3

Ils projetaient de lever le camp le soir même pour franchir la coulée de lave à la nuit. Serpent aurait préféré attendre encore quelques jours pour transporter Jesse, mais ils n’avaient pas le choix. Impossible de la garder au camp un jour de plus, son moral était trop capricieux. D’ailleurs elle savait que l’eau s’épuisait et qu’il fallait rationner bêtes et gens pour pouvoir la nettoyer et lui donner des bains. Encore quelques jours de cette vie dans le canyon, avec cette aigre puanteur qui ne ferait que croître parce qu’on ne pouvait rien nettoyer convenablement, et elle sombrerait dans la dépression et le dégoût.

Ils n’avaient pas de temps à perdre. Un long voyage les attendait ; ils auraient à escalader et franchir la coulée de lave, puis à traverser les montagnes Centrales qui séparaient la moitié ouest du désert noir, où ils se trouvaient, de sa partie orientale, où était située la cité. Pour franchir les deux chaînes parallèles du système, ils auraient une bonne route, mais au-delà du dernier col, ce serait de nouveau le désert. Et pour le traverser, vers le sud-est en direction du Centre, il faudrait faire vite ; car il devenait infranchissable une fois venus l’hiver et ses tempêtes : le Centre était isolé. Déjà l’été était sur son déclin, et déjà s’élevaient les tourbillons cinglants de poussière et de sable de l’automne.

Il n’était pas question de démonter la tente et charger les chevaux avant le crépuscule, mais on emballa autant de choses que possible avant la grosse chaleur, entassant les bagages à côté des sacs de minerai de Jesse. Ce travail assouplissait la main de Serpent ; la meurtrissure avait fini par se résorber, des cicatrices rose vif s’étaient formées à l’endroit de la morsure de vipère, et elles allaient bientôt se confondre avec toutes les autres cicatrices de sa main. Elle regrettait maintenant de n’avoir pas capturé un de ces serpents hideux pour le ramener à son centre. Elle n’en avait jamais vu de cette espèce. Peut-être aurait-on constaté qu’elle ne pouvait être utile aux guérisseurs, mais Serpent aurait pu en tirer, à l’usage du clan d’Arevin, un antidote contre le venin de ces reptiles. Si tant est que je revoie ces gens-là, pensa-t-elle.

Serpent se colleta avec un dernier ballot qu’elle joignit aux bagages entassés, puis s’essuya les mains sur son pantalon et le visage sur sa manche. À côté d’elle Merideth et Alex soulevaient le brancard qu’ils avaient construit et en réglaient la hauteur pour le mettre de niveau avec les harnais de fortune de deux chevaux attelés en tandem.

Serpent n’avait jamais vu pareil moyen de transport, mais la chose paraissait fiable. Dans le désert tout devait être porté ou traîné ; tout véhicule à roues était condamné à s’enliser dans le sable ou à se briser sur le roc. À condition que les chevaux s’abstiennent de ruer ou de s’emballer, cette civière serait plus supportable pour Jesse qu’un traîneau. Le grand cheval gris attelé à l’avant se tenait bien d’aplomb, ferme comme un roc ; le second cheval, un pie, se laissa introduire entre les brancards arrière sans autre signe de crainte qu’un rapide regard oblique.

Il fallait vraiment que Jesse soit sensationnelle, pensa Serpent, pour que les chevaux dressés par elle acceptent un truc pareil.

— Jesse dit que nous allons lancer cette mode parmi les riches marchands partout où nous irons.

— Elle a raison, dit Alex.

Il détacha une sangle, et ils laissèrent la civière retomber à terre.

— Mais ils risqueraient fort d’être piétinés à mort par les chevaux, ajouta-t-il, vu leur façon de les dresser.

Ayant donné au cheval gris une tape affectueuse sur le cou, il ramena les deux animaux à l’enclos.

— Je regrette qu’elle n’ait pas monté un de ces chevaux auparavant, dit Serpent à Merideth.

— Ils n’étaient pas ainsi lorsqu’elle se les est procurés. Elle achète des chevaux vicieux. Elle ne peut supporter de les voir maltraités. Le poulain était l’un de ses enfants trouvés… elle l’avait pacifié mais il n’avait pas encore trouvé son équilibre.

Ils regagnèrent la tente pour fuir le soleil, qui avait commencé sa lente course de l’après-midi. La tente était affaissée du côté où on avait prélevé deux de ses piquets pour construire le brancard. Merideth bâilla.

— Mieux vaut dormir quand nous en avons la possibilité. Il ne faut pas risquer de se trouver encore sur la lave quand le soleil apparaîtra.

Mais Serpent se sentait tendue ; assise dans la tente, elle était heureuse d’être à l’ombre mais bien éveillée, s’interrogeant sur les chances de réussite de leur projet insensé. Elle prit son sac de cuir pour examiner ses serpents, mais Jesse s’éveilla lorsqu’elle ouvrit le logement de Sable ; elle le referma et s’approcha de la malade, qui leva les yeux.

— Jesse… l’autre jour je t’ai dit…

Elle voulait s’en expliquer mais ne savait par où commencer.

— Qu’est-ce qui t’a mise dans cet état ? Parmi ceux que tu as soignés, suis-je la première à risquer la mort ?

— Non. J’ai vu des gens mourir. Je les ai aidés à mourir.

— La situation paraissait tellement désespérée encore tout récemment. Une fin agréable aurait été facile. Il nous faut toujours une protection contre… la simplicité de la mort.

— La mort peut être un bienfait, dit Serpent. Mais de quelque côté qu’on la considère, c’est toujours un échec. Inutile de chercher une autre protection.

