Le temps que je reprenne mes esprits et me relève, l’assassin avait disparu. Quelques taches de sang, presque noires dans la lumière de la chandelle d’or, témoignaient de son passage dans le cercle où se trouvait confiné mon ami hirsute. Ce dernier, assis sur son arrière-train, jambes repliées sous lui d’une manière étrangement humaine, se léchait les pattes pour lisser les poils soyeux entourant sa bouche. « Merci », dis-je, ce qui lui fit lever la tête, l’air attentif.
Le couteau du meurtrier gisait à peu de distance ; c’était un bolo à grande lame grossièrement fabriqué, avec une poignée d’un bois noir et usé. Il devait donc s’agir d’un simple matelot, selon toute vraisemblance. Je lui donnai un coup de pied et fis appel au souvenir que j’avais gardé de sa main, brièvement aperçue : main d’homme de grande taille, puissante et calleuse, mais dépourvue de marques particulières, pour ce que j’en avais vu. Un ou deux doigts manquant m’auraient bien arrangé, mais il était également possible que ce fût maintenant le cas : un marin, en tout cas, avec une main salement amochée.
M’avait-il suivi jusqu’ici dans le noir, tout au long de mon périple ponctué d’escaliers, d’échelles et de multiples passages pleins de détours ? Voilà qui paraissait peu probable. Il était tombé accidentellement sur moi ici, et avait saisi l’occasion pour agir. Un homme dangereux. Il me parut plus judicieux de me mettre immédiatement à sa recherche avant qu’il ait eu le temps de se reprendre et de concocter quelque chose pour expliquer sa main mordue. Si je pouvais découvrir son identité, je la ferais connaître aux officiers du vaisseau ; si je n’en avais pas le temps, ou s’ils refusaient d’agir, je le tuerais moi-même.
Tenant haut la chandelle dorée, je m’engageai dans l’escalier conduisant aux quartiers d’équipage. Mon esprit tirait des plans plus vite que je ne marchais. Les officiers – ce capitaine qu’avait mentionné le steward mort – remeubleraient ma suite ou m’en attribueraient une autre. On placerait une sentinelle à l’extérieur, non tant pour me protéger (je n’avais l’intention d’y séjourner que le temps de sauver les apparences) que pour donner à mes ennemis une cible pour leurs coups. Après quoi, je…
Le temps d’une respiration, toutes les lumières, dans cette partie du vaisseau, se rallumèrent. Je vis la marche de métal suspendue sur laquelle je me trouvais ainsi que les verts pâles et les jaunes du vivarium à travers les croisillons dont elle était faite. Sur ma droite, le rayonnement de lampes indistinctes se perdait dans une brume nacrée ; sur ma gauche, assez loin, la paroi gris-noir luisait d’humidité. Au-dessus, c’était comme s’il n’y avait eu aucun vaisseau, mais un ciel nuageux assailli par les rayons du soleil.
Mais le spectacle ne dura pas plus d’une respiration. J’entendis au loin des matelots qui criaient pour attirer l’attention de leurs camarades sur un phénomène que l’on ne pouvait guère ignorer. Puis l’obscurité se fit de nouveau, paraissant encore plus terrible que la première fois. Je grimpai une centaine de marches ; les lumières vacillèrent comme si chaque lampe était au bord de l’épuisement, puis s’éteignirent définitivement. Encore mille marches, et la flamme de la chandelle dorée se réduisit à une pointe bleue. Je l’éteignis pour épargner le peu de combustible qui lui restait et poursuivis mon ascension dans les ténèbres.
Peut-être était-ce parce que je quittais les entrailles du vaisseau et me dirigeais vers le pont supérieur marquant les limites de l’atmosphère, toujours est-il que je me sentais glacé. Je voulus accélérer le pas pour me réchauffer, mais en fus incapable. Je n’arrivais qu’à trébucher dans ma hâte, et la jambe qu’avait ouverte un fantassin ascien lors de la troisième bataille d’Orithyia tirait le reste vers la tombe.
Un instant j’eus peur de ne pouvoir reconnaître l’étage où se trouvaient ma cabine et celle de Gunnie, mais je quittai l’escalier sans même y penser, allumai la chandelle dorée le temps d’une respiration seulement, et entendis le grincement des gonds lorsque le battant s’ouvrit.
J’avais déjà refermé la porte et senti la couchette à tâtons lorsque je pris conscience de ne pas être seul dans la pièce. J’appelai, et la voix d’Idas, le marin aux cheveux blancs, me répondit avec des intonations où se mêlaient la crainte et l’intérêt.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? demandai-je.
