Deuxième partie Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre

1985 apr. J.C.

Dans ces régions où la Grande Ourse et la Petite Ourse couraient trop bas dans le ciel, la nuit glaçait le sang et les os. Le jour, les montagnes bouchaient l’horizon à force de rochers, de neige, de glaciers et de nuages. La bouche de l’homme s’asséchait quand il foulait les crêtes, faisant crisser les cailloux sous ses bottes, car jamais il ne parvenait à aspirer une bouffée d’air digne de ce nom. Et il redoutait qu’une balle ou un couteau surgissant des ténèbres ne fasse offrande de sa vie à cette désolation.

Lorsque Youri Alexeievitch Garchine aperçut le capitaine, il crut voir un ange sorti du paradis dont parlait sa grand-mère. Trois jours avaient passé depuis l’embuscade. Il tentait depuis lors de garder le cap au nord-est, s’efforçant de descendre vers les vallées bien que ses pieds persistent à le conduire vers les hauteurs, comme lourds de tout le poids du monde. Le camp se trouvait quelque part par là. Son sac de couchage ne lui apportait guère le repos ; la terreur l’arrachait au sommeil pour le replonger dans une cruelle solitude. Soucieux d’économiser ses rations, il ne mangeait que quelques bouchées à la fois, et ses crampes d’estomac avaient fini par s’apaiser. Toutefois, ses réserves ne cessaient de diminuer. Il n’avait aucun mal à remplir sa gourde, car les neiges n’avaient pas encore fini de fondre en dépit de la saison, mais il n’avait aucun moyen de chauffer son eau. Le samovar de ses parents n’était plus qu’un lointain souvenir – ainsi d’ailleurs que leur cottage et le kolkhoze tout entier, les cris des alouettes au-dessus des champs de seigle, les fleurs sauvages à perte de vue, la main d’Elena Borisovna dans la sienne. Ici, il ne poussait que du lichen, des épineux étiques, de pâles touffes d’herbe. Le seul son qu’il entendait, hormis son souffle, son pouls et le bruit de ses bottes, était le hurlement du vent. Un gros oiseau planait dans le ciel. Garchine n’aurait su déterminer sa nature. Un vautour attendant de le voir mourir ? Non, les vautours devaient se repaître de ses camarades…

Un éperon rocheux saillait de la falaise devant lui. Il changea de direction pour le contourner, se demandant s’il ne déviait pas un peu trop de son cap. Et, soudain, il vit l’homme qui se tenait sous la masse rocheuse.

L’ennemi ! Il fit mine de saisir la kalachnikov passée à son épaule. Puis : Non. C’est un uniforme soviétique. Un flot de soulagement déferla sur lui. Ses jambes flageolèrent.

Lorsqu’il se ressaisit, l’autre s’était approché. Il était vêtu d’une tenue propre et bien repassée. Ses galons d’officier luisaient à l’éclat cru du soleil, mais il portait un paquetage et un duvet sur ses épaules. Bien qu’armé d’un simple pistolet, il semblait sans crainte et en pleine forme. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’un militaire afghan équipé par le puissant allié. Musclé et large d’épaules, il avait le teint pâle mais le visage plutôt large et les yeux légèrement bridés.

Sans doute est-il originaire de la région du lac Ladoga, songea Garchine.

Quant à moi, je fais mon temps en serrant les dents, espérant survivre et rentrer chez moi, loin de cette misérable guerre. Il salua tant bien que mal.

L’officier fit halte à un mètre de lui. C’était un capitaine. « Eh bien, que faites-vous là, soldat ? » Ses yeux de Finnois étaient aussi glacials qu’un vent vespéral. Mais sa voix était affable et il parlait un dialecte moscovite, le plus répandu dans l’armée, avec un accent tempéré par des traces d’instruction.

« Mon cap… capitaine…» Soudain, il fut pris de tremblements incontrôlables. « Soldat Youri Garchine…» Il réussit à réciter le nom de son unité.

« Alors ?

— Nous étions… une escouade, mon capitaine… en mission de reconnaissance sur le col… Une explosion, des coups de feu, des morts de tous les côtés…» Le crâne de Sergueï transformé en charpie, son corps désarticulé, le fracas des détonations, les nuages de poussière, ce carillon dans ses oreilles qui l’empêche d’entendre ce qui se passe alentour, cet horrible goût de médicament dans sa bouche. « J’ai vu… les guérilleros… non, je n’ai vu qu’un seul homme, un barbu avec un turban, il éclatait de rire. Ils ne… ils ne m’ont pas vu. J’étais derrière un buisson, je crois, ou alors ils étaient trop occupés à… les baïonnettes…» Garchine ne réussit à vomir que de la bile. Elle lui brûla la gorge.

Le capitaine patienta jusqu’à ce qu’il ait fini et que son mal de tête se soit en partie dissipé. « Prenez un peu d’eau, lui conseilla-t-il. Rincez-vous la bouche et puis recrachez. Ensuite, buvez une gorgée.

— A vos ordres. » Garchine obtempéra. Cela lui fit un peu de bien. Il tenta de se relever.

« Restez assis un moment, dit le capitaine. Vous avez traversé de rudes épreuves. Les moudjahidin étaient armés de lance-roquettes et de mitraillettes, n’est-ce pas ? Vous vous êtes esquivé une fois qu’ils ont eu vidé les lieux, hein ?

— Oui, mon capitaine. Pas pour déserter, non, mais…

— Je sais. Vous ne pouviez plus rien faire pour vos camarades. Votre devoir vous commandait de rejoindre votre unité afin de faire votre rapport. Mais vous n’avez pas osé passer par le col. Cela aurait été par trop téméraire. Vous avez donc gagné les hauteurs. Vous étiez encore un peu sonné. Lorsque vous avez repris vos esprits, vous avez compris que vous étiez perdu. Exact ?

— Je crois. » Garchine leva les yeux vers la silhouette dressée près de lui. Elle occultait le ciel, aussi hostile que l’éperon rocheux. Il recouvrait peu à peu sa lucidité. « Et vous, mon capitaine ?

— Je suis en mission spéciale. Vous ne devez parler de moi à personne, sauf si je vous en donne l’ordre. Compris ?

— À vos ordres. Mais…» Garchine se redressa. « À vous entendre, mon capitaine, vous en savez beaucoup sur mon escouade. »

Le capitaine opina. « Je suis passé sur les lieux peu après l’embuscade et j’ai reconstitué son déroulement. Les rebelles avaient disparu, mais les cadavres étaient toujours là, dépouillés de leurs armes et de leur équipement. Je n’ai pas pu les enterrer. »

Il s’abstint de les qualifier de héros. Garchine n’aurait su dire s’il lui en était reconnaissant. Le fait qu’un officier se confie ainsi à un homme de troupe ne laissait pas de l’étonner.

« Nous enverrons des hommes les récupérer, dit-il. Si mon unité est informée de leur position.

— Bien sûr. Je vais vous aider. Vous vous sentez mieux ? » Le capitaine lui tendit la main. Aidé par sa force, Garchine réussit à se lever. Il constata qu’il tenait relativement bien sur ses jambes.

Des yeux étrangers le scrutèrent. Les mots que prononça l’officier le frappèrent avec une lenteur délibérée, comme s’il usait d’un marteau précautionneux. « En fait, soldat Garchine, il est heureux que nous nous soyons rencontrés, et pas seulement pour nous deux. Je peux vous orienter vers votre campement. Et vous pouvez y transporter un message urgent, que ma mission ne me donne pas le temps de délivrer. »

Un ange descendu du paradis, en effet. Garchine se mit au garde-à-vous. « À vos ordres !

— Excellent. » Le capitaine continua de le fixer des yeux. Au loin, les nuages tournaient autour de deux pics proches l’un de l’autre, tantôt les voilant, tantôt les dénudant comme s’il s’était agi de crocs. Le vent faisait frémir les brindilles jonchant le sol. « Parlez-moi de vous, mon garçon. Quel âge avez-vous ? D’où venez-vous ?

— J’ai… dix-neuf ans, mon capitaine. Je viens d’un kolkhoze des environs de Shatsk. » S’enhardissant : « Peut-être que ça ne vous dira rien, mon capitaine. La grande ville la plus proche est Riazan. »

L’autre hocha la tête une nouvelle fois. « Je vois. Eh bien, vous me semblez aussi loyal qu’intelligent. Je pense que vous comprendrez ce que j’attends de vous. Tout ce que je vous demande, c’est de délivrer à vos supérieurs un objet que je viens de trouver. Un objet très important, peut-être. » Il glissa les pouces sous les sangles de son paquetage. « Aidez-moi à ôter ceci. »

Ils posèrent le sac par terre et se penchèrent sur lui. Le capitaine l’ouvrit et en sortit une boîte. Pendant ce temps, il continuait de parler sur le ton de la conversation, mais il semblait surtout s’adresser à lui-même et Garchine ne tarda pas à se sentir un peu dépassé.

« Cette contrée est très ancienne. L’histoire a oublié tous les peuples qui l’ont conquise, s’y fixant avant d’en être chassés, se battant et parfois mourant pour elle, au fil des siècles et des millénaires. Nous ne sommes que les derniers à nous y frotter. La guerre que nous y menons n’est populaire ni chez nous ni dans le reste du monde. Peu importent les torts que nous voulons redresser, nous en souffrons autant que les Américains ont souffert de la guerre du Viêt-Nam du temps où vous n’étiez qu’un enfant. Si nous pouvons en retirer une parcelle d’honneur, voire de reconnaissance, ne serait-ce pas dans l’intérêt de la Mère Patrie ? Œuvrer pour cela, n’est-ce pas du patriotisme ? »

Le vent effleura l’épine dorsale de Garchine. « Vous parlez comme un professeur, mon capitaine », murmura-t-il.

L’autre haussa les épaules. Le ton de sa voix se fît plus neutre. « Ma fonction dans le civil n’a aucune importance. Disons que j’ai l’œil pour certaines choses. Je suis arrivé sur les lieux de l’embuscade, et parmi les… les objets jonchant le sol, j’ai remarqué celui-ci. Les Afghans ne l’ont sans doute pas vu. Ils étaient pressés et ce ne sont que des montagnards primitifs. Sans doute qu’il était enseveli depuis longtemps et qu’une explosion l’a mis au jour. Il y avait autour de lui des débris divers – des éclats d’os et des bouts de métal –, mais je n’avais pas les outils pour les collecter. Tenez. Prenez ceci. »

Il plaça la boîte dans les mains de Garchine. Longue de trente centimètres, large de dix et haute d’autant, elle était vert-de-grisée par la corrosion mais relativement intacte du fait du climat et de l’altitude (pourtant, combien de siècles était-elle restée enfouie ?). Son couvercle était fermé par une substance rappelant la poix, où l’on discernait les vestiges d’un sceau. Des figurines moulées dans le métal demeuraient vaguement visibles.

« Attention ! avertit le capitaine. C’est fragile. Quoi qu’il arrive, ne cherchez pas à l’ouvrir. Son contenu – des documents, je présume – risque de se désintégrer s’il n’est pas confié aux soins de scientifiques disposant de l’équipement idoine. Est-ce clair, soldat Garchine ?

— Oui… oui, mon capitaine.

— Dès votre retour au campement, dites à votre sergent que vous devez absolument voir le colonel, afin de lui transmettre une information vitale et strictement confidentielle. »

Consternation. « Mais, mon capitaine, il me suffira de dire que…

— Vous devez lui remettre cette boîte afin qu’elle ne se perde pas dans le labyrinthe de la bureaucratie. Contrairement à nombre de ses collègues, le colonel Koltukhov n’est pas une machine sans cervelle. Il comprendra ce qu’il doit faire et le fera sans tarder. Contentez-vous de lui dire la vérité et de lui donner ce coffret. Vous ne le regretterez pas, je vous le promets. Il souhaitera savoir mon nom. Dites-lui que je ne vous l’ai pas donné car ma mission est si secrète que je n’aurais pu que vous mentir, mais, bien entendu, il est libre d’aviser le GRU et le KGB de ma présence dans la région. Quant à vous, soldat Garchine, vous êtes tout simplement le dépositaire d’un objet dont la valeur est purement archéologique, et que vous auriez pu découvrir par inadvertance comme je l’ai fait moi-même. » Le capitaine partit d’un petit rire, mais son regard demeura sérieux.

Garchine déglutit. « Je vois. S’agit-il d’un ordre, mon capitaine ?

— Oui. Et nous ferions mieux de nous remettre en route, vous comme moi. » Il plongea une main dans sa poche. « Prenez cette boussole. J’en ai une autre. Je vais vous expliquer comment retrouver votre unité. » Il désigna une direction. « À partir d’ici, mettez le cap au nord-nord-est… comme ça…

»… et quand ce pic se trouvera au sud-sud-ouest par rapport à votre position…»… et ensuite…

» Est-ce que c’est clair ? J’ai un carnet de notes. Je peux vous mettre ça par écrit.

»… Bonne chance, mon garçon. »

Garchine entama sa descente vers les vallées. Il avait enveloppé la boîte dans son duvet. Si légère fût-elle, il n’en sentait pas moins son poids au creux de ses reins, comme il sentait celui de ses bottes et celui de la terre qui recouvrait toutes choses. Derrière lui, le capitaine le regardait s’éloigner, les bras croisés, solidement planté sur ses jambes. Lorsque Garchine se retourna pour lui jeter un dernier coup d’œil, il le vit nimbé d’une aura par le soleil, évoquant un ange qui aurait gardé quelque mystérieux lieu interdit.

209 av. J.C.

La route suivait la rive droite de la rivière Bactrus. Les voyageurs pouvaient s’en féliciter. La brise montant des eaux, l’ombre des saules et des mûriers, tout était bon pour vous soulager, ne fût-ce qu’un instant, de la chaleur estivale qui pesait sur la terre. Les champs de blé et d’orge, les vergers et les vignes poussant parmi eux, et même les pavots et les chardons pourpres semblaient écrasés par la lumière qui se déversait d’un ciel sans nuages. C’était pourtant une terre riche que celle-là, peuplée de quantité de maisonnettes en pierre, rassemblées en villages ou disséminées entre les fermes. La paix y régnait depuis des années. Manse Everard savait hélas que ce n’était que provisoire.

La caravane progressait vers le sud avec obstination. Les sabots des dromadaires soulevaient des nuées de poussière. Hipponicus les avait substitués à ses mules après qu’ils avaient quitté les montagnes. Quoique puants et agressifs, ces animaux de bât étaient plus robustes, plus résistants et mieux adaptés aux régions arides que traversait leur route. Ils appartenaient à une espèce courante en Asie centrale et venaient tout juste de perdre leur pelage d’hiver. Les chameaux n’avaient pas encore atteint cette région du monde à laquelle ils seraient associés par la suite. Leur harnachement grinçait, leurs attaches cliquetaient. Pas de clochettes pour ajouter leurs tintements à ces bruits : elles aussi appartenaient à l’avenir.

Ravis de voir approcher la fin de leur périple de plusieurs semaines, les caravaniers bavardaient, criaient, chantaient, hélaient les indigènes au passage, n’hésitant pas à siffler si parmi eux se trouvait une jolie fille – voire un joli garçon pour certains. Ils étaient en majorité d’origine iranienne, des hommes noirauds, minces, barbus, vêtus de pantalons flottants, d’amples blouses ou de manteaux longs, coiffés de hauts chapeaux sans bords. On trouvait parmi eux deux ou trois Levantins vêtus de tuniques, aux cheveux courts et aux joues glabres.

Hipponicus était un Hellène, comme la plupart des membres de l’aristocratie et de la bourgeoisie bactriennes : un quadragénaire corpulent, au visage constellé de taches de rousseur, dont la coiffe dissimulait des cheveux roux et clairsemés. Ses ancêtres étaient originaires du Péloponnèse, une région qui ne portait encore aucune trace de l’influence anatolienne omniprésente à l’époque d’Everard. Juché sur son cheval à la tête de la caravane, il était tout aussi crasseux et suant que ses camarades. « Non, Méandre, j’insiste pour que tu loges chez moi, dit-il. J’ai déjà envoyé Clytius en avant-garde, et, entre autres instructions, il doit dire à mon épouse qu’elle attend un invité. Tu ne voudrais pas me faire passer pour un menteur, n’est-ce pas ? Ma chère Nanno a la langue assez bien pendue comme ça.

— Tu es trop aimable, répondit Everard. Mais je ne puis accepter ton offre. Tu vas retrouver en ville des hommes d’importance, riches et instruits, et je ne suis qu’un vieux soldat de fortune mal élevé. Je ne voudrais pas… euh… te causer de l’embarras. »

Hipponicus jeta un regard de biais à son compagnon. Il avait dû dépenser du temps et de l’argent avant de trouver un cheval à sa taille. Sa tenue était toute simple et même un peu grossière, mais on ne pouvait s’empêcher de remarquer l’épée passée à sa ceinture. Plus personne ne portait d’armes de nos jours ; le marchand avait donné congé à son escorte dès qu’il était entré dans un territoire considéré comme sûr. Décidément, ce Méandre sortait de l’ordinaire.

« Écoute, reprit Hipponicus, dans mon métier, il est fort utile de savoir juger les gens. Tu as sans doute appris pas mal de choses en bourlinguant de par le monde. Plus que tu n’en laisses paraître. Je pense que tu intéresseras aussi mes associés. Et, pour être franc, je risque d’en retirer quelque avantage pour passer certains accords que j’ai en vue. »

Everard se fendit d’un sourire. Cela éclaircit ses traits massifs – des yeux bleu clair sous des boucles brunes, un nez cassé lors d’un pugilat qu’il n’aimait guère évoquer, pas plus qu’il ne parlait de son passé en règle générale. « Certes, je peux leur raconter quantité de craques », graillonna-t-il.

Hipponicus prit un air grave. « Ce n’est pas d’un ours savant dont j’ai besoin, Méandre. Ne va pas croire une chose pareille. Nous sommes amis. N’est-ce pas ? Après ce que nous avons vécu ensemble. Et un homme se doit d’accorder l’hospitalité à ses amis. »

Everard hocha lentement la tête. « D’accord. Merci. »

Moi aussi, je me suis attaché à toi, songea-t-il. Non que nous ayons partagé des aventures épiques. Une petite bagarre, puis ce gué en furie où nous avons failli perdre trois mules et… et quelques incidents du même tonneau. Mais ce voyage était de ceux où on peut mesurer la trempe de ses compagnons…

Everard avait rejoint la caravane à Alexandreia Eschate, sur le fleuve Iaxartes, la dernière et la plus isolée des cités fondées par le Conquérant et auxquelles il avait donné son nom. Si elle se trouvait bien dans le royaume de Bactriane, les frontières de celui-ci n’étaient pas loin et les nomades venus de l’autre rive la pillaient souvent cette année-là, car on avait vidé ses garnisons pour renforcer les troupes au sud-ouest du pays. Hipponicus était ravi de recruter un garde supplémentaire, bien qu’il fût étranger et peu sociable. Et ils avaient dû repousser une attaque de bandits. Ensuite, ils avaient traversé la Sogdiane, une région où les paysages sauvages et désolés se mêlaient aux terres cultivées et irriguées. Ils venaient tout juste de franchir l’Oxus et arrivaient en vue de Bactres, leur destination…

… tout comme le garantissaient nos observations. Ce matin, l’espace d’une minute, les caméras d’un spationef-robot nous ont repérés avant que son orbite ne s’infléchisse pour l’amener à son point de rendez-vous. C’est pour cela que je suis venu à ta rencontre à Alexandreia, Hipponicus. Je savais que ta caravane arriverait à Bactres à un moment qui me convenait. Mais, oui, tu me plais, vieux briscard, et j’espère de tout cœur que tu survivras aux épreuves qui attendent ta nation.

« Excellent ! fit le marchand. Tu n’avais quand même pas l’intention de dépenser ta solde dans une auberge miteuse, pas vrai ? Prends ton temps, visite la cité, amuse-toi un peu. Tu trouveras sûrement un emploi plus gratifiant que celui qu’aurait pu te procurer un intermédiaire. » Soupir. « J’aimerais bien te prendre à mon service, mais Hermès seul sait quand je pourrai repartir, avec cette guerre qui menace. »

Les nouvelles qu’ils avaient pu recevoir ces derniers jours étaient vagues mais alarmantes. Antiochos III, le roi séleucide, envahissait la Bactriane. Euthydème Ier, le souverain de celle-ci, avait rassemblé ses troupes pour aller l’affronter. Selon la rumeur, il avait perdu la bataille et battait en retraite vers sa capitale.

Hipponicus retrouva sa belle humeur. « Ah ! je sais pourquoi tu hésitais à accepter mon invitation. Loger dans une famille respectable t’aurait empêché de fréquenter nos lupanars, c’est cela que tu craignais ? Cette petite flûtiste ne t’a donc pas comblé ? » Il se pencha vers Everard pour lui donner un coup de coude. « Le lendemain, elle avait du mal à marcher, à ce que j’ai vu. »

Everard se raidit. « Pourquoi cela t’intéresse-t-il autant ? Tu n’as pas pris de plaisir avec la tienne ?

— Aïe ! ne t’emporte pas comme ça. » Hipponicus le fixa en plissant les yeux. « On dirait presque que tu regrettes. Aurais-tu préféré un jeune garçon ? Pourtant, ça ne semble pas ton genre.

— Non. » C’était vrai d’Everard, mais cela collait en outre à son personnage, celui d’un aventurier barbare à peine hellénisé, originaire du nord de la Macédoine. « Je n’aime pas parler de mon intimité, c’est tout.

— Non, en effet, je l’avais remarqué », murmura Hipponicus. Peut-être regrettait-il seulement d’être frustré d’anecdotes salaces ; il n’était pas indiscret par nature.

À vrai dire, reconnut Everard, il n’y a aucune raison pour que je m’offusque de sa plaisanterie. Pourquoi ai-je réagi ainsi ? Ça n’a pas de sens. Après une longue période d’abstinence, nous avons regagné un pays civilisé et nous sommes arrêtés dans un caravansérail où se trouvaient des filles consentantes. J’ai pris mon plaisir avec Atossa. Et ça s’arrête là.

C’est peut-être là que le bât blesse, poursuivit-il, le fait que ça se soit arrêté là. C’est une gentille fille. Elle mérite mieux que le lot qui lui est échu. De grands yeux, des seins menus, des hanches fines, des mains expertes, mais des accents de chagrin dans la voix quand elle lui avait demandé si elle le reverrait un jour. Par ailleurs, en plus de ses émoluments et d’un modeste pourboire, il lui avait fait un autre don : la politesse qu’un Américain du XXe siècle manifeste d’ordinaire avec les femmes. Ce qui n’avait rien d’ordinaire dans ce milieu.

Je ne cesse de me demander ce qui va lui arriver. Lorsque les troupes d’Antiochos envahiront la région, elle risque de subir un viol collectif, voire d’être tuée ou réduite en esclavage. Dans le meilleur des cas, elle commencera à se faner avant d’avoir eu trente ans, se retrouvant confinée aux corvées ménagères ; à quarante ans, ce ne sera plus qu’une harpie édentée ; à cinquante, elle sera morte. Jamais je ne le saurai.

Everard s’ébroua. Arrête tes jérémiades ! Il n’avait rien d’une bleusaille au cœur tendre et à l’estomac sensible. C’était un vétéran, un agent non-attaché de la Patrouille du temps, qui savait que l’Histoire humaine n’est qu’une litanie de souffrances.

Peut-être que je me sens coupable, tout simplement. Mais de quoi ? C’est encore moins sensé que tout le reste. Qui donc ai-je blessé ? Personne, et en tout cas pas lui-même. Les virus de synthèse qu’on lui avait inoculés détruisaient tous les germes qui avaient infecté l’humanité à travers le temps. Corollaire : il n’avait rien transmis à Atossa, hormis des souvenirs. Et il n’aurait pas été naturel pour Méandre l’Illyrien de laisser passer une telle occasion. J’en ai saisi de semblables plus que je ne m’en souviens au cours de mon existence, et pas seulement pour ne pas trahir ma couverture au cours d’une mission.

D’accord, d’accord, je suis sorti avec Wanda Tamberly peu de temps avant d’entamer celle-ci. Et alors ? Ça ne la regarde pas, elle non plus, pas vrai ?

Il s’aperçut qu’Hipponicus lui parlait depuis un moment. « Très bien. Il n’y a pas de mal. Ne t’inquiète pas, tu auras tout le loisir de te promener en ville. J’aurai à faire. Je t’indiquerai les tavernes les plus agréables, et peut-être pourrai-je me joindre à toi de temps à autre, mais tu seras seul le plus souvent. Et tu logeras dans ma demeure, c’est entendu ?

— Merci, répondit Everard. Pardonne-moi si j’ai été un peu brusque. Je suis fatigué, il fait chaud et j’ai soif. »

Parfait, songea-t-il. Un vrai coup de chance, en vérité. Non seulement je n’aurai aucun problème pour retrouver Chandrakumar, mais en outre je risque d’en apprendre beaucoup auprès des connaissances d’Hipponicus. Certes, sa présence serait un peu moins discrète que prévu. Mais elle n’aurait rien de remarquable dans cette ville cosmopolite qu’était Bactres. Pas de danger qu’il alerte sa proie.

« Nous pourrons bientôt remédier à tout cela », promit le marchand.

Comme pour confirmer ses propos, la route obliqua autour d’un bosquet de cèdres et ils découvrirent la cité qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir jusqu’ici. Ses murailles massives, de couleur fauve et hérissées de tours, se dressaient au-dessus des quais. Dans son enceinte, qui atteignait dix kilomètres de long, on voyait monter les fumées des maisons et des ateliers, on entendait grincer les roues et cliqueter les sabots, et par ses grandes portes entrait et sortait un flot continu d’hommes, de chevaux et de chariots. Des bâtiments avaient poussé autour d’une sorte de pomerium qui restait dégagé dans un but défensif : maisons, auberges, ateliers, jardins potagers.

Tout comme les caravaniers, les citoyens étaient en majorité de type iranien. C’étaient leurs ancêtres qui avaient fondé cette ville, lui donnant le nom de Zariaspa, la Cité du Cheval. Les Grecs l’appelaient Bactres et, plus on s’en approchait, plus on voyait de Grecs. Leurs ancêtres étaient arrivés dans ce pays alors qu’il appartenait à l’Empire perse. Ce n’était pas toujours de leur plein gré, car les souverains achéménides y déportaient souvent les fauteurs de troubles ioniens. Après qu’Alexandre s’en fut emparé, l’immigration s’était accélérée, car la Bactriane était désormais une terre fort convoitée, qui avait fini par prendre son indépendance pour devenir un royaume gréco-bactrien. L’immense majorité de ses habitants demeuraient dans les cités, à moins qu’ils n’appartiennent à l’armée ou ne parcourent les routes commerciales pour se rendre jusqu’en Méditerranée à l’ouest, en Inde au sud et en Chine à l’est.

Everard revit mentalement des taudis, des ruines médiévales, des fermiers et des bergers réduits à la misère, en majorité des Ouzbeks turco-mongols. Mais c’était dans l’Afghanistan de 1970, non loin de la frontière soviétique. Le millénaire à venir allait faire souffler sur les steppes un vent porteur de changements. De bien trop de changements.

Il encouragea son cheval d’un claquement de langue. Celui d’Hipponicus était parti au petit trop. Les méharistes firent presser le pas à leurs dromadaires, et les hommes à pied n’étaient que trop ravis de suivre le mouvement. Ils étaient presque arrivés chez eux.

Dans une ville en guerre, se rappela Everard.

Ils entrèrent par la porte de Scythie. Elle était grande ouverte, mais gardée par un escadron de soldats, dont les casques, les boucliers, les cuirasses, les jambières et les piques luisaient au soleil. Ils examinaient d’un œil méfiant tous les gens qui passaient. Ces derniers étaient fort peu exubérants et parlaient moins fort et plus sèchement qu’il n’est de coutume en Orient. On voyait quantité de chariots lourdement chargés entrer dans la ville, tractés par des bœufs ou des ânes, escortés par des familles entières venues se réfugier derrière les murailles.

Hipponicus accusa le coup. Ses lèvres se pincèrent. « On a reçu de mauvaises nouvelles, dit-il à Everard. De simples rumeurs, j’en suis sûr, mais les faits ne tarderont pas à suivre. Je dois rendre grâce à Hermès de m’avoir conduit ici aussi tôt. »

Cependant, la vie quotidienne suivait son cours. C’est ce qu’elle fait toujours, jusqu’à ce que se referme l’étau du destin. Bordées par des immeubles aux façades souvent aveugles mais parfois peintes de couleurs vives, les rues étaient grouillantes de monde. Chariots, bêtes de somme, portiers, femmes tenant en équilibre sur leur tête une jarre d’eau ou un panier de fruits ou de légumes, artisans, ouvriers, esclaves se croisaient et se mêlaient. Un homme riche sur sa litière, un officier à cheval, un éléphant de guerre et son cornac fendaient le flot de la populace, laissant dans leur sillage des ondes de turbulence humaine. Les roues geignaient, les sabots toquaient, les sandales claquaient sur le pavé. Bavardages, rires, cris de colère, les bribes d’une chanson, la mélodie d’une flûte ou le rythme d’un tambourin, un parfum composé de sueur, de bouse, de fumée, de graillon, d’encens. A l’ombre des échoppes, des hommes assis en tailleur sirotaient leur vin, jouaient à des jeux de plateau, regardaient défiler ce monde si agité.

Dans la Voie sacrée, on trouvait une bibliothèque, un odéon et un gymnase, à la façade de marbre et aux superbes frises et colonnes. À intervalles réguliers étaient disposés des piliers ithyphalliques surmontés d’une tête barbue, que l’on appelait des hermai. Dans d’autres quartiers, on trouvait des écoles, des bains publics, un stade, un hippodrome et un palais royal inspiré de celui d’Antioche. Dans cette artère, on notait également la présence de trottoirs, conçus pour protéger les piétons des ordures et des déjections d’animaux, prolongés par des pierres surélevées permettant de traverser les carrefours. Les graines de la civilisation grecque avaient essaimé jusqu’ici.

Mais il importait peu que les Grecs identifient Anahita à Aphrodite Ourania et lui aient édifié un fanum de style hellène. Elle demeurait une déesse asiatique et son culte était toujours florissant ; et bientôt, à l’ouest de la Bactriane, le jeune royaume de Parthie allait forger un nouvel Empire perse.

Le temple d’Anahita se dressait près du stoa[6] de Nikatôr, le principal marché de la ville. La place était encombrée d’échoppes où l’on vendait de la soie, du lin, de la laine, du vin, des épices, des sucreries, des drogues, des bijoux, de la chaudronnerie, de l’argenterie, de la ferronnerie, des talismans… Outre les commerçants annonçant leurs prix et les chalands qui les marchandaient, on trouvait là des vendeurs ambulants, des danseuses, des musiciens, des oracles, des sorciers, des prostitués, des mendiants, des oisifs… Les visages et les vêtements, aussi variés les uns que les autres dans leur forme et leur couleur, venaient de Chine, d’Inde, de Perse, d’Arabie, de Syrie, d’Anatolie, d’Europe, des highlands sauvages et des plaines désolées du Nord…

Aux yeux d’Everard, cette scène était étrangement familière. Il l’avait déjà contemplée en une vingtaine de pays différents, et dans autant de siècles. Chacune de ses itérations était unique, mais en chacune d’elles vibrait la même identité préhistorique. C’était la première fois qu’il venait ici. La Balkh de son époque natale n’était plus que le spectre de la Bactres hellénique. Mais il connaissait celle-ci comme sa poche. Une séance d’électro-imprégnation lui avait permis de mémoriser le plan de la ville, les principaux langages qu’on y parlait ainsi que toutes les informations que les chroniques avaient négligées mais que Chandrakumar avait patiemment glanées.

