Le clair de lune brillait faiblement sur l’excellente route de La Montagne. Arevin chevaucha jusqu’à la nuit, tellement absorbé par ses pensées qu’il ne remarqua pas le moment où le flamboiement du coucher de soleil se fût consumé pour laisser place au crépuscule. Bien qu’il fût à plusieurs jours de voyage du centre des guérisseurs, il n’avait encore rencontré personne qui pût lui donner des nouvelles de Serpent. Il n’y avait plus rien au sud de La Montagne, c’était donc le dernier endroit où elle pouvait se trouver. Sur ses cartes des montagnes Centrales, Arevin voyait une piste à bétail qui franchissait la chaîne du Levant par un col, mais ne menait pas plus loin : une impasse. Dans cette région comme dans celle d’Arevin, les voyageurs ne s’aventuraient pas à l’extrême sud de leur monde.
Arevin essaya de s’imaginer ce qu’il ferait s’il ne trouvait pas Serpent. Il était trop loin de la crête pour entrevoir le désert du Levant, et il ne s’en plaignait pas. Faute d’assister aux premières tempêtes, il pouvait imaginer que le temps restait au calme plus longtemps qu’à l’accoutumée.
Au détour d’une large courbe, il regarda devant lui en masquant sa lanterne. Des lumières : les douces lumières jaunes de lampes à gaz. La ville était comme une parure d’étincelles répandues sur la pente, bien groupées à l’exception de quelques rares points lumineux disséminés au fond de la vallée.
Arevin avait découvert plusieurs villes, mais il s’étonnait encore de voir les citadins poursuivre leur travail et leurs affaires si longtemps après la tombée de la nuit. Il décida de continuer sa route jusqu’à La Montagne ; peut-être y obtiendrait-il des nouvelles de Serpent cette nuit même. Il s’enveloppa plus étroitement de sa robe pour se protéger du froid nocturne.
Il s’assoupit malgré lui et ne se réveilla qu’au moment où les sabots de son cheval se mirent à résonner sur le cailloutis d’une rue. Il n’y avait plus là aucune activité ; il se dirigea donc vers le centre de la ville. Là, parmi les tavernes et autres lieux de plaisir, il faisait aussi clair qu’en plein jour et les Montagnards se comportaient comme s’ils ignoraient que la nuit était tombée. Il vit par l’entrée d’une taverne des travailleurs qui chantaient en se tenant par les épaules, la voix de contralto étant relativement basse. Comme la taverne faisait partie d’une auberge, il arrêta son cheval et mit pied à terre. Le conseil que Thad lui avait donné de se renseigner dans les auberges était judicieux, et pourtant aucun aubergiste, jusque-là, n’avait pu lui fournir la moindre information utile.
Il entra. Les chanteurs continuaient leur numéro et leurs voix couvraient l’accompagnement musical qu’une joueuse de flûte, assise dans un coin, semblait improviser tant bien que mal. Elle posa son instrument sur ses genoux, prit un gobelet de faïence et but à petites gorgées : de la bière, pensa Arevin. La sympathique odeur de levure imprégnait la salle.
Les chanteurs attaquèrent un autre morceau, mais la contralto ferma brusquement la bouche et fixa Arevin. Un des hommes lui jeta un coup d’œil. La chanson expira par à-coups, tandis que les autres suivaient le regard de la contralto. La mélodie de la joueuse de flûte se termina sourdement par une montée dans l’aigu suivie d’un plongeon dans le grave. L’attention de tous se porta sur Arevin.
— Je vous salue, dit-il cérémonieusement. Je désirerais parler au propriétaire si la chose est possible.
Personne ne bougea. Puis la contralto se leva brusquement en faisant tomber son tabouret.
— Je… je vais voir si je peux la trouver.
Elle disparut par une entrée garnie d’une tenture.
Nul ne disait mot, pas même le barman. Arevin ne savait que dire. Etait-il poussiéreux et sale au point de frapper ces gens de stupeur ? En tout cas, dans une ville commerçante comme celle-là, on devait être habitué à voir des voyageurs habillés comme lui. Que faire ? Soutenir leurs regards et attendre. Peut-être allaient-ils se remettre à chanter ou à boire de la bière, ou lui demander s’il avait soif.
Ils restèrent figés. Arevin attendait.
Il se sentait légèrement ridicule. Il fit un pas en avant avec l’espoir de rompre la tension en agissant comme si de rien n’était. Mais à peine eut-il ébauché ce geste que chacun eut un mouvement de recul et parut retenir son souffle. La tension qui régnait dans la salle n’était pas de celles que produit la seule arrivée d’un étranger, mais plutôt la crispation provoquée par l’apparition d’un ennemi attendu. Quelqu’un murmura dans l’oreille d’un voisin, et le ton de sa voix paraissait menaçant.
Le rideau de l’entrée s’ouvrit et une grande femme se dressa dans la pénombre. La propriétaire s’avança en pleine lumière et, sans crainte, dévisagea Arevin.
— Vous désirez me parler ?
Elle avait la taille d’Arevin et une élégance sévère. Elle ne souriait pas. Les gens de la montagne étaient prompts à exprimer leurs sentiments, aussi Arevin se demanda-t-il s’il n’avait pas commis la bévue d’entrer dans une maison privée, ou enfreint une coutume qu’il ne connaissait pas.
— Oui, dit-il. Je cherche Serpent, la guérisseuse. J’espérais la trouver dans votre ville.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
Arevin était perplexe : Comment La Montagne, si tous les voyageurs y étaient traités aussi impoliment, pouvait-elle être une ville si prospère ?
— Si elle n’est pas ici, c’est qu’elle n’est jamais parvenue aux montagnes Centrales… elle doit encore se trouver dans le désert du Ponant et la saison des tempêtes approche.
— Pourquoi la cherchez-vous ?
Arevin se crut autorisé à froncer légèrement les sourcils car l’impolitesse de telles questions dépassait les bornes.
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, dit-il. Si l’on ignore chez vous les règles de la politesse la plus élémentaire, je vais m’adresser ailleurs.
Tournant les talons, il faillit se heurter à deux personnes qui portaient des insignes sur leurs cols et avaient des chaînes à la main.
— Suivez-nous, s’il vous plaît, dit l’une d’elles.
— Pour quelle raison ?
— Vous êtes soupçonné de coups et blessures, dit l’autre garde.
Arevin le regarda, éberlué.
— Coups et blessures ? Je viens d’arriver à La Montagne !
— C’est à vérifier.
La femme qui avait parlé la première voulut lui attraper le poignet pour lui passer les menottes. Il eut un violent mouvement de recul mais elle maintint son étreinte. Il se débattit en une mêlée confuse contre ses deux agresseurs, qui étaient chaudement encouragés par les clients du bar. Il venait de faire une grande embardée lorsqu’il fut frappé à la tempe par quelque chose de dur. Ses genoux cédèrent et il s’affaissa.
Arevin s’éveilla dans une petite pièce aux murs de pierre, éclairée par une seule fenêtre haute. Il avait un violent mal de tête. Il ne pouvait comprendre ce qui lui était arrivé car les commerçants qui passaient dans son village pour y acheter du drap parlaient de La Montagne comme d’une ville où régnait un esprit d’équité. Peut-être ces bandits de la ville ne s’en prenaient-ils qu’aux voyageurs solitaires et laissaient-ils en paix les caravanes bien défendues. Sa ceinture, avec toute sa fortune et son couteau, avait disparu. On aurait pu tout aussi bien, pensait-il, l’assassiner dans une ruelle obscure. En tout cas, il n’était plus enchaîné.
S’asseyant lentement, s’immobilisant lorsque la tête lui tournait, il regarda autour de lui. Il entendit des pas dans le couloir, se leva d’un bond, trébucha, se rattrapa, et mit l’œil aux barreaux de la minuscule ouverture aménagée dans sa porte. Les pas s’éloignèrent.
— Est-ce ainsi que vous traitez les étrangers qui visitent votre ville ? cria-t-il.
Arevin n’était pas un homme dont on pût aisément perturber l’humeur égale, pourtant il était furieux.
Personne ne répondit. Il lâcha les barreaux et se laissa retomber à terre. Il ne voyait rien en dehors de sa prison si ce n’est un mur de pierre. La fenêtre était hors de sa portée, même s’il déplaçait le lourd lit de bois pour grimper dessus. Sa cellule n’était éclairée que par un vague rayon de soleil frappant le haut du mur. Arevin avait été dépouillé de sa robe et de ses bottes ; et il ne lui restait que sa longue culotte de cheval bouffante.
Lentement il se calma, résigné à prendre son mal en patience.
Un pas bancal, ponctué de coups de canne : une personne boiteuse se dirigeait vers sa cellule. Cette fois, Arevin se contenta d’attendre.
La clé cliqueta et la porte s’ouvrit. Des gardes portant le même insigne que ses agresseurs de la veille entrèrent les premiers, avec circonspection. Ils étaient trois, ce qui parut étrange à Arevin puisqu’il n’avait même pas été capable de maîtriser les deux précédents. Ce n’était pas un lutteur expérimenté. Dans son clan les adultes séparaient les enfants lorsqu’ils se battaient et s’efforçaient de les aider à aplanir leurs différends par la parole.
S’appuyant sur quelqu’un d’autre en même temps que sur sa canne, un homme grand, aux cheveux noirs, entra dans la cellule. Arevin ne daigna ni le saluer ni se lever. Ils se regardèrent en chiens de faïence pendant quelques moments.
— La guérisseuse ne craint plus rien de toi. Dieu merci, dit l’homme de haute stature.
La personne qui le soutenait le quitta un instant pour lui apporter un fauteuil. Arevin vit, lorsqu’il s’assit que sa claudication n’était pas congénitale : sa jambe droite était entourée d’épais bandages.
— Elle vous a soigné, dit Arevin. Alors pourquoi attaquer ceux qui sont à sa recherche ?
— Tu contrefais à merveille l’homme sain d’esprit. Mais je suppose que si l’on t’observait pendant quelques jours tu recommencerais à divaguer.
— Je me mettrai très certainement à divaguer si vous me laissez moisir ici.
— Crois-tu que nous allons te relâcher pour que tu repartes à la poursuite de la guérisseuse ?
— Elle est ici ? demanda anxieusement Arevin, oubliant son quant-à-soi. Elle est certainement sortie saine et sauve du désert si vous l’avez vue.
L’homme aux cheveux noirs fixa Arevin un moment.
— Je suis étonné du soin que tu prends de sa sécurité. Mais au fait, il est bien naturel qu’un fou fasse preuve d’inconséquence.
— Un fou !
— Calme-toi. Nous savons que tu l’as agressée.
— Agressée ! Elle a été attaquée ? C’est grave ? Où est-elle ?
— Par souci de sa sécurité, je ne te répondrai pas.
Arevin détourna les yeux et chercha à se concentrer.
Il éprouvait un curieux mélange de trouble et de soulagement. Serpent ne se trouvait plus dans le désert, ce point était acquis. Elle devait être hors de danger.
Un éclat du mur de pierre réfléchit la lumière. Arevin fixa ce point scintillant en un effort pour se contenir. Il regarda son interlocuteur en ébauchant un sourire.