Une faible brise murmurait dans l’air chaud, et Serpent eut une impression de fraîcheur.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Je craignais… que tu ne meures. Dans ce cas tu aurais eu droit à mon aide. J’ai l’obligation de te venir en aide. Mais cela m’est impossible.

— Je ne comprends pas.

— Une fois mon apprentissage terminé, mes maîtres m’ont donné mes serpents de guérisseuse. Deux d’entre eux peuvent être utilisés pour l’élaboration de médicaments. Le troisième était le dispensateur de rêves. Il est mort.

Jesse prit la main de Serpent, en une réaction instinctive à sa tristesse, et la guérisseuse fut heureuse de cette marque discrète de sympathie, réconfortée par la pression de cette main vigoureuse.

— Tu es estropiée, toi aussi, dit Jesse brusquement. Aussi diminuée pour ton travail que moi pour le mien.

Trouvant la comparaison trop généreuse à son égard. Serpent en fut gênée. Cette femme souffrait, impuissante, et sa seule chance de guérison était à ce point minime que la guérisseuse craignait pour son moral, craignait qu’elle ne cessât de se raccrocher à la vie.

— Merci de ces paroles.

— Ainsi je retourne chez moi pour appeler ma famille à l’aide… et tu fais de même.

— Oui.

— Ils t’en donneront un autre, dit Jesse avec autorité.

— Je l’espère.

— Peux-tu en douter ?

— Ces serpents se reproduisent difficilement, dit Serpent. Nous ne les connaissons pas bien. Tous les deux ou trois ans il en naît quelques-uns, ou bien l’un d’entre-nous réussit à en produire par clonage, mais… Elle haussa les épaules.

— Tu pourrais en attraper un.

Cette idée n’était jamais venue à Serpent parce qu’elle savait que c’était impossible. Elle n’avait jamais envisagé d’autre solution que de regagner son centre d’études pour demander à ses maîtres de lui pardonner. Elle sourit tristement.

— Je n’ai pas le bras assez long. Ils ne viennent pas d’ici.

— D’où viennent-ils ?

— D’un autre monde, dit Serpent, d’un ton résigné.

Surprise de s’entendre parler ainsi, elle avait terminé ces mots en un murmure.

— Alors tu franchiras avec moi les portes de la cité, et ma famille te présentera aux gens d’outreciel.

— Non, Jesse, voilà des dizaines d’années que nous faisons appel au Centre. Ses habitants ne veulent pas nous connaître.

— Mais maintenant une des familles de la cité a contracté une dette envers toi. Serai-je acceptée personnellement, rien n’est moins sûr. Mais, en tout cas, on te sera redevable de ce que tu as fait pour moi.

Serpent écoutait en silence ; les paroles de Jesse lui ouvraient de nouveaux horizons.

— Crois-moi, guérisseuse, nous pouvons nous entraider. S’ils m’acceptent, ils accepteront aussi mes amis. Sinon ils devront tout de même acquitter leur dette envers toi. Nous pouvons l’une ou l’autre leur présenter notre double requête.

Serpent était une femme orgueilleuse, orgueilleuse de son métier, de sa compétence, du nom qu’elle portait. La perspective de se racheter de la mort de Sève autrement qu’en demandant pardon la fascinait. Tous les dix ans environ un guérisseur expérimenté se rendait à la cité, s’imposant ce long voyage dans l’espoir de renouveler le stock de serpents d’outreciel élevés pour la reproduction. Ils avaient toujours essuyé un refus. Si Serpent pouvait…

— Est-ce réalisable ?

— Ma famille nous aidera. Quant à savoir si elle pourra obtenir des hommes d’outreciel qu’ils nous aident, c’est une autre affaire.


L’après-midi, pendant la grosse chaleur, tout ce qu’on pouvait faire était d’attendre. Serpent décida de faire prendre l’air à Brume et à Sable. En quittant la tente, elle s’arrêta auprès de Jesse. Elle dormait paisiblement mais son beau visage était congestionné. Serpent lui tâta le front. Peut-être avait-elle un peu de température, peut-être sa rougeur n’était-elle due qu’à la chaleur. Serpent persistait à croire que Jesse avait évité de graves lésions internes, mais elle pouvait craindre une hémorragie, ou même une péritonite, complications dont elle pourrait d’ailleurs la guérir. Elle décida de ne pas la déranger pour l’instant et de surveiller sa température.

En sortant du camp pour trouver un coin tranquille où ses serpents ne feraient peur à personne. Serpent vit Alex, morose, le regard fixe. Elle hésita et il leva les yeux, l’air troublé.

La jeune fille s’assit à côté de lui en silence. Il se tourna vers elle et la fixa de son regard pénétrant. Son visage avait tout perdu de son air bon enfant, et la souffrance l’avait enlaidi, lui donnant même une expression sinistre.

— C’est par notre faute, à Merideth et moi-même, qu’elle est infirme, n’est-ce pas ?

— Mais non, pas du tout.

— Nous n’aurions pas dû la transporter. J’aurais dû y penser. Nous aurions dû déplacer le camp près d’elle. Les nerfs n’étaient peut-être pas coupés quand nous l’avons trouvée.

— Ils étaient coupés.

— Mais nous ne savions pas que son dos était touché. Nous pensions qu’elle s’était cogné la tête. Nous risquions de lui tordre la colonne.

Serpent posa la main sur le bras d’Alex.

— N’importe quel guérisseur te dirait que le mal provient de la violence de la chute. Crois-moi. Jamais vous n’auriez pu lui faire ça, toi et Merideth.

