2. UNE SORTIE

IX

Quand on dort à côté d’une tête pleine d’images, il se produit un phénomène d’osmose, une sorte de partage dans la nuit. C’était ce qu’il pensait. Il pensait beaucoup, ces derniers temps ; plus que jamais, peut-être. Ou alors, il avait simplement davantage conscience du processus, de l’identité de la pensée et du passage du temps. Il avait parfois l’impression que chaque instant passé avec elle était comme une précieuse capsule de sensation à envelopper avec amour, puis à placer en un lieu inviolable, à l’abri de tout danger.

Mais cela, il ne s’en rendit pleinement compte que plus tard. À l’époque, il lui semblait que la seule et unique chose dont il eût conscience, c’était elle.

Souvent il restait allongé, immobile, à contempler son visage endormi dans la lumière nouvelle qui tombait par les parois ouvertes de cette étrange demeure, à regarder bouche bée sa peau et ses cheveux, transporté par l’impression d’impassibilité alerte qui se dégageait d’elle, muet de stupeur devant le simple fait matériel qu’elle puisse être au monde, comme si elle était une quelconque chose étoile qui, pleine d’insouciance, continue de dormir sans se rendre compte de son incandescente puissance ; la simplicité, la facilité avec laquelle elle dormait l’ébahissaient ; comment croire que tant de beauté puisse survivre sans un effort conscient d’une intensité surhumaine ?

Ces matins-là, il restait couché à la regarder et à écouter les sons qu’émettait la maison sous la caresse de la brise. Il aimait cette maison ; elle lui semblait… adéquate. Pourtant, en temps normal il l’aurait détestée.

Ici et maintenant, néanmoins, il pouvait l’apprécier à sa juste valeur et la considérer comme un symbole ; ouverte et fermée, forte et faible, dedans et dehors. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, il s’était dit que la première bourrasque l’emporterait ; mais apparemment, ces maisons-là ne s’écroulaient pas très souvent. En cas de forte tempête, ce qui était très rare, les gens se réfugiaient au centre de leurs structures d’habitation et se blottissaient autour de l’âtre central. Là, ils laissaient les diverses couches et épaisseurs protectrices frémir et osciller sur leurs pilotis, sapant graduellement la force du vent et leur fournissant ainsi un noyau de sécurité.

Et pourtant (ainsi qu’il le lui avait fait remarquer la première fois qu’il avait vu la maison, depuis la route côtière déserte), elle était du genre à flamber comme une torche, et se trouvait tellement loin de tout qu’un cambrioleur n’aurait eu qu’à se servir. (Elle l’avait regardé comme s’il était devenu fou, mais ensuite, elle l’avait embrassé.)

Cette vulnérabilité l’intriguait et le troublait à la fois. En cela la maison lui ressemblait à elle, en tant que poétesse et en tant que femme. Elle s’apparentait, pressentait-il, à une de ses images ; un des symboles, une des métaphores dont elle émaillait les poèmes qu’il aimait l’entendre lire à voix haute, mais sans jamais les comprendre tout à fait (trop de références culturelles, sans parler de cette langue déconcertante qu’il ne possédait pas encore pleinement et qui lui valait parfois des moqueries de sa part). Leurs rapports physiques lui paraissaient à la fois plus complets, plus achevés, et d’une complexité plus invraisemblable que tout ce qu’il avait pu vivre sur ce plan. Il trouvait paradoxal que l’amour incarné constitue en même temps l’agression la plus intime au monde, et ce paradoxe le travaillait, parfois jusqu’à le rendre malade, tandis qu’au plus fort de sa joie il s’efforçait de comprendre les affirmations, les promesses qu’il fallait peut-être discerner derrière tout cela.

Le sexe était une transgression, une agression, une invasion ; il n’arrivait pas à le percevoir autrement. Malgré toute la magie dont il était chargé, le plaisir intense qu’il procurait et la volonté délibérée dont il résultait, le moindre geste semblait comporter une harmonique de rapacité. Il la prenait et, même si elle y gagnait en plaisir provoqué, même s’il ne l’en aimait que davantage, c’était tout de même elle qui subissait l’acte, elle qui le voyait se jouer sur elle et en elle. Il était absurde de vouloir pousser trop loin la comparaison entre le sexe et la guerre, il s’en rendait parfaitement compte ; plusieurs fois déjà, elle l’avait tiré en riant d’un certain nombre de situations embarrassantes. (« Zakalwe, disait-elle lorsqu’il essayait de lui expliquer ce qu’il ressentait, en passant alors ses longs doigts frais sur sa nuque, et qu’il ne voyait plus le monde qu’à travers les mèches noires de son exubérante chevelure. Zakalwe, tu as de gros problèmes. » Sur quoi elle souriait.) Et pourtant, on trouvait dans l’un comme dans l’autre, dans le sexe comme dans la guerre, des sentiments, des actes et une structure si proches, si manifestement apparentés que ce genre de réaction ne faisait que le renfoncer dans sa perplexité.

Néanmoins, il s’efforçait de ne pas trop se laisser troubler par cette idée ; il n’avait qu’à la regarder, à n’importe quel moment, et s’envelopper dans l’adoration qu’il lui vouait comme on s’enveloppe dans un manteau par une froide journée, voir son existence, son corps, ses humeurs, ses expressions, ses paroles et ses mouvements, tout cela ensemble, comme un champ d’étude ensorcelant où il pouvait s’immerger comme un érudit devant l’œuvre de sa vie.

(C’est plutôt ça, lui rappelait alors une petite voix dans sa tête. C’est plutôt comme ça que les choses se passent généralement. Fort de cette vision-là, tu peux oublier toutes ces choses, la culpabilité, les secrets, les mensonges ; le navire, la chaise, et cet autre homme… Mais il faisait de son mieux pour ne pas l’écouter.)

Ils s’étaient rencontrés dans un bar, sur le port. Il venait de débarquer, et voulait s’assurer que l’alcool local était à la hauteur de sa réputation. C’était effectivement le cas. Quant à elle, elle était dans le box d’à côté et essayait de se débarrasser d’un type.

— Tu veux dire qu’il n’y a rien d’éternel, l’entendit-il geindre. (Tu parles d’une banalité, songea-t-il.)

— Non, répondait-elle. Ce que je dis, c’est qu’à de très rares exceptions près il n’y a rien d’éternel, et que pas une entreprise, pas une pensée humaines ne comptent au nombre de ces exceptions.

Elle poursuivit, mais lui se polarisa sur cette phrase. Beaucoup mieux, se dit-il. Ça me plaît. Cette fille m’a l’air intéressante. Je me demande à quoi elle ressemble.

Il sortit la tête de son box et regarda les deux autres. L’homme était en larmes ; la femme… eh bien, elle avait une chevelure très abondante… un visage extrêmement frappant ; tendu, presque agressif. Bien mise.

— Pardonnez-moi, leur dit-il, mais je voudrais faire remarquer que l’expression « Il n’y a rien d’éternel » peut être une proposition positive… dans certaines langues du moins…

Cela dit, il lui vint à l’idée que ce n’était pas le cas dans leur langue à eux ; ces gens-là possédaient plusieurs mots pour décrire plusieurs sortes de rien. Il sourit et, brusquement gêné, rentra la tête dans son box en lançant un regard accusateur au verre posé devant lui. Puis il haussa les épaules et sonna pour appeler le serveur.

Le ton monta dans le box voisin. Il y eut un bruit d’objet brisé suivi d’un cri aigu. Il se retourna et vit le type traverser précipitamment le bar en direction de la sortie.

La fille apparut à son côté. Dégoulinante.

Il leva les yeux vers son visage ; il était tout mouillé, et elle l’essuya avec un mouchoir.

— Merci pour votre intervention, proféra-t-elle d’un ton glacial. Je serais parvenue sans heurt à ma conclusion si vous ne vous étiez pas interposé.

— Je suis sincèrement désolé, fit-il sans en penser un mot.

Elle prit son mouchoir et le tordit au-dessus du verre de Zakalwe.

— Hmm, fit-il, trop aimable.

Puis il indiqua d’un mouvement de tête les taches qui mouchetaient le manteau gris de la jeune femme.

— C’était votre verre ou le sien ?

— Les deux, répondit-elle en pliant son mouchoir et en faisant mine de s’en aller.

— Je vous en prie, laissez-moi vous en offrir un autre.

Elle hésita. Au même moment, le serveur arriva. Bon présage, se dit-il.

— Ah, reprit-il en s’adressant au nouveau venu. Un autre… verre de ce que je viens de boire ; et pour cette dame ce sera…

Elle jeta un coup d’œil à son verre.

— La même chose.

Sur quoi elle s’assit à sa table.

— En guise de… dédommagement, dit-il en puisant le mot dans le lexique qu’on lui avait implanté en vue de son séjour.

La perplexité se peignit sur les traits de la jeune femme.

— Dédommagement ? Je l’avais oublié, celui-là. Ça a un rapport avec la guerre, non ?

— C’est ça. (Il réprima un rot en pressant sa main contre ses lèvres.) Ça veut dire à peu près la même chose que… réparation ?

Elle secoua la tête. Vocabulaire merveilleusement obscur, mais grammaire extrêmement bizarre.

— Je ne suis pas du coin, dit-il d’un air jovial.

C’était exact. Jusque-là, il ne s’en était jamais trouvé à moins de cent années-lumière.

— Shéas Engen, répondit-elle en hochant la tête. J’écris des poèmes.

— Chéradénine Zakalwe. Je fais la guerre.

Elle sourit.

— Je croyais qu’il n’y en avait pas eu depuis trois cents ans. Vous avez dû perdre un peu la main, non ?

— Eh oui, c’est pénible, hein ?

Elle se laissa aller contre le dossier de la banquette et ôta son manteau.

— Quand vous dites que vous n’êtes pas du coin, monsieur Zakalwe, doit-on en conclure que votre coin à vous est très éloigné du nôtre ?

— Oh, flûte, voilà que vous avez deviné. (Il prit l’air abattu.) Eh oui, je viens d’ailleurs. Ah, merci.

Les consommations venaient d’arriver ; il lui passa la sienne.

— Je dois reconnaître que vous avez un drôle d’air, fit-elle en l’inspectant du regard.

— Drôle ? répéta-t-il, l’air indigné.

— Je voulais dire différent, dit-elle en haussant les épaules. (Puis elle se pencha par-dessus la table.) Comment se fait-il que vous nous ressembliez autant ? Je sais bien que tous les hors-mondiaux ne sont pas humanoïdes, mais c’est quand même la majorité. Alors ?

— Eh bien, commença-t-il en portant à nouveau sa main à ses lèvres, je vais vous le dire. Les… (Un rot.) Les nuages de poussière cosmique et autres trucs qui se promènent dans la galaxie sont… sa nourriture – la nourriture de la galaxie, je veux dire – et cette nourriture ne cesse de lui remonter à la gorge. Voilà pourquoi il y a autant d’espèces humanoïdes ; ce sont les derniers repas de la nébuleuse qui lui remontent à la gorge.

— C’est aussi simple que ça, hein ? sourit-elle.

— Noooon, répondit-il en secouant la tête. Pas vraiment. C’est même très compliqué. Mais… (Il leva un doigt.) Je crois que je connais la véritable raison.

— À savoir… ?

— La présence d’alcool dans les nuages de poussière cosmique. Ce maudit truc est partout. Chaque fois qu’une espèce minable invente le télescope et le spectroscope et se met à regarder entre les étoiles, qu’est-ce qu’elle trouve ? (Il expédia une chiquenaude à son verre.) Des tonnes et des tonnes de trucs. Mais pour l’essentiel, c’est de l’alcool.

Il but une gorgée.

— Et les humanoïdes, c’est le moyen qu’a trouvé la galaxie de se débarrasser de tout cet alcool.

— Je commence à comprendre, maintenant, acquiesça-t-elle d’un air sérieux. (Elle lui jeta un regard inquisiteur.) Et qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ? Pas déclencher une guerre, j’espère ?

— Non, je suis en permission. J’essaie de les semer ; c’est pour ça que j’ai choisi cette planète.

— Vous allez rester longtemps ?

— Jusqu’à ce que je m’ennuie.

— Et à votre avis, ça va prendre combien de temps ? interrogea-t-elle avec un sourire.

— Ma foi, dit-il en lui souriant à son tour, je n’en sais rien.

Il reposa son verre. Elle vida le sien. Il tendit la main pour actionner à nouveau la sonnerie, mais elle fut plus rapide.

— C’est ma tournée, déclara-t-elle. La même chose ?

— Non, répliqua-t-il. Quelque chose de tout à fait différent cette fois-ci, je crois.

Quand il essayait de rationaliser son amour, de ranger dans des cases tout ce qui l’attirait chez elle, il commençait toujours par les généralités – sa beauté, son attitude devant la vie, sa créativité –, mais lorsqu’il considérait la journée qui venait de s’écouler ou, plus simplement, quand il la regardait, il s’apercevait que tel geste isolé, tel mot qu’elle prononçait, tel pas qu’elle faisait, tel petit mouvement des yeux ou de la main pouvaient finalement prétendre à la même importance. Alors il baissait les bras et se consolait en se rappelant une chose qu’elle lui avait dite : on ne peut aimer ce que l’on comprend pleinement. L’amour, soutenait-elle, était un procès, non un état. Figé, l’amour s’étiolait. Lui n’en était pas aussi sûr ; grâce à cette femme, il avait découvert en lui une sérénité limpide dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Le talent – voire le génie – de Shéas avait également joué un rôle. Cette faculté d’être autre chose que l’objet de son amour, de présenter au monde un visage totalement différent, tout cela ajoutait encore à son incrédulité déjà grande. Shéas était conforme à la connaissance qu’il avait d’elle ici et maintenant : achevée, inépuisable et sans limites ; pourtant, quand ils seraient tous deux morts (incidemment, il se sentait à nouveau capable d’envisager sans crainte sa propre disparition), il y aurait au bas mot une planète entière – et peut-être un grand nombre de civilisations – pour voir en elle un être fondamentalement autre : la poétesse, la forgeuse de séries de sens qui n’étaient pour lui que des mots sur une feuille, des titres qu’elle mentionnait parfois.

Un jour, disait-elle, elle écrirait un poème sur lui, mais le moment n’était pas encore venu. Il pensait que Shéas attendait de lui le récit de sa vie, mais il lui avait déjà dit qu’il serait à jamais incapable de le lui raconter. Il n’avait pas besoin de se confesser à elle ; c’était inutile. Elle l’avait d’ores et déjà soulagé d’un grand poids, même s’il ne savait toujours pas très bien de quelle manière. Les souvenirs sont des interprétations, non des vérités, affirmait-elle, et la pensée rationnelle est une faculté instinctive comme les autres.

Il sentait la polarisation de son esprit suivre un lent processus de guérison qui l’accordait à celui de Shéas et alignait tous ses préjugés, toutes ses vanités sur cet aimant naturel qu’était l’image qu’elle lui présentait.

Elle l’aidait, et elle l’ignorait. Elle le remettait en état, elle rattrapait au fond de lui une chose qu’il y avait si profondément enfouie qu’il l’avait crue perdue à jamais, et elle tirait dessus pour la faire remonter. Aussi était-ce peut-être là qu’il fallait chercher la cause de son étourdissement ; dans l’effet que cette personne particulière avait sur ses souvenirs, des souvenirs si atroces qu’il s’était depuis longtemps résigné à ce qu’ils gagnent en intensité à mesure qu’il avançait en âge. Or, au contraire elle les déconnectait, tout naturellement, elle les coupait de lui, elle en faisait de petits paquets qu’elle jetait au loin, et tout cela sans même s’en rendre compte, sans avoir la moindre idée de l’ampleur de l’influence qu’elle exerçait sur lui.

Il la serrait dans ses bras.

— Quel âge as-tu ? lui avait-elle demandé tandis qu’approchait l’aube de cette première nuit.

