Durant toute sa carrière, Poul William Anderson a fait œuvre d’historien. Entendons par là qu’il est un raconteur d’histoires, et que son matériau privilégié est l’Histoire. Celle-ci doit être comprise dans sa double signification que ne permet pas le français mais qu’autorise l’allemand : Histoire définie comme succession d’événements liés à l’action humaine (Geschichte) et activité de l’historien (Historie). En s’appropriant la première, Anderson se livre à la seconde.
À partir de là, l’écrivain déploie deux approches. La première consiste à revisiter le mythe. C’est notamment le cas dans La Saga de Hrolf Kraki, réécriture moderne mais fidèle de cinq chants danois mis en forme au XIe siècle. Les hauts faits mythiques sont à ce point exemplaires qu’ils prennent valeur d’archétypes et en deviennent figés. Cette durée immobile se voit complétée par la seconde approche[27], l’examen du temps qui est par essence fluctuant. Poul Anderson y a consacré La Patrouille du temps.
Le cycle s’intéresse toutefois moins au temps objectif, extérieur, commun aux êtres et aux choses, qu’au déroulement de l’action humaine à travers son processus historique. Et plus particulièrement au passé. En ce sens, les nouvelles et le roman consacrés à la Patrouille se détachent de La Machine à explorer le temps, archéotexte de H.G. Wells qui, comme en témoigne un épisode rédigé mais non retenu, renonça à envoyer son voyageur en 1645. Anderson ne se préoccupe pas de visiter l’avenir, l’intérêt pour le déjà advenu distingue son cycle des créations qui lui sont contemporaines. Dans « La Section des Crimes futurs[28] » de Lloyd Biggle Jr. et « Rapport minoritaire[29] » de Philip K. Dick, nouvelles parues en 1956, et deux ans après dans « Tous les ennuis du monde[30] » d’Isaac Asimov, la police temporelle cherche à prévenir de futurs assassinats, quand les héros de Poul Anderson veillent à rétablir le passé.
Récits sur l’Histoire, donc, entendue à la fois comme actualisation par étapes et constitution de l’événement par l’historien. Celui-ci est incarné principalement par Manson Emmert Everard, dont la biographie nous est donnée de façon fragmentaire tout au long du cycle. Né en 1924, fils de fermiers du Middle-West qu’il quitte en 1942 pour faire la guerre, il finit le second conflit mondial avec le grade de lieutenant, plusieurs fois décoré. Ingénieur et célibataire, il est un lecteur vorace, notamment des œuvres du Dr Watson, biographe d’un célèbre détective que Manse croisera au moins deux fois. Cet homme au physique ordinaire, solide et non sans charme, n’apprécie pas l’art contemporain mais peut demeurer au Rijks Muséum d’Amsterdam jusqu’à la fermeture pour admirer les maîtres flamands. De même, dans Le Bouclier du temps, roman qui conclut le cycle, nous apprenons qu’il déteste le rock, lui préférant la Passion selon Saint Marc de Jean-Sébastien Bach, œuvre perdue jusqu’à ce qu’un Patrouilleur musicologue l’enregistre à l’époque du compositeur. Et nous laissons au lecteur le soin de découvrir les goûts de Manse Everard en matière de boissons ou de décoration d’appartement…
Lorsque débute le cycle, Everard est engagé au terme d’une série de tests par un bureau d’ingénierie. Sous cette façade officielle se cache la Patrouille du temps, police créée par les « Danelliens », transcription anglaise du temporel désignant nos lointains descendants qui apparaîtront dans un million d’années, quand sera développée la chronocinétique. Les Danelliens ont créé la police temporelle afin de préserver la trame des événements, de manière à ce que leur existence ne soit pas remise en cause. « Pour ceux-ci, c’est peut-être une simple question de survie. Ils ne nous l’ont jamais dit, c’est à peine si nous les voyons, nous n’en savons rien », admettent les Patrouilleurs dans Le Bouclier du temps.