— Je vous attendais. Je… j’espérais que vous viendriez. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais l’impression que vous n’alliez pas tarder. Vous n’étiez pas avec les autres, en bas. »
Comme je ne répondais rien, il ajouta : « Je veux dire au travail. C’est pourquoi je me suis défilé pour venir ici.
— Dans ma cabine. Le verrou n’aurait jamais dû vous laisser entrer.
— Mais vous ne le lui avez pas interdit. Je vous ai décrit, et en plus il me connaît. Ma propre cabine n’est pas loin. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que je voulais simplement vous attendre.
— Je lui ordonnerai de ne laisser entrer personne d’autre que moi.
— Il pourrait être judicieux de faire des exceptions pour vos amis. »
Je lui répondis que j’y réfléchirais, me disant en moi-même qu’il ne serait certainement pas classé parmi ces exceptions. Gunnie, peut-être.
« Vous avez une lumière. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux l’allumer ?
— Comment le savez-vous ?
— Quand la porte s’est ouverte, j’ai aperçu une lueur pendant un instant. Quelque chose que vous teniez à la main, non ? »
J’acquiesçai, puis, me rendant compte qu’il ne pouvait me voir, lui dis que je préférais l’économiser.
« Très bien. Ce qui m’a surpris, tout de même, c’est que vous ne vous en soyez pas servi pour chercher le lit.
— Je me rappelais très bien son emplacement. »
En réalité, c’est par un effort de volonté sur moi-même que je m’interdisais d’allumer la chandelle dorée. J’étais tenté de m’en servir pour vérifier si Idas n’avait pas été brûlé ou mordu. Mais la raison me disait que l’assassin qui avait été brûlé n’aurait pas été en état d’attenter une deuxième fois à ma vie, et que celui qui avait été si profondément mordu par mon ami hirsute n’aurait pu gagner assez rapidement l’escalier du conduit d’air : je l’aurais entendu grimper devant moi.
« Est-ce que cela vous ennuie si je vous parle ? Lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois, et que vous avez parlé de votre monde d’origine, j’en avais très envie.
— Volontiers, dis-je, si vous acceptez de répondre à quelques questions vous-même. » Pouvoir me reposer : voilà ce qui m’aurait fait plaisir, en réalité. J’étais loin d’avoir regagné toutes mes forces, mais il ne fallait pas négliger cette occasion de glaner des informations.
« Mais bien sûr, fit Idas avec empressement. Je répondrai volontiers à vos questions, si vous répondez aux miennes. »
Cherchant un moyen inoffensif de commencer, j’enlevai mes bottes et m’allongeai sur la couchette, qui protesta faiblement. « Dites-moi, quelle est la langue que nous parlons ? commençai-je.
— En ce moment ? Le vaissalien, bien entendu.
— Connaissez-vous d’autres langues, Idas ?
— Non, aucune. Je suis né à bord, vous comprenez. C’était l’une des choses que je voulais vous demander – les différences avec la vie que l’on mène sur un monde véritable. Les matelots racontent toutes sortes d’histoires, mais ce ne sont que des ignorants. Vous, je vois bien que vous êtes quelqu’un qui pensez.
— Merci. Étant né à bord, vous devez avoir eu l’occasion de visiter bien des mondes, sans doute. En avez-vous trouvé beaucoup où on parlait le vaissalien ?
— Pour dire la vérité, je n’ai pas pris autant de permissions à terre que j’aurais pu. Mon apparence… vous avez probablement remarqué…
— Répondez à ma question, s’il vous plaît.
— On parle le vaissalien sur la plupart des mondes, je suppose. » La voix d’Idas me paraissait légèrement plus proche, eus-je l’impression.
« Je vois. Sur Teur, ce que vous appelez le vaissalien n’est parlé que dans notre empire. Nous le considérons comme une langue plus ancienne que les autres, mais jusqu’ici, je n’en avais jamais été sûr. » Je décidai d’orienter la conversation vers ce qui avait pu plonger le vaisseau dans l’obscurité. « Ce serait nettement plus agréable si nous pouvions nous voir l’un l’autre, non ?
— Oh ! oui ! Allez-vous allumer votre lumière ?
— Dans un moment, peut-être. Pensez-vous que l’on va bientôt rétablir le courant ?
— On est en train de réparer, et les secteurs les plus importants ont maintenant la lumière, répondit Idas. Mais nous ne sommes pas dans un secteur important.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? »
J’eus l’impression de le voir hausser les épaules. « Un élément conducteur a dû tomber entre les terminaux de l’une des grandes cellules, mais personne n’a pu trouver ce que c’était. Toujours est-il que les plaques se sont carbonisées. Des câblages, également, ce qui n’aurait jamais dû se produire.
— Et tous les autres marins travaillent là-dessus ?