— Je suis plus vieux et plus jeune que toi.

— Merde aux énigmes ! Réponds.

Il grimaça dans le noir.

— Eh bien… Combien de temps vit-on, ici ?

— Je ne sais pas. Mettons quatre-vingts, quatre-vingt-dix ans.

Il dut se remémorer la longueur de leur année. Ça n’était pas trop différent.

— Eh bien, j’ai… à peu près deux cent vingt ans, cent dix ans, et trente ans.

Elle émit un petit sifflement, et il sentit sa tête bouger sur son épaule.

— On a le choix, alors.

— Si on veut. Je suis né il y a deux cent vingt années, j’en ai vécu cent dix et, physiquement, j’en ai environ trente.

Elle rit, et son rire venait du plus profond de sa gorge. Il sentit ses seins effleurer son torse tandis qu’elle se hissait sur lui.

— Alors je suis en train de baiser avec un vieux de cent dix ans ? s’enquit-elle d’un ton amusé.

Il posa ses mains au creux des reins de Shéas ; la peau y était lisse et fraîche.

— Eh oui ! Super, non ? Tous les avantages de l’expérience sans les…

Elle descendit vers lui et l’embrassa.

Il posa la tête sur l’épaule de Shéas et serra la jeune femme contre lui. Elle remua dans son sommeil et changea également de position, l’entourant de ses bras et l’attirant à elle. Il huma la peau de son épaule, inspirant l’air qui avait été au contact de sa chair et qui portait son arôme, parfumé sans l’être, uniquement chargé de son odeur à elle. Il ferma les yeux pour se concentrer entièrement sur cette sensation. Puis il les rouvrit, s’imprégna une nouvelle fois du spectacle de sa compagne endormie et, rapprochant sa tête de la sienne, tira la langue pour la passer sous le nez de la jeune femme afin de percevoir son souffle, tant il avait besoin de sentir de manière concrète le fil ténu de son existence. Le bout de sa langue et cet imperceptible creux, entre les lèvres et le nez de Shéas, présentaient des convexités et concavités qui s’adaptaient si bien ensemble qu’on les aurait crues conçues les unes pour les autres.

Les lèvres de la jeune femme s’entrouvrirent, puis se refermèrent ; elles se pressèrent l’une contre l’autre, latéralement, et elle fronça le nez en dormant. Il observa tout cela avec un secret ravissement, fasciné comme un enfant qui joue à cache-cache avec un adulte, lorsque celui-ci ne cesse de se dissimuler derrière la tête du berceau.

Elle dormait toujours. Il reposa sa tête sur le drap.

À l’aube grise de ce premier matin, immobile, il l’avait laissée inspecter minutieusement son corps.

— Que de cicatrices, Zakalwe, fit-elle en secouant la tête et en dessinant des lignes sur sa poitrine.

— Il faut toujours que je me bagarre, admit-il. Je pourrais demander qu’on les fasse disparaître complètement, mais… elles sont un bon moyen de… ne pas oublier.

Elle posa son menton sur la poitrine du jeune homme.

— Allez, reconnais qu’en fait, ça te plaît de les montrer aux filles.

— Il y a de ça aussi.

— Celle-là est drôlement inquiétante, en admettant que tu aies le cœur au même endroit que nous… puisque c’est le cas de tout le reste.

Elle suivit du bout du doigt une petite marque toute plissée qui jouxtait un de ses mamelons. Elle le sentit alors se contracter et leva les yeux. Il y avait dans le regard de cet homme une lueur qui la fit frémir. Brusquement, il avait l’air aussi vieux qu’il prétendait l’être, et peut-être même plus. Elle se redressa et passa une main dans ses cheveux.

— Et celle-là ? Elle est toute récente, n’est-ce pas ?

— Ça ? (Il s’obligea à sourire, et fit à son tour courir son doigt sur la petite fossette qui creusait sa chair.) Figure-toi que c’est une des plus vieilles ; bizarre, non ?

Dans son regard, la lueur s’éteignit.

— Et celle-là ? fit-elle vivement en effleurant sa tempe.

— Une balle.

— Reçue dans une grande bataille ?

— Euh… en un sens, oui. C’était dans une voiture, pour être précis. Une femme.

— Oh non !

Elle plaqua une main sur sa bouche, feignant l’horreur.

— Une situation fort embarrassante.

— Bon, nous n’entrerons donc pas dans les détails. Et celle-là ?

— Laser. Une lumière très intense, expliqua-t-il en voyant son air perplexe. Ça s’est passé il y a bien plus longtemps.

— Et ça ?

— Hem… Plusieurs choses à la fois. Ça s’est fini par des insectes.

— Des insectes ?

Elle frissonna.

(Et il se retrouva instantanément là-bas, dans le volcan noyé. Il s’était écoulé une éternité, depuis, mais ce jour-là, il le portait encore en lui… et il était encore moins dangereux de penser à lui qu’à ce petit cratère, au niveau de son cœur, où demeurait un autre souvenir, encore plus ancien. Il se remémora la caldeira, revit la mare d’eau stagnante avec la pierre en son centre et, tout autour, l’enceinte du lac empoisonné. À nouveau il sentit l’interminable frottement de son corps se traînant sur le sol, son corps envahi par les insectes… mais ces éléments concentriques qui n’évoquaient en lui aucun remords n’avaient plus la moindre espèce d’importance ; ici c’était ici, maintenant c’était maintenant.)

— Mieux vaut que tu ne saches pas, sourit-il.

— Je te crois sur parole, acquiesça-t-elle en hochant lentement la tête.

Ses longs cheveux noirs se balancèrent lourdement.

— Je sais ce que je vais faire : les guérir à force de baisers.

— On n’a pas fini, commenta-t-il tandis qu’elle pivotait sur elle-même et reportait son attention sur ses pieds.

— Et alors, tu es pressé ? s’enquit-elle en embrassant un de ses orteils.

— Pas du tout, répondit-il en souriant.

Il se laissa retomber sur le drap.

— Mets-y le temps qu’il faudra. L’éternité, si ça te chante.

Il la sentit bouger et la regarda. Elle se frottait les yeux des deux poings ; la chevelure déployée, elle se donna de petites tapes sur le nez et les joues et lui sourit ; il contempla son sourire. Il en avait vu pour lesquels il aurait tué, mais jamais il ne s’était senti prêt à mourir pour un sourire. Que faire d’autre que lui sourire en retour ?

— Pourquoi tu te réveilles toujours avant moi ?

— Je ne sais pas.

Il soupira, et la maison fit de même, frémissant sous la caresse de la brise qui secouait légèrement ses cloisons équivoques.

— J’aime bien te regarder dormir.

— Pourquoi ?

Elle roula sur le dos en tournant la tête vers lui ; sa chevelure se déversa abondamment entre eux. Il posa la tête sur cette prairie sombre et parfumée en se rappelant la senteur de son épaule et en se demandant bêtement si sa compagne avait la même odeur endormie et éveillée.

Il lui chatouilla l’épaule du bout du nez et elle eut un petit rire ; puis elle haussa cette même épaule et appuya sa tête contre celle de Zakalwe. Il l’embrassa dans le cou et se dit qu’il devait répondre avant d’oublier complètement sa question.

— Quand tu es éveillée, tu remues, alors je passe à côté de certaines choses.

— Quelles choses ?

Il sentit qu’elle lui déposait un baiser sur la tête.

— Toutes les choses que tu fais. Quand tu dors, tu ne bouges presque pas ; je peux donc observer l’ensemble à loisir.

— Bizarre, énonça-t-elle lentement.

— Tu as la même odeur quand tu es éveillée et quand tu dors, tu le savais ?

Il leva la tête et la regarda droit dans les yeux en souriant.

— Tu…, commença-t-elle. (Puis elle s’interrompit et baissa les yeux. Lorsqu’elle les releva, son sourire était devenu très triste.) J’adore qu’on me dise ce genre de bêtises.

Il perçut nettement ce qu’elle n’avait pas exprimé.

— Tu veux dire que tu adores entendre ce genre de bêtises en ce moment, mais qu’il n’en sera pas toujours ainsi.

C’était d’une banalité épouvantable, et il s’en voulut ; mais elle aussi avait ses cicatrices.

— Quelque chose comme ça, répondit-elle en lui prenant la main.

— Tu penses trop à l’avenir.

— Nous pouvons peut-être faire en sorte que nos deux obsessions s’équilibrent, alors.

Il éclata de rire.

— Celle-là, je l’ai bien cherchée !

Elle effleura son visage, examina ses yeux.

— Je ne devrais pas tomber amoureuse de toi, Zakalwe.

— Pourquoi ?

— Pour toutes sortes de raisons. À cause du passé et de l’avenir. À cause de ce que tu es et de ce que je suis. Tout s’y oppose, en fait.

— Sois plus précise, intervint-il en agitant la main.

Elle rit, secoua la tête et cacha son visage dans sa propre chevelure, dont elle émergea au bout d’un moment pour le regarder bien en face.

— J’ai peur que ça ne dure pas, c’est tout.

— Mais rien ne dure, tu te rappelles ?

— Je me rappelle, acquiesça-t-elle lentement.

— Tu crois que ça ne durera pas, entre nous ?

— Pour l’instant j’ai l’impression que… Je ne sais pas très bien. Mais si jamais l’envie nous prend de nous faire du mal…

— Eh bien, nous essaierons de nous en empêcher, voilà tout.

Elle ferma les yeux à demi et pencha la tête vers son compagnon. Celui-ci plaça sa main en coupe sous son menton.

— Peut-être est-ce aussi simple que ça, fit-elle. Peut-être que je me plais à envisager sous tous les angles ce qui pourrait arriver de manière à ne pas être surprise plus tard.

Elle releva la tête, et ils se retrouvèrent face à face.

— Tu m’en veux ? demanda-t-elle.

Sa tête frémissait ; autour de ses yeux se lisait une expression très proche de la douleur.

— De quoi ?

Il se pencha pour l’embrasser, souriant, mais elle s’écarta pour lui signifier qu’elle ne voulait pas ; comme il se reculait, elle répondit :

— De… de ne pas y croire assez fort pour exclure le doute.

— Mais non. Je ne t’en veux pas pour ça.

Là-dessus, il l’embrassa enfin.

— C’est quand même bizarre que les papilles gustatives n’aient aucun goût, remarqua-t-elle à voix basse, le nez dans le cou de Zakalwe.

Tous deux éclatèrent de rire.

Parfois, la nuit, quand il était étendu dans l’obscurité et qu’elle gisait à ses côtés, silencieuse ou endormie, il croyait voir le vrai fantôme de Chéradénine Zakalwe sortir des cloisons de voiles, sombre et déterminé, une arme de mort entre les mains, chargée et prête à tirer ; la silhouette obscure le regardait et, tout autour d’elle, l’atmosphère semblait imprégnée de… Non, c’était pire que de la haine. De la dérision. Dans ces moments-là, il avait parfaitement conscience de sa position : éperdu comme un jeune idiot, couché au côté d’une fille ravissante pleine de talent et de jeunesse qu’il tenait dans ses bras et pour qui il aurait fait n’importe quoi ; et il savait pertinemment, dans les moindres détails, que par rapport à ce qu’il avait été (à ce qu’il était devenu ou à ce qu’il avait toujours été), cette forme de dévotion sans équivoque dans laquelle il s’oubliait lui-même et se repliait sur lui-même était une attitude honteuse, un phénomène à éradiquer sans attendre. Alors le vrai Zakalwe levait son arme, le regardait dans les yeux à travers le viseur et faisait feu, calmement et sans la moindre hésitation.

Mais à ce moment-là il se retournait vers elle, l’embrassait ou se laissait embrasser, et il n’y avait alors pas une menace, pas un danger, sous ce soleil ou sous aucun autre, qui puisse l’arracher à elle.

— N’oublie pas que nous devons aller voir ce krih aujourd’hui. Ce matin même, en fait.

— Ah, c’est vrai !

Il roula sur le dos. Elle se dressa sur son séant et s’étira en bâillant, écarquillant les yeux, le regard fixé au ciel de lit. Puis ses paupières se détendirent, sa bouche se referma ; elle regarda Zakalwe, posa un coude sur la tête de lit et se mit à le peigner avec ses doigts.

— Mais je suis pratiquement sûre qu’il n’est pas pris au piège.

— Hmm, c’est possible, en effet.

— Il n’y sera peut-être plus.

— Tu as raison.

— Mais s’il y est, on y va.

Il hocha la tête en signe d’assentiment et lui prit une main qu’il serra entre les siennes.

Elle sourit, lui donna un petit baiser et se leva d’un bond. Puis elle se dirigea vers le niveau opposé. Elle ouvrit les rideaux translucides animés d’ondulations et décrocha une paire de jumelles suspendue à un piton planté dans l’encadrement de la fenêtre. Il resta couché à la regarder tandis qu’elle portait l’objet à ses yeux et inspectait la colline qui surplombait la maison.

— Toujours là, annonça-t-elle.

Sa voix lui parut lointaine. Il ferma les yeux.

— Nous irons aujourd’hui. Peut-être cet après-midi.

— Il faudrait. Loin, très loin.

— D’accord.

Ce stupide animal n’était sans doute pas du tout pris au piège ; le plus probable était qu’il se soit assoupi et laissé surprendre là par l’hibernation. Il avait entendu dire que ces bêtes cessaient simplement de manger pour contempler de leurs grands yeux inexpressifs ce qu’elles avaient sous le nez, n’importe quoi ; là-dessus leurs paupières alourdies par le sommeil se fermaient, elles sombraient dans le coma… et tout cela accidentellement. La première averse les éveillait, ou bien un oiseau venu se poser sur eux. Mais peut-être celui-ci était-il bel et bien prisonnier, après tout. Les krihs avaient une épaisse fourrure qui leur valait parfois de s’emberlificoter dans les buissons et les branchages. Oui, ils iraient aujourd’hui. On avait une belle vue de là-haut, et ça ne lui ferait pas de mal de prendre un peu d’exercice ailleurs qu’en chambre. Ils s’étendraient dans l’herbe pour causer, ils contempleraient la mer miroitant dans la brume, et peut-être devraient-ils libérer ou réveiller l’animal ; elle s’en occuperait à sa façon, et il saurait qu’il ne fallait pas la déranger. Le soir venu elle se mettrait à écrire, et il en sortirait un nouveau poème.

Il avait fait irruption à plusieurs reprises dans ses œuvres les plus récentes sous les traits de l’amant anonyme, mais le plus souvent elle ne conservait pas ces textes. Elle disait qu’un jour elle écrirait un poème qui lui serait entièrement consacré, peut-être lorsqu’il lui en aurait dit un peu plus sur ce qu’il avait vécu.

La maison chuchotait, remuait par endroits, ondulante et liquide, tour à tour répandant ou atténuant la lumière ; les pans de tissu de consistance et d’épaisseur diverses qui en constituaient les murs et les cloisons frottaient secrètement les uns contre les autres en bruissant, telles des conversations à mi-voix, à peine perceptibles.

Loin, très loin, elle porta sa main à ses cheveux et tira distraitement sur une mèche en remuant d’un doigt des papiers sur son bureau. Il resta là à l’observer. Son doigt dérangeait ce qu’elle avait écrit la veille, jouait avec les parchemins, traçait lentement des cercles autour d’eux, fléchissait lentement et tournait sur lui-même, sous son regard à elle, sous son regard à lui.

De l’autre main, elle tenait négligemment les jumelles oubliées dont la lanière pendait ; il promena un long et lent regard sur la jeune femme silhouettée dans la lumière : pieds, jambes, fesses, ventre, poitrine, seins, épaules, cou, visage, tête et cheveux.

Le doigt se déplaça légèrement sur le bureau où, le soir même, elle écrirait un court poème sur lui, poème qu’il recopierait en secret au cas où il lui déplairait et finirait au panier. Son désir grandissait, le visage serein de la jeune femme ne paraissait pas remarquer le mouvement de son propre doigt ; et pendant tout ce temps, l’un d’eux n’était que de passage, simple feuille morte pressée entre les pages du journal intime de l’autre. Et le cocon qu’ils avaient créé autour d’eux à force de paroles, le silence pouvait les en faire sortir.

