CHAPITRE XII Le simulacre

Pour dissimuler ma confusion, je plantai un pied dans la poitrine de Purn et aboyai : « Pourquoi as-tu essayé de me tuer ? »

Chez certains hommes arrive un moment où ils acceptent la certitude de leur mort ; après quoi ils n’éprouvent plus aucune peur. Ce moment était venu pour le marin, changement aussi visible qu’un œil qui s’ouvrirait. « Parce que je sais qui tu es, autarque.

— Alors tu es l’un de mes sujets. Tu as embarqué sur le vaisseau en même temps que moi. »

Il acquiesça.

« Et Gunnie a embarqué avec toi ?

— Non, Gunnie est un vieux marin. Elle n’est pas ton ennemie, autarque, si c’est ce que tu penses. »

À ma grande stupéfaction, Zak me regarda et eut un signe d’acquiescement. « J’en sais là-dessus davantage que toi, Purn. »

Comme s’il n’avait pas entendu, il reprit : « J’avais espéré qu’elle, m’embrasserait. Vous ne savez même pas comment ils font ici.

— Elle m’a embrassé, dis-je, lorsque nous nous sommes rencontrés.

— Je l’ai vu, et j’ai vu aussi que vous ne saviez pas ce que cela voulait dire. Sur le vaisseau, tout nouvel engagé doit avoir pour amant un plus ancien que lui, pour lui apprendre les mœurs du bord. L’embrasser est le signe.

— Il y a eu des femmes qui tuaient après avoir embrassé.

— Pas Gunnie. En tout cas, ce n’est pas ce que je pense, insista Purn.

— Et tu m’aurais tué pour cela ? Pour son amour ?

— Je me suis engagé à te tuer, autarque. Tout le monde savait où tu allais, et que tu avais l’intention de ramener le nouveau soleil, si tu le pouvais, et de mettre Teur sens dessus dessous, et de tuer tout le monde. »

Je fus saisi d’une telle stupéfaction, non seulement en face de ce qu’il disait, mais aussi devant son évidente sincérité, que je reculai d’un pas. Il fut debout en un clin d’œil. Zak se jeta sur lui ; mais si la longue lame de son poignard lui entailla le bras, elle ne s’enfonça pas profondément, et il disparut comme un lièvre.

Zak se serait jeté à ses trousses comme un lévrier si je ne l’avais pas rappelé. « Je le tuerai s’il essaie à nouveau de me tuer, lui dis-je, et cela vaut pour toi aussi. Mais je ne vais pas le poursuivre parce qu’il accomplit ce qu’il estime juste de faire. L’un et l’autre, nous essayons de sauver Teur, il me semble. »

Zak me regarda fixement pendant quelques instants, puis haussa les épaules.

« Je voudrais maintenant en savoir un peu plus sur toi. Tu m’inquiètes beaucoup plus que Purn. Tu peux parler.

— Zak parler ! répondit-il en acquiesçant vigoureusement de la tête.

— Et tu comprends ce que je dis. »

Il acquiesça de nouveau, mais avec moins d’assurance.

« Alors dis-moi la vérité. N’est-ce pas toi que j’ai aidé à capturer, avec Gunnie, Purn et les autres ? »

Il me fixa une fois de plus, secoua la tête et regarda de côté d’une manière qui signifiait indiscutablement son peu de désir de poursuivre cette conversation.

« En fait, c’est moi qui t’ai capturé ; et je ne t’ai pas tué. Je me dis que tu éprouves peut-être de la gratitude à cause de cela. Lorsque Purn a tenté de me tuer… Zak ! Reviens ! »

Il avait bondi, comme j’aurais dû me douter qu’il le ferait, et je n’avais aucun espoir de le rattraper avec ma mauvaise jambe. Par quelque mystère du vaisseau, il demeura visible pendant un long moment, apparaissant ici, s’évanouissant là, tandis que le bruit assourdi de ses pieds restait audible alors que lui-même avait disparu. Le souvenir me revint alors, très vif, d’un rêve dans lequel j’avais vu le petit garçon orphelin qui portait le même nom que moi, habillé des vêtements que j’avais portés apprenti, fuir dans des couloirs de verre ; et il me semblait que de même que le petit orphelin Sévérian avait en un sens tenu mon rôle dans ce rêve, de même le visage de Zak avait adopté quelque chose de la forme allongée du mien.

