Troisième partie Avant les dieux qui créèrent les dieux

31 275 389 av. J.C.

« Oh ! s’exclama Wanda Tamberly. Regarde ! »

Son cheval renâcla et sursauta. Elle le calma machinalement des mains et des genoux tout en se dressant sur sa selle, s’efforçant de ne rien manquer de la merveilleuse vision qui lui était offerte. Alertées par l’approche des gros animaux, une douzaine de minuscules créatures venaient de jaillir d’un buisson. L’éclat du jour permettait de détailler leur robe pommelée, leur carrure de chien, leurs sabots trifurqués, leur tête étrangement chevaline. Puis elles traversèrent la piste et disparurent dans la nature.

Tu Sequeira s’esclaffa. « Des ancêtres ? » Il caressa leurs deux montures, comme pour signifier qu’il savait les ascendants de l’homme confinés en cette époque à la jungle africaine. Il laissa ses doigts s’attarder sur la cuisse de Wanda.

À peine si elle le remarqua. Elle débordait de joie. La Terre de l’oligocène était un véritable paradis pour une paléontologue. « Des Mesohippus ? s’interrogea-t-elle à voix haute. Non, je ne crois pas, pas tout à fait. Et des Miohippus pas davantage ; il est encore trop tôt, non ? Mais nous savons si peu de choses, en vérité. Même aidée du voyage dans le temps, la connaissance ne progresse qu’avec lenteur. Une espèce intermédiaire ? Si seulement j’avais pris un appareil photo !

— Un quoi ? » Sans y penser, elle s’était exprimée en anglais plutôt que de continuer en temporel, le seul langage qu’ils aient en commun.

« Un enregistreur optique. » Cette brève explication dissipa en partie son enthousiasme. Après tout, elle avait déjà observé quantité de créatures aujourd’hui. Les agents de la Patrouille ne pouvaient faire autrement que d’altérer l’environnement naturel de leur Académie. Nombre de Nimravus léonins et d’Eusmilus à dents de sabre, deux félins particulièrement agressifs, avaient été abattus par des vacanciers, ce qui ne pouvait manquer d’affecter l’écologie locale. Toutefois, lorsque les cadets se voyaient accorder une permission de plusieurs jours, ils prenaient un aéro et gagnaient une région éloignée pour escalader une montagne, randonner sur un sentier ou paresser sur une île tropicale. Dans l’ensemble, l’humanité respectait les époques antérieures à celles de son évolution. Aux yeux de Tamberly, cette région semblait presque virginale, par contraste avec la Sierra ou le Yellowstone de son époque.

« Il faudra que tu apprennes à te servir d’un appareil photo, reprit-elle, et de plein d’autres gadgets primitifs. Ouaouh ! Je viens juste de me rendre compte de tout ce que tu vas devoir bûcher.

— C’est notre lot à tous, répondit-il. J’aurais du mal à assimiler les sujets que tu dois étudier. »

D’ordinaire, la modestie n’était pas son fort. Sans doute avait-il compris que, si elle appréciait sa personnalité flamboyante, celle-ci ne suffirait pas à la retenir indéfiniment. À moins qu’il n’ait opté pour une tactique de séduction moins grossière, songea-t-elle avec l’équivalent mental d’un haussement d’épaules. Ce qui ne pourrait que lui servir durant sa carrière.

Quoi qu’il en soit, il disait vrai. La Patrouille utilisait les outils pédagogiques d’une époque bien en aval des leurs. Grâce à l’électro-imprégnation, il suffisait d’une ou deux heures pour parler une langue couramment – et ce n’était là qu’un exemple trivial. Néanmoins, le régime auquel étaient soumis les cadets testait leur endurance de façon presque inhumaine. Le moindre instant de répit leur faisait l’effet d’une brève éclaircie entre deux ouragans. Si Tamberly avait accepté d’accompagner Sequeira, c’était uniquement parce qu’une excursion lui semblait préférable à une sieste.