— Il faut que je travaille un peu aujourd’hui, songea-t-elle à voix haute.

Une pause. Puis :

— Hé ! lança-t-il.

— Mmm ?

Sa voix était lointaine.

— Et si on perdait un peu de temps, hein ?

— Charmant euphémisme, monsieur, musa-t-elle, distante.

— Viens m’aider à en trouver de meilleurs, sourit-il.

Elle lui rendit son sourire, et ils échangèrent un regard.

Il y eut une longue pause.

Six

Oscillant légèrement, il se gratta la tête et reposa le fusil sur le plancher du minidock en le tenant par le canon, crosse tournée vers le bas, puis ferma un œil et regarda dans la gueule de l’arme.

— Zakalwe, fit Diziet Sma, je te signale que nous avons dérouté et retardé de deux mois vingt-huit millions d’individus ainsi qu’un vaisseau spatial d’un trillion de tonnes afin de t’emmener sur Vœrenhutz en temps voulu ; je te serais donc reconnaissante d’attendre que ta mission soit accomplie avant de te faire sauter la cervelle.

Il fit volte-face et vit Sma qui, accompagnée du drone, entrait par le fond du minidock ; derrière eux, une capsule de transtube repartait à toute vitesse.

— Hein ? sursauta-t-il. Ah, c’est vous, reprit-il en agitant la main.

Il portait une chemise blanche aux manches roulées et un pantalon noir ; il était pieds nus. Il reprit le fusil à plasma, le secoua et, de sa main libre, lui assena un grand coup sur le côté ; puis il visa un point situé à l’autre bout du minidock, stabilisa le canon et appuya sur la détente.

Il y eut un bref éclair lumineux ; le recul lui fit rentrer l’arme dans l’épaule et une brève détonation se fit entendre, qui résonna dans toute la salle. À deux cents mètres de lui, tout au fond, se trouvait un cube noir d’une quinzaine de mètres d’arête qui scintillait sous le plafonnier. Zakalwe contempla un instant l’objet, puis le remit en joue et en observa le grossissement sur un des écrans de son arme.

— Bizarre, commenta-t-il en se grattant à nouveau la tête.

Un petit plateau flottait dans les airs à côté de lui, supportant une cruche de métal ouvré ainsi qu’un verre en cristal.

— Zakalwe, reprit Sma. On peut savoir ce que tu fais, au juste ?

— Je m’exerce au tir à la cible.

Sur ces mots, il porta le verre à ses lèvres.

— Tu veux boire quelque chose, Sma ? Je vais demander qu’on t’apporte un autre…

— Non merci, coupa Sma qui reporta son attention sur l’étrange cube luisant, à l’autre bout de la pièce. Et ça, c’est quoi ? s’enquit-elle.

— De la glace, intervint Skaffen-Amtiskaw.

— Tout juste, fit Zakalwe en reposant son verre afin d’opérer un quelconque réglage sur le fusil à plasma. De la glace.

— Teinte en noir, commenta le drone.

— De la glace, répéta Sma en hochant la tête. (Elle n’était pas beaucoup plus avancée.) Et pourquoi de la glace ?

— Parce que, répondit l’autre d’un ton irrité, sur ce… ce vaisseau au nom grotesque, avec ses vingt-huit trillions d’habitants et son hyper-zillion de millions de squintillions de tonnage, on n’est même pas fichu de dénicher un tas d’ordures, voilà pourquoi.

Il bascula une série de commutateurs sur le flanc du fusil et remit en joue.

— Des trillions et des trillions de tonnes, nom de nom, et pas le moindre détritus ; enfin, si l’on excepte son cerveau, je veux dire. (Il appuya à nouveau sur la détente. Encore une fois son épaule et son bras furent rejetés en arrière tandis que la gueule de l’arme crachait un éclair et que s’élevaient une série de détonations sèches. Il observa le spectacle que lui offrait son viseur.) C’est ridicule ! s’exclama-t-il.

— Mais pourquoi tires-tu des coups de fusil dans de la glace ? insista Sma.

— Sma ! s’écria Zakalwe. Tu es sourde ou quoi ? Parce que ce vieux tas de ferraille radin prétend ne pas avoir à bord de tas de déchets dans lequel je puisse tirer.

Il secoua la tête et ouvrit un volet de maintenance situé sur le côté de l’arme.

— Pourquoi ne pas tirer sur des cibles holo, comme tout le monde ? demanda Sma.

— Je n’ai rien contre les holos, Diziet, mais… (Il se tourna vers elle et lui tendit le fusil.) Tiens-moi ça une minute, tu veux ? Merci. (Il tripota quelque chose sous le volet tandis que la jeune femme tenait le fusil à deux mains. Il mesurait un mètre vingt-cinq de long et pesait son poids.) Les holos, c’est très bien pour le calibrage, ce genre d’âneries, mais quand… quand on veut sentir une arme, il n’y a rien de tel que de détruire pour de vrai. Tu comprends ? (Il lui jeta un regard.) Pour ça, il faut ressentir le recul, constater les dégâts. Des dégâts réels. Pas une connerie d’hologramme. Du solide, quoi.

Sma et le drone échangèrent un regard.

— Occupe-toi de ce… ce canon, dit-elle à la machine, dont les champs rosissaient d’amusement.

Le drone la déchargea du fusil sans que Zakalwe interrompe ses investigations.

— À mon avis, un Véhicule Système Général ne pense pas en termes de déchets, Zakalwe, commenta Sma. (Elle renifla d’un air soupçonneux le contenu de la cruche métallique intégralement gravée et fronça le nez.) Pour lui, il n’y a que de la matière utile d’un côté, et de l’autre de la matière susceptible d’être à nouveau recyclée en quelque chose d’utile. Pas de place pour les ordures là-dedans.

— Ouais, c’est aussi le genre de conneries qu’il a trouvé à me répondre.

— Alors comme ça, au lieu d’ordures il vous a donné de la glace, hein ? fit le drone.

— Il a bien fallu que je m’en contente. (Zakalwe hocha la tête et remit en place le volet de maintenance blindé ; puis il lui reprit le fusil.) Je devrais taper en plein dedans, si seulement ce fichu engin voulait bien marcher.

— Zakalwe, soupira le drone. Il n’est pas très surprenant que ce fusil ne marche pas. Sa place est dans un musée. Il a onze cents ans. On fabrique des pistolets plus efficaces, de nos jours.

L’autre visa soigneusement et son souffle devint régulier… Puis il fit claquer ses lèvres, reposa le fusil, s’empara de son verre et but. Cela fait, il se retourna vers le drone.

— Peut-être, mais ce truc est une petite merveille, répliqua-t-il en reprenant l’arme et en la faisant virevolter autour de lui. (Puis il frappa du plat de la main son flanc encombré de protubérances sombres.) Enfin, quoi ! Regardez-le ; il a l’air efficace.

Il poussa un petit grondement admiratif, puis reprit la pose et fit feu. Le coup ne fut pas meilleur que les autres. Zakalwe soupira et regarda l’arme en secouant la tête.

— Il ne veut pas marcher, fit-il d’une voix plaintive. Il refuse catégoriquement. J’encaisse le recul dans l’épaule, mais pour rien.

— Vous permettez ? dit Skaffen-Amtiskaw en s’élevant dans les airs jusqu’à hauteur de l’arme.

L’homme jeta au drone un regard chargé de soupçons, puis lui remit le fusil à plasma.

Ce dernier vit tous ses écrans s’allumer et s’éteindre successivement, tous ses éléments cliqueter ou émettre des bips ; les volets de maintenance s’ouvrirent et se refermèrent en un clin d’œil, puis le drone lui rendit l’arme.

— Il est en parfait état de marche, l’informa-t-il.

— Hmm !

Zakalwe leva le fusil d’une main, en l’écartant de son corps, et abattit l’autre main sur le côté de la crosse ; le volumineux objet se mit à tournoyer comme un rotor à quelque distance de son visage et de son torse. Ce faisant, il ne quitta pas une seconde le drone des yeux. Regardant toujours la machine, il immobilisa d’une torsion du poignet le fusil déjà pointé sur le lointain cube de glace et fit feu ; et tout cela d’un seul et même mouvement. Encore une fois, on eut l’impression que le coup partait ; pourtant, le cube de glace était toujours en place, intact.

— Tu parles, qu’il marche ! fit l’homme.

— Pouvez-vous me rapporter la conversation que vous avez eue avec le vaisseau lorsque vous lui avez demandé des « ordures » ? s’enquit le drone.

— Il n’y a pas grand-chose à rapporter, répondit l’autre d’une voix forte. Je lui ai dit qu’il fallait vraiment être un crétin fini pour ne pas avoir de quoi fabriquer une cible solide, et il a répondu que, quand les gens voulaient tirer dans de la matière réelle, ils utilisaient généralement de la glace. Alors je lui ai dit : Bon, puisque c’est comme ça, espèce de fusée à la manque… ou quelque chose dans ce genre… Envoie la glace !

Zakalwe fit un geste expressif des deux mains.

— Et voilà tout.

Sur quoi il laissa choir le fusil. Le drone le rattrapa au vol.

— Je vous suggère de lui demander s’il peut autoriser l’entraînement au tir dans ce dock. Plus précisément, dites-lui de vous ménager un espace dans sa couverture-soupape.

L’air dédaigneux, l’homme récupéra l’arme.

— D’accord, énonça-t-il lentement.

Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose puis s’interrompit, hésitant. Il se gratta la tête, regarda le drone et parut sur le point de lui dire quelque chose, mais détourna les yeux. Finalement, il brandit l’index dans sa direction et dit :

— Vous… n’avez qu’à… lui demander vous-même. Venant d’une autre machine, ça fera meilleure impression.

— Très bien. C’est fait, répondit le drone. Il suffisait de demander.

— Hmm…, fit encore Zakalwe.

Il détacha son regard soupçonneux du drone pour le reporter sur le cube noir, à l’autre bout de la salle. Puis il mit en joue et visa la masse de glace.

Il appuya sur la détente.

Le fusil s’enfonça dans son épaule sous l’effet du recul et un éclair de lumière aveuglant projeta brusquement son ombre derrière lui. Il y eut un bruit comparable à celui d’une grenade qui explose. Une mince ligne blanche déchira l’air sur toute la longueur du minidock, reliant l’arme et l’énorme cube de glace ; celui-ci éclata en un million de fragments dans une explosion de lumière et de vapeur. Le choc fit trembler le sol sous leurs pieds et donna naissance à un nuage de particules noires qui s’enfla dans des proportions démesurées.

Les mains derrière le dos, Sma regarda une gerbe de particules jaillir à cinquante mètres de hauteur, puis ricocher sur le plafond du dock. Quantité de débris noirâtres suivirent le même chemin pour finir par s’abattre contre les murs… Une vague de cristaux sombres roulant pêle-mêle sur eux-mêmes déferla sur le plancher en direction des deux humains et du drone. La plupart dérapèrent puis s’immobilisèrent sur la surface striée du plancher, mais quelques éclats de petite taille (qui avaient été projetés à une distance considérable avant de retomber) continuèrent leur route et, passant derrière eux, allèrent percuter le mur du fond. Skaffen-Amtiskaw ramassa un petit bloc de glace de la taille d’un poing qui s’était arrêté aux pieds de Sma. Le vacarme de l’explosion éveilla encore quelques échos métalliques en se répercutant sur les murs, puis s’atténua progressivement.

Sma sentit ses tympans se décontracter.

— Alors, Zakalwe, heureux ? demanda-t-elle.

L’interpellé cligna les yeux, puis coupa l’alimentation de son arme et se retourna vers la jeune femme.

— Pas de doute, maintenant il marche, cria-t-il.

— En effet, approuva-t-elle.

— Si on allait chercher à boire ? fit-il avec un mouvement de tête.

Sur ces mots, il partit en direction du transtube.

— À boire ? fit Sma en lui emboîtant le pas. Mais… (Elle désigna le verre dans lequel il avait bu jusque-là.) Et ça, c’est quoi alors ?

— Je ne sais pas ce que c’est, mais en tout cas, il n’y en a presque plus, dit-il un ton plus haut.

Puis il se versa un dernier demi-verre du contenu de la cruche.

— Un peu de glace ? proposa le drone en lui tendant le fragment noirâtre et tout dégoulinant.

— Non merci.

Il y eut un imperceptible déplacement dans le transtube et, tout à coup, la capsule fut là. La porte s’ouvrit en s’enroulant sur elle-même.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de couverture-soupape, au fait ? demanda Zakalwe à la machine.

— Il s’agit d’un système de protection contre les explosions internes qui est propre aux Véhicules Systèmes Généraux, expliqua le drone en s’effaçant pour laisser les humains embarquer en premier dans la capsule. Il a pour effet d’évacuer instantanément dans l’hyperespace tout phénomène d’une importance supérieure à celle d’un pet : déflagrations, radiations, etc.

— Merde alors ! s’exclama l’autre, dégoûté. Vous voulez dire qu’on pourrait faire exploser une bombe atomique à l’intérieur de ces tas de ferraille sans même qu’ils s’en aperçoivent ?

Le drone oscilla sur place.

Eux s’en aperçoivent, mais ils sont probablement les seuls.

L’homme entra d’un pas mal assuré dans la capsule, et regarda la porte se dérouler, puis se remettre en place. Il hocha la tête d’un air désolé.

— Vous autres, vous ne savez même pas ce que c’est que de jouer fair-play, hein ?

Il n’avait plus remis les pieds sur un VSG depuis dix ans ; depuis qu’il avait failli mourir sur Fohls.

— Chéradénine ?… Chéradénine ?

Il entendait bien une voix, mais n’était pas certain que cette femme s’adressât réellement à lui. C’était une très belle voix. Il avait envie de lui répondre. Mais il ne savait plus comment s’y prendre. Il faisait très sombre.

— Chéradénine ?

Une voix empreinte de patience. De préoccupation, aussi, mais non dénuée d’espoir ; une voix gaie, voire aimante. Il s’efforça de se souvenir de sa mère.

— Chéradénine ? fit à nouveau la voix.

Manifestement, on essayait de le réveiller. Et pourtant, il était réveillé. Il voulut remuer les lèvres.

— Chéradénine… tu m’entends ?

Il remua les lèvres, expira au même moment et se dit qu’il avait dû produire un son. Il s’efforça d’ouvrir les yeux. Les ténèbres vacillèrent.

— Chéradénine… ?

Il y avait une main sur son visage, qui lui caressait doucement la joue. Shéas ! songea-t-il l’espace d’une seconde avant de chasser ce souvenir et de l’enfermer là où il conservait tous les autres.

— Qu…, réussit-il à articuler ; guère plus qu’une amorce de son.

— Chéradénine…, reprit la voix, cette fois-ci tout contre son oreille. C’est Diziet. Diziet Sma. Tu te souviens de moi ?

— Diz…, parvint-il à énoncer au bout de deux ou trois tentatives infructueuses.

— Chéradénine ?

— Ouais…, s’entendit-il proférer dans un souffle.

— Essaie d’ouvrir les yeux, tu veux ?

— Essaie…, répéta-t-il.

Et brusquement la lumière fut. Il eut l’impression que le phénomène était totalement indépendant de ses efforts pour ouvrir les yeux. Les choses mirent un bon moment à prendre forme, mais il finit par distinguer un plafond d’un vert reposant éclairé sur les côtés par un éventail lumineux dont la source était invisible, et le visage de Diziet Sma penché sur lui.

— Bien joué, Chéradénine.

Elle lui sourit.

— Comment te sens-tu ?

Il réfléchit à la question.

— Bizarre, répondit-il enfin.

