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Quinze jours plus tard, Gusterson s’élançait vers la dernière étape qui devait le conduire au terme de son roman démentiel, lorsque Fay se présenta de nouveau, mais cette fois en plein midi.

Normalement Fay courbait quelque peu les épaules et il avait plutôt tendance à traîner la savate, mais aujourd’hui il marchait agressivement, ses jambes exécutant un pas de l’oie rapide et bas. Il se débarrassa des verres fumés que toutes les taupes portaient, de jour, à la surface et se mit en devoir d’administrer de grandes claques dans le dos de Gusterson, tout en s’exclamant d’une voix tonitruante : « Comment vas-tu, mon vieux Gussy ? Sacré vieux Gussy ! »

Daisy sortit de la cuisine pour s’enquérir de la raison qui faisait s’étrangler Gusterson. Elle fut aussitôt saisie avec violence et entraînée avec force. « Bonjour à la belle des belles ! Que diriez-vous si nous improvisions quelque chose une de ces fins de semaine ? »

Elle regardait Fay, ahurie, en se passant le dos de la main sur la bouche, tandis que Gusterson criait : « Assez ! Qu’est-ce qui te prend, Fay ? T’a-t-on transféré du Service de la Miniaturisation à la Compagnie de Soutien du Moral ? Aligne-t-on toutes les secrétaires à l’heure de l’appel, afin que tu puisses leur donner le baiser qui leur fournira de l’énergie huit heures durant ? »

— « Tu voudrais bien le savoir, » répliqua Fay. Il sourit, s’agita fébrilement, s’immobilisa un moment, puis se dirigea vers le mur opposé. « Venez voir, » s’écria-t-il en désignant, à travers le verre violet, l’intervalle entre les deux plus proches des vieux gratte-ciel à usage locatif. « Dans trente secondes, vous allez assister à l’essai de la nouvelle bombe-aiguille, de l’autre côté du lac Érié. C’est instructif. » Il se mit à compter les secondes en les scandant vigoureusement du bras. «…deux… trois… Gussy, j’ai fait une demande de deux mètres en ta faveur. Le budget a poussé des cris d’orfraie, mais j’ai usé de mon influence. »

Daisy poussa un cri. « Des mètres ! S’agit-il de milliers de dollars ? » Tandis que Gusterson interrogeait : « Alors vous lancez le pense-bête sur le marché ? »

— « Oui, oui, » leur répondit Fay tour à tour. «…neuf… dix…» De nouveau, il sourit et s’agita. « C’est l’heure de la réunion de midi. Excusez-moi. » Il tira un téléphone en forme de masque respiratoire de sous son vêtement, le posa sur son visage et engagea un furieux mais inaudible dialogue avec un interlocuteur inconnu, sans cesser de scander les secondes avec son bras. Soudain il écarta le téléphone de son visage. «…vingt-neuf… trente… ça y est ! »

Un trait incandescent sillonna le ciel, un peu au-dessus de l’horizon lointain, et un point lumineux deux fois plus éblouissant apparut au terme de la trajectoire.

— « Ah ! voilà qui devrait disperser les satellites-espions comme un essaim de mouches ! » proclama Fay tandis que s’évanouissait le sinistre présage. « Réconfortant ! Gussy ! Où est ton pense-bête ? J’ai apporté une nouvelle bobine qui va t’estomaquer. »

— « J’en suis persuadé, » dit Gusterson sèchement. « Daisy ? »

— « Tu sais bien que tu l’as donné aux enfants… Ils l’ont cassé en faisant les fous. »

— « Aucune importance, » déclara Fay avec un large mouvement de la main. « Il vaut mieux que vous attendiez le nouveau modèle. Il a été perfectionné sur six points différents. »

— « C’est ce que j’ai appris, » dit Gusterson en le regardant pensivement. « Pratique-t-il automatiquement des piqûres de cocaïne ? À raison d’une injection à l’heure à la seconde près ? »

