4

Dès le lendemain de bonne heure, des murs sans fenêtres prirent d’assaut l’ossature du gratte-ciel entre eux et le lac. Daisy tira les rideaux d’occultation de ce côté. Pendant un jour ou deux encore, leurs pensées et leurs conversations furent hantées par les visions sardoniques de Gusterson, qui évoquait des hordes de taupes activées par les pense-bête, se déversant hors des tunnels pour abattre les derniers arbres, mettre l’atmosphère en bouteilles et peut-être démanteler les étoiles. Mais bientôt, ils reprirent tous deux leurs habitudes quotidiennes d’insouciance. Gusterson tapa à la machine. Daisy fit son marché à un magasin de surface diurne et entreprit de peindre une fresque sur le parquet de l’appartement vide qui se trouvait de l’autre côté de leur palier.

— « Nous devrions capturer au lasso quelques voisins, » suggéra-t-elle une fois. « J’ai besoin de quelqu’un pour tenir mes pinceaux et pousser des exclamations admiratives. Si tu descendais à l’heure du cocktail, tu ramènerais une paire de jeunes filles pour commencer. Joue de ton charme viril, fais-leur valoir le charme de la vie en altitude, mais assure-toi qu’elles sont d’un tempérament sociable. Tu pourrais en profiter pour toucher ce chèque de deux mètres en provenance de la Miniaturisation. »

— « Ton amour de l’argent a quelque chose d’immoral, » dit distraitement Gusterson, qui s’efforçait d’imaginer un épisode ultra-démentiel qui ferait de son prochain roman un succulent succès de librairie.

— « Si c’est là l’idée que tu te fais de moi, tu n’aurais pas dû brouter à belles dents le masque de Vina Vidersson. »

— « J’aimerais mieux te voir couverte de rayures vertes, » lui dit-il, « mais avec ou sans rayures, tu vaux encore mieux que ces taupes. »

En réalité, l’un et l’autre avaient horreur de descendre. Ils préféraient de loin demeurer perchés dans leur pigeonnier et contempler les habitants des Profondeurs de Cleveland, comme ils nommaient entre eux la banlieue souterraine, surgir dès l’aube de leurs abris pour travailler sur les chantiers de ciment et les usines sans fenêtres, accomplir leurs quotidiennes randonnées en fusées et leurs excursions sur la route, s’entraîner à la guérilla de midi à l’heure de la pause-café, puis se précipiter au crépuscule dans leurs cavernes à l’épreuve des bombes atomiques, brillamment illuminées et follement excitantes.

Fay et ses projets devinrent de nouveau irréels, bien que Gusterson eût aperçu, dans le Manchester Guardian, dont il recevait chaque jour un fac-similé, une annonce déguisée en faveur du pense-bête. Leurs trois enfants leur signalèrent des annonces similaires à la TV et, un après-midi, ils rentrèrent en apportant la nouvelle étonnante que les moniteurs de leur école souterraine avaient été dotés de pense-bête. À la suite d’un interrogatoire serré de Gusterson, il apparut néanmoins qu’il s’agissait en l’espèce de postes émetteurs-récepteurs reliés au transmetteur de l’école de police.

— « Ce qui est déjà assez déplorable, » commenta plus tard Gusterson. « Mais il serait encore plus abominable de voir ces engins ficelés sur l’épaule des enfants. »

— « Je suis certaine que Fay en serait capable, » répliqua Daisy. « Quand se décidera-t-il à nous remettre ce chèque ? Iago désire un vélo à réaction, j’ai promis à Imogène une panoplie Vina et il ne faudra pas oublier Claudius dans la distribution. »

Gusterson rida un front soucieux. « Sais-tu, Daisy ? » dit-il. « J’ai l’impression que Fay se trouve à l’hôpital, truffé de narcotiques et alimenté par injections intraveineuses. À en juger par la façon dont il se trémoussait à sa dernière visite, on pouvait croire que le pense-bête le mettrait en pièces au bout d’une semaine. »


Comme pour mettre son intuition en défaut, Fay reparut le soir même. Les lampes ne brillaient que faiblement. Le vieux transformateur de l’immeuble était tombé en panne, et en attendant les réparations, on s’était rabattu sur des batteries qui transformaient des globes brillants en de mystérieuses bougies d’ambre ; quant à l’antique machine à écrire électrique de Gusterson, elle ne fonctionnait qu’avec beaucoup de réticence.