Il réfléchissait à toute allure, à présent, s’efforçant de se rappeler comment il était arrivé là. Était-ce une espèce d’hôpital ? Mais comment était-il donc arrivé jusque-là ?

— Où sommes-nous ? s’enquit-il.

Il pouvait toujours essayer d’aller droit au but. Il voulut bouger les mains et n’y réussit pas. En le voyant faire, Sma regarda quelque part au-dessus de sa tête.

— À bord du VSG Optimiste-né. Tu es tiré d’affaire… tu vas t’en remettre.

— Alors, peux-tu m’expliquer pourquoi je ne peux bouger ni les mains ni les p…, oh merde !

Tout à coup, il se revit ligoté au cadre de bois, avec cette fille en face de lui. Il ouvrit les yeux et la vit ; vit Sma. Une lumière vague et brumeuse flottait alentour. Il se tordit et tira sur ses liens, mais ceux-ci ne faisaient pas mine de céder ; il n’y avait plus d’espoir… Il se sentit tiré par les cheveux, sentit l’impact de la lame tranchante sur son cou, vit la fille en robe rouge le regarder, quelque part en hauteur au-dessus de son corps décapité.

Tout se mit à tourner. Il ferma les yeux.

Au bout d’un moment, cela passa. Il déglutit, prit une inspiration et rouvrit les paupières ; au moins ces fonctions-là paraissaient-elles intactes. Sma était toujours là à le regarder. Elle semblait soulagée.

— Ça t’est revenu d’un seul coup ?

— Ouais, exactement.

— Ça va aller ? s’inquiéta-t-elle d’un ton sérieux mais également rassurant.

— Ne t’en fais pas, fit-il. (Puis il ajouta :) Ce n’est rien, simple égratignure.

Elle éclata de rire et détourna quelques instants les yeux. Lorsqu’elle le regarda à nouveau, elle se mordait la lèvre.

— Eh ! fit-il. On dirait que je l’ai échappé belle cette fois, hein ? acheva-t-il en souriant.

— Tu peux le dire, acquiesça Sma. Quelques secondes de plus et tu te payais des lésions cérébrales irréversibles. Quelques minutes de plus et tu étais mort. Si seulement tu avais porté un implant de rapatriement ! On aurait pu te récupérer bien plus tôt…

— Voyons, Sma, coupa-t-il d’une voix douce. Tu sais bien que ces trucs-là ne me plaisent pas beaucoup.

— Ouais, je sais. Bref, quoi qu’il en soit, tu vas devoir rester comme ça quelque temps.

Elle lui lissa les cheveux sur le front.

— Il va falloir environ deux cents jours pour te faire pousser un nouveau corps. On m’a dit de te demander : est-ce que tu veux dormir jusqu’au bout, ou rester normalement éveillé… ou adopter n’importe quelle solution intermédiaire ? C’est comme tu voudras. Ça n’a aucune incidence sur le déroulement du processus.

— Hmm… (Il réfléchit.) Je suis sans doute censé m’enrichir de tout un tas de façons, par exemple en écoutant de la musique, en regardant des films ou je ne sais quoi, ou peut-être en lisant ?

— Si tu veux, répondit Sma avec un haussement d’épaules. Ou préférer les cochonneries et te passer des bandes pornos dans la tête, pourquoi pas.

— Et boire ?

— Boire ?

— Ben oui ; est-ce que je peux me saouler ?

— Je ne sais pas, dit Sma en regardant à nouveau un point situé au-dessus de lui, légèrement sur le côté.

Une voix se mit à marmonner.

— Qui est là ? demanda Zakalwe.

— Stod Périce.

Un jeune homme entra à l’envers dans son champ de vision et le salua d’un signe de tête.

— Médico. Enchanté, monsieur Zakalwe. C’est moi qui m’occuperai de vous, quelle que soit la façon dont vous choisirez de passer le temps.

— Dans ces circonstances, est-ce qu’on rêve quand on est endormi ? demanda-t-il au médico.

— Tout dépend de la profondeur du sommeil que vous demanderez. On peut vous endormir si profondément que, en vous réveillant après ces deux cents jours, vous aurez l’impression qu’une seconde seulement s’est écoulée. Ou bien vous pouvez rêver de manière très claire du début à la fin. C’est vous qui choisissez.

— Qu’est-ce qu’on fait généralement dans ce cas-là ?

— La plupart des gens demandent qu’on les déconnecte : ils se réveillent avec un nouveau corps sans avoir l’impression que le temps a passé.

— C’est bien ce que je pensais. Est-ce que je peux me saouler tout en étant branché sur cet engin, quel qu’il soit ?

Stod Périce sourit.

— Je suis sûr que nous pouvons vous arranger ça. Si vous voulez, nous pouvons vous donner des toxiglandes qui sécréteront des drogues de manière interne ; c’est l’occasion rêvée, il n’y a qu’à…

— Non merci, coupa Zakalwe, qui ferma brièvement les yeux et essaya de secouer la tête. Je me contenterai d’une ébriété occasionnelle.

Stod Périce acquiesça.

— Ma foi, je pense qu’on devrait pouvoir vous équiper en conséquence.

— Formidable. Sma ? fit-il en regardant la jeune femme, qui haussa les sourcils d’un air interrogateur. Je vais rester éveillé.

Un sourire se dessina lentement sur les lèvres de Sma.

— J’en avais comme un pressentiment.

— Tu restes dans les parages ?

— Possible. Tu veux ?

— J’apprécierais, oui.

— Je crois que ça me plairait aussi, fit-elle en hochant la tête d’un air pensif. D’accord, je te regarderai grossir.

— Merci. Et merci de ne pas avoir amené ce fichu drone. J’entends d’ici ses plaisanteries douteuses.

— … Oui, répondit Sma d’une voix hésitante qui le poussa à s’enquérir :

— Qu’est-ce qu’il y a, Sma ?

— Eh bien…

La jeune femme parut mal à l’aise.

— Dis-moi.

— C’est Skaffen-Amtiskaw, dit-elle gauchement. Il t’envoie un cadeau. (Elle pécha un petit paquet dans sa poche et le brandit d’un air gêné.) Je… je ne sais pas ce que c’est, mais…

— Tu vas bien être obligée de l’ouvrir.

Elle s’exécuta donc, et examina le contenu du paquet. Stod Périce se pencha, puis se détourna prestement en portant sa main à sa bouche, en proie à une quinte de toux.

Sma fit la moue.

— Je crois que je vais demander un autre drone de compagnie.

Zakalwe ferma les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un chapeau.

Cela le fit rire. Sma finit par l’imiter – ce qui ne l’empêcha pas, par la suite, de bombarder le drone d’objets divers. Stod Périce accepta le chapeau en cadeau.

Ce ne fut que plus tard, sous la lumière rouge et diffuse de la section hôpital, tandis que Sma dansait langoureusement avec sa nouvelle conquête et que Stod Périce dînait dehors avec des amis et leur racontait l’anecdote du chapeau, que Zakalwe se souvint du jour où, quelques années plus tôt et à une très grande distance de là, Shéas Engen avait suivi du doigt les cicatrices qui couvraient son corps – ses fins doigts frais sur sa chair plissée qui paraissait toute neuve, l’odeur de sa peau, sa longue chevelure qui se balançait en venant le chatouiller.

Et dans deux cents jours il aurait un nouveau corps. Et (Et celle-là… Je suis désolée. Toute récente, n’est-ce pas. ?)… la plaie au niveau de son cœur aurait disparu à jamais, et le cœur juste en dessous ne serait plus jamais le même.

Alors il se rendit compte qu’il l’avait perdue.

Non pas Shéas Engen, qu’il avait tendrement aimée, ou cru aimer, et perdue sans l’ombre d’un doute… mais elle, l’autre, la vraie, celle qui vivait en lui depuis un siècle de sommeil glacé.

Il avait cru ne jamais la perdre, sinon au jour de sa propre mort.

Mais maintenant, il savait que c’était faux ; il se sentit brisé sous le choc de cette perte.

Il murmura son nom dans la nuit calme et rouge.

Au-dessus de sa tête, l’unité de contrôle médical à la vigilance infaillible enregistra la présence d’un peu de liquide dans les canaux lacrymaux de cette tête humaine dépourvue de corps et se demanda silencieusement ce qu’il fallait en conclure.

— Quel âge a ce vieux Tsoldrin, maintenant ?

— Quatre-vingts années relatives, répondit le drone.

— Et vous croyez qu’il acceptera de quitter sa retraite ? Sur ma simple demande ? interrogea-t-il d’un ton sceptique.

— On n’a pas trouvé de meilleure solution que toi, l’informa Sma.

— Vous ne pouvez pas le laisser vieillir tranquille ?

— Il y a tout de même autre chose en jeu que la retraite paisible d’un politico vieillissant, Zakalwe.

— Ah oui ? Et quoi donc ? L’univers ? La vie telle que nous la connaissons ?

— Tout juste ; par dizaines, peut-être par centaines de versions.

— Quelle philosophie !

— Et l’Ethnarque Kérian, tu l’as laissé vieillir en paix peut-être ?

— Que non ! répliqua-t-il en s’introduisant un peu plus avant dans son armure. Ce vieux pisseux méritait de mourir un million de fois.

La zone-atelier du minidock reconverti abritait un étalage étourdissant d’armes issues de la Culture ou d’ailleurs. Zakalwe, songea Sma, était comme un gosse dans un magasin de jouets. Il sélectionnait du matériel et le chargeait ensuite sur une palette que Skaffen-Amtiskaw pilotait sur ses talons tandis qu’il longeait les allées bordées de râteliers, de tiroirs et d’étagères, le tout bourré d’armes à projectiles, fusils à visée laser, fusils laser ou projecteurs à plasma, sans compter d’innombrables grenades, effecteurs, charges planes, armures passives et réactives, équipements de détection et de protection, tenues de combat complètes, batteries de missiles, ainsi qu’une dizaine au moins d’engins de types différents que Sma ne put identifier.

— Tu ne pourras jamais porter tout ça, Zakalwe.

— C’est pourtant le minimum, lui dit-il. (Il prit sur une étagère une arme trapue de forme plutôt carrée dont on ne distinguait pas nettement le canon.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un SOERC, répondit Skaffen-Amtiskaw ; Système Offensif à Émission de Rayonnement Cohérent ; un fusil d’assaut. Sept batteries de quatorze tonnes ; sept éléments au coup par coup jusqu’à quarante-quatre kilorafales virgule huit par seconde (temps de tir minimum : huit secondes virgule soixante-quinze), maximum pour une salve unique ; sept fois deux cent cinquante kilogrammes ; fréquence : du milieu de la gamme visible au sommet du spectre X.

Il soupesa la chose.

— Pas très bien équilibré.

— Tel qu’il se présente actuellement, il est replié en position de stockage. Faites glisser tout le dessus vers l’arrière.

— Hmm.

Une fois l’arme prête à tirer, Zakalwe fit mine de viser.

— Et qu’est-ce qui m’empêche de placer la main qui soutient le tout à cet endroit-là, là d’où partent les rayons ?

— Le bon sens ? suggéra le drone.

— Mouais. Eh bien, je garde mon vieux fusil à plasma démodé. (Il replaça l’arme sur son étagère.) Et puis, reprit-il, tu devrais te réjouir que de vieux messieurs abandonnent leur retraite pour toi, Sma. Bon sang, je devrais être en train de me consacrer au jardinage ou à je ne sais quoi d’autre au lieu de foncer à tombeau ouvert vers le fin fond de la galaxie pour me salir les mains à votre place.

— Ouais ! répliqua Sma. Comme si j’avais dû faire des pieds et des mains pour t’arracher à ton « jardinage » ! Enfin quoi, Zakalwe ! Je te rappelle que tes valises étaient prêtes !

— J’avais dû saisir télépathiquement l’urgence de la situation. (Il dégagea avec peine une volumineuse arme noire de son râtelier et lui imprima des deux mains un mouvement de balancier en grognant sous l’effort.) Bordel ! Ce truc est une arme à feu ou une masse d’armes ?

— Il s’agit d’un canon à main idiran, soupira Skaffen-Amtiskaw. Ne le remuez pas dans tous les sens ; il est très ancien, et plutôt rare.

— Tu m’étonnes ! (Il se débattit avec l’arme pour la raccrocher au râtelier, puis poursuivit son chemin dans la travée.) Si on y réfléchit bien, Sma, je suis tellement vieux que ma vie tout entière devrait être payée au triple du tarif, ou quelque chose dans ce genre ; si ça se trouve, je suis loin de me faire payer comme il faut dans cette misérable escapade.

— Si c’est ainsi que tu vois les choses, c’est nous qui devrions te faire payer pour… disons pour infraction manifeste. Quand je pense que tu as rendu la jeunesse à ces vieux birbes à l’aide de notre technologie !

— Ne critique pas. Tu ne sais pas ce que c’est que de devenir aussi vieux aussi tôt dans la vie.

— Peut-être, mais c’est le sort de chacun, tandis que toi, tu as réservé tes faveurs aux plus malfaisants salauds imbus de pouvoir que comptait cette planète.

— C’étaient des sociétés à structure verticale ! Qu’est-ce que tu crois ? Et puis, si j’en avais fait cadeau à tout le monde… tu imagines l’explosion démographique !

— Zakalwe, ce problème, je l’ai étudié quand j’avais environ quinze ans ; dans la Culture, on nous apprend ça au début de notre scolarité. Il y a une éternité qu’on a fait le tour de la question ; cela fait partie de notre histoire, de notre conditionnement. Voilà pourquoi même un écolier jugerait ton acte stupide. Pour nous, c’est ce que tu es : un écolier. Tu ne veux même pas prendre de l’âge. Il n’y a rien de plus immature que ça.

— Ouh ! s’exclama Zakalwe en s’immobilisant brusquement. Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Vous ne comprendriez pas, répondit Skaffen-Amtiskaw.

— Pure merveille ! (Zakalwe empoigna une arme extraordinairement complexe et la fit pirouetter.) Alors, qu’est-ce que c’est ? fit-il dans un souffle.

— Système à Micro-armements, classe Fusils, récita le drone. Il s’agit de… oh, écoutez, Zakalwe : il possède dix modes de tir distincts, sans compter le dispositif défensif semi-conscient, le bouclier à composants réactifs, les modules mobiles de type IFF à réaction rapide ou l’unité anti-g ; et, avant que vous ne me posiez la question, je vous signale que les commandes sont toutes du mauvais côté parce que celui-ci est un modèle pour gaucher ; quant à l’équilibrage – poids, inertie variable indépendante –, il est entièrement réglable. Il faut par ailleurs six mois d’entraînement intensif rien que pour apprendre à s’en servir sans risque, et je vous laisse imaginer le temps qu’il faut pour devenir un utilisateur chevronné. Conclusion : ce n’est pas pour vous.

— Mais je n’en veux pas, répondit l’autre en caressant l’arme. Seulement, quel engin ! (Il le replaça à côté des autres et jeta un regard à Sma.) Écoute, Dizzy… Je connais votre mode de pensée, dans la Culture, et je crois que je le respecte. Mais votre vie c’est votre vie, et ma vie c’est ma vie. Je vis de manière risquée dans des endroits dangereux ; c’est ce que j’ai toujours fait, et j’ai bien l’intention de continuer. Je mourrai tôt de toute façon, alors pourquoi me charger du fardeau supplémentaire de la vieillesse, même si je ne dois vieillir que lentement ?