— Tout cela est absurde, dit-il. Faites-la venir ici et elle vous dira que nous sommes amis.
— Vraiment ? Et à qui aura-t-elle l’honneur ?
— Dites-lui… que c’est celui dont elle connaît le nom.
Le grand gaillard se renfrogna.
— Vous et vos superstitions de barbares… !
— Elle sait qui je suis, dit Arevin, refusant de s’en laisser imposer.
— Tu veux être confronté avec la guérisseuse ?
— Confronté !
L’homme à la jambe bandée se cala dans son fauteuil et s’adressa à son aide.
— Eh bien, Brian, une chose est sûre, c’est qu’il ne parle pas comme un fou.
— Non, monsieur, lui répondit le vieil homme.
Le grand brun semblait fixer Arevin sans le voir, son regard se perdant sur le mur de la cellule.
— Je me demande ce que Gabriel…
Il s’interrompit, puis jeta un regard sur son assistant et lui dit, trahissant un certain embarras :
— Le fait est qu’il avait parfois de bonnes idées dans de pareilles situations.
— Oui, monsieur le maire, c’est vrai.
Il se fit un long silence, un silence chargé. Arevin savait que les gardes, le maire et le vieux Brian n’allaient pas tarder à se retirer. À l’idée de se retrouver seul, confiné dans cette minuscule cellule, Arevin sentit une goutte de sueur froide lui couler sur le côté.
— Eh bien…, dit le maire.
— Monsieur… ? dit une des gardes d’une voix hésitante.
Le maire se tourna vers elle.
— Eh bien, parle. Je n’ai aucune envie d’emprisonner des innocents, mais nous avons eu trop de fous en liberté ces derniers temps.
— Il a paru surpris la nuit dernière quand nous l’avons arrêté. Je pense que sa surprise n’était pas feinte. Mme Serpent s’est battue avec le fou, ne l’oubliez pas. Je l’ai vue à son retour. Elle avait eu le dessus et elle était sérieusement contusionnée. Et pourtant, cet homme n’a pas la moindre marque de coups.
À ces mots Arevin dut faire un effort sur lui-même pour ne pas s’informer une fois de plus de l’état de Serpent. En tout cas il se refusait à quémander quoi que ce fût de ces gens-là.
— Cela me paraît judicieux. Rien ne t’échappe, dit le maire.
— Êtes-vous contusionné ? demanda-t-il à Arevin.
— Non.
— Vous voudrez bien me pardonner si j’insiste pour en avoir la preuve.
Arevin se leva. Bien qu’il lui fût odieux de se dévêtir devant des étrangers, il ouvrit son pantalon et le fit tomber sur ses chevilles. Il se laissa examiner par le maire, puis se retourna lentement. Il s’était rappelé soudain sa bagarre de la nuit précédente, et il craignait qu’il en restât quelque trace sur son corps. Mais comme personne ne fit aucun commentaire, il pivota une fois de plus et remit son pantalon.
Alors le vieil homme s’avança vers lui. Les gardes se raidirent. Arevin conservait une immobilité absolue. Ces gens-là pouvaient interpréter le moindre mouvement comme une menace.
— Attention, Brian, dit le maire.
Brian leva les mains d’Arevin, les examina soigneusement une face après l’autre, les laissa tomber. Il regagna sa place auprès du maire.
— Il ne porte pas de bague. Je doute qu’il en ait jamais porté. Ses mains sont basanées, sans aucune marque. La guérisseuse a précisé que sa coupure au front avait été causée par une bague.
— Alors, ta conclusion ? dit le maire, piaffant d’impatience.
— Comme vous dites, monsieur, il ne parle pas comme un fou. D’autre part un fou ne serait pas nécessairement stupide, et ce serait stupide de la part d’un homme en robe du désert de s’informer sur la guérisseuse… à moins d’être innocent du crime et d’en tout ignorer. J’incline à croire cet homme sur parole.
Le maire jeta un regard sur son assistant puis sur la garde.
— J’espère, dit-il, et ce ne semblait pas être pur badinage, que vous m’avertirez loyalement si l’un ou l’autre d’entre vous décide de se porter candidat au poste que j’occupe. Si nous te mettons en présence de la guérisseuse, dit-il à l’adresse d’Arevin, porteras-tu des chaînes jusqu’à ce qu’elle t’ait identifié ?
Arevin sentait encore les menottes qu’on lui avait passées la veille, ce fer qui l’enchaînait et lui glaçait la peau jusqu’aux os. Mais Serpent leur rirait au nez lorsqu’ils lui parleraient de chaînes. Cette fois il sourit franchement.
— Transmettez mon message à la guérisseuse, dit-il. Vous déciderez ensuite s’il est nécessaire de m’enchaîner.
Brian aida son maître à se lever. Le maire se tourna vers la garde qui croyait à l’innocence d’Arevin.
— Tenez-vous prête, dit-il. Je l’enverrai chercher.
Elle acquiesça.
La garde revint avec ses collègues, et des chaînes au sinistre cliquetis. À cette vue, Arevin fut horrifié. Il avait espéré que Serpent serait la première personne à franchir sa porte. Il se leva, déconcerté, tandis que la garde s’avançait vers lui.
— Désolée, dit-elle.
Elle fixa une bande de métal glacial autour de sa taille, passa une menotte à son poignet gauche et glissa la chaîne dans un anneau de la bande métallique, puis boucla l’autre menotte sur son poignet droit. On l’emmena dans le vestibule.
Il savait bien que cette humiliation n’était pas l’œuvre de Serpent. Ou alors la personne à laquelle il donnait ce nom n’était qu’un fantasme de son esprit, dépourvu de toute réalité. Mais il eût préféré la mort d’un être réel, Serpent ou lui-même, à la mort de ses illusions.
Peut-être y avait-il eu malentendu. Les gardes avaient pu mal interpréter les ordres donnés, ou peut-être n’avait-on pas pris le temps de leur préciser qu’ils n’avaient pas à l’enchaîner. Arevin résolut de supporter cette erreur humiliante en homme fier et sans rien perdre de sa sérénité.
Les gardes l’amenèrent en plein jour, et il en fut un moment ébloui. Puis on l’introduisit dans un autre endroit dont l’obscurité le surprit. On lui fit monter un escalier où il trébuchait de temps à autre.
La pièce où il fut conduit n’était pas moins sombre. Il s’arrêta sur le seuil, distinguant à peine une forme emmitouflée d’une couverture, assise dans un fauteuil et lui tournant le dos.
— Guérisseuse, dit un garde, voici l’homme qui prétend être votre ami.
La forme resta immobile et muette.
Arevin était pétrifié de peur. Si elle avait été attaquée… si elle était grièvement blessée, si elle ne pouvait plus ni parler ni bouger, ni trouver ridicule qu’on l’enchaînât… Il risqua vers elle un pas hésitant, un second pas ; il voulait se précipiter vers elle et lui proposer ses soins dévoués, il voulait fuir pour ne garder d’elle que le souvenir d’un être vivant, valide et fort.
Il voyait sa main pendre mollement. Il tomba à côté de la forme voilée.
— Serpent…
Ses entraves le rendaient maladroit. Il prit la main pendante et se courba pour l’embrasser.
À peine l’eut-il touchée, avant même de voir que cette main était lisse et sans cicatrice, il sut que ce n’était pas celle de Serpent. Il se jeta en arrière avec un cri de désespoir.
— Où est-elle ?
La femme emmitouflée se débarrassa vivement de sa couverture en poussant un cri, elle aussi – un cri de honte. Elle s’agenouilla devant Arevin, les bras tendus vers lui, les joues baignées de larmes.
— Je suis désolée, dit-elle. Veuillez me pardonner.
Elle s’affaissa et ses longs cheveux noirs recouvrirent son beau visage.
Le maire sortit en boitant du coin sombre où il s’était tenu. Brian soutint Arevin cette fois, et au bout d’un moment, les chaînes tombèrent à terre avec fracas.
— Je n’étais pas parfaitement convaincu par ces histoires de contusions et de bagues, dit le maire. Je vous crois maintenant.
Arevin entendit ces mots sans en enregistrer le sens. Il savait que Serpent n’était pas là, qu’elle n’était pas à La Montagne. Jamais elle ne se serait prêtée à une pareille comédie.
— Où est-elle ? murmura-t-il.
— Elle est partie pour la grande cité. Centre.
Arevin est assis sur le divan luxueux d’une des chambres d’amis du maire. C’est la chambre qu’a occupée Serpent : mais le jeune homme s’efforce en vain d’y sentir flotter un reste de sa présence.
Les rideaux s’ouvrent sur la nuit. Arevin n’a pas bougé depuis qu’il a quitté le poste d’observation d’où il a contemplé le désert du Levant et la houle des massives nuées d’orage. Les vents meurtriers transforment les grains de sable coupants en projectiles mortels. Même de lourds vêtements ne protégeraient pas Arevin contre pareille tempête, pas plus que le courage du désespoir poussé jusqu’à ses dernières limites. Quelques instants dans le désert le tueraient ; au bout d’une heure ses os seraient à nu. Au printemps, il ne resterait nulle trace de lui.
Si Serpent est encore dans le désert, elle est morte.
Les yeux d’Arevin sont secs de larmes. Lorsqu’il apprendra la nouvelle de sa mort, il la pleurera. Mais il ne croit pas qu’elle soit morte. Est-ce de sa part stupidité de penser que si Serpent n’était plus en vie il le saurait ? Si souvent qu’il se soit interrogé sur lui-même, jamais l’idée ne lui est venue qu’il pouvait être stupide. Le père aîné de Stavin, cousin d’Arevin, avait pressenti que l’enfant était malade ; il avait regagné le clan un mois d’avance avec un des troupeaux. Et pourtant, si les nœuds de la famille et de l’amour l’attachaient à Stavin, il n’était pas uni à lui par les liens du sang. Arevin veut se persuader qu’il est doué de la même prescience.
On frappe à sa porte.
— Entrez, dit-il à contrecœur.
Apparaît Larril, la servante qui a tenu le rôle de Serpent.
— Ça va ?
— Oui.
— Voulez-vous à dîner ?
— Je la croyais hors de danger. Mais elle est dans le désert et la saison des tempêtes a commencé.
— Elle a eu largement le temps de gagner Centre.
— J’ai appris beaucoup sur la cité, dit Arevin. Ses habitants peuvent être cruels. Supposez qu’ils ne l’aient pas laissée entrer ?
— Elle aurait même eu le temps de revenir.
— Mais elle n’est pas revenue. Personne ne l’a vue. Si elle était ici, tout le monde le saurait.
Il prend le silence de Larril pour un acquiescement. Moroses, ils regardent par la fenêtre.
— Peut-être…
Larril s’interrompt.
— Quoi ?
— Vous devriez peut-être vous reposer en l’attendant. Depuis le temps que vous la cherchez partout.
— Ce n’est pas ce que vous vouliez dire.
— Non.
— Dites-le-moi, s’il vous plaît.
— Il existe un autre col qui mène vers le sud. Personne ne l’utilise plus aujourd’hui. Mais il est plus proche de Centre que La Montagne.
— Vous avez raison, dit Arevin, s’efforçant de se remémorer la carte avec précision. A-t-elle pu passer par là ?