L’attitude de Fay était calme, ou du moins étroitement contrôlée, et Gusterson crut un moment qu’il avait abandonné son pense-bête. Puis le petit homme sortit de l’ombre et Gusterson aperçut la volumineuse excroissance sur son épaule droite.

— « Oui, nous avons dû en augmenter la taille, » expliqua Fay en détachant les mots. « Super-facultés additionnelles. Bien que nous ayons obtenu un brillant succès dans l’ensemble, les slogans euphoriques subliminaux manifestaient un léger excès d’efficacité. Plusieurs centaines d’usagers sont devenus des maniaques agités. Nous avons atténué l’inspiration et précisé les motifs euphoriques – par exemple : « Jour après jour, je me sens plus intelligent et plus serein » – mais une influence stabilisante se révélait toujours nécessaire, si bien qu’après une conférence au sommet, nous avons décidé de combiner pense-bête et régulateur mental. »

— « Juste ciel ! » intervint Gusterson. « Ont-ils maintenant inventé une machine pour tenir ce rôle ? »

— « Bien entendu. Voilà des années qu’ils l’expérimentent sur des ex-malades mentaux. »

— « C’est que je ne me tiens pas au courant du progrès, » dit Gusterson en agitant la tête. « Je demeure à la traîne sur tous les fronts. »

— « Tu devrais demander à ton pense-bête de te rappeler de lire les publications du Service Scientifique, » lui dit Fay, « ou simplement lui donner l’ordre d’explorer les publications et… non, ce point est encore à l’étude. » Il regarda l’épaule de Gusterson et ses yeux s’élargirent. « Je m’aperçois que tu ne portes pas le nouveau modèle de pense-bête que je t’ai fait envoyer, » dit-il d’un ton accusateur.

— « Je ne l’ai jamais reçu, » assura Gusterson. « Les facteurs des postes livrent le courrier et les paquets en les jetant sur l’élévateur d’ordures ultra-rapide, en espérant qu’une tornade les acheminera à l’adresse indiquée. » Puis il ajouta, avec une nuance d’espoir dans la voix : « Les Russes l’auront peut-être subtilisé alors qu’il chevauchait le typhon. »

— « Il n’y a pas de quoi plaisanter, » dit Fay, les sourcils froncés. « Nous caressons l’espoir que le pense-bête pourra mobiliser le potentiel entier du Monde Libre, pour la première fois dans l’histoire. Gusterson, il faudra que tu en portes un. Bientôt, on ne pourra plus s’en passer pour vivre dans le monde moderne. »

— « J’y viendrai peut-être, » dit Gusterson d’un ton conciliant. « Mais pour l’instant, parle-moi du régulateur mental. Je tiens à lui donner une place de choix dans mon roman démentiel. »

Fay secoua la tête. « Tes lecteurs s’imagineront que tu es en retard sur ton époque. Si tu t’en sers, ne lui donne qu’un rôle de comparse. Pour revenir à nos moutons, le régulateur mental n’est rien d’autre qu’un simple appareil de physiothérapie qui régit la chimie du flux sanguin et l’électricité corporelle. Il est relié directement au système circulatoire, maintenant le taux du sang, du sucre, etc., au niveau optimum et, lorsque la chose est nécessaire, introduisant dans le circuit de l’euphorine ou de la dépressine, selon les besoins – et occasionnellement une pointe d’adrénaline supplémentaire, lorsqu’un surcroît de travail l’exige. »

— « Le processus est-il douloureux ? » demanda Daisy, depuis la chambre à coucher.

— « Un véritable martyre, » répondit Gusterson. « Tu voudras bien l’excuser ! » Il sourit à l’adresse de Fay. « Hé, ne t’avais-je pas suggéré des injections de cocaïne, la dernière fois que je t’ai vu ? »

— « En effet, » répondit l’autre sans ambages. « Oh ! à propos, Gussy, voici le chèque d’un mètre que je t’avais promis. »

— « Hourrah ! » dit Daisy d’une voix modérée.

— « J’avais compris qu’il s’agissait de deux, » dit Gusterson.