— « Ah ! ah ! plaisante toujours, Gussy. Il obtient le même résultat sans avoir recours à aucune drogue. Écoute, un pense-bête vous rappelle vos devoirs et vos occasions de chance et vous permet ainsi d’atteindre le bonheur et le succès ! Quelle est l’étape suivante qui s’impose à nous d’évidence ? »

— « Le jeter par la fenêtre. À propos, comment procédez-vous lorsque vous vous trouvez sous terre ? »

— « Nous disposons d’élévateurs d’ordures ultra-rapides. Eh bien, l’étape suivante consiste évidemment à pourvoir le pense-bête d’un cœur. Il ne se contente plus de vous avertir, il vous persuade avec chaleur. Au lieu de dire : « Branche la TV sur la deuxième chaîne, » voici comment il s’exprime : « Allons, mon vieux pote, bondis sur la TV et branche-nous cette deuxième chaîne ! Dans dix secondes, va paraître une émission formidable dont tu me diras des nouvelles ! Tu vas t’amuser comme un petit fou ! C’est le moment de prendre ton billet pour le septième ciel ! »

— « Sainte Mère de Dieu, » gémit Gusterson. « C’est ce boniment de camelot que tu leur délivres à présent ? »

— « Ne comprends-tu pas, Gussy ? Tu ne programmes ton pense-bête que lorsque tu te sens débordant d’enthousiasme. Tu ne te contentes pas de prévoir heure par heure ce que tu feras la semaine prochaine, tu t’y jettes à corps perdu. De cette façon, non seulement tu es deux fois plus sûr d’obéir aux instructions, mais encore tu te ré-inocules en permanence ton propre enthousiasme. »

— « Je ne peux pas me supporter lorsque j’en arrive à ce point d’enthousiasme, » dit Gusterson. « Pendant les heures qui suivent, je me sens bourrelé de honte. »

— « Tu es perverti… C’est compréhensible, avec cette vie solitaire en plein ciel. Bien mieux, Gussy, imagine combien plus persuasives seraient ces instructions si elles étaient proférées de la plus suggestive voix d’alcôve de ta petite amie préférée, par le timbre confidentiel de ton docteur ou de ton psychiatre… voire par l’organe troublant de Vina Vidarsson ! À propos, Daisy, je vous conseille fortement de ne pas porter ce masque de beauté à l’extérieur. Il est devenu un objet de scandale depuis que dix mille adolescents déguisés en Vina Vidarsson se sont déchaînés à travers le Tunnel-Mart. V.V. a d’ailleurs intenté des poursuites contre Trix. »

— « Pas de danger, » dit Daisy. « Dans un moment de délire sexuel, Gusterson lui a coupé le nez d’un coup de dent. » Elle pinça délicatement son propre appendice nasal.

— « Je n’obéirais pas davantage à mes injonctions enthousiastes, » dit Gusterson, méditatif, « que je n’obéirais à un Napoléon imbibé de fine du même nom. Me ré-inoculer de mon propre enthousiasme ? J’en mourrais comme d’une morsure de serpent ! »

— « C’est bien ce que je disais, tu es perverti, » dit Fay d’un ton dogmatique. « Gussy, la seule voie qui s’ouvrait à nous consistait à abandonner le ton neutre pour prendre des accents persuasifs. L’étape suivante s’imposait avec moins d’évidence ; je la discernais néanmoins. En usant de stimuli verbaux de caractère subliminal, on peut administrer à l’intéressé une thérapeutique euphorique et tonifiante vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Nous avons remis en honneur les idées d’un pionnier de la psychique dynamique, le docteur Coué. Par exemple, en ce moment même, mon pense-bête ne cesse de me susurrer – d’une voix trop faible pour dépasser le seuil de ma conscience, mais qui s’imprime avec vigueur dans mon subconscient : « De jour en jour, et de toutes les manières, je deviens plus intelligent, » en alternance avec : « J’acquiers sans cesse plus de cran, » et : « J’ai de plus en plus de…» Mais passons ! Toutes les cent fois, il reprend la formule à voix haute, et le chatouilleur se rappelle à mon souvenir pour s’assurer que je garde bien le contact. »