— Vos espoirs ont été si souvent déçus.
— Oui.
— Je suis désolée.
— Mais je vous remercie. Qui sait si j’aurais remarqué ce col en revoyant la carte, ou si j’aurais abandonné tout espoir. Je pars demain pour là-bas. Une fois déjà j’ai voulu l’attendre et j’en ai été incapable. Si je recommence je risque de devenir le fou pour lequel vous me preniez tous. Je suis votre obligé.
Elle détourne les yeux.
— Tous les habitants de cette maison ont une dette envers vous, de celles qu’on ne peut même pas acquitter.
— N’en parlons plus, dit-il.
Cette réponse paraît apporter quelque réconfort à la jeune femme. Arevin regarde de nouveau par la fenêtre.
— La guérisseuse a été bonne pour moi, et tu es son ami, dit Larril. Puis-je faire quelque chose pour toi ?
— Non, dit Arevin, rien.
Elle hésite, tourne les talons, s’éloigne. Au bout d’un moment Arevin s’avise qu’il n’a pas entendu la porte se refermer. Il jette un regard par-dessus son épaule juste au moment où son battant achève de pivoter sur les gonds.
Le fou ne pouvait ou ne voulait toujours pas se rappeler son nom.
Peut-être, pensa Serpent, était-il, comme Arevin, d’un clan où l’on ne révèle pas son nom aux étrangers.
Mais il n’eût pas été à sa place dans le clan d’Arevin : ses membres étaient solides et maîtres d’eux-mêmes ; le fou était fragile et fantasque. Tantôt il remerciait la guérisseuse pour le serpent du rêve qu’elle lui avait promis, tantôt il pleurnichait et gémissait, disait qu’il était fichu, que North allait le tuer. Et impossible de le faire taire.
Serpent était heureuse de se retrouver dans les montagnes et de pouvoir voyager de jour. Dans la fraîcheur matinale, la piste étroite et embrumée avait quelque chose de magique. Les chevaux fendaient la brume comme des créatures aquatiques ; des plantes s’enroulaient autour de leurs pattes. Serpent inspira profondément jusqu’à sentir l’air froid déchirer ses poumons. À l’odeur du brouillard se mêlait celle du riche humus et le discret parfum épicé de la poix. Elle chevauchait dans un monde vert et gris car le feuillage des arbres penchés sur le sentier n’avait pas encore commencé à jaunir. Plus haut sur la montagne, les arbres à feuilles persistantes paraissaient presque noirs dans la brume.
Melissa chevauchait tout à côté de sa mère, silencieuse et vigilante. Elle évitait de se trouver trop près du fou. Elle l’entendait sans le voir, derrière elle. Son vieux cheval avait peine à suivre Vive et Ecureuil, mais Serpent s’estimait heureuse de n’avoir plus à prendre personne en croupe.
La voix du fou se fit de plus en plus faible. Impatiente, la jeune femme arrêta son cheval pour lui laisser le temps de la rejoindre. Melissa l’imita, mais il lui en coûtait encore davantage. Le fou avait refusé de chevaucher une meilleure monture : seul ce cheval était assez calme pour lui. Serpent avait dû insister pour le payer à ses propriétaires, un jeune couple. Pourquoi avaient-ils d’abord refusé de le lui vendre ? Ils devaient être heureux de s’en débarrasser et la guérisseuse ne pensait pas qu’ils en voulaient un prix plus avantageux. Jean et Kev avaient été embarrassés. Serpent tout autant.
La vieille rosse avançait d’un pas traînant dans la brume, paupières abaissées, oreilles pendantes. Le fou fredonnait un air discordant.
— Vous reconnaissez la piste ?
Le fou fixa Serpent en souriant.
— Pour moi tout est du pareil au même, dit-il, et il éclata de rire.
Brusquerie, persuasion, menaces, tout était sur lui sans effet. Il ne semblait plus souffrir ni être en état de manque depuis qu’on lui avait promis un serpent du rêve, comme si cette perspective suffisait à le soutenir. Il fredonnait et marmonnait d’un air heureux et faisait des plaisanteries incompréhensibles. Parfois, il se redressait, regardait autour de lui et s’écriait : « Cap au sud ! » Puis il se remettait à chantonner. Serpent soupira et se laissa dépasser par le vieil animal fourbu pour que son cavalier puisse montrer le chemin.
— À mon avis il ne nous conduit nulle part, dit Melissa. Il nous fait tourner en rond pour que nous nous occupions de lui. Nous devrions le planter là et aller autre part.
Le fou se raidit. Lentement, il se retourna. Le vieux cheval s’arrêta. Serpent fut surprise de voir une larme couler sur la joue du malheureux.
— Ne me quittez pas, dit-il.
Pitoyables étaient son expression et le ton de sa voix. Auparavant il avait paru indifférent à tout. Il fixa Melissa en clignant ses paupières sans cils.
— Tu as raison de ne pas me faire confiance, ma petite, dit-il, mais pour l’amour de Dieu ne m’abandonne pas.
Sa vue sembla se brouiller et ses paroles venir de très loin.
— Reste avec moi jusqu’au dôme crevé, et nous aurons chacun notre serpent du rêve. Je suis sûr que ta maîtresse t’en donnera un.
Il se pencha sur Melissa, tendant vers elle des mains aux doigts recourbés comme des serres.
— Tu oublieras tout, continua-t-il, les mauvais souvenirs, les ennuis, tes cicatrices.
Melissa eut un mouvement de brusque recul accompagné d’une imprécation incohérente, surprise et colère mêlées. Elle lança Ecureuil au galop, les cuisses serrées sur ses flancs, le haut du corps tout contre son encolure, sans jeter un regard derrière elle. Bientôt les arbres amortirent tout autre bruit que celui des sabots du poney martelant le sol sourdement.
Serpent foudroya du regard le fou.
— Comment avez-vous osé lui parler ainsi ?
Il cligna des yeux, déconcerté.
— J’ai dit quelque chose de mal ?
— Vous nous suivrez, compris. Ne quittez pas la piste. Je vais la retrouver et nous vous attendrons.
Elle lança Vive au petit galop dans la direction que sa fille avait prise tandis que le fou s’exclamait, interloqué :
— Mais pourquoi a-t-elle fait ça ?
Serpent ne s’inquiétait ni pour Melissa ni pour Ecureuil. Sa fille pouvait, sans danger, chevaucher toute la journée dans ces montagnes, d’autant plus que le poney tigré était une monture de tout repos. Mais le fou l’avait blessée et Serpent estimait que ce n’était pas le moment de la laisser seule.
Elle la découvrit bientôt à un tournant où la piste commençait à remonter au flanc de la vallée pour gravir une autre montagne. Melissa se tenait contre Ecureuil, étreignant son encolure tandis qu’il lui donnait des coups de museau sur l’épaule. Lorsqu’elle entendit approcher Vive, Melissa s’essuya le visage sur sa manche et se retourna. Serpent mit pied à terre et se dirigea vers elle.
— Je craignais, dit-elle, que tu ne fasses du chemin. Je suis heureuse de te trouver si vite.
— Lorsqu’un cheval vient de boiter, on ne peut pas lui demander de monter un chemin au galop, dit Melissa.
Paroles de bon sens, mais nuancées de ressentiment.
Serpent lui tendit les rênes de Vive.
— Si tu veux aller un moment à toute bride, tu peux prendre Vive.
Melissa dévisagea sa mère comme pour essayer de détecter sur son visage une nuance sarcastique que sa voix n’avait pas exprimée. Elle en fut pour ses frais.
— Non, dit-elle. N’en parlons plus. Peut-être que cela me ferait du bien, mais ça va. C’était parce que… Je ne veux pas oublier. En tout cas, pas de cette façon.
Serpent acquiesça.
— Je sais.
Melissa l’étreignit brusquement, non sans une certaine gêne, à son habitude. Sa mère lui rendit son étreinte, la tapota sur l’épaule.
— Il est vraiment fou.
— Ouais, dit Melissa, se détachant lentement. Je sais qu’il peut t’être utile. Je suis désolée, mais je ne peux pas m’empêcher de le détester. J’ai pourtant essayé.
— Moi aussi.
Elles s’assirent pour attendre patiemment la venue du fou.
Rien n’avait encore suggéré qu’il reconnaissait les lieux lorsque Serpent vit le dôme crevé. Elle contempla un long moment sa forme massive avant de l’identifier. Elle tressaillit. Elle l’avait d’abord pris pour une hauteur parmi d’autres dans le paysage ; seule sa couleur grise, qui tranchait sur le noir des montagnes, avait attiré son attention. Elle s’était attendue à voir un hémisphère classique, et non cette formidable surface irrégulière qui gisait à flanc de coteau comme une amibe géante au repos. Sa masse grise translucide était striée de bandes colorées et teintées de rouge par le soleil de l’après-midi. Serpent n’aurait su dire si le dôme avait été bâti suivant un plan asymétrique ou si ç’avait été a l’origine une bulle ronde de plastique que les forces de la civilisation précédente sur la planète avaient fondue et déformée. Mais il était certain qu’il présentait sa forme actuelle depuis fort longtemps. De la terre s’était accumulée dans les creux et les vallonnements sillonnant sa surface, une épaisse végétation d’arbres, de graminées et de buissons poussait dans les poches abritées.
Serpent continua à chevaucher une minute ou deux en silence ; elle avait peine à croire qu’enfin son but était atteint. Elle toucha l’épaule de Melissa ; l’enfant, qui fixait alors un point indéterminé du cou d’Ecureuil, leva les yeux brusquement. Sa mère désigna le dôme. Melissa laissa échapper une exclamation étouffée, puis sourit, à la fois surexcitée et soulagée. Serpent, radieuse, lui rendit son sourire.
Le fou chantait derrière elles, oublieux de leur destination. Un dôme crevé. Etrange alliance de mots. Les dômes sont increvables, à l’épreuve des éléments, inaltérables. Ils existent, c’est tout, mystérieux et impénétrables.
Serpent s’arrêta pour attendre le fou. Lorsque son cheval, montant de son pas traînant, fut arrivé à sa hauteur, elle pointa son index vers le dôme. À sa vue, il cligna les paupières comme s’il n’en croyait pas ses yeux.
— C’est ça ? demanda la jeune femme.
— Pas encore. Non, pas encore. Je ne suis pas prêt.
— Comment va-t-on là-haut ? À cheval ?
— North nous verrait.
Serpent haussa les épaules et mit pied à terre. Il faudrait grimper dur pour arriver au but, mais elle ne voyait pas de piste.
— Alors, à pied.
Elle détacha les sangles de sa selle.
— Melissa…
— Non, dit l’enfant d’un ton cassant. Je refuse de rester ici pendant que tu monterais seule avec ce type-là. Les chevaux ne craignent rien ici et personne ne va toucher à la sacoche. Ou alors il faudrait que ce soit un autre cinglé, et ce serait bien fait pour lui.
Serpent commençait à comprendre pourquoi sa propre opiniâtreté avait si souvent exaspéré ses aînés lorsqu’elle avait l’âge de Melissa. Mais au centre des guérisseurs elle n’avait jamais couru un danger sérieux, et l’on pouvait bien lui passer ses caprices.
