des circonstances extraordinaires exigent que tu sois libre. Si tu avais une partenaire dans le groupe et si ton rôle était d’élever son enfant, le problème serait plus difficile a résoudre, mais pas nécessairement insoluble. En fait mon partenaire jouit, depuis la naissance de l’enfant, d’une liberté beaucoup plus grande qu’il ne l’envisageait lorsque nous avons décidé de le concevoir. Et cela parce que tu consens à faire plus que ta part.

— Non, ce n’est pas ça, lança Arevin. Je voulais m’occuper de l’enfant. J’en avais besoin. J’avais besoin…

Il s’interrompit, ne sachant plus ce qu’il voulait dire.

— Je lui savais gré de me permettre de faire ça pour lui.

— Je sais. Et je n’y voyais pas d’inconvénient. Mais il ne te faisait pas là une faveur. C’est toi qui l’obligeais. Peut-être est-il temps de lui rendre ses responsabilités. Il a tendance à se laisser trop absorber par son travail, conclut le chef de clan avec un sourire empreint de tendresse.

Elle n’avait pas tort. Son partenaire, le meilleur tisserand du clan, semblait souvent vivre sa vie comme un rêve.

— Je n’aurais jamais dû la laisser partir, dit Arevin brusquement. Comment ne l’ai-je pas compris tout de suite ? J’ai manqué à mes devoirs envers ma sœur car je n’ai pas su la protéger, et ensuite envers la guérisseuse. Elle aurait dû rester avec nous. Nous l’aurions protégée du danger.

— Nous l’aurions mutilée.

— Elle pourrait encore exercer son métier.

— Mon cher ami, il est impossible de protéger entièrement une personne sans l’asservir. À mon avis, c’est une chose que tu n’as jamais comprise parce que tu as toujours trop exigé de toi-même. Tu t’accuses de la mort de ta sœur…

— Je n’ai pas veillé sur elle avec assez d’attention.

— Que pouvais-tu faire ? Rappelle-toi sa vie et non sa mort. Elle était brave et fière, comme doivent l’être les enfants. Pour la protéger davantage, il aurait fallu la tenir enchaînée à toi par la peur. De vivre ainsi, elle aurait cessé d’être l’enfant que tu aimais. Et il en va de même de la guérisseuse.

Arevin, les yeux fixes, regardait l’enfant qu’il tenait dans les bras. Il savait que sa cousine avait raison, pourtant il était encore impuissant à se libérer du trouble qui régnait dans son esprit, et de son sentiment de culpabilité.

Le chef de clan lui tapota l’épaule.

— Tu connais la guérisseuse mieux que nous et tu affirmes qu’elle est incapable d’expliquer notre peur. Je pense que tu as raison. J’aurais dû m’en rendre compte moi-même. Je ne veux pas qu’on la punisse, ni que notre clan soit mal compris.

La cousine d’Arevin, sculpturale, promenait ses doigts sur le cercle de métal attaché à son cou par une mince lanière de cuir.

— Tu as raison, dit-elle. Il faut aller au centre des guérisseurs. Je pourrais le faire parce que je suis responsable de l’honneur du clan. Ou ce pourrait être le partenaire de mon frère parce qu’il a tué le petit serpent. Ou toi parce que tu appelles la guérisseuse ton amie. Il faudra que le clan se réunisse pour en décider. N’importe qui d’entre nous pourrait être chef de clan ; et n’importe qui aurait pu craindre le petit serpent au point de le tuer. Mais seul tu es devenu son ami.

Son regard quitta l’horizon et se porta sur Arevin ; il savait qu’elle était le chef de clan depuis assez longtemps pour raisonner comme ferait le clan.

— Merci, dit-il.

— Tu as perdu tant d’êtres chers. Je n’ai rien pu faire pour toi quand tu as perdu tes parents, ni quand ta sœur est morte. Mais je puis t’aider maintenant, fût-ce au risque de te perdre.

Elle passa la main dans les cheveux d’Arevin, qui grisonnaient comme ceux de sa cousine.

— N’oublie pourtant pas, mon cher, que je n’aimerais pas te perdre pour toujours.

Elle descendit promptement du rocher, laissant Arevin seul avec le dernier-né de son groupe familial. La confiance de sa cousine le rassurait ; il n’allait plus se torturer l’esprit en se demandant si ce serait bien agir que d’aller à la recherche de la guérisseuse, à la recherche de Serpent. Ce serait bien agir puisqu’il fallait le faire. Le clan ne pouvait faire moins pour elle. Arevin fit lâcher prise au bébé, qui lui serrait la main de ses doigts humides, le fit passer sur son dos en ajustant la bandoulière qui le portait, et redescendit du rocher pour fouler le sable du désert.


À l’horizon, l’oasis flottait en une image si verte et si douce à l’œil, dans le jour douteux de l’aube, que Serpent crut d’abord à un mirage. Etait-elle capable de distinguer l’illusoire du réel ? Elle avait chevauché toute la nuit pour traverser la coulée de lave avant le lever du soleil, et la chaleur devenait insupportable. Les yeux lui brûlaient et elle avait les lèvres sèches et gercées.