— N’essaie pas de te réfugier derrière la nécessité, Zakalwe. Tu aurais pu repartir de zéro ; tu n’es pas obligé de vivre ainsi. Tu aurais pu intégrer la Culture, devenir l’un des nôtres ; ou au moins adopter notre mode de vie, mais…

— Sma ! s’exclama-t-il en se retournant vers elle. Cela, c’est bon pour toi, mais pas pour moi. Vous considérez que j’ai eu tort de faire stabiliser mon âge ; pour vous, même la possibilité de devenir immortel est négative. Soit. Je le conçois. Dans la société où vous vivez, et considérant votre mode de vie, ça coule de source. Vous vivez vos trois cent cinquante, quatre cents ans dans la certitude d’arriver jusqu’au bout, de mourir tranquilles. Pour moi… ça ne peut pas marcher. Cette certitude-là, je ne la possède pas. J’aime regarder les choses en me tenant sur le fil du rasoir, Sma ; c’est une perspective qui me plaît. Et j’aime sentir ce courant ascendant sur mon visage. Alors, tôt ou tard, je mourrai ; de mort violente, selon toute probabilité. Bêtement, si ça se trouve, parce que c’est souvent comme ça que ça se passe. On évite les armes nucléaires et les assassins déterminés… et puis on s’étrangle avec une arête de poisson. Mais quelle importance, après tout ? Bref. Votre stase, c’est votre société ; la mienne… c’est mon âge. Mais les uns comme les autres, nous sommes tous voués à une mort certaine.

Sma contempla le plancher, les mains derrière le dos.

— Très bien, dit-elle enfin. Mais cette fameuse perspective, n’oublie pas qui te l’a donnée.

Il eut un sourire triste.

— Oui, je sais. Vous m’avez sauvé la vie. Mais vous m’avez également menti ; vous m’avez – non, écoute-moi ! – vous m’avez chargé de missions imbéciles où je croyais appartenir à un camp alors que j’étais en fait dans l’autre ; vous m’avez obligé à me battre pour des aristos incompétents que j’aurais étranglés sans le moindre remords à l’occasion de guerres où je ne savais pas que vous souteniez les deux camps ; vous m’avez rempli les testicules d’une semence non humaine que j’étais censé injecter à une pauvre créature de sexe féminin… vous avez failli me faire tuer… bien failli me faire tuer une dizaine de fois, sinon plus…

— Vous ne m’avez jamais pardonné le coup du chapeau, n’est-ce pas ? fit Skaffen-Amtiskaw en feignant l’amertume.

— Allez, Chéradénine, avoue que tu t’es quand même bien amusé.

— Je te prie de croire, Sma, que je n’ai pas fait que m’« amuser ». (Il s’adossa à un placard rempli d’anciennes armes à projectiles.) Mais le pire de tout, reprit-il avec insistance, c’est quand vous fournissez des cartes inversées.

— Pardon ? fit Sma, interloquée.

— Oui, des cartes inversées, répéta Zakalwe. Tu ne peux pas savoir à quel point c’est énervant et malcommode d’arriver quelque part et de se rendre compte que les autochtones dressent des cartes en se plaçant d’un point de vue qui, par rapport au vôtre, est inversé de haut en bas ! Pour une raison totalement absurde du genre : untel croit qu’une aiguille aimantée pointe vers le ciel tandis que les autres considèrent qu’elle est simplement plus lourde et pointe donc vers le bas ! Ou parce que la carte est orientée selon le plan de la galaxie, et que sais-je encore ! Je t’assure que ça peut paraître insignifiant, mais en fait c’est extrêmement irritant.

— Zakalwe, j’étais loin de m’en douter. Laisse-moi te présenter mes excuses et celles de la section Circonstances Spéciales tout entière. Non, de la section Contact tout entière. Non, de la Culture tout entière. Non, de toutes les espèces intelligentes.

— Sma, espèce de chienne sans scrupules, tu ne vois pas que j’essaie de te parler sérieusement ?

— Non, je ne vois pas. Les cartes…

— Mais c’est pourtant vrai ! Elles ne sont pas dans le bon sens !

— Alors, précisa Diziet Sma, c’est qu’il doit y avoir une raison.

— Laquelle ? demanda-t-il d’un ton impérieux.

— La psychologie, répondirent simultanément Sma et le drone.

— Deux combinaisons ? fit un peu plus tard Sma tandis que Zakalwe finissait de choisir son équipement.

Ils se trouvaient toujours dans le minidock abritant l’arsenal, mais Skaffen-Amtiskaw les avait abandonnés pour aller se livrer à des activités plus intéressantes que regarder deux gosses écumer les magasins de jouets.

Il perçut dans la voix de Sma une nuance accusatrice et leva les yeux.

— Deux, en effet. Et alors ?

— Ces combinaisons peuvent servir à emprisonner quelqu’un, Zakalwe ; je le sais fort bien. Elles n’ont pas qu’une fonction de protection.

— Écoute, si je dois enlever ce type dans un environnement hostile et sans aide immédiate de votre part parce que vous devez vous tenir à l’écart et paraître purs aux yeux du monde – bien que cette image soit totalement artificielle – il faut que je sois équipé en conséquence. Et parmi les articles indispensables, je compte deux combinaisons VTFF dignes de ce nom.

— Une, trancha Sma.

— Tu ne me fais donc pas confiance ?

— Une, répéta-t-elle.

— Et merde, si c’est comme ça… !

Il retira la combinaison de sa pile de matériel.

— Chéradénine, reprit Sma sur le ton de la conciliation. N’oublie pas : ce dont nous avons besoin, c’est de l’engagement personnel de Beychaé, et non de sa seule présence. Voilà pourquoi nous ne l’avons pas fait doubler, pourquoi nous ne sommes pas intervenus sur son esprit même…

— Mais, Sma, c’est pour cela que vous m’envoyez là-bas : pour trafiquer dans sa tête.

— Bon, bon, fit Sma qui parut subitement nerveuse.

Elle frappa doucement dans ses mains, l’air quelque peu gênée.

— À propos, Chéradénine, euh… quelles sont tes intentions, au juste ? Je sais bien qu’il ne faut pas attendre de toi un quelconque plan de mission ni rien de théorique, mais peut-on savoir comment tu prévois d’arriver jusqu’à Beychaé ?

L’autre soupira.

— Je vais faire en sorte que ce soit lui qui veuille venir à moi.

— Mais comment ?

— À l’aide d’un seul mot.

— Un mot ?

— Disons plutôt un nom.

— Lequel, le tien ?

— Non ; mon nom était censé rester secret quand j’étais conseiller auprès de Beychaé, mais il y a bien dû y avoir des fuites depuis ; on le connaît certainement. Trop dangereux. Je me présenterai sous un autre nom.

— Ah-ah !

Sma lui adressa un regard encourageant, mais il se remit à faire son choix entre les divers articles qu’il avait sélectionnés.

— Beychaé travaille dans une université, non ? reprit-il sans se retourner vers Sma.

— Oui, aux archives ; il y passe presque tout son temps. Mais il y en a un énorme volume, et il se déplace constamment ; par ailleurs, il y a des gardes.

— Bon, si tu veux te rendre utile, cherche donc ce qui pourrait intéresser cette université.

— Il s’agit d’une société capitaliste, fit Sma en haussant les épaules. Peut-être pouvons-nous essayer l’argent.

— C’est ce que je ferais moi-même… (Zakalwe s’interrompit, l’air soupçonneux.) J’espère que dans ce domaine, j’aurai carte blanche ?

— Crédit illimité, acquiesça Sma.

— Magnifique, sourit l’autre. (Il se tut quelques instants, puis ajouta :) De quelle origine ? Une tonne de platine ? Un sac de diamants ? Ma propre banque ?

— Ma foi, ta propre banque, oui, dans une certaine mesure. Depuis la dernière guerre, nous avons mis sur pied un organisme nommé Fondation Avant-garde ; un empire commercial aux principes relativement conformes à l’éthique, et qui prend tranquillement de l’expansion. C’est de là que viendra ton crédit illimité.

— Eh bien, je m’en servirai probablement pour offrir une grosse somme à l’université ; mais il serait préférable de les tenter avec quelque chose de concret.

— Entendu, dit-elle en hochant la tête. (Puis son front se plissa. Elle montra du doigt la combinaison de combat.) Comment as-tu appelé ce truc tout à l’heure ?

Zakalwe parut interloqué, puis répondit :

— Ah ! je vois. Une combinaison VTFF.

— Voilà, tu as dit : deux combinaisons VTFF dignes de ce nom. Je croyais pourtant connaître toute la nomenclature ; or, je n’ai jamais entendu ce sigle. Qu’est-ce qu’il signifie ?

— Va Te Faire Foutre, répondit-il en souriant.

Sma fit entendre un claquement de langue.

— J’aurais mieux fait de me taire, je vois.

Deux jours plus tard, ils se tenaient dans le hangar du Xénophobe. Le piquet ultra-rapide avait quitté le VSG la veille pour foncer seul vers l’Amas de Vœrenhutz. Après avoir accéléré au maximum, il était à présent en pleine décélération. Zakalwe embarquait le matériel dont il allait avoir besoin à bord de la capsule qui l’emporterait à la surface de la planète où se trouvait Tsoldrin Beychaé ; il accomplirait la première étape de son trajet intrasystème dans un module rapide à trois passagers qui resterait en attente dans l’atmosphère d’une géante gazeuse voisine. Le Xénophobe, lui, demeurerait dans l’espace interstellaire, prêt à lui apporter son concours en cas de besoin.

— Tu es sûr que tu ne veux pas te faire accompagner de Skaffen-Amtiskaw ?

— Sûr et certain ; tu peux te le garder, ce crétin, volant.

— Et un autre drone ?

— Non.

— Un missile-couteau, peut-être ?

— Diziet, je te dis que non ! Je ne veux ni Skaffen-Amtiskaw, ni rien qui se croie capable de penser par soi-même.

— Hé ! Faites comme si je n’étais pas là, intervint Skaffen-Amtiskaw.

— Je pense que ce serait prendre mes désirs pour des réalités, drone.

— C’est mieux que de ne rien penser du tout ; dans votre cas, c’est même un miracle.

L’homme contempla la machine.

— Vous êtes sûr qu’on n’a pas émis un ordre de renvoi à l’usine pour les modèles portant votre numéro de série ?

— Personnellement, fit le drone avec hauteur, je n’ai jamais compris ce qu’on pouvait trouver d’intéressant à une chose composée à quatre-vingts pour cent d’eau.

— Stop ! coupa Sma. Tu sais tout ce que tu as besoin de savoir, j’espère ?

— Mais oui, répondit-il d’un ton las.

Il se pencha pour fixer le fusil à plasma à l’intérieur de la capsule, et ses muscles lisses roulèrent sous sa peau hâlée. Il était vêtu en tout et pour tout d’un slip. Quant à Sma, encore tout ébouriffée (l’horloge du vaisseau marquait une heure matinale), elle portait une djellaba.

— Tu sais qui contacter ? s’inquiéta-t-elle. Tu sais qui s’occupe de quoi dans chacun des camps… ?

— Et quoi faire au cas où la manne viendrait à se tarir ? Mais oui, je sais tout ça.

Si… quand tu l’emmèneras, dirige-toi vers…

— Le système enchanteur et ensoleillé d’Impren, récita-t-il avec lassitude. Où l’on trouve une foule d’autochtones accueillants dans toutes sortes d’Habitats spatiaux écologiquement sains. Et neutres.

— Zakalwe, fit brusquement Sma en lui prenant le visage à deux mains avant de l’embrasser. J’espère que tout se passera bien.

— Bizarrement, moi aussi, rétorqua-t-il. (Il lui rendit son baiser ; au bout d’un moment, elle se dégagea. Il secoua la tête, admira la jeune femme de la tête aux pieds et sourit.) Ah… un jour, Diziet.

Elle secoua la tête à son tour et lui lança un sourire hypocrite.

— Il faudrait que je sois inconsciente, ou bien morte, Chéradénine.

— Ah bon ? Alors, il y a encore de l’espoir !

Sma lui asséna une claque dans le dos.

— Allez, en route, Zakalwe !

L’homme entra dans sa combinaison de combat blindée, qui se referma autour de lui. Il repoussa le casque vers l’arrière.

Subitement, il prit l’air sérieux.

— Je veux que tu sois sûre de bien savoir où…

— Nous savons parfaitement où elle se trouve, coupa vivement Sma.

Il contempla quelques instants le sol du hangar, puis releva la tête et, regardant Sma dans les yeux, arbora un large sourire.

— Parfait. (Il frappa dans ses mains gantées.) Formidable ; je m’en vais, puisque c’est comme ça. À un de ces jours, avec un peu de chance.

Sur quoi il pénétra dans la capsule.

— Fais attention à toi, Chéradénine, lança Sma.

— C’est ça ; faites attention à votre derrière ignoblement fendu, intervint Skaffen-Amtiskaw.

— Comptez là-dessus, dit Zakalwe en leur envoyant un baiser à tous les deux.

Un Véhicule Système Général, puis un piquet ultra-rapide, puis un petit module, puis une capsule propulsée, et enfin cette combinaison, debout dans la poussière glaciale du désert, avec à l’intérieur un homme.

Il regarda au-dehors, par l’ouverture de sa visière relevée, et épongea un peu de transpiration sur son front. Le crépuscule tombait sur le plateau. À quelques mètres de là, sous la lumière dispensée par deux lunes et un soleil faiblissant, il discernait le bord de l’à-pic blanchi par le gel. Au-delà, c’était cette immense entaille dans le sol du désert, où s’était édifiée une cité ancienne et pratiquement vide ; c’était là que résidait à présent Tsoldrin Beychaé.

Les nuages dérivaient dans le ciel, la poussière s’amassait en tas.

— Et voilà, soupira-t-il sans s’adresser à personne en particulier. (Il leva les yeux vers ce ciel qui n’était pas le sien. Un de plus.) Ça recommence.

VIII

Debout sur un petit éperon argileux, l’homme regardait une vague d’eau brunâtre recouvrir et dénuder tour à tour les racines d’un arbre immense. L’air était chargé de pluie ; le large moutonnement brun du jaillissement liquide qui se ruait sur les racines de l’arbre bondissait en répandant des gerbes d’embruns. La pluie seule avait réduit la visibilité à deux cents mètres, et depuis longtemps déjà trempé jusqu’aux os l’homme en uniforme. Celui-ci était à l’origine de couleur grise, mais la pluie et la boue l’avaient fait virer au marron foncé. Lui si élégant, si bien ajusté, la pluie et la boue en avaient fait une guenille sans forme.

L’arbre s’inclina, puis s’abattit dans le torrent terreux en éclaboussant de boue l’homme en uniforme, qui fit un pas en arrière et leva son visage vers le ciel gris terne afin de laisser la pluie incessante rincer sa peau. Le grand arbre barrait le passage au courant vrombissant ; les eaux passaient à présent par-dessus le rebord de l’éperon argileux, forçant l’homme à reculer encore, le long d’un mur de pierre grossièrement taillée terminé par un haut linteau de béton ancien qui montait, inégal et tout fissuré, jusqu’au pied d’un petit cottage sans charme posé près du sommet de la colline de béton. L’homme resta là à contempler la rivière en crue qui ressemblait à ses yeux à une longue contusion bistre ; il la regarda submerger puis saper son petit isthme d’argile ; alors l’éperon s’effondra, l’arbre perdit son point d’ancrage de ce côté-là de la rivière, fit un tête-à-queue, roula sur lui-même et, pris à bras-le-corps par les eaux tourbillonnantes, partit en direction de la vallée détrempée et des collines basses qui la jouxtaient au loin. L’homme vit la rive s’émietter de l’autre côté du torrent, là où les racines du grand arbre saillaient comme des câbles arrachés, puis fit demi-tour et se dirigea à pas pesants vers le petit cottage.

Il contourna la maison. La vaste dalle de béton carrée qui mesurait presque cinq cents mètres de côté était toujours cernée par les eaux ; de toutes parts, les vagues brunes venaient en lécher les bords. Les squelettes en surplomb de plusieurs superstructures anciennes tombées en ruine depuis longtemps se dessinaient derrière le rideau de pluie, posés sur la surface criblée de trous et de failles de la dalle comme les pièces oubliées de quelque formidable jeu de société. À côté de ces machines abandonnées, le cottage (déjà ridiculisé par l’immense étendue de béton qui l’entourait) paraissait encore plus grotesque qu’elles.

