Le pense-bête par Fritz Leiber

1

« Allons, voyons, » protesta calmement Fay, « cesse de faire les cent pas comme un ours en cage et donne-moi plutôt une idée sur laquelle je puisse lancer mon équipe d’inventeurs. Je suis ravi de venir vous voir, toi et Daisy, mais je ne puis demeurer toute la nuit à la surface. »

— « Si tu te sens nerveux en dehors des abris, je te dispense désormais de nous rendre visite, » lui dit Gusterson, en continuant d’arpenter le plancher. « Pourquoi ton équipe d’inventeurs ne trouverait-elle pas elle-même une idée d’invention ? Et toi ? Ah ! » Et dans ce « ah ! » se trouvait condensée la condamnation triomphante d’un mode de vie tout entier.

— « C’est bien ce que nous faisons, » répondit Fay imperturbablement, « mais une suggestion neuve n’est pas toujours inutile. »

— « Tu l’as dit, Fay, pillard que tu es ! Je parie que tu disposes d’au moins vingt vaches à lait de mon genre auxquelles tu soutires gratuitement des idées. »

Fay sourit. « Tu devrais te sentir flatté que la société ait encore recours aux autonomes de ton espèce. Il faut des raisons sérieuses pour amener un responsable à s’attarder au-dessus du sol après la nuit tombée, alors que rôdent les missiles. »

— « La société ne doit pas tirer grand parti de nos offices, sinon elle trouverait le moyen de nous rétribuer, » déclara Gusterson aigrement, en contemplant d’un regard absent le poste de TV sans coffre et en lui décochant un léger coup de pied au passage.

— « Tu te trompes, Gussy. L’argent n’est pas le moteur qui vous fait agir, vous autres, autonomes. Je le tiens directement de notre Chef des Motivations. »

— « T’a-t-il révélé par quoi nous devons remplacer les espèces sonnantes pour payer l’épicier ? Par un sens profond d’accomplissement, peut-être ? Fay, pour quelle raison ferais-je travailler gratuitement ma matière grise au bénéfice du Service de la Miniaturisation ? »

— « Je vais te le dire, Gussy. Pour la seule raison que tu éprouves un malin plaisir à nous jeter à la tête des idées abracadabrantes. S’il nous arrive de prendre l’une d’elles au sérieux, tu estimes que nous nous dégradons, ce qui te réjouit encore davantage. Comme de faire rire quelqu’un en proférant un lamentable calembour. »

Gusterson interrompit sa ronde de fauve en cage et sourit : « Ce serait là notre raison, hein ? Je suppose que je devrais aller par exemple jusqu’à suggérer un ordinateur ultra-miniaturisé dans lequel une molécule unique, hautement raffinée, accomplit l’ouvrage de trois grandes cellules cervicales tournant à plein rendement ? »

— « Pas nécessairement. La Miniaturisation se ramifie dans toutes les directions. Mais je mettrai à l’étude ta molécule unique remplaçant trois cellules cervicales. L’exagération est un peu poussée, mais l’idée est séduisante. »

— « Je ferai surveiller tes annonces par mes enfants afin de voir si tu utilises cette idée, et à ce moment j’assignerai en justice le monde souterrain tout entier. » Gusterson se remit à marcher en fronçant les sourcils. Il considérait d’un air perplexe l’antique poste de TV. « Et si vous inventiez un termite au plutonium ? Il vous débarrasserait de tout ce fatras qui préoccupe tellement les taupes que vous êtes. »

Fay grimaça sans se compromettre et hocha la tête.

« Ou bien, que dirais-tu d’un masque de beauté ? Hein ? Je ne parle pas d’un traitement pour la peau, mais d’un véritable masque que la femme porterait en permanence et qui lui donnerait l’apparence d’une ensorceleuse de dix-sept ans. Voilà du moins qui mettrait fin aux tourments de l’intéressée. »

— « Eh ! ça m’intéresse, » s’écria Daisy depuis la cuisine. « Je ferais souffrir Gusterson. Je le ferais ramper sur les mains et les genoux avant de lui accorder mes faveurs adolescentes. »

— « Pas question, » répliqua Gusterson. « Avec une tête pareille, tu ferais peur aux enfants. Il vaut mieux éliminer cette suggestion, Fay. L’idée que la moitié de la population adulte pourrait ressembler à Vina Vidarsson me fait dresser les cheveux sur la tête. »

— « Je sais ce qui te fait peur, » railla Daisy, « c’est de gagner un million de dollars. »