— La plupart de ceux de mon équipe, oui. »
J’étais maintenant certain qu’il s’était rapproché, et ne se trouvait qu’à une coudée de la couchette.
« Quelques-uns sont partis pour faire d’autres choses. C’est comme ça que j’ai filé. Le monde de chez vous, Sévérian… est-ce qu’il est beau ?
— Très beau, mais terrible, aussi. Ce qu’il y a peut-être de plus beau, ce sont les îles de glace qui remontent des mers du Sud comme des argonautes. Elles sont d’un blanc tirant vers le vert pâle, et scintillent comme des diamants ou des émeraudes lorsque les frappent les rayons du soleil. Autour d’elles la mer paraît noire, mais elle est en fait si claire que l’on peut voir leur masse immergée s’enfoncer très loin dans les profondeurs pélagiques… »
J’entendais l’imperceptible sifflement de la respiration d’Idas. Aussi silencieusement que possible, je dégageai le poignard de son étui.
« … et chacune se dresse comme une montagne sur le fond d’un ciel bleu roi piqueté d’étoiles. Mais rien ne peut vivre sur ces îles… rien d’humain, en tout cas. Idas, je commence à m’endormir. Il vaudrait mieux me laisser, peut-être.
— J’aimerais vous poser encore bien des questions.
— Vous le ferez, une autre fois.
— Est-ce que les hommes se touchent les uns les autres sur votre monde, Sévérian ? Par exemple, est-ce qu’ils se serrent la main en signe d’amitié ? On fait cela sur beaucoup de mondes.
— Et sur le mien aussi », dis-je, faisant passer le poignard de la main droite dans la gauche.
« Alors serrons-nous la main. Ensuite, je partirai.
— Très bien », répondis-je.
Le bout de nos doigts se touchèrent, et la lumière se rétablit à ce moment-là dans la cabine.
Il tenait un bolo, lame tournée vers le bas. Il le fit plonger en y mettant tout son poids. Ma main droite vola ; je n’aurais pu arrêter ce coup, mais je m’arrangeai pour le dévier. La large pointe traversa ma chemise et s’enfonça dans le matelas si près de ma peau que je sentis le froid de la lame contre elle.
Il voulut arracher le bolo, mais je le saisis au poignet et il ne put se libérer de ma prise. J’aurais pu facilement le tuer, mais au lieu de cela je lui enfonçai le couteau de chasse dans l’avant-bras pour lui faire lâcher la poignée de l’arme.
Il cria – moins de douleur, me sembla-t-il, qu’à la vue de mon poignard qui sortait de sa chair. Je le jetai à terre, et l’instant suivant je me trouvai sur lui, la pointe de la lame tournée vers sa gorge.
« La ferme, lui dis-je, ou je te tue sur-le-champ. Quelle est l’épaisseur de ces parois ?
— Mon bras…
— Oublie ton bras. Tu auras tout ton temps pour lécher ton sang. Réponds-moi !
— Elles sont très minces. Ce ne sont que des feuilles de métal.
— Bien. Ce qui signifie qu’il n’y a personne dans le secteur. J’ai écouté pendant que j’étais sur la couchette, et je n’ai pas entendu le moindre bruit de pas. Tu peux gémir tant que tu voudras. Maintenant, lève-toi. »
Le couteau de chasse était bien aiguisé ; je déchirai la chemise d’Idas de haut en bas, faisant apparaître la poitrine naissante que j’avais à demi soupçonnée.
« Qui t’a envoyée sur ce vaisseau, femme ? Abaïa ?
— Vous saviez ! » Idas écarquillait ses grands yeux pâles.
Je secouai la tête et taillai une bande de tissu dans sa chemise. « Tiens, bande-toi le bras avec ça.
— Merci, mais ça n’a pas d’importance. De toute façon, ma vie est terminée.
— Je te dis de le bander. Quand j’en serais à travailler sur toi, je ne veux pas mettre davantage de sang sur mes vêtements qu’il y en a pour le moment.
— Vous n’aurez pas besoin de me torturer. Oui, je suis une esclave d’Abaïa.
— Envoyée pour me tuer afin que je ne ramène pas le Nouveau Soleil ? »
Elle acquiesça.
« Et choisie parce que tu étais encore suffisamment petite pour pouvoir passer pour un être humain. Qui sont les autres ?
— Il n’y en a pas. »
J’allais l’empoigner, mais elle leva la main droite. « Par le seigneur Abaïa, je vous le jure ! Il y en a peut-être d’autres, mais je ne le sais pas.
— Est-ce toi qui as tué mon steward ?
— Oui.
— Et qui as fouillé ma suite ?
— Oui.
— Mais ce n’est pas toi que j’ai brûlée avec mon pistolet. Qui était-ce ?
