CHAPITRE VI Une mort et des ténèbres

C’était le steward. Il gisait dans la coursive, le visage tourné vers le sol, les semelles usées de ses bottes soigneusement cirées à moins de trois coudées de ma porte. On lui avait presque complètement tranché la gorge. Un couteau à cran d’arrêt, encore en position fermée, se trouvait à côté de sa main droite.

Pendant dix ans, j’avais porté sur moi la griffe noire que j’avais retirée de mon bras, au bord de l’océan. Quand je m’étais élevé à l’autarchie, j’avais souvent essayé de m’en servir, mais toujours sans résultat. Au cours des huit dernières années, c’est à peine si je m’étais souvenu de sa présence. Je la sortis du petit sac de peau que Dorcas avait cousu pour moi, à Thrax, et j’en touchai le front du steward, m’efforçant de faire pour lui ce que j’avais fait pour la fillette dans le taudis, pour l’homme-singe à côté des chutes et pour le uhlan mort.

Bien que n’en ayant guère envie, je vais essayer de décrire ce qui s’est alors passé. Une fois, alors que j’étais prisonnier de Vodalus, j’ai été mordu par une chauve-souris suceuse de sang. La morsure n’était que très peu douloureuse mais je fus pris d’une sensation de lassitude qui devenait de plus en plus agréable à chaque instant. Lorsque, bougeant une jambe, je dérangeai la chauve-souris de son festin, le vent de ses ailes sombres me parut être l’exhalaison même de la mort. Ce n’avait été là que l’ombre, l’avant-goût de ce que j’éprouvai dans la coursive. J’étais au centre de l’univers, comme nous le sommes toujours pour nous-même ; et l’univers partait en lambeaux, comme les haillons pourris d’un client, pour s’effondrer dans le néant en une poussière grise et douce.

Pendant un long moment je restai dans l’obscurité, tremblant. Peut-être étais-je conscient, mais certainement sans en avoir conscience, ni de rien d’autre qu’un rougeoiement de douleur et une grande faiblesse comme ce que doivent éprouver les agonisants. À la fin, j’aperçus une étincelle de lumière ; il me vint à l’esprit que j’étais devenu aveugle. Et cependant il y avait un espoir, puisque je voyais ce point de lumière, si faible fût-il. Je m’assis, bien que secoué et affaibli au point d’en éprouver une terrible angoisse.

L’éclat de lumière réapparut, infinitésimal, plus minuscule que le reflet que le soleil fait naître sur la pointe d’une aiguille. Il gisait dans ma main, mais s’éteignit avant que je m’en rendisse compte, bien avant d’avoir pu faire bouger mes doigts raidis et découvrir qu’ils étaient gluants de sang.

La griffe, cette épine dure, noire et affilée qui m’avait écorché tant d’années auparavant, m’avait de nouveau fait saigner. Sans doute avais-je serré le poing. Je l’avais enfoncée dans la deuxième phalange de mon index, et elle l’avait transpercée de part en part, comme un hameçon. Je l’arrachai, à peine conscient de la douleur, et la replaçai dans le sac, encore humide de mon sang.

À cet instant-là, je fus de nouveau sûr d’être aveugle. La surface lisse sur laquelle j’étais allongé pouvait très bien être le sol de la coursive ; la paroi à panneaux que ma main découvrit à tâtons une fois que je me fus remis sur mes pieds pouvait très bien être celle de cette coursive. Mais elle se trouvait bien éclairée. Qui m’aurait transporté ailleurs, dans cet endroit obscur, faisant de mon corps un lit de supplices ? J’entendis le gémissement d’une voix humaine. C’était la mienne, et je serrai les mâchoires pour la réduire au silence.

Dans ma jeunesse, lorsque j’avais fait le voyage de Nessus à Thrax avec Dorcas, puis celui de Thrax à Orithyia seul la plupart du temps, j’avais avec moi de l’acier et du silex pour allumer du feu. Mais aujourd’hui, je n’avais rien sur moi. Je me creusai la tête et fouillai mes poches à la recherche d’un moyen de faire du feu, mais, en dehors de mon pistolet, je ne voyais rien. Je le tirai, et inspirai fort pour pousser un cri d’avertissement – ce n’est qu’à cet instant que me vint l’idée d’appeler à l’aide.

Il n’y eut pas de réponse. Je tendis l’oreille, mais aucun bruit de pas ne me parvint. Après m’être assuré que le pistolet était bien réglé au plus bas, je me résolus à l’utiliser.