Après une formation à l’Académie située dans l’oligocène, Manse Everard devient agent non-attaché, titre signifiant qu’il n’est pas assigné à une époque. Pour faciliter sa mission, le Patrouilleur dispose d’une technologie adaptée : l’électro-imprégnation, méthode qui permet de mémoriser les informations nécessaires, ou le kyradex, sonde psychique à laquelle sont soumis les criminels temporels. D’ordinaire, « quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre travail consiste en des tâches de routine, comme il en va dans toutes les forces de police », lot commun qui ne sera pas celui d’Everard. Il connaît un certain nombre d’aventures le menant à croiser Cyrus, roi des Mèdes, quelques Patrouilleurs en délicatesse temporelle, un contingent mongol découvrant le continent américain, et rien moins que la totalité des Terriens appartenant à une réalité alternée, suite à la victoire de Carthage sur Rome.
Dans ses intentions, et le travail qu’il accomplit, Manse Everard ne se distingue en rien du chercheur universitaire, et son mode opératoire pourrait être enseigné aux étudiants. Il intervient nécessairement après les faits et engage dans un premier temps sa subjectivité pour tenter de comprendre une époque, rencontrer l’homme de jadis. Cet accès n’est rendu possible qu’à la condition que l’historien développe avec les éléments étudiés une affinité en profondeur, qu’il soit personnellement intéressé. Ou, comme déclare le superviseur Guion dans Le Bouclier du temps : « Un agent qui n’éprouverait aucune émotion vis-à-vis des personnes rencontrées lors de sa mission serait… déficient. Sans valeur aucune, voire dangereux. Tant que nous veillons à ce que nos sentiments ne compromettent pas notre devoir, ils ne regardent personne d’autre que nous. »
Bien sûr, le chercheur ne doit pas partager valeurs et croyances, mais les admettre par hypothèse. De plus, il ne doit pas sous-estimer les hommes du passé[31] ni faire montre de condescendance, ainsi que le rappelle Everard dans Le Bouclier du temps : « Si nos ancêtres ne savaient pas tout ce que nous savons, ils connaissaient des choses que nous avons oubliées ou que nous laissons moisir dans nos archives. Et leur intelligence moyenne était identique à la nôtre. » Cela doit être accompli en suspendant son jugement, ce qui posera problème à plusieurs Patrouilleurs tout au long du cycle.
Ainsi dans « Le Chagrin d’Odin le Goth », récit figurant dans Le Patrouilleur du temps et qui se déroule au IVe siècle, en Europe de l’Est, l’agent Cari Farness a pour mission de récupérer la littérature germanique de l’Âge des ténèbres. Mais, très vite, l’érudit va oublier son simple statut d’observateur pour devenir le Vagabond. Farness incarne Wodan, père de tous les dieux, le verbe se fait chair en la personne du lettré. Rappelé à l’ordre par Manse Everard, le Patrouilleur devra précipiter à leur perte ceux-là même qu’il cherche à protéger pour, littéralement, accomplir les écritures, celles du peuple goth. Ce récit, à la fois violent et terriblement mélancolique, rappelle Voici l’homme de Michael Moorcock, où Glogauer se résignait à devenir Messie, jusqu’à la crucifixion. Moorcock, qui n’a jamais caché son admiration pour Poul Anderson. Il existe de pires maîtres, et des disciples moins doués…