Il ne s’agissait cependant pas d’un rêve. J’étais parfaitement réveillé, sous l’effet d’aucune drogue – simplement perdu dans l’un des innombrables recoins du vaisseau. Quelle sorte de créature était donc Zak ? Pas une créature mauvaise, me dis-je ; par ailleurs sur les millions d’espèces de Teur, de combien peut-on dire qu’elles sont réellement mauvaises ? De l’alzabo, sans aucun doute, des chauves-souris suceuses de sang et des scorpions, peut-être ; du serpent que l’on appelle « barbe-jaune » et d’autres serpents venimeux, de quelques espèces encore. Une ou deux douzaines sur des millions. Je me souvins de Zak, tel qu’il était lorsque je l’avais vu pour la première fois dans la soute : de couleur blême, recouvert d’une toison hirsute qui n’était ni poil ni plume ; doté de quatre membres, sans queue, et sûrement aussi sans tête. J’avais supposé que ma première impression avait été fausse, sans jamais l’évoquer clairement de nouveau.

Sur Teur existent des lézards qui adoptent la couleur des choses qui les entourent – le vert s’ils sont au milieu de feuilles, le gris parmi les pierres, et ainsi de suite. Ils font cela non point pour capturer leurs proies, comme on pourrait le croire au premier abord, mais pour échapper eux-mêmes à l’œil de leurs prédateurs, les oiseaux. Ne se pourrait-il pas, me dis-je, qu’eût évolué dans quelque autre monde un animal capable de prendre la forme des autres ? Sa forme originelle (si tant est qu’il en ait une) aurait pu être encore plus étrange que l’espèce de chose presque sphérique à quatre pattes sur laquelle j’étais tombé dans la soute. En règle générale, les prédateurs ne s’attaquent pas à ceux de leur espèce. Quelle meilleure garantie de sécurité pourrait-on demander que d’avoir l’apparence d’un prédateur ?

Les êtres humains avaient dû lui poser quelques sérieux problèmes : l’intelligence, la parole ou encore le fait de devoir distinguer entre les cheveux et les vêtements couvrant le corps. La toison hirsute, loqueteuse, avait peut-être été une première tentative pour simuler un vêtement, faite alors que Zak croyait encore que les vêtements faisaient organiquement partie de ses poursuivants. Il n’avait pas tardé à apprendre qu’il en allait différemment ; et s’il n’avait pas été libéré par les muets avec les autres, on aurait fini par découvrir un homme nu dans son enclos. Il était maintenant devenu un homme, à toutes fins pratiques. Mais il n’était pas surprenant qu’il m’eût fui – échapper à un membre de l’espèce simulée qui sonde son travestissement devait être l’un de ses instincts les plus profonds.

Tout en réfléchissant à tout cela, je m’étais engagé dans le passage où Zak m’avait abandonné. Il ne tarda pas à se diviser en trois embranchements et je m’arrêtai un instant, ne sachant lequel emprunter. Je ne voyais aucune raison d’opter plutôt pour l’un que pour l’autre, et choisis donc le gauche, au hasard.

Je n’avais guère fait de chemin lorsque je me rendis compte que j’éprouvais des difficultés à marcher. Je crus tout d’abord que j’étais malade, puis que j’avais été drogué. Je ne me sentais pourtant pas plus mal qu’au moment où j’avais quitté l’encoignure où Gunnie m’avait caché. Je n’avais pas de vertiges, ni l’impression que j’allais tomber ; pas plus que je n’éprouvais de difficulté à garder mon équilibre.

Et cependant j’avais commencé de tomber lors même que ces pensées me traversaient l’esprit. Non que j’eusse été incapable d’admettre que j’avais perdu l’équilibre ; simplement, je n’arrivais pas à faire des pas assez rapides pour rattraper mon poids, alors qu’en réalité je tombais très lentement. Mes jambes me paraissaient paralysées par quelque force incompréhensible, et lorsque je voulus tendre les bras devant moi, je m’aperçus qu’ils étaient aussi paralysés ; impossible de les détacher de mon corps.

Je restai ainsi suspendu en l’air, sans soutien et soumis à la très faible attraction des soutes du vaisseau, mais sans tomber. Ou plutôt, tombant avec une telle lenteur que l’on aurait dit que je n’arriverais jamais à atteindre la passerelle brune branlante du passage. Quelque part, dans un coin éloigné du vaisseau, une cloche sonna.

Cet état se prolongea longtemps sans le moindre changement, ou du moins suffisamment pour que cela me parût très long.

Finalement, j’entendis un bruit de pas. Ils venaient de derrière moi ; j’étais dans l’incapacité de tourner la tête pour regarder. Des doigts se tendirent vers le long poignard. Je ne pus le déplacer, mais j’étreignis la poignée et résistai. Il y eut une secousse, puis de torrentielles ténèbres.