« Ouais, mais je m’occuperai surtout de bestioles », reprit-elle. Elle était repassée à l’anglais sans s’en rendre compte. « Le plus compliqué, c’est les gens, et c’est avec eux que tu vas te colleter. »

Né sur Mars durant l’ère du Commonwealth solaire, il serait affecté après sa formation à une équipe chargée d’étudier les premiers stades de l’exploration spatiale. Ce qui l’amènerait à s’introduire dans des centres de recherche comme Peenemunde, White Sands et Tiouratam. Non seulement il courrait de gros risques, mais il serait tenu de sacrifier sa vie si nécessaire afin que rien ne bouleverse le cours d’événements lourds de conséquences sur le plan historique.

Sequeira sourit de toutes ses dents. « A propos de gens et de complications, je te rappelle que nous sommes libres jusqu’à demain matin huit heures. »

Elle sentit son visage s’empourprer. Ce que faisaient les cadets en période de repos ne regardait qu’eux et eux seuls, à condition que cela n’affecte pas leur condition physique. Voilà qui est tentant, je l’avoue. Quelques galipettes avant de reprendre le collier… Mais est-ce que je tiens vraiment à tisser de tels liens ? « Pour le moment, l’appel du réfectoire est irrésistible », s’empressa-t-elle de répondre. Les repas y étaient excellents, voire somptueux à l’occasion. Les cuisiniers puisaient dans les recettes de toute l’histoire, après tout.

Il partit d’un nouveau rire. « Je ne tiens pas à te barrer la route. Pour ma peine, j’aurais sans doute droit à un trou en forme de Wanda dans le torse. Mais après manger… Allons-y ! » La piste était tout juste assez large pour qu’ils chevauchent de front, genou contre genou. Il talonna son cheval et partit au petit galop. En se lançant à sa poursuite, elle se dit que la combi grise qu’il portait ne seyait pas à son corps d’athlète ; elle l’aurait plutôt vu en pourpoint et cape écarlate. On se calme, ma fille !

Ils émergèrent de la forêt pour descendre dans la vallée. À l’est se déployait un paysage enchanteur. L’espace d’un instant, elle se laissa emporter par l’émerveillement d’être ici et maintenant – trente millions d’années avant le jour de sa naissance.

L’éclat doré du soleil inondait une prairie s’étendant à perte de vue. Les herbes constellées de fleurs sauvages ondoyaient et bruissaient sous le vent, quoiqu’elle ne les entendît point. Çà et là, un hallier ou un bosquet interrompait l’immensité, dans le lointain coulait un fleuve boueux que bordaient des haies d’arbres. Ses eaux et son limon étaient grouillants de vie : larves, insectes, poissons, grenouilles, serpents et oiseaux aquatiques, plus des troupeaux de Merycoidodon, qui tenaient du gros phacochère ou du petit hippopotame. Les deux étaient peuplés d’ailes.

L’Académie était sise non loin de là, juchée au sommet d’une colline que les bâtisseurs avaient encore surélevée pour la protéger des déluges occasionnels. Millénaire après millénaire, ses jardins, ses pelouses, ses tonnelles et ses bâtiments aux formes subtiles et aux couleurs changeantes résistaient aux atteintes du temps. Lorsque le dernier diplômé en serait sorti, les bâtisseurs la démantèleraient enfin, ne laissant subsister aucune trace de son existence. Mais cela ne se produirait pas avant cinquante milliers d’années.

Tamberly aspira une goulée d’un air doux au parfum de vie, d’humus et d’herbe légèrement sulfurée. Et dire que l’équinoxe vernal était à peine passé ! Les deux cadets dessellèrent et bouchonnèrent eux-mêmes leurs chevaux. Ce genre de corvée ne semblait pas obligatoire à leur formation, mais l’Académie la leur imposait néanmoins ; cela pouvait se révéler utile et cela renforçait leur sens des responsabilités et du travail bien fait. Ils échangèrent quelques vannes tout en s’activant. Il est vraiment beau mec, se dit-elle.