— « Les difficultés budgétaires nous contraignent toujours à des compromis de dernière minute, » dit Fay en haussant les épaules. « Il faudra bien que tu t’habitues à ce genre de choses. »

— « J’adore recevoir de l’argent, » dit Daisy d’une voix aimable. « Mais en recevant ce mètre, j’ai l’impression d’être la poule d’un gangster. »

— « Tu veux venir voir le mètre de papier, mon chou, et le glisser dans ta jarretière constellée de diamants ? » interrogea Gusterson.

— « Non, pour l’instant, je suis précisément en train d’ajuster cette portion de ma personne. Mais ne lâche pas le mètre, Gusterson. »

— « À vos ordres, mon capitaine, » répondit-il. Puis, se tournant vers Fay : « Ainsi, vous avez cessé d’utiliser la méthode Coué dans votre pense-bête ? »

— « Oh ! non. Nous l’avons simplement équilibrée avec l’emploi de la dépressine. Les motifs subliminaux constituent toujours le grand argument de vente. Tous les caractères du pense-bête sont cumulatifs, Gussy. Je vois que tu sous-estimes toujours la portée de l’engin. »

— « Probablement. Qu’entendais-tu par « surcroît de travail » ? Si tu utilises le pense-bête pour droguer les travailleurs afin qu’ils poursuivent leur besogne, tu ne fais que reprendre mon idée de la cocaïne en la modernisant, ce qui d’ailleurs n’a rien de nouveau. Il y a des centaines d’années, les Indiens de l’Amérique du Sud mâchaient des feuilles de coca pour supprimer la sensation de fatigue. »

— « Vraiment ? Très intéressant ! Ce qui prouve que les Indiens possèdent la priorité en la matière, n’est-ce pas ? Je vais me livrer à une petite expérience pour ton édification, Gussy, mais ne t’attends pas à des miracles. » Il s’éclaircit la gorge, ses yeux prirent une expression lointaine, et, tournant la tête légèrement sur la droite, il prononça distinctement : « Pooh-Bah… Jour : Un cinq. Heure : Un zéro, cinq sept, zéro zéro. Texte : Gussy coca toi budget. Coupez. » Il expliqua : « Maintenant, nous possédons un enclencheur accordé à la voix, sur les modèles de luxe. Tu peux enregistrer un mémorandum pour toi-même sans avoir besoin de retirer ta chemise. Entre parenthèses, j’utilise la fin des heures pour caser des mémorandums sans importance. J’ai déjà rempli les cinquante-neuf et les cinquante-huit pour demain et entamé les cinquante-sept. »

— « J’ai compris la plus grande partie de ton mémorandum, » dit Gusterson d’un ton bougon. « Les derniers zéro zéro se rapportaient aux secondes, n’est-ce pas ? Je trouve cela plutôt rudimentaire – pourquoi pas les micro-secondes, tant que tu y es ? Mais comment fais-tu pour te souvenir de l’endroit où tu as enregistré un mémorandum, de façon à ne pas le recouvrir en surimpression ? Après tout, tu n’arrêtes pas d’enregistrer sur toute la longueur du fil. »

— « Le pense-bête émet un bip, puis se lance à la recherche du plus proche emplacement libre. »

— « Je vois. Et à quoi rime le Pooh-Bah ? »

Fay sourit. « Et tu te prétends écrivain. Il s’agit d’une référence littéraire, Gussy. Pooh-Bah était Son Altesse Tout le Reste dans Le Mikado. Il possédait une petite liste sur laquelle il ne manquait jamais rien. C’est le nom que j’ai donné à mon pense-bête. »


— « En effet, je me souviens, » dit Gusterson, à qui la mémoire venait de revenir subitement. « Si mes souvenirs sont exacts, cette liste ne contenait que les noms des gens qui devaient avoir la tête tranchée. Méfie-toi, c’est peut-être là un sinistre présage. Peut-être tous ces travailleurs que tu munis de pense-bête pour les gaver d’adrénaline, afin qu’ils fassent des heures supplémentaires à leur insu, finiront-ils un jour par se révolter et te couper la tête. »

— « Fais-moi grâce de ta mythologie marxiste, » protesta Fay. « Gussy, tu envisages le pense-bête sous un jour complètement faux. Je reconnais que nos ventes les plus importantes, en dehors du gouvernement et de l’armée, ont été faites aux usines, dont les patrons font acheter le pense-bête à leurs employés…»

— « Aha ! »