Serpent s’assit sur un tronc d’arbre et fit signe à sa fille de prendre place à côté d’elle. Melissa s’exécuta sans regarder Serpent ; il y avait comme un défi dans la courbe de ses épaules.
— Il faut m’aider, dit la jeune femme. Sans toi je suis condamnée à l’échec. S’il m’arrive quelque chose…
— Alors ce sera un échec.
— Pas forcément. Melissa… les guérisseurs ont besoin de serpents du rêve. Là-haut dans le dôme, ils en ont assez pour jouer avec. Il faut que je découvre comment ils se les sont procurés. Si j’échoue, si je ne redescends pas, tu peux seule renseigner mes collègues sur les serpents du rêve.
Melissa fixait le sol, se frottant les jointures d’une main avec les ongles de l’autre main.
— C’est très important pour toi ?
— Oui.
Melissa soupira, serrant les poings.
— C’est bien, dit-elle. Que veux-tu que je fasse ?
Serpent la serra dans ses bras.
— Si je ne suis pas revenue, disons, dans deux jours, prends nos deux chevaux et va vers le nord. Tu passeras par La Montagne et Middlepass. C’est un long voyage mais il y a une bonne somme d’argent dans la sacoche. Tu sais comment y puiser sans risques.
— J’ai l’argent de mes gages, dit Melissa.
— D’accord, mais le mien t’appartient aussi. Inutile d’ouvrir les logements de Brume et Sable. Ils pourront survivre jusqu’à ton arrivée à destination. De toute façon Sable a besoin d’une cure d’amaigrissement.
Elle eut un sourire forcé. En réalité c’était la première fois qu’elle envisageait cette possibilité : Melissa faisant seule ce grand voyage.
— Mais…, hésita Melissa.
— Quoi ?
— S’il t’arrive quelque chose, il me faudra trop longtemps pour parvenir au centre des guérisseurs : on ne pourra rien faire pour te sauver.
— Si je ne reviens pas par mes propres moyens, on ne pourra rien faire pour moi de toute façon. N’essaie pas de me suivre. Je t’en prie. Il faut me le promettre.
— Si tu n’es pas revenue dans les trois jours, je vais chez tes guérisseurs pour les informer des serpents du rêve.
Serpent lui accorda, d’ailleurs avec gratitude, ce sursis d’un jour.
— Merci, Melissa.
Laissés en liberté dans une clairière proche de la piste, le poney tigré et la jument grise, au lieu de galoper dans l’herbe et de s’y rouler, restèrent figés l’un près de l’autre, vigilants et nerveux, les oreilles tournant en tous sens, les naseaux grands ouverts. Le vieux cheval du fou se tenait seul à l’ombre, tête basse. Melissa les observait ; elle avait les lèvres serrées.
Le fou, cloué sur place, fixait Serpent, les yeux mouillés de larmes.
— Melissa, dit sa mère, si tu vas seule au pays, dis-leur que je t’ai adoptée. Alors… alors ils sauront que tu es aussi leur fille.
— Je ne veux pas être leur fille. Je veux être ta fille.
— Tu l’es quoi qu’il arrive.
Serpent fit une profonde inspiration, et expira lentement.
— Y a-t-il une piste ? demanda-t-elle à son guide. Quel est le chemin le plus rapide pour arriver là-haut ?
— Pas de piste… le chemin s’ouvre devant moi et se referme derrière moi.
Serpent sentit que sa fille était sur le point de faire une remarque sarcastique.
— Alors, allons-y, dit-elle, et voyons si ta magie va opérer pour moi aussi.
Elle étreignit Melissa une dernière fois. L’enfant la tint embrassée, ne pouvant se résigner à la laisser partir.
— Tout ira bien, dit Serpent. Ne t’inquiète pas.
Le fou grimpait à une vitesse surprenante ; on eût dit qu’un sentier s’ouvrait effectivement devant ses pas, et pour lui seul. Serpent avait peine à le suivre, et la sueur lui piquait les yeux. Elle escalada quelques mètres de roc noir rugueux et empoigna sa robe.
— Pas si vite.
Le fou était haletant lui aussi, mais sous le seul effet de la surexcitation.
— Les serpents du rêve sont tout près.
Il se dégagea d’un coup sec et s’élança sur un roc abrupt. Serpent s’essuya le front sur une manche et grimpa à sa suite.
Lorsqu’elle réussit à le rejoindre, elle l’empoigna par les épaules et ne le lâcha qu’après l’avoir fait asseoir sur une corniche.
— Nous allons nous reposer ici, dit-elle, et ensuite continuer notre chemin plus lentement et plus tranquillement. Sinon vos amis seront informés de notre arrivée prématurément.
— Les serpents du rêve…
— North peut nous les refuser. S’il vous voit, va-t-il vous laisser continuer à monter ?
— Vous me donnerez un serpent du rêve pour moi tout seul ? Pas comme North ?
— Non, pas comme North.
Serpent était assise à l’ombre dans un espace étroit, la tête appuyée sur la roche volcanique noire. En bas dans la vallée, elle voyait un coin de pré entre des arbres à feuilles persistantes, mais Vive et Ecureuil ne se trouvaient pas dans cette partie de la clairière, ce petit morceau de velours vert. Soudain Serpent se sentit seule, au moral comme au physique.
La roche n’était pas si aride qu’elle paraissait vue de la vallée. Le lichen y formait des taches gris-vert çà et là, et de petites plantes au feuillage charnu nichaient dans des creux ombragés. Serpent se pencha pour en examiner une de plus près. À l’ombre et sur fond de roche noire, sa couleur était indistincte.
Serpent se redressa brusquement.
Armée d’un fragment de pierre, elle s’agenouilla au-dessus de la plante trapue. Lorsqu’elle se mit à taquiner ses feuilles vert-bleu, elles se fermèrent énergiquement.
Elle s’est échappée, pensa Serpent. Elle vient du dôme.
Elle s’étonnait d’avoir été prise au dépourvu ; elle aurait dû s’attendre à trouver là des choses d’un autre monde. Elle se remit à harceler la plante, toujours du même côté. Elle se déplaçait bel et bien. Si Serpent la laissait faire, elle allait descendre jusqu’au bas de la montagne. Elle glissa la pointe de sa pierre sous l’aventureux végétal pour le sortir de sa fissure, le retournant sens dessus dessous. Son aspect n’en fut pas modifié, mis à part les radicelles dont son cœur se hérissait ; ses brillantes feuilles turquoise pivotaient sur leur base pour chercher une prise. Serpent ne connaissait pas cette espèce végétale ; mais elle avait assisté à l’invasion de choses semblables – on hésite à les appeler plantes car elles échappent aux classifications traditionnelles – qui en une nuit avait conquis tout un champ, l’empoisonnant et le rendant impropre à toute culture. Un été, quelques années auparavant, elle avait participé, avec les autres guérisseurs, à la destruction par le feu d’une armée massive de ces « choses » qui menaçait les fermes environnantes. Elles n’étaient pas revenues en nombre, mais de temps à autre, en petits commandos, elles s’emparaient d’un champ et le rendaient improductif.
Elle aurait aimé brûler la plante qu’elle avait capturée, mais il n’était pas question de se risquer à faire du feu. Elle la sortit de l’ombre pour l’exposer au soleil, et elle se ferma hermétiquement. Serpent remarqua alors autour d’elle les cadavres ratatinés de certaines de ses congénères, desséchées par le soleil, vaincues par la nudité de ce versant abrupt.
— Partons, dit Serpent, se parlant à elle-même plus qu’à son compagnon.
Elle se hissa sur le sommet de l’escarpement dominant le creux où reposait le dôme. L’étrangeté de ce qu’elle découvrit la frappa comme un coup de poing. Des plantes d’un autre monde poussaient tout autour de la base du formidable édifice à moitié affaissé ; elles atteignaient presque l’escarpement, sans laisser de place à un passage bien marqué. Serpent n’avait jamais vu pareille végétation, ni herbe, ni broussailles, ni buissons. C’était comme une immense feuille plate, rouge vif ; mais en y regardant de plus près, elle vit qu’elle se composait en réalité de sections irrégulières, longues de trois mètres ou davantage, assemblées par un système de poils entrelacés. Partout où plusieurs feuilles se touchaient, une frondaison délicate s’élevait à quelques largeurs de main de l’intersection. Et partout où la pierre était fissurée, une bande turquoise de plantes reptiliennes divisait le tapis incarnat ; car elles recherchaient l’ombre aussi délibérément que les feuilles rouges s’étalaient à la lumière. Un jour viendrait où plusieurs d’entre elles triompheraient de l’obstacle du long versant exposé au soleil et prendraient possession de la vallée. Il suffirait pour cela que les intempéries, la chaleur et le froid ouvrent quelques fissures supplémentaires dans le roc.
Les dépressions sur la surface du dôme conservaient des poches de végétation normale car les vrilles reproductrices des reptiliennes ne pouvaient aller jusque-là. Si vraiment leur espèce offrait quelque similitude avec celle que Serpent connaissait, elles ne produisaient pas de graines. Mais d’autres plantes étrangères avaient atteint le haut du dôme, car ces creux abritaient une flore disparate comprenant des plantes vertes ordinaires, mais aussi des végétaux aux teintes vives et inconnues sur Terre. Dans quelques-unes des poches desséchées creusées par la chaleur à une grande hauteur, couleurs terrestres et extraterrestres se livraient une guerre dont l’issue paraissait encore incertaine.
Sous le dôme translucide, des formes élevées se dressaient comme des ombres indistinctes, inquiétantes. Entre la crête de l’escarpement et le dôme, il fallait progresser à découvert. Serpent paniquait de se sentir si visible, car sa silhouette se détachait sur le ciel.
Le fou la rejoignit.
— Suivons le sentier, dit-il. Il désignait les « plates-feuilles » qu’aucune piste ne traversait. La direction qu’il indiquait était coupée en plusieurs points par les veines sombres des reptiliennes.
Serpent s’avança vers le tapis rouge et risqua un pied prudent sur le bord d’une feuille. Rien ne se produisit. C’était exactement comme si elle foulait un feuillage ordinaire. En dessous le sol avait la dureté d’une roche quelconque.
Le fou la dépassa, se dirigeant à grands pas vers le dôme. Serpent le saisit par l’épaule.
— Les serpents du rêve ! cria-t-il. Vous m’avez promis.
— Avez-vous oublié que North vous a banni ? Si vous pouviez entrer ici comme dans un moulin, auriez-vous besoin de moi ?
Le fou fixa le sol.
— Il ne sera pas content de me voir, murmura-t-il.
— Restez derrière moi, et tout ira bien.
Serpent entreprit de traverser le tapis feuillu, qui cédait à peine sous son poids, y posant le pied avec précaution pour le cas où ces larges carpettes rouges cacheraient une fissure encore inoccupée par les reptiliennes bleues. Son compagnon la suivit.
— North aime les nouveaux venus, dit-il. Il est heureux qu’ils viennent lui demander de les faire rêver. Alors il va peut-être m’aimer de nouveau, conclut-il sur un ton nostalgique.