La jument grise, Vive, leva la tête et dressa les oreilles ; ses naseaux se dilataient à l’odeur de l’eau car elle avait hâte de boire après avoir été si longtemps rationnée. Lorsqu’elle se mit à trotter, Serpent s’abstint de lui serrer la bride.

Les arbres d’été délicats se dressaient alentour, caressant Serpent de leurs feuilles légères et douces. Sous leur ramure l’air était presque frais, saturé par le parfum des fruits mûrissants. La jeune femme rejeta en arrière le foulard qui lui protégeait le visage et respira profondément.

Elle mit pied à terre et conduisit Vive au bord de l’eau limpide et sombre. La jument y plongea le museau et but. Serpent s’agenouilla à proximité et recueillit de l’eau dans le creux des mains. Elle coulait entre ses doigts, ridant la surface de la mare. Les rides élargirent leurs cercles et s’apaisèrent, si bien que la jeune femme put se voir reflétée comme dans un miroir. La poussière faisait comme un masque sur son visage.

« J’ai l’air d’un bandit, pensa-t-elle, ou d’un clown. »

Mais elle se méprisait trop pour rire d’elle-même de bon cœur. Des larmes avaient tracé leurs sillons sur la crasse de son visage. Elle y porta la main tout en fixant son image.

Serpent aurait voulu oublier les journées qu’elle venait de vivre, mais ce souvenir la hanterait à jamais : la peau de Jesse, sèche et fragile, sa main légère et inquiète, sa voix, enfin cette agonie qu’elle n’avait pu ni empêcher, ni soulager, cette douleur qu’elle voulait ne plus voir, ne plus sentir.

Plongeant les mains dans l’eau fraîche, Serpent s’en aspergea le visage, le débarrassant de la poussière noire, de la sueur et des sillons creusés par ses larmes.

Tenant Vive par la bride, elle longea silencieusement l’étang bordé de tentes où dormaient encore les caravaniers. Elle s’arrêta devant celle de Grum, dont les rabats étaient fermés. Serpent ne voulait pas réveiller la vieille femme ou ses petits-enfants. Plus loin de la rive, dans l’enclos des chevaux. Ecureuil, son poney tigré, sommeillait avec les chevaux de Grum. Sa robe noire et or brillait sous l’effet d’une semaine de brossages énergiques, il était gras, content de son sort, mais las d’avoir un sabot déferré. Serpent décida de le laisser encore un jour avec Grum et de ne pas les déranger pour l’instant.

Vive suivait Serpent le long de la rive, lui mordillant la hanche de temps à autre. La jeune femme gratta la jument derrière les oreilles, là où sa sueur avait séché sous la bride. La famille d’Arevin lui avait fourni un sac de foin en cubes pour Ecureuil, mais Grum l’avait nourri, il devait donc rester du fourrage dans le camp de Serpent.

— Manger, un bon coup de brosse et dormir, voilà ce qu’il nous faut à tous les deux, dit-elle à Vive.

Elle avait établi son camp à l’écart derrière un affleurement rocheux, dans un coin peu recherché par les marchands ambulants. Il était plus prudent d’isoler ainsi les serpents, tant pour leur sécurité que pour celle des personnes. Serpent contourna le pied de l’arête rocheuse.

Tout était changé. Elle avait laissé sa literie en désordre, mais n’avait rien déballé du reste de ses affaires. Depuis, on avait plié ses couvertures, fait un tas de ses vêtements de rechange, disposé ses ustensiles de cuisine en rang sur le sable. Perplexe, elle s’approcha. Les guérisseurs inspiraient de la déférence, un respect nuancé de crainte ; il n’était même pas venu à l’idée de Serpent de prier Grum de veiller sur ses affaires comme sur son poney, car elle ne craignait nullement pour son matériel.

Puis elle s’aperçut que ses ustensiles étaient cabossés, son assiette métallique pliée en deux, sa tasse brisée, sa cuiller tordue. Elle lâcha les rênes de Vive et se précipita vers ses affaires soigneusement rangées. Les couvertures pliées étaient lacérées ; une chemise propre avait été piétinée dans la boue de la rive. C’était une vieille chemise adoucie par l’usure, effilochée et fragile par endroits, confortable, sa chemise préférée ; le dos en avait été déchiré, et les manches étaient en lambeaux. Elle était irréparable.

Le sac de fourrage était aligné avec le reste de son matériel, mais les cubes de foin avaient été répandus et écrasés dans le sable. Vive en grignota des brins intacts, tandis que Serpent contemplait son camp saccagé, s’interrogeant sur les mobiles d’une telle action. Pourquoi la piller puisqu’elle n’avait rien de précieux ? Elle hocha la tête. Peut-être quelqu’un s’était-il imaginé qu’elle se faisait payer royalement en or et en bijoux. Certains guérisseurs étaient richement récompensés de leurs services. Pourtant le désert avait son code d’honneur, et même ceux qui n’étaient pas protégés par le respect qu’ils inspiraient, par leur profession, n’hésitaient pas à laisser sans surveillance des objets de valeur.

