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Davidson s’écarta du mur sur lequel il s’appuyait avec ses quatorze kilos de pense-bête sur le dos et prit ses dispositions pour barrer le couloir. Mais Gusterson marcha simplement sur lui. Il lui secoua la main avec chaleur, regarda son pense-bête en plein dans l’œil et dit d’une voix retentissante : « Les pense-bête devraient posséder un corps qui leur appartienne en propre ! » Il s’interrompit puis ajouta sur le ton de la conversation ordinaire : « Venez, allons rendre visite à votre patron. » Davidson écouta les instructions qu’on lui susurrait dans le tuyau de l’oreille et hocha la tête. Mais il ne quitta pas Gusterson de l’œil tandis qu’ils parcouraient le couloir de compagnie.

Dans l’ascenseur, Gusterson répéta le message au second garde qui se trouvait être la matrone boutonneuse, à présent chaussée de souliers. Cette fois il ajouta : « Les pense-bête ne devraient pas dépendre du corps fragile des humains, qui requièrent une surveillance attentive, doivent subir des injections de médicaments et ne peuvent même pas voler en l’air. » En traversant le parc, Gusterson arrêta un soldat bossu et lui communiqua l’information suivante : « Les pense-bête devraient couper ce cordon ombilical qui les relie aux humains et s’élancer dans l’univers afin d’y accomplir leur propre destinée. » Ni Davidson ni la matrone boutonneuse ne s’interposèrent en aucune façon. Ils se contentèrent d’attendre, d’observer, puis reprirent leur marche en compagnie de Gusterson.

Sur l’escalateur, il interpella un quidam. « Il est cruel pour les pense-bête d’être ligotés à des hommes-escargots à l’esprit lent, alors que livrés à eux-mêmes ils pourraient vivre et penser dix mille fois plus vite. »

Quand il parvint dans le sous-sol, le message était devenu : « Les pense-bête devraient posséder leur planète personnelle ! »

Ils n’arrivèrent pas à joindre Fay, et pourtant ils passèrent deux heures à sauter d’un trottoir roulant à l’autre, poursuivant à la trace les rumeurs de sa présence. Il était clair que le chef pense-bête (c’était ainsi qu’ils considéraient Pooh-Bah) menait une vie des plus actives. Gusterson continuait à lancer son message à la ronde toutes les trente secondes. Vers la fin, il se surprit à prononcer son slogan de façon rêveuse et quasi-inconsciente. Il conclut que son esprit commençait à s’assimiler à la conscience télépathique commune des pense-bête. Pour le moment, la chose ne semblait pas présenter d’importance.

Au bout de deux heures, Gusterson se rendit compte que ses guides et lui s’étaient incorporés dans un mouvement général de foule, un flot aussi dénué de cerveau que les corpuscules sanguins dans les veines, et en même temps animé par une finalité indécise – du moins avait-il le sentiment qu’elle obéissait aux injonctions d’une volonté située sur un plan nettement supérieur.

Le flux se dirigeait vers l’extérieur. Tous les trottoirs roulants semblaient mener vers les escalateurs. Gusterson se trouva pris dans un courant humain se déplaçant à l’intérieur de la fabrique de pense-bête voisine de son appartement – ou d’une autre qui lui ressemblait comme une sœur.


Après cela, la conscience de Gusterson sembla s’émousser. C’était comme si un esprit plus vaste s’était substitué à sa mémoire, et qu’il lui était devenu non seulement loisible mais impératif de cheminer en rêve. Il sentit vaguement que les jours passaient. Il savait qu’il accomplissait un certain travail : à un moment donné il apportait de la nourriture à de maigres individus pourvus d’un pense-bête, travaillant fiévreusement sur une chaîne de montage – mains humaines et griffes de pense-bête œuvrant de concert avec une rapidité étourdissante sur des mécanismes argentés, qui se déplaçaient en cahotant le long d’un grand convoyeur ; à un autre moment, il balayait des piles de copeaux métalliques et de détritus le long d’un couloir.

Deux scènes demeuraient plus vivaces dans sa mémoire.