Serpent sentit se détendre les muscles contractés du jeune homme. Soulagée, elle retira sa main. Le corps massif d’Alex était si puissant, et sa tension avait été telle que Serpent pouvait craindre que cette force ne se retourne contre lui-même sans qu’il en eût conscience. Son rôle dans l’association qui l’unissait à Jesse et à Merideth était plus important qu’il n’y paraissait, peut-être même plus important qu’il ne l’imaginait lui-même. Alex était l’esprit pratique, celui qui veillait à ce que tout marche sans à-coups, qui traitait avec les acheteurs des objets fabriqués par Merideth, qui contrebalançait le romantisme de Merideth l’artiste et de Jesse l’aventurière. Serpent espérait que de savoir la vérité allégerait sa culpabilité et sa tension. Mais pour l’instant, c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour lui.


À l’approche du crépuscule, Serpent caressa les écailles lisses de Sable aux motifs réguliers. Une créature au cerveau si petit pouvait-elle éprouver du plaisir à être caressée, ou tout autre plaisir, c’était là une question qu’elle avait cessé de se poser. Elle aimait, quant à elle, la sensation de fraîcheur que lui procurait ce contact tandis que Sable, calmement lové, projetait sa langue de temps à autre. Il était d’une couleur éclatante, ayant récemment fait peau neuve.

— Je te gave, espèce de paresseux, lui dit affectueusement sa maîtresse.

Serpent replia les genoux sous son menton. Les motifs du serpent à sonnettes se détachaient presque aussi nettement sur les rochers noirs que les écailles du cobra albinos. Ni les serpents, ni les hommes, ni plus généralement tout ce qui vivait encore sur terre ne s’étaient encore adaptés à leur monde nouveau.

Brume n’était pas en vue, mais Serpent ne s’en inquiétait nullement. Les deux reptiles ne pouvaient être dissociés d’elle ; ils restaient auprès d’elle et même la suivaient. Ni l’un ni l’autre n’était apte à apprendre grand-chose, en dehors de cette union avec Serpent qui avait été comme imprimée en eux ; à tout le moins avaient-ils appris à revenir à elle lorsqu’ils sentaient le sol vibrer sous un tapotement de sa main.

Serpent s’appuya contre un rocher, dont le contact était adouci par la tunique du désert qu’on lui avait offerte chez Arevin. Que faisait ce garçon et où était-il ? se demanda-t-elle. Il vivait avec des nomades qui gardaient des troupeaux d’énormes bœufs musqués dont les sous-poils donnaient une fine laine soyeuse. Pour retrouver son clan il lui faudrait le chercher. Elle ignorait si elle en aurait un jour la possibilité, quel que fût son désir de revoir Arevin.

Revoir ces gens-là, ce serait réveiller un souvenir pénible, celui de la mort de Sève. Elle s’était trompée sur leur compte, et c’est pourquoi Sève n’était plus. Elle avait pensé qu’ils la croiraient sur parole malgré la peur. Et ils lui avaient montré, sans le vouloir, toute l’étendue de sa présomption.

Elle réagit contre sa dépression. Il lui était donné de se racheter. Si vraiment elle pouvait suivre Jesse et découvrir d’où venaient les serpents du rêve, si elle pouvait s’en procurer d’autres, peut-être même apprendre pourquoi ils ne se reproduisaient pas sur terre, elle connaîtrait à son retour un triomphe plutôt qu’une disgrâce car elle aurait réussi là où avaient échoué ses maîtres et des générations de guérisseurs.

Il était temps de regagner le camp. Elle partit à la recherche de Brume, gravissant les quelques mètres de chaos rocheux qui barraient la sortie du canyon. Le cobra était lové sur un gros roc basaltique.

Serpent l’attrapa et caressa sa tête étroite. Lorsque Brume n’était pas excitée et qu’elle avait son capuchon replié, cette tête étroite, qui pouvait être celle d’un quelconque serpent non venimeux, n’avait rien d’effrayant. Elle n’avait nul besoin d’un vaste réservoir de poison logé dans de larges mâchoires car son venin était assez puissant pour qu’une dose minime fût mortelle. Le soleil faisait à l’horizon une grosse tache orange, d’où rayonnaient des stries pourpres et vermillon perçant les nuages gris.

Serpent vit alors les cratères. Ils se succédaient sur toute l’étendue du désert qu’elle dominait. La terre était creusée de grands bassins circulaires. Certains d’entre eux, se trouvant sur la coulée de lave, rompaient les ondulations égales et lisses du basalte solidifié. D’autres se détachaient plus clairement, creusés dans le sol comme à la gouge, encore distincts après tant d’années d’exposition aux tempêtes de sable. Des cratères aussi vastes et disséminés sur une telle superficie ne pouvaient avoir qu’une origine : ils étaient dus à des explosions nucléaires. Il y avait beau temps que la guerre elle-même était terminée, et elle était presque oubliée, car elle avait détruit tous ceux qui savaient ou se souciaient de savoir pourquoi elle avait eu lieu.

Serpent contemplait cette terre ravagée, heureuse de ne pas en être plus proche. C’est en de tels endroits que les effets de la guerre, visibles ou invisibles, avaient persisté jusqu’à cette époque ; ils persisteraient encore pendant des siècles, lorsque Serpent ne serait plus. Le canyon où était établi le camp n’était sans doute pas a l’abri de tout danger, mais il faudrait y séjourner longtemps pour encourir un grave péril.