Tenant toujours sa chemise déchirée, la jeune femme errait autour de son camp ravagé, trop épuisée, l’esprit trop vide et troublé pour s’interroger sur ce qui était arrivé. Le bât d’Ecureuil reposait sur un roc ; Serpent le prit sans savoir pourquoi, peut-être parce qu’il paraissait intact.

Elle s’aperçut que toutes les poches latérales avaient été ouvertes au couteau et arrachées, et pourtant elles fermaient au rabat par de simples boucles.

Ces poches contenaient toutes les cartes et les rapports de la guérisseuse, et le journal inachevé de sa première année de probation. Elle enfonça les mains dans tous les coins, avec l’espoir d’y trouver ne fût-ce qu’un bout de papier, mais tout avait disparu. Serpent jeta la selle. Elle examina fiévreusement les alentours du camp, regardant derrière les rochers, remuant le sable à coups de pied ; elle espérait découvrir les feuillets blancs abandonnés, sentir le froissement du papier sous ses pieds, mais cet espoir fut déçu. De ces documents il ne restait rien.

Elle avait l’impression d’avoir été physiquement agressée. Toutes ses autres affaires, couvertures, vêtements, cartes sans aucun doute, pouvaient être utiles à un voleur ; mais son journal était sans valeur pour tout autre qu’elle-même.

— Que le diable t’emporte, cria-t-elle dans sa fureur.

La jument renâcla, fit un écart et se trouva dans l’eau. Serpent tremblait ; une fois calmée, elle se dirigea lentement vers Vive, la main tendue, et lui parla avec douceur ; la jument se laissa prendre par la bride et sa maîtresse la caressa.

— Ne crains rien, dit-elle, tu n’as rien à craindre.

Ces paroles s’adressaient à elle-même autant qu’à Vive.

Elles étaient toutes deux jusqu’aux genoux dans l’eau claire et fraîche. Serpent tapota la jument sur l’épaule, peignant de ses doigts sa crinière noire. Soudain sa vue se brouilla et elle s’appuya, toute tremblante, sur le cou de Vive.

Ecoutant les battements de cœur puissants et réguliers de l’animal et sa respiration tranquille. Serpent réussit à se ressaisir. Elle se redressa et sortit de l’eau. S’étant déchargée de la sacoche aux serpents, elle dessella le cheval et entreprit de le bouchonner avec un morceau de la couverture déchirée. Elle faisait ce travail avec l’acharnement que donne l’épuisement. La selle et la bride luxueuses étaient souillées de poussière et de sueur mais elles pouvaient attendre ; au contraire il n’était pas question de laisser Vive macérer dans la crasse et la sueur pendant que Serpent elle-même se reposerait.

— Serpent, mon enfant, chère petite guérisseuse…

Elle se retourna. Grum s’approchait en clopinant, s’aidant d’une canne de bois noueux. Une de ses petites-filles, grande femme au teint d’ébène, l’accompagnait ; mais aucun de ses petits-enfants ne se serait avisé de vouloir soutenir cette petite vieille courbée par l’arthrite.

Le foulard blanc de Grum était placé de guingois sur ses cheveux clairsemés.

— Ma chère enfant, comment ai-je pu te laisser passer devant ma tente ? Je l’entendrai rentrer, avais-je pensé. Ou bien son poney la reconnaîtra par son flair et il hennira.

Le visage de Grum, fortement basané et ridé par l’âge était, sous l’emprise du souci, encore plus plissé qu’à l’accoutumée.

— Ma petite Serpent, nous voulions t’éviter de découvrir ça toute seule.

— Qu’est-il arrivé, Grum ?

— Pauli, dit Grum à sa petite-fille, occupe-toi du cheval de la guérisseuse.

— Oui, Grum.

Lorsque Pauli prit les rênes de Vive, elle posa la main sur le bras de Serpent en un geste de consolation. Elle ramassa la selle et ramena Vive vers le campement de Grum.

Tenant Serpent par l’épaule – non pour se soutenir mais pour la soutenir –, Grum conduisit la jeune femme à un rocher. Elles s’assirent ; épuisée, parcourant des yeux, une fois de plus, son campement, Serpent eut une impression d’irréalité. Elle questionna Grum du regard. La vieille femme soupira.

— C’est arrivé hier, dit-elle, juste avant l’aube. Nous avons entendu des bruits et une voix qui n’était pas la tienne. Nous nous sommes approchés et nous avons vu une silhouette solitaire, un personnage en robe du désert. Nous pensions qu’il dansait. Mais il s’est sauvé à notre approche. Il a brisé sa lanterne dans le sable et nous n’avons pu le trouver. Et puis nous avons vu ce gâchis. Nous avons tout ramassé, mais rien n’était intact.

Serpent parcourut des yeux le spectacle, en silence, toujours incapable de comprendre les mobiles du pillard.

