Première partie L’étranger est dans tes portes

1987 apr. J.C.

Peut-être avait-il eu tort de revenir à New York le lendemain de son départ. Même ici, en ce jour, le printemps était trop beau. Un crépuscule comme celui-ci n’était pas propice à la solitude, ni aux réminiscences. La pluie avait purifié l’atmosphère pour un temps et les fenêtres ouvertes laissaient entrer un parfum de fleurs et de verdure. Les lumières et les bruits qui montaient de la rue en étaient adoucis, évoquant l’éclat et le murmure d’un fleuve. Manse Everard avait envie de sortir.

Il aurait pu aller faire un tour dans Central Park, avec son étourdisseur dans la poche en cas de pépin. Pas un policier de ce siècle n’y reconnaîtrait une arme. Mieux encore, vu les actes de violence auxquels il avait récemment assisté – dans ce registre, le minimum était déjà insupportable –, il aurait pu se balader dans le centre-ville jusqu’à échouer dans l’un de ses bars préférés, y savourant la bière et les conversations. Et s’il avait vraiment souhaité s’évader, il avait toujours le loisir de réquisitionner un scooter temporel au QG de la Patrouille pour gagner l’époque et le lieu de son choix. Un agent non-attaché n’a pas besoin de s’expliquer.

Un coup de fil l’avait piégé chez lui. Il arpentait son appartement enténébré, les dents crispées sur une pipe rougeoyante, laissant parfois échapper un juron bien senti. Ridicule de se mettre dans des états pareils. D’accord, il est naturel de se sentir déprimé après l’action ; mais il avait profité de quinze jours de détente dans la Tyr du temps d’Hiram, pendant qu’il finalisait les derniers détails de sa mission[3]. Quant à Bronwen, il avait veillé à lui assurer un avenir correct, et il n’aurait fait que gâcher son bonheur en tentant de la revoir ; par ailleurs, à en croire le calendrier, elle était retournée à la poussière depuis vingt-neuf siècles et mieux valait mettre un point final à cette histoire.

Un coup de sonnette l’arracha à ses idées noires. Il pressa le commutateur, tiqua sous le soudain flot de lumière et fit entrer son visiteur. « Bonsoir, agent Everard, lui dit l’homme dans un anglais subtilement altéré. Je m’appelle Guion. J’espère ne pas vous déranger à cette heure-ci.

— Non, non. J’ai accepté votre rendez-vous au téléphone, n’est-ce pas ? » Ils se serrèrent la main. Everard songea que ce geste n’était sûrement pas d’usage dans le milieu spatio-temporel de l’autre, quel qu’il fût. « Entrez.

— J’ai pensé que vous souhaiteriez consacrer ce jour à régler les détails administratifs afin de partir dès demain dans quelque coin tranquille pour y villégiaturer – euh… les Américains de votre époque préfèrent parler de vacances, c’est cela ? J’aurais pu m’entretenir avec vous à votre retour, naturellement, mais vos souvenirs auraient été bien moins frais. En outre, pour parler franchement, je tenais à faire votre connaissance. Puis-je vous inviter à dîner dans le restaurant de votre choix ? »

Tout en récitant son discours, Guion était entré dans le salon et avait pris place dans un fauteuil. D’une apparence tout à fait banale, il était plus petit et plus mince que la moyenne, et vêtu d’un costume gris anonyme. Son crâne semblait toutefois un peu trop proéminent et, quand on le regardait de près, on constatait que ses traits n’étaient pas ceux de l’homme blanc au teint basané qu’il paraissait être – en fait, il ne correspondait à aucune des races vivant présentement sur la planète. Everard se demanda quelle puissance dissimulait son sourire.

« Merci », répondit-il. En apparence, cette invitation ne signifiait pas grand-chose ; un agent non-attaché de la Patrouille du temps dispose de fonds illimités. En fait, elle était des plus signifiante. Guion souhaitait lui consacrer une partie de sa ligne de vie. « Si nous commencions par régler les affaires courantes ? Voulez-vous boire quelque chose ? »

Après avoir obtenu une réponse positive, il alla préparer deux scotches coupés de soda. Guion ne voyait aucune objection à ce qu’il fume. Il s’assit en face de lui.

« Permettez-moi de vous féliciter à mon tour pour votre réussite en Phénicie, commença le visiteur. C’était extraordinaire.

— J’étais bien secondé.

— Certes. Mais vous vous êtes montré un leader hors pair. Et c’est en solo que vous avez effectué le travail préliminaire – en courant des risques considérables, ajouterai-je.