Toute une minutieuse préparation, toute une série d’efforts et de dangers, rien que pour s’emparer de quatre fugitifs.

Qui mettaient en péril l’existence même de son monde.

« Par ici ! » hurla Hipponicus en se dressant sur sa selle. La caravane gagna péniblement un quartier moins fréquenté et fit halte devant un entrepôt. Suivirent deux ou trois heures durant lesquelles les marchandises furent déchargées, inventoriées et stockées. Hipponicus versa à chacun de ses employés un acompte de cinq drachmes et leur laissa des instructions précises sur les soins à dispenser aux animaux. Il les retrouverait le lendemain à la banque qui gérait ses comptes, où le restant de leur salaire leur serait versé. Pour le moment, chacun était pressé de rentrer chez soi, pour s’informer des derniers événements et fêter son retour dans la mesure où lesdits événements le permettaient.

Everard patienta. Sa pipe lui manquait, et une bière fraîche lui aurait fait un bien fou. Mais un Patrouilleur du temps était endurci contre l’ennui. Il observa les gens qui s’affairaient autour de lui tout en se perdant dans diverses songeries. Au bout d’un temps, il se surprit à repenser à une après-midi qu’il avait vécu plus de deux mille ans dans l’avenir.


1987 apr. J.C.

Une fenêtre ouverte laissait entrer la lumière du soleil, la douceur de l’air et la rumeur de la ville. En mettant le nez dehors, Everard vit que Palo Alto se préparait au week-end. L’appartement où il se trouvait était une piaule d’étudiant typique, avec des meubles usés mais confortables, un bureau encombré de papiers, des étagères croulant sous les livres, une affiche de la National Wildlife Fédération punaisée au mur. Il ne subsistait plus aucune trace des désordres de la nuit passée. Wanda Tamberly avait passé les lieux au peigne fin. Elle ne devait rien remarquer à son retour de vacances – elle, plus jeune de quatre mois que la Wanda assise devant lui en cet instant, laquelle avait grandi en âge et en sagesse d’une façon proprement incommensurable.

Si Everard restait sur le qui-vive, il n’était pas pour autant sur les nerfs. Plutôt que de scruter le voisinage, il préférait contempler la jeune femme, une beauté typiquement californienne. La lumière du jour faisait ressortir ses cheveux blonds et le peignoir bleu assorti à la couleur de ses yeux. Bien qu’elle ait littéralement fait le tour du cadran, elle s’était remise de ses épreuves avec une rapidité stupéfiante. Toute autre jeune fille – voire tout autre jeune homme – qui se serait fait kidnapper par un conquistador pour être secouru par des chrononautes serait restée dans un état second pendant deux ou trois jours. Wanda avait partagé un steak avec lui dans sa cuisine tout en le bombardant de questions intelligentes. Ce qu’elle continuait de faire dans son séjour.

« Comment ça marche, au fait, le voyage dans le temps ? D’après mes lectures, c’est aussi impossible qu’absurde. »

Il acquiesça. « C’est ce que disent la physique et la logique de cette époque, en effet. On va faire quelques progrès dans le futur.

— Mais quand même… D’accord, ma spécialité, c’est la biologie, mais j’ai suivi des cours de physique et je m’efforce de rester à niveau. Je lis Science News, Analog…» Sourire. « Pour être franche, le Scientific American me semble un poil soporifique. Ma franchise me perdra, je le sais ! » Elle se rembrunit. Il vit que sa belle humeur n’était qu’une façade. La situation demeurait critique, après tout, et peut-être même désespérée. « Vous enfourchez votre moto sans roues tout droit sortie des aventures de Buck Rogers, vous tripotez les contrôles, vous vous envolez, et hop ! voilà que vous êtes ailleurs, dans un autre temps. Et au diable la différence d’altitude et… Quelle est votre source d’énergie, au fait ? Et la rotation de la Terre sur son axe, et autour du Soleil, et la rotation de la Galaxie sur elle-même… Qu’est-ce que vous en faites ? »

Il haussa les épaules et la gratifia d’un sourire. « Epur si muove.

— Hein ? Oh ! oui. Galilée marmonnant dans sa barbe après s’être rétracté. « Et pourtant, elle tourne. » C’est ça ?

— Exact. Je suis surpris que… euh… qu’un représentant de votre génération connaisse cette citation.

— Je ne me contente pas de pratiquer la plongée et la randonnée, monsieur Everard. » Il perçut sans peine son ressentiment. « De temps à autre, il m’arrive de lire un livre.

— Euh… pardon. Je…

— Pour être franche, c’est moi qui suis surprise que vous la connaissiez, cette fameuse citation. »

C’est vrai, songea-t-il, en dépit des circonstances, on ne peut se méprendre sur ce que je suis : un brave gars du Middle-West dont les bottes sont encore toutes crottées.

Elle adoucit le ton. « Mais l’Histoire, c’est votre vie, après tout. » Elle secoua la tête, faisant ondoyer ses cheveux couleur de miel. « Je n’arrive toujours pas à m’y faire. Le voyage dans le temps ! En dépit de tout ce qui m’est arrivé, ça reste irréel pour moi. C’est trop fabuleux, point. Est-ce que vous me trouvez dure à la détente, monsieur Everard ?

— Je croyais qu’on s’appelait par nos prénoms. » La norme dans l’Amérique de cette époque. Laquelle ne m’est pas si étrangère que ça, bon sang. C’est ici que j’ai installé ma base. C’est un peu mon chez-moi. Je ne m’y sens pas dépassé. Je suis né il y a soixante-trois ans. Certes, ma durée de vie réelle est un peu plus importante, vu toutes mes virées dans le temps. Mais mon âge biologique est de trente ans à peine. Il aurait voulu le lui dire, mais il se retint. Traitements d’antisénescence, médecine préventive élaborée dans l’avenir. Nous autres, Patrouilleurs, avons certains avantages en nature. Et ils nous sont bien nécessaires si nous voulons tenir le coup. Il s’obligea à adopter un ton un rien plus léger. « En fait, Galilée n’a jamais prononcé ces paroles, que ce soit à voix haute ou dans un murmure. Ce n’est qu’un mythe. » Le genre de mythe qui motive l’homme plus que les faits eux-mêmes.

« Dommage. » Elle se carra dans son sofa et rendit son sourire à Everard. « Manse. Bon. Pour me résumer, ce cycle ou ce scooter temporel, il est ce qu’il est et il fait ce qu’il fait, et si vous tentiez d’expliquer son fonctionnement à un scientifique d’aujourd’hui, il n’y comprendrait que dalle.

— Peut-être serait-il capable de l’entrevoir. Systèmes de référents non-inertiels. Gravité quantique. Énergie du vide. Le théorème de Bell vient tout juste d’être invalidé par l’expérience, non ? A moins que ce ne soit pour l’année prochaine. Pensez aux trous de ver dans le continuum, à la métrique de Kerr, aux machines de Tipler… Non que j’entrave quoi que ce soit à ces théories. La physique n’était pas mon sujet de prédilection à l’Académie, loin de là. C’est seulement dans plusieurs millénaires que l’on fera les découvertes fondamentales et que l’on fabriquera le premier véhicule spatio-temporel. »

Elle plissa le front en signe de concentration. « Et… que l’on montera les premières expéditions. Scientifiques, historiques, culturelles… et commerciales, je suppose ? Militaires aussi, peut-être ? J’espère que non. Mais je comprends la nécessité d’une force de police, d’une Patrouille du temps, pour aider, conseiller et secourir les voyageurs… et aussi pour les discipliner, afin d’éviter les pillards, les escrocs et…» Elle grimaça. «… les exploiteurs des populations du passé. Celles-ci seraient sans défense devant le savoir et la technologie du futur, n’est-ce pas ?

— Pas nécessairement. Comme vous pouvez en attester. »

Elle sursauta, puis partit d’un rire nerveux. « Oh ! que oui. A-t-on jamais vu dans l’Histoire des hommes aussi rusés et aussi courageux que Luis Castelar ?

— Plus que vous ne le pensez. Si nos ancêtres ne savaient pas tout ce que nous savons, ils connaissaient des choses que nous avons oubliées ou que nous laissons moisir dans nos archives. Et leur intelligence moyenne était identique à la nôtre. » Everard se pencha sur son fauteuil. « Oui, nous autres Patrouilleurs sommes avant tout des flics, mais nous effectuons aussi des travaux de recherche. Nous ne pouvons pas préserver la structure des événements sans la connaître de fond en comble. La protection est l’essence même de notre mission. C’est pour cela que les Danelliens ont créé notre corps. »

Elle arqua les sourcils. « Les Danelliens ?

— Une transcription anglaise du terme qui les désigne en temporel. Le temporel étant notre langage commun, conçu et développé pour accommoder les paradoxes inhérents au déplacement dans le temps. Les Danelliens… Certains d’entre eux sont apparus… apparaîtront… lorsqu’on commencera à développer la chronocinétique. »

Il marqua une pause. Sa voix baissa d’une octave. « Ça a dû être… impressionnant. J’ai eu l’occasion d’en voir un, l’espace de quelques minutes[7]. Il m’a fallu des semaines pour m’en remettre. Naturellement, je suppose qu’ils peuvent se déguiser si nécessaire, quand ils se mêlent à nous autres humains, si tant est qu’ils le souhaitent. Cela m’étonnerait, en fait. Ils nous succéderont sur l’échelle de l’évolution, dans un million d’années et quelques. Tout comme nous avons succédé aux singes. C’est du moins ce que nous supposons. Personne ne le sait avec certitude. »

Elle ouvrit de grands yeux et regarda dans le lointain. « Qu’aurait pu penser de nous un australopithèque ? murmura-t-elle.

— Ouais. » Everard s’obligea à adopter un ton plus prosaïque. « Donc, ils sont apparus et ont ordonné la création de la Patrouille. S’ils ne l’avaient pas fait, le monde, le leur et le nôtre, aurait été condamné. Il n’aurait pas été simplement détruit, il n’aurait même jamais existé. Volontairement ou non, les chrononautes auraient altéré le passé à un point tel que tout ce qui devait venir après aurait disparu ; et la même chose n’aurait cessé de se produire, encore et encore, jusqu’à ce que… je n’en sais rien. Jusqu’à ce que règne un chaos absolu, jusqu’à ce que l’espèce humaine soit condamnée à l’extinction, ou bien jusqu’à ce que survienne une catastrophe empêchant l’avènement du voyage temporel. »

Elle avait blêmi. « Mais ça ne tient pas debout !

— En effet, du moins dans la logique que vous connaissez. Mais réfléchissez. Si vous voyagez dans le passé, vous n’en conservez pas moins votre liberté d’action. Quelle puissance mystique pourrait retenir votre main quand aucune ne la retient dans le présent ? Réponse : aucune. Vous, Wanda Tamberly, pourriez parfaitement tuer votre père ou votre mère avant leur mariage. Non que vous en ayez nécessairement envie. Mais supposez qu’en vous baladant à l’époque de leur jeunesse, vous déclenchiez un concours de circonstances qui les empêche de se rencontrer ?

— Est-ce que… est-ce que je cesserais d’exister ?

— Non. Vous seriez toujours là, en cette année fatale. Mais vous avez une sœur, je crois bien. Jamais elle ne serait née.

— Mais alors, d’où serais-je issue ? » Un éclair de malice dans le regard. « Sûrement pas d’un chou ! » Elle redevint grave.

« De nulle part, dit Everard. Du néant. La causalité ne s’applique plus. C’est un peu comme la mécanique quantique, qui serait passée de l’échelle subatomique à l’échelle humaine. »

Il sentit l’atmosphère se charger de tension. Mieux valait dédramatiser les choses. « Ne vous inquiétez pas. En pratique, les équilibres sont moins fragiles que cela. Il n’est pas si facile que ça de déformer le continuum. Pour reprendre le cas de vos parents, par exemple, votre bon sens constituerait un facteur protecteur. Les candidats au voyage dans le temps sont soumis à une sélection rigoureuse avant de pouvoir agir à leur guise. Et la plupart de leurs actions n’ont aucune conséquence sur le long terme. Quelle importance si vous ou moi avons assisté à une représentation au Globe alors que Shakespeare était sur scène ? Même si vous veniez à empêcher vos parents de se marier et votre sœur de naître… sauf le respect que je vous dois, ça m’étonnerait que l’histoire du monde en soit bouleversée. L’homme qu’elle devait épouser en aurait épousé une autre, et, au bout de quelques générations, le patrimoine génétique de l’humanité se serait reconstitué. Si l’un de vos descendants devait devenir célèbre, il aurait quand même vu le jour. Et ainsi de suite. Vous me suivez ?

— J’ignore si vous me faites tourner en bourrique ou tout simplement la tête. Mais… d’accord, j’ai quelques notions de relativité. Nos lignes de vie, les traces que nous laissons dans l’espace-temps… C’est un peu comme un maillage de rubans en caoutchouc, c’est ça ? Si on tire dessus, il a tendance à reprendre sa configuration… euh… correcte. »

Il poussa un petit sifflement. « Vous pigez vite. »

Elle ne semblait nullement soulagée. « Toutefois, il existe des événements, des personnes, des situations, où l’équilibre dont vous parlez est… instable. Ce n’est pas vrai ? Supposez qu’un crétin bien intentionné empêche Booth de tuer Lincoln, ça ne risquerait pas de changer tout ce qui a suivi ? »

Il acquiesça.

Elle se redressa, frissonna et s’empoigna les genoux. « Don Luis voulait… veut s’emparer d’armes modernes… afin de retourner dans le Pérou du XVIe siècle et… prendre le commandement de la Conquista, après quoi il compte éliminer les protestants en Europe et chasser les musulmans de la Palestine…

— Vous avez tout compris. »

Il se pencha vers elle pour lui prendre les mains. Elle s’accrocha à lui. Ses mains étaient glacées. « N’ayez pas peur, Wanda, souffla-t-il. Oui, je sais, c’est terrifiant. En fin de compte, peut-être que nous n’aurons jamais eu cette conversation, que nous n’aurons même jamais existé, pas plus que notre monde, même pas dans un rêve. C’est plus difficile à imaginer et à encaisser que la perspective de notre propre mort. Je ne le sais que trop bien. Mais ça n’arrivera pas, Wanda. Castelar est une aberration. Le hasard a voulu qu’il s’empare d’un scooter temporel et apprenne à l’utiliser. Eh bien, c’est un homme seul, et en grande partie ignorant ; la nuit dernière, il ne nous a échappé que de justesse ; la Patrouille est à ses trousses. Nous le rattraperons, Wanda, et nous réparerons les dégâts qu’il a causés. Tel est notre rôle. Et notre palmarès parle pour nous, si je peux me permettre. Et je le peux. »

Elle déglutit. « D’accord, je vous crois, Manse. » Il sentit ses doigts se réchauffer entre les siens.

« Brave petit soldat. Vous nous avez beaucoup aidés, vous savez. Le récit que vous avez fait de votre expérience était détaillé et plein d’informations sur les projets de Castelar. J’espère m’en faire une idée plus précise en vous posant quelques questions supplémentaires. Et je suis sûr que, de votre côté, vous aurez des suggestions à nous faire. »

S’efforçant d’être plus rassurant encore : « C’est pour cela que je me montre aussi franc avec vous. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, il nous est en principe interdit de parler du voyage dans le temps à des non-initiés ; nous sommes même conditionnés pour cela. Mais les circonstances présentes n’ont rien d’ordinaire et, en tant qu’agent non-attaché, je dispose d’une autorité me permettant de contourner le règlement. »

Elle retira ses mains, gentiment mais fermement. Cette fille a la tête froide, se dit-il. Sans pour autant être du genre frigide. Indépendante, courageuse, vive, volontaire. Et elle n’a que vingt et un ans ! Elle le fixa de ses yeux qui ne cillaient pas et lui déclara de sa voix de gorge : « Merci. Je vous suis reconnaissante plus que je ne pourrais le dire. Vous n’avez rien d’ordinaire, vous non plus, vous savez.

— Allez ! Je suis l’agent qu’on a chargé de votre affaire, voilà tout. » Sourire. « Dommage que vous ne soyez pas tombée sur un jeune cow-boy, un gars de l’époque des Ingénieurs planétaires, par exemple.

— Les quoi ? » Elle ne lui laissa pas le temps de répondre. « Je suppose que la Patrouille recrute dans tous les âges.

— Pas tout à fait. Dans les époques antérieures à la révolution scientifique, c’est-à-dire le début du XVIIe siècle, rares sont les personnes à pouvoir concevoir l’idée du voyage dans le temps. Castelar est un être hors du commun.

— Comment vous a-t-on recruté ?

— J’ai répondu à une petite annonce et on m’a fait passer des tests, en… il y a un certain temps. » Pas question que je lui dise que c’était en 1957. Mais pourquoi, au fait ? Parce qu’elle n’aurait qu’un aperçu partiel de la réalité. Elle me prendrait pour un vieux croulant… Et pourquoi ça te dérange à ce point, Everard, espèce de vieux satyre ? » Nos méthodes de recrutement sont très variées, en fait. » Il s’ébroua. « Écoutez, je sais que vous avez des millions de questions à me poser, et je vous assure que je serai ravi d’y répondre quand j’en aurai le temps. Mais, pour le moment, si nous revenions à nos moutons ? J’ai besoin de précisions supplémentaires. Le temps presse.

— Ah bon ? murmura-t-elle. Je pensais que vous pouviez revenir à n’importe quel moment du passé et rattraper le temps perdu. »

Futée, la gamine. « Bien sûr. Mais… eh bien, disons que nous avons une durée de vie limitée, nous autres Patrouilleurs. Tôt ou tard, la Camarde finit toujours par nous rattraper. Et la Patrouille a trop de siècles d’histoire à protéger ; nous travaillons en sous-effectif. Par ailleurs, je vous avoue que je ne suis pas d’un tempérament à rester sans rien faire alors que je pourrais passer à l’action. Je voudrais… je voudrais atteindre le point de ma ligne de vie personnelle où cette affaire est classée et où je suis sûr que nous sommes en sécurité.

— Je vois », souffla-t-elle. Puis : « Ça n’a pas commencé avec don Luis et ça ne s’arrêtera pas avec lui, n’est-ce pas ?

— Non, avoua Everard. S’il a mis la main sur un scooter temporel, c’est parce que des bandits venus d’un avenir lointain ont tenté de s’emparer de la rançon d’Atahualpa la nuit où il se trouvait dans la salle du trésor. Ce sont ces types-là qui représentent un réel danger. Mais chaque chose en son temps : commençons par traquer notre conquistador. »

209 av. J.C.

Comme la plupart des demeures hellènes cossues de la région, celle d’Hipponicus mêlait la simplicité classique au luxe oriental. La salle à manger était décorée de fresques encadrées par des moulures, qui dépeignaient des oiseaux, des fauves et des plantes fabuleux et bariolés. Leur style était assorti à celui des candélabres de bronze que l’on allumait dès la nuit tombée. Un doux parfum d’encens imprégnait l’atmosphère. Comme on était en été, une porte ouverte sur le patio laissait entrer l’odeur des roses et la fraîcheur du bassin à poissons. Les convives étaient assis deux par couche autour de petites tables à la mode attique et vêtus de tuniques blanches à la coupe sobre. Ils mettaient de l’eau dans leur vin et savouraient des mets délicats mais simples, un potage accompagné de pain suivi par de l’agneau à l’orge et aux légumes, épicé avec modération. On ne servait de la viande que dans les grandes occasions. Pour le dessert, ils eurent droit à des fruits frais.

Dans des circonstances normales, le marchand aurait consacré son premier dîner à des retrouvailles avec sa famille, auxquelles le seul Méandre aurait été invité. Le lendemain, il aurait donné une fête pour ses amis, avec musiciennes, danseuses et courtisanes. Mais la situation était grave. Il avait besoin de s’en faire une idée la plus précise possible. Par conséquent, le messager qu’il avait dépêché auprès de son épouse l’avait priée d’inviter certaines personnes dès son retour. C’étaient des esclaves de sexe masculin qui assuraient le service.

Hipponicus était un notable suffisamment important pour que les deux personnes libres d’accepter son invitation l’aient fait sur-le-champ. Par ailleurs, les informations qu’il ramenait de la frontière nord pouvaient se révéler importantes. Les deux invités étaient assis face à Everard et, après avoir échangé les banalités d’usage, ils abordèrent le vif du sujet. Les nouvelles n’étaient vraiment pas bonnes.

«… le dernier courrier, gronda Créon. L’armée devrait arriver après-demain. » Cet homme massif, au visage couturé de cicatrices, était commandant en second de la garnison depuis le départ du roi Euthydème.

Hipponicus tiqua. « La totalité du corps expéditionnaire ?

— Moins les défunts, répondit Créon d’un air sinistre.

— Mais… et le reste du pays ? » demanda le marchand, visiblement secoué. Il avait des propriétés dans l’intérieur des terres. « Si la majorité de nos soldats se retranche dans la capitale, les troupes d’Antiochos auront toute latitude pour piller et incendier la contrée ! »

Tu pilles d’abord, tu incendies après ! Everard se rappela cette blague du XXe siècle, que l’on connaissait sûrement dans les époques antérieures ; tout bien considéré, elle n’était pas vraiment drôle, mais à l’approche d’une catastrophe, même l’humour noir est source de détente.

« N’aie crainte », dit Zoilus d’une voix apaisante. Ainsi qu’Hipponicus l’avait expliqué à Everard, le ministre du Trésor avait des contacts dans tout le royaume. Sous son nez proéminent, ses lèvres esquissèrent un sourire pincé. « Notre roi sait ce qu’il fait. Tant que ses forces resteront concentrées ici, l’ennemi n’osera pas s’éloigner. Sinon, nous risquerions d’envoyer des détachements l’attaquer par surprise et réduire ses troupes. N’est-ce pas, Créon ?

— Ce n’est pas aussi simple, surtout sur le long terme. » Le regard dont l’officier gratifiait le fonctionnaire en disait long : Vous autres, les civils, vous vous prenez toujours pour de fins stratèges. « Mais Antiochos joue la prudence, c’est exact. On n’a guère de peine à s’en rendre compte. Après tout, notre armée est encore d’attaque et il est très loin de ses bases. »

Everard, qui avait observé un silence respectueux face à ces deux dignitaires, décida de hasarder une question. « Qu’est-il arrivé exactement, sire ? Peux-tu nous répéter ce que les dépêches t’ont appris ? »

Quoique un rien condescendant, Créon lui répondit sur un ton affable, un guerrier s’adressant à un autre. « Les Syriens ont avancé le long de la rive sud de l’Arios. » C’est-à-dire la rivière Hari Rud à l’époque d’Everard. « S’ils n’avaient pas procédé ainsi, ils auraient dû traverser le désert. Euthydème savait qu’Antiochos allait l’attaquer, bien sûr. Cela faisait longtemps qu’il s’y attendait. »

Naturellement, songea Everard. Cette guerre couvait depuis une soixantaine d’années, depuis que le satrape de Bactriane s’était révolté contre la monarchie séleucide pour déclarer l’indépendance de sa province et s’en proclamer le roi.

Les Parthes s’étaient soulevés à peu près en même temps, précisément dans le même but. De souche iranienne quasi pure – des Aryens, au sens premier du terme –, ils se considéraient comme les héritiers de l’Empire perse qu’Alexandre avait conquis et dont ses généraux s’étaient partagé les dépouilles. Les descendants de Séleucos, l’un des généraux en question, qui avaient déjà fort à faire avec leurs rivaux à l’ouest, s’étaient soudain retrouvés menacés sur leurs arrières.

Ils régnaient actuellement sur la Cilicie (qui correspondait au centre et au sud de la Turquie du temps d’Everard) et sur la région de Laodicée, au bord de la Méditerranée. Leurs provinces et leurs États vassaux recouvraient la plus grande partie de la Syrie, de la Mésopotamie et de la Perse (l’Irak et l’Iran du XXe siècle). Si ce royaume était le plus souvent qualifié de syrien, ses souverains étaient gréco-macédoniens, parfois métissés de levantins, et leurs sujets appartenaient aux ethnies les plus diverses. Antiochos III en avait reconstitué l’unité après qu’il eut été secoué par une série de conflits armés et de guerres civiles. Il avait monté une première expédition en Parthie (le nord-est de l’Iran) et soumis les rebelles – pour le moment. À présent, il était bien décidé à reconquérir la Bactriane et la Sogdiane. Par la suite, il ambitionnait de s’emparer de nouvelles terres au sud, voire de marcher sur l’Inde…

«… a gardé ses espions et ses éclaireurs sur la brèche. Il a pris position au niveau du gué que les Syriens étaient obligés d’emprunter. » Créon soupira. « Mais Antiochos est un homme rusé, et aussi audacieux qu’il est résistant. Peu avant l’aube, il a envoyé un bataillon de piquiers…»

L’armée bactrienne, tout comme la parthe, était en majorité constituée de cavaliers. Cela était conforme non seulement à la tradition, mais aussi au terrain asiatiques ; cependant, ces cavaliers étaient terriblement vulnérables la nuit, lorsqu’ils se retiraient à une distance qu’ils espéraient suffisante pour les protéger de l’ennemi.

«… qui a repoussé nos détachements vers le gros de nos troupes. Les siennes n’ont pas tardé à suivre. Euthydème a estimé qu’il était plus sage de battre en retraite, de se regrouper et de gagner notre cité. En chemin, des renforts sont venus grossir son corps expéditionnaire. Quant à Antiochos, il est à sa poursuite mais garde ses distances. On n’a assisté depuis qu’à quelques escarmouches. »

Hipponicus se rembrunit. « Si j’en crois ce que je sais d’Antiochos, voilà qui ne lui ressemble guère. »

Créon haussa les épaules, vida sa coupe et la tendit à un esclave. « Nos espions affirment qu’il a été blessé lors du passage du gué. Pas assez pour l’immobiliser, de toute évidence, mais peut-être suffisamment pour le ralentir.

— Cependant, dit Zoilus, il a eu tort à mon sens de ne pas profiter sur-le-champ de son avantage. Bactres est bien approvisionnée. Ses murs sont imprenables. Une fois à l’abri, le roi Euthydème…

— Peut attendre patiemment qu’Antiochos nous affame en montant un blocus ? coupa Hipponicus. J’espère que telle n’est pas son intention ! »

Sachant quel cours allaient suivre les événements, Everard s’autorisa à intervenir. « Pas nécessairement. Si j’étais à la place de votre souverain, je commencerais par me retrancher ici, en effet, mais pour mieux préparer une sortie et livrer une nouvelle bataille, gardant la possibilité de m’abriter à nouveau dans la cité en cas de défaite. »

Créon opina.

« Une redite de la guerre de Troie ? protesta Hipponicus. Que les dieux nous accordent une issue plus favorable ! » Il inclina sa coupe et fit couler quelques gouttes sur le sol.

« N’aie crainte, répéta Zoilus. Notre roi est plus sage que Priam. Et son fils aîné, Démétrios, a l’étoffe d’un nouvel Alexandre. » Visiblement, cet homme était avant tout un courtisan.

Mais ce n’était pas pour autant un simple flagorneur, sinon Hipponicus n’aurait pas souhaité sa présence. Dans ce cas précis, il ne faisait qu’énoncer la vérité. Euthydème était un authentique autodidacte, un aventurier originaire de Magnésie qui s’était emparé de la couronne de Bactriane ; mais c’était aussi un combattant rusé doublé d’un gouverneur compétent. Dans les années à venir, Démétrios traverserait l’Hindu Kuch pour conquérir une bonne partie du domaine de l’empire Maurya alors en pleine décadence.

À moins que les Exaltationnistes ne triomphent malgré tout, à moins que l’avenir dont venait Everard ne soit annihilé.

« Eh bien, j’ai intérêt à fourbir mes armes, soupira Hipponicus. Outre moi-même, il y a dans cette demeure… trois hommes en âge de combattre. Mes fils…» Il ne put réprimer une grimace.

« Bien, gronda Créon. Nous avons revu notre organisation. Présente-toi à Philippe, fils de Xanthe, dans la tour Orion. »

Hipponicus se tourna vers Everard. Leurs bras se touchaient. Le Patrouilleur sentit son hôte frémir.

Zoilus prit la parole, non sans méchanceté. « Si tu ne souhaites pas participer à notre guerre, Méandre, il vaudrait mieux partir sur-le-champ.

— Pas si vite, sire, je t’en prie, répondit Everard.

— Tu combattras à nos côtés ? souffla Hipponicus.

— Eh bien, je suis un peu pris de court…» Quel piètre menteur je fais !

Créon gloussa. « Oh ! tu espérais t’amuser un peu, c’est cela ? Eh bien, vide ta bourse dans les meilleures maisons. Bois du bon vin tant qu’on en trouve encore et va voir les putains avant que l’arrivée des soldats ne fasse grimper leurs tarifs aussi haut que ceux de Théonis.

— Qui ça ? » demanda Everard.

Rictus d’Hipponicus. « Peu importe. Elle n’est pas à ta portée, ni à la mienne d’ailleurs. »

Zoilus piqua un fard. « Elle rejette les brutes qui viennent lui présenter un sac d’or, cracha-t-il. C’est elle qui choisit ses amants selon les caprices de ses désirs. »

Oh-ho ! songea Everard. Ainsi, notre haut fonctionnaire a des faiblesses humaines, lui aussi ? Mais évitons de lui causer de l’embarras. Je vais avoir assez de mal comme ça à orienter la discussion dans le sens qui m’intéresse. Des vers de Kipling lui revinrent en mémoire :

Quatre choses il est plus grandes que les autres :

Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre.

De toutes nous parlions, surtout de la dernière[8]

Il se tourna vers Hipponicus. « Pardonne-moi. J’aimerais combattre à tes côtés, mais, le temps que l’on m’enrôle, moi qui suis étranger, la bataille décisive sera sans doute finie. Et puis, de toute façon, je ne serais guère utile à votre cause. Je n’ai pas appris à me battre sur un cheval. »

Le marchand opina. « Et notre cause n’est pas la tienne, répondit-il avec pragmatisme. Je regrette que notre cité t’ait réservé un si mauvais accueil. Tu ferais mieux de partir demain, après-demain au plus tard.

