ÉPILOGUE

La poussière les suivit, bien que le jeune homme eût plusieurs fois répété qu’il pleuvrait peut-être. Le vieil homme n’était pas d’accord, il disait qu’il ne fallait pas se fier aux nuages qui chapeautaient les montagnes. Ils poursuivirent leur route à travers les paysages déserts, dépassant des champs noircis, des cottages qui n’avaient plus que leurs quatre murs, des fermes en ruine, des villages calcinés et des villes encore fumantes, jusqu’à ce qu’ils parviennent à la cité abandonnée. Là, leur véhicule emplit de ses rugissements de vastes artères désertes ; plus tard, il emprunta cahin-caha une étroite allée bordée d’éventaires nus serrés les uns contre les autres ainsi que de piquets branlants supportant une marquise en lambeaux, ne laissant derrière lui qu’un fin tourbillon de bois hérissé d’échardes et de tissu claquant follement au vent.

Ils décrétèrent que le Jardin Royal était le meilleur endroit pour poser une bombe : les troupes trouveraient à s’y cantonner à l’aise tandis que le haut commandement irait en occuper les majestueux pavillons. Le vieil homme, lui, croyait qu’ils voudraient occuper le Palais ; mais son compagnon restait persuadé que les envahisseurs étaient au fond du cœur des créatures du désert, et qu’ils préféreraient les espaces dégagés du parc à l’encombrement de la Citadelle.

Ils cachèrent donc la bombe dans le Grand Pavillon et l’amorcèrent ; puis ils se disputèrent pour savoir s’ils avaient bien agi. Ils se querellèrent aussi pour savoir s’il fallait attendre, pour savoir ce que l’on ferait si l’armée restait délibérément à l’écart de la ville, pour savoir si, après l’Événement attendu, les autres armées se replieraient, terrifiées, ou bien se diviseraient en unités plus petites chargées de poursuivre l’invasion, ou encore si elles comprendraient que l’arme utilisée était unique en son genre, et poursuivraient donc leur progression régulière, animées d’un esprit de vengeance encore plus aveugle qu’avant. Ils se disputèrent encore pour savoir si les envahisseurs commenceraient par bombarder la ville ou s’ils expédieraient d’abord des éclaireurs, et – s’ils envoyaient bel et bien les obus – pour savoir quelle serait leur cible. On prit des paris.

Ils n’étaient d’accord que sur un seul point : ils étaient en train de gaspiller l’unique bombe atomique dont disposât leur camp – l’ennemi, lui, n’en avait aucune. En effet, s’ils ne s’étaient pas trompés et si l’envahisseur se comportait selon leurs prévisions, tout ce qu’ils pouvaient espérer obtenir c’était l’anéantissement d’une armée, ce qui en laissait encore trois, chacune capable de mener l’invasion à terme. Comme les vies humaines en jeu, cet engin nucléaire allait être largué en pure perte.

Ils contactèrent leurs supérieurs par radio et, usant d’une formule codée, les mirent au courant. Au bout d’un court moment, ils reçurent la bénédiction du haut commandement sous la forme, là encore, d’un unique mot de code. Leurs maîtres ne croyaient pas vraiment que l’arme puisse fonctionner.

Le plus âgé des deux s’appelait Cullis, et c’était lui qui avait eu le dernier mot lorsqu’ils s’étaient disputés pour savoir s’il fallait ou non attendre sur place ; ils s’étaient donc installés dans leur haute et majestueuse citadelle, et y avaient trouvé une grande quantité d’armes et de vin. Ils s’étaient enivrés, ils s’étaient raconté des plaisanteries vieilles comme le monde et avaient échangé d’outrageux récits de hauts faits et de conquêtes ; à un moment donné, l’un des deux demanda à l’autre ce qu’était le bonheur et s’entendit faire une réponse passablement irrévérencieuse, mais par la suite, ni l’un ni l’autre ne put se rappeler qui avait posé la question et qui avait donné la réponse.

Ils dormirent, se réveillèrent et recommencèrent à s’enivrer, à raconter des histoires et des récits mensongers, et à un moment une légère averse doucha délicatement la ville ; de temps en temps le jeune homme passait la main sur sa tête rasée, dans une longue et épaisse chevelure qui n’était plus là.

Ils attendirent encore, et, quand les premiers obus se mirent à tomber, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas attendu au bon endroit ; ils s’enfuirent donc précipitamment, dévalèrent les marches, et se retrouvèrent dans la cour, où ils sautèrent dans un véhicule à chenilles ; puis ils s’enfoncèrent à vive allure dans le désert, et à travers des terres incultes, et y dressèrent le camp à la tombée de la nuit ; alors ils s’enivrèrent à nouveau et restèrent tout spécialement éveillés, cette nuit-là, pour ne pas manquer la déflagration.

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