J’avais l’impression d’être tombé de mon lit chaud de chiffons. Je le cherchai à tâtons, pour ne trouver qu’un sol froid ; un sol qui n’était pas inconfortable – j’y reposais trop légèrement pour cela. C’est tout juste si je ne flottais pas. Cependant il faisait froid, si froid que j’aurais pu tout aussi bien flotter dans une des flaques qui se forment parfois dans la glace de Gyoll, lorsqu’il se produit quelque bref réchauffement, parfois même au cœur de l’hiver.

J’aurais aimé retrouver mon matelas de chiffons. Si je n’y arrivais pas, Gunnie ne pourrait pas me retrouver. Je continuai à tâtonner, mais inutilement.

Tout en le cherchant, j’étirai mon esprit. Je ne saurais expliquer comment ; je n’eus pas l’impression d’avoir à faire le moindre effort pour remplir tout le vaisseau avec mon esprit. Je n’ignorais plus rien des soutes, autour desquelles nous grouillions comme des rats dans les murs d’une maison dont le territoire s’étend sur plusieurs pièces : c’étaient de gigantesques cavernes remplies des marchandises les plus étranges. La mine des hommes-singes contenait des lingots d’argent et d’or ; mais chacune des soutes du vaisseau (et il y en avait bien plus de sept) était infiniment plus vaste, et le moindre de leur trésor venait des étoiles les plus lointaines.

Je connus le vaisseau, ses étranges mécanismes et ceux, plus étranges encore, qui n’étaient pas vraiment des mécanismes ni des créatures vivantes, ni rien que des mots pussent décrire. Il contenait bien des êtres humains et bien plus encore qui ne l’étaient pas – êtres qui dormaient, aimaient, travaillaient, se battaient. Je les connus tous, et s’il y en eut que je reconnus, il en restait beaucoup qui m’étaient étrangers.

Je connus les mâts, cent fois plus hauts que la coque n’était épaisse ; les grandes voiles, tendues comme des mers, objets gigantesques en deux dimensions, presque inexistants dans la troisième. Une fois, une image du vaisseau m’avait effrayé. Je le connaissais maintenant grâce à un sens meilleur que la vue, et je l’entourais comme il m’entourait. Je trouvai mon lit de chiffons, sans cependant pouvoir le regagner.

La douleur me ramena à moi-même. Peut-être est-ce là le rôle de la souffrance, à moins que ce ne soit la chaîne forgée pour nous attacher à un éternel présent, forgée dans une forge que nous ne pouvons que soupçonner, par un forgeron qui nous reste inconnu. Quoi qu’il en fût, je sentis ma conscience s’effondrer sur elle-même comme s’effondre sur elle-même la matière dans une étoile, comme s’effondre un immeuble dont les pierres redeviennent ce qu’elles étaient dans les commencements de Teur, comme s’effondre une urne qui se brise. Des silhouettes en haillons, dont beaucoup étaient humaines, se penchaient sur moi.

La plus grande de toutes était aussi la plus dépenaillée, ce qui me parut tout d’abord étrange du moins jusqu’à ce que j’en conclue que, trop grand pour avoir des vêtements à sa taille, l’homme continuait à porter ceux qu’il avait sur le dos en montant à bord, ravaudés de pièces de plus en plus nombreuses.

Il me prit et me mit debout, aidé par quelques autres, bien qu’en aucun cas il n’eût besoin de cette aide. C’était le comble de la folie que de vouloir se battre avec lui : ils étaient au moins dix, et tous armés. Mais c’est pourtant ce que je fis, donnant des coups et en recevant dans une rixe que je ne pouvais remporter. Depuis que j’avais jeté mon manuscrit dans le vide, je n’avais cessé, semble-t-il, d’être chassé d’un endroit à un autre, n’étant mon propre maître qu’en de courts instants de répit. J’étais maintenant disposé à frapper quiconque s’aviserait de vouloir me régenter, et si c’était mon destin qui tirait les ficelles, je le frapperais aussi.

Mais c’était inutile. Je dus faire mal au chef de la bande, je crois, autant que les gesticulations frénétiques d’un gamin de dix ans m’auraient fait mal. Il me cloua les bras derrière le dos, où l’un de ses comparses m’attacha les mains avec du câble, avant de me pousser pour avancer. Ainsi aiguillonné, je marchai d’un pas chancelant, pour finir par être introduit dans une pièce exiguë où se tenait l’autarque Sévérian, surnommé le Grand par ses courtisans, en tenue royale dans sa robe jaune et sa cape cloutée de pierres précieuses, le bacculus du pouvoir à la main.

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