— « Tu l’as dit, » répondit solennellement Gusterson en parcourant le parquet pelucheux d’un mur de verre sombre à l’autre, hésitant devant le poste de TV. « Que dirais-tu d’une volée de petits cylindres épineux qui rouleraient sur le parquet en ramassant les fils et les moutons ? Ils fonctionneraient à l’électricité ; ou bien les chats pourraient les faire rouler de ci de là à coups de patte. De temps à autre, ils seraient rassemblés automatiquement et débarrassés des fils collectés par les épines. »

— « L’idée ne vaut rien, » dit Fay. « Il n’y a pas de fil sous terre et les chats sont interdits. Et financièrement parlant, le marché de la surface ne vaut guère mieux que l’Illinois du sud. Vois plus grand et moins pratique, Gussy – on ne peut pas se contenter de vendre aux gens des idées pratiques. » De son pouf, au centre de la pièce, il regarda autour de lui d’un air mal à l’aise. « Dis donc, cette teinte violette dans le verre des murs, a-t-elle été produite par la bombe H d’altitude de Cleveland, ou simplement par l’âge et les rayons ultraviolets, comme c’est le cas pour le verre de désert ? »

— « Non, le grand-père de je ne sais qui aimait cette couleur, » précisa Gusterson avec une joyeuse amertume. « Personnellement, cela ne me déplaît pas – je parle du verre, non de la teinte. Les gens qui vivent dans des maisons de verre aperçoivent les étoiles. »

— « Gussy, pourquoi ne vas-tu pas t’installer sous terre ? » demanda Fay avec l’accent d’un missionnaire propageant la Foi. « Crois-moi, il est bien plus commode de vivre dans une seule pièce. Cela t’évite de courir d’une chambre à l’autre pour chercher les objets. »

— « J’aime l’exercice que cela me procure, » déclara hautement Gusterson.

— « Je suis persuadé que Daisy préférerait le sous-sol. Et vos gosses n’auraient plus besoin d’expliquer pourquoi leur père vit à la manière d’un peau-rouge. Sans parler du facteur sécurité, de l’économie sur les primes d’assurances et de la crypte-église à quelques minutes de trajet par trottoir roulant. Incidemment, je te ferai remarquer que nous voyons les étoiles en permanence, et mieux que vous – par relais. »

— « Les étoiles par relais ! » murmura Gusterson à l’adresse du plafond, s’interrompant suffisamment pour permettre à Dieu de placer son commentaire. « Non, Fay, même si j’en avais les moyens – et que je puisse le supporter – je suis si peu verni que je ne serais pas plus tôt installé dans le sous-niveau moins 1, que les Soviets découvriraient une bombe-tremblement de terre, agissant par voie souterraine, et qu’il me faudrait aussitôt suivre la foule jusqu’en haut des arbres. Hé ! Que dirais-tu de maisons en forme de bulles qui seraient mises en orbite autour de la Terre ? Le Service de la Miniaturisation pourrait lotir les faubourgs les plus spacieux du monde et toutes les taupes se trouveraient du coup satellisées. L’espace est encore le lieu le plus sûr que l’on puisse trouver : pas d’air, pas d’ondes de choc. La chute libre constitue le nec plus ultra du confort – la santé en bénéficie largement. Navette assurée par fusées – ou mieux encore, on pourrait demeurer chez soi et traiter toutes ses affaires par TV-téléphone. Possibilité, même, de caresser sa dulcinée par télécommande, elle dans sa bulle, vous dans la vôtre, tandis que se poursuit la randonnée dans le vide. » Il s’interrompit soudain, puis se mit à rugir : « Oh ! nom de D… de nom de D… de nom de D… de bon D… ! »

Il fixait l’écran inanimé de la TV sans cesser de fermer et d’ouvrir ses gros poings.

— « Ne te laisse pas conduire à l’apoplexie par Fay – il n’en vaut pas la peine, » dit Daisy en passant la tête par la porte de la cuisine, tandis que Fay demandait anxieusement :

— « Que se passe-t-il, Gussy ? »

— « Rien du tout, ver de terre que tu es ! » rugit Gusterson. « Sauf qu’il y a une heure, j’ai laissé passer la seule émission de télévision que j’aurais voulu voir cette année – Finnegans Wake en anglais, en gaélique et en patois. Oh ! sacré bon D… de nom de D… ! »

— « Dommage, » dit Fay d’un ton léger. « J’ignorais qu’on l’eût monté sur les ondes de la TV de surface. »