Quelque chose d’insolite se détachait de la pierraille, difficile à identifier du fait que cela se trouvait dans l’axe de l’éclatant soleil couchant. Serpent se sentait gênée de fouiller cette chose du regard, comme si elle cherchait à pénétrer un secret qu’elle n’avait pas à connaître.

Un cadavre de cheval décomposé par la chaleur gisait, recroquevillé, au bord d’un cratère. Ses pattes rigides se dressaient en l’air grotesquement sous la pression de son ventre ballonné. Sa tête était serrée par sa bride, dont l’or prenait sous le soleil couchant des reflets rouges et orange.

Serpent poussa un soupir, presque un gémissement.

Elle regagna précipitamment la sacoche à serpents, y fit entrer Brume d’urgence, ramassa Sable et se dirigea vers le camp, maudissant le crotale lorsqu’en toute innocence il chercha obstinément à s’enrouler autour de son bras. Elle s’arrêta pour le faire glisser dans son compartiment, et se remit à courir tout en refermant la grande sacoche. Son fardeau lui cognait la jambe.

À bout de souffle, elle atteignit la tente et s’y précipita. Merideth et Alex dormaient. Serpent s’agenouilla auprès de Jesse et la découvrit avec précaution.

Cela faisait à peine plus d’une heure qu’elle l’avait examinée. Ses contusions s’étaient assombries et approfondies, et son corps avait une rougeur malsaine. Serpent lui tâta le front. Il était brûlant et sec, comme parcheminé. Jesse ne réagit pas. Lorsque la guérisseuse retira sa main, la peau lisse de la malade parut plus foncée. En quelques minutes, sous les yeux horrifiée de Serpent, une nouvelle contusion se forma sous l’effet de la rupture des capillaires si durement atteints par les radiations qu’une légère pression suffisait à compléter leur destruction. Le pansement entourant la cuisse se tacha soudain de sang. Serpent serra les poings. Elle frissonna jusqu’à la moelle comme sous l’effet d’un froid pénétrant.

— Merideth !

Se réveillant aussitôt, Merideth bâilla et marmonna d’une voix ensommeillée :

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Combien de temps avez-vous mis à trouver Jesse ? Est-elle tombée dans un des cratères ?

— Oui, elle prospectait ce coin. Nous sommes là pour ça… Si notre travail surpasse celui des autres artisans, c’est grâce aux trouvailles de Jesse. Mais cette fois le rebord d’un cratère a cédé. Nous l’avons trouvée le soir.

Toute une journée, pensa Serpent. Elle a dû se trouver dans un des cratères primaires.

— Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit ?

— Quoi donc ?

— Ces cratères sont dangereux.

— Tu crois donc à ces vieilles légendes ? Voilà dix ans que nous venons ici, et rien ne nous est jamais arrivé.

Ce n’était pas le moment de riposter avec humeur. Serpent tourna son regard vers Jesse. Son ignorance, pensait-elle, et le peu de cas qu’ils faisaient tous trois du danger s’attachant aux vestiges du vieux monde avaient préparé à cette femme, sans qu’ils en fussent conscients, une mort plus clémente. Serpent pouvait traiter les effets de la radioactivité, mais pas à un stade aussi avancé. Toute tentative de traitement n’aurait fait que prolonger l’agonie de Jesse.

— Qu’y a-t-il ?

Pour la première fois la voix de Merideth trahissait la peur.

— C’est un empoisonnement.

— Un empoisonnement ? Comment ça ? Elle n’a rien mangé ou bu que nous n’ayons goûté.

— Ça provient du cratère. La terre est contaminée par des déchets radioactifs. Les vieilles légendes disent vrai.

Merideth était pâle sous son hâle.

— Alors fais quelque-chose, sauve-la !

— Je ne puis rien faire.

— Tu n’as rien pu faire contre sa blessure, et tu ne peux rien faire contre sa maladie… !

Merideth et Serpent se regardaient en chiens de faïence. De ces deux êtres ulcérés, ce fut Merideth qui baissa d’abord les yeux.

— Je regrette. Je n’avais pas le droit…

— Plût au ciel que je fusse omnipotente, Merideth, mais ce n’est pas le cas.

Réveillé par ce dialogue, Alex se leva et s’approcha en s’étirant et en se grattant.

— Il est temps… dit-il.

Son regard allait de Serpent à Merideth, puis se porta sur Jesse.

— Oh, mon Dieu !

Le sang suintait de la nouvelle marque qu’elle portait au front, là où la guérisseuse l’avait palpée.

Alex se jeta à ses côtés et tendit les bras vers elle, mais Serpent le retint. Il essaya de la repousser.

— Alex, c’est à peine si je l’ai touchée, alors ce que tu veux faire n’est pas recommandé.

Alex regarda Serpent d’un œil atone.

— Que faire ?

La guérisseuse hocha la tête.

Les yeux gonflés de larmes, Alex s’arracha à la malade.

— Ce n’est pas juste ! cria-t-il.

Il se précipita dehors. Merideth fit le geste de le suivre, hésita au seuil de la tente, se ravisa.

— Il ne peut comprendre. Il est si jeune.

— Il comprend, répliqua Serpent.

La guérisseuse épongea le front de Jesse en s’efforçant d’éviter tout frottement ou toute pression.

— Et il a raison, ce n’est pas juste. Mais où est la justice ?

Elle n’en dit pas davantage afin d’épargner à Merideth l’amertume qu’elle éprouvait devant le sort de Jesse, cette femme emportée par son ignorance et par la folie meurtrière d’une autre génération.

— Merry ?

Jesse promenait autour d’elle une main tremblante.

— Je suis là.