Comme le souligne Jean-Daniel Brèque[32] dans son avant-propos à La Rançon du temps, la nouvelle « Stella Maris » fonctionne en complément du « Chagrin d’Odin le Goth ». Les deux missions ne se déroulent pas sans dégâts, tant chez les natifs de l’époque que chez les Patrouilleurs. Le récit s’ouvre sur l’arrivée d’Everard en mai 1986, à Amsterdam, dans les locaux d’une petite compagnie d’import-export qui sert de couverture à la Patrouille. L’agent non-attaché ne tarde pas à contacter Janne Floris, séduisante femme, spécialiste de l’âge de fer romain et de l’Europe du Nord. Il s’agit de mettre au clair certaines incohérences apparues dans une chronique de Tacite. En effet, les chercheurs attachés à la Patrouille ont décelé au moins une divergence dans un exemplaire des Histoires, qui par ailleurs paraît authentique. L’altération, survenant au livre V, prolonge d’une année la guerre opposant Romains et tribus germaniques. Cela, par le fait d’une sibylle, Veleda, qui exhorte de ses visions les peuples à lutter contre Rome. De façon intéressante, à la même époque, l’empereur Vespasien puis son fils Titus ont fort à faire en Palestine, région plus propice à un bouleversement pour les pirates temporels. Dans ce cas, pourquoi le changement a-t-il lieu dans les contrées froides de la Grande Germanie ? Everard endosse l’identité d’un Goth pour se présenter auprès de Claudius Civilis, jadis brillant stratège servant Rome, qui lutte aujourd’hui contre elle, après avoir repris son véritable patronyme, Burhmund. Là, par observations progressives des acteurs impliqués dans l’action, éliminant toutes les possibilités de rupture temporelle, le Patrouilleur concentrera son attention sur Veleda et Heidhin, jeune homme au caractère sombre et farouche qui ne vit que pour accomplir les prédictions de la prophétesse. Si on les laisse faire, les cultes germaniques pourraient bien supplanter la civilisation chrétienne…
Cari Farness dans « Le Chagrin d’Odin le Goth » et Janne Floris dans cette aventure paieront un lourd tribut psychologique pour s’être pris de compassion envers les sujets observés. Cela, en dépit des contraintes propres à la Patrouille, dont la langue employée par les agents permet de rendre compte des « événements chronocinétiques » associés au déplacement temporel, notamment les paradoxes, mais est incapable de transcrire les émotions humaines. La cause de la divergence dans « Stella Maris » surprendra le lecteur habitué au cycle, et permet à Poul Anderson de dénouer son canevas habituel. À petites causes, grands effets, la tragédie individuelle, que l’on pourrait tenir pour négligeable, influe sur la trame universelle du temps. Manse Everard n’en sortira pas non plus indemne. Car, nous l’avons vu, l’agent non attaché est loin de demeurer objectif.
Étonnant est, au fils du cycle, le travail de sape conduit en sous-main par Everard. Un Patrouilleur a pour consigne de se soucier de la continuité historique. Or, à l’occasion, il substitue à cette dernière une autre forme de durée : la dimension mythique si chère à Poul Anderson. Dans le chapitre 9 de la Poétique, Aristote affirme préférer l’œuvre du poète au travail de l’historien. En grec, historikos désigne « l’enquêteur » celui qui identifie un problème, en analyse les causes, reconstruit l’enchaînement des faits et fournit une résolution. Pour Aristote, l’historien se contente de collecter les faits particuliers, quand le poète propose des modèles universels. L’homme fort ou la femme belle de l’enquêteur ne vaudront jamais l’homme fort comme Héraclès ou la femme belle comme Aphrodite. Manse Everard, dont Poul Anderson nous dit plusieurs fois qu’il est bibliophile, privilégie parfois l’universalité du mythe. Dans « Le Grand Roi », figurant dans le recueil initial La Patrouille du temps, le héros découvre qu’un Patrouilleur a pris la place de Cyrus. Cela, parce que le légendaire suzerain mède n’a jamais existé. Everard cautionne la décision du remplaçant, autrement dit un choix subjectif, et bouleverse l’objectivité historique en créant un paradoxe permettant de faire advenir le vrai Cyrus.