— Le matin le vent avait effacé sa piste. Cette créature a dû fuir dans le désert, mais ce n’était pas un homme du désert. Nous ne volons pas, nous autres. Nous ne détruisons pas.

— Je sais, Grum.

— Viens avec nous. Déjeuner. Dormir. Oublier ce fou. Il nous faut tous nous préserver des fous. Mais, ajouta la vieille femme en prenant la main couturée de Serpent dans sa petite paume calleuse, durcie par le travail, tu n’aurais pas dû découvrir ça toute seule. Non, j’aurais dû te voir, Serpent, mon enfant.

— Ne t’inquiète pas, Grum.

— Je vais t’aider à l’installer dans ma tente. Tu ne vas pas rester ici.

— Je n’ai plus rien à déménager.

Les deux femmes contemplaient le camp saccagé. Grum tapotait avec douceur la main de Serpent.

— Il a tout détruit, Grum. S’il avait tout pris, j’aurais pu comprendre.

— Chère petite, personne ne comprend les fous. Ils agissent sans raison.

« Alors, pensait Serpent, un vrai fou aurait-il tout détruit systématiquement ? » Elle ne pouvait le croire. Sa tente avait été saccagée si délibérément et, étrange folie, si rationnellement, que cela semblait être l’effet de la fureur plutôt que d’un dérangement de l’esprit. De nouveau la jeune femme frissonna.

— Viens avec moi, dit Grum. Les fous viennent par périodes, comme les moustiques. On en voit partout un été, et pas du tout l’année suivante.

— Tu as sans doute raison.

— Certainement. Je connais ça. Il ne reviendra pas, il ira ailleurs. Mais bientôt nous saurons tous où le trouver. Quand nous le tiendrons, nous le confierons aux redresseurs, qui pourront peut-être le réparer.

— Je l’espère, dit Serpent, acquiesçant d’un air las.

Elle jeta la selle d’Ecureuil sur son épaule et ramassa la sacoche aux serpents. Sa poignée vibrait faiblement car Sable était en train de glisser sur lui-même dans son compartiment.

Tandis qu’elle se dirigeait avec Grum vers son campement, elle était trop épuisée pour penser. Elle savait gré à la vieille femme de ses paroles apaisantes de consolation et de sympathie. La perte de Sève, la mort de Jesse, et maintenant ce malheur ; pour un peu Serpent aurait regretté de n’être pas superstitieuse. Car elle aurait été persuadée d’être l’objet d’une malédiction et, lorsqu’on croit à cela, on croit par là même qu’il existe des moyens de faire échec à la malédiction. Pour l’instant. Serpent ne savait que penser ou que croire, ou comment échapper au destin contraire qui s’était emparé de sa vie.

— Pourquoi s’est-il contenté de voler mon journal ? dit-elle brusquement. Pourquoi mes cartes et mon journal ?

— Tes cartes ! Le fou a volé des cartes ? Je croyais que tu les avais emmenées. C’était donc bien un fou !

— Probablement.

Pourtant Serpent n’arrivait pas à s’en convaincre.

— Des cartes ! répéta Grum.

La colère outragée de la vieille femme avait en quelque sorte pris le relais de celle de Serpent. Mais celle-ci décelait dans la voix de Grum une surprise qui la déconcertait.

Serpent eut un violent sursaut lorsqu’elle sentit quelqu’un tirer sur sa tunique d’un coup sec. Surpris par la réaction de la jeune femme, l’homme eut un mouvement de recul non moins brusque. Serpent se détendit lorsqu’elle vit à qui elle avait affaire. C’était un de ces grappilleurs pour qui tout était bon : pièces de métal, bois, tissu, cuir, tout ce qu’on mettait à la poubelle dans les autres camps. Ces récupérateurs portaient des robes multicolores faites de pièces et de morceaux ingénieusement, assemblés en motifs géométriques.

— Guérisseuse, tu nous laisses tout ça ? Tu ne peux rien en faire.

— Ao, va-t’en ! dit Grum d’un ton sec. Laisse la guérisseuse tranquille. Tu devrais comprendre ça tout seul.

Le récupérateur, fixant le sol, refusait de lâcher pied.

— Elle ne peut rien en faire. Nous si. Donne-le nous. Nous ferons place nette.

— Tu choisis mal ton moment.

— Ça ne fait rien, dit Serpent.

Elle décida de donner satisfaction au récupérateur. Des couvertures déchirées et des cuillers endommagées dont elle n’avait que faire pourraient peut-être servir à ces gens-là. Elle préférait ne rien revoir de tout ce matériel qui lui rappellerait un trop mauvais souvenir. Mais la requête du récupérateur avait tiré Serpent de son état de trouble et d’incompréhension pour la ramener aux réalités de son métier. Elle se rappela ce que Grum lui avait dit au sujet des gens d’Ao.

— Ao, dit-elle, quand je vaccinerai tout le monde, me laisseras-tu te vacciner ?

Le récupérateur n’avait pas l’air convaincu.

— Les serpents qui vous donnent la chair de poule, les poisons, la magie, les sorcières… très peu pour nous.