Ils sortirent des écuries en se tenant par la main. Les feux du couchant éclairaient d’une lueur douce l’homme qui les attendait et projetaient derrière lui une ombre gigantesque. « Bonsoir », salua-t-il. Sa voix était dénuée d’emphase, sa tenue parfaitement ordinaire, mais elle perçut en lui un contrôle de fer. « Cadette Tamberly ? » Ce n’était pas une question. « Je m’appelle Guion. Je souhaiterais m’entretenir avec vous. »

Elle sentit Sequeira se raidir à ses côtés. Son cœur battit plus fort. « Que se passe-t-il ?

— Rien qui ne doive vous inquiéter. » Guion sourit. Elle n’aurait su dire s’il était sincère. Pas plus qu’elle n’aurait su déterminer son ethnie. La finesse de ses traits évoquait… l’aristocratie ? Mais de quel avenir était-il issu ? « En fait, je serais ravi de vous inviter à dîner. Cadet Sequeira, si vous voulez bien nous excuser…»

Comment a-t-il su qu’il me trouverait ici ? S’il occupe un poste élevé dans la hiérarchie, il en a les moyens, je suppose. Mais que me veut-il donc ? » C’est que… bredouilla-t-elle, je suis sale, je suis en sueur et… enfin, vous voyez.

— De toute façon, vous seriez allée vous laver et vous changer, rétorqua Guion avec un peu de sécheresse. Et si nous nous retrouvions dans une heure ? Chambre 207, aile des professeurs. Tenue de soirée facultative. Merci. Je vous attends. » Il se fendit d’une petite courbette, qu’elle lui rendit machinalement. Puis il s’en fut vers le quartier des officiers, adoptant une démarche ondoyante.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? chuchota Sequeira.

— Je… je n’en ai aucune idée. Mais je ferais mieux de ne pas traîner. Désolée, Tu. Une autre fois. » Peut-être. Elle s’en fut et le chassa de son esprit.

Qu’elle soit obligée de s’apprêter l’aida à reprendre ses esprits. Chaque cadet disposait d’une chambre individuelle, équipée d’une salle de bains aussi étrange et perfectionnée que l’avait promis Manse Everard. Tout comme la plupart de ses condisciples, elle avait apporté quelques vêtements de son époque. Mélanger les tenues ne faisait qu’enrichir les fêtes et les soirées. Non que celles-ci pèchent par monotonie, vu la diversité de leurs origines. (Une diversité limitée, à vrai dire. On lui avait expliqué que deux personnes provenant de civilisations trop dissemblables parvenaient rarement à s’entendre, se jugeant mutuellement incompréhensibles, voire répugnantes. La plupart des recrues qu’elle était amenée à fréquenter provenaient de l’époque située entre 1850 et 2000. Rares étaient ceux, comme Sequeira, qui étaient originaires des siècles en aval ; non seulement leurs cultures étaient compatibles entre elles, mais leur cohabitation était en quelque sorte partie intégrante de la formation.) Elle finit par jeter son dévolu sur une robe noire toute simple, agrémentée d’un pendentif navajo en argent et turquoise, de souliers à talons plats et d’un soupçon de maquillage.

Elle espérait être parvenue à une certaine neutralité, ni trop aguicheuse, ni trop réservée. Quelles que fussent les intentions de Guion, elle ne pensait pas qu’il cherchait à la séduire. Et moi pas davantage. Grand Dieu, non ! Sans doute représentait-elle pour lui un sujet intéressant. Cela dit, elle n’était qu’une bleusaille et lui… une grosse légume. Très certainement un agent non-attaché. Ou un membre du haut commandement ? On ne lui avait pas appris grand-chose – pour ne pas dire rien du tout – sur la hiérarchie de la Patrouille.

Peut-être qu’il n’y en avait pas. Peut-être que l’humanité à laquelle appartenait Guion avait dépassé ce stade. Peut-être en apprendrait-elle davantage durant la soirée. Son angoisse s’évapora à cette perspective.