N’en déplaise aux Danelliens et à leur orthodoxie égoïste, l’Histoire ne peut être qu’en n’étant pas, sa réalité est une vérité d’archétype. Ce qui pose le problème du sens de l’Histoire, entendu à la fois comme signification et direction. Dès la première nouvelle, nous savons que l’orientation historique est garantie par les Danelliens. Cela, à leur propre avantage, puisque cette force obscure fait de chaque événement une étape en vue de leur apparition. Les humains ne sont alors que de simples moteurs conduisant à l’avènement danellien. Autrement dit, à la fin de l’Histoire. Ainsi, loin de préserver la continuité historique, les Patrouilleurs œuvrent à sa destruction, leur vérité n’est qu’une interprétation créditée par l’autorité. Ou, comme l’affirme Le Bouclier du temps : « La Patrouille constitue l’élément stabilisateur, qui maintient le temps dans son cours régulier. Peut-être ce cours-ci n’est-il pas le meilleur, mais nous ne sommes pas des dieux et ne pouvons lui en imposer un autre. »
La lecture danelienne peut cependant être remise en cause, et les Patrouilleurs voir leur action contrariée par d’autres intervenants, comme dans « D’ivoire, de singes et de paons », nouvelle incluse dans Le Patrouilleur du temps, au titre emprunté à la Bible, précisément au premier livre des Rois. En l’an 950 av. J.C., Manse Everard débarque à Tyr sous l’identité d’Eborix, un Celte d’Europe centrale. A peine arrivé, il fait l’objet d’une tentative d’assassinat au pistolet. Everard prend contact avec Chaim Zorach, le représentant local de la Patrouille. Ils ont pour mission d’arrêter Merau Varagan, leader des Exaltationnistes, un commando de chronoterroristes qui semblent avoir été créés à « l’époque des ingénieurs planétaires » et cherchent à altérer le cours de l’Histoire. Si les pirates temporels réussissent, le judaïsme n’adviendra pas au bénéfice d’un maintien et de l’expansion de la culture phénicienne. À long terme, c’est l’existence même de la démocratie qui est en jeu.
Or rien ne distingue fondamentalement Manse Everard de son ennemi Merau Varagan, dont les noms se ressemblent. D’ailleurs, dans Le Bouclier du temps, Everard se sentira attiré par le clone féminin de Varagan. Ils n’hésitent ni l’un ni l’autre à modifier les faits. Accordons que le héros apparaît comme un révisionniste, quand Varagan s’assume en négationniste : « Le chaos est le but même des Exaltationnistes. » C’est au premier qui ouvrira la boîte de Pandore, pour libérer et organiser les faits, phénomènes sensibles aux conditions initiales, dont la moindre variation peut entraîner des conséquences s’amplifiant de façon exponentielle. Comme l’écrit Poul Anderson : « Le chat de Schrödinger se cache dans l’Histoire tout autant que dans sa boîte. »
« L’Année de la rançon », nouvelle qui figure dans La Rançon du temps, puis Le Bouclier du temps, permettent au lecteur d’en apprendre davantage sur les Exaltationnistes : « Les généticiens du XXXIe millénaire entreprirent d’engendrer une race de surhommes, conçus pour explorer et conquérir les frontières cosmiques, pour s’apercevoir par la suite qu’ils avaient donné naissance à Lucifer. » Ces êtres d’exception qui s’appellent entre eux « frère » ou « sœur » manifestent un esprit de corps égal à celui de la Patrouille. Ils se sont rebellés contre la civilisation médiocre qui les a engendrés : « Quand on est prisonnier d’un mythe, on endure une existence monotone et dénuée de sens – mais peut-être n’aviez-vous pas songé à cela. Notre civilisation était plus antique pour nous que l’âge de pierre ne l’est pour un homme de votre époque. Au bout du compte, cela a fini par nous la rendre insupportable. » Ils ont été vaincus, non sans parvenir à fuir. Depuis, ils ne cessent de conspirer à modifier la trame du temps pour lutter contre l’ennui : « C’est le défi en lui-même qui importe. Si nous devons échouer et périr, nous aurons au moins vécu dans l’Exaltation. »
Mieux, dans Le Bouclier du temps, lors d’une discussion mémorable entre Everard et Varagan qui se situe en fait au terme de la mission racontée dans « D’ivoire, de singes et de paons », le leader exaltationniste confirmera ce que soupçonne le lecteur : « La Patrouille n’existe que pour conserver une version précise de l’Histoire. » A nouveau, il est intéressant de remarquer que les tout-puissants Danelliens ne font pas l’unanimité.