— Rien qu’un matelot que j’avais acheté pour un chrisos ; j’étais à l’autre bout de la coursive lorsque vous avez fait feu. Vous comprenez, je voulais me débarrasser du corps en le jetant dans l’espace, mais j’avais besoin de l’aide de quelqu’un pour franchir les écoutilles. Et puis… » Sa voix s’éteignit.
« Et puis quoi ?
— Et puis, il aurait pu me servir pour d’autres choses, aussi, après cela. C’est vrai, non ? Et maintenant, comment avez-vous su ? Je vous en prie, dites-le-moi.
— Ce n’est pas toi non plus qui m’as attaqué dans l’enclos des apports. Qui était-ce ? »
Idas secoua la tête, comme pour s’éclaircir les idées. « Je ne savais pas que vous aviez été attaqué là.
— Quel âge as-tu, Idas ?
— Je ne sais pas.
— Dix ans ? Treize ?
— On ne compte pas les années. » Elle haussa les épaules. « Mais vous avez dit que nous n’étions pas humains. C’est faux ; nous le sommes autant que vous. Nous sommes simplement l’Autre Peuple, les sujets des Grands Seigneurs qui demeurent dans les mers et sous le sol de Teur. Maintenant que j’ai répondu à vos questions, s’il vous plaît, répondez à la mienne. Comment avez-vous su ? »
Je m’assis sur la couchette. J’allai bientôt entamer la procédure de supplice de cette enfant efflanquée. Cela faisait bien longtemps que je n’étais plus le compagnon-bourreau Sévérian, et je n’allais prendre aucun plaisir à cette tâche. J’espérais à moitié qu’elle allait bondir vers la porte.
« En premier lieu, parce que tu ne parlais pas comme un marin. J’ai eu autrefois un ami qui l’avait été, c’est pourquoi je remarque quand d’autres le sont – mais c’est une histoire beaucoup trop longue pour la raconter maintenant. Mes ennuis – l’assassinat de mon steward et la suite – ont commencé peu de temps après notre rencontre, quand tu étais avec les autres. Tu as dit une fois que tu étais née sur un vaisseau, mais les autres s’exprimaient comme des marins, sauf Sidero et toi.
— Purn et Gunnie sont de Teur.
— De plus, tu m’as donné de fausses indications lorsque je t’ai demandé les cuisines. Ton intention était de me suivre et de me tuer à la première occasion, mais j’ai fini par retrouver la suite autarchique, et tu as pensé que c’était encore mieux ; tu pouvais attendre que je m’endorme et ouvrir vocalement la porte. Sans doute cela n’aurait-il pas été bien difficile pour toi, en tant que membre de l’équipage. »
Idas acquiesça. « J’ai apporté des outils, et j’ai dit à la porte qu’on m’avait envoyé réparer un tiroir.
— Sauf que je ne m’y trouvais pas. Le steward t’a arrêtée au moment où tu partais. Que cherchais-tu ?
— La lettre, celle que les aquastors de Teur vous ont donnée pour le hiérogrammate. Je l’ai trouvée et je l’ai brûlée dans votre propre chambre. » Il y avait une nuance de triomphe dans sa voix.
« Elle était très facile à trouver. Tu cherchais quelque chose d’autre, quelque chose qui, dans ton esprit, était caché. Je ne vais pas tarder à te faire extrêmement mal si tu ne me dis pas de quoi il s’agit. »
Elle secoua la tête. « Est-ce que je peux m’asseoir ? »
J’acquiesçai, m’attendant à la voir s’installer sur le coffre ou sur la deuxième couchette ; mais elle se laissa tomber au sol, ayant enfin l’air d’une véritable enfant, en dépit de sa haute taille.
« Il y a un moment, poursuivis-je, tu m’as demandé à deux reprises d’allumer ma chandelle. La seconde fois, il n’était pas bien difficile de deviner que tu voulais être sûre de pouvoir porter un coup fatal. C’est pourquoi, j’ai employé les termes argonautes et pélagique, car les esclaves d’Abaïa s’en servent comme mots de passe ; il y a très longtemps, quelqu’un qui avait cru un instant que j’étais l’un des vôtres m’a montré une carte disant qu’on pouvait le trouver sur la rue des Argonautes, et Vodalus – tu as peut-être entendu parler de lui – m’a dit une fois de transmettre un message à celui qui me dirait : “L’Argus pélagique…” Argus, argonaute, j’avais confondu…
Jamais je ne finis ma phrase. Sur le vaisseau, où les choses les plus lourdes sont si légères, l’enfant tomba très lentement en avant ; assez vite, cependant, pour qu’il y eût un petit choc mat lorsque son front toucha le sol. Je suis convaincu qu’elle devait être morte avant même le début de ma vaniteuse péroraison.