— J’irai faire un tour en ville, parmi les métèques et les voyageurs, répondit Everard. Peut-être que l’un d’eux souhaitera embaucher un garde pour l’escorter jusqu’à son pays. La moitié du monde passe par la Bactriane, à ce que l’on dit. Si je trouve une personne venant d’un lieu que je n’ai encore jamais vu, cela sera parfait. » Depuis qu’il connaissait Hipponicus, il entretenait auprès de lui l’image d’un homme désireux de visiter le vaste monde et pas seulement d’échapper à la vindicte de sa tribu. De tels spécimens étaient monnaie courante en ce lieu et à cette époque.

« Tu ne verras aucun marchand venu de l’Orient, l’avertit Zoilus. Nos échanges avec eux se sont taris. »

Je le savais déjà. La Chine vit sous le joug de Qin Shi Huangdi, le Mao de son temps. Un homme totalement xénophobe. Et sa mort désormais toute proche sera suivie d’une période troublée avant l’avènement de la dynastie Han. Pendant ce temps, les Xiongnu et autres pillards nomades ravageront les terres par-delà la Grande Muraille… Il haussa les épaules. « Eh bien, je pourrai toujours partir pour l’Inde, l’Arabie ou l’Afrique, ou bien retourner en Europe pour voir Rome, l’Aréconie ou encore la Gaule. »

Les trois autres sursautèrent. « L’Aréconie ? » répéta Hipponicus.

Everard sentit son pouls battre plus fort. Il s’efforça de rester aussi détaché que lorsqu’il avait prononcé ce mot. « Vous n’en avez jamais entendu parler ? Peut-être connaissez-vous les Aréconiens sous un autre nom. On m’a parlé d’eux en Parthie, quand j’ai traversé ce pays, et ce n’était qu’un témoignage de deuxième ou de troisième main. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait de marchands venus d’une lointaine contrée au nord-ouest. Ils m’avaient l’air intéressants.

— À quoi ressemblent-ils ? lui demanda Créon, qui ne semblait pas lui tenir rigueur de son refus de combattre.

— Ils ont une allure des plus étrange, m’a-t-on dit. Grands, minces et beaux comme des dieux, avec des cheveux noirs mais une peau d’albâtre et des yeux clairs ; et les hommes n’ont pas de barbe, leurs joues sont aussi lisses que celles d’une fille. »

Hipponicus fronça les sourcils puis secoua la tête. Zoilus se raidit. Créon frotta son menton hirsute et murmura : « Ces derniers mois, j’ai entendu parler de… Mais oui ! Cela ressemble à Théonis. Ne dit-on pas que les hommes de son entourage n’ont pas de barbe ? Sait-on vraiment de quel pays elle est originaire ? »

Hipponicus prit un air pensif. « Elle s’est établie en ville il y a environ un an, de façon plutôt discrète. Comme de bien entendu, elle a dû obtenir les permis et autorisations nécessaires. Mais cela ne lui a causé aucune difficulté, et il n’a filtré aucune rumeur à ce sujet. Un beau jour, elle faisait partie des courtisanes, et voilà. » Il partit d’un rire franc. « Je suppose qu’elle dispose d’un protecteur puissant qui prélève une partie de ses bénéfices. »

Everard sentit un frisson lui parcourir le cuir chevelu. Une courtisane d’élite, ouais, c’est la meilleure couverture pour une femme souhaitant avoir une totale liberté d’action dans ce milieu. Je m’en doutais un peu. Il esquissa un sourire. « Croyez-vous qu’elle accepterait de parler à un vagabond assez bien mis de sa personne ? s’enquit-il. Si elle a des parents ici, ou si elle-même est désireuse de quitter votre cité, eh bien, mon épée est à louer. »

Zoilus tapa du poing sur sa couche. « Non ! » s’écria-t-il. Les autres le fixèrent d’un air surpris. Il se ressaisit et lança à Everard d’une voix hostile : « Pourquoi t’intéresse-t-elle à ce point, toi qui avoues ne rien savoir ou presque de ces… Aréconiens, c’est cela ? Je m’étonne de voir un mercenaire endurci courir après un… une légende. »

Oh-ho ! j’ai touché un point sensible, dirait-on. Prudence ! Everard leva une main. « Je t’en prie, ce n’était qu’une idée en l’air. Inutile d’en faire toute une affaire. J’irai en ville dès demain pour tâcher d’obtenir d’autres informations. En attendant, sires, je pense que vous avez des questions plus importantes à traiter, n’est-ce pas ? »

Créon pinça les lèvres. « En effet. »

Néanmoins, Zoilus passa le reste de la soirée à jeter des regards inquisiteurs à Méandre l’Illyrien.

976 av. J.C.

Après avoir capturé les Exaltationnistes[9] le commando de la Patrouille gagna une île de la mer Égée pour faire le point et soigner les blessés. L’opération s’était déroulée conformément aux vœux d’Everard : sept ennemis capturés à bord du navire marchand phénicien et quatre scooters temporels détruits. Certes, trois membres de la bande s’étaient évanouis dans l’espace-temps avant qu’un rayon énergétique ait pu les frapper. Il n’aurait pas de repos tant que le dernier représentant de cette engeance ne serait pas capturé ou tué. Mais il n’en restait qu’une infime quantité en liberté, et aujourd’hui, il avait enfin – enfin ! – mis la main sur leur chef.

Merau Varagan s’éloigna de quelques pas, se dirigeant vers le bord de la falaise, et s’abîma dans la contemplation de la mer. Les Patrouilleurs ne tentèrent pas de le retenir – ils avaient passé un collier de neuro-induction autour du cou de chacun des prisonniers. Au premier geste suspect, il suffirait de presser un bouton pour le paralyser. Obéissant à une impulsion, Everard s’approcha de lui.

Sur l’eau bleu turquoise dansaient des gerbes d’écume d’un blanc éblouissant. Sous leurs pieds, les dictâmes embaumaient à la chaleur du soleil. La brise ébouriffait les cheveux de Varagan, les transformant en oriflamme d’obsidienne. Il s’était défait de sa robe trempée et se dressait tel une statue façonnée par la main de Phidias. Son visage évoquait lui aussi l’idéal d’une Hellade encore à naître, mais ses traits étaient un peu trop finement ciselés et il n’y avait rien d’apollinien dans ses grands yeux verts, ni sur ses lèvres rouge sang. Dionysiaque, oui, sans conteste…

Il adressa un signe de tête à Everard. « Quel superbe paysage », lui dit-il en anglais, une langue que sa voix transformait en musique. Son ton était posé, quasiment nonchalant. « Puis-je le savourer tant que nous sommes ici ?

— Bien sûr, dit le Patrouilleur, mais nous ne resterons pas très longtemps.

— La planète d’exil offre-t-elle des panoramas comparables ?

— Je l’ignore. On ne nous l’a pas dit.

— Afin de la rendre plus redoutable, je présume. « Ce pays inconnu dont nul voyageur / N’a repassé la frontière[10]. » Sardonique : « Ne cherchez point, je vous prie, à me convaincre d’y échapper en sautant dans ce précipice, même si cela pourrait soulager certains de vos compagnons.

— En fait, ils auraient plutôt tendance à pester. Ce ne serait guère aimable de votre part, car nous serions obligés de repêcher votre carcasse et de la ressusciter.

— Afin de pouvoir me soumettre au kyradex.

— Ouais. Votre tête bien faite regorge d’informations intéressantes.

— Vous risquez d’être déçu, j’en ai peur. Nous veillons à ce qu’aucun de nous n’en sache trop sur les ressources, les capacités et les projets de ses frères et sœurs.

— Mouais. Des loups solitaires, tous autant que vous êtes. » Ainsi que l’avait formulé Shalten : « Et les généticiens du XXXIe millénaire entreprirent d’engendrer une race de surhommes, conçus pour explorer et conquérir les frontières cosmiques, pour s’apercevoir par la suite qu’ils avaient donné naissance à Lucifer. » Il lui arrivait souvent de s’exprimer dans ce style vaguement biblique. Cela mis à part, il n’y avait rien de vague chez lui.

« Eh bien, je ferai de mon mieux pour conserver ma dignité, rétorqua Varagan. Une fois que je serai sur cette fameuse planète…» Sourire. «… qui sait ce qui se passera ? »

Everard, épuisé nerveusement autant que physiquement, était particulièrement vulnérable à ses émotions. « Pourquoi faites-vous cela ? bredouilla-t-il. Vous viviez comme des dieux…»

Varagan acquiesça. « Tout à fait. Mais quand on est prisonnier d’un mythe, on endure une existence monotone et dénuée de sens – mais peut-être n’aviez-vous pas songé à cela. Notre civilisation était plus antique pour nous que l’âge de pierre ne l’est pour un homme de votre époque. Au bout du compte, cela a fini par nous la rendre insupportable. »

Et vous avez tenté de la renverser, y échouant mais vous emparant au passage de scooters temporels qui vous ont permis de fuir dans le passé. « Vous auriez pu la laisser en paix. La Patrouille aurait été ravie de recruter des personnes de votre calibre ; et en vous mettant à son service, vous n’auriez pas eu l’occasion de vous ennuyer, je vous le promets.

— Cela aurait été la pire des solutions, car en agissant ainsi nous aurions perverti notre nature même. La Patrouille n’existe que pour conserver une version précise de l’Histoire.

— Et vous vous obstinez à vouloir la détruire ! Nom de Dieu, pourquoi ?

— Une question aussi stupide est indigne de vous. Vous en connaissez parfaitement la réponse. Si nous avons voulu façonner le temps, c’est afin de régner sur lui ; et si nous voulons régner, c’est afin de donner libre cours à notre volonté. Il suffit. »

Passant en un instant de l’arrogance à la légèreté, Varagan laissa échapper un petit rire. « Les besogneux ont encore gagné, semble-t-il. Félicitations. En nous retrouvant, vous avez accompli un remarquable travail de déduction. Pourriez-vous m’en donner le détail ? Cela serait fort intéressant.

— Ah ! ça me prendrait trop de temps…» et ça me ferait trop de peine.

L’autre arqua ses élégants sourcils. « Votre humeur vient de s’altérer, n’est-ce pas ? Il y a une minute, vous sembliez si aimable. C’est toujours mon cas. Vous vous êtes révélé un adversaire des plus excitants, Everard. Dans la future Colombie…» Où Varagan avait été à deux doigts de s’emparer du gouvernement de Bolivar. «… au Pérou…» Où sa bande avait tenté de voler la rançon d’Atahualpa et, ce faisant, de changer le cours de la Conquista. «… et maintenant à Tyr…» Qu’ils avaient menacé de détruire si on ne leur livrait pas un engin capable de les rendre tout-puissants ou quasiment. «… nous avons bien joué le jeu, vous et moi. Où-quand nous sommes-nous affrontés, à part ça ? »

Une sourde colère avait peu à peu gagné le Patrouilleur. « Ce n’était pas un jeu pour moi, mon bonhomme, répliqua-t-il sèchement, mais je suis néanmoins ravi de te voir sur la touche. »

Ce fut avec irritation qu’on lui répondit : « Fort bien. En ce cas, veuillez me laisser à mes pensées. Entre autres choses, je me réjouis de savoir que vous n’avez pas encore capturé le dernier des Exaltationnistes. Dans un certain sens, vous ne m’avez pas encore capturé. »

Everard serra les poings. « Hein ? »

Varagan retrouva sa contenance et sa tendance à la cruauté. « Autant que je vous l’explique. Votre machine ne manquerait pas de m’arracher cet aveu. Parmi ceux d’entre nous qui sont encore libres, il y a Raor. Elle ne faisait pas partie de cette expédition, car les femmes ne peuvent agir à leur guise dans ce milieu phénicien, mais ce n’en est pas moins une opératrice d’expérience. Et c’est ma clone, Everard. Elle saura tôt ou tard ce qui s’est passé ici. Et, tout comme moi, son ambition n’a d’égale que sa soif de vengeance. Faites de beaux rêves. » Un dernier sourire, et il lui tourna le dos, se plantant à nouveau face à la mer.

Le Patrouilleur partit lui aussi en quête de solitude. Gagnant l’autre bout de l’îlot, il s’assit sur un rocher, sortit sa pipe et sa blague à tabac, et ne tarda pas à émettre des nuages de fumée.

L’esprit de l’escalier, songea-t-il. J’aurais dû lui répliquer : « Et en supposant quelle réussisse. En supposant qu’elle anéantisse l’avenir. Vous en ferez partie, vous aussi, rappelez-vous. Et, vous non plus, vous n’aurez jamais existé. »

Hormis, bien entendu, dans les parcelles d’espace-temps antérieures au changement et durant lesquelles il s’était livré à ses manigances. Il n’aurait pas manqué de me le rappeler. Ou peut-être pas. De toute façon, ça m’étonnerait qu’il craigne l’oblitération. Ce type est l’incarnation même du nihilisme.

Au diable ! La fine repartie n’a jamais été mon fort. Je vais retourner à Tyr, régler les derniers détails…

Bronwen. Non. Je dois lui garantir un avenir, c’est entendu, mais c’est là une simple question de correction, rien de plus. Ensuite, il nous faudra, à elle comme à moi, apprendre à nous passer l’un de l’autre. Le mieux serait que je regagne ma bonne vieille Amérique du XXe siècle, où j’aurai le loisir de me détendre quelque temps.

Si le statut d’agent non-attaché n’était pas exempt de risques et de responsabilités, les privilèges auxquels il donnait droit, en partie lorsqu’il s’agissait de sélectionner ses missions, les compensaient amplement, du moins à ses yeux. Et quand je me sentirai bien reposé, peut-être que je continuerai de m’occuper de cette histoire d’Exaltationnistes. Ouais, j’en ai bien envie.

Il s’agita sur son rocher. Mais pas question de me laisser aller au farniente ! Il me faut une activité susceptible de me distraire.

Cette fille qui s’est retrouvée embarquée dans l’équipée péruvienne, Wanda Tamberly… Son souvenir demeurait vif, et il franchit sans peine plusieurs mois de ligne de vie et trois millénaires d’histoire. Mais oui. Pas de problème. Elle a accepté la proposition de la Patrouille. Si je peux la localiser entre le jour où nous avons dîné ensemble et celui où elle doit partir pour l’Académie… Deviendrais-je un amateur de tendrons ? Non, bon sang ! J’ai envie de m’amuser, c’est tout ; on fera la fête pour célébrer sa nouvelle vie et, quand on se sera dit adieu, j’aborderai le côté plus leste de ma permission.

209 av. J.C.

Au fil des siècles, l’enseignement de Bouddha finirait par être quasiment oublié dans son Inde natale. En ce temps-ci, il était encore florissant et se répandait avec vigueur dans les contrées voisines. Pour le moment, Bactres ne comptait encore que quelques convertis. Les stupas dont Everard avait contemplé les ruines dans l’Afghanistan du XXe siècle ne seraient pas bâtis avant plusieurs générations. Il y avait néanmoins suffisamment de fidèles à Bactres pour qu’il y trouve un vihara, qui accueillait et hébergeait les coreligionnaires de passage ; et ces derniers étaient fort nombreux et venus d’horizons fort divers, qu’ils soient marchands, caravaniers, gardes, mendiants, moines ou simples voyageurs. Du coup, cet endroit constituait un terrain de chasse idéal pour un historien travaillant sur le terrain.

Everard s’y rendit le lendemain de son arrivée. Le sanctuaire hôtelier était un modeste bâtiment en pisé, anciennement à usage locatif, sis dans l’allée d’Ion qui donnait sur la rue des Tisserands, coincé entre des immeubles serrés les uns contre les autres et dont il se distinguait par les motifs peints sur sa façade : le lotus, le joyau, la flamme. Lorsque le Patrouilleur toqua à la porte, un homme basané en robe jaune lui ouvrit et le salua d’un air affable. Everard demanda à voir Chandrakumar de Pataliputra. On lui répondit que cet estimé philosophe demeurait bien ici, mais qu’il était parti effectuer sa promenade socratique, à moins qu’il ne se soit installé dans un coin tranquille pour y méditer à son aise. Il serait de retour dans la soirée.

« Merci », fit Everard, qui pesta intérieurement. Non que ce contretemps soit surprenant. Il n’avait aucun moyen de fixer un rendez-vous à l’avance avec Chandrakumar. Celui-ci était censé collecter les informations négligées par les chroniques, non seulement en matière de politique, mais aussi dans les domaines de l’économie, de la sociologie, de la culture et de la vie quotidienne. Le meilleur moyen de le faire était de se mêler aux citoyens.

Everard s’éloigna. Peut-être tomberait-il sur lui par hasard. À moins qu’il ne trouve des indices précieux en fouinant un peu partout. Il regrettait cependant d’être aussi peu discret, lui qui apparaissait comme un véritable géant dans ce milieu, sans parler de ses traits qui suggéraient davantage le Gaulois que le Grec ou l’Illyrien. (Il s’était déjà fait passer pour un Germain, mais les Angles, les Saxons et autres tribus étaient encore totalement inconnus dans cette partie de l’Asie.) Un détective doit avant tout se fondre dans le décor. D’un autre côté, la curiosité qu’il suscitait pouvait amener les gens à l’aborder dans la rue pour converser avec lui ; et les Exaltationnistes n’avaient aucune raison de soupçonner la Patrouille d’être sur leur piste.

Si tant est qu’ils soient bien ici. Peut-être n’avaient-ils jamais mordu à l’hameçon qu’on leur avait présenté, soit qu’ils ne l’aient pas vu, soit qu’ils s’en soient méfiés.

Quoi qu’il en soit, et abstraction faite de sa physionomie, il était le candidat idéal pour cette mission, du fait de ses capacités comme de son expérience. La Patrouille souffrait d’une pénurie d’effectifs chronique, et cela n’avait rien de nouveau. Il faut bien se contenter de ce qu’on a.

Les rues grouillaient de monde. En plus de la puanteur qui y régnait de façon permanente, on y humait un fort parfum d’angoisse. Les crieurs publics annonçaient un peu partout le retour imminent du glorieux roi Euthydème à la tête de son armée. Ils ne précisaient pas qu’il battait en retraite à l’issue d’une défaite, mais le peuple était déjà parvenu à cette conclusion.

Personne ne paniquait. Les hommes comme les femmes vaquaient à leurs tâches quotidiennes ou s’affairaient à des préparatifs d’urgence. Ils n’exprimaient que rarement les craintes qui leur rongeaient l’esprit : un siège, la faim, les épidémies, la mise à sac. Autant se meurtrir soi-même les chairs. Par ailleurs, la plupart des habitants de l’ancien monde étaient plus ou moins fatalistes. Les événements à venir pouvaient tourner pour le mieux ou pour le pis. Nul doute que nombre d’entre eux réfléchissaient au meilleur moyen de profiter de la situation.

Toutefois, les conversations étaient bruyantes, les gestes saccadés, les rires stridents. Les épiceries se vidaient de leur stock, les accapareurs s’emparant de ce que les granges royales n’avaient pas encore mis de côté. Oracles, devins et vendeurs de charmes faisaient des affaires en or. Everard n’eut aucune difficulté à nouer de nouveaux contacts. Il n’eut même pas besoin d’offrir à boire à quiconque. On se bousculait pour avoir des nouvelles du dehors.

Dans les rues, sous les arcades de la place du marché, dans les tavernes, chez les épiciers, dans le bain public où il se réfugia pour souffler un moment, il ne cessa d’éluder les questions en faisant montre d’une amabilité inébranlable. En guise d’informations, il n’obtint pas grand-chose. Personne n’avait entendu parler de ses « Aréconiens ». Ce qui n’avait rien que de très prévisible, même si deux ou trois personnes croyaient se rappeler avoir entrevu des quidams correspondant à sa description. Peut-être étaient-elles sincères, mais sans doute n’avaient-elles aperçu que des hommes appartenant à ce milieu et venus d’une lointaine contrée, d’une tribu inconnue. Peut-être leur mémoire les trahissait-elle. Peut-être disaient-elles tout simplement à Méandre ce qu’il souhaitait entendre ; c’était une coutume orientale remontant à la nuit des temps.

Au temps pour les aventures trépidantes du Patrouilleur, songea Everard, s’adressant à une image mentale de Wanda Tamberly. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de notre travail consiste en des tâches de routine, comme il en va dans toutes les forces de police.

Il finit par faire une touche, ou à tout le moins par dégoter des éléments d’information un peu moins flous que les autres. Dans les thermes, il lia connaissance avec un dénommé Timothée, un marchand d’esclaves velu et grassouillet qui se révéla porté sur les révélations salaces dès que Méandre l’orienta vers ce sujet. Le nom de Théonis s’inséra naturellement dans leur conversation. « Oui, j’ai entendu parler d’elle. Mais je ne sais vraiment que croire.

— C’est aussi notre cas, mon ami. Notre cas à tous. Tout ce que racontent les ragots, ça paraît trop beau pour être vrai. » Timothée s’essuya le front et fixa la pénombre devant lui, comme pour faire apparaître l’image de l’hétaïre dans les volutes de vapeur. « Un avatar d’Anahita. » Il esquissa un signe de dévotion du bout de l’index. « Avec tout le respect que je dois à la déesse. Je ne sais que ce qui se dit dans le monde, ce que je tiens de la bouche de mes amis et de mes serviteurs. Ses amants sont fort rares et ils appartiennent à l’élite, tous jusqu’au dernier. Et ils ne se montrent pas très bavards. Sans doute ne souhaite-t-elle point qu’ils le soient. Sinon, sa réputation en ferait l’égale de Phryné, d’Aspasie ou de Laïs. Mais il arrive à ses hommes de laisser échapper une remarque, et celle-ci se répand bien vite. Peut-être l’enjolive-t-on ce faisant, je ne saurais le dire.

» Son corps comme son visage sont dignes d’Aphrodite, sa voix est une mélodie, sa peau un champ enneigé, sa démarche celle d’une panthère. Ses cheveux sont noirs comme la nuit. Ses yeux sont un feu où va se fondre le cuivre. Voilà ce que l’on dit.

» Je ne l’ai jamais vue. Peu de gens l’ont aperçue. Elle ne quitte que rarement sa demeure et se déplace dans une litière voilée. Mais, oui, c’est ce que dit la chanson. Une chanson à boire. Malheureusement, nous autres gens du peuple, nous ne pouvons que l’aimer en chanson. Et peut-être les couplets sont-ils un rien exagérés. » Ricanement. « Peut-être l’aède qui les a composés prenait-il ses désirs pour des réalités. »

S’il s’agit de Raor, je dirais qu’il l’a bien croquée. Everard se sentit glacé au sein de l’étuve. Il ordonna à sa voix de ne pas trembler. « D’où vient-elle ? Est-elle accompagnée de parents ? »

Timothée se tourna vers le colosse. « Pourquoi une telle insistance ? Elle n’est pas pour toi, mon ami, oh non ! même si tu lui proposais un millier de statères. Pour commencer, les hommes qui ont d’ordinaire sa faveur ne manqueraient pas de te jalouser. Cela risquerait de te valoir des ennuis. »

Everard haussa les épaules. « Simple curiosité de ma part, c’est tout. Une femme sortie de nulle part, qui du jour au lendemain ou presque obtient les faveurs de ministres royaux…»

Timothée prit un air inquiet. « On raconte que c’est une sorcière…» En hâte : « Non que je cherche à la dénigrer, entends-moi bien. Écoute, elle a financé un temple dédié à Poséidon, à l’extérieur de la ville. Une bien pieuse démarche. » Il ne put résister à son cynisme. « Cela procure un emploi à son cousin Nicomaque, qui en est le prêtre. Il était là bien avant son arrivée, mais j’ignore ce qu’il faisait – peut-être lui préparait-il le terrain. » En hâte, une nouvelle fois : « Avec tout le respect que je lui dois. Pour ce que j’en sais, c’est une déesse descendue parmi nous. Changeons de sujet, veux-tu. »

Poséidon ? s’interrogea Everard. Si loin de la mer ?… Oh ! oui. C’est aussi le dieu des chevaux et des séismes, et ce pays est bien pourvu de ce côté.

Le soir venant, il estima que Chandrakumar aurait regagné le vihara. Il commença par se rassasier devant un brasero, un plat de lentilles aux oignons servi dans un chapati. Les tomates, le poivre vert et le maïs grillé ne feraient leur apparition que dans un lointain futur. En guise de café, il dut se contenter d’une piquette coupée d’eau. Et pour soulager un besoin naturel, il s’isola dans une ruelle provisoirement déserte. Le pissoir*, cette conquête dont la civilisation était redevable aux Français, ne verrait le jour que dans l’avenir – pour une période hélas trop brève.

Le soleil avait sombré derrière les remparts et les rues plongées dans l’ombre se rafraîchissaient lorsqu’il arriva à destination. Cette fois-ci, le moine portier le conduisit dans une chambre. Ou plutôt une cellule, minuscule et dépourvue de fenêtre, dont une simple tenture assurait l’intimité. Une lampe en terre cuite posée sur une étagère dispensait une chiche lumière et un parfum acre, et Everard avança avec précaution entre le matelas de paille et le tapis où un homme était assis en tailleur.

Chandrakumar leva la tête, et l’éclat de la lampe se refléta sur ses yeux globuleux. Petit et mince, il avait le teint basané et les lèvres pleines d’un Indien ; né à la fin du XIXe siècle, il avait consacré sa thèse de doctorat à la société indo-bactrienne, ce qui avait amené la Patrouille à lui proposer de poursuivre ses études sur le terrain. Il était vêtu d’un dhotî blanc, portait des cheveux longs et tenait près de sa bouche un objet dont Everard devina qu’il ne s’agissait pas d’une simple amulette.

« Réjouis-toi », déclara-t-il d’une voix hésitante.

Everard lui rendit son salut en grec. « Réjouis-toi. » Le moine qui l’avait conduit s’éloigna. Il reprit la parole, à voix basse et en temporel. « Pouvons-nous parler sans courir le risque d’être écoutés ?

— Vous êtes un agent ? » demanda Chandrakumar d’une voix tremblante. Comme il allait pour se lever, Everard lui fit signe de n’en rien faire et posa sa carcasse sur le sol de terre battue.

« Exact, fit-il. La situation commence à se corser.

— Je m’en doutais un peu. » Chandrakumar avait retrouvé sa contenance. C’était un universitaire et non un gendarme, mais les agents de terrain comme lui devaient être vifs et résistants. Sa voix restait cependant un peu tendue. « Ça fait un an que je me demande quand je verrai arriver quelqu’un. L’heure de la crise a sonné. » Un temps. « N’est-ce pas ? » L’avenir ne dépendait pas nécessairement d’un événement historique du genre spectaculaire.

Everard désigna le médaillon accroché à sa chaîne. « Mieux vaut éteindre ce truc. Il ne faudrait pas que les échos de notre conversation parviennent à des oreilles ennemies. » Cette amulette dissimulait sans doute un enregistreur moléculaire auquel Chandrakumar était en train de confier ses observations de la journée. Il disposait d’un communicateur et autre matériel sophistiqué, mais probablement les avait-il planqués ailleurs.

Une fois le médaillon désactivé, Everard reprit : « Ma couverture est celle de Méandre, un soldat de fortune illyrien. Je suis en fait l’agent spécialiste Jack Holbrook, né en 1975 à Toronto. » Dans le cadre d’une mission aussi délicate que celle-ci, on ne communiquait à ses alliés que le strict nécessaire. Everard et Chandrakumar échangèrent une poignée de main, comme le faisaient les hommes de leurs époques respectives. « Et vous êtes… Benegal Dass, c’est cela ?

— C’est ce que je suis chez moi. Ici, j’utilise le nom de Chandrakumar. Ce qui ne s’est pas fait sans mal. Lors de mon précédent séjour, j’étais « Rajneesh ». Celui-ci ne pouvait pas refaire son apparition si tôt après être reparti dans son pays, de crainte d’éveiller les soupçons, si bien qu’il m’a fallu inventer une histoire de cousinage pour expliquer notre ressemblance. »

Ils étaient passés à l’anglais sans s’en rendre compte, et cet idiome familier les détendait d’un rien. Peut-être étaient-ils encore trop nerveux pour entrer dans le vif du sujet.

« J’ai été surpris de découvrir que vous étiez parti avant cette année, dit Everard. Le siège qui s’annonce est célèbre. Vous auriez pu corriger les erreurs et combler les lacunes de Polybe, sans parler des autres fragments de chroniques qui ont survécu. »

Chandrakumar ouvrit les bras. « Étant donné mes ressources et ma durée de vie également limitées, je ne souhaitais gaspiller ni l’une ni les autres à assister à une guerre. Du sang, de la misère, des larmes, et qu’en reste-t-il au bout de deux ans ? Antiochos est incapable de prendre la cité et n’a pas envie de rester plus longtemps coincé ici. Il conclut une paix dont la conséquence est le mariage de sa fille avec le prince Démétrios et s’en va marcher sur l’Inde. Ce qui importe avant tout, c’est l’évolution d’une société. La guerre n’est rien d’autre que sa pathologie. »

Everard s’abstint de le contredire. Non qu’il aimât la guerre ; il n’en avait que trop vu. D’un autre côté, la guerre était partie intégrante de l’Histoire, tout comme le blizzard du climat arctique ; et l’issue d’un conflit avait souvent de profondes conséquences sur l’Histoire.

« Je suis navré, dit-il, mais nous avions besoin d’un expert sur place pour observer les événements, et c’est tombé sur vous. Euh… Chandrakumar est un pèlerin bouddhiste, je me trompe ?

— Pas exactement. Ce vihara abrite quelques reliques sacrées, mais rien d’extraordinaire. Toutefois, Chandrakumar est en quête d’illumination et les lettres que lui a écrites son cousin Rajneesh, le négociant en soie établi à Bactres, l’ont encouragé à étudier la sagesse de l’Occident autant que celle de l’Orient. Pour prendre un exemple, Heraclite était contemporain de Bouddha et certaines de leurs idées sont étrangement parallèles. Cet endroit convient à merveille à un Indien souhaitant étudier les Hellènes. »

Everard opina. Sautant d’une identité à l’autre, dont il séparait les séjours d’un intervalle de temps suffisant pour éviter d’être reconnu, Benegal Dass avait passé plusieurs dizaines d’années parmi les Bactriens. Pour arriver comme pour repartir, il utilisait les moyens permis par l’époque, aussi lents que dangereux ; en se servant d’un scooter temporel ou de tout autre véhicule trop étrange, il aurait trahi son incognito et enfreint la Prime Directive de la Patrouille. Il avait assisté à l’expansion de cette cité et assisterait à son trépas. Le produit de son labeur ne serait autre que l’histoire de Bactres, une histoire exhaustive et détaillée, destinée à être connue de quelques spécialistes de la Patrouille et des universitaires d’un futur lointain. Lorsqu’il partait en permission dans son pays et son époque d’origine, il était contraint de mentir à sa famille et à ses amis quand on l’interrogeait sur son activité. Nul moine n’avait accepté existence si dure, si solitaire, si dévouée. Je n’ai pas la force d’âme nécessaire, s’avoua Everard.

Chandrakumar eut un rire nerveux. « Pardonnez-moi. Je vous fais perdre du temps. Le bavardage est la maladie professionnelle du lettré. Et en plus, je suis impatient de savoir de quoi il retourne, moi aussi. Que se passe-t-il donc ? » Il marqua une pause. « Alors ?