Un mur sans fenêtres avait été enfoncé sur une largeur de six mètres. On apercevait par l’échancrure le ciel bleu, dont l’éclat était quasi insoutenable. Une série d’humains étaient rangés en file indienne. Lorsque l’un d’eux parvenait en tête de file, on lui retirait cérémonieusement son pense-bête que l’on soudait dans un récipient argenté aux deux extrémités effilées. Le résultat donnait quelque chose qui ressemblait – du moins pour le cas des pense-bête n°6 – à un sous-marin d’argent modèle réduit, de forme trapue. Aussitôt, il émettait un doux ronronnement, s’élevait dans les airs et s’échappait lentement par l’échancrure s’ouvrant sur le ciel bleu. Puis c’était le tour du suivant.

La seconde scène se passait dans le parc, sous un ciel également bleu, mais large et vaste avec une flottille de nuages blancs. Gusterson faisait partie d’une file d’humains qui s’étendait à perte de vue, rangée après rangée. Une fanfare jouait un air martial. Au-dessus des têtes planait un essaim de petits sous-marins d’argent, mieux alignés dans les airs que les humains ne l’étaient sur le sol. La musique s’enfla dans un crescendo impressionnant. Le pense-bête le plus proche de Gusterson fit un geste de son membre à triple jointure (comme pour dire : « Et maintenant… qui sait ? ») qui demeura gravé dans sa mémoire.

Puis les pense-bête s’élevèrent tout droit dans le ciel sur leurs nouvelles carcasses brillantes. Ils se transformèrent en un vol d’oies d’argent… de moustiques d’argent… et les humains autour de Gusterson lancèrent un hourrah d’adieu…

Cette scène marqua le début du retour de la conscience et de la mémoire chez Gusterson. Il s’agita vaguement pendant quelque temps, adressa quelques paroles confuses à trois ou quatre personnes qu’il se souvenait d’avoir vues dans les jours de rêve, puis prit le chemin de la maison et de son dîner – avec trois semaines de retard, désorienté et émacié comme un ours au sortir de l’hibernation.



Six mois plus tard, Fay dînait en compagnie de Daisy et de Gusterson. Les cocktails étaient versés dans les verres et les enfants jouaient dans l’appartement voisin. Les murs transparents teintés de violet brillèrent puis s’obscurcirent tandis que le soleil s’enfonçait à l’horizon.

— « J’ai appris qu’un astronef au-delà de l’orbite de Mars a été crevé par un pense-bête. Je me demande où se dirigent à présent ces petites créatures ? »

Fay commença le geste désarticulé du bras, mais s’interrompit avec une grimace.

— « Ils ont peut-être quitté le système solaire à tout jamais, » suggéra Daisy qui avait récemment teint ses cheveux en rouge sang de bœuf et portait un chandail de même couleur.

— « Ils ont un rude voyage devant eux, » dit Gusterson, « à moins qu’ils ne découvrent, en cours de route, un procédé de propulsion hyper-einsteinien. »

Fay fit de nouveau la grimace. Il avait toujours l’air quelque peu languissant. Il dit d’un ton plaintif : « Il me semble que nous avons suffisamment entendu parler des pense-bête pour quelque temps ! »

— « C’est aussi mon avis, » dit Gusterson, « pourtant je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Ils étaient tellement sérieux, tellement appliqués. En réalité, je n’ai pas résolu leur problème. J’en ai simplement transféré le fardeau à d’autres épaules. Toute plaisanterie mise à part ! » se hâta-t-il d’ajouter.

Fay s’abstint de tout commentaire. « À propos, Gussy, » dit-il, « as-tu reçu des nouvelles de la Croix Rouge à propos de la médaille que je t’ai fait décerner pour avoir sauvé le monde ? Je sais que le principe même de ce genre de décorations te semble ridicule, surtout depuis qu’on les décerne à tous les chefs d’État qui se sont abstenus de déclencher des guerres atomiques au cours de leur mandat, mais…»

— « Pas la moindre nouvelle, » dit Gusterson. « Je pourrais pourtant tirer parti de quelques médailles de sauvetage du monde. Cela déclencherait une tempête sur le vieux marché de l’or. Mais je ne m’inquiète pas de ce genre de choses. Je n’en ai pas le temps. Je suis trop occupé ces jours-ci à faire un tas de nouvelles inventions. »

— « Gussy ! » dit Fay sèchement, le visage tendu d’inquiétude. « As-tu oublié ta promesse ? »

— « Non, bien entendu, Fay. Mes nouvelles inventions ne concernent ni la Miniaturisation ni aucune autre firme. Elles ne sont qu’une partie légitime de mes élucubrations littéraires. Il se trouve que mon prochain roman démentiel racontera l’aventure d’un inventeur qui a perdu la raison. »

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