Merideth tendit la main vers elle, puis réprima ce geste, n’osant la toucher.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi est-ce que je…

Elle cligna lentement les paupières. Ses yeux étaient injectés de sang.

— Doucement, murmura Serpent.

Merideth enferma les doigts de la malade dans ses propres mains, douces comme des ailes d’oiseau.

— Est-il temps de partir ?

Son impatience se nuançait de frayeur, du refus de prendre conscience que les choses se gâtaient.

— Non, ma chérie.

— Il fait si chaud.

Jesse essaya de lever la tête, s’aidant de tout son corps. Elle s’immobilisa, le souffle coupé. L’esprit de Serpent enregistrait les données de son mal sans effort conscient, par une analyse froide, inhumaine, fruit de sa formation professionnelle : Hémorragie dans les articulations. Hémorragie interne. Et le cerveau ?

— Je n’ai pas encore eu cette sorte de douleur, dit la malade, jetant un regard sur Serpent sans remuer la tête. C’est quelque chose d’autre… c’est pire.

— Jesse, je…

Serpent s’aperçut qu’elle pleurait en sentant sur ses lèvres un goût salé de larmes mêlé à celui du sable du désert. Les mots s’étouffèrent dans sa gorge. Alex rentra sans bruit dans la tente. Jesse voulut encore parler mais sa voix n’était qu’un râle.

Merideth saisit Serpent par le bras, lui enfonçant ses ongles dans la peau.

— Elle agonise.

Serpent acquiesça.

— Les guérisseurs savent comment soulager les mourants…

— Non, Merideth, murmura Jesse.

— … Comment supprimer la douleur.

— Pas elle.

— Un de mes serpents a été tué, dit Serpent plus fort qu’elle n’aurait voulu, rendue agressive par le chagrin et la colère.

Merideth n’eut pas, cette fois, de réaction violente, mais Serpent lisait dans son silence cette accusation : tu n’as pu l’aider à vivre et maintenant tu ne peux l’aider à mourir. Ce fut alors la guérisseuse qui ne put soutenir le regard de Merideth. Elle méritait cette condamnation. Merideth retourna au chevet de Jesse, tel un génie se dressant de toute sa taille pour terrasser monstres ou ténèbres. Jesse tendit la main vers Merideth, puis la ramena brusquement en arrière. Elle fixait le creux de sa paume, sa partie molle entourée de callosités. Une contusion s’y formait.

— Pourquoi ?

— La dernière guerre, dit Serpent. Les cratères…

— C’est donc vrai ? Ma famille est persuadée qu’en dehors de la cité la terre tue. Je croyais qu’elle mentait.

La vue de Jesse se brouilla ; elle regardait en direction de Serpent sans paraître la voir, battant des paupières.

— Ils mentaient sur tant d’autres choses. Ils mentaient pour faire obéir les enfants.

Retombant dans le silence, les yeux fermés, Jesse se relâcha lentement, muscle par muscle, comme si cette relaxation elle-même entraînait une souffrance si intense qu’elle ne pouvait en supporter le poids d’un seul coup. Elle était encore consciente et pourtant ne réagit ni par une parole, ni par un sourire ou un coup d’œil lorsque Merideth caressa ses cheveux éclatants et se serra tout contre elle, mais sans la toucher. Sa peau était livide au voisinage des contusions.

Elle poussa soudain un cri perçant. Elle pressa ses mains sur ses tempes, pressa très fort, s’enfonçant les ongles dans le cuir chevelu. Serpent lui saisit les mains pour les écarter de sa tête.

— Non, oh non, laissez-moi. Merry, je souffre !

Si faible un instant auparavant, Jesse se débattait avec la violence que donne le feu de la fièvre. Serpent ne pouvait faire autre chose que d’essayer de la maîtriser avec douceur, mais la voix intérieure du diagnostic se fit entendre de nouveau : anévrisme. Dans le cerveau de Jesse un vaisseau affaibli par les radiations étaient prêt à se rompre. La pensée qui vint ensuite à l’esprit de la guérisseuse fut tout aussi spontanée et encore plus puissante : que cette artère éclate vite et fort, et que cela la tue proprement.

Au moment même où Serpent s’aperçut qu’Alex n’était plus auprès d’elle et de Jesse mais à l’autre extrémité de la tente, elle entendit Sable agiter ses sonnettes. Instinctivement elle se lança vers Alex, et elle lui donna un coup d’épaule dans l’estomac ; il lâcha la sacoche et Sable frappa. Alex s’écroula. Serpent sentit une douleur aiguë à la cuisse ; elle allait décocher un coup de poing à Alex mais se maîtrisa.

Elle mit un genou à terre.

Sable, lové sur le sol et faisant tinter doucement sa queue, était prêt à frapper une seconde fois. Le cœur de Serpent battait la chamade. Elle sentait son pouls battre violemment dans sa cuisse. Son artère fémorale était à moins d’une largeur de main de l’endroit où Sable avait enfoncé ses crochets dans le muscle.

— Imbécile ! Tu veux donc te tuer ?

Elle sentit encore quelques battements, puis son immunité neutralisa le venin. Dieu merci, Sable avait manqué l’artère. Une pareille morsure pouvait lui causer, même à elle, une brève maladie, et ce n’était pas le moment d’être malade. Elle n’éprouvait plus qu’une douleur sourde.

— Comment pouvez-vous la laisser mourir dans de pareilles souffrances ? demanda Alex.

— Sable ne ferait qu’accroître ses souffrances.

Masquant sa colère, elle alla calmement ramasser le serpent pour lui faire réintégrer son logement.

