7

Lorsque Gusterson rentra chez lui, il éluda les questions de Daisy et fit rire les enfants par une démonstration de sa technique pour circuler sur les trottoirs roulants. Après dîner, il joua avec Imogène, Iago et Claudius jusqu’à l’heure de leur coucher ; après quoi, il se montra inhabituellement attentionné à l’égard de Daisy, admirant ses raies vertes pâlissantes, mais il passa toutefois un certain temps dans l’appartement voisin, où se trouvait rangé l’équipement de camping en plein air.

Le lendemain matin, il annonça aux enfants que c’était un jour de vacances – la Saint-Gusterson – puis il entraîna Daisy dans la chambre à coucher et lui raconta toute l’histoire par le menu.

Lorsqu’il eut terminé, elle déclara : « Je veux voir cela de mes propres yeux. »

Gusterson haussa les épaules. « Si tu crois que c’est nécessaire. À mon avis, nous devrions nous diriger immédiatement vers les collines. Je serai intransigeant sur un point : les enfants ne retourneront plus à l’école. »

— « Entendu, » répondit Daisy, « mais nous avons traversé déjà pas mal d’épreuves sans jamais quitter complètement la maison. Nous avons vécu la campagne « Tout – le – monde – à – six-pieds-sous-terre-à-Noël » et la folie du Chien de Garde Robot. Nous avons vécu les Chauves-souris Venimeuses, les Rats Saboteurs Endoctrinés, les Singes Parachutistes Hypnotisés. Nous avons vécu la Voix de la Sécurité, les Somno-Instructions Anti-Communistes, les Pilules du Droit et les Gardiens de la Paix à Réaction. Nous avons vécu le Froid Intégral, pendant lequel il était interdit d’allumer ne fût-ce qu’un grille-pain, de peur que la chaleur dégagée n’attire les missiles vagabonds, et où les gens fiévreux devenaient impopulaires. Nous avons vécu…»

Gusterson lui tapota la main. « Il faut que tu descendes pour aller voir, » dit-il. « Tu remonteras lorsque tu auras jugé. En tout cas, reviens aussitôt que tu le pourras. Je m’inquiéterai pour toi pendant toutes les minutes que tu passeras dans le sous-sol. » Lorsqu’elle fut partie – en robe et chapeau verts pour minimiser ou du moins justifier l’effet des rayures déteintes – Gusterson s’occupa de l’approvisionnement et de l’équipement des enfants, en vue d’une expédition de camping à l’étage voisin. Iago prit la tête du groupe qui s’éclipsa subrepticement en file indienne. Laissant la porte du vestibule ouverte, Gusterson sortit son 38, le nettoya et le chargea, tout en se concentrant sur un problème d’échecs, dans le dessein de dépister un hypothétique espion psychique. Il venait à peine de replacer le revolver dans sa cachette qu’il entendit le ronronnement de l’ascenseur.

Daisy entra en traînant les pieds, sans chapeau, l’air de s’être concentrée, elle aussi, pendant des heures, sur un problème d’échecs et d’y avoir renoncé à la minute même. Ses rayures semblaient s’être effacées. Gusterson pensa qu’il fallait attribuer cette disparition à son teint, qui avait pris une nuance verdâtre.

Elle s’assit sur le bord du divan et dit sans le regarder : « Ne m’as-tu pas dit qu’au sous-sol, tous les gens étaient calmes, absorbés et disciplinés, particulièrement les porteurs de pense-bête, ce qui signifie pratiquement tout le monde ? »

— « En effet, » répondit-il. « Je crois comprendre que ce n’est plus désormais le cas. Quels sont les nouveaux symptômes ? »