— «…mais c’est parce que rien n’égale un pense-bête lorsqu’il s’agit d’apprendre son métier à un novice. Il lui dicte d’instant en instant ce qu’il doit faire. Rien de plus facile que d’enregistrer sur un fil un programme de travail Et tu serais surpris de l’influence des slogans exaltants sur le moral des travailleurs. Cela s’explique, Gussy : la plupart des gens manquent trop d’imagination pour discerner à l’avance les avantages du pense-bête. Ils l’achètent parce que le patron le conseille avec insistance et que le paiement se fait sans peine, par retenues échelonnées sur le salaire. Puis ils découvrent que le pense-bête rend la journée de travail plus supportable. Le petit compagnon perché sur votre épaule est un ami qui vous prodigue le réconfort et les bons conseils. La première chose qu’on lui enseigne à dire, c’est : « Ne t’en fais pas, mon vieux ».

» Au bout d’une semaine, ils portent leur pense-bête vingt-quatre heures sur vingt-quatre – et avant longtemps ils achèteront un pense-bête pour leur femme afin qu’elle se souvienne de se peigner, de sourire gentiment et de leur cuisiner de bons petits plats. »

— « Je comprends, » interrompit Gusterson. « Le pense-bête est la dernière invention pour augmenter la productivité du travailleur, mais cette mode passera. Un jour, tous les pense-bête seront relégués au grenier. »

— « Ce n’est pas vrai ! » protesta Fay avec véhémence. « Les pense-bête ne sont pas le yo-yo – ce sont des appareils qui changeront le cours de l’histoire, ce sont les révolutionnaires du Monde Libre ! Avant que le Service de la Miniaturisation ait introduit un seul de ces appareils sur le marché, nous avions fait une obligation à tous nos employés de le porter. Si ce n’est pas là manifester la confiance suprême en un produit…»

— « Tous les employés, sauf les cadres supérieurs, évidemment, » interrompit ironiquement Gusterson. « Je ne te critique pas. En ta qualité de chef des recherches le plus directement intéressé, tu te devais naturellement de manifester le plus d’enthousiasme. »

— « C’est bien ce qui te trompe, Gussy, » répliqua Fay. « Nos cadres supérieurs ont fait preuve de plus d’enthousiasme pour leurs pense-bête personnels que toutes les autres catégories de travailleurs de l’établissement tout entier. »

Gusterson s’affaissa sur lui-même et secoua la tête. « Si c’est vraiment le cas, » dit-il sombrement, « alors l’humanité mérite peut-être le pense-bête. »

— « Si elle le mérite, et comment ! » renchérit Fay. Puis : « Trêve de discussions, Gussy. Le pense-bête est une grande invention. Ne le déprécie pas pour la seule raison que tu as été mêlé à sa genèse. Il faudra bien que tu suives le mouvement. »

— « Je préférerais périr noyé ! »

— « Cesse de jouer les Cassandre ! Gussy, je l’ai déjà dit et je le répète : tu as peur de cet engin, tout simplement. Voyons, n’as-tu pas tiré tes rideaux pour ne pas apercevoir la fabrique de pense-bête ? »

— « Oui, j’ai peur, » dit Gusterson. « J’ai vraiment p… Ahou ! »

Fay pivota sur lui-même. Daisy venait d’apparaître sur le seuil de la porte de la chambre à coucher, vêtue du court fourreau d’argent. Cette fois, elle ne portait pas le masque, mais ses cheveux courts étaient argentés et brillaient, tandis que ses jambes, ses bras, son cou, son visage, toutes les parties dénudées de sa peau étaient peintes de rayures verticales de couleur verte, merveilleusement régulières.

— « J’ai voulu réserver une surprise à Gusterson, » expliqua-t-elle à Fay. « Il prétend qu’il me préfère de cette façon. La couleur verte ne déteint pas, dit-on. »