— Les serpents à sonnettes ne donnent pas une mort rapide, dit Serpent, encore assez courroucée pour effrayer Alex fût-ce au prix d’une entorse à la vérité. Si on meurt de leur morsure, c’est par infection. On meurt de la gangrène.

Alex pâlit mais sans s’avouer vaincu, l’œil menaçant.

Merideth l’appela. Alex regarda ses deux partenaires puis, longuement, défia Serpent du regard.

— Et l’autre serpent ? lui dit-il.

Après quoi il lui tourna le dos et alla au chevet de Jesse.

Serpent, la sacoche dans les bras, avait le doigt sur le fermoir du logement de Brume. Elle hocha la tête, rejetant l’image de Jesse tuée par le poison de Brume. Le venin de cobra provoquerait une mort douloureuse mais rapide. Masquer la douleur par le rêve ou y mettre fin par la mort, quelle différence ? Serpent n’avait jamais causé délibérément la mort d’un être humain par colère ou par pitié. Elle ne savait pas si elle en serait maintenant capable. Ou si elle en avait le droit. Elle n’aurait su dire si sa répugnance provenait de sa formation ou d’une notion fondamentale ancrée au tréfonds d’elle-même : ce serait mal de tuer Jesse.

Elle entendait les trois partenaires parler à voix basse sans pouvoir distinguer leurs paroles : l’organe de Merideth, clair, musical, de hauteur moyenne ; celui d’Alex, grondement caverneux ; celui de Jesse, haletante et hésitante. Toutes les deux ou trois minutes tous se taisaient tandis que Jesse était submergée par une vague de douleur. Ses dernières heures ou ses derniers jours la dépouilleraient de toute force physique et morale.

Serpent fit sortir Brume et le cobra, glissant hors de son compartiment, s’enroula autour du bras de sa maîtresse et gagna ses épaules. Le tenant doucement derrière la tête pour l’empêcher de frapper, elle traversa la tente.

Tous la regardèrent, saisis, arrachés soudain à l’intimité de leur association. C’était pour eux une étrangère, notamment pour Merideth, qui parut un moment ne pas la reconnaître. Le regard d’Alex allait de la guérisseuse à son cobra, exprimant un étrange mélange de résignation, de triomphe et de chagrin. Brume fit jaillir sa langue pour les flairer, ses yeux fixes semblant des miroirs d’argent dans la pénombre grandissante. Jesse scrutait Serpent, louchant et clignant des yeux. Elle allait se frotter les paupières mais se retint de le faire ; sa main tremblait.

— Guérisseuse ? Approche, je ne vois pas bien.

Serpent s’agenouilla entre ses deux partenaires. Pour la troisième fois elle ne savait que dire à la malade. Elle avait l’impression que c’était elle-même et non pas Jesse qui devenait aveugle, que le sang suintait sur la rétine de ses yeux et faisait pression sur les nerfs, que sa vue se brouillait lentement, envahie de rouge et de noir. Un rapide clignement d’yeux lui rendit sa vision normale.

— Jesse, je ne puis rien faire pour soulager la douleur, dit-elle, sentant Brume onduler sous sa main. Tout ce que je puis t’offrir…

— Dis-lui ! grogna Alex.

Il fixait Brume, comme pétrifié par son regard.

— Crois-tu que ce soit facile, répondit sèchement Serpent sans qu’Alex cessât de fixer le cobra.

— Jesse, dit Serpent, le venin de Brume peut tuer. Si tu veux que…

— Que dis-tu ? cria Merideth.

Alex rompit la fascination qui rivait ses yeux à ceux du cobra.

— Tais-toi, Merideth, comment peux-tu supporter… ?

— Taisez-vous tous les deux, dit Serpent, ce n’est pas à vous qu’il appartient de décider, mais à Jesse et à elle seule.

Alex se laissa retomber sur ses talons ; Merideth se tint rigide, le regard fixe, irrité ; Jesse se tut un long moment. Brume s’efforçait vainement de s’arracher aux bras de sa maîtresse.

— La douleur ne va pas cesser ? dit Jesse.

— Non. Je suis désolée.

— Quand vais-je mourir ?

— Les douleurs dans la tête sont causées par la pression du sang. La mort peut survenir… à tout moment.

Merideth se courba, le visage dans les mains, mais Serpent ne pouvait user de plus de ménagements.

— Dans quelques jours au maximum en raison de la contamination.

Jesse fit la grimace en entendant ces mots.

— Quelques jours, c’est trop, dit-elle d’une voix douce.

Des larmes coulaient entre les doigts de Merideth.

— Merry, mon amour, Alex a compris, dit la malade. Je t’en prie, essaie de comprendre. Il est temps que vous me laissiez partir.

Elle tourna vers Serpent ses yeux aveugles.

— Laisse-nous seuls un petit moment. Ensuite j’accepterai ce que tu m’offres avec reconnaissance.

Serpent se leva, sortit de la tente. Ses genoux tremblaient, son cou et ses épaules étaient endoloris par la tension. Elle s’assit sur le sable dur, gréseux, impatiente de voir cette longue nuit se terminer.