— Rien à voir avec tout ça. Tu ne verras même pas mes serpents.

— Non, très peu pour nous.

— Dans ce cas il va falloir que je jette toute cette camelote au fond du lac au milieu de l’oasis.

— Gaspillage ! cria le récupérateur. Non ! Tu veux polluer l’eau ! Ce serait une honte pour ma profession et pour toi-même.

— C’est exactement ce que j’éprouve quand tu m’empêches de te protéger contre la maladie. C’est du gaspillage. Un gaspillage de vies humaines. Des morts inutiles.

Les yeux du récupérateur scrutèrent Serpent sous ses sourcils broussailleux.

— Pas de poison ? Pas de magie ?

— Pas de poison, pas de magie.

— Si tu veux, dit Grum, tu passeras en dernier. Tu verras que je n’en mourrai pas.

— Pas de serpents qui donnent la chair de poule ?

— Non, dit Serpent, qui ne put s’empêcher de rire.

— Alors tu nous donneras ça ? dit le récupérateur, désignant le camp saccagé de Serpent.

— Oui, mais après.

— Et ensuite, nous ne serons plus malades ?

— Moins souvent. Je ne peux pas tout empêcher. Pas de rougeole. Pas de scarlatine. Pas de tétanos.

— Le tétanos, tu empêches ça ?

— Oui. Pas pour toujours mais pour longtemps.

— Nous viendrons, dit le récupérateur.

Puis il tourna les talons.

Au camp de Grum, Pauli étrillait énergiquement la jument de Serpent tandis qu’elle arrachait des touffes de foin à une botte. Pauli avait les plus belles mains que Serpent eût jamais vues, grandes mais fines, avec de longs doigts vigoureux, des mains que son dur travail n’avait pas abîmées. Elles étaient gracieuses et expressives. Elle et Grum étaient comme le jour et la nuit, mais la grand-mère et sa petite-fille avaient le même air doux, qui caractérisait aussi tous les cousins de Pauli que Serpent avait rencontrés. La guérisseuse ne savait pas encore combien de ses petits-enfants Grum avait avec elle ; elle ne savait même pas comment s’appelait la petite fille occupée à astiquer, non loin de là, la selle de Vive.

— Comment va Ecureuil ? demanda-t-elle.

— Il est en pleine forme, mon enfant, dit Grum. Tu le vois, là, sous cet arbre. Il a la paresse de courir. Mais il est rétabli. Toi, ce qu’il te faut maintenant, c’est un lit et du repos.

Serpent observa son poney tigré, qui battait l’air de sa queue parmi les arbres d’été. Il avait l’air de se trouver si bien qu’elle s’abstint de l’appeler.

Elle était lasse mais la raideur de sa nuque et de ses épaules trahissait une tension qui rendait tout sommeil impossible tant qu’elle ne se serait pas apaisée. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à son camp. Peut-être allait-elle se ranger à l’avis de Grum : le vandale était un fou, purement et simplement. Dans ce cas rien de mystérieux ; il fallait accepter. Elle n’était pas habituée à voir le hasard jouer un si grand rôle.

— Je vais prendre un bain, Grum, dit-elle, ensuite tu pourras me caser dans un coin où je ne te gênerai pas. Je ne resterai pas longtemps.

— Aussi longtemps que tu seras ici, et nous aussi, tu seras la bienvenue, chère petite guérisseuse.

Serpent serra la vieille femme dans ses bras, et Grum lui tapota l’épaule.


Non loin du campement, une des sources alimentant l’oasis jaillissait et ruisselait sur le roc. Serpent grimpa jusqu’en un lieu où l’eau, réchauffée par le soleil, formait de petits bassins sans rides. Elle découvrait tout l’oasis : cinq camps au bord de l’eau, les gens et les bêtes.

Une brise lourde de poussière lui apportait de petites voix d’enfants et le jappement strident d’un chien. Les arbres d’été entourant l’étang faisaient comme une guirlande plumeuse de soie vert pâle.

Aux pieds de la jeune femme, le pourtour d’un bassin portait un doux tapis de mousse. Elle se déchaussa pour fouler cette mousse fraîche et vivante.

Elle se déshabilla et entra dans l’eau. Elle ne fut pas saisie car sa température, agréable dans la chaleur matinale, était tout juste inférieure à celle du corps. Plus haut, il y avait un bassin d’eau plus fraîche, et plus bas d’eau plus tiède. Serpent déplaça une certaine pierre qui servait de bonde, ce qui eut pour effet de faire écouler le trop-plein vers les sables ; car il fallait éviter l’arrivée d’eau sale à l’oasis sous peine d’être rappelé aussitôt à l’ordre par une demi-douzaine de caravaniers furieux. Leur intervention serait d’ailleurs calme et ferme, comme lorsqu’ils déplaçaient des chevaux parqués trop près de la rive ou qu’ils priaient le malotru qui se soulageait au bord de l’eau de vider les lieux. Le désert ne connaissait pas les maladies transmises par l’eau polluée.

