En toute logique, j’aurais dû descendre jusqu’au vaisseau par ce câble – mais non. Je m’en étais saisi à un point suffisamment proche du pont pour en avoir la vue en partie cachée par les focs et (me considérant comme indestructible ou déjà détruit, je ne saurais dire), au lieu de cela, je grimpai jusqu’à atteindre le mât détaché lui-même pour ne m’arrêter qu’à l’extrémité d’une vergue inclinée ; l’étreignant, je regardai.
Ce que je vis ne peut être réellement décrit, même si je vais m’y essayer. L’étoile bleue était un disque d’azur clair. J’ai déjà dit qu’elle n’était pas aussi lointaine que les étoiles fantômes. À contempler celle-là, je devins de plus en plus conscient de l’imposture de celles-ci : non pas simplement parce qu’elles n’étaient pas où elles semblaient être, mais parce qu’elles n’avaient aucune existence ; il ne s’agissait pas seulement de fantômes, mais, comme la plupart des fantômes, de mensonges. Le disque d’azur s’agrandit encore, et je l’aperçus enfin strié de torsades nuageuses. Je ris alors de moi-même, et mon rire me fit soudain prendre conscience du danger, conscience que je pouvais périr à tout moment pour ce que j’avais fait. Je restai cependant où je me trouvais pendant un moment.
Nous plongeâmes vers le centre de ce disque, si bien que pendant un moment il y eut un anneau d’ébène clouté d’étoiles spectrales tout autour du vaisseau, le Diadème de Briah.
Nous le franchîmes et restâmes comme suspendus dans la lumière d’azur ; derrière nous, là où j’avais vu la corona lucis des jeunes soleils, j’apercevais maintenant notre univers, un cercle pas plus large qu’une lune d’ébène dans le ciel de Yesod, une lune qui ne tarderait pas à se réduire à un moucheron solitaire, et s’évanouirait.
Si tu as conservé, lecteur d’un improbable futur, le moindre respect pour moi en dépit des diverses folies que je t’ai rapportées, tu ne vas pouvoir que le perdre maintenant, car je vais te raconter comment, tel un bébé, j’ai pris une citrouille pour un fantôme. Lorsque Jonas et moi chevauchions vers le Manoir Absolu, nous fûmes attaqués par les noctulites d’Héthor, créatures mandées par miroir qui volent comme des fragments de parchemin calcinés dans un conduit de cheminée et peuvent tuer en dépit de leur insubstantialité. Maintenant, alors que je regardais vers la poupe, je crus voir de nouveau de telles créatures, mais d’argent, et non de fuligine comme l’étaient les noctulites.
Je fus frappé de terreur et voulus me cacher derrière la vergue. L’instant d’après je me rendis compte, comme tu l’as sans doute déjà compris toi-même, qu’il ne s’agissait que des fragments déchirés des voiles arachnéennes à demi détachées du mât, saisis de frénésie sous le souffle d’un vent. Cela signifiait la présence d’une atmosphère, si ténue fût-elle, et la fin du vide. Je regardai alors vers le vaisseau et le vis dénudé sur toute son étendue ; toutes ses voiles avaient disparu, ses milliers de mâts et ses dizaines de milliers de vergues se dressant comme une forêt en hiver.
Comme il était étrange d’être accroché ici, à respirer ma propre atmosphère déjà viciée, connaissant l’existence, sans jamais la sentir, de la puissante tempête qui faisait rage autour de moi. J’enlevai les deux colliers autour de mon cou et faillis bien être arraché de mon perchoir, tandis que le rugissement d’un ouragan emplissait mes oreilles.
Et je bus de cet air ! Les mots ne peuvent rendre justice à ce qu’il était, sinon en disant que c’était l’air de Yesod, d’un froid glacial, et doré de vie. Jamais auparavant je n’avais goûté un tel air alors cependant qu’il me semblait le connaître.
Il arracha de mon dos ma chemise déchirée et l’envoya tourbillonner avec les débris des voiles en lambeaux ; à cet instant, je sus ce qu’il était. Le soir où, partant pour l’exil, je quittai la vieille Citadelle, j’empruntai la Voie d’Eau, fasciné par les argonautes et les carraques qui parcouraient le grand boulevard liquide de Gyoll ; un vent s’était levé et avait fait claquer dans mon dos ma cape de guilde, m’indiquant le nord ; c’était ce vent qui soufflait de nouveau, célébrant les nouvelles années et chantant haut et fort tous les chants d’un nouveau monde.