Lecture partielle et partiale, nous ne sommes alors pas loin de La Ligue pyschotechnique, cycle d’Anderson qui voit un institut diriger la conquête des étoiles en déterminant l’histoire à venir. Les dimensions temporelles sont traitées d’égale façon, passé des Danelliens et futur de l’Institut psychotechnique. L’un renvoie à l’autre, comme une boucle temporelle.
Reste la destinée individuelle, incarnée par Le Patrouilleur du temps, titre du deuxième recueil qui a valeur générique. Il ne porte pas sur l’agent Everard mais sur n’importe quel Patrouilleur. Les trois récits qui le composent s’intéressent autant au maintien de l’unité de l’Histoire qu’à l’identité mise à mal de ses protecteurs. « Qui garde les gardiens ? » demandait Platon dans La République. Peut-on préserver sa santé, physique et plus encore mentale, quand le but de votre existence est de ne pas être, non-événement qui garantit, sans qu’on le sache, la réalité des faits ?
« Les lignes temporelles finiraient par s’ajuster. Comme toujours.
— Si tel était le cas, nous n’aurions pas besoin d’une Patrouille. Tu dois prendre conscience du risque que tu cours. »
À trop s’impliquer l’historien risque gros. « La Mort et le Chevalier » se déroule à Paris, le 10 octobre 1307. Durant douze ans, l’agent temporel Hugh Marlow, sous l’identité d’Hugues Marot, a progressé dans la hiérarchie de l’Ordre des Templiers, jusqu’à devenir le compagnon et l’amant d’un de ses hauts responsables, Foulques de Buchy. Mais les moines chevaliers n’ont plus la faveur du roi Philippe le Bel. Marlow tente de prévenir le drame, risquant ainsi de remettre en cause la nature même du temps. Everard doit exfiltrer l’agent, afin qu’il n’altère pas l’Histoire, et pour sa propre sécurité car sa vision du futur le désigne comme sorcier. En privilégiant de façon inconsidérée l’attrait du passé, le savoir historique devient destructeur.
C’est pourquoi l’historien doit prendre du recul. D’ailleurs, au fil des récits, on sent Manse Everard davantage en retrait, moins tête brûlée qu’au début, assurément plus réfléchi. En mars 1990, indifférent au vieillissement grâce au « traitement antisénescence », il habite toujours l’appartement qu’il occupait en 1954, date de son enrôlement quand il avait trente ans. Le Bouclier du temps nous apprend toutefois qu’il a dû débarrasser le plancher de sa peau d’ours polaire, car elle attirait trop l’attention à l’époque du politiquement correct…
Plus légère est la nouvelle « L’Année de la rançon », probablement, comme le souligne le traducteur et préfacier de La Rançon du temps, parce qu’elle a été initialement publiée dans une collection destinée à la jeunesse. Pérou, 3 juin 1533. Sous l’identité d’un moine franciscain, le Patrouilleur Stephen Tamberly a rejoint le contingent du conquistador Francisco Pizarro. L’agent temporel a pour mission de procéder à un inventaire de magnifiques pièces d’art locales en or avant qu’elles ne soient fondues puis expédiées en Espagne. Il s’acquitte de sa tâche en présence de don Luis Ildefonso Castelar y Moreno, bretteur qui pense bien périr d’ennui quand surgissent Merau Varagan et ses chronoterroristes. Las, c’est compter sans don Luis qui passe les pirates au fil de sa rapière, s’empare d’un scooter temporel, abandonne l’agent dans une époque non identifiée et cherche à faire de la Conquista une véritable croisade. Manse Everard devra quitter son confortable appartement pour calmer le fier hidalgo et retrouver le Patrouilleur avec l’aide rapprochée de sa nièce, Wanda May Tamberly.
Outre le pur plaisir ressenti à la lecture du récit, notre sympathie allant pour une bonne part au capitaine castillan, « L’Année de la rançon » offre quantité de renseignements sur le cycle. Parce qu’il s’agit au départ d’un juvénile, Poul Anderson prend bien soin de multiplier les détails renforçant la véracité de son univers aux yeux d’un jeune lecteur. On redécouvre ainsi que la Patrouille n’est pas seule à voyager dans le temps, mais que les civils y sont autorisés, sous contrôle, dès l’invention du procédé. De plus, le champ d’action de l’organisation est limité à la Terre et son orbite, « de l’ère des dinosaures à celle précédant l’avènement des Danelliens », ce qui constitue une contrainte littéraire que s’impose volontairement l’écrivain.