Elle regarda le ciel, une bande étroite enserrée entre les parois du canyon. Sans doute les nuages étaient-ils cette nuit-là d’une opacité inhabituelle, car la lune, même si elle n’était pas encore assez haute pour être visible, aurait dû répandre par diffraction, un peu de sa lumière dans le ciel. Et soudain elle s’aperçut que ces nuages, loin d’être d’une épaisseur inhabituelle, étaient au contraire très légers et mobiles, trop minces pour diffuser de la lumière. Ils étaient poussés par un vent qui ne soufflait qu’à une grande altitude. Puis ce mouvant voile sombre se déchira pour révéler le ciel ; et très clairement Serpent en vit les noirs abîmes constellés de points lumineux multicolores. Elle les observait, fascinée, espérant que les nuages n’allaient pas se refermer, regrettant de n’avoir pas à côté d’elle un être avec qui partager les étoiles. Des planètes tournaient autour de certaines d’entre elles, des hommes vivaient sur ces planètes, des hommes qui auraient pu venir en aide à Jesse, si seulement ils avaient su qu’elle existait. Serpent se demanda si leur projet aurait eu la moindre chance de succès, ou si Jesse ne l’avait accepté que parce qu’elle s’accrochait encore trop fortement à la vie, quels que pussent être, à un niveau plus superficiel, les effets du choc et de la résignation.

Dans la tente, quelqu’un découvrit le feu clair d’une source lumineuse. La bioluminescence bleutée se répandit par l’entrée pour baigner le sable noir.

— Guérisseuse, Jesse te demande, dit Merideth d’une voix dépouillée de toute musicalité.

Merideth avait l’air hagard, et sa haute silhouette mince se détachait dans la lumière.

Serpent rentra dans la tente avec Brume. Merideth n’ajouta pas un mot. Alex lui-même la regarda avec une expression fugitive d’incertitude et de peur. Mais Jesse dirigea sur elle, en manière d’accueil, son regard aveugle. Merideth et Alex semblaient monter la garde devant son lit. Serpent s’arrêta. Elle était résolue à agir, mais c’était à Jesse qu’il appartenait de décider.

— Venez m’embrasser, dit Jesse. Ensuite, laissez-nous.

Merideth pivota.

— Tu ne peux pas nous demander de partir maintenant !

— Vous avez déjà assez à oublier.

La voix de Jesse tremblait de faiblesse. Ses cheveux emmêlés collaient à son front, à ses joues, et ce qu’on voyait de son visage montrait que son endurance était prête à se briser. Serpent le vit, et Alex le vit, mais Merideth, les épaules voûtées, fixait le sol.

Alex s’agenouilla et, avec douceur, porta la main de Jesse à ses lèvres. Il l’embrassa presque avec vénération, sur les doigts, sur la joue, sur les lèvres. Elle posa sa main sur son épaule et le retint encore un moment. Il se leva lentement, silencieusement, regarda Serpent et quitta la tente.

— Merry, s’il te plaît, dis-moi adieu avant de partir.

Acceptant sa défaite, Merideth s’agenouilla auprès de la malade, écarta ses cheveux de son visage meurtri, la prit dans ses bras et l’étreignit. Jesse répondit à son étreinte. Sans un mot de consolation.

Merideth quitta la tente en silence. Lorsque le crissement de ses semelles de cuir sur le sable ne fut plus qu’un murmure, Jesse frissonna et poussa une plainte.

— Guérisseuse ?

— Je suis là.

Elle mit la paume de sa main sous celle que Jesse lui tendait.

— Crois-tu que nous aurions réussi ?

— Je ne sais pas, dit Serpent, se rappelant la déconvenue d’une de ses maîtresses qui n’avait trouvé à la cité que portes closes et bouches cousues. « J’aime à penser que oui. »

Les lèvres de Jesse s’assombrissaient, tournant au violacé. La lèvre inférieure s’était fendue. Serpent épongea le sang, mais il était fluide comme de l’eau et elle ne put l’empêcher de couler.

— Vas-y tout de même, murmura Jesse.

— Où ça ?

— À la cité. Ils ont une dette envers toi.

— Jesse, non…

— Si. Ils vivent sous un ciel de pierre, dans la crainte du monde qui les entoure. Ils peuvent t’aider et ils ont besoin de toi. Encore quelques générations, et ils sombreront dans la folie. Dis-leur que j’ai vécu et connu le bonheur. Dis-leur que je ne serais peut-être pas morte s’ils avaient dit la vérité. Ils prétendaient que tout était mortel hors de la cité, aussi j’ai pensé que rien ne l’était.

— Je leur porterai ton message.

— N’oublie pas le tien. D’autres ont besoin…

Essoufflée, elle se tut. Serpent attendit en silence l’ordre qui allait venir. Elle ruisselait de sueur. Sentant sa détresse, Brume enserra son bras plus étroitement.

— Guérisseuse ?

Serpent lui tapota la main.

— Merry m’a enlevé ma douleur. Délivre-moi avant le retour de cette douleur.

— Bien, Jesse, dit Serpent, libérant Brume de son bras. Je vais faire en sorte que ce soit aussi bref que possible.

Le beau visage ravagé de Jesse se tourna vers la guérisseuse.

— Merci, dit-elle.

La malade ne verrait rien et Serpent s’en félicitait. Brume allait la mordre à l’une des carotides juste sous la mâchoire ; le poison irait droit au cerveau et tuerait instantanément. Serpent avait combiné tout cela méthodiquement, froidement, tout en se demandant comment elle pouvait concevoir la chose si clairement.

Elle s’adressa à Jesse d’un ton apaisant, à la manière des hypnotiseurs.