Elle ne lui fournit aucune précision. « Gusterson, » dit-elle au bout de quelque temps, « te souviens-tu des illustrations de Gustave Doré pour l’Enfer de Dante ? Peux-tu te représenter les peintures de Jérôme Bosch, avec ses hordes de démons proto-freudiens, tourmentant les gens à travers les cours de fermes et les places des villes ? As-tu jamais assisté au sabbat des sorcières réalisé par Walt Disney sur une musique de Moussorgski ? Est-ce que ton amie la droguée ne t’a jamais entraîné dans une orgie authentique, dans les folles années qui ont précédé notre mariage ? »

— « C’est à ce point-là ? »

Elle hocha la tête avec emphase et, soudain, fut prise de violents frissons. « C’est encore bien pis, » dit-elle. « Si jamais il leur prend la fantaisie de monter à la surface…» Elle se leva d’un bond. « Où sont les enfants ? »

— « Là-haut. Ils campent dans les mystérieuses solitudes désertiques du vingt et unième étage, » répondit Gusterson d’un ton rassurant. « Il vaut mieux les y laisser jusqu’au moment où nous serons prêts à…»

Il s’interrompit. Tous deux venaient d’entendre un faible bruit de pas pressés.

— « Ils sont dans l’escalier ! » murmura Daisy en faisant un geste pour se diriger vers la porte ouverte. « Mais viennent-ils du haut ou du bas ? »

— « Il ne s’agit que d’une personne seule, » décida Gusterson en suivant sa femme. « Les pas sont trop lourds pour être ceux de l’un des enfants. »

Le bruit de pas doubla de volume et se rapprocha rapidement. Il était accompagné d’une sorte de râle. Daisy s’immobilisa, fixant avec des yeux terrifiés l’ouverture béante de la porte. Gusterson se porta en avant de sa femme, puis s’immobilisa à son tour.

Fay apparut, chancelant ; il se serait écroulé la face contre terre s’il ne s’était cramponné aux chambranles, de part et d’autre de la porte. Il était nu jusqu’à la ceinture – et il ne portait plus son pense-bête. Un peu de sang avait coulé sur son épaule. Sa poitrine étroite se soulevait convulsivement, les côtes saillantes, sous l’effort qu’il faisait pour remplacer l’oxygène qu’il avait consumé en gravissant vingt étages au galop. Il avait les yeux fous.

— « Ils viennent de se soulever, » hoquet a-t-il. Une autre aspiration pantelante. « Devenus fous. » Deux nouveaux hoquets. « Il faut les arrêter. »

Ses yeux devinrent vitreux. Il s’effondra en avant. Alors les grands bras de Gusterson l’entourèrent et l’emportèrent jusqu’au divan.


Daisy revint en courant de la cuisine avec une serviette humide et fraîche. Gusterson la lui prit des mains et entreprit d’essuyer le patient. Il sursauta lui-même en s’apercevant que l’oreille droite de Fay était déchirée et à vif. « Regarde, » murmura-t-il à Fay, « c’est cette saleté qui l’a mis dans cet état. »

Le sang sur l’épaule de Fay provenait de son oreille. Il s’était partiellement répandu sur un ajustage de plastique rouge, percé de deux petits trous en forme de valves, lequel intrigua Gusterson jusqu’au moment où il se souvint que le régulateur mental était relié au circuit sanguin. L’espace d’une seconde, il crut qu’il allait vomir.

Les yeux de Fay avaient maintenant perdu leur aspect vitreux. Il respirait avec moins de peine. Il se dressa sur son séant, repoussa la serviette, se plongea le visage dans les mains pendant quelques secondes, puis considéra ses deux amis par-dessus ses doigts.