De façon intéressante, les renseignements fournis dans le recueil La Rançon du temps le sont par deux biais narratifs assez distincts. Cohésion narrative et empathie, deux modes par lesquels l’auteur parfait son œuvre. Le premier récit, « Stella Maris », un court roman sombre et désabusé, fonctionne en écho à une aventure précédente, et donc renforce l’univers de la série. Le second, au ton moins grave, fourmille de détails qui ne relèvent pas de la simple anecdote mais établissent une complicité avec le lecteur.
Mieux, « L’Année de la rançon » s’impose comme fondation du cycle, vers où convergent toutes les divergences. Ce que nous révèle Le Bouclier du temps et son final éblouissant, qui apparaît, ainsi que nous le disait joliment Jean-Daniel Brèque, comme « le dernier mouvement d’une suite symphonique, où tous les thèmes développés précédemment sont amplifiés et mis en résonance les uns avec les autres ».
Le roman débute en 1987, immédiatement après la mission racontée dans « D’ivoire, de singes et de paons ». Manse Everard, qui a bénéficié d’un congé dans la Tyr du temps d’Hiram, reçoit la visite de Guion, dépêché directement par le Commandement central. Sous ses, manières affables, l’agent des affaires internes s’avère un véritable inquisiteur. Guion veut comprendre pourquoi Everard et les Exaltationnistes ne cessent de se croiser, et il s’intéresse particulièrement à Wanda May Tamberly, jusqu’à interroger celle-ci par la suite.
Ce qui paraît étrange, puisque le devenir des Patrouilleurs est nécessairement connu en aval, privilège refusé aux agents de terrain. De fait, Guion signifie « scénario » en espagnol, façon de nous rappeler que les Danelliens n’ignorent rien de ce qui doit advenir puisqu’ils résultent de l’advenu. Auteurs de l’histoire (entendu à la fois comme déroulement et récit), nos descendants en sont le sujet et l’objet, à condition de pouvoir écrire ce qui est déjà écrit. Or l’envoyé semble pressentir une menace, ou tout du moins un avènement majeur dont dépendra la suite : « Nous ne voulons pas nous montrer indiscrets, mais nous espérons dénicher un indice susceptible de nous éclairer sur ce que j’appellerai, faute de mieux, l’hypermatrice du continuum. » Si le temps préserve généralement sa structure par un phénomène de compensation, un changement radical est toujours possible. Les Danelliens craignent précisément un « nexus », incident clef pouvant déterminer l’avenir sur une grande échelle.
Manse Everard est donc envoyé en 209 av. J.C. dans « Les Femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre », en tant que Méandre l’Illyrien, aventurier originaire de Macédoine. Il joint son contact, le philosophe indien Chandrakumar, à l’origine un historien du XIXe siècle. Le roi de Syrie Antiochos III s’apprête à attaquer Euthydème Ier, souverain de la Bactriane, un État au nord de l’actuel Afghanistan, conquis par Alexandre le Grand. Les Exaltationnistes sont déjà sur place sous l’identité supposée de marchands venus d’une lointaine contrée du nord-ouest. Si leur complot visant à assassiner Antiochos après son retour des Indes réussit, plusieurs altérations sont possibles. Le royaume séleucide n’existera pas, et les Romains ou les Perses prendront dans l’Histoire une importance exagérée. Autre divergence, en conquérant la Bactriane puis l’Inde, le monarque syrien empêchera l’avènement du christianisme. Everard devra donc contrer les agissements des pirates temporels, avec à leur tête la sublime courtisane Théonis, clone de Varagan, et son cousin Nicomaque, prêtre d’un temple consacré à Poséidon.