Je ne tirerais qu’un seul coup de feu. Si je ne distinguais pas la flamme violette, cela voudrait dire que j’étais aveugle. J’envisagerais alors le choix qui s’offrait à moi : me supprimer pendant que mon désespoir serait assez fort, ou chercher s’il n’y avait pas quelque moyen de me traiter sur le vaisseau. (Et néanmoins je savais que j’avais beau pouvoir – nous avions beau pouvoir, en fait – choisir de périr, c’était impossible. Quel autre espoir restait-il à Teur ?)

De la main gauche, je touchai la paroi afin de pouvoir aligner l’arme sur la coursive. De la droite, je la levai à hauteur d’épaule, comme un tireur d’élite.

Un minuscule point de lumière brilla devant moi, comme lorsqu’on voit la rouge Verthandi à travers les nuages. Ma stupéfaction fut telle que bien que ce fût mon doigt blessé qui enfonça la détente, c’est à peine si j’en eus conscience.

L’énergie déchiqueta les ténèbres. Dans le flamboiement violet, je vis le corps du steward, puis un peu plus loin par la porte entrouverte de la suite autarchique, une forme qui se tordait et l’éclat de l’acier.

L’obscurité se fit aussitôt, mais je n’étais pas aveugle. Malade, oui ; souffrant de partout – j’avais l’impression d’avoir été jeté contre un mur – mais pas aveugle. Pas aveugle !

En fait, le vaisseau était plongé dans l’obscurité d’une nuit nuageuse. J’entendis de nouveau un grognement de voix humaine, mais cette voix n’était pas la mienne. Quelqu’un se trouvait dans la coursive, en fin de compte ; quelqu’un qui avait eu l’intention de me tuer, puisque ce que j’avais aperçu était le reflet de la lame de quelque arme, sans aucun doute. Le rayon affaibli l’avait brûlé comme les rayons affaiblis des armes des hiérodules avaient autrefois brûlé Baldanders. Je ne croyais pas avoir affaire à un géant, mais l’homme vivait encore comme Baldanders avait survécu ; et il se pouvait qu’il ne fût pas seul. Le dos courbé, je tâtonnai de ma main libre pour retrouver le corps du steward ; je l’enjambai comme une araignée infirme, finis par m’introduire dans la suite et verrouillai la porte derrière moi.

La lampe sous laquelle j’avais recopié mon manuscrit était tout aussi au repos que celles de la coursive, mais comme ma main errait sur l’écritoire pour la trouver, elle tomba sur un morceau de cire à cacheter ; je me souvins alors de la bougie qui servait à la faire fondre, bougie qui s’allumait en pressant un bouton. Cet ingénieux système était en principe rangé dans une case avec la cire et je crus pouvoir le trouver tout de suite ; mais en fait il traînait avec d’autres objets sur l’écritoire.

La flamme d’un jaune clair jaillit instantanément ; à son éclat, je vis dans quel état était la suite autarchique. On avait répandu mes vêtements sur le sol, et il ne restait pas une seule couture intacte. Une lame affilée comme un rasoir avait éventré le matelas de bout en bout. On avait renversé les tiroirs de l’écritoire, éparpillé mes livres sur le sol et on avait entaillé jusqu’aux sacs de voyage ayant servi à transporter mes effets à bord.

Je crus tout d’abord qu’il s’agissait simplement de vandalisme ; que quelqu’un qui me haïssait (et ceux-là étaient légion sur Teur) avait laissé libre cours à sa fureur en ne me trouvant pas endormi. Mais je ne tardai pas à me dire que la destruction avait quelque chose de trop systématique pour cela ; quelqu’un avait dû entrer dans ma chambre à peine avais-je tourné les talons. Sans aucun doute les hiérodules, dont le temps s’écoule à l’envers de celui que nous connaissons, avaient-ils prévu cette intrusion et envoyé le steward pour m’éviter de tomber sur mon visiteur. Ne me trouvant pas, il avait fouillé mes affaires à la recherche d’un objet si petit qu’on aurait pu le dissimuler dans le col d’une chemise.

Quoi qu’il eût cherché, je n’avais qu’un seul trésor en ma possession : la lettre patente que m’avait donné maître Malrubius, et qui m’identifiait comme l’autarque légitime de Teur. Ne m’étant pas attendu au sac de la suite autarchique, je ne l’avais pas cachée, et l’avait simplement déposée dans un tiroir avec d’autres papiers que j’avais emportés avec moi ; bien entendu, elle avait disparu.