L’homme fit le tour du bâtiment en regardant tout autour de lui, mais ne vit rien qu’il désirât voir. Puis il entra.

La meurtrière se raidit en le voyant ouvrir la porte à la volée. Fragile objet de bois, la chaise à laquelle elle était ligotée était calée, en équilibre précaire, contre une solide commode ; elle glissa sur le dallage lorsque la fille sursauta, et toutes deux s’abattirent au sol. La tête de la fille heurta les dalles, et elle poussa un cri.

Il soupira et s’approcha ; à chaque pas, ses bottes émettaient un bruit de succion. Il redressa la chaise et, par la même occasion, écarta d’un coup de pied un morceau de miroir brisé. La femme restait affalée, maintenue par ses liens, mais il savait pertinemment qu’elle jouait la comédie. Il tira la chaise jusqu’à l’amener au centre de la pièce, sans quitter des yeux la prisonnière et sans jamais se trouver à proximité de sa tête ; quand il l’avait ligotée, elle lui avait donné un coup de tête qui avait failli lui fracturer le nez.

Il examina ses liens. La corde qui lui maintenait les mains derrière le dossier de la chaise était effrangée ; elle avait essayé de se libérer en se servant du miroir à main cassé rangé dans le premier tiroir de la commode.

Il la laissa ainsi avachie, bien en vue au milieu de la pièce, puis se dirigea vers la petite couche taillée dans l’un des murs épais du cottage et s’y laissa lourdement tomber. Elle était souillée, mais il était trop épuisé, trop trempé pour y prêter attention.

Il écouta la pluie marteler le toit, écouta le vent gémir en s’insinuant par la porte et les volets des fenêtres, écouta le son régulier des gouttes qui tombaient du toit sur les dalles. Il tendit l’oreille dans l’espoir de discerner le bruit des hélicoptères, mais il n’y avait pas d’hélicoptères. Il n’avait pas d’émetteur radio, et n’était d’ailleurs même pas sûr qu’ils sachent où partir en reconnaissance. Ils fouilleraient la région aussi minutieusement que le leur permettrait la météo, mais ce serait sa voiture de fonction qu’ils chercheraient à repérer ; or, elle n’était plus là ; elle avait été emportée par l’avalanche brune de la rivière en crue. Les recherches allaient probablement durer des jours.

Il ferma les yeux et sentit le sommeil le gagner presque instantanément, mais la conscience aiguë qu’il avait de son échec l’empêchait de s’y évader ; elle le suivait jusque dans l’assoupissement, elle lui emplissait l’esprit d’images d’inondation et de déroute, elle le harcelait au point qu’il renonça à trouver le repos, replongea dans la souffrance permanente et le découragement de l’éveil. Il se frotta les yeux, mais l’eau écumeuse dont étaient imprégnées ses mains contenait des grains de sable et de terre qui lui entrèrent dans les yeux. Il essuya comme il put un de ses doigts sur les lambeaux crasseux qui recouvraient le lit et frotta ses yeux d’un peu de salive, car il se disait que, s’il se laissait aller à pleurer, il ne pourrait peut-être plus s’arrêter.

Il jeta un regard à la femme. Elle faisait semblant de revenir à elle. Il regretta de ne pas avoir la force physique et l’envie d’aller la frapper ; mais il était trop fatigué. Par ailleurs, il savait trop bien que ce serait se venger sur elle de la défaite d’une armée entière. Administrer une raclée à un individu, n’importe lequel (surtout une femme sans défense et affligée de strabisme), serait un moyen si mesquin de rechercher une compensation, après une dégringolade de cette ampleur, que s’il en réchappait il s’en voudrait toute sa vie d’avoir commis une chose pareille.

Elle poussa un gémissement hypocrite. Un mince filet de morve se détacha de son nez et tomba sur son gros manteau.

Il détourna les yeux, dégoûté.

Il l’entendit renifler bruyamment. Lorsqu’il la regarda à nouveau, il vit qu’elle avait les yeux ouverts et qu’elle le fixait d’un air mauvais. Son strabisme était léger, mais cette imperfection l’irritait plus que de raison. Avec un bon bain et des vêtements propres, elle aurait presque été jolie, songea-t-il. Mais pour l’instant, elle était engoncée dans un épais manteau vert tout souillé de boue, et son visage était presque entièrement dissimulé – en partie par le col du manteau, en partie par ses longs cheveux sales, collés en divers endroits au tissu vert par des mottes de boue luisantes. Elle se mit à remuer bizarrement sur sa chaise, comme pour se gratter le dos contre le dossier. Il n’aurait su dire si elle éprouvait la solidité de ses liens ou si elle était assaillie par les puces.

Il doutait qu’on l’eût envoyée pour le tuer ; elle était presque certainement ce qu’elle paraissait être au vu de son uniforme : une auxiliaire. Elle s’était sans doute retrouvée isolée à l’arrière pendant un mouvement de repli et avait erré, trop effrayée, trop fière ou trop stupide pour se rendre ; puis elle avait aperçu la voiture d’état-major en difficulté dans le vallon noyé par l’orage. Sa tentative pour le tuer avait été courageuse, mais risible. C’était uniquement par chance qu’elle avait réussi à abattre son chauffeur du premier coup. Le second coup l’avait atteint de biais à la tempe, le laissant étourdi ; elle en avait profité pour jeter son arme désormais vide et sauter dans la voiture, armée de son seul couteau. Le véhicule dépourvu de chauffeur avait glissé le long d’une pente tapissée d’herbe grasse, tout droit dans le torrent brunâtre.

Quelle bêtise ! Parfois, les gens héroïques le révoltaient ; ils étaient une insulte au soldat qui pèse les risques inhérents à la situation et prend calmement des décisions avisées fondées sur l’expérience et l’imagination ; le genre de professionnels sans éclat qui ne remportaient pas de médailles, mais des guerres.

Toujours hébété sous le choc de la balle qui avait tracé une éraflure dans son cuir chevelu, il était tombé au pied du siège arrière ; prise dans l’étreinte mouvante de la rivière, la voiture piquait du nez et faisait des embardées. La femme avait failli l’enfouir entièrement sous son volumineux manteau. Toujours sonné, les oreilles carillonnantes du coup qu’il avait reçu, il s’était avéré incapable de lui retourner un bon coup de poing. Durant les quelques minutes absurdes où il enragea d’être ainsi immobilisé, sa lutte contre la fille lui parut symboliser à plus petite échelle la confusion générale où s’était empêtrée son armée ; il avait la force de l’étendre raide, mais l’espace exigu et le poids du manteau enveloppant qui la dissimulait à ses yeux l’avaient étouffé et retenu prisonnier jusqu’à ce qu’il soit finalement trop tard.

La voiture entra en collision avec l’île de béton et se retourna d’un seul coup, les éjectant tous deux sur la surface grise et corrodée. La femme poussa un petit cri ; puis elle brandit le couteau jusque-là caché dans les plis du manteau vert, mais il réussit enfin à dégager son bras et à lui décocher un coup de poing au menton.

Elle tomba lourdement en arrière et atterrit sur le béton ; il se retourna juste à temps pour voir la voiture redescendre à grand bruit la petite pente d’accostage, reprise dans l’étreinte du torrent. Toujours couché sur le flanc, le véhicule coula presque immédiatement.

Il fit volte-face et fut tenté de rouer de coups de pied la femme à présent inconsciente. Au lieu de cela, il donna un coup de botte dans le couteau, qui partit en tournoyant et s’enfonça dans la rivière à la suite de la voiture noyée.

— C’est pas vous qui gagnerez, cracha la femme. Contre nous, vous pouvez pas gagner.

Elle secoua hargneusement sa petite chaise.

— Hein ? fit-il, brusquement tiré de sa rêverie.

— On va gagner, reprit-elle en remuant si violemment que les pieds de la chaise raclèrent contre les dalles.

Mais qu’est-ce qui m’a pris d’attacher cette idiote sur une chaise, d’abord ? songea-t-il.

— Vous avez peut-être raison, répondit-il avec lassitude. On est un peu… douchés pour le moment. Ça vous redonne le moral ?

— Vous allez mourir, répliqua la femme en rivant sur lui un regard fixe.

— Rien de plus sûr, acquiesça-t-il en contemplant le plafond qui fuyait au-dessus de sa couche en lambeaux.

— Nous sommes invincibles. Nous n’abandonnerons jamais.

— Ma foi, invincibles, vous ne l’avez pas toujours été. Il soupira en se remémorant l’histoire de la planète.

— Nous avons été trahis ! cria la femme. Jamais nos armées n’ont connu la défaite ; nous avons été…

— Poignardés dans le dos, oui, je sais.

— Absolument ! Mais la force qui nous anime ne mourra jamais. Nous…

— Oh, la ferme ! lança-t-il en soulevant ses jambes de la couche étroite et en reposant les pieds par terre. Ces conneries, c’est pas nouveau. « On s’est fait avoir », « Le pays nous a laissés tomber », « Les médias étaient contre nous »… Merde ! (Il passa ses doigts dans ses cheveux trempés.) Il n’y a que les gamins et les abrutis pour croire que la guerre est seulement le fait des militaires. Dès que les nouvelles circulent plus vite qu’un messager à cheval ou un pigeon voyageur, la totalité de la… la nation, ou je ne sais quoi… se retrouve en train de se battre. Voilà votre force d’âme, votre volonté. Pas les cris une fois sur le terrain. Quand on perd, on perd. Pas la peine de gémir. Sans cette putain de pluie, vous auriez perdu cette fois encore. (Il leva la main en entendant la femme prendre son souffle.) Et non, je ne crois pas que Dieu soit de votre côté.

— Hérétique !

— Merci.

— J’espère que tes enfants mourront, et lentement !

— Hmm, fit-il, je ne suis pas sûr d’être concerné, mais si oui, ça remonte loin. (Il s’écroula à nouveau sur le lit, puis prit un air effaré et se redressa.) Merde alors ! Ils doivent vous bourrer le crâne dès votre plus jeune âge ; c’est terrible de dire des choses pareilles, surtout pour une femme.

— Nos femmes sont plus viriles que vos hommes, persifla la prisonnière.

— Pourtant vous vous reproduisez. Je suppose que le choix doit être limité.

— Que tes enfants souffrent et meurent d’une mort horrible ! cria la femme d’une voix aiguë.

— Eh bien, si c’est ce que vous pensez vraiment, soupira-t-il en se recouchant, je ne peux rien vous souhaiter de pire que d’être la connasse que vous êtes de toute façon.

— Barbare ! Infidèle !

— Vous allez bientôt vous trouver à court de jurons ; je vous conseille d’en conserver quelques-uns pour plus tard ; mais garder des ressources en réserve, ça n’a jamais vraiment été votre fort, hein ?

— On vous écrasera !

— Oh, ça y est, je suis écrasé. (Il remua faiblement la main.) Et maintenant, arrière !

La femme poussa un hurlement et secoua sa chaise.

Je devrais peut-être me réjouir d’échapper aux responsabilités du commandement, songea-t-il, au contexte sans cesse renouvelé que ces imbéciles ne savent pas affronter seuls, et dans lequel on s’enlise aussi sûrement que dans la boue ; ce flot continu de rapports parlant d’unités immobilisées, balayées, en fuite, isolées, abandonnant une position pourtant cruciale, réclamant à grands cris de l’aide, la relève, des renforts, plus de camions, plus de tanks, plus de radeaux, plus de nourriture et plus de radios… passé un certain point, il n’y avait plus rien à faire. À part accuser réception, répondre, refuser, temporiser, donner l’ordre de résister ; rien, le néant. Les rapports continuaient d’affluer, reconstituant une espèce de mosaïque d’un million de pièces, toutes en papier monochrome, image d’une armée en décomposition, morceau par morceau, adoucie par la pluie exactement comme une feuille de papier, détrempée, fragilisée et de plus en plus déchirée.

Voilà à quoi il échappait en restant bloqué ici… Et pourtant, il était loin de se réjouir en secret ; il n’était même pas content du tout. En réalité, il enrageait d’être à l’écart, contraint de laisser tout cela à d’autres et, loin du centre des opérations, de ne pas savoir ce qui se passait. Il tremblait comme la mère tremble pour son jeune fils parti à la guerre et qui en est réduite à pleurer et pousser des cris inutiles devant son impuissance et l’inexorable marche des choses. (Il lui vint brusquement à l’idée qu’en fait, ce processus ne nécessitait même pas la présence de forces ennemies. Cette bataille, c’était lui, et cette armée était placée sous son commandement, contre les éléments. Toute tierce partie était superflue.)

Il y avait d’abord eu les pluies, leur intensité sans précédent, puis le glissement de terrain qui les avait coupés du reste du convoi de commandement, et enfin cette idiote en haillons avec ses velléités de meurtre…

Il se redressa à nouveau sur son séant et se prit la tête à deux mains.

Avait-il voulu en faire trop ? Il avait dû dormir dix heures en tout et pour tout au cours de la semaine passée ; le manque de sommeil avait-il embrumé son esprit, affecté son jugement ? Ou au contraire avait-il trop dormi ? Cette fraction de seconde d’éveil aurait-elle pu faire toute la différence ?

— J’espère que vous allez mourir ! glapit la femme.

Il la regarda en fronçant les sourcils ; toujours à interrompre le fil de ses pensées ! Si seulement elle pouvait se taire ! Peut-être fallait-il la bâillonner.

— Vous perdez du terrain, remarqua-t-il. Il y a une minute vous me disiez que j’allais mourir.

Il se laissa retomber sur le lit.

— Salaud ! hurla-t-elle.

Il la regarda et se dit tout à coup que, couché sur sa paillasse, il était tout aussi prisonnier qu’elle sur sa chaise. Il vit que la morve recommençait de lui couler du nez et détourna les yeux.

Il l’entendit renifler bruyamment, puis cracher. Il aurait souri s’il en avait eu la force. Elle exprimait son mépris par un crachat, mais qu’était cet unique jet de salive en comparaison du déluge qui était en train de noyer la machine de guerre qu’il avait mis deux ans à construire et à entraîner ?

Et puis pourquoi, mais pourquoi donc l’avoir attachée justement sur une chaise ? Était-ce pour évacuer d’entrée de jeu le hasard et le destin, les supplanter en agissant délibérément contre ses propres intérêts ? Une chaise… Une fille attachée sur une chaise… À peu près le même âge, peut-être un peu plus… Mais en tout cas, c’était la même silhouette fine, malgré le manteau trompeur qui essayait en vain de la faire paraître plus large qu’elle n’était. Oui, le même âge, les mêmes formes…

Il secoua la tête pour détourner ces pensées de cette autre bataille, cet échec…

Elle le vit qui la regardait en secouant la tête.

— Ah, et ne vous moquez pas de moi, hein ! hurla-t-elle en se balançant violemment d’avant en arrière sur sa chaise, rendue furieuse par le spectacle de son mépris.

— Taisez-vous, mais taisez-vous donc, répondit-il d’un ton las.

Il ne se trouvait pas très convaincant, mais ne parvenait pas à se montrer plus autoritaire. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle se tut.

D’abord les pluies, puis cette femme ; il regrettait parfois de ne pas croire au Destin. Ça aide peut-être d’avoir des dieux, de temps en temps, songea-t-il. Parfois – dans la situation actuelle, par exemple, où tout était contre lui, où, quoi qu’il fasse, le couteau se retournait dans la plaie et où les contusions se réveillaient sous une nouvelle pluie de coups – ce serait une consolation que de se dire : tout cela a été préparé, préfiguré ; tout était déjà écrit, on ne fait que tourner les pages de quelque grand livre inviolable… Peut-être n’avait-on, en effet, aucune chance d’écrire le récit de sa propre vie (dans ce cas, son nom même et cette recherche des mots le tournaient en dérision).

Il ne savait plus quoi penser ; existait-il une destinée aussi mesquine, aussi asphyxiante que certains semblaient le croire ?