Les bottes de Serpent laissaient des marques sur les plates-feuilles incarnates tandis qu’elle se frayait un chemin sur l’affleurement rocheux qui soutenait le dôme crevé. Une seule fois elle se retourna : depuis le bord de l’escarpement elle avait laissé des places de pas violacés sur le tapis rouge. Les empreintes du maniaque étaient beaucoup plus légères. Il avançait un peu en crabe de manière à ne pas perdre de vue le dôme ; la fascination qu’exerçaient sur lui les serpents du rêve semblait l’emporter sur sa peur de North.
La bulle oblongue était encore plus vaste qu’elle ne semblait vue de la crête. Son flanc translucide s’élevait en une courbe douce, immense, jusqu’au point le plus élevé du dôme. Le côté dont Serpent s’approchait était strié de veines multicolores qui, progressivement, vers l’extrémité la plus éloignée de l’édifice, très loin à droite, s’effaçaient pour laisser la place au gris d’origine. À gauche, au contraire, du côté où le dôme se rétrécissait, les couleurs des stries se faisaient plus éclatantes.
La guérisseuse atteignit le dôme. Les plates-feuilles en bordaient le bas jusqu’à hauteur du genou, mais plus haut le plastique était vierge. Serpent y colla son visage, entre une raie orange et une raie violette, pour en scruter l’intérieur en faisant écran à la lumière du jour avec ses mains. Les formes qu’il renfermait étaient toujours floues, étranges. Rien ne bougeait.
Elle longea les stries colorées dans la direction où leur éclat s’avivait.
Lorsqu’elle atteignit son extrémité resserrée, elle comprit pourquoi on appelait cet édifice le dôme crevé. Serpent ne pouvait concevoir quel agent destructeur avait pu être assez puissant non seulement pour le déformer par fusion, mais pour percer une ouverture dans une matière qu’elle avait crue, justement, indestructible. Une grande étoile de fêlures irisées rayonnait autour de l’ouverture sur le plastique gondolé. La chaleur avait dû cristalliser cette matière, car les bords de la cassure s’étaient détachés, laissant une vaste entrée aux contours déchiquetés. Des globes de plastique, fluorescents, jonchaient le sol entre les feuilles des plantes étrangères. Serpent s’approcha de l’entrée avec précaution. Le fou recommença à geindre en un vague fredonnement.
— Chut ! dit la guérisseuse sans se retourner, sur quoi il se calma.
Fascinée, Serpent se hissa jusqu’à l’ouverture. Elle en sentit les arêtes aiguës sous ses paumes, mais sans y prêter attention. Dans le dôme, là où la paroi s’incurvait jadis pour former le toit, toute une partie de la voûte de plastique s’était affaissée jusqu’à hauteur d’homme. Ici et là le plastique avait filé, du plafond au plancher, formant comme les cordes d’une harpe géante. Serpent mit le doigt sur l’une d’elles, elle résonna sourdement et la visiteuse s’empressa de l’immobiliser pour la réduire au silence.
L’éclairage était rougeâtre, fantastique. Serpent ne cessait de cligner des yeux, comme pour éclaircir sa vision. Pourtant elle y voyait très bien, mais elle ne s’était pas encore habituée à ce décor d’un autre monde. Le dôme renfermait toute une jungle extraterrestre devenue sauvage, qui ne se limitait plus, loin de là, aux reptiliennes et aux plates-feuilles. Une plante grimpante gigantesque, dont le diamètre du tronc dépassait tout ce que Serpent avait jamais vu, escaladait les murs de l’édifice, poussant des surgeons qui exploraient le plastique fragilisé, y enfonçant leurs vrilles pour trouver là une prise précaire. Cette plante tissait une sorte de dais au plafond, avec ses minuscules et délicates feuilles bleuâtres, et des fleurs énormes, mais faites de milliers de pétales encore plus petits que les feuilles.
Serpent pénétra plus avant dans le dôme, là où la chaleur de l’explosion, moins intense, n’avait pas affaissé le plafond. Çà et là une plante grimpante s’était accrochée à la paroi, puis lorsque le plastique était trop solide pour être brisé ou trop lisse pour offrir une prise, était retombée à terre. Aux plantes grimpantes succédèrent des arbres, ou ce qui en tenait lieu. L’un se dressait sur un mamelon, et c’était une masse enchevêtrée de tiges ou branches qui s’entortillaient à foison et s’élevaient bien plus haut que la tête de Serpent, s’élargissant de la base au sommet pour former comme un cône reposant sur la pointe.
Se remémorant une vague description du fou, Serpent désigna un monticule central dont le sommet n’était pas loin d’atteindre la voûte de plastique.
— Par là, hein ? dit-elle tout bas.
Accroupi derrière elle, le fou marmonna des paroles qui pouvaient passer pour un acquiescement. Serpent repartit. Elle avança sous la sombre dentelure des arbres enchevêtrés et, de temps à autre, dans des zones de lumière colorée, là où les blessures irisées de l’édifice filtraient les rayons solaires. Serpent était à l’affût du moindre bruit, voix humaine, sifflement léger de serpents au nid ou tout autre indice sonore. Mais l’air lui-même était immobile.
Le terrain commença à grimper ; ils atteignirent le pied du monticule. Serpent voyait affleurer çà et là une roche volcanique noire, sans doute apportée d’un autre monde. Elle était d’aspect ordinaire, mais non les plantes qui poussaient là. La couverture végétale présentait là l’apparence d’une fine chevelure brune ; elle en avait la texture lisse et soyeuse. Le fou montrait le chemin, suivant une piste inexistante. Serpent le suivait péniblement. La pente se faisait plus abrupte, et des gouttes de sueur perlaient sur son front. Elle recommençait à souffrir du genou et pestait en sourdine. Un caillou roula sous les plantes capillaires qu’elle foulait et son pied glissa. Elle s’accrocha à la végétation afin d’amortir sa chute et cette herbe fut assez résistante pour lui permettre de se redresser ; il lui en restait une touffe dans la main : de longues tiges dont chacune, à la manière d’un cheveu, avait sa racine délicate.
Ils continuèrent à monter sans que personne les interpelât. La sueur sécha sur le front de Serpent : l’air devenait plus frais. Le fou, la bouche fendue d’un large sourire, marmottant, grimpait avec ardeur. La fraîcheur fut bientôt comme un murmure de l’air ambiant descendant la pente à la manière d’un ruisseau. Serpent avait pensé que le haut du monticule serait tiédi par la chaleur retenue prisonnière sous la voûte du dôme. Mais plus elle grimpait, plus la brise se faisait froide et vive.
Une fois franchie la zone des plantes capillaires, un nouveau type d’arbre se présenta. Comme ceux d’en bas, ils étaient formés de branches entrelacées et de racines tordues en masse compacte, avec de minuscules feuilles agitées par la brise. Mais ils ne s’élevaient qu’à quelques mètres et se groupaient par trois ou davantage, la symétrie de chacun d’eux étant détruite par le voisinage des autres. La forêt s’épaississait. Enfin apparut un sentier qui serpentait entre les troncs torsadés. Une fois enfermée dans cette sylve, Serpent rejoignit le fou et l’arrêta.
— Désormais vous resterez derrière moi, c’est compris ?
Il acquiesça sans la regarder.
Le dôme diffusait la lumière du soleil de telle sorte que rien ne projetait d’ombre et cette lumière parvenait tout juste à filtrer à travers la voûte des branches noueuses. De petites feuilles frémissaient dans la brise. Serpent continuait son chemin. Le roc, sous ses bottes, avait fait place à un sentier mollement tapissé d’humus et de feuilles mortes.
Sur la droite un rocher impressionnant se dressait en une courbe douce pour former une corniche d’où l’on devait avoir vue sur la plus grande partie du dôme. Serpent songea un instant à l’escalader, mais elle eût craint d’être trop visible. Elle ne voulait pas que North et ses amis pussent l’accuser de les espionner, ni qu’ils fussent avertis de sa présence avant qu’elle eût pénétré dans leur camp. Elle frissonnait car la brise s’était muée en un vent froid.
D’un coup d’œil elle voulut s’assurer que le fou la suivait bien. Et elle le vit galoper vers le rocher en surplomb en agitant les bras. Toute saisie, Serpent hésita. Sa première pensée fut qu’il avait décidé, tout bien considéré, de se tuer. Elle vit alors Melissa se précipiter vers lui.
— North ! cria-t-il.
Melissa, se jetant sur lui et lui donnant un coup d’épaule, le plaqua au sol. Serpent s’élança vers eux ; Melissa luttait pour l’empêcher de se relever, lui pour se dégager. Son cri se répéta en échos multiples répercutés par les murs et la voûte ondulée du dôme. Melissa, empêtrée dans les membres décharnés et la vaste robe de son adversaire, cherchait à tâtons son couteau sans cesser de maintenir ses jambes clouées au sol.
Serpent sépara Melissa de son ennemi avec toute la douceur possible. Le fou se retourna avec des mouvements saccadés, prêt à pousser un nouveau cri, mais Serpent dégaina son propre couteau et le brandit sous son menton. Son autre main était crispée. Elle l’ouvrit lentement, faisant taire sa colère.
— Qu’est-ce qui vous a pris ? Hein ? Nous avions fait un pacte.
— North…, murmura-t-il. North va m’en vouloir. Mais si je lui amène des nouveaux venus…
Serpent regarda Melissa, qui avait les yeux fixés au sol.
— Je ne t’ai pas promis de ne pas te suivre, dit-elle. J’y ai bien pris garde. Je sais que c’est de la triche, mais…
Elle leva la tête et soutint le regard de Serpent.
— Il y a des choses que tu ne sais pas sur les gens. Tu leur fais trop confiance. Il y a des choses que je ne sais pas, moi non plus, bien sûr, mais ce sont des choses différentes.
— N’en parlons plus. Tu as raison. J’ai eu tort de lui faire confiance. Merci de l’avoir arrêté.
Melissa haussa les épaules.
— Nous ne sommes pas plus avancés. Je ne sais pas où ils nichent mais ils savent maintenant que nous sommes ici.
Le fou commença à pousser de petits rires, roulant sur lui-même les bras serrés autour de la taille.
— North va recommencer à m’aimer.
— La ferme ! dit Serpent. (Elle rengaina son couteau.) Melissa, il faut que tu sortes du dôme avant d’être vue.
— Viens avec moi, je t’en prie, dit Melissa. Tout est dingue ici.
— Il faut que quelqu’un puisse parler de cet endroit à mes amis.
— Je me moque de tes amis ! Pour moi, c’est toi qui comptes. J’aurais bonne mine si j’allais leur dire que je t’ai laissé tuer par un fou !
— Melissa, sois gentille, nous n’avons pas le temps de discuter.
L’enfant rajusta son foulard de tête de façon qu’il recouvrît le côté brûlé de son visage. Contrairement à Serpent, elle n’avait pas changé de tenue après avoir quitté le désert.
— Tu devrais me permettre de rester avec toi, dit-elle.
Elle tourna le dos à Serpent, les épaules voûtées, et commença à descendre le sentier.
— Ton vœu sera exaucé, mon enfant.
La voix qui disait ces mots était grave, courtoise.
Serpent crut un instant que le fou venait de parler normalement, mais il était tapi à côté d’elle sur le roc nu, et une quatrième personne se tenait maintenant sur la piste. Melissa, s’étant immobilisée, le regarda avec de grands yeux puis recula.