— « J’ai vécu un cauchemar pendant toute la semaine dernière, » dit-il d’une petite voix contrainte. « Je savais au fond de moi que la chose était devenue vivante et je m’efforçais de me convaincre qu’il n’en était rien. Je savais qu’elle prenait sur moi un empire sans cesse grandissant. Elle me susurrait sans cesse dans l’oreille, en une petite ritournelle chevrotante qui ne devenait audible qu’une fois sur cent : « Jour après jour, de toutes les manières, tu apprends à écouter… à obéir. Jour après jour…»

Sa voix devenait perçante. Il reprit un timbre normal et poursuivit avec un débit saccadé : « J’ai jeté le pense-bête ce matin en prenant ma douche. Il m’a laissé couper le contact. Il devait sans doute s’imaginer qu’il me tenait complètement sous sa coupe, aussi bien de loin que de près. Je pense qu’il possède des pouvoirs télépathiques, et il m’a soumis la nuit dernière à un traitement assez désagréable. Mais j’ai fait table rase de mes terreurs, j’ai pris mon courage à deux mains et je me suis enfui. Les trottoirs roulants donnaient le spectacle du chaos. Les pense-bête n°6 semblaient agir suivant un propos concerté, mais lequel ? Je ne saurais le préciser. Par contre, autant que je pouvais en juger, les n°3 et 4 poussaient leurs montures à mort – un genre de supplice chinois comme le chatouillement avec une plume. Les gens pris de fou-rire, s’étranglant, s’étouffant… un déferlement de gaieté hystérique. Les gens meurent littéralement de rire. Ce sont le désordre et la démence universels qui m’ont permis de remonter à la surface. J’ai vu de ces choses…» Une fois de plus, sa voix reprit son timbre perçant. Il se couvrit la bouche de la main et se mit à se balancer d’avant en arrière sur le divan.

Gusterson posa une main douce mais ferme sur son épaule valide. « Du cran, mon vieux, » dit-il. « Tiens, avale. »

Fay repoussa le breuvage brunâtre. « Il faut que nous les arrêtions, » cria-t-il. « Mobilisons les gens de la surface, alertons les patrouilles du désert et les satellites habités, introduisons de l’éther dans le circuit d’aération des tunnels, inventons et fabriquons des missiles qui détruiront les pense-bête sans toucher aux humains, lançons un S.O.S. à Mars et à Vénus, droguons l’alimentation en eau douce des abris… faisons quelque chose ! Gussy, tu n’imagines pas ce qu’endurent les gens dans le sous-sol, à chaque seconde qui passe. »

— « Je pense qu’ils font l’expérience du dernier cri en matière de servo-mécanisme autonome, » répondit Gusterson d’un ton bougon.

— « Tu n’as donc pas de cœur ? » s’écria Fay. Ses yeux s’élargirent, comme s’il voyait Gusterson pour la première fois. Puis il pointa sur lui un doigt tremblant et accusateur : « C’est toi qui as inventé le pense-bête, George Gusterson ! Tout est ta faute ! C’est à toi de prendre des mesures en conséquence. »

Avant que Gusterson eût le temps de répliquer, d’imaginer une réponse ou même d’envisager l’énormité de l’accusation proférée par Fay, il fut saisi par derrière, écarté violemment de Fay, et il sentit qu’on lui enfonçait dans le bas du dos un objet qui ressemblait remarquablement au canon d’un revolver de gros calibre.


Sous le couvert de l’explosion verbale de Fay, une foule énorme avait déferlé depuis le couloir dans la chambre – foule composée de huit personnes, pour être exact. Mais le plus étrange aux yeux de Gusterson, c’est qu’il avait l’impression qu’une seule entité morale était entrée dans la pièce, entité qui ne résidait dans aucune des huit personnes présentes (bien qu’il eût reconnu trois d’entre elles) mais en quelque chose qu’elles transportaient.

Plusieurs éléments contribuaient à lui donner cette impression. Les huit intéressés avaient tous la même expression vide – ils étaient sur le qui-vive, mais leurs yeux étaient sans vie. Ils se mouvaient tous avec la même allure féline et tous avaient retiré leurs chaussures. Peut-être, pensa follement Gusterson, croyaient-ils se trouver dans un appartement japonais.

Gusterson était maintenu par deux puissantes matrones dont l’une était particulièrement boutonneuse. Il envisagea de leur piétiner les orteils, mais à ce moment précis le revolver vrilla dans son dos.