En quittant la chambre, l’individu était tombé sur le steward qui avait dû vouloir l’arrêter et l’interroger. Il n’avait pu courir le risque d’être décrit plus tard par lui et avait donc sorti son arme. Le steward avait tenté de se défendre avec son couteau à cran d’arrêt, mais il s’était montré trop lent. J’avais entendu son cri pendant que je m’entretenais avec les hiérodules, et Ossipago m’avait empêché de sortir, et donc de tomber à mon tour sur l’assaillant. Jusque-là, c’était clair.

Mais j’en arrivais alors à la partie la plus étrange de l’affaire. En découvrant le corps du steward, j’avais essayé de le ranimer, utilisant pour cela l’épine au lieu de la véritable griffe du Conciliateur. J’avais échoué ; mais j’avais également échoué lors de toutes les occasions précédentes où j’avais cherché à faire jouer le pouvoir qui était celui de la vraie Griffe (laquelle s’était manifestée pour la première fois, il me semble, lorsque j’avais touché la femme, dans notre oubliette, qui avait construit le mobilier de sa pièce avec des enfants volés).

Ces échecs, cependant, n’avaient jamais été plus violents que ceux d’un mot pris pour un mot de pouvoir : on prononce le mot, et la porte ne s’ouvre pas. Ainsi avais-je touché avec l’épine sans obtenir de guérison ou de résurrection.

Cette fois-ci, les choses s’étaient passées différemment ; j’avais subi un choc qui m’avait laissé malade, endolori et encore faible, et je n’avais aucune idée de ce qui était arrivé. Si absurde que cela parût, j’en conçus un certain espoir. Au moins quelque chose s’était produit, même si j’avais failli y laisser la vie.

Toujours est-il que je m’étais retrouvé inconscient et que l’obscurité s’était faite. Encouragé par cette dernière circonstance, l’assaillant était revenu ; il avait entendu mon appel à l’aide (auquel une personne bien intentionnée aurait répondu) et s’était avancé pour me tuer.

Ces pensées traversèrent mon esprit bien plus vite qu’il ne faut de temps pour les coucher sur le papier. Le vent se lève, maintenant, soulevant grain à grain notre nouvelle terre, mais j’écrirai encore un peu avant d’aller dormir dans mon boudoir : pour dire au moins que la seule conclusion pratique à laquelle je parvins fut que mon assaillant gisait peut-être quelque part dans la coursive, blessé. Si c’était le cas, je pourrais peut-être le persuader de me révéler ses motifs et le nom de ses complices, s’il en avait. Je soufflai la chandelle et ouvris la porte aussi silencieusement que je pus ; je me glissai dehors, tendis l’oreille quelques instants et la rallumai.

Mon ennemi avait disparu, mais rien d’autre n’avait changé. Le steward mort était toujours aussi mort, et le couteau à cran d’arrêt à la même place. Aussi loin que portait la lueur jaune et vacillante de la bougie, la coursive était vide.

Craignant de la consumer trop rapidement ou qu’elle ne servît qu’à me faire repérer, je l’éteignis de nouveau. À bout portant, le couteau de chasse que m’avait procuré Gunnie me paraissait a priori plus utile que le pistolet. Tenant l’arme d’une main, effleurant de l’autre la paroi, j’avançai lentement le long du couloir, à la recherche de la suite des hiérodules.

Lorsque nous nous y étions rendus, Famulimus, Barbatus, Ossipago et moi, je n’avais fait attention ni au chemin ni à la distance parcourue ; mais j’étais capable d’évoquer chacune des portes devant lesquelles nous étions passés, et presque chaque pas que j’avais fait. Bien qu’il m’eût fallu sensiblement plus de temps pour faire ce deuxième trajet, je savais cependant avec précision (ou du moins croyais savoir) à quel moment j’étais arrivé.

Je cognai à la porte sans susciter de réaction ; je pressai mon oreille contre le battant, mais n’entendis aucun son. Je cognai de nouveau, plus fort, toujours sans résultat, et utilisai finalement le pommeau du poignard.

Comme il ne se passait toujours rien, j’avançai avec précaution jusqu’aux portes de part et d’autre de la première (mais j’étais sûr que, situées toutes deux trop loin, ce n’étaient pas les bonnes), et n’eus pas plus de succès : personne ne répondit à mes coups.