La mission réussira, mais de manière inattendue. Les Danelliens ont sciemment surévalué le risque et commis un faux sous la forme d’un pseudo document ancien, « retrouvé » par les soldats soviétiques lors de l’invasion afghane. La contrefaçon ayant pour but de tromper… Manse Everard. Celui-ci apparaît d’ailleurs tout au long du roman assez amer, ou enclin au réalisme motivé par son âge et par l’expérience, « un vétéran, un agent non-attaché de la Patrouille du temps, qui savait que l’Histoire humaine n’est qu’une litanie de souffrances ».
Wanda Tamberly subira elle aussi l’affect lié à sa condition, syndrome d’empathie qui se manifeste dès sa première mission officielle dans « Béringie ». Dépêchée en 13 212 av. J.C., elle a pour tâche d’observer la tribu des Tulat, Caucasiens archaïques qui vivent entre la Sibérie et l’Alaska. Or les « Nous », comme ils se nomment eux-mêmes, sont destinés à disparaître face à l’invasion des Wanayimo, tribu paélo-indienne dont Wanda doit décrire l’arrivée. Cette tragédie irréversible, aux accents d’exploitation et de lutte des classes évoquant le matérialisme dialectique de Marx, est l’un des plus poignants récits du cycle.
Mais surtout, Anderson y pose les prémices de l’ensemble en présentant deux manières d’analyser le temps. Les Tulat ne tiennent pas compte des jours et des années, tandis que « Celui-qui-Répond », chaman de la communauté adverse, voyage dans le temps à travers les rêves. Le point de jonction étant Wanda, « Elle-qui-Connaît-l’Étrange » ainsi que la désignent les Nous de façon quasi prophétique, qui apparaît progressivement aux yeux du lecteur comme un « nexus » en soi, celle par qui tout adviendra.
Probablement à l’origine de la Patrouille, Wanda s’en défend sans en avoir conscience, occasion pour l’écrivain de s’amuser : « Vous enfourchez votre moto sans roues tout droit sortie des aventures de Buck Rogers, vous tripotez les contrôles, vous vous envolez, et hop ! voilà que vous êtes ailleurs, dans un autre temps. Et au diable la différence d’altitude et… Quelle est votre source d’énergie, au fait ? Et la rotation de la Terre sur son axe, et autour du Soleil, et la rotation de la Galaxie sur elle-même… Qu’est-ce que vous en faites ? »
Reste que la destinée individuelle est intimement liée au devenir collectif, propos pas si éloignés de la « théorie des grands hommes » exposée par Hegel dans La Raison dans l’Histoire. Lorsqu’un homme meurt, affirme Manse Everard, un univers disparaît avec lui : « Une vie, un esprit, tout un monde de savoir et de sensations oblitéré à jamais. » A l’inverse, quand un être d’envergure naît, une autre réalité advient. Et ce n’est pas moins de trois futurs possibles, le nôtre et deux divergences, qui sont liés au personnage de Lorenzo dans « Stupor mundi. »
1137 apr. J.C. : le roi Roger II, souverain de Capoue, d’Apulie et de Sicile, est en conflit avec le pape Innocent II qui peut compter sur l’aide de Lothaire III, à la tête du Saint Empire romain germanique. Or Roger meurt vingt ans avant sa date de décès officielle, ce qui interdit à long terme l’unité italienne. À partir de ce point de rupture, plus aucune antenne de la Patrouille n’est active en aval, situation déjà rencontrée dans « L’Autre Univers », récit inclus dans La Patrouille du temps, l’oméga renvoyant alors à l’alpha en une boucle parfaite. C’est d’ailleurs l’occasion de retrouver Keith Denison, déjà croisé dans « Le Grand Roi », ici prisonnier d’un Paris improbable où la cathédrale de Notre-Dame occupe la moitié de l’île de la Cité. Cette théocratie, régentée par les Dominicains de la Sainte Inquisition, n’est possible en l’an de grâce 1980 qu’au prix d’une suppression de la Renaissance et de la Réforme.