— Ça ne va pas vous plaire, j’en ai peur, répondit Everard d’un ton lourd de sous-entendus. On vous a sans doute imposé cette corvée pour pas grand-chose. Mais l’événement central est d’une telle importance que la moindre parcelle d’information risque d’être utile, même si elle est négative. »

Vu la pénombre qui régnait dans la cellule, il n’aurait su dire si Chandrakumar se mordait la lèvre. Mais sa voix était glaciale. « Ah bon ? Et quel est cet événement central, je vous prie ?

— Entrer dans les détails me prendrait trop de temps. Non que j’en sache long sur les détails en question. Mon rôle se borne à celui d’agent de liaison, de messager si vous préférez. La Patrouille cherche à prévenir une divergence plusieurs années en aval. Un peu comme si… l’équivalent de la dynastie sassanide s’emparait de la Perse. Et très bientôt. »

Le petit homme se raidit. « Hein ? C’est impossible ! »

Everard se fendit d’un rictus. « Il nous incombe de veiller à ce que ça le reste. Je ne peux pas vous en dire plus, je le répète. En matière de renseignements, un agent ne doit jamais en savoir trop. Mais, si j’ai bien compris, on a mis au jour un complot dont le but est de faire renverser Artaban par un usurpateur, lequel dénoncera le traité de paix conclu avec Antiochos et attaquera l’armée séleucide à son retour de l’Inde, la mettant en déroute et tuant Antiochos en personne.

— Les répercussions… chuchota Chandrakumar.

— Ouais. Le royaume séleucide n’y survivrait pas. Il est en permanence menacé de guerre civile. Du coup, les Romains prendraient pied en Méditerranée orientale, à moins que les Parthes, qui n’ont toujours pas digéré l’humiliation infligée par Antiochos, ne déferlent sur le Moyen-Orient pour restaurer l’Empire perse trois siècles et demi avant que les Sassanides ne le fassent. Impossible de dire quelles seraient les conséquences à moyen ou à long terme, mais l’Histoire n’aura plus rien de commun avec celle que vous et moi avons étudiée.

— Cet usurpateur… s’agit-il d’un chrononaute ?

— C’est ce que nous pensons, acquiesça Everard. Je le répète : on ne m’a quasiment rien dit. Mais j’ai l’impression que la Patrouille a repéré une bande de fanatiques qui ont mis la main sur des scooters et projettent de… je ne sais pas. Préparer le terrain afin que Mahomet et les ayatollahs deviennent maîtres du monde ? Ça me paraît un peu tiré par les cheveux, mais avec les barbus, on ne sait jamais. Quoi qu’il en soit, on a mis sur pied une opération pour les en empêcher, tout en veillant à ne pas trop abîmer le continuum.

— Oui, la prudence s’impose… Je suis prêt à vous assister dans la mesure de mes moyens, bien entendu. Mais quel est exactement votre rôle ?

— Eh bien, comme je vous l’ai dit, je suis moi aussi un agent de terrain, ma spécialité étant le domaine militaire, l’art de la guerre hellénistique pour être précis. J’avais l’intention d’observer le déroulement de ce siège. Il est bien plus intéressant que vous ne semblez le croire. La Patrouille m’a ordonné de modifier mes plans, tout comme vous. J’étais censé arriver en ville, prendre contact avec vous et collecter toutes les informations que vous avez rassemblées durant l’année écoulée. Je repars demain, pour rejoindre l’envahisseur et m’enrôler dans son armée. Je suis trop grand pour servir comme cavalier vu la carrure des chevaux de cette époque, mais les Syriens continuent d’utiliser leur infanterie – la bonne vieille phalange macédonienne – et je ferai un piquier plus que passable. Dans quelque temps, un Patrouilleur entrera en contact avec moi et je lui transmettrai vos données. Une fois qu’Antiochos aura fait la paix avec Euthydème, j’accompagnerai l’armée syrienne jusqu’en Inde et ferai ensuite le voyage retour. Un agent de la Patrouille m’aura glissé une arme énergétique, ce qui me permettra de protéger Antiochos en cas de danger. Nous espérons que ce ne sera pas nécessaire, naturellement. Selon toute probabilité, on éliminera discrètement l’usurpateur et ses sbires, et tout ce que j’aurai à faire, c’est me documenter sur le fonctionnement de l’armée syrienne en campagne.

— Je vois », fit Chandrakumar d’un air vaguement contrarié. Comment osait-on agresser ses Bactriens bien-aimés ? Ses sentiments ne l’empêchèrent pas d’observer : « Mais pourquoi un plan aussi alambiqué ? Bactres ne semble avoir aucun lien avec ce complot. Il aurait suffi qu’un agent débarque discrètement avec un scooter et prenne contact avec moi.

— Simple précaution. L’ennemi a peut-être posté une sentinelle ici, équipée d’un matériel lui permettant de repérer un véhicule temporel. Nous ne voulons courir aucun risque de cette nature. Si l’ennemi continue d’ignorer notre présence, c’est un atout de plus en notre faveur. Et la Bactriane a un rôle à jouer dans l’histoire. Tant qu’elle maintiendra sa puissance militaire, cela obligera les Parthes à se montrer plus prudents que de coutume. » Ceci au moins est pure vérité. Maintenant, repartons sur le terrain du mensonge. « Et peut-être que nos bandits projettent aussi de saper la puissance bactrienne. Nous n’en savons rien – il est possible que nous n’ayons affaire qu’à un groupuscule, rappelez-vous –, mais il n’est pas question de négliger cette possibilité. Parmi les instructions qu’on vous a données, vous deviez vous efforcer de repérer les visiteurs sortant de l’ordinaire. Ce sont eux qui m’intéressent au premier chef.

— Je vois », répéta Chandrakumar, sur un ton plus amical cette fois. Il était impatient d’aider Everard, qui venait de lui brosser un tableau proprement terrifiant – et expressément conçu dans ce but. Mais il conserva son calme et se frotta le menton d’un air pensif. « Difficile à dire. Cette cité est la plus cosmopolite que j’aie jamais vue. Je risque d’amener la Patrouille à perdre du temps avec des innocents.

— Peu importe. Donnez-moi une liste la plus complète possible. Nous ferons le tri ensuite.

— Si vous pouviez me préciser ce que vous recherchez…

— Pour commencer : qui est venu dans ce temple pour y faire ses dévotions, se débrouillant dans la foulée pour se renseigner sur les événements récents… et sur les visiteurs sortant de l’ordinaire, par exemple ?

— Plusieurs personnes, en fait. Un établissement comme celui-ci fait un peu office de service des renseignements, vous savez, et pas seulement pour les bouddhistes. »

Je sais. C’est pour cela que la Patrouille a contribué à sa fondation il y a un demi-siècle. Dans l’Europe médiévale, certains monastères ont pour nous le même usage. « Continuez. Soyez plus précis, vous aussi. S’il vous plaît.

— Eh bien, conformément aux instructions, je suis resté dans cette modeste cellule plutôt que d’emménager dans des quartiers plus confortables, afin d’être mieux à même d’observer les allées et venues. Dans leur grande majorité, les visiteurs ne m’ont paru en rien suspects. J’aimerais vraiment que vous me donniez un peu plus de précisions.

— Je recherche des individus qui paraissent déplacés dans ce milieu spatio-temporel, du fait de leur ethnie, de leur culture ou… de toute autre trait qui aurait éveillé votre attention. On m’a dit que cette bande était plutôt du genre disparate. »

La lampe éclaira faiblement un sourire ironique. « Vu l’époque dont vous êtes originaire, vous pensez peut-être à des terroristes arabes, non ? Eh bien, j’ai discuté avec deux Arabes affirmant être négociants en épices, et rien ne me permet de douter de leur sincérité. Mais il y avait ces Irlandais… Oui, c’étaient vraisemblablement des Irlandais. Deux hommes d’une grande beauté, aux cheveux noirs et à la peau blanche, comme si le soleil de l’Asie ne les avait jamais touchés. Si c’étaient bien des Irlandais, ils n’étaient pas originaires de la présente époque, n’est-ce pas ? Les Irlandais d’aujourd’hui sont encore plongés dans la barbarie. »

Everard s’efforça de réfréner son excitation – ce n’était pas ce genre de suspect qui intéressait Holbrook. Son interlocuteur lui semblait digne de confiance, mais quand on a affaire à un gibier de cet acabit, on limite les risques au maximum. Les Exaltationnistes devaient se douter qu’un historien de la Patrouille était en poste à Bactres. Peut-être même avaient-ils fait le nécessaire pour l’identifier. Dissimule tes traces !

« Que prétendaient-ils être, est-ce que vous le savez ? s’enquit-il.

— Je n’ai pas assisté à la conversation qu’ils ont eue avec Zénodote. C’est un Grec qui s’est converti au bouddhisme, et le moine le plus au fait des affaires de la cité. Je me suis efforcé de le cuisiner après coup, sans paraître trop curieux comme on me l’avait conseillé. D’après ce qu’il m’a rapporté, ils disaient être des Gaulois – des Gaulois civilisés de la région de Massalia.

— Possible. Ils étaient bien loin de chez eux, mais l’existence de grands voyageurs de ce type est attestée. Voir ma propre couverture, par exemple.

— En effet. C’est leur aspect physique qui m’a amené à me poser des questions. Des Gaulois du sud auraient dû ressembler aux Français méridionaux de mon époque et de la vôtre, non ? Enfin, peut-être descendaient-ils de migrants venus du nord. Ils ont déclaré à Zénodote que notre cité leur plaisait fort et qu’ils envisageaient de se lancer dans l’élevage des chevaux quelque part à l’intérieur des terres. Pour ce que j’en sais, ce projet ne s’est jamais concrétisé. Depuis lors, il m’est arrivé de les apercevoir dans la rue, à moins qu’il ne s’agisse de personnes leur ressemblant grandement. D’après certains ragots, il y avait sans doute dans leur groupe une femme qui est devenue par la suite une courtisane plutôt cotée. C’est tout ce que je peux vous dire sur leur compte. Cela vous sera-t-il utile ?

— Je n’en sais rien, grommela Everard. Mon rôle se borne à transmettre vos observations aux agents compétents. » Dissimule tes traces !» Autre chose ? Des étrangers prétendant être libyens, égyptiens, juifs, arméniens, scythes – n’importe quelle contrée exotique fera l’affaire – mais dont l’allure ne collerait pas avec l’origine affichée ?

— J’ai gardé les yeux ouverts, aussi bien dans ce temple que dans les rues de la cité. Mais, ne l’oubliez pas, je suis peu entraîné à repérer des anomalies dans la physionomie des uns et des autres. Rien que chez les Grecs et les Iraniens, on trouve une complexité ethnique à vous donner le vertige. Maintenant que j’y pense, il y avait bien cet homme venu de Jérusalem… voyons, c’était il y a trois mois environ. Je vais vous transmettre mes notes. La Palestine, comme vous le savez, est placée sous la domination de Ptolémée IV, qu’Antiochos a déjà eu l’occasion d’affronter. À l’en croire, cet homme n’a rencontré aucune difficulté pour traverser le territoire syrien…»

Everard n’écoutait qu’à moitié. Il avait la conviction que Théonis et ces prétendus Gaulois étaient ceux qu’il recherchait. Mais il ne tenait pas à ce que Chandrakumar s’en rende compte.

«… une demi-douzaine de Tokhariens venus de l’autre rive du fleuve Iaxartes, qui avaient traversé la Sogdiane pour venir vendre leurs fourrures. Comment ils ont obtenu la permission de passer…»

Un cri retentit dans le couloir. Puis ce fut une course précipitée. On entendit un bruit de bottes et un fracas métallique.

« Que diable ! » Everard se leva d’un bond. Il était venu sans armes, ainsi qu’il seyait à un civil, et il avait également laissé son équipement dans la demeure d’Hipponicus, de crainte de se faire repérer. C’est pour toi, Manse, s’écria-t-il mentalement, sûr de ce qui l’attendait.

Une main écarta la tenture. La chiche lumière permettait de distinguer un casque, une cuirasse, des jambières, la lame d’une épée. L’intrus, un Macédonien, était accompagné de deux de ses camarades. Peut-être y en avait-il d’autres dans le vestibule. « Garde de la cité ! annonça l’homme en grec. Méandre l’Illyrien, je t’arrête. »

Le moine portier les a guidés vers la cellule où je me trouvais, mais comment se fait-il qu’ils connaissent mon nom ? « Par Héraclès ! jura-t-il. Pour quelle raison ? Je n’ai rien fait. » Chandrakumar s’était tapi dans un coin.

« Tu es accusé d’être un espion à la solde des Syriens. » Le capitaine des gardes n’était pas tenu par la loi d’énoncer le chef d’accusation, mais sa nervosité le rendait bavard. « Sors d’ici. » Son épée s’agita. Il lui suffirait de tendre le bras pour la plonger dans le ventre du suspect si celui-ci refusait d’obtempérer.

C’est forcément un coup des Exaltationnistes, mais comment ont-ils réussi à me percer à jour et à me faire appréhender aussi vite ?

Celui qui hésite est perdu. D’un geste vif, Everard renversa la lampe sur son étagère. Une brève flambée d’huile, puis ce fut le noir total. Everard, qui avait déjà changé ses appuis, adopta la position accroupie. Soudain aveugle, le Macédonien poussa un rugissement et frappa au jugé. Les yeux d’Everard, qui avaient eu le temps d’accommoder dans la pénombre, ne perdaient rien des événements. Il tendit le bras, la paume en avant, et se redressa d’un bond. Un craquement d’os. La tête du capitaine partit en arrière. Son épée tomba sur le sol. Il chancela et s’effondra sur ses hommes, gênant leurs mouvements.

En frappant du poing, Everard aurait couru le risque de se briser les phalanges, car il n’y voyait pas grand-chose et n’avait pas la place de manœuvrer. Il espéra qu’il n’avait pas tué ce pauvre bougre, qui ne faisait que son devoir et avait peut-être femme et enfants… Ah ! tant pis. Il fonça dans la mêlée, la disloquant du fait de sa seule masse. Tordant quelques bras, frappant du genou quelques ventres, il réussit à passer. Devant lui, un quatrième garde poussa un cri et tenta de l’arrêter à mains nues, hésitant à dégainer son épée de peur de blesser ses camarades dans ce couloir étroit. Son pagne de couleur claire formait une cible parfaite. Nouveau coup de genou. Son cri monta dans le suraigu. Il tomba par terre, faisant choir un soldat qui venait de se relever.

Le Patrouilleur avait gagné une salle commune. Trois moines s’écartèrent de son chemin, atterrés. Il chargea, sortit dans la rue, fonça.

La carte qu’il s’était inculquée le guida dans sa course : tourne à gauche au premier coin de rue, prends la troisième ruelle qui débouche sur un dédale de venelles tortueuses… Des cris dans le lointain. Une échoppe inoccupée pour l’heure, apparemment assez robuste pour supporter son poids. Hisse-toi à la force du poignet, couche-toi dessus et tiens-toi tranquille, au cas où un poursuivant viendrait à se pointer.

Personne. Everard redescendit au bout d’un moment.

Le crépuscule virait à la nuit noire. Une par une, de plus en plus nombreuses, les étoiles scintillaient au-dessus des toits et des murs. Le silence régnait ; avant l’invention de l’éclairage public, la plupart des citadins se calfeutraient chez eux le soir venu. L’air s’était rafraîchi. Il en avala une goulée et se mit en marche…

La rue des Gémeaux s’étendait devant lui, enténébrée et quasiment déserte. Il croisa un jeune garçon chargé d’une torche, un homme portant une lanterne. Lui-même avait adopté l’allure d’un honnête citoyen, qu’une tardive obligation contraignait à rentrer chez lui à la nuit tombée et qui s’efforçait de ne pas crotter ses chaussures. Il avait dans sa bourse une lampe torche, le seul objet anachronique en sa possession. Quiconque l’aurait fouillé aurait cru à une sorte de talisman. Mais elle ne devait servir qu’en cas d’extrême urgence. Si quelqu’un l’avait vue briller, jamais Everard n’aurait pu lui servir un boniment convaincant, alors qu’il n’aurait eu aucun mal à expliquer la sueur froide qui imprégnait sa tunique.

Quelques rares fenêtres donnaient sur la rue, le plus souvent aux étages supérieurs. Elles étaient protégées par des volets, qui laissaient filtrer des rais de lumière jaune. Derrière eux, les habitants du lieu devaient déguster un souper froid, boire une dernière coupe, commenter les nouvelles de la journée, jouer, chanter une berceuse à un enfant, faire l’amour. On pinça les cordes d’une harpe. Des accords mineurs dérivèrent sur la brise. Tous ces signes de vie semblaient plus lointains que les étoiles.

Everard sentit son pouls revenir à la normale. Il avait ordonné à ses muscles de se détendre. Le contrecoup viendrait quand il le déciderait et pas avant. Il avait le loisir de réfléchir.

Pourquoi cette accusation bidon et cette tentative d’arrestation ? Un simple malentendu ? C’était au mieux invraisemblable, et le fait que le capitaine ait connu son nom plaidait pour le contraire. Celui qui lui avait confié cette mission lui avait donné le nom et le signalement du suspect. De toute évidence, on souhaitait éviter une erreur sur la personne, qui n’aurait pas manqué de l’alerter ainsi que ses éventuels complices. Les Exaltationnistes étaient tout aussi soucieux que lui de ne pas se faire repérer.

Les Exaltationnistes… oui, ils étaient forcément dans le coup. Mais ils ne tiraient pas les ficelles du gouvernement… pas encore. Ils n’oseraient sûrement pas employer des voyous indigènes déguisés en soldats – trop risqué. Pas plus qu’ils n’avaient le pouvoir de dépêcher de véritables gardes. Donc, ils utilisaient comme intermédiaire un notable jouissant du pouvoir ou de l’influence nécessaires pour faire exécuter leurs instructions.

Qui donc ? Eh bien, cela nous ramenait à la personne qui avait identifié Everard.

Zoilus. C’est évident – quoique je l’aie compris un peu trop tard. Une grosse légume doublée d’un client fidèle de Théonis qui a fini par tomber sous son charme. Elle a dû lui servir un bobard quelconque sur des ennemis susceptibles de s’en prendre à elle dans cet endroit reculé. Il avait le devoir de la prévenir dès qu’un nouveau venu poserait des questions sur des étrangers dont la description correspondrait à sa physionomie. Comme il connaît plein de monde dans ce nid à ragots, il avait de grandes chances d’en entendre parler.

Et la malchance a voulu qu’il soit invité par Hipponicus hier soir et voie de ses propres yeux l’étranger trop curieux. Everard laissa échapper une litanie de jurons.

Il l’a mise au courant dès aujourd’hui, je suppose. Pour lui, Méandre était tout simplement un barbare trop curieux, mais elle était plus avisée et l’a persuadé de m’envoyer la garde. Le tout a dû prendre plusieurs heures. Il ne fait pas partie de l’armée et il lui a fallu suborner un officier pour exécuter ses ordres. Et n’oublions pas que tout ça devait se passer dans la discrétion.

Avec ma carrure et mon allure, j’étais suffisamment remarquable pour que ces gardes me retrouvent sans problème.

Il soupira. Ils vont arrêter Chandrakumar. Pour complicité, sinon pire ; et aussi parce qu’ils redoutent de recevoir cinq ou six coups de fouet pour m’avoir laissé filer. Pauvre petit bonhomme.

Il se ressaisit. Une fois que les Exaltationnistes auront découvert qu’il est conditionné pour garder le silence, ils comprendront qu’il ne sert à rien de le torturer, sauf si c’est pour le plaisir. Certes, le seul fait de son conditionnement prouvera que c’est un homme venu du futur. Si ces salopards disposent d’un kyradex… eh bien, il ne leur avouera que des fadaises. Heureusement pour moi, Shalten m’a bien fait la leçon avant mon départ, il m’a amplement pourvu en fausses pistes à disséminer…

Il recensa les atouts dont il disposait : son expérience, sa connaissance, sa force, son agilité, sa ruse, une bourse bien remplie… Quant à son équipement, il était resté dans la demeure d’Hipponicus. Il y avait là un anneau dissimulant un transmetteur capable d’envoyer de brefs messages ; sa batterie avait une capacité dérisoire, mais il captait les émissions photoniques et, vu la technologie de l’époque, n’avait à craindre aucune interférence. Son médaillon à l’effigie d’Athéna dissimulait un émetteur-récepteur un peu plus puissant. Le pommeau de sa dague était un étourdisseur d’une capacité de vingt décharges. La poignée de son épée faisait également office d’arme énergétique.

Et il n’était pas tout seul. Il pouvait faire appel à des centaines de membres de la Patrouille : historiens de terrain comme Chandrakumar, scientifiques spécialisés dans d’autres domaines, esthètes, érudits et experts en ésotérisme… Sans compter les antennes de Rome, d’Alexandrie, d’Antioche, d’Hécatompyles, de Pataliputra, de Xianyang, de Cuicuilco… et leurs dépendances régionales. Toutes étaient informées de son opération. Un appel au secours aurait des résultats instantanés.

A condition qu’il soit en mesure de le lancer.

Et, dans le meilleur des cas, ce serait en désespoir de cause. Les Exaltationnistes avaient dû prendre toutes les précautions possibles et imaginables. Everard n’aurait su dire quels types de détecteur ils avaient mis en place, mais ils avaient sûrement la capacité de repérer toutes les émissions électroniques, sans parler de l’apparition d’un véhicule temporel à proximité de la cité. Ils devaient être prêts à fuir sans laisser de traces au plus petit signe d’intervention de la Patrouille.

Certes, ils n’étaient pas tous en mesure de disparaître instantanément à la moindre alerte. Leurs activités les amenaient forcément à s’éloigner à l’occasion de leurs scooters temporels. Mais il y avait de grandes chances pour que tous ne soient pas vulnérables au même instant. Il suffirait que l’un d’eux échappe à une rafle pour que subsiste le danger qu’ils représentaient dans leur ensemble.

Électro-inculcation ou pas, il était malaisé de s’orienter en l’absence d’éclairage et de panneaux de signalisation. Everard s’égara à deux ou trois reprises, ce qui l’amena à jurer copieusement. Il était pressé, après tout. Dès que les Exaltationnistes seraient informés de l’échec de leur tentative, ils useraient de leur influence sur Zoilus pour envoyer des gardes chez Hipponicus afin de guetter le retour de Méandre et de confisquer ses possessions. Everard devait y arriver avant eux, embobiner le marchand, rassembler ses affaires et foutre le camp.

Il ne pensait pas qu’un autre groupe l’y attendait déjà. Zoilus avait sans doute eu bien de la peine à réquisitionner quatre gardes pour les lancer à sa recherche. En cherchant à faire du zèle, il courait le risque qu’un officier intègre s’intéresse à ses agissements et lui demande de quoi il retournait – ce qui n’aurait pas manqué de compromettre Théonis.

J’ai quand même intérêt à me montrer prudent. Heureusement que le téléphone n’a pas encore été inventé.

Il se figea sur place. Ses tripes se nouèrent. « Sainte mère de Dieu ! » gémit-il, car un simple juron n’aurait pas été digne de sa bêtise. Où est passée ma cervelle ? En vacances aux Bermudes ?

Au moins est-elle revenue à temps. Il fit un pas de côté, se réfugia dans un coin d’ombre, se colla contre un mur en stuc, se mordit la lèvre et tapa du poing sur sa paume.

La nuit était peuplée d’étoiles et une lune gibbeuse éclairait la tour de l’Aigle. La rue où demeurait Hipponicus serait tout aussi illuminée. Et lui serait visible comme en plein jour lorsqu’il se planterait devant la porte, toquerait et attendrait qu’un esclave vienne lui ouvrir.

Il leva les yeux. Véga brillait au sein de la Lyre. Rien ne bougeait hormis les étoiles frémissantes. Peut-être un scooter temporel flottait-il dans les hauteurs, chevauché par un ennemi équipé de jumelles qui distinguait la rue dans ses moindres détails. Une pression sur un bouton, et il fondrait sur sa proie en un instant. Inutile de la tuer : un coup d’étourdisseur et il la chargerait sur sa selle pour la conduire en salle d’interrogatoire.

Évidemment. Dès qu’elle aurait appris ce qui s’était passé au vihara, ce qui ne saurait tarder, Raor enverrait un de ses hommes en amont pour qu’il surveille la demeure du marchand jusqu’à ce que le fugitif s’y présente ou que les soldats viennent l’y chercher. La Patrouille n’avait aucun véhicule à proximité et Everard était incapable d’en appeler un. Non qu’il l’ait souhaité. S’il avait capturé un éventuel guetteur, cela aurait poussé le reste de la bande à prendre la fuite.

Peut-être qu’elle n’y pensera pas. J’ai failli passer à côté.

Everard laissa échapper un soupir. Trop hasardeux. Les Exaltationnistes sont certes cinglés, mais ils ne sont pas stupides. En fait, leur talon d’Achille serait plutôt leur excès de subtilité. Autant les laisser s’emparer de mon paquetage.

Quel profit en retireraient-il ? Peut-être n’avaient-ils pas les outils nécessaires pour lui arracher ses secrets. S’ils y parvenaient quand même, eh bien, ils n’apprendraient rien de fondamental, hormis que Jack Holbrook n’était pas un imbécile.

Une bien pauvre consolation pour un Manse Everard à présent désarmé.

Que faire ? Quitter la cité avant l’arrivée des Syriens, chercher à gagner la plus proche antenne de la Patrouille ? Celle-ci se trouvait à plusieurs centaines de kilomètres, et il y avait de grandes chances pour qu’il périsse en chemin, et avec lui les quelques bribes d’information qu’il était parvenu à collecter. Et s’il survivait à ce périple, jamais ses supérieurs n’accepteraient de le laisser reprendre sa mission là où il l’avait laissée. Et il n’était pas question de passer de nouvelles années-homme à tenter d’insérer un autre agent dans ce contexte spatio-temporel. Il avait brûlé tous ses vaisseaux.

Si Raor devait affronter le même dilemme, cela ne lui ferait ni chaud ni froid. Elle reviendrait en arrière dans le temps, annulerait sa première tentative et repartirait de zéro. Et peu importent les risques de vortex causal, peu importent les conséquences imprévisibles et incontrôlables sur le cours des événements. Le chaos est le but même des Exaltationnistes. C’est le feu qui leur permettra de forger leur royaume.

Si je renonce à ma mission et parviens à avertir la Patrouille, elle sera obligée d’intervenir en force, en envoyant une escadrille de scooters temporels en ce lieu et en cette heure. Sans doute pourront-ils libérer Chandrakumar. Et mettre un terme aux agissements de Raor. Mais celle-ci leur filera entre les doigts, ainsi que ses acolytes, et ils chercheront de nouveau à nous nuire, en un temps et un lieu dont nous ne saurons rien.

Everard haussa les épaules. Ça ne me laisse guère le choix, pas vrai ?

Il changea de direction et obliqua vers les quais. Selon son inculcation, il y avait dans ce quartier quantité de tavernes sordides où il trouverait une paillasse, un abri et peut-être quelques ragots sur Théonis. Demain… Demain, le roi allait revenir, l’ennemi sur les talons.

La tournure prise par les événements ne devrait pas me surprendre, je suppose. Shalten et les autres avaient élaboré un plan des plus minutieux. Mais tout officier est censé savoir que la première perte à déplorer lors d’une bataille est précisément le plan ourdi par les stratèges.

1987 apr. J.C.

La maison était sise dans une cité-dortoir des environs d’Oakland, où on avait la possibilité de ne jamais voir son voisin si on le souhaitait. Plutôt petite, blottie au fond d’une impasse, elle était protégée des regards par une haie de pins et de chênes des canyons. Everard y découvrit un intérieur frais, sombre et anachronique. Acajou, marbre, têtières brodées, tapis moelleux, tentures marron, livres reliés plein cuir avec titres en français dorés à l’or fin, copies de Seurat et de Toulouse-Lautrec, identiques aux originaux à la molécule près et… tout cela n’avait rien à faire en ce lieu et en cette époque, n’est-ce pas ?

Shalten perçut sa réaction. « Ah ! oui, dit-il dans un anglais dont Everard ne put identifier l’accent, mon pied-à-terre* préféré se situe dans le Paris de la Belle Époque*. Un raffinement près de sombrer dans l’horreur, des innovations qui vont verser dans la folie, et, du coup, aux yeux d’un observateur avisé, un certain piquant qui frise le poignant. Quand les nécessités de mon travail m’obligent à me déplacer, j’emporte quelques souvenirs avec moi. Soyez le bienvenu. Prenez place pendant que je vais chercher des rafraîchissements. »

Il tendit la main à Everard, qui la serra. Une main sèche et osseuse, qui évoquait une patte d’oiseau. L’agent non-attaché Shalten était du genre fluet, avec un grand crâne chauve et un visage ridé. Il était vêtu d’un pyjama et d’une robe de chambre fanée, chaussé de pantoufles et coiffé d’une calotte, bien qu’il ne fût sans doute pas juif. Lorsque Everard avait discuté des modalités de ce rendez-vous avec l’antenne locale, il s’était enquis du lieu et de l’époque d’origine de son hôte. « Vous n’avez pas besoin de le savoir », lui avait-on répondu.

Néanmoins, Shalten paraissait fort hospitalier. Everard s’effondra dans un fauteuil rembourré, refusa un scotch car il devrait reprendre le volant pour regagner son hôtel, mais accepta une bière. Quant à Shalten, il se servit un thé aromatisé à l’amaretto et au triple sec, qui ne collait guère avec ses affectations françaises ; mais la cohérence semblait le cadet de ses soucis. « Je resterai debout, si cela ne vous dérange pas », dit-il d’une voix éraillée. Une pipe en terre était posée sur son bureau. Il la bourra d’un tabac au parfum nauséabond. En partie par réaction de légitime défense, Everard sortit sa bouffarde et l’imita. L’atmosphère n’en demeura pas moins conviviale.

Enfin, au moins partageaient-ils certaines valeurs, et Shalten était-il sans doute au fait des dangers qui les menaçaient.

Ils consacrèrent quelques minutes au temps qu’il faisait, aux embouteillages et à la qualité des menus du restaurant Tadich à San Francisco. Puis Shalten braqua sur son visiteur des yeux d’un vert jaune étrangement lumineux et lui dit sans changer de ton : « Bien. Vous avez déjoué les plans des Exaltationnistes au Pérou et capturé bon nombre d’entre eux. Puis vous avez neutralisé ce conquistador et l’avez replacé dans le cours de sa vie. Ensuite, vous avez déjoué les plans des Exaltationnistes en Phénicie et en avez de nouveau capturé un certain nombre. » Levant la main : « Non, je vous en prie, pas de fausse modestie. Je sais, vous étiez bien secondé. Mais si les cellules de l’organisme sont nombreuses, il n’en a pas moins besoin d’un esprit unique pour les contrôler. Non seulement c’est vous qui avez supervisé ces opérations, mais vous avez en outre exécuté personnellement certaines de leurs phases les plus cruciales. Permettez-moi de vous adresser mes compliments. La question est la suivante : avez-vous pris le temps nécessaire pour récupérer vos forces sur votre ligne de vie personnelle ? »

Everard fit oui de la tête.