Serpent s’enfonça dans l’eau tiède, la sentant monter agréablement autour de son corps, atteindre ses cuisses, ses hanches, ses seins. Elle se coucha sur la pierre noire déjà chaude, et lentement son corps se vida de sa tension. L’eau lui chatouillait la nuque.

Elle revivait les événements des derniers jours, qui lui paraissaient, curieusement, s’étaler sur une durée beaucoup plus longue. Une impression d’épuisement embrumait ces souvenirs. Elle regarda sa main droite. La vilaine meurtrissure avait disparu, et la morsure de la vipère des sables n’avait laissé d’autres traces que deux petites cicatrices roses et brillantes. Serrant le poing, elle ne constata ni raideur, ni faiblesse.

Tant de changements en si peu de temps. Serpent n’avait encore jamais rencontré l’adversité. L’apprentissage de son métier n’avait pas été facile, mais très supportable. Les jours s’étaient écoulés dans le calme, sans craintes, sans incertitudes, sans rencontres de détraqués. Jamais elle n’avait connu l’échec. Tout avait été limpide comme du cristal, avec une limite bien tranchée entre le bien et le mal. Serpent ébaucha un sourire : si on avait essayé de lui expliquer, à elle ou aux autres étudiants, que la réalité était différente, fragmentaire, contradictoire, déroutante, elle ne l’aurait pas cru. Elle comprenait maintenant le pourquoi du changement qu’elle avait constaté chez les guérisseurs plus âgés qu’elle-même lorsqu’ils étaient revenus au terme de leurs années probatoires. Qui plus est, elle comprenait pourquoi certains d’entre eux n’étaient jamais revenus. Tous n’étaient pas morts, ni même, peut-être, la plupart d’entre eux. Et il n’était pas nécessaire d’en accuser quelque accident ou la rencontre d’un fou. Non, certains s’étaient rendu compte qu’ils n’étaient pas faits pour la vie de guérisseur, et l’avaient abandonnée pour un autre emploi.

Serpent, quant à elle, avait découvert qu’en tout état de cause, avec tous ses serpents ou sans aucun d’entre eux, elle serait toujours guérisseuse. Le pire était passé : elle avait cessé de s’apitoyer sur elle-même comme après la mort de Sève ou d’être déchirée par le chagrin comme aussitôt après celle de Jesse, mais cette mort, jamais elle ne pourrait l’oublier, jamais elle ne pourrait en chasser le souvenir de son esprit. Il ne lui restait plus qu’à exécuter les dernières volontés de Jesse.

Serpent s’assit dans l’eau pour se frotter tout le corps avec du sable. Le ruisseau coulait autour d’elle avant de plonger dans l’orifice qui détournait son cours de l’oasis. Les mains de la jeune femme s’attardaient sur son corps. Ce voluptueux contact et la sensation de l’eau fraîche sur ce corps maintenant détendu lui rappelèrent, presque avec un choc physique, que depuis longtemps personne ne l’avait touchée, que depuis longtemps elle n’avait pas agi sous l’aiguillon du désir. Allongée dans le bassin, elle tissa des fantasmes à propos d’Arevin.


Pieds nus et seins nus, sa tunique posée sur une épaule, Serpent descendit de sa baignade. À mi-chemin du camp de Grum elle s’arrêta net ; elle avait cru percevoir un bruit à peine audible. Le bruit se répéta : le glissement égal d’écailles sur le roc, le bruit d’un serpent en mouvement. Serpent se tourna lentement vers l’endroit d’où provenait ce son. Elle ne vit rien d’abord, puis le serpent sortit d’une fissure dans le roc ; c’était une vipère des sables. Levant sa tête grotesque, elle sortait et rentrait sa langue vivement.

Serpent n’avait pas l’esprit tranquille, car elle se souvenait de la morsure de l’autre vipère. Elle attendit patiemment que la vipère s’éloignât de sa cachette. Elle n’avait ni la beauté éthérée de Brume, ni les motifs frappants de Sable. Elle était laide, tout simplement, la tête couverte de protubérances, les écailles brun foncé, couleur de vase. Mais c’était une espèce peu familière aux guérisseurs et qui, de plus, constituait une menace pour Arevin et son clan. Elle se reprochait de ne pas en avoir capturé un exemplaire. Ce regret ne l’avait pas quittée depuis lors.

Elle n’avait pu vacciner les membres du clan, car elle avait été incapable de préparer pour Sable le catalyseur approprié faute de savoir quelles maladies étaient endémiques chez ces gens-là. Si un jour il lui était donné de les revoir, elle réparerait cette omission. Mais si elle réussissait à capturer la vipère qui rampait doucement vers elle, elle pourrait aussi élaborer un vaccin, dont elle leur ferait don, contre le venin de ce serpent.