Il enrageait d’être là ; il se languissait d’un endroit où l’agitation constante des rapports qui arrivaient et des ordres qui partaient étouffait tout autre mouvement de la pensée.

— Vous êtes en train de perdre ; cette bataille, vous l’avez perdue, hein ?

Il eut envie de ne pas répondre, mais d’un autre côté elle pouvait prendre son silence pour un aveu de faiblesse et poursuivre de plus belle.

— Quelle perspicacité ! soupira-t-il. Vous me faites penser aux gens qui ont mijoté cette guerre. Des gens stupides, statiques, et qui louchent.

— C’est pas vrai que je louche ! cria-t-elle.

Aussitôt, elle fondit en larmes. Sa tête ploya vers l’avant sous le poids de gros sanglots qui secouaient tout son corps, faisaient onduler les replis de son manteau et craquer la chaise sous elle.

Ses longs cheveux sales dissimulaient son visage et tombaient sur les larges revers de son manteau ; ses bras touchaient presque par terre, tant elle s’était effondrée en avant dans sa crise de larmes. Il aurait voulu trouver la force d’aller la prendre dans ses bras pour la consoler, ou bien de la battre à lui faire éclater la tête, qu’importe, pourvu qu’elle cesse de faire ce bruit inutile.

— Bon, bon, d’accord, vous ne louchez pas, je m’excuse.

Il se recoucha, un bras sur les yeux ; il espérait avoir mis suffisamment de conviction dans sa voix, mais au fond, il était sûr de ne pas avoir su masquer son insincérité.

— Je me fous de votre compassion !

— Alors je m’excuse à nouveau, en retirant mes précédentes excuses.

— Et… et puis je ne… je ne… Ce n’est qu’un petit défaut, et ça n’a pas empêché l’armée de m’enrôler.

Il eut envie de lui dire que l’armée enrôlait aussi des enfants et des retraités, mais il se ravisa.

Elle essayait de s’essuyer la figure sur les revers du manteau. Elle renifla amplement et, lorsqu’elle rejeta la tête en arrière et que ses cheveux suivirent le mouvement, il vit une grosse goutte au bout de son nez. Sans réfléchir, il se leva et, sans tenir compte des protestations véhémentes qu’éleva son corps exténué, déchira un morceau du rideau qui pendait au-dessus de l’alcôve avant de s’approcher de la prisonnière.

Elle le vit venir avec son chiffon effiloché à la main et hurla de toutes ses forces ; l’effort qu’elle fit pour annoncer au déluge environnant qu’on allait l’assassiner lui vida entièrement les poumons. Elle faisait tanguer sa chaise, et il dut bondir et poser un pied sur les barreaux qui se croisaient entre les pieds pour l’empêcher de basculer tout à fait.

Puis il posa le bout de tissu sur son visage.

Elle cessa immédiatement de se débattre. Tout son corps se détendit ; elle ne luttait plus, elle ne se tortillait plus : elle savait qu’il était désormais parfaitement inutile de faire quoi que ce soit.

— Là, fit-il, soulagé. Et maintenant, soufflez.

Elle s’exécuta.

Il retira le chiffon, le replia dans l’autre sens, le reposa sur son visage et lui ordonna à nouveau de souffler. Ce qu’elle fit. Il répéta la manœuvre, puis lui essuya le nez, sans ménagement. Elle poussa un petit cri : il était endolori. Il poussa un nouveau soupir et jeta le chiffon au loin.

Il n’alla pas se recoucher ; cela ne faisait que lui donner sommeil et remplir sa tête de pensées. Or, il ne voulait ni dormir (il craignait de ne pas se réveiller) ni penser (penser ne le menait nulle part).

Il tourna le dos à la fille et alla se tenir devant la porte qui, poussée au maximum, restait pourtant entrebâillée. La pluie entrait en crépitant sur les dalles.

Il pensa aux autres. Aux autres officiers. Bon sang ! Le seul en qui il ait eu confiance, c’était Rogtam-Bar ; et Rogtam-Bar était trop jeune pour prendre la direction des opérations. Il détestait se retrouver dans ce genre de situation, où il fallait faire irruption dans une structure de commandement déjà établie, généralement corrompue et népotique, et prendre tellement de responsabilités que la moindre absence, la moindre hésitation, voire le moindre instant de repos, donnait aux cervelles d’oiseaux qui l’entouraient l’occasion de tout foutre en l’air. Mais après tout, songea-t-il, quel général s’avouerait pleinement satisfait de son état-major ?

De toute façon, il ne leur avait pas laissé grand-chose : deux ou trois plans déments qui n’aboutiraient presque certainement à rien, ses efforts pour faire usage des armes de façon tordue. Pour la plus grande part, tout était resté dans sa tête. Par exemple, cet endroit unique et retiré où il savait que même les gens de la Culture n’iraient jamais fourrer leur nez, bien que ce soit davantage à mettre au compte de leur méticulosité déplacée que d’une forme d’incompétence de leur part…

Il oublia complètement la prisonnière. Quand il ne la regardait pas, c’était comme si elle n’avait jamais existé ; sa voix, ses efforts pour se libérer lui paraissaient dus à quelque manifestation surnaturelle absurde.

Il ouvrit toute grande la porte du cottage. Sous la pluie, on pouvait voir toutes sortes de choses. Les gouttes se muaient en filets d’eau de par la lenteur même de l’œil ; elles se fondaient les unes aux autres avant de réapparaître sous forme de signes codés représentant les formes qu’on portait en soi ; dans le champ de vision, elles duraient moins longtemps qu’un battement de cœur ; et pourtant, elles se renouvelaient à l’infini.

Il revit une chaise, et aussi un navire qui n’en était pas un ; il vit un homme doté de deux ombres, et vit ce qui ne peut être vu : un concept, l’instinct de survie qui mettait en jeu la faculté d’adaptation, la quête de soi, le besoin de tenter l’impossible pour y parvenir, de supprimer, ajouter, pulvériser et créer de sorte que tel ou tel amas de cellules donné puisse se perpétuer, avancer, décider, continuer d’avancer et de décider, conscient – au minimum – d’être au moins en vie.

Et la chose avait deux ombres, la chose était double ; elle était nécessité et elle était méthode. La nécessité était évidente : combattre et détruire ce qui s’opposait à son existence. La méthode consistait à s’emparer des matériaux et des êtres, et à les mettre au service d’un seul but, à considérer que, dans cette lutte, il fallait faire feu de tout bois, ne rien exclure ; tout pouvait devenir une arme, et la faculté de manipuler ces armes, de les trouver, de pointer celle-ci ou celle-là sur la cible avant de faire feu ; ce talent, cette faculté, cet usage des armes.

Une chaise, un navire qui n’en était pas un, un homme qui avait deux ombres, et…

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? fit la femme d’une voix mal assurée.

Il la regarda par-dessus son épaule.

— Je ne sais pas ; qu’est-ce que vous en pensez ?

Elle ouvrit tout grands les yeux et fixa sur lui un regard horrifié. Il crut qu’elle prenait son souffle afin de pousser un nouveau hurlement. Il ne comprit pas ; il lui semblait avoir posé une question parfaitement compréhensible et pertinente, et voilà qu’elle se comportait comme s’il lui avait dit qu’il allait la tuer.

— Non, pas ça, je vous en prie, pas ça, hoqueta-t-elle.

Puis son dos parut se briser, et son visage suppliant plongea vers l’avant, touchant presque ses genoux, et ses épaules s’affaissèrent à nouveau.

— Ça quoi ? interrogea-t-il, perplexe.

Elle ne parut pas l’entendre ; elle restait simplement affalée, le corps secoué de sanglots.

C’était dans des moments comme celui-ci qu’il cessait de comprendre les gens ; il n’avait plus aucune idée de ce qui pouvait bien se passer dans leur tête ; ils lui étaient en quelque sorte refusés. Ils devenaient insondables. Il secoua la tête et se mit à arpenter la pièce. Elle était humide et malodorante ; de toute évidence, elle avait toujours renfermé ce genre d’atmosphère. L’endroit avait toujours été un trou où avait dû se terrer un quelconque illettré nommé gardien de ces machines en ruine datant d’un autre âge, un âge fabuleux depuis longtemps anéanti par l’évident amour de la guerre dont faisaient preuve ces gens ; une vie de rien dans un décor hideux.

Quand viendrait-on ? Réussirait-on à le retrouver ? Le croirait-on mort ? Avait-on entendu son message radio, après le glissement de terrain qui les avait coupés du reste du convoi ?

Avait-il bien fait fonctionner ce fichu engin ?

Peut-être pas. Peut-être allait-on le laisser là ; on trouverait peut-être inutile de partir à sa recherche. De toute façon, il s’en moquait. Il n’y aurait pas plus de souffrance à être fait prisonnier ; la souffrance, il s’y était d’ores et déjà englouti, en pensée. Il pourrait presque l’accueillir avec joie, s’il s’y décidait fermement ; il s’en savait capable. La seule chose qui lui manquait, c’était la force de s’en inquiéter.

— Si vous avez l’intention de me tuer, faites vite, je vous en prie.

Il commençait à en avoir assez de ces constantes interruptions.

— Ma foi, je n’en avais pas l’intention, mais si vous continuez à gémir comme ça, il se peut que je change d’avis.

— Je vous déteste.

Manifestement, elle n’avait rien trouvé de mieux.

— J’en ai autant à votre service.

Elle se remit à pleurer bruyamment.

Il regarda à nouveau dehors, dans la pluie, et vit le Staberinde.

Défaite, défaite, murmurait la pluie ; les chars d’assaut embourbés, les hommes qui baissaient les bras sous la pluie torrentielle, la débandade générale.

Et une idiote au nez qui coule… Il avait envie de rire à l’idée de devoir partager temps et lieu entre le grandiose et le dérisoire, le somptueusement vaste et le pauvrement absurde, tels ces nobles horrifiés contraints de partager leur carrosse avec un tas de paysans ivres et sales qui leur vomissent dessus et copulent sous eux ; la parure côtoyant la vermine.

Le rire, voilà l’unique réponse, la seule réplique qui ne puisse être surpassée, qu’on ne puisse faire taire à son tour par le rire ; le plus petit des communs dénominateurs.

— Savez-vous qui je suis ? demanda-t-il en faisant brusquement volte-face.

L’idée venait de le frapper : peut-être ignorait-elle à qui elle avait affaire. Il n’aurait pas été le moins du monde surpris d’apprendre qu’elle avait simplement cherché à le tuer parce qu’il se trouvait dans une grosse voiture, et non parce qu’elle avait reconnu le commandant en chef de l’armée tout entière. Non, il n’en aurait pas été le moins du monde surpris ; et même, il s’y attendait.

Elle releva les yeux.

— Quoi ?

— Savez-vous qui je suis ? Connaissez-vous mon nom, mon rang ?

— Non, cracha-t-elle. Pourquoi, je devrais ?

— Non, non, fit-il en riant.

Puis il se détourna à nouveau.

Il considéra brièvement le rideau de pluie grisâtre comme s’il s’agissait d’un vieil ami, puis fit demi-tour, regagna le lit et s’y écroula à nouveau.

Le gouvernement non plus ne serait pas très content. Avec tout ce qu’il leur avait fait miroiter… Les richesses, les terres, les fruits de l’aisance, du prestige et du pouvoir. Ils le feraient exécuter, si la Culture ne le tirait pas de là ; ils lui réserveraient la mort pour le punir de sa défaite. La victoire leur aurait appartenu à eux, mais la défaite était sienne. Un grief bien banal.

Il essaya de se dire que, dans l’ensemble, il avait tout de même remporté des victoires. Il le savait, d’ailleurs, mais c’étaient seulement les moments d’échec, les instants de paralysie qui le faisaient réfléchir vraiment, et s’efforcer de relier tous les fils de sa vie pour reconstituer la tapisserie dans son ensemble. Alors ses pensées se tournaient encore et toujours vers le cuirassé Staberinde et ce qu’il représentait ; alors il repensait au Chaisier, et à la culpabilité sans fin qui se cachait derrière cet impersonnel sobriquet…

Cette fois-ci, la défaite était d’une meilleure espèce ; elle était moins liée à sa personne propre. Il était chef des armées et responsable devant le gouvernement, dont les membres pouvaient le supprimer ; au bout du compte, donc, ce n’était pas lui le responsable mais eux. Il n’y avait rien de personnel non plus dans le conflit proprement dit : il n’avait jamais rencontré les dirigeants du camp ennemi ; pour lui, c’étaient des étrangers. Seules lui étaient familiers leurs coutumes militaires et leurs mouvements ou rassemblements de troupes préférés. La netteté de ce schisme paraissait adoucir la pluie de coups. Dans une certaine mesure.

Il enviait les gens qui pouvaient naître, grandir et évoluer en compagnie de leur entourage, avoir des amis, puis s’installer quelque part au milieu de personnes connues pour mener une existence ordinaire, peu spectaculaire et sans risques ; ceux qui pouvaient vieillir puis être remplacés, avec leurs enfants qui venaient leur rendre visite…, et pour finir, mourir vieux et séniles, contents de tout ce qui leur était arrivé.

Jamais il n’aurait cru qu’il aurait un jour de telles pensées, qu’il mourrait d’envie d’être comme ces gens-là et de connaître des désespoirs aussi profonds, des joies aussi grandes ; de ne jamais forcer la vie, le destin, mais de rester au contraire mineur, insignifiant, sans influence.

Cela lui parut infiniment doux, follement désirable, sur le moment et pour l’éternité, car une fois dans cette situation, une fois qu’on y était… éprouvait-on jamais l’atroce besoin d’agir comme il l’avait fait, de viser aussi haut ? Il en doutait. Il se retourna pour regarder la femme attachée à la chaise.

Mais c’était inutile, insensé ; il voulut s’étourdir de pensées frivoles : si j’étais un oiseau de mer… Mais comment peut-on être un oiseau de mer ? J’aurais alors un cerveau minuscule, stupide, j’adorerais picorer les entrailles de poissons à moitié pourris ainsi que les yeux des petits herbivores ; je ne connaîtrais pas la poésie, je ne pourrais jamais apprécier autant que les hommes la capacité de voler ; ces hommes qui, cloués au sol, rêvent d’être à ma place.

Si on avait envie d’être un oiseau de mer, on méritait d’en être un.

— Ah ! Le général et la cantinière ! Mais vous n’avez rien compris, mon général, c’est sur le lit qu’il fallait l’attacher…

Il fit un bond, se retourna prestement tout en portant la main à son holster.

Kirive Socroft Rogtam-Bar referma la porte d’un coup de pied et s’immobilisa sur le seuil. Il secoua sa grande cape luisante toute détrempée de pluie en souriant ironiquement ; il était d’une fraîcheur exaspérante, pour quelqu’un qui n’avait pas dormi depuis plusieurs jours.

— Bar ?

Il faillit lui sauter au cou ; les deux hommes s’étreignirent en riant.

— Lui-même. Salut à vous, général Zakalwe. Vous plairait-il de vous embarquer en ma compagnie dans un véhicule volé ? Un Amphib’ m’attend dehors…

— Comment ?

Il rouvrit la porte à la volée et regarda en direction de l’eau. Là, à cinquante mètres, près d’une des grandes machines, se trouvait un gros camion amphibie tout cabossé.

— Mais…, c’est un de leurs camions ! fit-il en riant.

— Oui, je le crains, répondit Rogtam-Bar en hochant la tête d’un air malheureux. Et en plus, on dirait qu’ils veulent le récupérer.

— Ah bon ?

Il éclata à nouveau de rire.

— Oui. À propos, je suis désolé de devoir vous apprendre que le gouvernement est tombé. Contraint de remettre sa démission.

— Quoi ? À cause de tout ça ?