« En êtes-vous bien sûr ? insista Shalten. Nous pouvons toujours vous accorder un répit supplémentaire. Nul doute que la tension était pour vous considérable. La phase suivante telle que nous l’envisageons sera encore plus dangereuse, encore plus éprouvante. » Il esquissa un sourire. « Je dirais même imposante, mais, vu les opinions que vous affichez, peut-être devrais-je éviter cet adjectif. »

Everard s’esclaffa. « Merci ! Non, sincèrement, je suis impatient d’en découdre. Sinon, pourquoi me serais-je porté volontaire ? Je n’aime pas savoir les Exaltationnistes encore libres de nuire. » Formulée en anglais, cette remarque était grotesque, mais seul le temporel était équipé de la structure grammaticale idoine pour accommoder la chronocinétique. Et Everard préférait utiliser sa langue maternelle sauf contre-indication. Les deux hommes savaient ce qu’il avait voulu dire. « Finissons-en avec ce boulot avant qu’ils en aient fini avec nous.

— Vous n’aviez pas besoin de vous en occuper personnellement, vous savez, fit remarquer Shalten. Étant donné vos qualifications, le haut commandement espérait que vous vous porteriez volontaire, mais ce n’était pas une obligation.

— C’est ce que je souhaitais », gronda Everard. Il empoigna le fourneau de sa pipe, savourant la chaleur qui se diffusait dans ses doigts. « Bon, quel est votre plan et quel rôle suis-je censé y jouer ? »

Shalten exhala à son tour un nuage de fumée. « Commençons par planter le décor. Nous savons que les Exaltationnistes se trouvaient en Californie le 13 juin 1980. A tout le moins l’un d’entre eux, dans le contexte de leur équipée phénicienne. Ils ont pris les précautions de rigueur, tirant prétexte d’activités chrononautiques légitimes pour camoufler leurs agissements, et cætera. Nous n’avons aucune chance de les retrouver. Le simple fait de leur présence pourrait nous donner les moyens de leur jouer un tour à notre façon, sauf qu’ils ne manqueraient pas de nous repérer vu la paranoïa qui les caractérise. Il est vraisemblable qu’ils sont restés sur le qui-vive* durant toute cette journée, évitant toutes les actions dont ils ne maîtrisaient pas les tenants et aboutissants.

— Mouais. C’est évident.

— Après avoir étudié la situation, j’ai constaté qu’il existait un autre intervalle d’espace-temps où un ou plusieurs Exaltationnistes étaient sûrement en train de rôder. Ma conclusion n’a rien de garanti, et l’intervalle en question n’a rien de précis, mais cela vaut la peine d’y regarder de plus près. » Le tuyau de sa pipe se braqua sur Everard. « Voyez-vous de quoi je veux parler ?

— Eh bien, euh… ici et maintenant, bien sûr, puisque vous vous y trouvez.

— Exactement. » Rictus de Shalten. « Je m’oblige à passer plusieurs semaines dans ce répugnant milieu afin de peaufiner les détails de mon piège. Peut-être en vain, d’ailleurs. Comme il est fréquent que l’homme déploie ses efforts pour ne cueillir que les fruits les plus vains ! Mais c’est à vous qu’il appartiendra de juger de la qualité de ma moisson. » Ses lèvres pincées exhalèrent des volutes de fumée. « Pouvez-vous deviner pourquoi j’ai conclu que ce laps de temps risquait de se révéler fructueux ? »

Everard fixa le gnome qui lui faisait face comme s’il venait de se transformer en serpent à sonnette. « Mon Dieu ! murmura-t-il. Wanda Tamberly.

— La jeune dame de ce temps embarquée dans notre affaire péruvienne, oui, exactement. » Shalten opina du chef et reprit avec une impassibilité exaspérante : « Permettez-moi de développer mon raisonnement, même si vous l’avez sûrement reconstitué à partir de cette prémisse. Comme vous vous en souvenez sûrement, lorsqu’ils ont échoué à s’emparer de la rançon d’Atahualpa, les Exaltationnistes ont emporté les deux hommes dont la présence avait fait échouer leur plan – temporairement, espéraient-ils –, à savoir Don Luis Castelar et notre agent spécialiste Stephen Tamberly. Ils ont identifié ce dernier comme étant un Patrouilleur et l’ont interrogé à loisir grâce à un kyradex. Lorsque Castelar s’est libéré et enfui sur un scooter temporel, emportant Tamberly avec lui, les Exaltationnistes avaient accumulé quantité d’informations sur notre homme et sur ses antécédents. Votre équipe les a attaqués peu après, tuant ou capturant la plupart d’entre eux. »

Je ne risque pas d’avoir oublié tout ça, nom de Dieu ! pesta Everard dans son for intérieur.

« Maintenant, considérez la situation du point de vue de ceux d’entre eux qui nous ont échappé ou qui ne se trouvaient pas sur les lieux lors de votre raid, poursuivit Shalten. Leur projet avait échoué dans les grandes largeurs. Ils étaient sûrement désireux de découvrir pourquoi. La piste qu’avait remontée la Patrouille était-elle éventée, ou bien risquait-elle de la conduire à d’autres membres de leur bande ?

» Ces rufians sont audacieux et beaucoup trop intelligents. Ils n’ont pu manquer d’exploiter tous les indices se trouvant à leur portée. Sans que nous ne puissions les en empêcher. Nous n’avons pas les moyens de placer sous surveillance permanente toutes les personnes impliquées dans cette histoire. Peut-être sont-ils retournés au Pérou après 1533 pour s’enquérir de la biographie de Castelar à l’issue de cet épisode. Idem pour l’agent Tamberly, dans une moindre mesure toutefois. Certes, ils n’avaient aucun moyen pour reconstituer les efforts que nous avons dû déployer afin de capturer le conquistador et de récupérer notre agent, ni pour déterminer le rôle qu’a joué la nièce de ce dernier dans l’aventure. Ils n’ont pu au mieux qu’obtenir des données fragmentaires, formuler des déductions incomplètes et ambiguës. Cependant, il est clair qu’ils ont conclu qu’ils ne couraient aucun danger immédiat – comme en atteste le fait qu’ils aient mis en œuvre leur équipée phénicienne.

» Ils ont commencé, j’en suis sûr, par enquêter sur toutes les personnes citées par Tamberly au cours de son interrogatoire en règle. Parents, amis et connaissances. En explorant les années postérieures à celle-ci, ils n’ont pu manquer de conclure que sa nièce Wanda avait été impliquée dans l’aventure et, en conséquence, invitée à entrer dans la Patrouille. Peut-être ont-ils réussi à déterminer que la date de son implication était voisine du mois de mai 1987…

— Et nous restons assis ici sans rien faire ? » s’emporta Everard.

Shalten leva une main. « Reprenez-vous, mon ami, je vous en prie. Pourquoi s’attaqueraient-ils à elle, ou à toute autre personne, d’ailleurs ? Le mal est fait. Ce sont des êtres dénués de conscience, d’une cruauté toute féline, mais qui ne se laissent jamais aveugler par le désir de vengeance. En elle-même, la famille Tamberly ne représente plus aucune menace pour eux. Je suppose qu’ils vont procéder avec un luxe de précautions, car ils ne manqueront pas de conclure que la Patrouille a placé Miss Wanda sous étroite surveillance – je me refuse à utiliser cette grotesque appellation de « Miz » –, précisément dans l’espoir de les repérer. Après tout, eux-mêmes n’auraient aucun scrupule à utiliser un être humain en guise d’appât. Non, ils se contenteront de glaner des bribes de données avant de battre en retraite dans leur repaire, en un autre lieu et un autre temps.

— Mais quand même !…

— En fait, j’ai fait placer mademoiselle Tamberly sous surveillance par acquit de conscience. Le risque est à mes yeux minime et cette démarche représente un gaspillage d’années-hommes. Mais le QG a insisté. Vous pouvez vous détendre.

— D’accord, d’accord », grommela Everard, soulagé malgré lui. Pourquoi est-ce que je me fais autant de souci ? Oh ! elle est vaillante, intelligente et bien roulée, mais après tout ce n’est qu’une fille, une fille comme il en existe des millions d’autres dans toute l’histoire de l’humanité… « Est-ce qu’on en a fini avec les préliminaires ? Pourrions-nous entrer dans le vif du sujet ? »

Shalten sirota son verre. « La conclusion à laquelle je suis parvenu est celle que je vous ai exposée tout à l’heure. Un ou plusieurs Exaltationnistes se trouvent dans la région de San Francisco durant le mois de mai 1987. Ils font preuve d’une discrétion telle que nous ne parviendrons jamais à les dénicher. Mais ce que nous pouvons faire, ce que nous avons entrepris de faire, c’est leur tendre un piège. »

Everard vida sa chope de bière et se pencha en avant, tirant furieusement sur sa pipe. « Lequel ?

— Avez-vous suivi l’affaire de la Lettre de Bactriane ? répliqua Shalten.

— La quoi ? » Everard réfléchit un instant. « Non, je… je ne pense pas. Les journaux en ont parlé ? Je n’ai passé que peu de temps ici cette année, et j’ai été pas mal occupé. »

Le crâne chauve s’inclina. « Je comprends. Vous avez mené cette affaire péruvienne à une conclusion satisfaisante puis vous êtes occupé de cette charmante jeune dame, et quand on sait ce que réserve l’avenir proche, on n’a guère tendance à suivre l’actualité de près. Mais je pensais que cette information ne vous aurait pas échappé. Si elle n’a rien de sensationnel, elle n’en a pas moins agité le monde des érudits et des historiens, et ce à l’échelle internationale.

— En grande partie grâce à votre discrète intervention, je suppose », déduisit Everard. Son cœur battait la chamade.

« Ainsi que je vous l’ai dit, je me suis déplacé ici pour une bonne raison. »

Comment s’y prend-il ? Il doit disposer de tout un réseau de correspondants, distiller des informations rédigées avec soin à des journalistes triés sur le volet… ce rat de bibliothèque a-t-il l’envergure nécessaire pour monter une telle opération ? Même en tenant compte des moyens informatiques qui sont sûrement les siens, c’est proprement stupéfiant. Mais ne lui demande surtout pas d’entrer dans les détails, mon garçon, ou il va te tenir la jambe jusqu’à la semaine prochaine.

« Je vous écoute, dit-il.

— Nous aurions pu jeter notre dévolu sur le mois de juin 1980, où la présence des Exaltationnistes est attestée, mais, outre que leur méfiance naturelle aurait joué contre nous, j’ai estimé que leur intervention serait trop brève. Il y avait de grandes chances pour qu’ils ne remarquent même pas notre appât. Cette année-ci est plus propice à notre action, à condition bien sûr qu’ils se trouvent dans les parages. Ils sont dans l’obligation d’enquêter sur la famille Tamberly d’une façon relativement décousue, en se manifestant sur des périodes recouvrant plusieurs journées. Déguisés comme ils le sont en ressortissants du XXe siècle d’apparence ordinaire, ils sont obligés de patienter des heures dans leur logis ou dans les transports en commun – de sorte qu’ils chercheront à tromper leur ennui en lisant les journaux, en regardant la télévision, et cætera. N’oublions pas que ce sont des individus d’une grande intelligence. L’environnement où ils seront plongés, un environnement pour eux de la plus haute antiquité, ne manquera pas d’éveiller leur curiosité. Et… comme je l’ai dit, l’événement conçu pour attirer leur attention fait les gros titres des journaux. Pendant une période fort brève, naturellement ; un clou chasse l’autre. Mais si la chose les intrigue, ils ont le loisir de creuser la question, de se procurer des publications spécialisées, par exemple. »

Everard soupira. « Pourrais-je avoir une autre bière ?

— Je vous en prie. »

Lorsque Everard se fut rassit, Shalten resta planté devant un splendide secrétaire antique, qui le faisait apparaître fort laid par contraste, tira sur sa pipe et lui lança : « Que savez-vous du royaume gréco-bactrien ?

— Hein ? Euh… laissez-moi réfléchir…» S’il possédait sur le bout des doigts l’histoire des sociétés où il était allé en mission, il n’avait sur les autres que de vagues notions. « La Bactriane se trouvait au nord de l’Afghanistan actuel. Alexandre le Grand l’avait envahie et intégrée à son empire. Des colons grecs s’y sont établis. Par la suite, ils ont déclaré leur indépendance et ont conquis… euh… la quasi-totalité du reste de l’Afghanistan et une partie du nord-ouest de l’Inde. »

Shalten acquiesça. « Bien répondu, pour une question posée au débotté. Mais vous allez devoir approfondir vos connaissances. Et aussi reconnaître le terrain – je vous suggère de le faire en 1970, avant les troubles actuels, afin de passer sans peine pour un touriste. »

Il bomba son torse rachitique et reprit : « Il y a deux ans, un soldat russe égaré dans les montagnes de l’Hindu Kuch a trouvé un coffret datant de l’époque hellénistique, de toute évidence mis au jour suite à une explosion causée par les rebelles. Une histoire qui sort de l’ordinaire, vous en conviendrez. Épicée en outre par le flou des rapports officiels, bien que celui-ci soit caractéristique des us et coutumes soviétiques. Pour me résumer, notre soldat a transmis sa trouvaille à ses officiers supérieurs, et elle a fini par échouer à l’Institut des études orientales de Moscou. Peu après, le professeur L.P. Soloviev a publié un article détaillant les résultats de son étude. Il n’a aucun doute sur l’authenticité de cet artefact et affirme qu’il recèle de précieuses informations sur une période de l’histoire restée dans l’ombre. Jusqu’ici, les historiens n’avaient que des pièces de monnaie à se mettre sous la dent pour obtenir des données sur ladite période.

— Que contenait ce coffret ?

— Permettez-moi au préalable de vous esquisser le contexte. La Bactriane occupait grosso modo la région située entre l’Hindu Kuch et l’Amou-Daria. Au nord se trouvait la Sogdiane, limitée par le Syr-Daria – aujourd’hui englobée dans l’Union soviétique –, également placée sous la souveraineté des rois de Bactriane.

» Ceux-ci avaient fait sécession de l’Empire séleucide. En l’an 209 avant l’ère chrétienne, le roi Antiochos III a traversé l’Asie centrale pour reconquérir ces riches territoires. Il a battu son rival Euthydème Ier et assiégé Bactres, sa capitale, malheureusement sans succès. Au bout de deux ans, il a levé le siège, fait la paix avec le rebelle puis est parti vers le sud afin d’imposer sa puissance à l’Inde – quoique, là encore, sa campagne se soit conclue par un traité plutôt que par des conquêtes. Bien que le siège de Bactres ait été aussi célèbre en son temps que celui de Belfort l’a été dans ma France chérie, aucun récit détaillé n’en a survécu par la suite.

» Eh bien, le coffret trouvé par notre soldat russe contenait un papyrus dont le texte était encore en grande partie déchiffrable. La datation au carbone 14 a permis d’établir son authenticité. Il est rapidement apparu que nous avions affaire à une lettre adressée par Antiochos à un subordonné en poste au sud-ouest de la région. Le messager et son escorte ont sans doute été victimes de bandits des grands chemins. Le coffret s’est retrouvé enfoui sous la terre, après que les brigands l’eurent jeté en constatant qu’il ne contenait rien de précieux, et l’aridité du climat a contribué à sa bonne conservation. »

Shalten acheva son thé aromatisé et se dirigea vers la cuisine pour s’en préparer un autre. Everard s’exerça à la patience.

« Que disait cette dépêche ?

— Vous aurez l’occasion d’en examiner une copie. En résumé, Antiochos y raconte comment, alors qu’il arrivait aux portes de Bactres, Euthydème et son fils, le courageux Démétrios, ont tenté une sortie. Leur escadron a ouvert une brèche dans l’armée syrienne, mais celle-ci l’a repoussé et les Bactriens sont retournés à l’abri de leurs remparts. Si cette manœuvre avait réussi, peut-être auraient-ils gagné la guerre sur-le-champ. Mais le coup était risqué. À en croire la lettre, Euthydème et Démétrios menaient eux-mêmes la charge, et ils ont failli être occis lorsque Antiochos a contre-attaque. Un fait de guerre des plus hardis, dont vous apprécierez sûrement la relation. »

Everard, qui avait vu des hommes se vider de leur sang et de leurs tripes sur le champ de bataille, se contenta de demander : « À qui était destinée cette dépêche ?

— Le texte ne permet pas de le dire avec certitude. Sans doute à un général, chargé de gouverner le royaume « allié » de Gédrosie situé sur le golfe Persique, ou bien à un satrape placé à la tête d’une province orientale… Quoi qu’il en soit, Antiochos conclut de cet incident que la guerre ne pourra pas être gagnée rapidement et retarde son projet de marche sur l’Inde. Un projet auquel il a fini par renoncer, du reste.

— Je vois. » La pipe d’Everard s’était éteinte. Il vida le fourneau de ses cendres et craqua une allumette. « Cette sortie et l’escarmouche qui a suivi… ce n’était pas un incident ordinaire, je présume.

— Précisément. Le professeur Soloviev développe cette idée dans son article de la Literaturnaya Gazeta, et c’est cela qui a enflammé les imaginations. »

Il aspira une bouffée de tabac, avala une gorgée de thé et poursuivit : « Antiochos III est connu sous le sobriquet d’Antiochos le Grand. Après avoir hérité d’un empire en déréliction, il l’a remis sur pied et lui a restitué toute la puissance qu’il avait perdue ou quasiment. Ptolémée IV l’a battu à Raphia, ce qui lui a valu de perdre la Phénicie et la Palestine, mais il a reconquis ces territoires par la suite. Il a soumis les Parthes. Ses campagnes l’ont conduit jusqu’en Grèce. Hannibal a trouvé refuge auprès de lui à l’issue de la Deuxième Guerre punique. Les Romains ont fini par le vaincre et il a légué à son fils un domaine bien diminué, mais qui demeurait néanmoins considérable. Ses innovations en matière culturelle et judiciaire ne furent pas moins importantes. Son règne fut très fertile. »

Everard faillit évoquer la vie amoureuse d’Antiochos, mais se retint. « Vous voulez dire que s’il avait été tué devant Bactres…

— La dépêche ne permet pas de conclure qu’il a couru un quelconque danger. On ne peut en dire autant de ses ennemis, à savoir Euthydème et Démétrios. Et bien que leur pays soit destiné à sombrer dans une relative obscurité, leur résistance a changé le cours de la carrière d’Antiochos. »

Shalten vida sa pipe de ses cendres, la posa dans un coin, joignit les mains derrière le dos et poursuivit sa conférence improvisée ; Everard sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine.

« Dans son article, le professeur Soloviev spécule assez longuement sur ce point, fort de son autorité d’historien reconnu. Sa thèse a séduit l’imagination des rêveurs du monde entier. Une thèse des plus intriguante. Rendue plus populaire encore par les circonstances romantiques de cette découverte. Sans parler de la remise en question, certes subtile, du déterminisme marxiste à laquelle se livre le cher professeur. Il sous-entend qu’un banal accident – la mort d’un souverain au cours d’une bataille, par exemple – suffit à décider du futur. Que cet article puisse être publié, et dans une revue aussi connue, voilà qui est en soi-même sensationnel. L’un des premiers exemples de la glasnost tant vantée par monsieur Gorbatchev. Il est naturel que cela ait attiré l’attention du monde entier.

— Eh bien, il me tarde de lire cet article », commenta Everard, presque machinalement. Il avait l’impression que venait de se lever un vent violent porteur de l’odeur du tigre mangeur d’hommes. « Mais cette hypothèse tient-elle vraiment la route ?

— Supposons que la Bactriane tombe dans l’escarcelle d’Antiochos. Du coup, il dispose des ressources nécessaires pour partir en campagne dans l’ouest de l’Inde. S’il réussit à conquérir cette région, cela renforce sa position vis-à-vis de l’Égypte et surtout de Rome. On l’imagine sans peine reconquérant les territoires qu’il a perdus au nord du Taurus et aidant Carthage à survivre à la Troisième Guerre punique. Bien qu’il soit lui-même tolérant, l’un de ses descendants a tenté d’écraser le judaïsme en Palestine, comme on le lit dans les livres des Maccabées. Si ce roi avait disposé du pouvoir suprême en Asie Mineure, sa tentative aurait sans doute été couronnée de succès. Conséquence : jamais le christianisme ne serait né. Du coup, le monde qui nous a donné naissance, à vous et à moi, ne serait plus qu’un spectre, un potentiel non réalisé, dont une Patrouille du temps parallèle aurait pour mission de prévenir l’émergence. »

Everard laissa échapper un sifflement. « Ouais. Et des Exaltationnistes qui se seraient débrouillés pour être dans les bonnes grâces d’Antiochos – et pour réapparaître quelques générations plus tard chez les Séleucides – auraient tous les atouts nécessaires pour créer un monde à leur convenance, n’est-ce pas ?

— Une telle possibilité ne manquerait pas de leur venir à l’esprit, opina Shalten. Ainsi que nous le savons, ils commenceront par frapper en Phénicie. Après l’échec de cette opération, il y a des chances pour que les survivants se souviennent de la Bactriane. »

209 av. J.C.

Dans un fracas et un rugissement qui semblèrent durer des heures, l’armée du roi Euthydème entra dans la Cité du Cheval. Au sud, la terre disparaissait sous le nuage de poussière soulevé par les pieds et les sabots, agité par le tumulte du vent et des soldats. À l’horizon, on ne voyait rien de l’arrière-garde bactrienne qui tenait tête aux troupes syriennes. On entendait sonner les cornes, battre les tambours, gémir les chevaux et les bêtes de somme, grincer les voix des hommes.

Everard se mêlait à la foule. Il s’était acheté un manteau à capuchon pour dissimuler son visage. Un tel vêtement détonnait dans cette chaleur et cette agitation, mais, en ce jour, les citoyens avaient d’autres soucis. Il avançait d’un pas mesuré, allant de ruelle en stoa, arpentant la cité – pour lui prendre le pouls, se dit-il ; il s’efforçait d’élaborer un plan d’action englobant toutes les contingences possibles et tenant compte de toutes les observations effectuées.

Les conducteurs de char donnaient du fouet pour rallier leurs baraquements depuis les portes de la ville. Ils étaient suivis du reste des soldats, transformés en statues grises par la poussière, courbés de fatigue et muets de soif. Toutefois, ils continuaient de marcher en ordre. La plupart étaient des cavaliers équipés d’une armure légère, brandissant une lance dont la pointe étincelait au-dessus des fanions et des oriflammes, également armés d’un arc ou d’une hache fixés au pommeau de leur selle. On les utilisait rarement comme troupes de choc, car l’étrier était encore inconnu à cette époque, mais ils avaient l’allure de centaures ou de Comanches et, quand ils lançaient une frappe éclair, ils se montraient aussi féroces que des loups. L’infanterie qui les soutenait était en majorité composée de mercenaires, avec un fort contingent de Grecs et d’Ioniens ; la forêt de leurs piques frémissait comme sous la houle, un effet de leur pas cadencé. Les officiers à cheval, coiffés d’un casque à crête et vêtus d’une cuirasse, étaient pour la plupart grecs ou macédoniens.

Plaqués contre les murs, penchés aux fenêtres ou juchés sur les toits, les citoyens les regardaient défiler en saluant, en riant, en pleurant. Les femmes brandissaient leurs bambins, criant d’une voix pleine d’espoir : « Regarde, c’est ton fils ! » – prononçant ensuite un nom chéri. Les vieillards clignaient des yeux et secouaient la tête, résignés aux caprices des déités. Les jeunes garçons se montraient les plus bruyants, persuadés que l’ennemi connaîtrait bientôt la déroute.

Les soldats ne s’arrêtèrent point. Ils avaient ordre de gagner leurs quartiers et, une fois étanchée leur soif, de rejoindre le poste qui leur avait été assigné sur les remparts. Plus tard, si l’ennemi ne donnait pas l’assaut tout de suite, ils auraient droit à une brève permission. Alors, tavernes et lupanars ne désempliraient pas.

Cela ne durerait pas, Everard le savait. Pour commencer, jamais la ville ne pourrait nourrir tous ces animaux. D’après Zoilus et Créon, ses entrepôts étaient bien garnis. Le blocus de l’ennemi ne serait jamais parfait. Bien escortés, des porteurs d’eau pourraient s’approvisionner au fleuve. Si Antiochos tentait de stopper le trafic fluvial grâce à ses catapultes, il ne pourrait pas empêcher toutes les barges de passer. Une caravane, bien escortée elle aussi, pourrait livrer à la ville des provisions venues des campagnes. Mais on ne trouverait jamais assez de fourrage pour ce troupeau de chevaux, de mules et de dromadaires. Il faudrait en tuer une bonne partie – à moins qu’Euthydème ne décide de les sacrifier lors d’une charge contre les Syriens.

Deux ans de rationnement. Heureusement que je ne compte pas moisir ici. Quoique… je ne sais pas encore comment je vais tirer ma révérence.

Une fois l’opération bouclée, qu’elle ait abouti ou non à la capture d’Exaltationnistes, la Patrouille viendrait récupérer Everard en toute discrétion, s’il n’avait pas déjà regagné l’antenne locale par ses propres moyens ; elle s’assurerait aussi du sort de Chandrakumar et extrairait l’agent infiltré dans l’armée d’Antiochos. En attendant, aucun de ces trois hommes n’était indispensable. Et peu importait qu’Everard ait le grade de non-attaché, ce qui faisait de lui le supérieur hiérarchique des deux autres, un scientifique de terrain et un simple policier du temps. Everard s’était introduit dans Bactres précisément parce qu’il savait s’adapter à toutes sortes de dangers et d’imprévus. De l’avis de Shalten, il était probable que Raor se soit établie ici et maintenant. L’agent infiltré chez les Syriens n’était là que pour servir de renfort en cas de besoin. Mais les grades n’avaient aucune importance dans une telle mission. L’essentiel était de la mener à bien. Si un agent non-attaché venait à y laisser la vie, ce serait certes une lourde perte ; mais il aurait contribué à sauver un avenir, et avec lui des milliards d’hommes et de femmes, et tout ce qu’ils allaient faire, apprendre, créer, devenir. Tout le contraire d’un marché de dupes. Ses amis auraient le loisir de le pleurer.

En supposant, bien sûr, que nous puissions déjouer les plans de ces bandits, et les capturer de préférence.

Les archives en aval attestaient le succès de la Patrouille, du moins en ce qui concernait le premier de ces objectifs. Mais si la mission échouait, ces archives n’auraient jamais existé, la Patrouille ne serait jamais fondée, Manse Everard ne verrait jamais le jour… Il chassa cette pensée de son esprit, comme à chaque fois qu’elle revenait le hanter, et se concentra sur son travail.

La rumeur attisait l’agitation, les esprits orientaux s’enflammaient, le tumulte embrasait les rues d’une porte à l’autre. Un excellent camouflage pour Everard, qui arpentait les quartiers sans fléchir, relevant quantité de détails et annotant la carte enregistrée dans son esprit.

Il passa à plusieurs reprises devant la maison où s’était établie Théonis. Ce bâtiment cossu de deux niveaux abritait sans doute un patio, à l’instar des demeures de la classe aisée. Quoique de taille modeste, très inférieure à celle de la maison d’Hipponicus, il arborait une façade de pierre plutôt que de stuc, où s’ouvrait un étroit porche à colonnade surmonté d’une frise en bas-relief.

Des ruelles le séparaient de ses voisins. La rue où il était sis présentait un mélange d’habitations et de commerces trahissant l’absence de toute notion d’urbanisme. Aucun des commerces en question n’était ouvert la nuit, si l’on exceptait celui de Théonis, qui n’avait pas pignon sur rue. Ce qui lui convenait parfaitement. Et à moi aussi. Le plan d’Everard commençait à prendre forme.

La populace ne tenait pas en place. Les gens se retrouvaient entre amis, traînaient dans les rues, se réfugiaient dans le vin et les confiseries, dont les prix atteignaient des sommets. Prostitués de tous les sexes et voleurs à la tire faisaient des affaires en or. Quand vint la tombée du soir, Everard eut quelque difficulté à acheter les articles dont il avait besoin, notamment un couteau et un rouleau de corde ; les vendeurs n’étaient pas d’humeur à marchander. L’hystérie régnait dans la cité. Avec le temps, ce sentiment évoluerait en une angoisse sourde typique des villes assiégées.

A moins qu’Euthydème ne fasse une sortie victorieuse. Non, ce n’est pas possible. Mais s’il venait à mourir lors d’une telle tentative, et si Antiochos s’emparait de Bactres… les Syriens la mettraient à sac. Pauvre Hipponicus. Pauvre ville. Pauvre avenir.

Lorsqu’une rumeur de bataille parvint d’au-delà les murs, Everard assista aux premières manifestations de panique. Il s’empressa de changer de quartier mais eut le temps de voir des gardes courir vers le lieu de l’incident. Sans doute réussirent-ils à prévenir une émeute, car les passants ne tardèrent pas à déserter les rues. Mieux valait qu’ils regagnent leur domicile, ou à défaut un abri quelconque, et se tiennent cois.

La rumeur s’estompa. Les cornes sur les remparts lâchèrent des accords triomphants. Un peu prématurés, ainsi qu’il le savait. Les Syriens avaient harcelé l’arrière-garde bactrienne jusqu’aux portes de la cité, dont seule l’adresse des archers les avait empêchés de s’approcher. Les envahisseurs se retirèrent pour dresser leur camp. Le soleil frôlait déjà l’horizon, les rues étaient plongées dans l’ombre. Cela dispensait les citoyens de sortir fêter le retour des derniers braves, ce qu’ils n’étaient pas d’humeur à faire de toute façon.

Everard trouva une échoppe encore ouverte, y mangea et but avec modération, puis s’assit sur le socle d’une statue pour faire une pause. Mais le repos qu’il accorda à son corps était interdit à son esprit. Sa pipe lui manquait.

L’obscurité crût jusqu’à virer à la nuit noire. La fraîcheur descendit des étoiles et de la Voie lactée. Everard se mit en route. Bien qu’il s’efforçât à la discrétion, le bruit de ses pas résonnait dans le silence.

La rue de Gandhara ne semblait habitée que par les ombres. Il partit en reconnaissance devant la maison de Théonis, titubant comme un poivrot, puis retourna se placer à quelque distance du porche. Le moment était venu d’agir, et d’agir vite.

Il laissa glisser sur le sol les quinze mètres de corde de chanvre. Il avait confectionné un nœud coulant à l’extrémité qu’il tenait à présent dans sa main. Une corniche saillait de l’entablement, pâle sur fond de firmament. Ses yeux adaptés à la nuit la voyaient nettement, bien qu’il ait du mal à estimer la distance qui l’en séparait. Le nœud se relâcha tandis qu’il faisait tourner la corde autour de lui. Il lança juste au bon moment.

Merde ! Loupé d’un poil. Il se raidit, prêt à prendre ses jambes à son cou. Rien. Personne n’avait entendu le bruit de l’impact. Il ramena le lasso. A la troisième tentative, la boucle enserra la corniche et tint bon lorsque Manse tira la corde vers lui. Pas mal pour un vieux schnoque.