En traversant le campus, où les allées lumineuses émettaient un éclat tamisé au crépuscule, elle salua les condisciples qu’elle croisa avec un peu moins de chaleur qu’à l’accoutumée. Certains d’entre eux étaient devenus des amis, mais elle avait la tête ailleurs. Voyant qu’elle s’était mise sur son trente et un, ils ne tentèrent pas de la retarder. Naturellement, les ragots iraient bon train dans les couloirs et les salles communes, et on ne manquerait pas de lui poser des questions le lendemain venu ; elle devait se préparer à y répondre, ne fût-ce que par : « Désolée, je ne peux rien dire. C’est confidentiel. Excuse-moi, mon cours va bientôt commencer. »

Elle se demanda un instant si toutes les promotions suivaient une formation de style universitaire comme ses camarades et elle-même. Sans doute que non. Les normes sociales, les modes de vie, les mentalités, les sentiments et le reste… tout cela devait varier considérablement au cours des millénaires. En fait, une bonne partie de son cursus laisserait pantois ses profs de Stanford. Elle ne put réprimer un gloussement.

Jamais elle n’était entrée dans l’aile des professeurs, elle ne l’avait même pas vue en photo ; la porte franchie, elle déboucha dans un petit hall aux murs nus où un graviscenseur la conduisit aux étages supérieurs. Si l’Académie affectait de cultiver une atmosphère démocratique, ce n’était que de façon superficielle et dans la mesure où le travail de tous en était facilité. Elle s’avança dans un couloir dont le sol nu se révéla tiède et moelleux, comme de la chair humaine, et dont les murs et le plafond diffusaient une lumière iridescente. La porte de l’appartement 207 s’évapora devant elle pour réapparaître une fois qu’elle eut franchi le seuil. Les pièces qu’elle découvrit étaient meublées dans un style élégant qui lui était familier – et dont le but devait précisément être de rassurer les visiteurs comme elle. Il n’y avait pas de fenêtres, mais le plafond transparent permettait de contempler les étoiles dans toute leur gloire, comme si l’atmosphère avait cessé de brouiller leur scintillement, un firmament d’une majesté à couper le souffle.

Guion l’accueillit d’une poignée de main digne d’un gentleman et la pria de prendre place dans un fauteuil. Les cadres accrochés aux murs abritaient des scènes tridi : une falaise battue par les vagues, une montagne à la silhouette découpée par l’aurore. Elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’enregistrements ou de vues en temps réel. Impossible également de reconnaître la musique de fond, mais peut-être était-ce une pièce japonaise – choisie spécialement à son intention, devina-t-elle.

« Puis-je vous offrir un apéritif ? » proposa Guion. Il parlait l’anglais couramment, avec à peine un léger accent.

« Eh bien, un petit verre de sherry, s’il vous plaît, monsieur », répondit-elle dans la même langue.

Il gloussa et s’assit en face d’elle. « Oui, vous voulez garder la tête froide pour demain matin. Le dîner que j’ai prévu ne bouleversera pas outre mesure votre régime Spartiate. Vous plaisez-vous dans notre organisation jusqu’ici ? »

Elle passa plusieurs secondes à composer sa réponse. « Beaucoup, monsieur. C’est ardu mais fascinant. Mais vous connaissiez déjà ma réponse. »

Il acquiesça. « Les tests préliminaires sont fiables.

— Et vous avez accès aux rapports portant sur ce que j’ai accompli… ce que je vais accomplir… Non, laissez-moi tenter de le dire en temporel. »

Il la fixa d’un œil un peu sévère. « N’en faites rien. Vous êtes trop avisée pour cela, cadette Tamberly. »

Une machine roula jusqu’à eux, portant sur un plateau son verre de sherry et le verre de cordial qu’avait commandé son hôte. Elle profita de ce répit pour se ressaisir. « Je vous prie de m’excuser. Les paradoxes temporels…» Rassemblant son courage : « Mais, pour être franche, monsieur, je reste persuadée que vous avez jeté un coup d’œil à ces rapports.

— Oui, concéda-t-il. Dans un environnement protégé comme celui-ci, il est possible de le faire en toute sécurité ou presque. Je ne vous surprendrai pas en disant que vous vous comporterez très bien.

— Ce qui ne me dispense pas de finir mon année, pas vrai ?

— Bien sûr que non. Vous devez assimiler la théorie et maîtriser la pratique. Certains individus, se sachant promis au succès, seraient tentés de relâcher leurs efforts ; mais vous êtes trop avisée pour cela.