L’homme qui tenait le revolver était Davidson, le collègue de Fay. À quelques mètres au-delà du divan de Fay, Kester braquait un revolver sur Daisy, cependant que l’étrange personnage qui maintenait Daisy elle-même faisait son office avec une parfaite bienséance – circonstance qui procurait à Gusterson un léger soulagement, puisqu’il se sentait ainsi moins coupable de ne pas devenir enragé.

Deux autres étrangers, l’un en pyjama pourpre, l’autre en uniforme gris d’inspecteur des trottoirs roulants, avaient chacun saisi Fay par un de ses bras chétifs et le mettaient debout, cependant qu’il se débattait avec une frénésie aussi désespérée que vaine en émettant de pitoyables bredouillements.

Approchant Fay de face, se trouvait le troisième responsable de la Miniaturisation que Gusterson avait rencontré la veille : Hazen. C’était lui qui portait – avec révérence ou solennité – en tout cas avec beaucoup de précautions, l’objet qui constituait l’âme du petit commando.

Tous, bien entendu, portaient des pense-bête – les trois cadres de la Miniaturisation, le lourd et volumineux n°6 avec ses bras griffus aux jointures multiples et sa tourelle céphalique et mono-oculaire ; les autres, des modèles moins évolués qui faisaient d’eux autant de bossus à la Richard III.

Mais l’objet que portait Hazen était le pense-bête n°6 que Gusterson avait vu sur l’épaule de Fay, la veille. Gusterson était certain qu’il s’agissait bien de Pooh-Bah, à cause de son air impérieux, et il l’aurait juré sur une montagne de bibles, parce qu’il reconnaissait la lueur rouge qui rôdait au fond de son œil unique. Et seul Pooh-Bah portait l’auréole de la pensée pleinement consciente.



Ce n’était pas un spectacle réconfortant que de voir un affreux bébé-robot sans jambes, aux connections ballantes, diriger – apparemment par pouvoir télépathique – non seulement trois objets de même nature que lui et trois parents proches, bien que primitifs, mais également huit êtres humains… tout en jetant dans un état de terreur abjecte un misérable directeur des recherches à demi fou.

Pooh-Bah pointa une griffe sur Fay. Ses gardes le traînèrent en avant ; il résistait encore, mais avec moins d’énergie, comme s’il était à demi hypnotisé ou du moins dompté. Gusterson poussa un grognement indigné et se débattit un peu, tel un automate, mais une fois de plus le revolver s’enfonça dans ses reins.

La pose du pense-bête sur l’épaule de Fay prit un certain temps, car deux fiches, émergeant de sa base, devaient être introduites dans les trous en forme de valves ménagés dans le disque de plastique rouge. Lorsqu’ils furent enfin mis en place, Gusterson se sentit vraiment très malade – et cela d’autant plus que le pense-bête lui-même introduisit une boulette à l’extrémité d’un fil fin dans l’oreille de Fay.

Aussitôt après, Fay se redressa en faisant signe à ses gardes de s’écarter. Il resserra les courroies de son pense-bête autour de sa poitrine et sous ses aisselles. Il tendit la main et quelqu’un lui remit une chemise et une veste sans épaules. Il les enfila avec souplesse, cependant que Pooh-Bah utilisait avec dextérité ses petites griffes pour faire passer sa tourelle et son corps dans l’échancrure soigneusement ourlée. Le petit commando regarda Fay dans une attitude d’expectative déférente. Il demeura immobile un moment, puis se dirigea vers Gusterson qu’il regarda droit dans les yeux.

L’expression de Fay, bravache à la surface, laissait percer un désarroi total. Gusterson savait qu’il ne pensait pas mais se contentait d’écouter un murmure qu’on lui susurrait au seuil même de l’oreille interne.