Il n’avait rien d’un chasseur de stars mais, après avoir conclu qu’il lui serait utile de savoir manier le lasso, il s’était rendu en 1910 pour faire la connaissance d’un expert qui avait accepté de le former à cet art. Les quelques heures qu’il avait passées avec Will Rogers[11] comptaient parmi les plus agréables de sa vie.

S’il n’avait pas remarqué une saillie sur le bâtiment, il aurait utilisé un autre moyen pour s’y introduire, une échelle par exemple. Mais celui-ci était sans doute le moins dangereux. Une fois dans la place… tout dépendrait de ce qu’il allait dénicher. Il espérait récupérer tout ou partie de son équipement de Patrouilleur. Et si la bande s’était rassemblée sous ce toit pour se faire dézinguer… Ah ! ne rêvons pas.

Il se hissa sur le toit et ramena la corde avec lui. Une fois allongé sur les tuiles, il ôta ses sandales et les coinça dans un repli de son manteau, qu’il enroula et attacha à sa ceinture avec un bout de corde. Il préleva un autre tronçon sur le lasso, puis abandonna celui-ci et se dirigea vers la corniche dominant le patio.

Il se figea. Là où il s’était attendu à découvrir un puits de ténèbres, des doigts de lumière se tendaient vers lui depuis le mur opposé. Ils caressaient des plantes poussant autour d’un bassin où se reflétaient les étoiles. Oh-ho ! Vais-je rester perché ici jusqu’à ce que ce couche-tard soit allé au lit ?

Un temps, puis : Non. C’est peut-être une occasion à ne pas manquer. Si je me fais capturer… Il caressa le manche de son couteau. Ils ne me prendront pas vivant. Une bouffée de désespoir, qu’il chassa aussitôt. Et si je réussis à m’en tirer, quel exploit ! Toujours de l’audace et à Dieu vat* !

Néanmoins, ce fut avec un luxe de précautions qu’il laissa couler sa corde et descendit pouce par pouce.

Le jasmin enveloppa son visage de sa fragrance nocturne. Restant dissimulé derrière les fourrés, il se déplaça avec une lenteur d’escargot. Une éternité s’écoula avant qu’il se retrouve en position de voir et d’écouter.

L’intérieur de la demeure était encore imprégné de la chaleur du jour, car on avait ouvert une fenêtre pour rafraîchir la pièce. Depuis son poste, il avait une vue imprenable sur celle-ci et ses oreilles ne perdaient rien de la conversation qui s’y déroulait. Quel coup de pot ! Ingrat : Ouais, ce n’est pas trop tôt. Pour prix de ses efforts, il était en sueur, assoiffé, écorché à la cheville et couvert de piqûres d’insectes qu’il n’osait pas gratter.

Il oublia bien vite ces désagréments.

En présence de Raor, un homme aurait pu tout oublier.

Elle se prélassait dans un petit salon réservé aux rencontres intimes. Une invraisemblable quantité de bougies en cire, fichées dans des chandeliers dorés en forme de papyrus, déversant leur lumière sur un tapis persan ; des meubles en ébène et en bois de rose incrustés de nacre ; des fresques d’un érotisme subtil, dignes d’une Alicia Austin[12]. L’homme était assis sur un tabouret, la femme allongée sur une couche. Une esclave disposait un compotier et une carafe de vin sur la table qui les séparait.

À peine si Everard la remarqua. Théonis s’offrait à lui. Elle ne portait que peu de joyaux ; ceux qui scintillaient sur ses doigts, à son poignet et sur sa gorge abritaient sans doute des appareils électroniques. La robe qui moulait ses galbes et ses formes était d’une coupe toute simple, taillée dans un tissu vaporeux. C’était bien le reflet féminin de Merau Varagan, son clone, son anima. Suffit.

« Tu peux te retirer, Cassa. » Elle chantait plus qu’elle ne parlait. « Les esclaves ne doivent pas quitter leurs quartiers avant l’aurore, sauf instruction contraire de ma part. » Ses yeux se plissèrent d’un rien. On eût dit que leur vert passait en un instant de la couleur de la malachite à celle d’une vague se brisant sur les récifs. « Ceci est un ordre strict. Transmets-le à tes semblables. »

Sans pouvoir en être sûr, Everard eut l’impression que l’esclave frissonnait. « Très bien, ma dame. » Elle sortit à reculons. Sans doute la domesticité dormait-elle dans une pièce de l’étage.

Raor prit un gobelet et avala une gorgée. L’homme s’agita sur son siège. Vêtu d’une robe bleue à liserés blancs, il lui ressemblait suffisamment pour qu’on ne puisse douter de sa race. Ses tempes grisonnantes devaient sûrement tout à la cosmétique. Lorsqu’il prit la parole, ce fut d’un ton plein d’autorité, mais exempt de l’arrogance d’un Varagan. « Sauvo n’est pas encore rentré ? »

Il s’exprimait dans la langue de son époque natale, qu’Everard avait assimilée depuis belle lurette. Lorsque sa traque prendrait fin, si tant est qu’elle le fasse, ce serait à regret que le Patrouilleur effacerait ces trilles et ces ronronnements de son cerveau. Non seulement ce langage était des plus euphonique, mais il était en outre aussi précis que concis, à tel point qu’il fallait parfois un long paragraphe d’anglais pour traduire une de ses phrases, comme si les locuteurs ne faisaient qu’échanger des données qu’ils connaissaient déjà.

Cela dit, il ne pouvait pas encombrer sa cervelle de tout ce qu’il devait mémoriser dans le cadre de son job. Sa capacité mémorielle était limitée et il aurait d’autres traques à livrer. C’était couru d’avance.

« Il va arriver d’un instant à l’autre, répondit Raor d’une voix détendue. Tu es trop pressé, Draganizu.

— Nous avons déjà consacré plusieurs années de notre vie…

— A peine plus d’une.

— Sauvo et toi, peut-être. Moi, il m’en a fallu cinq pour asseoir cette identité.

— Eh bien, patiente quelques jours encore pour protéger ton investissement. » Raor sourit et le cœur d’Everard cessa de battre une seconde. « La colère sied mal à un prêtre de Poséidon. »

Ho-oh ! Alors c’est lui, le « cousin » de Théonis. Everard s’accrocha à cette révélation pour juguler la fascination qui le gagnait insidieusement.

« Et Buleni a gaspillé encore plus d’années, sans parler des épreuves qu’il a dû affronter, insista Draganizu.

— Sa récompense n’en sera que plus douce, railla Raor.

— Si Sauvo ne prend même pas la peine d’arriver à l’heure à ses rendez-vous…»

Raor leva une main que Botticelli eût pu peindre. Elle inclina sa tête couronnée de tresses noires. « Ah ! je crois que c’est lui. »

Un nouvel Exaltationniste fit son entrée. Sa beauté était plus fruste que celle de Draganizu. Il portait une tunique et des sandales tout à fait ordinaires. Raor se pencha en avant, affichant une certaine excitation. « Tu as refermé la porte derrière toi ? s’enquit-elle. Je n’ai rien entendu.

— Évidemment, répliqua Sauvo. Je n’oublie jamais de le faire, n’est-ce pas ? » Draganizu sembla soudain mal à l’aise. Peut-être lui était-il arrivé de commettre cette bévue. Une fois, mais pas deux. Raor avait dû y veiller. « D’autant plus que la Patrouille rôde dans les parages », ajouta Sauvo.

Ah ! ils ont planqué leurs scooters temporels dans une chambre secrète du rez-de-chaussée… à l’arrière du bâtiment, puisque Sauvo vient de cette direction…

Draganizu fit mine de se lever, puis retomba sur son siège et demanda d’une voix inquiète : « C’était donc ça ? Tu es sûr qu’elle a lancé une opération dans ce milieu ? »

Sauvo s’assit à son tour sur un tabouret ; dans l’Antiquité, chaises et fauteuils étaient fort rares et réservés aux souverains. Il prit une figue et se servit un gobelet de vin. « N’aie crainte, camarado. Peut-être ont-ils déniché des indices, mais ils les ont interprétés de travers. Ils pensent que le danger menace quelques années en aval. S’ils ont envoyé un homme enquêter ici et maintenant, c’est juste par acquit de conscience. »

Il resservit le boniment qu’Everard avait déjà sorti dans le vihara. Il est donc allé voir Chandrakumar dans sa cellule et l’a soumis au kyradex, se dit le Patrouilleur. Le malheureux n’avait pas de secrets pour lui. Sauf que Sauvo n’a récolté que des bobards. Bien vu, Shalten, et merci.

« Un autre point de divergence ! s’exclama Draganizu.

— Notre action l’annulera, ainsi que ceux qui cherchent à l’activer, murmura Raor. Mais il serait intéressant d’en apprendre un peu plus sur eux. Voire de les contacter…» Sa voix vira au sifflement, évoquant un serpent ondoyant vers sa proie.

« Avant cela, déclara Draganizu d’un air sévère, nous devons régler le cas de ce… Holbrook… qui a réussi à nous échapper. »

Raor revint à la réalité. « Du calme. Nous lui avons confisqué ses armes et son communicateur.

— En constatant qu’il n’a pas fait son rapport…

— Je ne pense pas que la Patrouille attende celui-ci de sitôt. Nous pouvons le négliger pour le moment, ainsi que les autres conspirateurs. Des questions plus urgentes demandent notre attention. »

Draganizu se tourna vers Sauvo. « Comment t’y es-tu pris pour interroger le prisonnier en privé ?

— Tu n’es pas au courant ? fit l’autre, un peu surpris.

— Je viens tout juste d’arriver. Les affaires de Nicomaque requéraient toute mon attention. Et le message de Raor était des plus succinct. »

Et apporté par un esclave coursier, je parie, se dit Everard. Pas question d’utiliser une radio. Peut-être est-elle sûre de son fait, mais l’apparition de « Holbrook » l’a incitée à la prudence.

Raor fit onduler ses épaules soyeuses. « J’ai persuadé Zoilus de mettre au secret tous les suspects appréhendés dans le cadre d’une affaire de ce genre, expliqua-t-elle. En lui précisant que des informations en ma possession me portaient à croire qu’ils étaient extrêmement dangereux. »

Et une fois que matons et taulards se sont endormis, Sauvo s’est introduit dans la cellule de Chandrakumar avec un scooter. Raor pouvait se permettre de courir un tel risque ; elle avait neutralisé deux agents de la Patrouille – le premier était sous les verrous, le deuxième en cavale et privé de son attirail –, et il était peu probable qu’il y en ait un troisième en ville. Après avoir étourdi le prisonnier, Sauvo l’a coiffé d’un kyradex et l’a réveillé pour le soumettre à un interrogatoire en règle.

J’espère qu’il l’a laissé en vie. Oui, il n’avait aucune raison de le tuer. Pourquoi alarmer ses geôliers ? Quoi que leur dise Chandrakumar à son réveil, ils le prendraient pour un dément.

Draganizu fixa Raor. « C’est ton esclave, n’est-ce pas ?

— Lui et quelques autres », répondit Sauvo tandis que Raor sirotait son vin d’un air modeste. Il rit. « Si tu voyais les regards jaloux qu’on jette au majordome Xeniades. Et je ne suis même pas censé être son maquereau. »

Ah ! Sauvo se fait donc appeler Xeniades, et c’est lui qui règne sur la domesticité. C’est bon à savoir… Mais je plains Zoilus et les autres. Moi-même, je serais ravi de coucher avec madame. Everard eut un rictus. Mais jamais je n’oserais m’endormir dans ses bras. Elle risquerait de m’injecter du cyanure avec une seringue planquée dans ses boucles brunes.

« Donc, les Grecs ont mis Chandrakumar derrière les barreaux, résuma Draganizu. Et Holbrook – qu’est devenu son équipement ?

— Il l’a laissé chez Hipponicus quand il est allé faire un tour en ville, répondit Raor. Celui-ci est ce qu’il semble être, à savoir un simple marchand. Il était consterné lorsqu’une patrouille lui a appris que son invité était un espion, et il ne s’est pas opposé à la confiscation de ses bagages. Nous n’avons aucune raison de le harceler, et ce serait en fait une mauvaise idée. » Ouf ! « Quant aux bagages en question, ils sont ici. » Sourire félin. « Nous avons eu quelque difficulté à les récupérer, mais Zoilus s’est débrouillé pour exaucer nos vœux. Il a ses méthodes. J’ai soumis l’ensemble à un examen détaillé. La plupart des armes et ustensiles sont contemporains. Quelques-uns abritent des engins de la Patrouille. »

Sans doute a-t-elle stocké mon barda avec les scooters.

Raor reposa son gobelet sur la table et se redressa. Sa voix rendait un son métallique. « Nous devons nous montrer plus prudents que jamais. Il était risqué de revenir en amont pour accéder au prisonnier, mais c’était nécessaire.

— Pas très risqué, en fait », corrigea Sauvo. Peut-être souhaitait-il rappeler à ses interlocuteurs qu’il avait insisté pour agir de la sorte et que la suite lui avait donné raison. « Ce Holbrook n’était qu’un simple coursier, même pas un haut gradé. Une sorte de colosse, certes, mais à l’intelligence visiblement limitée. »

Merci, c’est sympa de le préciser.

« Toutefois, contra Raor, nous devons le capturer et l’éliminer avant qu’il n’entre en contact avec la Patrouille, ou avant que celle-ci ne se mette à sa recherche.

— Mais comment ferait-elle pour le retrouver ? Elle mettrait plusieurs jours à rassembler les premiers indices.

— Il ne faut pas lui faciliter la tâche, cracha Raor. Si nous sommes capables de détecter les traces d’activité électronique, nucléonique, gravitonique et chronocinétique, la Patrouille aussi, et sûrement dans un rayon plus important. Elle ne doit pas se douter qu’il y a d’autres chrononautes que ses agents dans ce milieu. A partir de ce soir et jusqu’à la conclusion de notre affaire, nous cessons d’utiliser la haute technologie. C’est compris ?

— Sauf en cas d’extrême urgence », insista Sauvo. Toi, mon bonhomme, tu tiens à imposer ton autorité, à ne pas te laisser déborder par la Varagan.

« S’il survient une urgence de ce type, alors notre seul recours serait d’abandonner l’opération et de fuir sans tarder. » Raor adoucit le ton. « Ce qui serait fort dommage. Tout se passe à merveille jusqu’ici. »

Draganizu tenait lui aussi à s’affirmer, quoique dans un registre plus mesquin. « A merveille pour toi, tu veux dire. »

Il eut droit à un regard si glacial qu’il aurait pu frigorifier un nuage d’hélium. « Si tu crois que je jouis des attentions de Zoilus et de ses semblables, je te cède volontiers ma place. »

Ils sont à bout de nerfs après tous ces mois d’efforts et de manigances. Eux aussi sont mortels. Une constatation encourageante.

Raor se détendit, se resservit du vin et ronronna : « Il est intéressant de les manipuler, je l’admets. »

De toute évidence, Draganizu jugeait plus prudent de revenir à des questions pratiques. « Tu nous interdis aussi la radio ? Si nous ne pouvons pas joindre Buleni, comment faire pour coordonner nos actions ? »

Raor arqua les sourcils. « Eh bien, tu lui apporteras toi-même tes messages. N’avons-nous pas fait le nécessaire afin de prévoir une ligne de communication à activer dans ce cas précis ? Siège ou pas siège, les Bactriens autoriseront toujours le prêtre de Poséidon à se rendre à son temple et les Syriens le laisseront passer sans encombres. De son côté, Buleni veillera à ce qu’ils respectent le temenos, même s’ils ravagent le reste de la contrée. »

Sauvo se frotta le menton. « Oui », fit-il d’un air songeur. Ces trois-là avaient dû rebattre le sujet durant l’année écoulée, mais ils demeuraient assez humains pour trouver du réconfort à répéter des évidences, et, dans leur langage, cela ne leur prenait que quelques secondes. « L’aide de camp d’Antiochos dispose de l’autorité nécessaire. »

Everard en sursauta de surprise. Bon Dieu ! Ce Buleni a su s’élever dans la hiérarchie, hein ? Notre agent chez les Syriens n’a pas un grade aussi élevé. Réfléchissant : Eh bien, Draganizu vient de dire que Buleni avait passé cinq ans à préparer sa mission. La Patrouille ne jugeait pas nécessaire de gaspiller autant d’hommes-années.

« Par ailleurs, ajouta Raor, il est tout à fait naturel que Polydore se rende au temple de Poséidon pour y déposer une offrande. »

Donc, Polydore alias Buleni joue le rôle d’un fidèle de Poséidon, déduisit Everard.

« Ah-ha ! » Le gloussement de Draganizu, autrement dit Nicomaque, prêtre de l’Ébranleur du sol, était on ne peut plus humain.

Mais la voix de Raor resta sèche. On abordait enfin les affaires sérieuses. « Il est sans doute en train de guetter ton apparition. Dès que ses séides lui auront dit que tu es sorti de la ville, il se rendra au temple pour s’y entretenir avec toi en privé. Après-demain en fin de journée, je pense, mais nous devrons auparavant évaluer la tournure prise par les événements. »

Draganizu parut soudain mal à l’aise. « Pourquoi agir aussi vite ? Zoilus ne sera sûrement pas en mesure de te communiquer le plan de bataille d’Euthydème. Ce dernier n’en a encore élaboré aucun, j’en ai la conviction.

— Nous devons habituer les indigènes à vous voir ensemble au temple, rétorqua Raor. Par ailleurs, cela te permettra d’informer Buleni de la situation en ville, et lui te donnera les derniers détails sur les forces syriennes. » Un temps, puis elle conclut en détachant ses mots : « Vous devrez vous assurer que le roi Antiochos est informé de votre rencontre. »

Sauvo opina. « Ah ! oui. Il faut lui confirmer que Polydore a des liens avec certains habitants de la ville, oui, oui. »

Everard fut parcouru d’un nouveau frisson en entendant ces mots. « Polydore » a confié à Antiochos qu’il avait des parents bactriens hostiles à Euthydème – affirmant sans doute qu’ils le considéraient toujours comme un usurpateur – et tout à fait disposés à le trahir. Antiochos avalera sans peine ce bobard. Après tout, Polydore pourra lui servir d’otage, ce qui obligerait Nicomaque à sortir de son trou. Si tout se passe bien, le prêtre livrera à l’aide de camp le plan de bataille élaboré par Euthydème en prévision de sa sortie. Ainsi avisé, Antiochos aura toutes les chances de l’emporter.

Impressionné et reconnaissant, il se fera un plaisir d’accueillir la famille de Polydore dans sa cour. Et la belle Théonis fera le nécessaire pour que les choses aillent un peu plus loin. Résultat des courses : les Exaltationnistes auront obtenu un statut de choix… dans un monde sans Danelliens et même sans Patrouille, si l’on excepte quelques survivants isolés… un monde qu’ils pourront modeler selon leur bon plaisir.

Et si le bruit court que Théonis est une sorcière, cela ne fera que la rendre plus redoutable. Il en avait la chair de poule.

« Tu devras le voir une deuxième fois, ne serait-ce que pour lui faire connaître les plans d’Euthydème, une fois que Zoilus me les aura communiqués, poursuivit-elle. Antiochos ne doit entretenir aucun doute sur la qualité des informations que nous lui transmettons.

» Certes, au moment critique, nous réactiverons nos communications électroniques et notre système de surveillance par scooter temporel. Ainsi que nos armes énergétiques si nécessaire. Mais j’espère qu’Antiochos éliminera ses rivaux d’une façon normale. » Rire en cascade. « Nous ne voulons pas d’une réputation trop sulfureuse.

— Cela attirerait la Patrouille du temps, acquiesça Draganizu.

— Non, la Patrouille cessera d’exister dès l’instant qu’Euthydème aura péri, répliqua Sauvo.

— Il nous faudra toujours compter avec les agents affectés en amont, rappelle-toi », fit Draganizu, sans doute dans le seul but d’amener son argument suivant. « Ils représenteront une menace non négligeable. Moins nous laisserons de traces, moins nous courrons de risques, jusqu’à ce que nous soyons assez puissants pour leur interdire toute tentative contre nous. Mais il faudra dès siècles pour arriver à ce stade.

— Et quels siècles ce seront ! rugit Raor. Nous quatre, les quatre derniers survivants, serons devenus des dieux créateurs ! » Une pause, puis, d’une voix de gorge : « C’est le défi en lui-même qui importe. Si nous devons échouer et périr, nous aurons au moins vécu dans l’Exaltation. » Elle se leva d’un bond. « Et nous emporterons le monde avec nous dans un torrent de flammes. »

Everard serra les dents à s’en crisper les mâchoires.

Les deux hommes se levèrent à leur tour. Soudain, Raor se fit volupté. Ses longs cils s’abaissèrent, ses lèvres finement ourlées s’empourprèrent et se plissèrent, elle fit un signe de la main. « Avant que ne se lève un jour de périls et de labeurs, cette nuit nous appartient, soupira-t-elle. Pourquoi ne pas la prendre ? »

Everard sentit son sang bouillonner dans ses veines. Il planta ses doigts dans la terre et s’y cramponna, s’y ancra, de peur de se ruer sur cette tentatrice pour la prendre de force. Lorsque son champ visuel s’éclaircit et que se tut le tonnerre qui résonnait dans ses oreilles, il la vit qui s’éloignait, un bras autour de la taille de chacun de ses compagnons.

Ces derniers portaient tous deux une bougie. Ils avaient éteint toutes les autres. Raor s’en fut et la nuit posséda le salon.

Patience. Patience. Donne-leur le temps de batifoler à loisir. Quels veinards, ces deux enfoirés… Non, je ne suis pas censé avoir de telles pensées, pas vrai ? Everard s’abîma dans la contemplation du firmament.

Que faire ? En matière de renseignements, c’était un trésor qu’il venait de déterrer là. Certaines des informations collectées confirmaient ce qu’il savait, d’autres satisfaisaient sa curiosité sans rien avoir de fondamental, mais quelques-unes étaient d’une valeur inestimable. À condition qu’il puisse les transmettre à la Patrouille. Ce qui était impossible. À moins qu’il ne se dégotte un émetteur-récepteur. Devait-il risquer le coup ou bien filer à l’anglaise ?

Peu à peu, tandis qu’il patientait parmi les arbustes parfumés, le doute laissa la place à la décision. Il était isolé et devait se débrouiller tout seul. Quoi qu’il fasse, il courrait un risque. Agir avec inconscience signifierait trahir sa mission, mais il pensait pouvoir se permettre un coup d’audace.

Il estima qu’une heure s’était écoulée. Raor et ses boys devaient être trop occupés pour se soucier du monde extérieur. La maison était probablement truffée de systèmes d’alarme, mais il n’y en avait sans doute aucun qui détectât les intrus. Les allées et venues des esclaves et des visiteurs auraient pu les faire réagir hors de propos, et la maîtresse de lieux aurait eu toutes les peines du monde à expliquer le phénomène.

Il se leva, assouplit ses muscles noués de crampes et s’approcha de la fenêtre toujours ouverte. Il saisit la lampe glissée dans sa bourse. Longue d’une douzaine de centimètres, elle avait l’aspect d’une figurine en ivoire représentant le dieu Apollon, un talisman répandu en cette époque. Lorsqu’il en pressa les chevilles, la tête émit un fin pinceau lumineux. Les propos qu’il avait entendus cette nuit confirmaient ses soupçons : l’ennemi disposait de capteurs susceptibles de repérer toute énergie anachronique dans les parages. Nul doute que les Exaltationnistes étaient équipés de récepteurs personnels qui les alerteraient sur-le-champ en cas de besoin. Mais ce petit gadget était alimenté par une vulgaire cellule photonique et son action ne différait en rien de celle d’un organisme animal ou végétal.

En n’allumant la lampe que par à-coups, il enjamba le rebord de la fenêtre et traversa le salon pour gagner un couloir. Silencieux comme un lynx, il passa devant deux portes ouvertes et jeta un bref coup d’œil derrière elles. Des chambres meublées avec une opulence typique du lieu et de l’époque. Deux autres portes se révélèrent fermées. La première était décorée de sculptures en bois ; nymphes et satyres semblaient frémir sous le rayon lumineux. Il tendit l’oreille et perçut des soupirs dignes de ces créatures de plaisir. De toute évidence, Théonis et ses camarades s’en donnaient à cœur joie derrière ces lambris. Everard resta planté là une minute, tremblant de désir, puis poursuivit son inspection.

Comment se fait-il quelle me fasse un tel effet ? Est-ce dû à sa beauté, à sa lascivité ou bien à des émissions de phéromones ? Il se força à sourire. Frapper au-dessous de la ceinture, c’est bien dans la manière des Exaltationnistes.

La seconde porte était en bois massif. De toute évidence, elle donnait accès à toute la partie arrière de la maison. Ouais, c’est sûrement ici qu’ils planquent leurs scooters, leurs gadgets et leurs armes. Pas question de forcer ce verrou ridicule. Ce n’était qu’un leurre. Le véritable verrou réagirait à sa tentative et alerterait toute la maisonnée.

Il monta à l’étage mais s’arrêta sur le palier. Quelques coups de lampe à droite et à gauche, et il vérifia que ce niveau était totalement utilitaire. Il était naturel que Théonis ferme à clé la réserve où elle conservait les cadeaux coûteux que recevait une hétaïre de sa classe. Mais une seconde chambre secrète aurait donné naissance à des ragots malvenus.

Everard retourna au rez-de-chaussée. Je ferais mieux de m’éclipser tant qu’il en est encore temps. Dommage que je ne puisse pas emporter un souvenir. Mais il était déraisonnable d’espérer trouver un flingue ou un communicateur traînant dans un coin. J’ai pu me faire une idée du plan de l’immeuble, et c’est déjà beaucoup.

Non que ce soit de nature à lui servir pour le moment. Mais on ne sait jamais.

De retour dans le patio, il grimpa sur le toit. Arrivé sur la corniche, il dégaina son couteau. Grâce à sa lampe torche, il découpa la corde côté boucle jusqu’à ce qu’elle ne tienne que par quelques fibres. Puis il lança l’autre extrémité dans la rue et se laissa glisser.

Si la corde cédait avant qu’il ait atterri, il ne ferait pas trop de bruit en tombant. En fait, elle tint bon et il dut tirer dessus à plusieurs reprises pour achever de la rompre. Mieux valait ne laisser aucune trace. Il se planqua dans une ruelle, où il remit ses sandales et son manteau, enroula la corde et fit un nouveau nœud coulant.

Bon. Maintenant, on quitte la ville. Plus facile à dire qu’à faire. Les portes étaient fermées et placées sous bonne garde ; remparts et tourelles grouillaient de sentinelles.

Il avait repéré l’endroit le plus favorable pendant la journée. Tout près du fleuve, naturellement, car une attaque surprise était impensable dans ce secteur, qui était par conséquent moins gardé que les autres. Mais les sentinelles affectées là étaient aussi vigilantes qu’ailleurs, et elles réagiraient sur-le-champ à l’approche de tout individu suspect, en particulier s’il était armé. Ses atouts étaient les suivants : sa taille, sa force, sa science du combat et sa détermination sans failles.

Sans compter mon caractère un peu bourrin. Si j’ai pu m’introduire chez Raor, c’est sans doute qu’elle n’avait pas imaginé une tactique aussi primaire.

Arrivé à proximité de sa cible, il s’engagea dans une ruelle donnant sur le pomerium, dont l’obscurité était propice à la planque qu’il devait s’imposer. L’attente fut longue. La lune monta dans le ciel. Il faillit passer à l’action par deux fois, mais se retint en jugeant que le risque était trop élevé. Il pouvait se permettre de patienter. L’esprit du tigre était en lui.

Voilà enfin sa chance : un soldat s’avançant seul sur la chaussée, en route pour se présenter à ses supérieurs avant son tour de garde, et personne d’autre à proximité. Sans doute avait-il fait le mur pour retrouver une mère ou une fiancée, jusqu’à ce qu’une clepsydre, voire le sens de la durée qu’acquièrent souvent les hommes par instinct, lui signale que l’heure tournait. Ses sandales cloutées résonnaient sur les dalles. Le clair de lune faisait luire son casque et sa cotte de mailles. Everard se rua sur lui.

Le jeune homme ne vit ni n’entendit rien. De grosses mains se refermèrent sur sa gorge, des doigts pressèrent ses carotides. Il se débattit un moment, incapable de seulement crier. Ses talons tambourinèrent sur les dalles. Puis il s’avachit et Everard l’emporta dans une ruelle.

Le Patrouilleur se tendit, prêt à fuir si nécessaire. Pas un cri, pas un bruit de pas. Il avait réussi. Le jeune homme frissonna, gémit, aspira une goulée d’air, s’efforça de reprendre conscience.

Le tuer d’un coup de couteau était la solution la plus raisonnable. Mais le clair de lune illumina son visage : il était bien jeune, et, quel que soit son âge, Everard n’avait rien contre lui. La lame luisit devant son œil. « Tiens-toi tranquille et tu vivras. »

Heureusement pour lui, et pour la conscience d’Everard, il obtempéra. On le découvrirait le matin venu, ligoté par une corde et bâillonné par un bout de tissu arraché à son pagne. Peut-être aurait-il droit à quelques coups de fouet, ou à une séance de marche forcée avec paquetage – aucune importance. Quant au larcin dont il avait été la victime, ses supérieurs préféreraient étouffer l’affaire.

Une fois débarrassé de sa coiffe, le casque tenait plus ou moins bien sur la tête du voleur. Jamais Everard ne rentrerait dans la cotte de mailles, mais il ne pensait pas en avoir besoin. Si une sentinelle s’approchait de trop près, il avait désormais une épée pour l’affronter.

Personne ne chercha à l’arrêter lorsqu’il monta sur les remparts et parcourut le chemin de ronde en quête d’un endroit à sa convenance. Vu l’obscurité, les soldats qui l’apercevaient ne remarqueraient rien d’anormal, et sa démarche était si assurée que personne ne songerait à le retarder. Il fit halte à mi-distance de deux guérites, depuis lesquelles il n’apparaissait au mieux que comme une ombre floue. La patrouille chargée de faire la ronde était encore loin.

Il avait passé le lasso autour de ses épaules. D’un mouvement vif, il coinça la boucle autour d’un merlon et jeta la corde en contrebas. Il avait largement de quoi atteindre la bande de terre séparant les murailles des quais. Il enjamba le parapet et se laissa glisser. Les sentinelles trouveraient la corde le lendemain et se demanderaient si elle avait appartenu à un espion ou à un criminel souhaitant quitter la ville, mais il y avait peu de chance pour que Théonis eût vent de l’incident.

Tout en marchant d’un bon pas, il parcourut du regard la contrée alentour. Les maisons et les champs viraient au gris foncé, pour se fondre dans la nuit noire à mesure qu’il s’éloignait, mais quelques braises rougeoyantes signalaient les fermes incendiées. Dans le lointain brillaient les feux de camp de l’ennemi. Ils étaient bien plus abondants de l’autre côté de la ville, acculant Bactres au fleuve qui l’arrosait.

Ses pieds foulèrent bientôt l’herbe. La pente qu’il descendait était si forte qu’il faillit trébucher. Quelque part, un chien hurlait. Il pressa le pas, s’éloignant du rempart pour gagner l’intérieur des terres.