— Je sais. Le succès n’est pas garanti à cent pour cent. Je pourrais altérer l’histoire en commettant une gaffe ; ce que je n’ai aucune envie de faire. » En dépit de l’affabilité de son hôte, elle sentait monter sa tension. Elle sirota une gorgée d’alcool parfumé et s’efforça de détendre ses muscles, comme on le lui enseignait en cours de gym. « Qu’est-ce que je fais ici, monsieur ? Je ne pensais pas être quelqu’un d’exceptionnel.

— Tous les agents de la Patrouille sont exceptionnels.

— Euh… oui, mais moi… je me prépare à un travail purement scientifique. Dans les époques préhistoriques, qui plus est, et sans lien aucun avec l’anthropologie. Je ne risque pas de tomber sur un nexus, du moins j’en ai l’impression. Qu’est-ce qui peut bien vous… vous intéresser chez moi ?

— Les circonstances de votre recrutement étaient extraordinaires.

— Mais qu’est-ce qui ne l’est pas ? s’exclama-t-elle. Quelle était la probabilité pour que je naisse telle que je suis, avec précisément la combinaison de gènes que je porte ? Ma sœur ne me ressemble en rien ou presque.

— Objection des plus raisonnable. » Guion se carra dans son fauteuil et porta son verre à ses lèvres. « La probabilité est chose relative. Certes, les événements dans lesquels vous avez été embarquée tenaient du mélodrame ; mais, dans un certain sens, le mélodrame est la norme de la réalité. Qu’y a-t-il de plus sensationnel que l’embrasement qui présida à la création de l’univers, des étoiles et des galaxies ? Ce magma pouvait-il engendrer plus étrange chose que la vie ? La nécessité, les conflits, le désespoir furent ensuite les moteurs de son évolution. Nous survivons au prix d’une guerre de tous les instants contre des envahisseurs microscopiques et des cellules défaillantes. Par contrastes, les querelles opposant les humains entre eux semblent bien dérisoires. Mais ce sont elles qui décident de notre destinée. »

Sa voix posée et sa diction professorale calmèrent Tamberly avec plus d’efficacité que l’alcool ou les techniques de relaxation. « Eh bien, monsieur, que pourrais-je vous dire ? Je ferai de mon mieux. »

Il soupira. « Si je connaissais les questions que je dois vous poser, notre conversation serait sans doute superflue. » Nouveau sourire. « Ce que je serais le premier à regretter. Je ne vous suis pas étranger au point de ne pas goûter votre compagnie durant les quelques heures que nous allons passer ensemble. » Elle comprit sans peine ce que ses mots ne disaient point, à savoir que la courtoisie dont il faisait preuve était dénuée de toute arrière-pensée – hormis peut-être le désir de la mettre à l’aise afin qu’il puisse capter les nuances de son propos – et qu’il était très certainement sincère.

« Je cherche des indices ayant trait à certaine question, reprit-il. Vous êtes à mes yeux comparable à un témoin, à un spectateur innocent qui a pu remarquer un détail important lors d’un accident ou d’un crime, un détail susceptible de mettre l’enquêteur sur une piste. C’est pour cela que je m’adresse à vous dans votre langue maternelle. Vous seriez bien moins expressive dans tout autre idiome, le temporel y compris. Votre langage corporel serait dissocié de vos propos. »

Un crime ? Elle frissonna. « Je suis à votre disposition, monsieur.

— Ce que j’attends de vous, c’est que vous parliez en toute liberté, notamment de vous-même. Rares sont les gens qui rechignent à faire cela, pas vrai ? » Redevenant grave : « Je le répète, vous n’avez rien fait de mal et sans doute n’avez-vous aucun rapport avec la question qui me préoccupe. Mais, vous le comprendrez, je dois en avoir le cœur net.

— Comment ? souffla-t-elle. Quelle est cette… question ?