— C’est pour cela que vous êtes venu me voir ? lança Everard. J’ai pourtant subi un débriefing exhaustif. Vous avez sûrement lu son compte rendu. Je ne vois pas en quoi je pourrais le compléter. »

Guion contempla son verre comme si les glaçons qui y flottaient étaient des dés venus de Delphes. « Peut-être avez-vous omis d’y mentionner certains détails que vous jugiez sans importance », murmura-t-il. Le rictus qui accueillit cette déclaration, si fugitif fût-il, n’échappa pas à son attention. « Ne vous inquiétez pas. Je n’ai aucune intention de m’immiscer dans votre vie privée. Un agent qui n’éprouverait aucune émotion vis-à-vis des personnes rencontrées lors de sa mission serait… déficient. Sans valeur aucune, voire dangereux. Tant que nous veillons à ce que nos sentiments ne compromettent pas notre devoir, ils ne regardent personne d’autre que nous. »

Que sait-il exactement et que soupçonne-t-il ? s’interrogea Everard. Une triste amourette avec une esclave celte, condamnée par le gouffre qui séparait leurs époques respectives, sans parler de tout le reste ; il avait veillé à ce qu’elle fût affranchie et bien mariée, il lui avait fait ses adieux… Pas question que j’essaie d’en apprendre davantage. Je risquerais de le regretter.

Il ignorait quels étaient les buts et les motivations de ce Guion, ne pouvait que supposer qu’il était d’un grade au moins égal au sien. Probablement plus élevé. Excepté à ses échelons inférieurs, la Patrouille ne se souciait ni des organigrammes, ni des chaînes de commandement trop rigides. Cela était contraire à sa nature. Sa structure était à la fois plus subtile et plus solide que celle d’une armée du XXe siècle. Selon toute probabilité, seuls les Danelliens étaient en mesure de l’appréhender.

Néanmoins, Everard durcit le ton. Lorsqu’il déclara : « Nous autres, agents non-attachés, avons toute discrétion pour mener notre action », il ne se contentait pas de rappeler une évidence.

« Certes, certes, répondit Guion en faisant patte de velours. Ce que je souhaite, c’est recueillir quelques bribes d’information supplémentaires portant sur votre expérience et vos observations. Ensuite, vous aurez toute liberté de jouir d’un repos bien mérité. » Ronronnant presque : « Puis-je vous demander si Miss Wanda Tamberly a une place dans vos projets ? »

Everard sursauta. Il faillit lâcher son verre. « Hein ? » Ressaisis-toi. Prends l’initiative. « C’est pour ça que vous êtes venu, pour me parler d’elle ?

— Eh bien, vous nous avez recommandé de la recruter.

— Et elle a passé les épreuves préliminaires, n’est-ce pas ?

— Certainement. Mais vous l’avez rencontrée alors qu’elle était embarquée dans cette histoire péruvienne[4]. Une brève rencontre, mais chargée de danger et riche de révélations. » Gloussement. « Depuis lors, vous avez cultivé votre relation. Cela n’a rien d’un secret.

— Une relation superficielle, rétorqua sèchement Everard. Elle est très jeune. Mais… oui, je la considère comme une amie. » Un temps. « Ma protégée*[5] si l’on peut dire. »

Nous somme sortis ensemble deux ou trois fois. Puis je suis parti en Phénicie, où j’ai passé plusieurs semaines de temps propre… pour revenir en ce même printemps que nous avons connu ensemble à San Francisco.

« Oui, je serai sans doute amené à la revoir, ajouta-t-il. Mais elle sera pas mal occupée de son côté. Elle devra d’abord retourner en septembre aux îles Galapagos, là où elle s’était fait kidnapper, pour rentrer chez elle par des moyens ordinaires, et elle consacrera les mois qui suivront à prendre les dispositions appropriées au XXe siècle afin de disparaître sans susciter ni soupçons ni inquiétudes… Ah ! Pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça, vous le savez mieux que moi ! »

Pour penser à voix haute, je suppose. Wanda n’a rien à voir avec Bronwen, mais peut-être m’aidera-t-elle sans le savoir à oublier celle-ci, ce que je vais devoir faire, et avant que… Everard n’était guère enclin à l’introspection. Il eut donc un sursaut en comprenant que ce qu’il lui fallait pour se remettre de cette liaison, ce n’était pas une autre liaison mais plutôt la fréquentation d’une personne innocente. Comme un homme assoiffé de whisky tombant sur une source pure en haut d’une montagne… Par la suite, chacun d’eux reprendrait le cours de sa vie, il retrouverait ses missions et elle entamerait sa formation au sein de la Patrouille.