— Relaxe-toi, laisse retomber la tête, ferme les yeux, fais comme si tu voulais t’endormir…

Elle maintenait Brume au-dessus de la poitrine de Jesse, attendant que s’apaise sa tension et que cesse son léger tremblement. Elle avait le visage baigné de larmes, mais sa vision était d’une éclatante netteté. Elle voyait battre les artères du cou de Jesse. Brume sortait et rentrait sa langue, le capuchon ouvert. Le cobra frapperait droit devant lui lorsque sa maîtresse le relâcherait. « Un profond sommeil, et de joyeux rêves. » La tête molle, Jesse exposait sa gorge. Brume glissait dans les mains de Serpent. Celle-ci sentit ses doigts s’ouvrir en même temps qu’elle pensait : « Dois-je faire cela ? » Et soudain Jesse se convulsa, vertèbres cervicales cambrées, tête rejetée en arrière, bras rigides, doigts écartés et tendus comme des serres. Effrayée Brume frappa. Jesse eut une dernière convulsion, les mains crispées, puis se relaxa entièrement et d’un seul coup. Le sang perlait aux deux endroits percés par les crochets de Brume. Jesse frissonna mais elle était déjà morte.

Il ne restait plus rien que l’odeur de la mort, un corps sans âme, et le cobra froid, sifflant sur ce corps. Serpent se demanda si Jesse n’avait pas senti croître la pression exercée sur ses artères et si elle n’avait pas réussi à en retarder la rupture pour épargner à ses partenaires le souvenir de sa mort.

Tremblante, Serpent remit le cobra dans la sacoche et nettoya le corps avec autant de douceur que si ç’avait encore été Jesse. Mais il ne restait rien d’elle ; elle avait perdu la beauté en même temps que la vie, et n’était plus que chair meurtrie. Serpent lui ferma les yeux et tira le drap souillé sur son visage.

Elle quitta la tente avec sa sacoche de cuir. Merideth et Alex, ombres grises sous la lune, la regardaient approcher.

— C’est fini, dit-elle de sa voix de tous les jours.

Merideth resta immobile. Alex prit la main de Serpent comme il avait pris celle de Jesse, et la baisa. La jeune femme eut un mouvement de recul ; elle ne voulait pas être remerciée.

— J’aurais dû rester avec elle, dit Merideth.

— Merry, elle ne voulait pas de notre présence.

Serpent comprit que Merideth allait éternellement se représenter la mort de son amie, et cela de mille manières toujours plus atroces. Il fallait couper court à ces fantasmes.

— J’espère que tu vas me croire, Merideth ; Jesse a dit : « Merry m’a enlevé ma douleur » et très vite, juste avant que mon cobra ne frappe, elle est morte instantanément. Rupture d’un vaisseau sanguin au cerveau. Elle n’a absolument rien senti. Elle n’a pas senti la morsure de Brume. Dieu m’est témoin que je dis ce que je pense être la vérité.

— Nous n’aurions rien pu y changer quoi que nous fassions ?

— Non.

Cette assurance sembla tranquilliser Merideth, lui faire accepter l’inévitable. Mais Serpent n’y trouvait aucun réconfort. Elle ne pouvait oublier qu’elle avait été sur le point de provoquer la mort de Jesse. Voyant s’effacer du visage de Merideth sa haine de soi-même, Serpent se mit en route vers la partie effritée de la paroi du canyon pour entreprendre la montée menant à la plaine basaltique.

— Où vas-tu ? dit Alex, qui l’avait rattrapée.

— Je retourne à mon camp, dit-elle d’une voix sourde.

— Attends, s’il te plaît. Jesse voulait te donner quelque chose.

S’il avait dit que Jesse les avait chargés de lui faire un cadeau, elle aurait refusé, mais si, nuance subtile, cela venait de Jesse personnellement, ce n’était pas la même chose. Elle s’arrêta de mauvais gré.

— Je ne peux pas accepter, dit-elle ; Alex, laisse-moi partir.

Avec douceur il lui prit la main pour la ramener au campement. Elle ne vit pas Merideth, qui sans doute pleurait Jesse dans la tente, peut-être à côté de son corps.

Jesse avait laissé un cheval à Serpent, une jument gris foncé, presque noire, finement charpentée, d’allure fougueuse, faite pour la vitesse. Quoiqu’elle sût que ce n’était pas un cheval de guérisseuse, Serpent, ce fut plus fort qu’elle, eut un élan vers cet animal. Il lui semblait être la seule créature qui, depuis longtemps – elle n’aurait su dire depuis quand – personnifiait uniquement la beauté et la force, sans la moindre empreinte du malheur. Alex lui en tendit les rênes, et elle referma les mains sur leur cuir souple. La bride était incrustée d’or délicatement ouvragé en filigrane, œuvre de Merideth.

— Elle s’appelle Vive, dit Alex.


Serpent est seule. Pour traverser la coulée de lave avant le jour, la route est longue. Les sabots de la jument résonnent sur la pierre qui sonne le creux ; sa sacoche de cuir frotte contre sa jambe.

Elle sait qu’il lui est impossible de retourner au centre des guérisseurs. Pas encore. Les événements de la nuit lui ont prouvé qu’elle ne peut cesser d’exercer son métier, si mal outillée soit-elle. Si ses maîtres lui prennent Brume et Sable et la chassent, elle sait qu’elle ne pourra le supporter. D’apprendre que dans telle ville ou tel camp, une maladie s’est déclarée ou une mort est survenue alors qu’elle aurait pu guérir cette maladie ou empêcher cette mort, ou tout au moins la rendre plus supportable, il y aurait là de quoi la rendre folle. Jamais elle ne renoncera.

On lui a enseigné la fierté et la confiance en soi, qualités qu’il lui faudrait renier si elle retournait directement à son centre. Elle a promis à Jesse de transmettre son dernier message aux gens de la cité ; elle tiendra cette promesse. Elle s’y rendra et pour Jesse et pour elle-même.

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