Comme la brise légère soufflait de la vipère vers elle, l’animal ne pouvait la sentir. S’il avait eu un organe thermo-récepteur, la chaleur des rochers noirs l’aurait rendu inopérant. Il n’avait pas remarqué Serpent. Sans doute sa vue n’était-elle pas meilleure que celle de tout autre serpent. Il allait droit vers la jeune femme et faillit passer sur son pied nu. Elle se baissa lentement, tendant une main au-dessus de sa tête et l’autre juste devant sa gueule. Effrayée par ce mouvement la vipère recula pour frapper, et la guérisseuse n’eut plus qu’à refermer la main sur elle. Elle la tint fermement, lui enlevant toute possibilité de mordre. Elle s’enroula autour de l’avant-bras de sa ravisseuse, siffla, se débattit, découvrit ses crochets d’une longueur impressionnante.

Serpent frissonna.

— Tu voudrais bien me déguster, n’est-ce pas ?

D’une seule main, tant bien que mal, elle fit de son foulard de tête un sac de fortune où elle enferma le serpent ; il fallait éviter qu’il ne sème la terreur au camp.

Elle descendit à petits pas la piste de roc aplani.

Grum lui avait préparé une tente. Elle était dressée à l’ombre, les bas-côtés relevés pour laisser entrer la faible brise fraîche du matin. La vieille femme lui avait laissé une jatte de fruits frais, des baies bleu-noir, rondes, à peine moins grosses qu’un œuf de poule, les premières de la saison. Elle en prit une. N’ayant encore jamais mangé de ce fruit à l’état frais, elle y mordit lentement, avec circonspection. Le jus aigrelet jaillit sous sa dent. Elle savoura lentement la grosse baie ; sa graine était enfermée dans une enveloppe épaisse et volumineuse destinée à la protéger contre les tempêtes de l’hiver et les longs mois ou longues années de sécheresse. Lorsqu’elle eut mangé le fruit. Serpent mit sa graine de côté ; plantée près de l’oasis elle aurait une chance de pousser. Etendue dans sa tente, la jeune femme se promit d’emporter quelques graines de ces baies. Si elles pouvaient être acclimatées en montagne, ce serait là une nouvelle ressource en matière d’arboriculture. Et Serpent s’endormit.

Elle dormit d’un sommeil profond et sans rêve, et se réveilla le soir plus fraîche qu’elle n’avait été depuis des jours. Le camp était tranquille. C’était l’heure où Grum et ses petits-enfants se ménageaient une pause qui profitait aux bêtes de somme. Marchands ambulants, ils avaient là un point d’attache ; ils y retournaient après avoir passé l’été à acheter, vendre et troquer. Comme les autres familles qui campaient dans cette oasis, ils avaient des droits héréditaires sur une partie des baies fournies par les arbres d’été. Une fois terminés la récolte et le séchage de ces fruits, la caravane de Grum quitterait le désert pour un dernier voyage de quelques jours jusqu’aux quartiers d’hiver de la famille. Et la récolte allait bientôt commencer ; l’air était embaumé par l’âpre odeur des fruits.

Grum était plantée près de l’enclos des chevaux, les mains sur le pommeau de sa canne. Lorsqu’elle entendit Serpent, elle se retourna et lui sourit.

— Bien dormi, petite guérisseuse ?

— Oui, Grum, merci.

Ecureuil détonnait à peine parmi les chevaux de la vieille femme, qui avait une prédilection pour les pie et autres bêtes diversement bigarrées. Elle pensait, non sans raison probablement, qu’elles attiraient l’attention sur sa caravane. Serpent siffla et Ecureuil, rejetant la tête en arrière, partit vers elle au petit galop, cabriolant, en pleine forme.

— Il s’est ennuyé de toi.

Ecureuil donnait à sa maîtresse de petits coups de museau, et elle gratta ses oreilles.

— Le pauvre ! Comme il a dépéri !

Grum rit sous cape.

— Nous les nourrissons bien, c’est un fait, personne ne nous a jamais accusés, moi et les miens, de ne pas bien traiter un animal.

— Il ne voudra plus vous quitter.

— Alors restez… venez avec nous pour passer l’hiver au village. Nous avons des maladies comme tout le monde.

— Merci, Grum. Mais avant cela, j’ai quelque chose à faire.

Pondant un moment elle avait presque réussi à oublier la mort de Jesse, mais elle savait que ce serait un souvenir tenace.

Passant sous la clôture de corde, elle alla soulever le sabot déferré de son poney.

— Nous avons essayé de lui remettre un fer, dit Grum. Mais tous les nôtres sont trop grands et nous n’avons pas ici de forgeron. Pas si tard dans la saison.

Serpent recueillit les morceaux de fer brisé. Les carres en étaient bien saillantes car c’était un fer presque neuf. Le métal devait avoir un défaut. La jeune femme tendit à Grum ces morceaux inutilisables.

— Ao pourra peut-être en faire quelque chose. Si je ménage Ecureuil, pourra-t-il aller jusqu’à La Montagne ?

— Oh, oui, puisque tu es capable de monter la jolie jument grise.