— North ! cria le fou, je vous amène du monde. Et je vous ai averti, je ne voulais pas qu’elles vous surprennent. Vous m’avez entendu ?
— Je t’ai entendu. Et je me suis demandé pourquoi tu étais revenu malgré mon interdiction.
— Je pensais que vous aimeriez ces gens-là.
— Et c’est tout ?
— Oui !
— En es-tu bien sûr ?
Le ton restait courtois, mais on y sentait percer une ironie sarcastique, plaisir sadique corroboré par un sourire plus cruel que bienveillant.
La silhouette de North paraissait fantastique dans la pénombre ; il était en effet très grand, si grand qu’il lui fallait se courber sous le tunnel de feuillage. C’était pathologique, un cas de gigantisme pituitaire, diagnostiqua Serpent. Sa maigreur accentuait ses moindres malformations. Il était tout de blanc vêtu, atteint d’albinisme par-dessus le marché : cheveux, sourcils et cils blancs comme de la craie, yeux bleus très pâles.
— Oui, North, c’est tout.
Le silence, rendu pesant par la présence de North, régnait sur les bois. Serpent crut déceler d’autres mouvements entre les arbres mais elle n’en aurait pas juré. Elle doutait qu’on pût se cacher au milieu de cette végétation. Dans cette sombre forêt d’outreciel, peut-être les arbres pouvaient-ils entortiller et détortiller leurs branches aussi aisément que des amoureux se serrent et se desserrent les mains. Serpent frissonna.
— S’il vous plaît, North, ne me chassez pas. Je vous ai amené deux adeptes.
Serpent fit taire le fou en le touchant à l’épaule.
— Pourquoi êtes-vous venue ? dit North.
Ses conversations avec le fou avaient suggéré à Serpent qu’il pourrait être imprudent de révéler immédiatement à North sa qualité de guérisseuse.
— Comme tout le monde, dit-elle. Pour les serpents du rêve.
— Vous détonnez sur ma clientèle habituelle ; vous n’avez pas le physique.
Il s’avança vers Serpent. La dominant de sa haute taille dans la pénombre, il la regarda, puis ses yeux se posèrent sur le fou, enfin sur Melissa. Son regard s’adoucit.
— Ah, je vois. C’est pour elle que vous êtes venue.
Melissa dut se contenir pour ne pas lui lancer un démenti hargneux. Elle s’imposa de rester calme.
— Nous sommes venus tous les trois ensemble, dit Serpent. Tous pour la même raison.
Elle sentit le fou prêt à se précipiter vers North pour se jeter à ses pieds. Elle serra plus fortement sa main sur le saillant osseux de l’épaule du fou, ce qui eut pour effet de le replonger dans un état léthargique.
— Et que m’apportez-vous en échange de votre initiation ?
— Je ne comprends pas, dit Serpent.
North se rembrunit, mais pour éclater de rire aussitôt.
— Il vous a donc amenées ici sans rien vous dire de nos coutumes ! Je reconnais bien là ce pauvre imbécile.
— Mais je les ai amenées, North. Je les ai amenées.
— Et elles t’ont amené à moi. Piètre rétribution !
— Nous pourrons nous entendre sur la rétribution lorsque nous serons parvenus à un accord.
De voir North s’ériger en demi-dieu, exiger un tribut, asseoir son autorité sur le pouvoir des serpents du rêve mettait Serpent dans une colère telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé. Ou plutôt cela l’outrageait. Son éducation l’avait imprégnée de la conviction qu’il était immoral, impardonnable d’employer les serpents des guérisseurs à la satisfaction d’ambitions personnelles. Elle avait eu l’occasion d’entendre raconter aux enfants, dans les familles qu’elle visitait, des histoires de tristes sires qui usaient de pouvoirs magiques pour devenir des tyrans ; et toujours ils finissaient mal. Mais les guérisseurs étaient à l’abri de pareilles tentations. Non par peur, mais par amour-propre.
North avança de quelques pas en boitillant.
— Ma chère enfant, vous ne comprenez pas. Quiconque pénètre dans mon camp n’en ressort que si je puis compter sur sa loyauté. En premier lieu, vous n’aurez pas envie de me quitter. Ensuite, si j’envoie quelqu’un à l’extérieur, c’est une preuve de confiance. Un honneur.
— Et lui ? dit Serpent, désignant le fou d’un geste de la tête.
North eut un rire sans joie.
— Je ne l’ai pas envoyé au-dehors. Je l’ai exilé.
— Mais je sais où sont leurs affaires, North ! cria le fou en s’arrachant à Serpent qui, écœurée, ne chercha pas à le retenir. « Vous n’avez pas besoin d’elles, mais de moi seulement. »
Se jetant à genoux devant North, il lui enveloppa les jambes de ses bras.
— Tout est dans la vallée, dit-il. Il n’y a qu’à se baisser pour le ramasser.
Les yeux de North allèrent du fou à la guérisseuse, qui haussa les épaules.
— Mon matériel est bien protégé, dit-elle. Cet homme peut vous y conduire mais vous ne pourrez pas vous l’approprier.
Elle s’abstint cependant de révéler sa profession.
North se dégagea de l’étreinte du fou.
— Ma santé délicate, dit-il, m’interdit de descendre dans la vallée.
Un petit sac pesant atterrit aux pieds de North.
— Si vous exigez être payé rien que pour parler aux gens, dit Melissa d’un ton agressif, prenez.
North se courba péniblement et ramassa le sac contenant l’argent des gages de la fillette. Il l’ouvrit et en versa le contenu dans sa main. L’or brillait, même dans la pénombre de la forêt. Il fit tinter les pièces d’un air pensif.
— C’est bien, disons comme acompte. Il va falloir déposer vos armes, bien entendu, puis nous nous rendrons chez moi.
Serpent retira son couteau de sa ceinture et le jeta à terre.
— Serpent…, murmura Melissa.
Elle leva les yeux vers elle, affligée, manifestement étonnée de son geste, pour elle incompréhensible, la main crispée sur la poignée de son propre couteau.
— Si nous voulons qu’il nous fasse confiance, il faut lui faire confiance, dit Serpent.
En réalité cette confiance, elle était bien décidée à ne pas la lui accorder. Mais des couteaux ne seraient pas d’un grand secours contre plusieurs adversaires, ce North n’était sans doute pas venu seul.
« Mon enfant chérie, pensa Serpent, je n’ai jamais dit que ce serait facile. »
North fit un pas vers Melissa. Elle recula ; les jointures de ses doigts étaient blanches.
— N’aie pas peur de moi, ma petite. Et ne fais pas la maligne. J’ai plus d’un tour dans mon sac.
Les yeux fixés au sol, Melissa dégaina lentement son couteau et le jeta à ses pieds.
D’un geste saccadé de la tête, North fit signe au fou d’aller vers Melissa.
— Fouille-la.
Serpent posa la main sur l’épaule de sa fille, crispée, tremblante.
— Inutile de la fouiller, je vous donne ma parole qu’elle n’a pas d’autre arme sur elle.
Serpent sentait que Melissa était prête à craquer : son effort pour se maîtriser ne pourrait résister à la haine et au dégoût que lui inspirait cet individu.
— Raison de plus pour la fouiller, dit North. Nous n’exigerons pas une fouille trop minutieuse ; je ne suis pas un fanatique. Voulez-vous que nous commencions par vous ?
— Ce serait préférable, dit Serpent.
Elle leva les mains. North la tâta, la fit tourner, étendre les bras, se pencher en avant et empoigner les branches torsadées d’un arbre. Si elle ne s’était pas inquiétée pour Melissa, toute cette mise en scène l’aurait divertie.
Serpent trouvait l’opération interminable. Elle allait se tourner une fois de plus lorsque de son doigt pâle, North tâta sur sa main la cicatrice luisante de sa récente morsure.
— Ah, dit-il tout bas, si près de la jeune femme qu’elle sentait son haleine chaude et fétide, vous êtes guérisseuse.
Serpent entendit se débander l’arbalète juste après que son trait fut entré dans son épaule, au moment où elle se sentit envahie par une vague de douleur. Ses genoux vacillèrent mais elle ne put tomber : le projectile l’avait clouée au tronc de l’arbre torsadé, et sa force acheva de se consumer en vibrations qui se propageaient dans tout son corps. Melissa hurla de fureur. Serpent sentait son sang couler tout chaud sur son sein et sur son omoplate. De sa main gauche elle chercha l’endroit où la mince flèche était sortie de sa chair pour se planter dans l’arbre, mais ses doigts glissaient et le bois de l’arbre retenait solidement la pointe du trait. Melissa la soutenait de son mieux. Des voix s’entrelaçaient derrière elle pour former une longue traînée sonore.
Quelqu’un empoigna la flèche et, d’un coup sec, l’extirpa de son épaule en lui imprimant un mouvement de torsion. Le frottement du bois sur ses os lui arracha un hoquet de douleur. La pointe lisse de métal frais glissa hors de la plaie.
— Tuez-la maintenant, dit le fou, tout surexcité. Tuez-la et laissez-la pourrir ici pour l’exemple.
Le cœur de Serpent, pompe foulante, faisait gicler son sang chaud sur son épaule. Elle chancela, se rattrapa, tomba à genoux. Le choc la frappa au creux des reins ; toute vibrante de douleur, elle s’efforçait en vain de se dérober à cette torture, comme ce pauvre petit Sève qui se contorsionnait, la colonne fracturée.
Melissa lui faisait face ; sa tête rousse et son visage brûlé découverts, aveuglée par ses larmes, chuchotant des paroles de réconfort comme elle aurait fait pour un cheval, elle s’employait, maladroitement, à enrouler son foulard autour de la blessure. « Que de sang pour une petite flèche », pensa Serpent. Elle s’évanouit.
Elle fut réveillée par le froid. Reprenant conscience, elle fut surprise d’être encore en vie. La haine exhalée par North lorsqu’il avait décelé sa profession ne lui avait laissé aucun espoir. Son épaule lui faisait atrocement mal, mais ce n’était plus cette douleur lancinante qui détruit la faculté de penser. Elle fléchit sa main droite. Elle était faible mais elle remuait.
Elle se leva péniblement, frissonnante, clignant des yeux, la vue trouble.
— Melissa, murmura-t-elle.
North, à côté d’elle, éclata de rire.
— N’ayant pas encore le privilège d’être guérisseuse, elle est indemne.
Un air froid soufflait autour de Serpent. Elle secoua la tête et se frotta une manche sur les yeux. Sa vision s’éclaircit brusquement. L’effort qu’elle fit pour s’asseoir la fit transpirer, et sa sueur fut aussitôt glacée. North était assis devant elle, souriant, flanqué de ses amis qui formaient un cercle autour d’elle. Le sang avait séché sur sa chemise sauf à l’endroit précis de sa blessure ; elle avait donc dû rester inconsciente un certain temps.
— Où est-elle ?
— Elle n’a rien à craindre, dit North. Elle peut rester avec nous. Ne vous inquiétez surtout pas, elle sera heureuse ici.
— Elle ne voulait pas venir. Ce n’est pas là le genre de bonheur qu’elle souhaite. Laissez-la rentrer chez elle.
