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Gusterson aspira l’air avec tant de soudaineté qu’il en eut le hoquet. L’épaule droite de la veste et la chemise de Fay avaient été découpées. Émergeant de l’entaille soigneusement ourlée, on apercevait une masse d’un gris argent, surmontée d’une tourelle ; celle-ci était munie d’un œil et de deux bras métalliques à multiples jointures, se terminant par de petites griffes.

On eût dit la partie supérieure d’un robot pseudo-scientifique – un affreux robot-enfant, se dit Gusterson, qui aurait perdu ses jambes dans un accident de chemin de fer… Il avait l’impression qu’une lueur rouge se déplaçait imperceptiblement dans l’œil énorme et unique.

— « Maintenant je vais prendre ton mémorandum, » dit Fay posément, en tendant la main. Il saisit les feuilles qui glissaient entre les doigts de Gusterson, les aligna avec le plus grand soin en les tapotant sur son genou… et les tendit par-dessus son épaule au pense-bête, qui referma ses griffes sur la liasse et la leva vivement à la hauteur de son œil unique, à une distance d’environ quinze centimètres.

— « Le premier sujet dont je voulais t’entretenir, Gussy, » commença Fay, sans prêter la moindre attention à la petite scène qui se déroulait sur son épaule, « ou dont je voulais t’avertir, si tu préfères, c’est l’équipement imminent en pense-bête des écoliers, des gérontologues, des détenus et des habitants de la surface. À trois heures zéro minute zéro seconde demain matin, les pense-bête deviendront obligatoires pour tous les adultes habitant les abris. La réalisation totale du programme ne demandera pas bien longtemps – en effet, aujourd’hui, nous avons découvert que la racine carrée du temps prévu pour un nouveau lancement est en général le plus proche de la réalité. Gussy, je te conseille très vivement de porter un pense-bête dès à présent. De même que Daisy et tes gosses. Si tu suis mon conseil, tes enfants auront de l’avance sur les gens de ta classe. La transition et le conditionnement sont faciles, puisque le pense-bête lui-même y pourvoit. »

Pooh-Bah tourna la première page, la posa sur le dos de la liasse et se mit à parcourir la seconde – un peu plus rapidement que la précédente.

« Je t’ai préparé un n°6, » insista Fay, « et une cape pour les épaules. Tu ne te feras pas remarquer le moins du monde. » Il suivit la direction du regard de Gusterson. « Fascinant, ce mécanisme, n’est-ce pas ? Bien sûr, quatorze kilos c’est un peu lourd, mais il faut se souvenir que ce n’est qu’une étape vers le n°7 ou 8, impondérable. »

Pooh-Bah termina la page deux et commença la page trois.

— « Mais je voulais que tu lises personnellement ce mémorandum, » dit Gusterson rêveusement, les yeux écarquillés.

— « Pooh-Bah s’en tirera mieux que moi, » assura Fay. « Il en extraira la substance sans négliger le détail. »

— « Mais, tonnerre de sort, c’est lui que cela concerne entièrement, » dit Gusterson avec un peu plus d’énergie. « Comment voudrais-tu qu’il se montre objectif ? »

— « Il s’en tirera mieux que moi, » réitéra Fay, « et il fera preuve d’une objectivité plus totale. Pooh-Bah est construit pour donner le maximum de précision. Cesse de t’inquiéter à ce sujet. C’est une machine sans passion et non un être humain faillible, émotionnellement instable, égaré par le feu follet de la conscience. Second point : le service de la Miniaturisation est impressionné par ta contribution au pense-bête et se propose de t’engager en qualité de conseiller titulaire avec émoluments, une boîte à penser aussi vaste que la mienne, habitation familiale à l’avenant. C’est pour toi un extraordinaire début de carrière. Je crois que tu serais stupide de…»

Il s’interrompit, leva la main pour réclamer le silence, et ses yeux prirent une expression attentive. Pooh-Bah avait terminé la page six et demeurait immobile, la liasse entre les griffes. Au bout de dix secondes, le visage de Fay se fendit en un large sourire forcé. Il se leva, réprimant un rictus, et tendit la main. « Gussy, » dit-il à haute voix, « je suis heureux de t’informer que les craintes que tu manifestais à l’endroit du pense-bête sont entièrement injustifiées. Je t’en donne ma parole. Le compte rendu que Pooh-Bah vient de m’en faire le prouve. »

— « Écoute, » dit Gusterson solennellement. « Je ne te demande qu’une chose, pour faire plaisir à un vieil ami. Mais j’y tiens. Lis toi-même ce mémorandum. »

— « Je n’y manquerai pas, Gussy, » poursuivit Fay du même ton pétulant. « Je le lirai…» (il eut un rictus et son sourire disparut) « un peu plus tard. »

— « Bien sûr, » dit Gusterson d’une voix neutre en portant la main à son estomac. « Et maintenant, Fay, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais rentrer chez moi. Je me sens un peu souffrant. C’est peut-être l’ozone et les autres additifs mélangés à l’air de vos abris qui sont trop entêtants pour moi. »

— « Voyons, Gussy, tu viens à peine d’arriver. Tu n’as même pas pris le temps de t’asseoir. Prends un autre Martini… Une pastille de seltzer… Une bouffée d’oxygène… Un…»

— « Non, Fay, je rentre immédiatement. Je réfléchirai à ton offre d’emploi. Et surtout, n’oublie pas de lire ce mémorandum. »

— « Tu peux y compter, Gussy, tu peux y compter. Tu connais le chemin ? Le bouton te permettra de franchir le mur. Salut ! »

Il s’assit brusquement et détourna son regard. Gusterson poussa la porte. Il se concentra avant de franchir le pas qui devait le déposer sur le ruban de retour à déplacement lent. Puis, cédant à une impulsion subite, il rouvrit la porte et jeta un regard à l’intérieur.

Fay était assis dans la position où il l’avait quitté, apparemment perdu dans sa méditation. Sur son épaule, Pooh-Bah croisait et décroisait rapidement ses petits bras métalliques, déchirant le mémorandum en tout petits morceaux. Il laissait les fragments s’éparpiller lentement vers le sol et agitait étrangement ses bras à trois jointures… À ce moment, Gusterson comprit sur qui Fay avait copié son nouveau tic.

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