— « La troisième formule, » s’interrogeait Daisy, saisie par une réminiscence et posant sa main sur sa bouche. « Pourrais-je deviner ? »


Durant ce temps, les yeux de Gusterson s’arrondissaient. « Écoute-moi bien, Fay. Il faut que tu mettes fin à cette plaisanterie… c’est de la folie furieuse. Si le Service de la Miniaturisation consent à jeter le pense-bête aux ordures, je vous fournirai un autre sujet d’invention – de bonne qualité, celui-là. »

— « Le temps des inventions est passé pour toi, » dit Fay avec une joie maligne. « J’entends par là que tu n’égaleras jamais ton chef-d’œuvre. »

— « Que dirais-tu, » brailla Gusterson, « d’un missile téléguidé anti-individu ? Les physiciens disposent de dispositifs anti-gravité à petite échelle, suffisants pour faire voler un objet de la taille d’une grenade à main. Pourquoi n’accorderait-on pas un tel missile aux empreintes digitales d’un individu, à ses ondes cervicales, voire à son odeur particulière ? De cette façon, il pourrait le repérer, le suivre en contournant les obstacles et le frapper à l’exclusion de tout autre. Assassinat télécommandé ! Fay, ne ressens-tu pas un sentiment de chaude exaltation en pensant à mes missiles modèle réduit, circulant comme des mouches dans vos tunnels, traquant les malfaiteurs comme un essaim de guêpes hargneuses ou de bourdons angéliques ? »

— « N’espère pas m’attirer sur une voie de garage, » répondit Fay d’un ton badin. Il sourit et se trémoussa, puis se hâta vers le mur opposé en leur faisant signe de le suivre. Au dehors, à une centaine de mètres environ, s’élevait un autre gratte-ciel ancien, à parois de verre et composé d’appartements. Au-delà, le lac Érié scintillait sous le soleil.

— « Un nouvel essai de bombe ? » s’enquit Gusterson.

Fay désigna le bâtiment. « Demain, » annonça-t-il, « une usine moderne, uniquement consacrée à la construction des pense-bête, s’élèvera à cet emplacement. »

— « Tu veux parler de l’un de ces monuments phalliques sans fenêtres qui sont un attentat au bon goût ? » demanda Gusterson. « Vous n’êtes même pas logiques, toi et tes pareils. Toutes vos habitations se trouvent sous terre. Pourquoi pas les usines ? »

— « La place nous manque. Et les missiles nocturnes sont les plus redoutables. »

— « Je sais que cet immeuble est vide depuis un an, » dit Daisy avec malaise, « mais comment… ? »

— « Chut ! Regardez ! C’est le moment ! »

Pendant un moment, comme sous l’effet d’un mirage, le gratte-ciel tout entier devint flou. Puis on eût dit que les vaguelettes qui couraient sur la surface du lac avaient envahi les parois de verre à cent mètres de là. Elles se poursuivaient du haut en bas des parois luisantes, s’élevant de plus en plus… et soudain le verre se brisa en des milliers de fragments qui s’effondrèrent le long de l’ossature, suivis par des débris de ciment, de plastique, de tubulures, jusqu’au moment où il ne resta plus rien que la charpente d’acier entièrement dénudée, laquelle vibrait avec une telle rapidité qu’elle en devenait à peine visible sur le fond du lac scintillant.

Daisy se couvrit les oreilles, mais il n’y eut pas d’explosion, seul le bruit de l’éboulement prolongé des matériaux qui venaient s’écraser vingt étages plus bas, cependant que des nuages de poussière jaillissaient de tous côtés.