Serpent regrettait d’avoir monté Ecureuil, si peu que ce fût. Elle s’en abstenait généralement. Elle allait à pied, c’était suffisamment rapide pour elle. Ecureuil ne transportant que son matériel et les serpents. Mais après avoir quitté le camp d’Arevin, elle avait senti le contrecoup de la morsure de vipère alors qu’elle pensait en avoir surmonté les effets. Avec l’intention de ne monter Ecureuil que le temps de se remettre d’une faiblesse passagère, elle s’était, une fois à cheval, bel et bien évanouie. Le poney l’avait transportée patiemment à travers le désert, affaissée sur son garrot. Elle n’était revenue à elle que lorsqu’il s’était mis à boiter en faisant résonner son fer brisé.

Serpent lui gratta le front.

— Nous partirons demain, lui dit-elle, dès que la chaleur faiblira. Cela nous donnera toute une journée pour vacciner les gens, s’ils se présentent.

— Nous viendrons, ma chérie, nous serons nombreux. Mais pourquoi nous quitter si tôt ? Viens avec nous au village. Ce n’est pas plus loin que La Montagne.

— Je vais à la cité.

— Maintenant ? La saison est trop avancée. Tu seras prise dans les tempêtes.

— Non, si je ne perds pas de temps.

— Petite guérisseuse, enfant chérie, tu ne sais pas à quoi tu t’exposes.

— Si. J’ai été élevée dans les montagnes. J’ai vu ces tempêtes à mes pieds chaque hiver.

— Les voir de là-haut c’est tout autre chose que de s’y trouver soi-même.

Ecureuil fit volte-face et galopa dans l’enclos en direction d’un groupe de chevaux sommeillant à l’ombre. Serpent éclata de rire.

— Dis-moi ce qui te fait rire, mon petit.

La guérisseuse regarda la vieille femme aux yeux vifs et rusés, des yeux de renard.

— Je viens de remarquer quelle compagnie tu as donnée à mon poney.

Grum rosit sous son hâle.

— Chère petite guérisseuse, j’avais décidé de ne rien te demander pour l’avoir soigné et nourri… Je pensais que tu n’y verrais pas d’inconvénient.

— Et tu avais raison, je n’y vois aucun inconvénient. Ecureuil non plus, j’en suis persuadée. Mais je crains que tu ne sois déçue lorsque les juments poulineront.

Grum hocha la tête d’un air sagace.

— Non, je ne serai pas déçue. Ton poney a de bonnes manières pour un jeune étalon, mais il connaît son affaire. Moi, j’aime les chevaux tachetés, surtout ceux qui ont des mouchetures de léopard.

Grum avait en effet un tel animal, et c’était son plus beau spécimen : blanc avec sur tout le corps des taches noires de la taille d’une pièce d’argent.

— Et maintenant j’aurai des chevaux zébrés pour compléter ma collection.

— Je suis ravie que tu aimes sa couleur.

Ecureuil était le produit d’une manipulation génétique qui avait coûté à Serpent pas mal de travail.

— Mais je ne crois pas, ajouta-t-elle, qu’il te donnera beaucoup de poulains.

— Pourquoi pas ? Je t’ai dit…

— Il est possible qu’il nous cause une surprise… Je l’espère pour toi. Mais je crois qu’il est probablement stérile.

— C’est vrai ? dit Grum. Pas de chance. Mais je comprends. Il est sans doute né d’un cheval et d’une de ces ânesses à rayures dont j’ai entendu parler.

Serpent la laissa dire. Son explication était entièrement erronée. Ecureuil n’était pas un hybride à proprement parler, pas plus que les chevaux de Grum. Mais le poney était immunisé contre les venins de Brume et Sable, et cela de manière si efficace que son organisme, très vraisemblablement, ne reconnaissait pas comme siens ses gamètes mâles, les cellules haploïdes, si bien qu’il les détruisait. En quoi Ecureuil était comparable à un mulet.

— Tu sais, mon petit, j’avais eu autrefois un mulet qui était un bon étalon. Ça peut arriver. Ce sera peut-être le cas.

— Peut-être.

Après tout pourquoi Ecureuil ne pourrait-il être fécond malgré son immunisation puisqu’il arrivait parfois qu’un mulet le soit ? Serpent n’avait pas le sentiment de tromper Grum par sa réponse prudente.

Elle regagna la tente, fit sortir Sable de son compartiment et capta son venin. Il n’opposa pas de résistance à cette opération. Le tenant derrière la tête. Serpent lui ouvrit la gueule avec douceur et y versa une fiole de catalyseur. Il était beaucoup plus facile à droguer que Brume. Il allait tout simplement se lover et dormir dans son logement presque normalement. Pendant son sommeil, les glandes à venin allaient élaborer un mélange chimique complexe composé de plusieurs protéines, lesquelles servaient d’anticorps contre un certain nombre de maladies endémiques, stimulant l’immunité naturelle des êtres humains. L’usage des crotales par les guérisseurs était beaucoup plus ancien que celui des cobras ; Sable avait sur Brume l’avantage d’être plus adapté aux cuisines chimiques de la catalyse par des centaines d’expériences génétiques conduites sur des dizaines de générations.

Загрузка...