Mais d’où ? Sous notre vaisseau, je ne voyais rien qu’un bol d’azur et les tortillons de fumée que j’avais contemplés alors que nous étions encore dans le vieil univers souillé qui s’interposait. Au bout de quelques minutes (car c’était un supplice que de rester inactif dans cet air) j’abandonnai ce mystère et entrepris de descendre vers le vaisseau.
Et c’est alors que je le vis ; non pas au-dessous, où j’avais tout d’abord regardé, mais au-dessus de ma tête, une vaste et noble courbe, s’étirant sur un horizon infini, avec des nuages blancs fuyant entre elle et nous-mêmes, un monde tout tacheté de bleu et de vert comme l’œuf d’un oiseau sauvage.
Et je vis une chose plus étrange encore, la venue de la nuit sur ce nouveau monde. Comme un frère de la guilde, elle portait la cape de fuligine qu’elle étendit sur cet univers de beauté pendant que je regardais ; je me souvins qu’elle avait été la mère de Noctua dans le conte que Jonas avait lu un jour dans le livre brun, que les loups-garous avaient batifolé comme des chiots sur ses talons et qu’elle était passée derrière Hesperus et Sirius. Je me demandai alors ce qui faisait avancer le vaisseau si vite qu’il rattrapait la nuit, alors qu’étaient ferlées ses voiles et qu’aucune lumière ne le poussait plus.
Dans l’air de Teur, les vaisseaux des hiérodules allaient et venaient à leur gré, et même l’engin qui m’avait permis de gagner ce vaisseau (avec Idas et Purn, mais je l’ignorais), employait d’autres moyens. Manifestement ce vaisseau en disposait aussi, mais il semblait étrange que le capitaine eût entrepris une manœuvre aussi directe. Je songeai à tout cela tout en descendant de mon mât – trouvant plus facile de m’en émerveiller que d’atteindre une conclusion.
Avant que j’eusse atteint le pont, le vaisseau se trouva lui-même plongé dans l’obscurité. Le vent soufflait, toujours violent, comme pour me balayer. Il me semblait que j’aurais dû ressentir l’attraction de Yesod, mais je n’éprouvais que celle, légère, des soutes, comme dans le vide. J’eus finalement la folie de vouloir tenter un petit bond. Le souffle cyclonique de Yesod me prit comme une feuille morte et m’envoya rouler sur le pont, gymnaste involontaire ; j’eus la chance de ne pas être projeté contre un mât.
Endolori et désorienté, j’avançai à tâtons sur le pont, à la recherche d’une écoutille et je m’étais fait à l’idée d’attendre le jour lorsque le jour revint, aussi soudainement que retentit le son d’une trompette. Le soleil de Yesod était d’or chauffé à blanc, et il s’élevait au-dessus d’un horizon sombre, incurvé comme le haut d’un bouclier.
Pendant un instant, je crus entendre la voix des Gandharvas, les chantres qui entourent le trône du Pancreator. Puis j’aperçus, très loin à l’avant du vaisseau (car mes vagabondages à la recherche d’une écoutille m’avaient conduit presque à la proue), les ailes déployées d’un immense oiseau. Nous nous précipitions sur lui comme une avalanche mais il nous vit, et d’un seul battement puissant de sa vaste voilure il s’éleva au-dessus de nous, toujours chantant. Ses ailes étaient blanches, son poitrail comme du givre ; et si l’on peut comparer une alouette de Teur à une flûte, la voix de cet oiseau de Yesod était tout un orchestre, car il paraissait posséder de nombreuses voix qui chantaient en même temps, certaines aiguës et d’une douceur pénétrante, d’autres plus graves que des timbales.
En dépit du froid que je ressentais – j’étais frigorifié – je ne pouvais faire autrement que l’écouter ; et lorsqu’il fut à la poupe et hors de portée de mes oreilles, caché à ma vue par la forêt des mâts, j’en cherchai un autre à l’avant.
Il n’y en eut point, mais le ciel n’était pas vide pour autant. Un vaisseau d’un genre nouveau pour moi s’avançait sur des ailes plus vastes encore que celles de l’oiseau, et plus effilées qu’une lame d’épée. Nous passâmes en dessous, comme nous étions passés en dessous de l’oiseau. À ce moment-là, il replia ses longues ailes et plongea sur nous, si bien que je crus un instant qu’il allait s’écraser sur le pont et se détruire, car sa masse n’était pas le millième de la nôtre.