— « Spectaculaire ! » résuma Fay. « Je savais bien que cela vous plairait. Ce petit artifice fut imaginé par le grand Tesla durant ses dernières années fécondes. Le Département de la Recherche découvrit le principe dans ses dossiers… et nous avons réalisé son rêve. Un petit appareil résonnant, qui tiendrait facilement dans une poche s’accorde avec la période de vibration de la charpente, dont il accroît l’amplitude par des impulsions rigoureusement synchronisées. C’est le principe des soldats traversant un pont au pas cadencé, sauf que dans le cas qui nous occupe, les soldats sont remplacés par une fourmi. » Il montra la charpente dont les contours se précisaient à mesure que s’atténuait la vibration. « Je pense que nous pourrons poser l’usine sur cette structure, sinon nous la volatiliserons en y faisant passer un méga-courant. Sans conteste, le micro-résonateur est l’appareil de démolition le plus net et le plus efficace qui existe à l’heure actuelle. On peut s’attendre à bien d’autres découvertes du même genre, à présent que l’humanité dispose du pense-bête qui lui permettra d’obtenir un plein rendement de ses potentialités. Qu’y a-t-il, mes amis ? »

Daisy jetait un regard de méfiance sur les murs de la pièce. Ses mains tremblaient.

— « Vous n’avez pas à vous inquiéter, » lui assura Fay avec un rire compréhensif. « Votre immeuble est encore sûr au moins pour un mois. » Soudain il fit une grimace, accompagnée d’un bond de trente centimètres dans les airs. Il leva une main avec l’intention de se gratter l’épaule, mais réprima ce mouvement. « Il faut que je vous quitte, mes amis, » annonça-t-il laconiquement. « Mon pense-bête m’a donné le grand avertissement. »

— « Ne pars pas encore, » lui cria Gusterson, se levant avec un frisson dont il donna immédiatement l’explication : « Je viens d’avoir l’impression qu’en me secouant, toute ma chair, mes muscles, mes viscères et le reste allaient s’effondrer sur le sol, ne laissant debout que mon squelette vibrant. Brr ! Avant que le Service de la Miniaturisation et toi-même vous jetiez à corps perdu dans cette entreprise, je tiens à vous dire que je connais une insurmontable objection à la production en masse du pense-bête et à son introduction sur le marché. Il faut se donner beaucoup de peine pour programmer son pense-bête et y consacrer un temps considérable. L’homme (ou la femme) de la rue en sera incapable. Il lui manquera toujours la méthode et la volonté nécessaires pour établir le plan. »

— « Nous y avons pensé il y a déjà des semaines, » coupa Fay, la main sur le bouton de porte. « Chaque bobine de pense-bête qui est mise sur le marché est préenregistrée sur toute sa longueur, avec un motif subliminal de base choisi parmi cinq ou six thèmes exaltants, tonifiants et euphoriques. « Toujours de plus en plus charmante », « toujours de plus en plus viril », tu vois le genre. L’acheteur est interrogé par un robot durant une heure, sa routine quotidienne personnalisée est analysée puis imprimée sur sa bobine hebdomadaire. Il lui est fortement conseillé ensuite de porter son pense-bête chez son docteur et son psychiatre, pour y recevoir de plus amples instructions qui seront reportées sur la bobine. Dès le début, nous avons travaillé en collaboration avec la profession médicale. Les médecins aiment le pense-bête parce qu’il rappelle aux gens de prendre leur potion à l’heure dite, de se reposer, de manger et de dormir selon les prescriptions de la Faculté. C’est une grande opération, Gussy, une très grande opération ! Salut ! »

Daisy se précipita vers la verrière pour le voir traverser le parc. Au fond d’elle-même, elle craignait un petit peu qu’il ne s’attardât à fixer un micro-résonateur à leur propre immeuble et elle voulait convenir avec lui du délai. Mais Gusterson s’installa à sa machine à écrire et se remit au travail.

— « Je veux commencer un nouveau roman, » lui expliqua-t-il, « avant que les fourmis défilent au pas cadencé sur cet immeuble dans environ quatre semaines et demie… à moins qu’un million de petits gars futés ne sortent de leurs tanières pour le jeter dans le lac Érié. »

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