Frisson glacé : A moins qu’elle ne soit recalée, en dépit de ses atouts. « Mais pourquoi vous intéressez-vous à elle, au fait ? Vous travaillez au service du personnel ? Quelqu’un a émis des doutes sur sa candidature ? »

Guion secoua la tête. « Au contraire. La psychosonde a permis d’établir un excellent profil. Les examens ultérieurs ne serviront qu’à préciser son orientation et à définir ses premières missions de terrain.

— Bien. » Everard se détendit comme si on venait de lui réchauffer le cœur. Il avait trop tiré sur sa pipe. Une gorgée d’alcool lui apaisa le gosier.

« Si j’ai cité son nom, c’est tout simplement parce que les Exaltationnistes étaient impliqués dans les événements qui ont conduit vos deux lignes de vie à s’entrecroiser », reprit Guion. Vu le sujet qu’il abordait à présent, sa voix était d’un calme étonnant. « Un peu plus tôt dans votre temps propre, vous les aviez empêchés d’altérer la carrière de Simon Bolivar. En allant au secours de Miss Tamberly – qui s’est révélée capable de se défendre toute seule, soit dit en passant –, vous les avez empêchés de détourner la rançon d’Atahualpa et de changer le cours de la Conquista. Et voilà que vous sauvez l’antique Tyr de leurs manigances et capturez la plupart de ceux qui couraient encore, notamment Merau Varagan. Un excellent travail. Malheureusement, votre tâche n’est pas achevée.

— C’est exact, acquiesça Everard à voix basse.

— Je suis ici pour… me faire une idée de la situation, lui dit Guion. Je ne puis définir avec précision ce que je cherche, même en parlant temporel. » Si sa voix demeurait posée, il avait cessé de sourire et l’on percevait une lueur terrible dans ses yeux bridés. « Les enjeux de cette crise ne sont pas plus réductibles à la logique symbolique que le concept de réalité mutable. Des termes comme « intuition » ou « révélation » sont tout aussi inadéquats. Ce que je cherche… c’est à comprendre ce qui se passe, dans la mesure du possible. » Suivit une pause, durant laquelle la rumeur de la ville sembla des plus lointaine. « Nous allons bavarder de façon informelle. Je m’efforcerai de dégager un sens à partir de ce que vous avez éprouvé de votre expérience. C’est tout. Une simple conversation, l’évocation de souvenirs récents, après quoi vous serez libre d’aller où vous le souhaiterez.

» Mais réfléchissez. Vous, Manson Everard, vous êtes retrouvé par trois fois opposé aux Exaltationnistes – peut-il s’agir d’une simple coïncidence ? Une fois seulement vous les avez soupçonnés dès le départ d’être à l’origine des troubles nécessitant l’intervention de la Patrouille. Malgré cela, vous êtes devenu la Némésis de Merau Varagan, lequel – je peux bien l’admettre à présent – suscitait les plus vives inquiétudes au Commandement central. Est-ce le fait du hasard ? Et est-ce par hasard que Wanda Tamberly s’est retrouvée happée par ce vortex – elle qui avait un parent dans la Patrouille et n’en savait rien ?

— C’est à cause de lui qu’elle…» Everard laissa sa phrase inachevée. Un nouveau frisson le parcourut : Qui est cet homme ? Qu’est-il ?

« Par conséquent, nous souhaitons en savoir davantage sur vous, reprit Guion. Nous ne voulons pas nous montrer indiscrets, mais nous espérons dénicher un indice susceptible de nous éclairer sur ce que j’appellerai, faute de mieux, l’hypermatrice du continuum. Une telle connaissance nous aidera peut-être à traquer les derniers Exaltationnistes encore en liberté. Ce sont désormais des desperados assoiffés de vengeance, ainsi que vous le savez. Nous devons les éliminer.

— Je vois », souffla Everard.

Son cœur battait la chamade. Il entendit à peine la coda de Guion : « Outre cette nécessité de service, nous espérons découvrir quelque chose de plus vaste, une orientation et une conclusion…» Ce fut au tour du visiteur de se taire, comme s’il en avait trop dit. Everard rassemblait déjà ses souvenirs, les yeux focalisés sur son passé, pareil à un limier cherchant une piste, sachant désormais qu’il n’avait pas besoin de se détendre mais de mettre un terme à la traque.

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