Gusterson n’émit aucun commentaire. Son visage avait une expression absorbée. « Je vais te dire pourquoi le pense-bête connaît une telle popularité, Fay, » dit-il doucement. « Ce n’est pas parce qu’il se substitue à la mémoire ou qu’il exalte le moi. C’est parce qu’il soulève le joug qui oppresse l’individu, qu’il assume la tension de la vie. Tous ces petits bonshommes dans ce ratodrome souterrain, qui vivent avec la menace atomique suspendue au-dessus de leur tête, chacun d’eux se lève chaque matin et il y a toutes ces choses dont il doit se souvenir sous peine de perdre son tour dans la queue. Mais aujourd’hui qu’il possède son pense-bête, il peut tout lui raconter en comptant sur lui pour le lui rappeler. Bien entendu, ces choses, il devra les accomplir, mais dans l’intervalle il est déchargé de tout souci. Le joug ne pèse plus sur ses frêles épaules. Il a transmis la responsabilité à l’appareil…»

— « Eh bien, que vois-tu de répréhensible à cela ? » interrompit Fay. « Quel mal y a-t-il à soulager les gens de leur tension ? Pourquoi le pense-bête ne jouerait-il pas le rôle du subrogé super-ego ? Le Chef des Motivations a aussitôt remarqué ce caractère positif. En outre, ce n’est qu’une façon fantaisiste de dire que le pense-bête se substitue à la mémoire. Parlons sérieusement, Gussy, que vois-tu de funeste là-dedans ? »

— « Je l’ignore, » dit Gusterson lentement, les yeux toujours lointains. « Je sais seulement que cela me cause un malaise. » Il rida son front puissant. « Tout d’abord, » dit-il, « cela signifie que l’individu reçoit ses ordres de l’extérieur. Il s’est fabriqué une sorte de maître. Il retourne à une psychologie d’esclave. »

— « Mais ces ordres, il ne les reçoit que de lui-même, » répliqua Fay, écœuré. « Le pense-bête n’est rien qu’un aide-mémoire mécanique, un calepin. Il ne constitue pas un maître. »

— « En es-tu absolument certain ? » demanda tranquillement Gusterson.

— « Voyons, Gussy…» commença Fay avec animation. Soudain ses traits se contractèrent et il sursauta. « Excusez-moi, les amis, » dit-il rapidement, en se dirigeant vers la porte, « mais mon pense-bête vient de me dire de partir. »

— « Hé, Fay, veux-tu dire que tu as donné des instructions à ton pense-bête pour t’avertir lorsqu’il serait temps de partir ? » demanda Gusterson.

Fay se retourna sur le seuil de la porte. Il s’humecta les lèvres, ses yeux se déplacèrent de gauche à droite. « Je n’en suis pas tout à fait sûr, » dit-il d’une voix étrange et contrainte, et il s’élança au dehors.

Gusterson contempla quelques secondes le vide qu’avait laissé Fay. Il frissonna. Puis il haussa les épaules. « Je dois être en train de perdre pied, » murmura-t-il. « Je ne lui ai jamais suggéré d’inventer quoi que ce soit. » Il se retourna vers Daisy qui se tenait toujours sur le seuil de la porte.

« Tu sembles échappée des Mille et Une Nuits, » s’écria-t-il. « Personnifierais-tu quelqu’un de particulier ? Quelle est la raison d’être de ces bandes vertes ? »

— « Il ne te serait sans doute pas impossible de le découvrir, » répondit-elle froidement. « Pour cela, il te suffirait de me tuer un ou deux dragons au préalable. »

Il l’examina attentivement. « Dieu juste, » dit-il, « la vie me comble vraiment de ses faveurs. Qu’ai-je donc fait pour mériter pareille chance ? »

— « Tu disposes d’un gros pistolet, » lui dit-elle, « alors fonce à travers le monde, mets à sac les grandes sociétés et rapporte-moi des mètres et des mètres d’argent en rouleaux, que tu auras prélevé sur leurs caisses. »

— « Plus un mot sur ce pistolet, » dit-il, « même en murmure, même en pensée. Il me reste encore un calibre trente-huit, ventre saint gris – et je ne tiens pas à ce qu’un moniteur télépathe, dont on aura omis de me signaler l’existence, surprenne ce murmure et vienne nous le confisquer. C’est l’un des rares symboles d’individualité qui nous restent encore. »

Soudain Daisy s’envola de la porte, virevolta trois fois sur elle-même, si bien que sa chevelure argentée fut pareille à un chapeau de coolie métallique, puis elle plia le genou en une profonde révérence, au milieu de la pièce.

— « Je viens de trouver ce que je représente, » annonça-t-elle en faisant palpiter coquettement ses cils. « Je suis un doux pense-bête d’argent, rayé de vert. »

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