— « Mon vieux Gussy, » dit Fay en grimaçant un sourire superficiel, « je te serais reconnaissant de répondre à quelques questions très simples. » Sa voix était rauque au début, mais il se racla la gorge. « Quel était exactement le fond de ta pensée lorsque tu as inventé les pense-bête ? Quelle est leur destination précise ? »

— « Comment, espèce de… s’écria Gusterson avec un sentiment d’horreur confuse, puis il se domina et reprit en scandant les mots : « Je comptais en faire des aide-mémoire mécaniques. Ils auraient enregistré des mémorandums. »

Fay leva la main, secoua la tête et prêta l’oreille pendant un instant. « C’était là le but des humains vis-à-vis des pense-bête. Ce n’est pas ce que je voulais te demander. Je voudrais savoir quel devait être le but des pense-bête vis-à-vis d’eux-mêmes. Tu as bien ton idée là-dessus ? » Fay s’humecta les lèvres. « Si cela peut t’aider, » ajouta-t-il, « ne perds pas de vue que ce n’est pas Fay qui te pose cette question, mais Pooh-Bah. »

Gusterson hésita. Il avait le sentiment que chacun des huit personnages à la personnalité dédoublée qui se tenaient dans la pièce attendait anxieusement sa réponse, et qu’un flux venu de l’extérieur sondait son esprit, tournant et retournant ses pensées pour les examiner en tous sens avant qu’il ait eu le loisir de les inventorier lui-même. L’œil de Pooh-Bah ressemblait à s’y méprendre à un projecteur rouge.

— « Réponds, » insista Fay « Quelle était la raison d’être des pense-bête ? À quoi servaient-ils en eux-mêmes ? »

— « À rien, » dit doucement Gusterson. « À rien du tout. »


Il sentit la déception s’enfler dans la pièce – avec quelque chose qui ressemblait à de la panique.

Cette fois, Fay prêta l’oreille pendant une période relativement longue. « J’espère que tu ne penses pas ce que tu dis, Gussy, » déclara-t-il très sérieusement. « Fouille bien ta mémoire, j’espère que tu y trouveras une idée que tu avais oubliée, ou dont tu n’avais pas conscience à l’époque. Permets-moi de te poser la question de manière différente. Quelle est la place des pense-bête dans l’ordre naturel des choses ? Quel est leur rôle dans la vie ? Leur génie ? Leur finalité ? Quels dieux devraient adorer les pense-bête ? »

Mais Gusterson secouait déjà la tête. « Je n’en ai pas la moindre idée, » dit-il.

Fay soupira et exécuta en même temps que Pooh-Bah le geste à triple jointure, maintenant familier. Puis le petit homme se rasséréna. « Je crois que nous ne pouvons guère aller plus loin pour l’instant, » dit-il. « Continue à réfléchir, Gussy, efforce-toi de réveiller tes souvenirs. Tu seras confiné dans ton appartement – je vais y poster des gardes. Si tu veux me voir, préviens-les. Ou contente-toi de méditer. Le moment venu, on ne manquera pas de t’interroger à nouveau. En utilisant peut-être des méthodes spéciales. Peut-être t’imposera-t-on le port du pense-bête. C’est tout. Maintenant en route, que tout le monde me suive. »

La matrone boutonneuse et sa collègue relâchèrent Gusterson, l’homme affecté à la garde de Daisy abandonna sa pose bienséante, Davidson et Kester s’esquivèrent en laissant traîner un regard de pense-bête derrière eux, et le petit commando au complet quitta l’appartement.

Fay se retourna sur le seuil de la porte. « Je suis désolé, Gussy, » dit-il, et l’espace d’un éclair ce fut l’ancien Fay qui le regarda par ses yeux. « Je voudrais pouvoir…» Une petite griffe se porta sur son oreille, un spasme de douleur secoua son visage, il se raidit et sortit. La porte se referma derrière lui.