— Je ne peux vous le dire. » Elle se demanda si cela lui était interdit. « Mais imaginez les innombrables lignes de vie parcourant le continuum comme une toile d’araignée. Touchez un fil, et vous en ferez vibrer beaucoup d’autres. Déchirez-en un, et vous bouleversez l’ordonnancement de toute la toile. Vous avez appris que la causalité ne coulait pas nécessairement du passé vers le futur ; elle peut décrire une boucle, voire s’annuler elle-même. Il y a des cas où nous savons seulement que la toile est perturbée, sans pouvoir localiser dans l’espace-temps la source de cette perturbation ; car celle-ci n’existe peut-être pas encore dans notre réalité. Il ne nous reste qu’à remonter jusqu’à elle en suivant les fils…» Il se tut. « Il suffit. Je ne voulais pas vous effrayer.

— Il n’est pas facile de me filer la pétoche, monsieur. » Mais tu y es presque arrivé.

« Considérez ma démarche comme relevant d’une précaution, insista-t-il. Tout comme l’agent Everard, vous avez été mêlée de façon intime…» Il esquissa un sourire. «… quoique involontaire, aux agissements des Exaltationnistes, une force disruptive majeure.

— Mais ils ont tous été tués ou capturés, ou alors ils le seront tous, protesta-t-elle. N’est-ce pas ?

— En effet. Cependant, ils ont peut-être un lien avec une menace plus importante. » Il leva la main. « Pas une organisation plus puissante que la leur, ni une quelconque conspiration, non. Nous n’avons aucune raison d’entretenir des soupçons de ce type. Mais le chaos lui-même n’est pas sans présenter une cohérence fondamentale. Les choses ont tendance à se répéter. Et les êtres aussi.

» Par conséquent, la sagesse commande d’étudier ceux qui ont pris part à un grand événement. Peut-être le referont-ils, que nos archives en aient ou non connaissance.

— Mais je n’étais que… qu’un poids mort dans cette histoire, bafouilla-t-elle. C’est Manse… c’est l’agent Everard qui a joué le rôle le plus important.

— Je tiens à m’en assurer », répondit Guion.

Il observa une pause, durant laquelle les étoiles dans le ciel se firent plus lumineuses et dessinèrent des constellations inconnues de Galilée. Lorsqu’il reprit la parole, elle s’était fait une raison.

Elle n’avait aucune importance, décréta-t-elle. Impossible. Ce n’était pas une question d’humilité – elle était bien décidée à se montrer brillante dans sa partie –, mais de simple bon sens. Si énigmatique fût-il, cet homme se conduisait tout bonnement comme un détective consciencieux : il suivait toutes les pistes se présentant à lui, sachant que la plupart ne déboucheraient sur rien.

En outre, peut-être était-il du genre à savourer un dîner et une conversation avec une jeune femme plutôt bien de sa personne. Alors pourquoi n’en ferait-elle pas autant ? Peut-être réussirait-elle à apprendre quelque chose sur lui et sur le monde dont il venait ?

De ce point de vue-là, elle fut déçue.

Guion était l’affabilité même. Elle l’aurait presque qualifié de charmant, dans le registre vieux lettré un peu distant. Pas un instant il ne fit la démonstration de son autorité, mais elle avait une conscience aiguë de celle-ci, et plus d’une fois elle repensa à son père tel qu’il lui apparaissait durant son enfance. (Oh, papa, et dire que tu ne sauras jamais !) Petit à petit, il l’amena à tout dire sur elle, sur sa vie et sur Manse Everard, sans jamais faire mine de quêter ses confidences mais avec une habileté telle qu’il lui fallut du temps pour se rendre compte qu’elle lui en avait peut-être trop dit. Sur le moment, lorsqu’ils prirent congé l’un de l’autre, elle se contenta de conclure qu’elle avait passé une soirée intéressante. Il ne lui dit rien qui suggérât une prochaine rencontre.

Tandis qu’elle regagnait sa chambre, foulant des allées à présent désertes et humant les parfums nocturnes d’une Terre antique, elle se surprit à penser non pas à son hôte d’un soir, et encore moins à Sequeira, mais à ce colosse à la voix douce et – du moins le croyait-elle – au cœur solitaire qui avait nom Manse Everard.

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