— Je vous l’ai déjà dit, je n’ai rien contre elle.
— Et qu’avez-vous contre les guérisseurs ?
North fixa longuement la jeune femme.
— Je pensais que ça sautait aux yeux.
— Je suis désolée, dit la guérisseuse. Nous pourrions probablement vous donner la capacité d’élaborer en vous de la mélanine, mais nous ne sommes pas des magiciens.
L’air glacial qui l’inondait pas vagues soufflait d’une caverne située derrière elle ; ses bras en avaient la chair de poule. Ses bottes avaient disparu ; les pierres glacées pompaient la chaleur de ses plantes de pied. Mais le froid endormait aussi sa douleur à l’épaule. Puis elle fut prise d’un violent frisson, et sa souffrance se réveilla, plus atroce encore que précédemment. Le souffle coupé, elle ferma les yeux un moment, puis se tint immobile, plongée dans ses propres ténèbres, respirant profondément et chassant de son esprit toute perception de sa blessure. Son dos avait recommencé à saigner, à un endroit où il lui était difficile d’intervenir. Elle espérait que Melissa se trouvait dans un lieu plus chaud ; et elle se demandait où étaient les serpents du rêve ; n’avaient-ils pas besoin de chaleur pour survivre ?
Serpent ouvrit les yeux.
— Et votre grande taille…, dit-elle.
North eut un rire amer.
— Dieu sait si je ne suis pas tendre pour les guérisseurs, mais je n’ai jamais dit qu’ils manquaient d’aplomb.
— Quoi ? demanda Serpent, l’esprit embrumé. (La perte de sang troublait son cerveau, et elle prenait North pour un quelconque patient.) Nous aurions pu vous soigner, continua-t-elle, si nous vous avions examiné dès le début. Vous avez dû atteindre cette taille avant que l’on songe à vous faire consulter un guérisseur.
La face pâle de North s’empourpra de fureur.
— Taisez-vous !
Il se dressa d’un bond et força Serpent à se lever. Elle plaqua le bras sur son flanc droit.
— Crois-tu que je veuille entendre cela ? Crois-tu que j’aie envie de m’entendre seriner que j’aurais pu être comme les autres ?
Il poussa Serpent vers la caverne. Fouettée par le vent, elle chancela, mais il la releva sans ménagement.
— Les guérisseurs ! Où étiez-vous quand j’avais besoin de vous ? Je vais te montrer le cas que je fais de vous.
— North, s’il te plaît, North !
Ce cri venait du pauvre dingue qui avait amené Serpent en ce lieu. Il était sorti du cercle des disciples décharnés de North, qui n’étaient plus pour la jeune femme que des formes vagues.
— Elle m’a aidé, North, je veux prendre sa place.
Il tirait sur la manche du maître, gémissant et suppliant. North le repoussa, il tomba et resta à terre.
— Ta cervelle est troublée, dit North. Ou bien tu me prêtes ta folie.
L’intérieur de la grotte scintillait à la lueur de torches fumantes, et sur ses murs la glace brillait en menus joyaux. Au-dessus des torches, la suie s’étalait sur la pierre en grandes taches rondes. L’eau qui suintait de la roche formait des flaques boueuses qui s’étalaient sur le sol avant de se réunir en un ruisselet. En tombant partout goutte à goutte, cette eau produisait un son clair et froid de cristal heurté. À chaque pas, Serpent sentait son épaule se déchirer, et elle n’avait plus la force de faire taire cette douleur. L’air était chargé d’une odeur de poix brûlée. Lentement, elle prit conscience d’un bruit sourd, le ronronnement d’un moteur ; elle le sentait plutôt qu’elle ne l’entendait. Il s’insinuait dans son corps, dans ses os.
Devant elle le tunnel s’éclairait. Il se terminait brusquement par une ouverture donnant sur une dépression creusée dans la colline ; c’était comme le cratère d’un volcan, mais manifestement creusé de main d’homme. À l’orée du tunnel glacial, Serpent clignait des yeux, promenant autour d’elle des regards hébétés. Elle voyait s’ouvrir d’autres tunnels, tels des yeux aveugles braqués sur les siens. Au-dessus d’elle le dôme était comme un ciel gris, dépourvu de directions. L’air froid affluait du tunnel le plus spacieux, formant un lac presque palpable drainé par les tunnels de moindre importance. North poussa Serpent. Elle voyait des choses, sentait des choses, mais sans réagir. Elle en était incapable.
— Descendez. Avec ça.
North, d’un coup de pied, fit tomber dans une profonde fissure creusant le roc sous le centre du cratère un tas de cordage et de bois qui s’y déroula avec fracas : c’était une échelle de corde. Son extrémité inférieure, plongée dans les ténèbres, était invisible.
— Descends, répéta North. Ou bien faut-il qu’on te jette dedans ?
— North, de grâce, gémit le fou.
Serpent comprit soudain ce qui l’attendait. Elle se mit à rire sous le regard ébahi de North. Elle sentait une grande force, empruntée au vent, à la terre, affluer en elle.
— Est-ce ainsi que vous torturez les guérisseuses ? dit-elle.
Elle fit volte-face pour s’engager dans la crevasse, surexcitée mais maladroite. Se tenant d’une seule main et s’assurant, de ses orteils nus, une bonne prise pour chaque échelon, elle descendit lentement dans les ténèbres glaciales.
Au-dessus d’elle, elle entendit le fou éclater en sanglots désespérés.
— Vous verrez comment vous vous sentirez demain matin, dit North.
La voix du fou s’éleva, terrifiée :
— Elle va tuer tous les serpents du rêve, North ! C’est pour ça qu’elle est venue ici.
— Une guérisseuse, tuer des serpents du rêve ? dit North. Je voudrais bien voir ça.
D’après les échos produits par le choc des barreaux contre la paroi de la crevasse, Serpent sut qu’elle approchait du fond. L’obscurité n’était pas complète et ses yeux s’y habituaient progressivement. Transpirant et frissonnant, elle dut s’arrêter. Elle reposa le front contre la pierre froide. Ses orteils et les jointures de sa main gauche étaient écorchés, car l’échelle pendait au ras de la paroi rocheuse.
Ce fut alors qu’elle entendit enfin le bruissement que font en rampant de petits serpents. Cramponnée aux cordes. Serpent scruta les ténèbres de la fosse. Un mince filet de lumière pénétrait en son centre.
Un serpent du rêve rampa d’un mouvement lent d’une des limites obscures à l’autre. Serpent descendit à tâtons les derniers mètres et, avec le maximum de précautions, sonda le sol de son pied engourdi pour s’assurer qu’aucun animal ne s’y mouvait. Elle s’agenouilla sur une pierraille glaciale et coupante. Seul le sang frais qui coulait de son épaule lui apportait une sensation de chaleur. Elle explora d’une main prudente les éclats de roche jonchant le sol. Ses doigts effleurèrent les écailles lisses d’un serpent qui fuyait sans bruit. Un autre reptile passa à sa portée et cette fois elle s’en saisit. Elle sentit une douleur en deux points minuscules de la main. Souriante, la main douce, elle tint le serpent du rêve derrière la tête, préservant ainsi son venin par habitude. Elle l’approcha de ses yeux pour l’examiner. Ce n’était pas un reptile apprivoisé et doux comme le pauvre Sève. En animal sauvage, il se tortillait, fouettait l’air de sa queue, faisait jaillir sa délicate langue tridentée vers sa ravisseuse et la happait dans sa gueule pour goûter l’odeur de l’intruse. Mais il ne sifflait pas ; Sève non plus n’avait jamais sifflé.
Ses yeux s’habituant toujours davantage, Serpent découvrit progressivement le reste de la fosse ; elle était emplie de serpents du rêve de toutes tailles, les uns solitaires, d’autres grégaires au point de grouiller en masses enchevêtrées. C’était la première fois de sa vie qu’elle en voyait en si grand nombre ; même si tous les guérisseurs regagnaient en même temps leur centre avec chacun son serpent du rêve, ils ne pourraient en réunir une telle quantité.
Celui qu’elle tenait se calma dans la maigre chaleur de sa main. Une goutte de sang se forma sur chaque perforation de la morsure, mais la douleur causée par le venin n’avait duré qu’un instant. Assise sur les talons, la guérisseuse caressa le serpent sur la tête. Elle se remit à rire. Elle savait qu’il lui fallait se contrôler : son rire relevait plus de l’hystérie que de la joie. Mais pour le moment elle riait.
— Rira bien qui rira le dernier, guérisseuse, lança la voix de North répercutée par la pierre en un écho caverneux.
— Pauvre imbécile ! répliqua-t-elle avec allégresse.
Elle avait d’autres serpents du rêve dans la main et tout autour d’elle. Elle riait du côté comique de ce châtiment car c’était comme la réalisation d’un rêve d’enfant. Elle riait aux larmes mais pendant un instant ce furent des larmes d’affliction. Elle savait que North, lorsqu’il constaterait l’inefficacité de cette torture, en trouverait une autre. Elle renifla, toussa, s’essuya le visage avec un pan de sa chemise. Elle avait un moment de répit.
Elle vit alors Melissa.
Elle était recroquevillée sur la rocaille de l’extrémité resserrée de la fosse. Serpent s’avança vers elle avec précaution pour ne pas faire de mal aux serpents gisant sur le sol, ni effrayer ceux qui s’étaient enroulés autour des bras et du corps de sa fille, ou formaient des vrilles vertes dans ses cheveux roux.
Agenouillée à côté de Melissa, elle la débarrassa, d’une main douce, de tous ces serpents sauvages. On lui avait ôté sa robe et coupé son pantalon aux genoux. Elle avait les bras nus et ses bottes, comme celles de sa mère, avaient disparu. Elle était ligotée et, pour s’être débattue, avait les poignets écorchés. Ses bras et ses jambes étaient piquetés de petites morsures sanguinolentes. Un serpent enfonça ses crochets dans la chair de Serpent et se retira si rapidement qu’elle eut à peine le temps de l’entrevoir. Les dents serrées, la guérisseuse se rappela ces mots du fou : « Le mieux, c’est lorsqu’ils vous frappent partout à la fois. »
Serpent, tout en bloquant le passage aux serpents attirés vers Melissa, libéra ses poignets en dénouant, non sans mal, la corde qui la ligotait. La peau de l’enfant était froide et sèche. Serpent la souleva de son bras gauche tandis que les reptiles sauvages rampaient sur ses propres pieds. Une fois de plus elle se demanda comment ils pouvaient vivre dans ce froid. Jamais elle n’aurait osé exposer Sève à une telle température, même enfermé dans la sacoche : elle l’en aurait sorti, l’aurait réchauffé dans ses mains et laissé s’enrouler autour de sa gorge.
La main inerte de Melissa glissa sur le roc ; le moindre frottement, sur la pierre ou sur du tissu, faisait jaillir du sang de ses morsures. Serpent réussit à placer l’enfant sur ses genoux pour l’isoler du sol glacial. Son pouls était lent et fort, sa respiration profonde ; mais la guérisseuse craignait qu’elle ne s’arrêtât complètement tant il s’écoulait de temps entre chaque cycle respiratoire.