Gusterson prit deux aspirations profondes qui ressemblaient à des sanglots de rage. Puis, respirant bruyamment, il se rendit en deux vastes enjambées à la chambre à coucher.

Daisy le suivit du regard. Il revint, brandissant son 38, et marcha vers la porte.

— « Qu’as-tu l’intention de faire ? » s’enquit-elle, ayant parfaitement deviné son dessein.

— « Je m’en vais pulvériser le singe de fer qui se trouve sur le dos de Fay, dussé-je en périr ! »

Elle l’entoura de ses bras.

— « Maintenant laisse-moi partir, » grommela Gusterson. « Pour une fois, je veux me conduire en homme. »

Tandis qu’ils se disputaient le revolver, la porte s’ouvrit silencieusement et Davidson parut, qui leur subtilisa l’arme prestement, avant même qu’ils se fussent aperçus de sa présence. Il ne proféra pas une parole, se contentant de leur sourire en secouant la tête d’un air de reproche attristé.

Gusterson se tassa sur lui-même. « Je savais bien qu’ils étaient tous télépathes, » dit-il à voix basse. « J’ai perdu mon sang-froid… Ce dernier regard que Fay nous a lancé. » Il posa sa main sur le bras de Daisy. « Merci, mon chou. »

Il s’approcha du mur de verre et jeta un regard désabusé à l’extérieur. Il se retourna au bout d’un instant. « Tu serais peut-être mieux en compagnie des enfants ? J’imagine que les gardes te laisseront passer. »

Daisy secoua la tête. « Les enfants ne rentrent jamais avant dîner. Pendant les quelques heures qui vont suivre, ils seront plus en sécurité sans moi. »

Gusterson approuva vaguement, s’assit sur le divan et appuya son menton sur la paume de sa main. Au bout de quelque temps, son expression se détendit et Daisy sut que les rouages de son cerveau s’étaient remis en marche.

Au bout d’une demi-heure environ, Gusterson dit d’une voix douce : « Je pense que les pense-bête sont intégralement télépathes et que tout se passe comme s’ils ne disposaient que d’un cerveau unique. Si je vivais assez longtemps en leur compagnie, je ne tarderais pas à faire partie intégrante de ce cerveau. S’adresser à l’un d’eux, c’est s’adresser à tous. »

Un quart d’heure plus tard : « Ils ne sont pas fous, ce sont simplement des nouveau-nés. Ceux qui ont déchaîné le chaos dans le sous-sol agissaient comme des bébés qui agitent leurs jambes et font tourner leurs prunelles, pour voir ce dont leur corps est capable. Malheureusement, c’est nous qui sommes leur corps. »

Dix minutes plus tard : « Il faut que j’agisse. Fay a raison. Tout cela est ma faute. Il n’est que l’apprenti, mais moi je suis le sorcier en personne. »

Cinq minutes plus tard, avec une nuance de mélancolie : « C’est peut-être la destinée de l’homme de construire des machines pour se retirer ensuite du théâtre cosmique. Sauf que les pense-bête ont besoin de nous, tonnerre de sort, exactement comme les nomades ont besoin de chevaux. »

Après cinq nouvelles minutes : « Quelqu’un pourrait peut-être trouver un but dans la vie pour les pense-bête. Et pourquoi pas une religion ? La première église de Pooh-Bah le pense-bête. Mais j’ai horreur de vendre aux autres des idées spirituelles, et d’autre part les humains ne seraient pas débarrassés de leurs pense-bête parasites…»

Tandis qu’il murmurait ces dernières paroles, les yeux de Gusterson s’arrondirent comme ceux d’un fou et un large sourire lui fendit le visage jusqu’aux oreilles. Il se leva et se tourna du côté de la porte.

— « Qu’as-tu l’intention de faire à présent ? » demanda Daisy.

— « Je sors simplement pour sauver le monde, » répondit-il. « Peut-être serai-je de retour pour le dîner, peut-être pas. »

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