Depuis leur base du pléistocène, les Patrouilleurs vont devoir rétablir la durée de référence, sous la direction d’Everard et de l’agent non-attaché Komozino, lointaine descendante mesurant plus de deux mètres et pourvue de membres arachnéens. Le titre du roman prend alors tout son sens, renvoyant à l’emblème de la Patrouille, bouclier de cuivre marqué d’un sablier stylisé que Denison barre d’un trait oblique, attirant ainsi l’attention à la fois sur sa nécessité, et sa fragilité. Du reste, la mission réussit sans pour autant rétablir le continuum. C’est un second San Francisco alternatif qu’explore Wanda, cette fois-ci accompagnée de Manse Everard et de l’agent Novak. Le pape Grégoire IX n’a pas été élu. En fait, Ugolino Conti de Segni n’est jamais né, lui qui apparaît dans L’Enfer de Dante.
Manse Everard connaît alors son purgatoire, contraint de réussir pour retrouver l’aimée. Pour cela, il doit annuler la réalité alternative qui voit l’empire de Frédéric II s’étendre à toute l’Europe et jusqu’en Amérique. Bien qu’entouré par la réserve d’auxiliaires, Everard n’a jamais été aussi seul, d’autant qu’on lui interdit de convoquer ses doubles rappelés de différentes époques. Le Patrouilleur fatigué doit contrer Lorenzo, vaillant chevalier qui est par deux fois à l’origine des modifications. Face à son jeune rival auquel n’est pas insensible Wanda – « nexus » attiré par un autre « nexus » puisque ce qui se ressemble s’assemble –, l’homme d’âge mûr ne peut lutter avec les armes du corps, fougue et sensualité. C’est donc en figure angélique qu’Everard apparaîtra au moment où la belle Tamberly allait succomber à Lorenzo. Le contact physique aura bien lieu, mais non celui attendu. Touché dans son intimité hautement symbolique, Manse empêche un monde de naître en tuant Lorenzo.
Au terme du roman la boucle est définitivement bouclée, tel « l’anneau de mariage » qui symbolise pour Nietzsche l’éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra. Manse Everard et Wanda Tamberly forment un couple littéralement paradoxal. Lui, l’agent jadis engagé par la Patrouille, devient le mentor de celle qui fera advenir les Danelliens. L’effet précède et garantit la cause.
Final crépusculaire que rythme la dialectique entre vérité de foi et raison politique, Le Bouclier du temps clôt un thème brillamment exploré tout au long du cycle : l’individu doit accomplir sa destinée au sein de l’universel. Difficulté que résume Wanda à travers des propos dont on ne sait s’ils sont le fait de souvenirs ou une prémonition : « Tout est flux. La réalité impose les courants du changement au chaos quantique suprême. Non seulement votre vie est constamment en danger, mais il en va de même pour la possibilité de votre existence, sans parler du monde et de son histoire tels que vous les connaissez. On vous interdira de connaître vos succès à l’avance, car cela ne ferait qu’accroître la probabilité de vos échecs. Dans la mesure du possible, vous suivrez le lien de la cause vers l’effet, comme le commun des mortels, sans déformer ni distordre quoi que ce soit. Le paradoxe, voilà l’ennemi. Vous aurez le pouvoir de remonter le temps pour revoir vos chers disparus, mais vous n’en ferez rien, car vous seriez alors tentée de leur épargner la mort qui fut la leur, et cela vous déchirerait le cœur. Jour après jour sans cesse, à jamais impuissante, vous vivrez dans le chagrin et dans l’horreur. »
L’Histoire réagit aux interventions de la Patrouille comme un corps à l’intrusion d’un virus. Tolérant mal d’être manipulée, la trame du temps s’use, tout comme l’engagement d’Everard. Il ne consent à servir les buts collectifs qu’à l’unique condition qu’ils s’accordent à son propre intérêt.
Telle est bien la constante de toute l’œuvre de Poul Anderson. Son héros est un arnaque, serviteur de l’ordre tant qu’il demeure son propre maître. Un individu, agent de sa propre histoire, ce que l’on appelle Liberté.
Xavier Mauméjean