La pression du froid était implacable ; elle refoulait la douleur à l’épaule de Serpent, mais lui pompait son énergie. Rester éveillée, pensait-elle. À tout prix. Melissa peut cesser de respirer, son cœur peut flancher par suite d’une trop grande absorption de venin, et alors il faudra la soigner. Mais, malgré elle, sa vue se troublait et ses paupières s’abaissaient ; chaque fois qu’elle allait s’endormir, dodelinant de la tête, elle se réveillait d’une secousse. Une pensée réconfortante s’insinua dans son esprit : le venin de serpent du rêve ne tue pas. On lui survit ou l’on meurt de sa maladie quand l’heure est venue. Il n’y a pas de risque à dormir, elle ne mourra pas. Mais Serpent ne connaissait aucun exemple d’une pareille absorption du venin, et Melissa n’était qu’une enfant.
Un serpent minuscule glissa entre sa jambe et la paroi de la crevasse. Elle le cueillit de sa main droite engourdie et le regarda avec émerveillement. Lové dans sa paume, il la fixait de ses yeux sans paupières, sa langue tridentée explorant l’air. Lui trouvant quelque chose d’insolite, elle l’examina de plus près.
C’était un serpenteau fraîchement éclos, à en juger par son bec corné, commun à de nombreuses espèces de serpents nouveau-nés. Serpent savait maintenant comment North se procurait ces serpents. Il ne les recevait pas d’un autre monde. Il ne les obtenait pas par clonage. Il avait une population qui se reproduisait. Il y en avait de tout âge dans cette fosse, des nouveau-nés comme des adultes d’une taille dépassant tout ce que Serpent avait jamais vu en fait de serpents du rêve.
Elle s’était retournée pour déposer le serpenteau derrière elle lorsque sa main cogna le mur. Effrayé, l’animal frappa. Le coup d’épingle de ses minuscules crochets fit tressaillir la jeune femme. Le petit ophidien s’échappa de sa main et disparut dans les ténèbres.
— North ! cria Serpent d’une voix rauque. (Elle s’éclaircit la gorge et lança un nouvel appel) : North !
Au bout d’un moment sa silhouette apparut au bord de la crevasse. À voir son sourire tranquille, la guérisseuse fut fixée : il s’était attendu à ce qu’elle le suppliât de la libérer. Il observa la façon dont elle s’était placée pour faire barrage entre Melissa et les serpents.
— Il ne dépend que de vous qu’elle soit libre, dit-il. Cessez d’éloigner d’elle mes créatures.
— Vos créatures sont gaspillées ici. Vous devriez en faire profiter tous les hommes. Ils vous rendraient hommage, les guérisseurs en particulier.
— Cet hommage, je le reçois ici de mes amis.
— Mais ce doit être une vie difficile. Vous pourriez vivre dans le confort et l’aisance.
— Il n’est point de confort pour moi. Vous devriez être la première à le comprendre. Que je couche sur la dure ou sur un matelas de plumes, cela ne change rien.
— Vous avez réussi à faire se reproduire les serpents du rêve.
Serpent regarda sa fille. Plusieurs serpents s’étaient insinués vers elle. L’un d’entre eux était sur le point d’atteindre son bras. La jeune femme s’en saisit et fut mordue à la place de sa fille. Indifférente à la douleur et aux crochets de tous ces reptiles, elle les attrapa pour les replacer derrière elle.
— Je ne sais pas comment vous faites, continua-t-elle, mais vous devriez faire profiter les autres de votre secret.
— Et quelle serait votre place dans ce projet ? Seriez-vous mon héraut ? Vous pourriez, dans chaque ville danser pour attirer les gens, et annoncer ma venue.
— Je ne vous cache pas que je n’ai aucune envie de mourir ici.
North ricana.
— Vous pourriez, dit Serpent, faire du bien à tant de gens. Si vous n’avez pu être soigné quand il le fallait, c’est parce que nous n’avons pas assez de serpents du rêve. Vous pourriez être le bienfaiteur de tous vos pareils.
— Je suis le bienfaiteur de ceux qui viennent à moi, dit North. Et ce sont mes pareils. Ce sont les seuls qui m’intéressent.
Il se tourna pour partir.
— North !
— Quoi ?
— Donnez-moi au moins une couverture pour Melissa. Elle risque de mourir de froid.
— Non, elle ne risque rien si vous l’abandonnez à mes créatures.
Il disparut.
Serpent serra sa fille dans ses bras ; elle sentait dans son propre corps chaque battement lent et lourd du cœur de l’enfant. Glacée, épuisée, elle ne pouvait même plus penser. Le sommeil amorcerait sa guérison, mais il lui fallait rester éveillée, pour le bien de Melissa et pour son propre bien. Une pensée demeurait vivace : braver les désirs de North. Avant toute chose, elle savait que sa fille et elle-même seraient perdues si elles avaient le malheur de lui obéir.
Avec des gestes d’une lenteur calculée pour ne pas éveiller la douleur de son épaule qu’elle avait réussi à juguler, Serpent prit les mains de Melissa dans les siennes et les frotta afin d’y rétablir la circulation sanguine. Quant au sang provenant des morsures de serpents, il était maintenant coagulé. Un reptile se lova autour de sa cheville. Elle agita les orteils et fléchit le pied avec l’espoir de chasser l’animal. C’est à peine si elle sentit ses crochets s’enfoncer dans son coup-de-pied, tant ses extrémités étaient gelées. Elle continuait à frotter les mains de Melissa. Elle les embrassait, elle soufflait dessus pour les réchauffer de son haleine que le froid rendait visible. La pénombre s’obscurcissait. Serpent leva les yeux. L’étroite bande grise du dôme dessinée par les bords de la crevasse était devenue presque noire avec la tombée de la nuit. Serpent se sentit accablée de tristesse. Elle se rappela la nuit où Jesse était morte : elle ne voyait pas d’étoiles, mais la même bande de ciel sombre entre d’abruptes parois rocheuses ; et le froid de la fosse était aussi épuisant que la chaleur du désert. Serpent serra sa fille dans ses bras et se pencha sur elle pour la protéger des ombres. Faute de serpent du rêve, elle n’avait rien pu faire pour Jesse ; à cause des serpents du rêve elle ne pouvait rien faire pour Melissa.
Les reptiles se massèrent et rampèrent dans sa direction, leurs écailles faisant comme un murmure sur la pierre humide… Serpent se réveilla brusquement de son rêve.
— Serpent ?
Ce murmure rauque qu’elle avait entendu, c’était la voix de Melissa.
— Je suis là.
Elle devinait à peine le visage de sa fille. Le jour expirant éclairait faiblement ses cheveux bouclés et ses cicatrices épaisses. Ses yeux avaient une expression lointaine, hébétée.
— J’ai rêvé… Il disait vrai ! cria-t-elle en un accès de colère. Que le diable l’emporte, il disait vrai.
Elle jeta les bras autour du cou de Serpent et se cacha le visage. Sa voix était étouffée.
— Je me suis oubliée un moment, mais on ne m’y reprendra plus, non…
— Melissa… (Melissa se raidit au son de sa voix.) Je ne sais pas ce qui va arriver. North affirme qu’il ne va pas te faire mal. (Mélissa tremblait ou frissonnait.) Si tu te joins à lui…
— Non !
— Melissa…
— Non ! Je ne veux pas ! Je m’en fiche, cria-t-elle d’une voix aiguë, tendue. Ce serait pour moi un autre Ras.
— Ma chérie, tu sais où aller maintenant. Nous en avons déjà parlé. Il faut que les guérisseurs soient renseignés sur cet endroit. Il faut que tu essaies d’en sortir.
Silencieuse, Melissa se serra contre sa mère.
— J’ai abandonné Brume et Sable, dit-elle enfin. Je n’ai pas fait ce que tu désirais, et maintenant ils vont mourir de faim.
Serpent lui caressa les cheveux.
— Ils peuvent attendre un certain temps.
— J’ai peur, murmura Melissa. Et pourtant j’avais promis de ne plus jamais avoir peur. Serpent, si je vais à lui et s’il me dit qu’il va encore me faire mordre, je ne sais pas ce que je ferai. Je ne veux pas m’oublier… mais c’est ce qui est arrivé… un moment… et…
Elle mit le doigt sur la terrible cicatrice entourant son œil. Serpent ne lui avait jamais vu faire ce geste.
— … Ceci a disparu. Rien ne me faisait plus souffrir. Au bout d’un certain temps je ferais tout pour ça.
Melissa ferma les yeux. Serpent attrapa un des serpents et le jeta au loin avec une rudesse dont elle se serait crue incapable.
— Préfères-tu mourir ? demanda-t-elle durement.
— Je ne sais pas, dit Melissa faiblement, comme prête à s’évanouir, ses bras glissant mollement du cou de sa mère. Je ne sais pas. Peut-être, oui.
— Pardonne-moi, Melissa, je ne voulais pas…
Mais l’enfant s’était rendormie ou avait perdu connaissance. Serpent la tenait dans ses bras tandis que la nuit achevait de tomber. Elle entendait les écailles des reptiles glisser sur le roc humide. De nouveau elle imagina qu’ils approchaient d’elle en une vague massive et agressive. Pour la première fois de sa vie, des serpents lui faisaient peur. Puis, pour se rassurer lorsque le bruit lui parut tout proche, elle étendit le bras vers le sol. Alors sa main plongea dans une masse grouillante de corps écailleux se tortillant en tous sens. Elle recula brusquement, le bras constellé de petites perforations douloureuses. Les serpents du rêve recherchaient la chaleur mais si elle les laissait faire, ils s’en prendraient aussi à sa fille. Serpent alla se tapir à l’extrémité étroite de la crevasse. Sa main engourdie se ferma sur un lourd fragment coupant de roche volcanique. Elle s’en saisit gauchement, prête à la jeter sur les serpents sauvages.
Elle baissa la main et ordonna à ses doigts de s’ouvrir. La pierre tomba avec fracas sur d’autres pierres. Un serpent glissa sur son poignet. Détruire ces animaux, c’était pour elle aussi impensable que de sortir de la crevasse, portée par lévitation sur l’air épais et glacial. Pas même pour le bien de Melissa. Elle sentit une larme chaude couler sur sa joue devenue glaciale lorsqu’elle eut atteint son menton. Les serpents du rêve étaient trop nombreux pour qu’elle pût en protéger Melissa, en tout cas North avait vu juste : elle ne pouvait les tuer.
Dans un sursaut de désespoir, elle se leva en utilisant les parois de la crevasse comme points d’appui et en se calant dans l’espace étroit qui les séparait. Melissa était petite pour son âge et encore très maigre, mais son corps inerte paraissait d’un poids énorme. Les mains glacées de Serpent étaient trop engourdies pour lui assurer des prises solides et c’est à peine si elle sentait le roc sous ses pieds nus. Mais elle sentait les serpents du rêve se lover autour de ses chevilles. Melissa glissa dans ses bras et elle la rattrapa de la main droite. L’épaule lui élança brutalement et la douleur se propagea en un va-et-vient tout le long de son épine dorsale. Elle réussit à se cramponner entre les parois convergentes de la crevasse et à maintenir Melissa hors de portée des reptiles.