Il passa au-dessus de la pointe des mâts comme un carreau d’arbalète au-dessus des pointes de lances d’une armée, nous dépassa et alla se poser sur la vergue de beaupré où il parut s’installer comme un léopard s’installe sur une branche mince pour regarder passer un troupeau de daims ou simplement lézarder au soleil.
Je m’attendis à voir apparaître l’équipage du petit vaisseau, mais rien ne bougea. Au bout d’un moment, j’eus l’impression qu’il s’accrochait au nôtre de façon plus étroite que je ne l’avais cru ; et après encore quelques instants, je constatai, stupéfait, que je m’étais complètement fourvoyé en pensant qu’il s’agissait d’un vaisseau et que je l’avais vu suspendu seul, argenté sur fond de monde céruléen, ou s’élevant au-dessus de la forêt des mâts. Il semblait plutôt faire partie de notre vaisseau, ce vaisseau sur lequel, avais-je l’impression, nous voguions depuis si longtemps ; être une sous-barbe compacte de beaupré, un bec d’oiseau, ses ailes réduites au rôle d’attache pour mieux le coller à la coque.
Je ne tardai pas à me souvenir que, lorsque l’ancien autarque avait été conduit à Yesod, un tel véhicule était venu à sa rencontre. Tout fier, je courus sur le pont à la recherche d’une écoutille ; il était bon de courir dans cet air glacé, même si chacun de mes pas mal assurés me piquait les pieds. Finalement je sautai, l’air m’emporta à nouveau comme je savais qu’il le ferait, et me transporta loin au-dessus de l’immense pont avant que j’aie pu m’emparer d’un galhauban qui faillit bien m’arracher les bras.
Ça suffisait. Dans mon envolée sauvage, j’avais aperçu le trou déchiqueté par lequel mon petit commando était passé sur le pont. J’y courus et plongeai dans la chaleur familière et les lueurs errantes de l’intérieur.
Cette voix que l’on n’entendait jamais distinctement et que cependant l’on comprenait toujours s’élevait, grondante, à l’angle de chaque coursive, appelant l’Épitomé de Teur ; et je courus, heureux de la chaleur, sentant l’air pur de Yesod qui pénétrait jusqu’ici, convaincu que le moment de l’épreuve était venu pour moi ou ne tarderait plus.
Des groupes de marins fouillaient le vaisseau, mais je restai longtemps sans pouvoir prendre contact avec eux alors que je pouvais les entendre partout autour de moi, et qu’il m’était parfois donné d’en apercevoir un. Finalement, franchissant une porte dans l’ombre, je débouchai sur une plate-forme de lattis et vis à la lueur incertaine qui venait d’en haut une vaste plaine de poutres et de machines en désordre, avec des amoncellements de papier faisant songer à des bancs de neige sale, et des mares de poussière parfumée. Si je n’avais pas retrouvé l’endroit d’où Sidero m’avait projeté, il lui ressemblait beaucoup.
Au milieu de ce paysage s’avançait vers moi une petite procession, et je me rendis bientôt compte qu’elle avait un caractère triomphal. De nombreux marins tenaient des lumières, et déchiraient la pénombre d’éclairs et de rayons pour créer des motifs fantasques, tandis que d’autres gambadaient et dansaient. Quelques-uns chantaient :
Va-t’en, compagnon, va-t’en !
Nous ne creuserons plus aujourd’hui !
Car nous avons signé pour un long, long voyage
Jusqu’à la fin du ciel sur un grand, grand vaisseau
Et ne reviendrons que lorsque ses voiles seront déchirées !
Nous ne reviendrons jamais !
Et ainsi de suite.
Il n’y avait cependant pas que des marins dans la procession. J’aperçus plusieurs personnages de métal poli, et me rendis compte au bout d’un moment que l’un d’eux était Sidero lui-même, d’autant plus facile à reconnaître que son bras n’avait pas été remplacé.
Légèrement à l’écart de ce premier groupe se tenaient trois silhouettes nouvelles pour moi, un homme et deux femmes en manteau ; et devant eux, guidant apparemment la colonne, s’avançait un homme nu plus grand que tous les autres, la tête inclinée, ses cheveux blonds retombant devant son visage. Je crus tout d’abord qu’il était profondément plongé dans ses pensées, car il paraissait se tenir les mains dans le dos comme je m’étais souvent moi-même promené en songeant aux multiples problèmes qui assaillaient l’empire ; puis je vis qu’il avait les poignets liés derrière lui.