Première chose à faire : me trouver une meule de foin ou quelque chose d’approchant et dormir une poignée d’heures. Je suis vraiment crevé, nom de Dieu ! Demain matin, il faudra que je me procure de l’eau, de la nourriture si possible et… ce dont je pourrai avoir besoin. Je connais l’air et la chanson, mais je n’ai pas de partition et, à la première fausse note, j’aurai droit aux tomates. La Californie de la fin du XXe siècle semblait encore plus lointaine que les étoiles dans le ciel.

Pourquoi diable suis-je en train de penser à la Californie ?

1988 apr. J.C.

Lorsqu’il entendit le téléphone sonner dans son appartement new-yorkais, il étouffa un juron et envisagea un instant de laisser le répondeur enregistrer l’appel. La musique l’emportait vers de nouveaux sommets. Mais c’était peut-être important. Son numéro était sur liste rouge et il ne le donnait pas à tout le monde. Il se leva, décrocha et marmonna : « Manse Everard…

— Bonjour, dit une voix de contralto un rien tremblante, ici Wanda Tamberly. » Il se réjouit aussitôt d’avoir répondu. « Je… j’espère que je ne vous dérange pas.

— Non, non, lui dit-il, je suis seul à la maison ce soir. Que puis-je faire pour vous ? »

Elle se mit à bredouiller. « Manse, je suis sincèrement navrée, mais… notre rendez-vous… serait-il possible de le remettre à un autre jour ?

— Mais bien sûr ! Quel est le problème, si je puis me permettre ?

— C’est… Oh ! ce sont mes parents, ils veulent nous emmener en excursion pour le week-end, ma sœur et moi, avant que je parte rejoindre mon nouveau poste… Déjà que je suis obligée de leur mentir, je ne veux pas en plus leur faire de la peine. Jamais ils ne penseraient à me le reprocher, mais… mais ils pourraient croire à de l’indifférence de ma part. Vous comprenez ?

— Naturellement. Cela ne présente aucune difficulté. » Everard partit d’un petit rire. « L’espace d’un instant, j’ai cru que vous alliez me poser un lapin.

— Hein ? Moi, vous jouer un tour pareil, après tout ce que vous avez fait pour…» Elle s’efforça d’être drôle. « A la veille de rejoindre l’Académie de la Patrouille du temps, une nouvelle recrue annule son rencard avec l’agent non-attaché qui veut fêter sa réussite. D’accord, ça pourrait asseoir ma réputation auprès de mes condisciples, mais je préfère qu’ils m’admirent pour d’autres raisons. » Redevenant sérieuse : « Monsieur… Manse… vous avez été si gentil avec moi. Puis-je vous demander un autre service ? Je ne voudrais pas passer pour une mauviette, ni pour un pot de colle, mais… pourrions-nous discuter deux ou trois heures quand vous viendrez ici ? On peut se passer de restau si votre temps est compté ou si ça vous barbe trop. Je le comprendrai, même si je vous sais trop poli pour me l’avouer. Mais j’ai besoin de… de conseils, et je ferai de mon mieux pour ne pas pleurer sur votre épaule.

— Elle vous est grande ouverte, si j’ose dire. Je regrette d’apprendre que vous avez des ennuis. J’apporterai des mouchoirs de rechange. Et je ne risque pas de me barber, je vous l’assure. Au contraire : j’insiste pour que nous allions dîner à l’issue de cette conversation.

— Oh ! chic, Manse, vous… Enfin, on n’a pas besoin d’aller dans un quatre-étoiles. Vous m’avez déjà fait découvrir des tables fabuleuses, mais je ne suis pas obligée d’arroser mon caviar Béluga avec du Dom Pérignon. »

Il gloussa. « Écoutez, c’est vous qui allez choisir le troquet. Vous vivez à San Francisco, après tout. Étonnez-moi.

— Mais je…

— L’addition n’a aucune importance. Mais, vous connaissant, je suis sûr que vous préférerez un endroit simple et décontracté. Car je crois deviner quel est votre problème, voyez-vous. Et puis je suis du genre à me contenter de palourdes arrosées d’une bonne bière. C’est comme il vous plaira.

— Manse, à vrai dire, je…

— Non, s’il vous plaît, pas au téléphone ; si j’ai deviné juste, il vaut mieux que nous nous parlions face à face. Vous vous posez certaines questions, et je peux déjà vous dire que ça n’a rien d’anormal et que c’est tout à votre honneur. Je vous retrouve où et quand vous le souhaiterez. L’un des avantages du voyage dans le temps, rappelez-vous. Alors ? Et, en attendant, reprenez le moral.

— Merci. Merci infiniment. » Il remarqua la dignité avec laquelle elle prononçait ces mots, ainsi que la façon dont elle régla aussitôt les détails pratiques. Une fille adorable. Qui deviendra sous peu une femme fantastique. Lorsqu’il lui souhaita une bonne nuit, il constata que leur conversation n’avait en rien gâché son plaisir de mélomane, bien que le mouvement en cours présentât un contrepoint des plus subtils. En fait, il se sentait propulsé vers des sommets majestueux. Cette nuit-là, il ne fit que de beaux rêves.

Le lendemain, bouillonnant d’impatience, il emprunta un scooter et partit directement pour San Francisco à la date fixée, se ménageant quelques heures d’avance. « Je pense revenir ce soir, mais assez tard, peut-être même après minuit, dit-il à l’agent de faction. Aussi ne vous inquiétez pas si vous ne voyez pas mon véhicule en prenant votre service demain matin. » Il se procura une clé anti-alarme, qu’il reposerait à son retour dans un certain tiroir, puis prit le bus pour se rendre dans une agence de location de voitures ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Enfin il fila vers le Golden Gâte Park, où il fit une promenade dans l’espoir de se calmer un peu.

Le soir tombait en ce jour de janvier lorsqu’il frappa à la porte des parents de Wanda. À peine celle-ci lui avait-elle ouvert qu’elle lançait un « Au revoir ! » par-dessus son épaule et le rejoignait. L’éclat des réverbères faisait luire ses cheveux blonds. Elle était vêtue d’un sweater, d’une veste de toile et d’une jupe en tweed, et chaussée de souliers à talons plats ; de toute évidence, il ne s’était pas trompé sur la tonalité de leur soirée. Elle lui accorda un sourire doublé d’une ferme poignée de main, mais en voyant la lueur dans ses yeux, il la conduisit sans tarder à sa voiture. « Ravi de vous voir », déclara-t-il.

Ce fut d’une voix à peine audible qu’elle répondit : « Vous ne pouvez pas savoir à quel point je le suis aussi. »

Toutefois, alors qu’ils s’installaient, il remarqua : « Je me fais l’effet d’un rustre, de partir ainsi sans avoir salué vos parents. »

Elle se mordit la lèvre. « J’ai un peu précipité le mouvement. Ce n’est pas grave. Ils sont ravis que je loge quelques jours chez eux avant de partir rejoindre mon poste, mais ils ne tenaient pas à me faire attendre alors que j’avais un rendez-vous galant.

— Je me serais contenté d’échanger des banalités, comme le vieux ringard que je suis, dit-il en démarrant.

— Oui, mais… Eh bien, je ne sais pas si j’aurais pu tenir le coup. Ils ne sont pas du genre à fouiner dans ma vie, mais cet homme mystérieux que je viens de rencontrer a éveillé leur curiosité, bien qu’ils ne l’aient vu que deux fois avant ce jour. J’ai dû leur raconter un… un bobard…

— Mouais. Et dans l’ignoble art du mensonge, vous n’avez ni talent, ni expérience, ni enthousiasme. »

— C’est ça. » Elle lui effleura le bras. « Et c’est à eux que je mens.

— Tel est le prix que nous payons. J’aurais dû vous mettre en contact avec votre oncle Steve. Il vous aurait rassérénée mieux que je ne pourrais le faire.

— J’y ai pensé, mais vous… euh…»

Il se fendit d’un sourire penaud. « Vous me voyez en figure paternelle ?

— Je n’en sais rien. Franchement, je n’en sais rien. Je veux dire… eh bien, en quelque sorte, oui – vous êtes un gradé de la Patrouille, vous m’avez secourue, vous m’avez parrainée et tout le reste, mais… J’ai du mal à appréhender mes sentiments… Ah ! assez de baratin psycho ! J’aimerais voir en vous un ami mais je n’ose pas encore sauter le pas.

— Voyons si nous pouvons arranger ça », repartit-il, bien plus calme en apparence qu’il ne l’était en réalité. C’est qu’elle est séduisante, bon sang !

Elle regarda autour d’elle. « Où nous emmenez-vous ?

— Twin Peaks ; j’ai pensé qu’on pourrait se garer et faire quelques pas. Le ciel est dégagé, la vue superbe et aucun des autres passants ne nous prêtera attention. »

Elle hésita un instant. « D’accord. »

Le lieu idéal pour un rendez-vous galant, en effet. Et, dans d’autres circonstances, j’aurais probablement sauté sur l’occasion. Toutefois… « Quand nous en aurons fini, vous me conduirez au restau de votre choix. Ensuite, si vous vous sentez toujours en forme, je connais dans Clément Street un pub irlandais où la bière est aussi bonne que la musique et où il se trouvera bien quelques solides gaillards pour vous inviter à danser. »

A en juger par le ton de sa voix, elle avait compris le fond de sa pensée. « Génial. J’en ignorais jusqu’à l’existence. Vous connaissez plein d’endroits sympa, on dirait.

— Un heureux hasard. » Il continua de parler tout en roulant, sentant qu’elle retrouvait déjà un peu de son allant.

Devant eux se déployait un splendide panorama, la cité pareille à une galaxie grouillante d’étoiles, les ponts élégants jetés sur des eaux miroitantes, les hauteurs où brillaient les lueurs d’innombrables demeures. Le vent tonitruant leur apportait le parfum de la mer. Il faisait trop froid pour rester longtemps au grand air. La main de Wanda chercha la sienne. Lorsqu’ils se réfugièrent dans la voiture, elle se blottit contre lui et il lui passa un bras autour des épaules ; puis, enfin, ils échangèrent le plus doux des baisers.

En entendant ce qu’elle avait à lui dire, il ne fut nullement surpris. Tout démon a besoin d’être exorcisé. Quoique sincère, le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait vis-à-vis de sa famille dissimulait une centaine de craintes. L’excitation qui l’avait envahie à l’idée d’entrer dans la Patrouille du temps – imaginez un peu ! – avait fini par s’estomper. Personne ne peut ressentir longtemps une telle joie. À mesure que se succédaient les entretiens, les tests, les études préliminaires, ses pensées s’étaient assombries.

Tout est flux. La réalité impose les courants du changement au chaos quantique suprême. Non seulement votre vie est constamment en danger, mais il en va de même pour la possibilité de votre existence, sans parler du monde et de son histoire tels que vous les connaissez.

On vous interdira de connaître vos succès à l’avance, car cela ne ferait qu’accroître la probabilité de vos échecs. Dans la mesure du possible, vous suivrez le lien de la cause vers l’effet, comme le commun des mortels, sans déformer ni distordre quoi que ce soit. Le paradoxe, voilà l’ennemi.

Vous aurez le pouvoir de remonter le temps pour revoir vos chers disparus, mais vous n’en ferez rien, car vous seriez alors tentée de leur épargner la mort qui fut la leur, et cela vous déchirerait le cœur. Jour après jour sans cesse, à jamais impuissante, vous vivrez dans le chagrin et dans l’horreur.

Nous gardons ce qui est. Sans jamais nous demander si cela doit être. Et nous avons intérêt à ne pas nous interroger sur ce que signifie « être ».

« Je ne sais pas, Manse, je ne sais plus. Ai-je assez de force ? De sagesse, de discipline, de… de résistance ? Dois-je renoncer tant qu’il en est encore temps, accepter le conditionnement qui m’imposera le silence et reprendre le cours de ma vie… tel que l’envisageaient mes parents ?

— Allons, ce n’est pas aussi grave, tu ne fais que grossir tes problèmes. Ce qui n’a rien que de très normal à ce stade de ta formation. Si tu n’étais ni assez intelligente ni assez sensible pour te poser des questions et te faire du souci, voire pour éprouver certaines craintes… eh bien, tu n’aurais pas ta place parmi nous.

»… recherche scientifique, étudier la vie préhistorique. Je t’envie un peu, tu sais. La Terre était un séjour pour les dieux avant que la civilisation ne la souille irrémédiablement.

»… en rien préjudiciable pour tes parents et tes amis. C’est un secret qu’ils n’ont pas à connaître, voilà tout. Ne me dis pas que tu as toujours été franche avec eux ! Et, en fait, tu pourras de temps à autre leur donner certains petits coups de pouce qui leur apparaîtront comme des dons du Ciel.

»… une longévité de plusieurs siècles, sans jamais être malade un seul jour.

»… amis comme tu n’en as jamais connus. Il y a des types fabuleux dans la Patrouille.

»… plaisirs. Des expériences. Une vie pleinement vécue. Que dirais-tu de profiter d’une permission pour découvrir le Parthénon quand il était tout neuf, Chrysopolis quand elle sera sortie de terre, ou carrément la planète Mars ? Randonner à Yellowstone avant l’arrivée de Christophe Colomb, puis faire un saut à Huelva pour lui souhaiter bon voyage ? Voir Nijinski danser, Garrick jouer Lear, Michel-Ange le pinceau à la main ? À toi de faire un vœu et, dans les limites du raisonnable, il sera exaucé. Sans parler des petites fêtes que nous organisons entre nous. Des soirées authentiquement cosmopolites !

»… tu sais très bien que tu ne renonceras pas. Ce n’est pas dans ta nature. Alors fonce ! »

… jusqu’à ce qu’elle l’étreigne une nouvelle fois et dise d’une voix tremblante, partagée entre le rire et les larmes : « Oui. Tu as raison. Oh ! merci, Manse, merci. Tu m’as remis la tête à l’endroit, et ce en… ma parole ! en moins de deux heures, pas possible !

— Tu sais, je n’ai pas fait grand-chose, à part te pousser gentiment vers la décision que tu aurais fini par prendre de toute façon. » Everard étira ses jambes pour en chasser les courbatures. « Mais ça m’a donné faim. Alors, on se le fait, ce restau ?

— Et comment ! s’exclama-t-elle, aussi désireuse que lui de repartir dans le superficiel. Au téléphone, tu as parlé de palourdes…

— Ce n’est pas une obligation », répliqua-t-il, néanmoins touché qu’elle s’en soit souvenue. « On ira où tu voudras.

— Eh bien, il nous faut un petit troquet sans prétention mais où on mange bien, et j’ai pensé à la Grotte de Neptune, autrement dit Chez Ernie, dans Irving Street.

— Taïaut ! » Il démarra.

Comme ils descendaient de la colline, perdant de vue la galaxie urbaine et laissant le vent derrière eux, elle prit un air pensif. « Manse ?

— Oui ?

— Quand je t’ai appelé à New York, il y avait de la musique en fond sonore. Tu écoutais un concert, je suppose. » Sourire. « Je te vois d’ici, en chaussettes, la pipe dans une main et la chope de bière dans l’autre. Qu’est-ce que tu écoutais ? Une pièce baroque, je crois bien, mais je connais bien la musique baroque et je n’ai pas reconnu cette mélodie ; c’était étrange, splendide même, et j’aimerais bien une copie de la cassette. »

Il étouffa un rire. « Ce n’était pas vraiment une cassette. Quand je suis tout seul, j’utilise une chaîne hi-fi littéralement futuriste. Mais, oui, je serais ravi de te graver une copie. C’est du Bach. La Passion selon saint Marc.

— Hein ? Minute ! »

Everard opina. « Je sais. On n’en connaît plus aujourd’hui que quelques fragments. La partition n’a jamais été publiée. Mais en 1731, le jour du Vendredi saint, un voyageur temporel a introduit dans la cathédrale de Leipzig un système enregistreur. »

Elle frissonna. « Ça me donne la chair de poule.

— Mouais. Encore un avantage de la chronocinétique, sans parler du statut de Patrouilleur. »

Elle se tourna vers lui pour le fixer des yeux. « Tu es loin d’être le fils de fermier à la Garrison Keillor[13] que tu parais être, pas vrai ? murmura-t-elle. Très, très loin. »

Il haussa les épaules. « Pourquoi un fils de fermier n’aurait-il pas le droit d’aimer Bach autant que le steak-frites ? »

209 av. J.C.

À six kilomètres environ au nord-est de Bactres, une source jaillissait dans un bosquet de peupliers sur le flanc d’une colline. C’était depuis des temps immémoriaux un sanctuaire dédié au dieu des eaux souterraines. Les paysans y déposaient des offrandes dans l’espoir d’être protégés des tremblements de terre, de la sécheresse et des épizooties. Lorsque Théonis avait financé la réfection de l’autel, qu’un prêtre de Poséidon officiant dans la cité venait entretenir à intervalles réguliers, personne n’avait élevé d’objection. Les gens s’étaient contentés de confondre les deux déités, continuant le plus souvent à utiliser l’appellation traditionnelle, et s’étaient félicités de bénéficier d’une protection renforcée pour leurs troupeaux.

Everard aperçut les arbres avant de voir le temple. Leurs frondaisons émettaient un éclat argenté dans l’air matinal. Ils entouraient un mur d’enceinte s’ouvrant sur une porte dépourvue de battant. L’aire ainsi définie constituait le temenos, la terre consacrée. D’innombrables générations de pieds avaient foulé le sentier qui y conduisait.

Aux alentours s’étendaient des champs piétines parmi lesquels on apercevait des fermes abandonnées, tantôt intactes, tantôt réduites à l’état de ruines calcinées. Les envahisseurs ne s’étaient pas livrés à un pillage systématique, pas plus qu’ils n’avaient attaqué les hameaux trop proches de la ville. Cela ne tarderait pas.

Leur campement, situé trois kilomètres plus au sud, se présentait comme un alignement de tentes flanquant un remblai. Les couleurs vives du pavillon royal contrastaient avec le cuir marron dont se contentaient les hommes de troupe. Fanions et oriflammes claquaient au vent. Le soleil faisait luire les armes des sentinelles. Des plumets de fumée montaient des feux de camp. Une sourde rumeur parvenait aux oreilles d’Everard, mélange de bruits de pas, de cris, de hennissements et de claquements métalliques. Au loin, des escouades d’éclaireurs à cheval soulevaient des nuages de poussière.

Personne ne l’avait attaqué, mais il avait pris soin de ne pas se faire repérer. Des soldats syriens tombant sur lui par hasard n’auraient pas hésité à le tuer ; il était encore trop tôt pour qu’ils capturent des esclaves. Heureusement, ils hésiteraient à déchaîner la colère de Poséidon – d’autant plus que Polydore, l’aide de camp de leur roi, leur avait donné des consignes en ce sens. Le Patrouilleur poussa un soupir de soulagement en entrant dans le bosquet. Le simple fait de se retrouver à l’ombre était une bénédiction.

Ce qui n’éclaircissait en rien son humeur.

Le temple occupait la quasi-totalité de la cour, bien qu’il ne fut guère plus grand que l’autel qui l’avait précédé. Trois marches conduisaient à un portique soutenu par quatre colonnes de style corinthien, qui ombrageaient une façade sans fenêtres. Les colonnes étaient en pierre – sans doute un simple placage – et le toit en tuiles rouges. Le reste de l’édifice consistait en des murs de briques blanches. Nul ne s’attendait à du somptueux dans un temple aussi modeste, dont la seule utilité, aux yeux de Raor, était de servir de lieu de rendez-vous pour Draganizu et Buleni.

Deux femmes étaient assises dans un coin du temenos. La plus jeune donnait le sein à un nourrisson. La plus âgée tenait dans ses mains un chapati à moitié mangé, qui constituait sans doute sa ration quotidienne. Elles étaient vêtues de haillons souillés et déchirés. En voyant apparaître Everard, elles se blottirent l’une contre l’autre, le visage déformé par la peur.

Un homme émergea de l’unique entrée du temple. Il était vêtu d’une tunique blanche, élimée mais propre. Le dos voûté par les ans, la bouche édentée, les yeux plissés, il pouvait être âgé de soixante ans ou de quarante. Avant l’avènement de la médecine scientifique, seuls les représentants des classes supérieures atteignaient un âge mûr sans perdre la santé. Dire que les intellectuels du XXe siècle considèrent la technologie comme déshumanisante, songea Everard.

Cet homme était cependant tout sauf sénile. « Réjouis-toi, ô étranger, si tu viens en paix, dit-il en grec. Sache que ce lieu est sacré et que les rois Antiochos et Euthydème, quoique en guerre, l’ont tous deux déclaré sanctuaire. »

Everard leva la main en signe de salut. « Je suis un pèlerin, révérend père, annonça-t-il.

— Hein ? Non, non, je ne suis pas un prêtre, rien qu’un humble gardien – Dolon, esclave de Nicomaque. » Selon toute évidence, il demeurait dans une hutte toute proche et passait la journée au temple. « Un pèlerin, dis-tu ? Comment as-tu entendu parler de notre petit naos ? Tu es sûr de ne pas t’être égaré ? » Il s’approcha, s’arrêta, plissa les yeux d’un air dubitatif. « Es-tu vraiment un pèlerin ? Nul ne doit entrer ici s’il est animé de pensées belliqueuses.

— Je ne suis pas un soldat. » La cape d’Everard dissimulait son épée, quand bien même la présence de celle-ci n’avait rien de surprenant. « J’ai parcouru un long chemin en quête du temple de Poséidon proche de la Cité du Cheval. »

Dolon secoua la tête. « As-tu des vivres ? Je ne peux rien t’offrir, hélas. Nous ne sommes plus livrés. J’ignore quand je pourrai recevoir des provisions, pour moi et pour les autres. » Il jeta un regard sur les deux femmes. « Je redoutais un afflux de réfugiés, mais il semble que la plupart des paysans aient pu gagner la ville à temps. »

L’estomac d’Everard protesta. Il fit de son mieux pour le faire taire. Vu son entraînement et son état de santé, il pouvait rester plusieurs jours sans manger avant d’être affaibli. « Je demande seulement un peu d’eau.

— De l’eau bénite, issue du puits divin, ne l’oublie pas. Qu’est-ce qui t’amène ici ? » Soupçonneux : « Comment peux-tu connaître l’existence de ce temple alors qu’il n’est dédié à Poséidon que depuis quelques mois à peine ? »

Everard avait eu le temps de peaufiner son bobard. « Je m’appelle Androclès et je viens de Thrace. » Cette contrée à demi barbare, dont les Grecs ne savaient presque rien, avait pu engendrer un colosse comme lui. « L’année dernière, un oracle m’a dit que si j’allais en Bactriane, j’y trouverais non loin de la capitale un temple dédié au dieu où ma peine trouverait solution. Je ne dois rien te dire de la peine en question, sinon que je n’ai commis aucun péché, que je ne suis point impur.

— Une prophétie, un pont jeté vers l’avenir », souffla Dolon. Si impressionné fût-il, il n’en demeurait pas moins méfiant. « As-tu parcouru tout seul cette longue route ? Plusieurs centaines de parasangs[14], si je ne me trompe.

— Non, non, j’ai acheté mon passage dans une série de caravanes. Je me trouvais dans la dernière, en route pour Bactres, lorsque nous avons appris qu’une armée marchait sur la ville. Le chef de caravane a décidé de faire demi-tour. J’ai choisi de poursuivre en solitaire, persuadé que le dieu veillerait sur moi. Hier, une bande de voleurs… sans doute des paysans ruinés par les pillards… m’a dérobé ma mule et mon bagage, mais j’ai pu leur échapper pour continuer à pied. Et me voici.

— En vérité, tu as souffert bien des épreuves, dit Dolon d’un air compatissant. Que dois-tu faire à présent ?

— Attendre que le dieu me donne… euh… de nouvelles instructions. Je suppose qu’il le fera dans un rêve.

— Eh bien… enfin… je n’en sais trop rien. Ceci est plutôt irrégulier. Interroge donc le prêtre. Il est en ville pour le moment, mais on ne tardera pas à le laisser sortir pour venir… régler ses affaires ici.

— Je t’en prie ! N’oublie pas que je suis voué au silence. Si le prêtre me pose des questions, si je refuse d’y répondre et s’il insiste… l’Ébranleur du sol n’en sera-t-il pas fâché ?

— Euh… je…

— Écoute », reprit Everard, s’efforçant de paraître à la fois ferme et affable, « il me reste une bourse pleine. Une fois que j’aurai reçu le signe que j’attends du dieu, j’ai bien l’intention de faire à ce temple une substantielle donation. Un statère d’or. » Soit l’équivalent de mille dollars dans les États-Unis des années 1980, si tant est qu’une telle comparaison ait un sens.

« Je pense qu’avec cela tu pourras… le temple pourra nourrir ses hôtes pendant un bon moment. » Dolon hésita.

« Telle est la volonté du dieu, insista Everard. Tu ne vas pas t’y opposer, tout de même. Il me vient en aide et je te viens en aide. Tout ce que je demande, c’est pouvoir attendre en paix qu’un miracle survienne. Considère-moi comme un fugitif. Regarde. » Il ouvrit sa bourse et en sortit une poignée de drachmes. « Je suis bien pourvu, comme tu le vois. Permets-moi de t’offrir cet argent. Tu le mérites. Pour moi, c’est un acte de piété. »

Dolon tressaillit puis se lança et tendit la main. « Très bien, très bien, pèlerin. Les voies des dieux sont décidément impénétrables. »

Everard le paya. « Permets-moi d’entrer, de prier et de recevoir la bénédiction du dieu, de devenir son hôte en toutes choses. Ensuite, je resterai assis dans un coin sans déranger personne. »

L’ombre et la fraîcheur apaisèrent sa peau cuite par le soleil et ses lèvres asséchées. La source gazouillait au centre de la cour, sur un talus servant d’assise à l’édifice. Après avoir empli un bassin creusé dans le sol, elle s’écoulait dans une conduite qui disparaissait sous un mur, pour se déverser sans aucun doute dans un ruisseau proche du temenos. Derrière elle se dressait un bloc de pierre mal dégrossie, l’autel originel. On avait peint l’image de Poséidon sur une de ses faces, à peine visible dans cette chiche lumière. Le sol était jonché d’offrandes diverses, en majorité des modelages d’argile représentant une maison, un animal domestique ou un organe humain – tous prétendument guéris par le dieu. Nicomaque prélevait sans doute les biens précieux et les denrées périssables chaque fois qu’il venait faire un tour ici.

Votre foi naïve ne vous a guère aidés, pauvres gens que vous êtes, songea Everard avec tristesse.

Dolon se prosterna devant le dieu. Everard s’efforça de l’imiter au mieux, ainsi que l’aurait fait un Thrace un peu balourd. Se redressant sur ses genoux, le gardien du temple remplit une coupe d’eau et la tendit au suppliant. Dans l’état où il était, cette gorgée d’eau fit à Everard l’effet d’une bière bien fraîche. La prière qu’il adressa en remerciement était presque sincère.

« Je te laisse seul avec le dieu pour quelque temps, déclara Dolon. Tu peux remplir cette jarre d’eau et l’emporter avec toi avec respect. » Il s’en fut après une ultime révérence.

J’ai intérêt à ne pas traîner, se rappela le Patrouilleur. Cela dit, un peu d’intimité et de repos, et une chance de cogiter…

Il n’avait formulé que de vagues plans. Premier objectif : s’introduire dans le camp syrien et localiser un chirurgien militaire nommé Caletor d’Oinoparas, alias l’agent Hyman Birenbaum, qui bénéficiait tout comme lui d’appoints médicaux lui permettant de vivre parmi les païens en passant inaperçu. Peut-être trouveraient-ils une excuse pour s’isoler dans un coin tranquille, à moins que Birenbaum n’ait les moyens d’organiser l’évacuation d’Everard. Le plus important, c’était de s’éloigner suffisamment des capteurs exaltationnistes pour transmettre à la Patrouille les informations recueillies sur le terrain afin qu’elle soit en mesure de préparer une contre-offensive.

Mais à en juger par les précautions prises par ces salopards, il y a peu de chances pour que nous les capturions tous les quatre. Et merde !

Peu importe. Comment allait-il s’y prendre pour contacter Birenbaum alors que les soldats ennemis risquaient de le trucider dès qu’ils l’auraient repéré ? Peut-être les retarderait-il en leur disant qu’il était porteur d’un message urgent, mais ils le conduiraient alors à leurs officiers, qui s’empresseraient de le cuisiner sur le message en question, et il n’était pas question de leur parler de Caletor de peur de compromettre celui-ci – tous deux périraient alors sous la torture, car leur conditionnement les empêcherait d’avouer quoi que ce soit.

S’il était venu dans ce temple, c’était dans l’espoir d’y trouver un responsable quelconque – un prêtre ou, faute de mieux, un acolyte. Celui-ci aurait pu lui fournir une escorte et un sauf-conduit pour franchir les barrages syriens. Et s’il exhibait sa lampe torche en affirmant que c’était un don de Poséidon ?… Il devrait pour cela attendre que Nicomaque (alias Draganizu) ait retrouvé Polydore (alias Buleni) et que tous deux fussent repartis. Il avait envisagé de n’arriver qu’après leur rencontre, mais il aurait couru plus de risques à errer dans la campagne qu’à poireauter dans cette cour, et peut-être observerait-il des détails intéressants…

Un plan bien bancal. Qui lui paraissait maintenant grotesque. Enfin, peut-être vais-je avoir une idée de génie. Il se fendit d’un rictus sardonique. Opter pour l’action primaire, comme hier mais en plus insensé encore.

Alors qu’il s’avançait en plein soleil, il fut pris d’un léger vertige qui l’éblouit un instant. « Je crois sentir la présence du dieu qui restaure mes forces, déclara-t-il d’une voix lasse. Je suis persuadé d’accomplir sa volonté, grâce à ton aide, Dolon. Tâchons de ne pas dévier du chemin qu’il nous a tracé.

— Non, non. » Le gardien lui recommanda de ne pas souiller le temenos – on avait aménagé des latrines à l’autre bout du bosquet – et se retira dans son logis.

Everard se dirigea vers le coin qu’occupaient les deux femmes. Ce n’était plus la peur qui se lisait sur leur visage, mais un chagrin teinté d’épuisement et de désespoir. Il n’eut pas le cœur à leur lancer un « Réjouissez-vous ! »

« Puis-je me joindre à vous ? s’enquit-il.

— Nous ne pouvons vous en empêcher », marmonna la plus âgée (il lui donna une quarantaine d’années).

Il s’assit à côté de la plus jeune. Sans doute avait-elle été jolie, naguère, avant qu’on ne lui brise l’esprit. « J’attends moi aussi la volonté du dieu, dit-il.

— Nous attendons, c’est tout, répliqua-t-elle d’une voix atone.

— Euh… je m’appelle Androclès et je suis un pèlerin. Vous demeurez dans les environs ?