Retourner dans la suite autarchique serait revenu à chercher à se faire assassiner et je me félicitai sans restriction de m’être procuré un second logement. Malheureusement, pour m’y rendre par le seul chemin que je connaissais, il fallait repasser devant la suite. Lorsque j’avais étudié l’histoire de mes prédécesseurs et parcouru les souvenirs des souverains dont l’esprit avait fusionné avec le mien, j’avais été frappé par le nombre de ceux qui avaient perdu la vie pour avoir voulu accomplir une dernière fois un acte dangereux – en conduisant l’ultime charge devant leur donner la victoire, ou en voulant faire incognito une dernière visite risquée à quelque maîtresse en ville. Me rappelant nettement le chemin, il me semblait pouvoir deviner dans quelle partie du vaisseau se trouvait ma seconde cabine ; je décidai de poursuivre dans la coursive, puis de tourner dès que j’arriverais à un embranchement afin de revenir sur mes pas par un autre chemin et de finalement atteindre mon but.

Je n’entrerai pas dans le détail de mes errances, qui m’ont suffisamment harassé pour que je n’aie pas envie de vous en fatiguer, hypothétique lecteur. Il me suffira de dire que je découvris un escalier donnant sur un niveau inférieur puis une coursive qui me parut placée au-dessous de celle que je venais de quitter, mais qui se termina bientôt sur un labyrinthe de passerelles, d’échelles et de passages étroits dans lesquels régnaient les ténèbres les plus complètes, tandis que le sol oscillait sous mes pieds et que l’air devenait plus chaud et plus humide.

Au bout d’un moment, cet air étouffant m’apporta des effluves âcres et pourtant bizarrement familiers. Je les remontai du mieux que je pus, et moi qui m’étais si souvent vanté de ma mémoire phénoménale, je me retrouvai à renifler mon chemin comme un braque, presque prêt à aboyer de joie à l’idée de trouver un lieu que je connaissais après tant de vide, de silence et de ténèbres.

Et de fait je poussai un véritable jappement, car je venais d’apercevoir au loin le reflet d’une vague lumière. Mes yeux s’étaient tellement faits à l’obscurité au cours de ces deux veilles de vagabondage dans les entrailles du vaisseau qu’en dépit du peu d’éclat de ce lumignon, j’arrivais à deviner la surface élastique sous mes pieds et les parois moussues qui m’entouraient ; je remis le grand poignard au fourreau et courus.

En quelques instants, je me retrouvai environné d’habitations circulaires et d’une centaine de bêtes étranges. J’étais retourné à la ménagerie où l’on enfermait les apports, et la lumière parvenait du système qui maintenait leur confinement. Je m’en approchai et me rendis compte que la créature à l’intérieur était justement celle que j’avais aidé à capturer. Elle se tenait sur ses pattes de derrière, les antérieurs appuyés contre la paroi invisible, et une lueur phosphorescente ondulait le long de son ventre et brillait fortement à hauteur de ses pattes avant, semblables à des mains. Je lui parlai comme j’aurais pu le faire à un animal favori, un chat, par exemple, au retour d’un voyage, et elle parut m’accueillir comme un chat l’aurait fait, pressant son corps à la fourrure hirsute contre la paroi invisible ; elle miaula et me regarda d’un air suppliant.

Tout d’un coup, sa petite bouche s’ouvrit sur un rictus et ses yeux se mirent à luire comme ceux d’un démon. Je voulus reculer, mais un bras vint m’entourer le cou et une lame brilla, dirigée vers ma poitrine.

Je saisis l’assassin au poignet et arrêtai l’arme à moins d’un doigt de ma peau, puis luttai pour m’accroupir et l’expédier par-dessus la tête.

On dit de moi que je suis fort, mais il était plus fort que moi. Je pouvais certes facilement le soulever – sur ce vaisseau j’aurais pu soulever douze hommes sans problème – mais ses jambes me serraient la taille comme les mâchoires d’un piège. Je me courbai pour le catapulter, mais ne réussis qu’à nous envoyer tous les deux au sol. Je me débattis frénétiquement pour me tenir éloigné du poignard.

Presque à hauteur de mon oreille, il se mit à hurler de douleur.

Notre chute nous avait fait passer à l’intérieur de la zone de confinement, et l’animal hirsute lui avait planté les dents dans la main.

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