— « C’est pourtant le cas ! Certaines choses sont trop importantes pour qu’on puisse les confiner sous terre. Et il a fallu que j’oublie ! C’est toujours la même chose… Je manque tout ! Écoute-moi, espèce de rat, » beugla-t-il à l’adresse de Fay, en secouant le doigt sous le menton de l’autre, « je vais te donner un sujet d’étude que tu pourras soumettre à ton équipe d’ânes bâtés. Qu’ils mettent au point un secrétaire mécanique auquel je programmerai des ordres et qui tiendra le rôle d’aide-mémoire en me rappelant le moment exact où je devrai écouter la TV, téléphoner à quelqu’un, expédier un manuscrit, écrire une lettre, regarder une éclipse, une nouvelle station orbitale, aller prendre les enfants à l’école ou acheter un bouquet de fleurs pour Daisy. Il faudra que cet appareil ne me quitte pas, que je n’aie pas à me déranger pour le consulter, que je ne puisse pas m’en lasser et le déposer dans le premier coin venu. Il devra me rappeler la chose avec suffisamment d’insistance pour que je n’aie pas la tentation de passer outre, comme cela se passe quelquefois lorsqu’il s’agit de Daisy. Voilà ce que ta collection de cancres pourrait inventer pour moi. Et s’ils s’acquittent convenablement de leur tâche, je suis tout prêt à leur verser jusqu’à cinquante dollars ! »

— « Cette idée ne me semble pas tellement originale, » répliqua froidement Fay, en reculant devant l’index menaçant. « J’imagine que tous les chefs de service possèdent quelque chose dans le genre. Du moins leur secrétaire tient un fichier, un agenda…»

— « Je ne parle pas de poitrines agressives et d’anatomies couvertes de nylon jusqu’au cou, » intervint Gusterson qui se faisait des secrétaires une idée quelque peu pessimiste. « Ce que je demande, c’est un aide-mémoire mécanique… voilà tout ! »

— « Eh bien, j’y penserai, » lui assura Fay, « en même temps qu’aux maisons-bulles et aux masques de beauté. Si jamais nous réalisons quelque chose dans ce genre, je te le ferai savoir. S’il s’agit d’un masque de beauté, j’apporterai un prototype à Daisy – cela lui permettra de faire peur aux gamins de l’extérieur. » Il porta sa montre à son oreille. « Grands dieux, il va falloir que je vous quitte si je veux arriver au sous-sol avant la fermeture des portes principales. Il me reste tout juste dix minutes avant le second couvre-feu ! Au revoir Gus, au revoir Daisy ! »

Deux minutes plus tard, ayant éteint les lumières de la salle de séjour, ils virent la silhouette raccourcie de Fay, semblable à une fourmi, se hâter à travers le parc pelé et mal éclairé, vers l’escalateur le plus proche.

— « Étrange de penser à cet immense sous-sol, avec ses cellules étriquées, qui s’étend dans toutes les directions sous nos pieds, » remarqua Gusterson. « As-tu rappelé à Smitty de placer une nouvelle ampoule dans l’ascenseur ? »

— « Les Smith ont déménagé ce matin, » dit Daisy d’une voix sans timbre. « Ils sont allés eux aussi s’installer dans le sous-sol. »

— « Comme des cafards, » dit Gusterson. « Des cafards qui quittent un immeuble en ruines. Bientôt, ce sera le tour des fantômes de se réfugier dans les abris. »

— « Quoi qu’il en soit, dès à présent, nous sommes nos propres concierges, » dit Daisy.

Il hocha la tête. « Il ne reste plus, à part nous, que trois familles fidèles à ce mortel piège en verre. » Il soupira. Puis : « Tu voudrais aller t’installer là-dessous, Daisy ? » demanda-t-il doucement, en lui entourant délicatement les épaules de son bras. « Te remplir les yeux des lumières artificielles, te transformer en rat pour un temps ? Nous sommes peut-être trop vieux pour jouer les chauves-souris. Je pourrais obtenir un emploi dans une compagnie, une cabine à penser pour moi tout seul, avec deux secrétaires aux poitrines en acier inoxydable. La vie serait plus facile pour toi et beaucoup plus propre. Tu dormirais plus tranquille. »

— « C’est vrai, » répondit-elle. Elle faisait courir ses doigts le long de la sombre verrière dont la teinte violette était à peine perceptible, du fait de la faible clarté froide qui régnait dans le parc. « Mais, je ne sais trop pourquoi, » dit-elle en lui glissant le bras autour de la taille, « je ne pense pas que je dormirais plus tranquille ni plus heureuse… et ça ne m’exciterait pas le moins du monde. »

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