— Nous y demeurions. »

La vieillarde frémit. Durant une minute, elle retrouva un semblant de vitalité. « Notre ferme se trouve en aval d’ici, trop loin pour que nous ayons été avertis à temps. Mon fils a dit que nous devions charger nos biens sur un chariot à bœufs, de crainte de devoir mendier une fois en ville. Des cavaliers nous ont attaqués sur la route. Ils l’ont tué, ainsi que ses fils. Ils ont violé son épouse. Au moins nous ont-ils épargnées, elle et moi.

Une fois devant la cité, nous avons trouvé porte close. Et nous avons cherché refuge auprès de l’Ébranleur du sol.

— J’aurais préféré qu’ils nous tuent », dit la jeune femme d’une voix blanche. Son bébé se mit à pleurer. Elle se dénuda le torse d’un geste machinal afin de lui donner le sein. De sa main libre, elle tendit un carré d’étoffe pour se protéger du soleil et des mouches.

« Je suis navré. » Ce fut tout ce qu’Everard trouva à dire. C’est ça, la guerre, le passe-temps préféré des gouvernements. « Je vous citerai dans mes prières. »

Elles ne daignèrent pas répondre. Enfin, l’anesthésie est parfois un prélude à la guérison. Il releva sa capuche et s’adossa au mur. Les peupliers n’offraient qu’une ombre fugace. La chaleur de la pierre s’insinua dans ses chairs.

Plusieurs heures s’écoulèrent. Comme à son habitude lorsqu’il était contraint de patienter dans l’attente d’une issue incertaine – ce qui lui était souvent arrivé lors des siècles futurs –, il se réfugia dans ses souvenirs. De temps à autre, il buvait une gorgée d’eau tiède ou faisait un bref somme. Le soleil atteignit son zénith puis descendit vers l’horizon.

… les nuages filant sur les ailes du vent, transpercés par des lances de soleil qui illuminent les vagues, les cordages qui vibrent et se tendent, les embruns qui le giflent lorsque l’étrave du navire fend des eaux d’un gris-vert de tempête, festonnées d’écume blanche, et Bjarni Herjôlfsson qui s’écrie sans lâcher la barre : « Ah ! une mouette », signe que le nouveau monde n’est pas loin…

La fin du jour s’amorça avec lenteur, pour se poursuivre sur un rythme précipité. Everard entendit des bruits : claquement de sabots, éclats de voix, fracas métallique. Sa peau se hérissa. Prêt à tout, il rabattit un peu plus son capuchon sur son visage, releva ses genoux et voûta ses épaules, adoptant une pose aussi apathique que celle de ses voisines.

Respectueux du lieu saint, les Syriens descendirent de leurs montures avant de pénétrer dans le bosquet. Six soldats armés de pied en cap escortaient l’homme qui entra dans le temenos. Tout comme eux, il portait une cuirasse et des jambières ainsi qu’une épée passée à son ceinturon. Coiffé d’un casque à plumet et revêtu d’une ample cape rouge, il tenait à la main un bâton d’ivoire qu’il maniait comme une cravache et dépassait ses hommes d’une bonne tête. On eût dit que Praxitèle avait sculpté son visage dans l’albâtre.

Dolon dévala les marches du temple et se prosterna. Lorsque Alexandre avait envahi l’Asie, l’Orient avait conquis l’Hellade. Rome connaîtrait la même évolution, à moins que les Exaltationnistes ne fassent avorter sa destinée. Ils n’y arriveront pas. Nous les en empêcherons, d’une façon ou d’une autre. Buleni-Polydore semblait rayonner d’énergie. Mais… Seigneur !… s’ils nous filent encore entre les doigts, forts de l’expérience de ce nouvel affrontement…

« Tu peux te lever », dit l’aide de camp du roi Antiochos. Il jeta un regard aux misérables blottis dans leur coin. « Qui sont ces gens ?

— Des fugitifs, maître, répondit Dolon d’une voix chevrotante. Ils ont demandé asile. »

L’être splendide haussa les épaules. « Eh bien, que le prêtre décide de leur sort. Il est en route. Nous aurons besoin du temple pour y tenir conférence.

— Certainement, maître, certainement. »

Obéissant aux ordres qu’on leur aboyait, les soldats se postèrent au pied des marches et de part et d’autre de la porte. Buleni entra. Dolon rejoignit Everard et les deux femmes sans toutefois s’asseoir à leurs côtés, trouvant sans doute quelque réconfort dans leur compagnie en dépit de leur misérable statut.

Ouais. Nicomaque a parlé aux autorités bactriennes. Peut-être a-t-il reçu un petit coup de main de Zoilus ; Théonis y a veillé. Le prêtre est dans l’obligation de se rendre à son temple. Il serait souhaitable qu’un officier ennemi l’y retrouve afin que tous deux discutent d’un éventuel accord. Aucun des deux camps ne souhaite offenser l’Ébranleur du sol. On a dépêché des hérauts pour préparer la rencontre. Tout s’est passé dans la discrétion. Le roi Antiochos sait que son aide de camp est en contact avec un Bactrien dissident qui est disposé à espionner pour son compte.

De nouveaux bruits, nettement moins martiaux. Dolon se jeta une nouvelle fois sur le sol. Vêtu d’une robe blanche qui, si elle lui conférait une certaine dignité, avait dû le handicaper pour chevaucher sa mule, Nicomaque entra dans le temenos. Un jeune esclave trottinait à ses côtés, porteur d’une ombrelle. Tous deux étaient escortés par un soldat syrien. Ce dernier fit halte, imité par l’adolescent tandis que le prêtre entrait dans l’édifice, après quoi ils s’assirent pour prendre un peu de repos.

A peine si Everard les remarqua. Il restait figé dans sa position, comme aveuglé par l’objet qu’il avait vu reposant sur le torse de Draganizu. Un médaillon de taille modeste, pendant à une chaîne, le revers tourné vers l’extérieur ; quant à l’avers, il le connaissait si bien qu’il l’aurait identifié en le touchant dans l’obscurité : le hibou d’Athéna. Son propre communicateur.

Le monde se remit en ordre autour de lui. Pourquoi pas ? se dit-il. Qu’est-ce que ça a de surprenant ? Pour le moment, ils observent un silence radio absolu, mais ils doivent pouvoir se contacter en cas d’urgence. Buleni a forcément un appareil similaire sur lui. Le matériel de la Patrouille est supérieur à tout ce qu’ils ont pu apporter avec eux, utiliser un communicateur confisqué à l’ennemi est typique de la mentalité exaltationniste et rien n’empêche un prêtre de Poséidon d’honorer la déesse Athéna. En fait, c’est même une preuve de tact, vu l’antagonisme qui les oppose dans l’Odyssée. Bel exemple d’œcuménisme… Il étouffa son rire. Qu’est-ce qui m’a le plus surpris quand j’ai vu ça ?

Il comprit soudain. Ce médaillon signifiait sans doute sa mort.

Et cependant… oui, par Dieu !

Il aurait une chance de renverser la situation. De toute façon, il ne pensait pas survivre indéfiniment. En agissant comme il l’envisageait, il parviendrait à éliminer ces salopards et peut-être, peut-être…

Rien ne m’oblige à presser le mouvement. D’abord, réfléchissons un peu, rassemblons nos souvenirs, et ailleurs que dans cette fournaise.

Everard se leva. Il était raide et courbatu à force d’être resté si longtemps immobile. Il se dirigea vers la porte d’un pas lent.

Un soldat dégaina son glaive. « Halte-là ! Où vas-tu ? »

Il obtempéra. « Aux latrines, derrière le temenos, s’il te plaît.

— Attends ici que…»

Everard se dressa de toute sa taille. « Tu ne voudrais pas que je souille cette terre sacrée, n’est-ce pas ? Le dieu nous châtierait sûrement tous les deux. »

Dolon les rejoignit en trottinant. « Cet homme a été attaqué par des voleurs, expliqua-t-il. L’Ébranleur du sol lui a accordé asile et il est l’invité de Poséidon. »

Après avoir échangé un regard avec ses camarades, le soldat rengaina son arme. « Très bien. » Il se dirigea vers la porte et héla les deux hommes postés près des chevaux pour leur dire qu’un civil avait été autorisé à sortir. Les deux femmes regardèrent le colosse s’éloigner avec un certain regret. Il leur avait adressé des paroles aimables.

Everard s’avança d’un pas vif entre les arbres, savourant leur ombre. Ne traîne pas trop, se rappela-t-il. Ça mitonnerait que Buleni et Draganizu s’attardent dans le temple une fois qu’ils se seront mis à jour de la situation. Il n’avait pas de besoin pressant excepté faire quelques exercices d’assouplissement et dégainer son épée sous sa cape. Sur le chemin du retour, il veilla à adopter un pas traînant. Cela paraîtrait naturel à quiconque le remarquerait. Sa taille lui permit de jeter un coup d’œil à la cour par-dessus le mur.

Il arrivait à l’angle de celui-ci lorsque les Exaltationnistes émergèrent du temple. Everard pressa le pas. Les deux ennemis étaient au pied des marches lorsque le Patrouilleur entra dans l’enceinte. « Ne reste pas là, lui ordonna le soldat le plus proche.

— Oui, sire. » Everard fît tout un cinéma pour s’incliner devant lui, puis il s’éloigna d’une démarche de crabe, se rapprochant en fait de sa proie. Les deux hommes avançaient côte à côte. Buleni se fendit d’un rictus en apercevant le misérable devant lui.

La cour n’était pas très grande. Lorsque Everard bondit, moins de deux mètres le séparaient de ses ennemis.

Draganizu risquait d’appeler des renforts en pressant le médaillon alors même qu’il le portait à sa bouche. Il devait être le premier à mourir. Everard fondit sur lui. La pointe de son épée lui transperça le cou. Un geyser de sang en jaillit, d’un rouge éblouissant. Le cadavre s’effondra sur le sol.

Changeant d’appui alors même qu’il poursuivait son mouvement, Everard atterrit sur le talon, pivota sur lui-même et, du poing gauche, décocha à Buleni un uppercut au menton. C’était la seule façon d’atteindre un homme protégé par un casque et une cuirasse. L’Exaltationniste avait à moitié dégainé son arme. Sonné, il recouvra son équilibre et sortit son glaive du fourreau. Un authentique surhomme. Mais un rien diminué, un rien ralenti. Everard le serra. Le tranchant de la main gauche sur le poignet. Les phalanges de la droite sur le larynx, il sentit le cartilage se rompre. Buleni tomba à quatre pattes et vomit du sang.

Dolon hurla. Les soldats foncèrent, les armes à la main. Everard se jeta littéralement sur Draganizu. S’emparant du médaillon ensanglanté, il le pressa du pouce et glapit en temporel : « Agent non-attaché Everard. Rappliquez tout de suite. Combat. »

Pas le temps d’en rajouter. Le premier Syrien était sur lui. Il roula sur lui-même. Prenant appui sur son postérieur, il détendit ses jambes. L’homme chancela. Ses camarades accouraient. Leur masse occulta le ciel.

L’un d’eux s’avachit sur Everard. « Ouf ! » Un corps caparaçonné de métal qui vous tombe sur le ventre… il y a de quoi vous couper le souffle.

Lorsque Everard eut repris ses esprits et se fut rassis, les soldats gisaient tout autour de lui en tas disgracieux. Leur souffle était lent et régulier. Il savait que leurs camarades restés près des chevaux avaient eux aussi reçu une décharge d’étourdisseur et resteraient dans le coma pendant un bon quart d’heure. Cela mis à part, ils étaient indemnes. Un scooter temporel s’était posé non loin de là. Un homme aux allures de Chinois et une femme noire, souples et robustes dans leur combinaison moulante, l’aidèrent à se relever. Quatre autres véhicules survolaient le temple ; il vit que leurs pilotes étaient armés de canons énergétiques. « Vous en faites un peu trop, haleta-t-il.

— Pardon ? fit l’homme.

— Peu importe. Passons la situation en revue, et fissa ! » Pas question qu’il se donne le loisir de réfléchir, de penser au sort qui avait failli être le sien. Il ne ferait qu’attraper la tremblote et le moment était mal choisi. Son entraînement de Patrouilleur lui permit de maîtriser son corps et son esprit. Plus tard, quand tout serait fini, il paierait sa dette à la nature.

En recevant son appel, la Patrouille avait monté une équipe d’intervention, à bonne distance de cette époque, puis l’avait dépêchée à l’instant précis où il avait besoin d’aide. Il devait faire preuve de la même précision pour utiliser à son tour ses services. Mais il pouvait consacrer quelques minutes à ébaucher une stratégie.

Buleni était toujours vivant, mais à peine. « Conduisez-le au quartier général, ainsi que son camarade défunt, ordonna-t-il via l’émetteur-transmetteur qu’on venait de lui donner. On saura quoi faire d’eux. » Il parcourut les lieux du regard. Le pauvre Dolon gisait dans la poussière. « Transportez cet homme à l’ombre, à l’intérieur du temple. Soumettez-le à un examen médical et soignez-le dans la mesure de vos moyens. Une injection de stimulant lui ferait sans doute du bien. Les autres peuvent demeurer là où ils se trouvent jusqu’à leur réveil. »

Les deux femmes étaient restées dans leur coin, hors du rayon d’action de l’étourdisseur. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, galvanisées par la terreur, la grand-mère étreignant la mère et la mère serrant son enfant contre son sein. Everard alla se planter devant elles. Il avait conscience de leur apparaître comme un être terrifiant, couvert de sang, de sueur et de crasse, mais il demeurait encore capable de sourire.

« Écoutez-moi, dit-il en imposant une certaine douceur à sa voix éraillée, et écoutez-moi bien. Vous venez de voir la colère de Poséidon en action. Mais cette colère n’était pas dirigée contre vous. Ces hommes avaient offensé le dieu. Ils seront conduits dans l’Hadès. Vous êtes innocentes. Le dieu vous accorde sa bénédiction. Pour en attester, je vous donne ceci. » Il attrapa la bourse passée à sa ceinture et la laissa choir sur le sol. « C’est à vous. Poséidon a plongé ces soldats dans le sommeil, afin qu’ils ne voient pas ce qu’ils ne devaient pas voir, mais il ne leur fera aucun mal une fois qu’ils seront réveillés, à condition qu’ils garantissent la sécurité de ses protégées, c’est-à-dire vous-mêmes. Dites-le-leur. M’avez-vous bien compris ? »

Le bébé cria, la mère sanglota. La grand-mère regarda Everard dans les yeux et, d’une voix impavide mais encore un peu choquée, lui répondit : « Moi qui suis vieille, j’ose te comprendre et me rappeler.

— Bien. » Il les quitta pour accomplir sa tâche de Patrouilleur. Il avait fait pour elles tout ce qui était en son pouvoir – en contournant le règlement, certes, mais il avait le grade de non-attaché, après tout.

Ses sauveteurs s’en inquiétèrent néanmoins « Monsieur, lui dit la jeune femme, excusez-moi de vous poser cette question, mais ce que nous venons de faire…»

Une bleusaille, sans doute, mais qui s’était bien comportée dans le feu de l’action. Il décida que ses camarades et elle-même avaient droit à une petite séance d’instruction. « Ne vous faites pas de souci. Nous n’avons pas chamboulé l’histoire. Quel est votre milieu d’origine ?

— La Jamaïque, monsieur, en 1950.

— D’accord, je vais vous exposer l’incident dans les termes de votre époque. Une bagarre éclate dans la rue et, soudain, des hélicoptères descendent du ciel. Ils lâchent des grenades lacrymogènes qui calment la foule sans blesser personne. Des hommes en sortent, porteurs de masques à gaz. Ils s’emparent de deux des bagarreurs qu’ils embarquent dans un de leurs appareils. L’un de ces hommes explique aux témoins qu’il s’agit de dangereux agitateurs communistes et qu’il est lui-même un agent de la CIA, qui agit ainsi que le reste de son escadron avec l’autorisation du gouvernement local. Et les hélicos repartent. Supposons que cette scène se soit déroulée dans un village coupé du monde, où les lignes téléphoniques ont été sabotées, par exemple.

» Eh bien, les villageois ne parleront que de ça pendant un mois ou deux. Mais lorsque l’histoire se répandra dans le reste du pays, elle sera pas mal éventée, les médias ne lui accorderont qu’une attention limitée et la plupart de ceux qui l’entendront répéter croiront à une affabulation. Les villageois eux-mêmes cesseront peu à peu d’y faire allusion et son souvenir finira par s’estomper. Aucun d’eux n’aura été affecté et tous reprendront le cours de leur vie. Et puis, ce qui s’est passé n’avait rien d’impossible. Des hélicos, des lacrymos, la CIA… tout cela existe bien. C’était un incident bizarre, mais rien de plus. Peut-être que les villageois le raconteront à leurs enfants, mais ceux-ci n’auront pas tendance à les imiter.

» Dans l’esprit des gens de la présente époque, une intervention divine représente plus ou moins la même chose. Naturellement, nous n’en organisons qu’en cas de nécessité absolue, et nous ne nous attardons jamais une fois l’affaire conclue. »

Everard acheva de donner ses instructions via le communicateur. Les deux Exaltationnistes avaient été évacués sur des scooters. Un Patrouilleur supplémentaire les avait accompagnés, libérant une place sur son véhicule pour l’agent non-attaché. Everard prit les commandes, la seconde selle étant occupée par Imre Ruszek, un agent originaire de l’Europe de son époque. Comme il s’élevait dans les airs, il jeta un dernier regard aux deux femmes et lut dans leurs yeux un mélange d’espoir et d’incrédulité.

Les trois scooters s’élevèrent suffisamment pour être invisibles depuis le sol, excepté sous la forme d’une étincelle, puis filèrent vers Bactres. La terre déferlait des montagnes comme une vague de champs verts et ocre, parsemée de fermes et de bosquets, où la rivière semblait un ruban de vif-argent, la cité et les tentes de l’envahisseur des jouets d’enfant. À cette altitude glaciale, on ne trouvait aucune trace de haine et de souffrance, hormis celles que les chrononautes portaient en eux.

« Bon, écoutez-moi avec attention, commença Everard. Il reste deux bandits en liberté et, si nous nous débrouillons bien, je pense que nous pourrons les capturer. J’insiste : si nous nous débrouillons bien. Nous n’aurons pas droit à une seconde chance. Pas question de faire des allées et venues dans le temps pour corriger nos éventuelles bourdes. C’est une chose que d’organiser un petit miracle pour épater les indigènes, mais nous ne tenons pas à nous amuser avec la causalité de peur de déclencher un vortex temporel, même si le risque semble minime. C’est clair ?

Je sais qu’on vous a martelé cette doctrine durant votre formation, mais Ruszek et moi allons descendre dans l’arène et, s’il nous arrive malheur, vous pourriez être tentés de faire une bêtise. Abstenez-vous-en. »

Il leur décrivit la demeure de Raor et en esquissa le plan. L’alarme y serait donnée dès qu’un véhicule spatio-temporel se manifesterait dans un rayon de plusieurs kilomètres. Sauvo et elle s’empresseraient de gagner leurs propres machines pour disparaître. Et au diable leurs deux congénères ! Aux yeux de ces égotistes suprêmes, la loyauté était affaire de convenance.

Conclusion évidente : le signal d’alarme avait retenti à l’instant où Everard avait lancé son appel, déclenchant l’apparition des autres Patrouilleurs. Leurs ordinateurs connaissaient cet instant à la microseconde près. Il décida de débarquer soixante secondes plus tôt, au moment où il avait attaqué Draganizu et Buleni ; ces derniers n’étaient plus en état de bénéficier d’une aide quelconque une minute plus tard. « Ce sera notre Heure Zéro », annonça-t-il.

Immobile dans les hauteurs, il mit à contribution instruments optiques et détecteurs électroniques pour déterminer à quelques centimètres près son point d’émergence dans la maison. Il régla la console sur ces coordonnées spatiales et sur l’Heure Zéro. Les autres véhicules feraient le même saut dans le temps, mais resteraient à cette altitude jusqu’à ce que l’affaire soit réglée.

« Go ! » s’écria-t-il en pressant le bouton.

Ils émergèrent dans un couloir, lui, son équipier et le scooter. À droite, une fenêtre ouverte donnant sur le patio parfumé et inondé de soleil. À gauche, une porte massive, fermée et verrouillée. L’ennemi n’avait plus accès à ses moyens de transport.

Sauvo apparut au bout du couloir, vif comme un cerf, un pistolet énergétique à la main. Ruszek tira le premier. Un fin rayon bleu frôla la tempe d’Everard et transperça le torse de Sauvo. Sa tunique s’embrasa. Le temps d’un clin d’œil, son visage furibond arbora la grimace pathétique d’un enfant recevant un coup. Il tomba. Son sang ne coula guère – la plaie était déjà cautérisée – mais sa mort fut aussi abjecte que celle d’un humain ordinaire.

« L’étourdisseur risquait d’être trop lent », expliqua Ruszek.

Everard opina. « Okay. Restez ici. Je m’occupe de la dernière. » Ouvrant son communicateur : « Et de trois, plus qu’une. » Les autres agents comprendraient le message. « Nous tenons leur hangar. Surveillez les portes. Si une femme sort de la maison, capturez-la. » Il entendit dans le lointain des sanglots terrifiés, sans doute une esclave, et espéra qu’aucun innocent ne périrait durant l’opération.

« Ce ne sera pas nécessaire, déclara une voix de glace. Je n’ai pas l’intention de servir de gibier aux chiens que vous êtes. »

Raor s’avançait vers eux. Une robe vaporeuse soulignait le moindre de ses mouvements fluides. Ses cheveux d’ébène cascadaient autour du masque de beauté et de dédain qu’était son visage. Everard pensa à Artémis la Chasseresse. Son cœur fit un bond.

Elle fit halte à quelques pas de lui. Il mit pied à terre et s’approcha d’elle. Mon Dieu, songea-t-il, se sentant puant et suant, j’ai l’impression d’être un écolier dissipé face à son institutrice. Il se redressa et se campa sur ses jambes. Son cœur battait toujours la chamade, mais il parvint à fixer sans broncher ses yeux d’un vert océan.

Elle poursuivit en grec : « Remarquable. J’ai l’impression que vous êtes l’agent dont mon clone m’a parlé, celui qui a échoué à le capturer en Colombie.

— Échoué en Colombie et au Pérou, mais réussi en Phénicie », rétorqua-t-il, non par vantardise, mais parce qu’elle était en droit de le savoir de par son rang.

« Vous n’avez donc rien d’un animal ordinaire. » Le venin colora sa voix douce. « Mais vous demeurez un animal. Les singes ont triomphé. L’univers a perdu tout le sens qu’il a pu receler.

— Que… qu’auriez-vous fait… fait du monde ? »

Elle releva sa tête nimbée de gloire. La fierté résonnait dans sa voix. « Nous l’aurions modelé selon notre caprice, pour le défaire et le refaire sans répit, et nous aurions ravagé les étoiles pour y forger un empire, transformant en bûcher funèbre la réalité de chacun de nos ennemis, en jeux funèbres leurs pathétiques histoires, jusqu’à ce que l’ultime dieu règne seul sur l’univers. »

Le désir le quitta avec la soudaineté d’un vent hivernal. Soudain, il fut pris de l’envie de rentrer chez lui, de retrouver les amis et les objets qui lui étaient chers. « Passez-lui les menottes, Ruszek », ordonna-t-il. Via l’émetteur-récepteur : « Rejoignez-nous et finissons-en avec cette histoire. »

1902 apr. J.C.

L’appartement parisien de Shalten, aussi vaste que luxueux, étais sis Rive gauche et donnait sur le boulevard Saint-Germain. Avait-il délibérément choisi cette adresse ? Son sens de l’humour était assez tordu pour cela. Il déclara à Everard qu’il appréciait la vie de bohème et que ses voisins, habitués aux excentriques de toute sorte, ne lui accordaient aucune attention particulière.

C’était par un doux après-midi d’automne. Les fenêtres ouvertes laissaient entrer un riche parfum de fumée et de crottin. De temps à autre, une voiture automobile se faufilait entre les fiacres et les charrettes. Le long des façades grises, où le jaune des frondaisons apportait une touche de lumière, les passants se pressaient sur les trottoirs. Cafés, boutiques, boulangeries et pâtisseries faisaient des affaires en or. La rumeur montant des rues était empreinte de jovialité. Everard s’efforça d’oublier que ce monde serait anéanti dans une douzaine d’années.

Le décor qui l’entourait – les meubles, les tentures, les tableaux, les livres reliés de cuir, les bustes et autre bric-à-brac – attestait d’une solidité qui perdurait depuis le Congrès de Vienne. Mais il reconnut quelques objets originaires de la Californie de 1987. Un monde tout à fait différent, aussi lointain qu’un rêve… ou un cauchemar.

Il se carra dans son fauteuil, faisant grincer le cuir et bruire le crin de cheval. Il tira sur sa pipe. « Nous avons eu du mal à retrouver Chandrakumar, vu que nous ignorions où il était incarcéré. Quelques détenus ont eu droit à une vision mystique. Mais nous avons fini par l’extraire de sa cellule. Il était indemne. Au bout du compte, nous avons laissé pas mal de traces – apparitions, disparitions et tutti quanti. En temps de paix, cela aurait fait sensation. Mais les gens avaient d’autres soucis en tête et les périodes de crise sont fertiles en récits échevelés de toute sorte. Qui ne tardent pas à tomber dans l’oubli, heureusement. D’après les premiers rapports d’évaluation, l’histoire n’a pas été altérée. Mais vous êtes sûrement au courant. »

L’histoire. Le courant des événements, petits et grands, qui conduit de l’homme des cavernes aux Danelliens. Mais que deviennent les tourbillons, les bulles d’air, les individus et les gestes sans importance, qui sont trop tôt oubliés et dont l’existence ou l’inexistence ne change en rien l’orientation du flot ? J’aimerais revenir en amont pour découvrir ce que sont devenus mes compagnons de voyage : Hipponicus, ces deux femmes avec leur bébé… Non. Ma ligne de vie est trop courte, quelle que soit la longueur qui lui est allouée, et j’ai eu mon content de chagrin. Peut-être ont-ils survécu et prospéré.

Assis en face de lui, Shalten acquiesça en tirant sur sa bouffarde. « Naturellement. Je n’ai d’ailleurs jamais eu de crainte sur ce point. Même si vous deviez échouer à capturer les Exaltationnistes – et je vous félicite d’y avoir réussi –, vous ne pouviez qu’agir de façon responsable et informée. En outre, cette section de l’espace-temps est particulièrement stable.

— Hein ?

— Si la Syrie hellénistique a eu quelque importance, la Bactriane revêt un caractère marginal dans l’histoire des civilisations. Son influence a toujours été minime. Après qu’Antiochos et Euthydème eurent fait la paix…»

Ouais, une réconciliation dans les régles, le prince qui épouse la princesse, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, et peu importent les meurtres, les exactions, les viols, les pillages, les incendies, la famine, la pestilence et la ruine, les captifs réduits en esclavage, les espoirs brisés et les familles anéanties. La routine, pour un gouvernement.

«… Antiochos, comme vous le savez, est allé jusqu’en Inde, mais sans conquérir quoi que ce soit. C’était l’Occident qui l’intéressait au premier chef. Lorsque Démétrios est monté sur le trône de Bactriane, il a envahi l’Inde à son tour, mais un usurpateur s’est emparé de son royaume pendant qu’il était occupé à batailler. Une guerre civile s’est ensuivie. » Le grand crâne chauve oscilla de haut en bas. « Le génie des Hellènes ne s’étendait pas aux affaires d’État, je dois l’admettre.

— Exact, marmonna Everard. En 1981, si ma mémoire est bonne, ils ont choisi comme Premier ministre un professeur de Berkeley. »

Shalten tiqua, haussa les épaules et reprit : « En 135 av. J.C., la Bactriane était aux mains des nomades. Ceux-ci n’étaient pas des monstres, mais ils n’ont guère encouragé le développement de la civilisation. Pendant ce temps, la dynastie hellénistique qui dominait l’Inde occidentale se laissait absorber par la culture de ses sujets, et elle n’a pas survécu très longtemps à sa cousine du nord. Elle n’a exercé aucune influence sur le long terme et son souvenir s’est bien vite dissipé.

— Je sais, fit Everard d’un air irrité.

— Je ne souhaitais pas vous faire la leçon, mais clarifier la conclusion vers laquelle je me dirigeais, précisa Shalten. Le royaume gréco-bactrien était le moins fragile des milieux susceptibles d’attirer les Exaltationnistes. Il n’a pas exercé la moindre influence sur le reste du monde et il aurait fallu une invraisemblable concaténation d’événements improbables pour changer cela, non seulement dans la région concernée mais aussi dans l’ensemble de la sphère hellénistique. Par conséquent, ainsi que l’énonce la loi de l’action et de la réaction, le maillage de lignes temporelles qui lui est associé présente une stabilité exceptionnelle et quasiment impossible à distordre. Bien entendu, nous nous sommes efforcés de donner aux Exaltationnistes une impression diamétralement opposée. »

Everard s’effondra dans son fauteuil. « Que… je sois… damné. » C’est fort probable, railla son esprit.

Un tic déforma un instant le sourire suffisant de Shalten. « Et maintenant, il convient de mettre un terme à cette mascarade. De « renouer les fils de l’intrigue », comme on le formule à votre époque, si je ne me trompe. Vu la position que vous occupez dans notre hiérarchie, il est souhaitable que vous soyez informé de la vérité. Si vous deviez l’apprendre par vos propres moyens, cela représenterait un risque non négligeable. Les boucles causales sont parfois subtiles. Votre expérience bactrienne, et votre réussite, appartiennent à la réalité. Par conséquent, vous devez en être informé bien en amont de vos préparatifs en vue de cette mission. J’ai pensé que vous apprécieriez un séjour dans ma Belle Époque*.

— Euh… vous voulez dire que… que la lettre que le soldat russe a découverte en Afghanistan… et qui nous a servi d’appât pour tendre notre piège… que cette lettre était un faux ?

— Exactement. Vous n’aviez jamais envisagé cette possibilité ?

— Mais… vous disposiez de plus d’un million d’années pour dénicher un appât à votre convenance…

— Mieux valait en créer un sur mesure. Pas vrai ? Enfin, cette lettre a accompli son but. La prudence nous commande maintenant de la supprimer. Jamais on ne l’aura trouvée. »

Everard se redressa. Le tuyau de sa pipe se brisa entre ses doigts. Sans prêter attention aux braises qui tombaient sur le tapis, il s’écria : « Minute ! Vous avez vous aussi manipulé la réalité !

— Je l’ai fait sur ordre », entendit-il ; ses mâchoires se refermèrent et il fit silence.

1985 apr. J.C.

Dans ces régions où la Grande Ourse et la Petite Ourse couraient trop bas dans le ciel, la nuit glaçait le sang et les os. Le jour, les montagnes bouchaient l’horizon à force de rochers, de neige, de glaciers et de nuages. La bouche de l’homme s’asséchait quand il foulait les crêtes, faisant crisser les cailloux sous ses bottes, car jamais il ne parvenait à aspirer une bouffée d’air digne de ce nom. Et il redoutait qu’une balle ou un couteau surgissant des ténèbres ne fasse offrande de sa vie à cette désolation.

Youri Alexeievitch Garchine errait, seul et égaré.

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