— C’est mon sentiment, en tout cas. À mon avis, ils étaient tellement occupés à vous mettre sur le dos l’issue fatale de leur guerre inepte qu’ils n’ont pas vu que le peuple les en accusait, eux. Ils dormaient à poings fermés, comme d’habitude. (Il sourit.) Ah ! Quant à votre idée – complètement folle – d’envoyer un commando placer des charges submersibles dans le bassin de retenue de Maclin… eh bien, ça a marché ! Toute l’eau s’est déversée sur le barrage et le réservoir a débordé. Si l’on en croit les services de renseignements, le barrage lui-même n’a pas à proprement cédé : il s’est abattu d’un seul tenant… C’est bien comme ça qu’on dit ? Bref… une énorme quantité d’eau s’est engouffrée dans la vallée et a emporté la majeure partie du poste de commandement de la Cinquième Armée… sans compter une bonne portion de la Cinquième elle-même, à en juger par les corps et les tentes qu’on a vus défiler à la surface devant nos lignes, ces dernières heures… Et nous qui vous trouvions cinglé de traîner partout cet hydrologue avec l’état-major depuis une semaine ! (Rogtam-Bar frappa l’une contre l’autre ses mains gantées.)

— Bref. Ça doit être grave ; on parle d’armistice, malheureusement.

Il contempla son général de la tête aux pieds.

— Mais il va falloir présenter mieux que ça, m’est avis, si vous devez entreprendre des négociations avec nos petits amis d’en face. Vous avez fait du catch dans la boue, général ?

— Je n’ai lutté que contre ma conscience.

— Vraiment ? Et qui a gagné ?

— Eh bien, ce fut une de ces circonstances très rares où la violence est impuissante.

— Je connais le scénario ; ça se produit généralement quand on essaie de décider si on va ouvrir une bouteille de plus.

Bar indiqua la porte d’un mouvement de tête.

— Après vous. (Il sortit un grand parapluie de dessous son manteau et l’ouvrit.) Général… permettez-moi !

Puis il jeta un regard vers le centre de la pièce.

— Que fait-on de votre amie ?

— Oh ! (Il jeta un regard en arrière à la femme qui s’était retournée et fixait sur eux un regard horrifié.) Ah oui. Mon public captif. (Il haussa les épaules.) J’ai vu de plus étranges mascottes. Prenons-la avec nous.

— Ne jamais contester les ordres du haut commandement, fit Bar. (Sur ce, il lui passa le parapluie.) Tenez, prenez ça. Moi, je la prends, elle. (Il enveloppa la femme d’un regard rassurant et rejeta son calot vers l’arrière.) Façon de parler, m’dame, ajouta-t-il.

La femme laissa échapper un cri perçant. Rogtam-Bar fit la grimace.

— Et elle fait ça souvent ?

— Oui. Et faites attention à sa tête quand vous la soulèverez ; elle a failli me faire éclater le nez.

— Alors qu’il a déjà des formes si séduisantes ! Rendez-vous à l’Amphib’, mon général.

— Parfaitement, répliqua l’autre en manœuvrant pour faire passer le parapluie par l’ouverture de la porte avant de descendre la petite pente bétonnée en sifflotant.

— Chien d’infidèle ! hurla la femme depuis sa chaise tandis que Rogtam-Bar s’approchait par-derrière avec un luxe de précautions.

— Vous avez de la chance, l’informa-t-il. Normalement, je ne m’arrête jamais pour prendre les autostoppeurs.

Il souleva la chaise et la femme d’un seul mouvement et les emporta toutes deux vers le véhicule, où il les laissa choir à l’arrière.

La femme n’avait pas cessé de crier.

— Est-ce qu’elle a fait ce boucan pendant toute votre cohabitation ? s’enquit Rogtam-Bar en repartant en marche arrière vers la rivière en crue.

— La plupart du temps, oui.

— Je m’étonne que vous vous soyez entendu penser.

Il regarda par la fenêtre et, plongeant son regard dans la pluie battante, eut un sourire attristé.

Une fois la paix signée, il fut rétrogradé et dépouillé de plusieurs médailles. Il s’en alla quelque temps plus tard, et la Culture ne parut pas le moins du monde déçue des résultats qu’il avait obtenus.

Sept

La ville s’était propagée dans un canyon de deux kilomètres de profondeur sur dix de large qui serpentait dans le désert sur une longueur de huit cents kilomètres, entaille irrégulière dans la croûte de la planète.

Debout au bord du précipice, le regard tourné vers le bas, il avait en face de lui un enchevêtrement étage d’immeubles et de maisons, de rues et d’escaliers, de gouttières et de voies ferrées, le tout gris et brumeux, superposé par couches vaporeuses, sous un soleil couchant d’un rouge indistinct.

Telles les eaux lentes du barrage qui se brise, de nébuleux rouleaux de nuages tombaient en oscillant dans le canyon, où ils s’empêtraient durablement dans les flèches et les fissures de son architecture avant de se dissiper comme autant de pensées lasses.

En de très rares endroits, les constructions les plus élevées dépassaient le bord du précipice pour se déverser dans le désert ; mais pour le reste, la cité donnait l’impression de ne pas posséder l’énergie, l’élan nécessaires pour s’avancer aussi loin, et s’était donc contentée du canyon ; elle y était à l’abri des vents, et son microclimat naturel lui garantissait une température douce et constante.

Piquetée de lumières imprécises, la ville semblait curieusement immobile et muette. Il écouta attentivement et finit par discerner ce qui lui parut être le hululement aigu d’un quelconque animal s’élevant de tel ou tel faubourg embrumé. Puis, scrutant les cieux, il aperçut au loin un tournoiement de points noirs : des oiseaux planant dans l’atmosphère impassible alourdie par le froid. Glissant tout là-bas au-dessus des terrasses encombrées, des rues en escalier et des routes en zigzag, ils émettaient de lointains criaillements rauques.

Plus bas encore, il distingua des trains silencieux, minces traits de lumière filant lentement entre les tunnels. L’eau se présentait sous la forme de lignes noires, dans les aqueducs et les canaux. Partout couraient des routes, et le long de ces routes des véhicules qui détalaient, légers comme des étincelles, minuscules proies pour les oiseaux qui tournoyaient dans les hauteurs.

C’était une froide soirée d’automne, et il sentait la morsure de l’air. Il avait ôté sa combinaison de combat et l’avait laissée dans la capsule, venue s’enfouir dans une cuvette sablonneuse ; il portait à présent les vêtements bouffants revenus à la mode ici ; cette tenue était déjà en vogue lors de sa dernière mission, et il se sentit étrangement satisfait d’être resté assez longtemps absent pour que la mode ait pu achever un cycle complet. Il n’était pas superstitieux, mais la coïncidence l’amusait.

Il s’accroupit et toucha le rebord de la falaise. Il ramassa une poignée de gravillons mêlés d’herbes sauvages qu’il laissa filer entre ses doigts. Puis il soupira, se redressa et enfila des gants avant de se coiffer d’un chapeau.

La ville portait le nom de Solotol, et c’était là que vivait Tsoldrin Beychaé.

Il chassa un peu de sable de son pardessus, un vieil imperméable fabriqué bien loin de là et qui n’avait qu’une valeur purement sentimentale, chaussa une paire de lunettes très foncées, reprit sa modeste valise et descendit vers la ville.

— Bonsoir, monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

— Je voudrais les deux derniers étages, s’il vous plaît.

L’employé prit un air perplexe, puis se pencha en avant.

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Les deux derniers étages de l’hôtel ; j’aimerais les louer, reprit-il en souriant. Je m’excuse, je n’ai pas réservé.

— Euh…, proféra l’employé. (Il surprit son propre reflet dans les verres fumés de son interlocuteur et parut légèrement inquiet.) Les deux… ?

— Ce n’est pas une chambre que je veux, ni une suite, ni un étage, mais deux étages, et pas n’importe lesquels : les deux derniers. Si vous y avez actuellement des pensionnaires, voudriez-vous les prier courtoisement d’accepter d’autres chambres ? Je réglerai leur note jusqu’à aujourd’hui.

— Je vois…, fit l’employé de l’hôtel. (Il n’avait pas l’air de savoir très bien s’il devait ou non prendre tout cela au sérieux.) Et… combien de temps Monsieur pensait-il rester ?

— Indéfiniment. Je vous paierai un mois d’avance. Mes avocats vous câbleront la somme d’ici demain, à l’heure du déjeuner. (Il ouvrit sa valise et en sortit une liasse de billets de banque qu’il déposa sur le comptoir.) Je peux vous régler une nuit en liquide, si vous voulez.

— Je vois, fit à nouveau l’employé, les yeux rivés à la liasse. Très bien ; si Monsieur veut bien remplir cette fiche…

— Merci. Par ailleurs, je veux un ascenseur réservé à mon usage personnel, ainsi qu’un accès au toit. Un passe-partout serait sans doute la meilleure solution.

— Ah ! Mais certainement. Je vois. Veuillez m’excuser un instant, monsieur.

Sur ces mots, l’employé s’en fut chercher le directeur.

Il négocia une remise globale sur l’ensemble des deux étages, puis accepta de payer un forfait pour l’usage de l’ascenseur et l’accès au toit, ce qui ramena le prix à son niveau de départ. Mais il aimait marchander.

— Et le nom de Monsieur ?

— Je m’appelle Staberinde.

Il choisit une suite au dernier étage, dans l’angle qui donnait sur la plus grande longueur de la ville-canyon. Il déverrouilla tous les placards, toutes les portes, les volets, les auvents de terrasse et les armoires de toilette, puis laissa tout ouvert. Il testa la baignoire : l’eau était bien chaude. Il sortit deux chaises de la chambre et quatre autres du salon et les transporta dans la suite voisine. Puis il alluma toutes les lumières et examina chaque objet.

Il inspecta les motifs des dessus-de-lit, des rideaux, des tentures et des tapis, les fresques murales et les tableaux accrochés aux murs, ainsi que la ligne du mobilier. Il sonna pour demander qu’on lui apporte de quoi dîner ; et, quand le repas arriva sur un petit chariot, il poussa ce dernier de pièce en pièce tout en mangeant. Il entreprit de flâner dans les espaces paisibles de l’hôtel en regardant dans toutes les directions, sans oublier de jeter de temps en temps un coup d’œil au minuscule dispositif censé lui révéler la présence d’appareils de surveillance. Mais il n’y en avait pas.

Il fit halte devant une fenêtre et, tout en regardant au-dehors, se mit à frotter distraitement sur son sein la petite cicatrice toute plissée qui ne s’y trouvait plus.

— Zakalwe ? fit une voix ténue à la hauteur de sa poitrine.

Il baissa les yeux, sortit de sa poche un minuscule objet évoquant une perle et l’accrocha à l’une de ses oreilles. Puis il ôta ses lunettes noires et les glissa dans la même poche de poitrine.

— Oui ?

— C’est moi, Diziet. Tout va bien ?

— Ouais. J’ai trouvé à me loger.

— Formidable. Écoute : on a trouvé quelque chose. Exactement ce qu’il nous fallait !

— Qu’est-ce que c’est ? dit-il.

Sma avait une voix tout excitée. Cela le fit sourire. Il appuya sur un bouton pour fermer les rideaux.

— Il y a trois mille ans, un homme est devenu célèbre ici pour ses talents de poète ; il écrivait sur des tablettes de cire encadrées de bois. Cet homme a laissé à la postérité un ensemble de cent courts poèmes, qu’il avait toujours considérés comme le meilleur de sa production. Mais comme il n’arrivait pas à les faire éditer, il a décidé de devenir sculpteur. Il a alors fait fondre la cire où étaient gravés quatre-vingt-dix-huit de ses poèmes – en gardant le premier et le centième – afin de sculpter une cire autour de laquelle il a ensuite fabriqué un moule de sable ; ce dernier lui a ensuite permis de couler une forme dans le bronze. Et ladite statue existe toujours.

— Sma, je ne vois vraiment pas où tu veux en venir avec cette histoire, remarqua-t-il en appuyant sur un autre bouton pour rouvrir les rideaux (le chuintement qu’ils faisaient lui plaisait).

— Mais attends ! Lorsque nous avons découvert Vœrenhutz et passé au crible chaque planète selon la procédure habituelle, nous avons naturellement pris un holo de cette statue ; or, nous avons trouvé des traces de sable issues du moule d’origine, ainsi que de la cire dans une fissure !

— Et la cire n’était pas la bonne !

— En effet, elle ne correspondait pas à celle des deux tablettes restantes ! L’UCG a donc attendu d’avoir terminé son inspection détaillée, puis elle s’est livrée à une petite enquête. L’auteur de ce bronze, et donc des poèmes, s’est par la suite fait moine et a fini abbé dans un monastère. Sous son règne, celui-ci s’est vu adjoindre une aile ; la légende veut qu’il ait eu coutume de s’y rendre pour méditer sur les quatre-vingt-dix-huit poèmes disparus. Or, le mur extérieur de cette aile est double. Et devine ce qu’il y a dans l’intervalle ? claironna Sma d’un ton triomphant.

— Des moines désobéissants qu’on y a emmurés ?

— Les poèmes ! Les cires ! clama Sma. (Puis elle baissa un peu le ton.) Enfin, la plupart des cires. Le monastère est abandonné depuis environ deux cents ans, et il semble qu’un berger ait allumé un feu contre le mur à un moment ou à un autre, ce qui a eu pour effet d’en faire fondre trois ou quatre… mais les autres sont là !

— Et c’est bien ?

— Mais enfin, Zakalwe ! Elles constituent l’un des plus grands trésors littéraires de cette planète ! L’université de Jarnsaromol, où traîne ton copain Beychaé, détient la plupart des manuscrits sur parchemin qu’a laissés ce type, plus les deux tablettes en question ainsi que le fameux bronze. Ils donneraient n’importe quoi pour mettre la main sur ces tablettes. Tu ne comprends donc pas ? C’est le rêve, pour nous !

— Mmoui, ça m’a l’air pas mal comme idée.

— Maudit sois-tu, Zakalwe ! C’est tout ce que tu trouves à dire ?

— Écoute, Dizzy. Une chance pareille, ça ne dure jamais bien longtemps ; tu verras qu’elle finira par tourner.

— Ne sois pas si pessimiste, Zakalwe.

— D’accord, d’accord, soupira-t-il en refermant une nouvelle fois les rideaux.

Diziet Sma émit un son exaspéré.

— Ma foi, je croyais que ça t’intéresserait. On s’en va bientôt. Dors bien.

La communication s’interrompit sur un bip. L’homme eut un sourire attristé. Il laissa son petit terminal accroché à son oreille, comme un bijou.

Il demanda qu’on ne le dérange pas et, comme la nuit s’épaississait, alluma tous les appareils de chauffage à fond et ouvrit toutes les fenêtres. Il passa un moment à inspecter les balcons et les gouttières qui couraient sur les murs extérieurs ; en éprouvant la solidité des appuis de fenêtre, des canalisations, des rebords et des corniches, il descendit presque jusqu’au niveau de la rue et fit tout le tour de la façade. Il ne vit de la lumière que dans une dizaine de chambres. Quand il eut le sentiment de connaître suffisamment l’extérieur de l’hôtel, il regagna son étage.

Là, il s’accouda au balcon, un bol fumant entre les mains. Occasionnellement, il l’élevait à hauteur de son visage et inhalait profondément ; le reste du temps, il contemplait la cité scintillante en sifflotant.

Devant ce panorama moucheté de lumières, il songea que, si la plupart des villes ressemblaient à un canevas mince tendu à l’horizontale, Solotol, elle, était plutôt comme un livre entrouvert, un V ondulé et sculpté planté au cœur du passé géologique de la planète. Dans les hauteurs, les nuages qui survolaient le canyon et le désert luisaient d’un éclat rouge-orange, reflet du flamboiement canalisé de la cité.

Il se dit que, vu de l’autre bout de la ville, l’hôtel devait avoir l’air bizarre, avec son dernier étage tout allumé tandis que les autres restaient pratiquement dans le noir.

Sans doute avait-il oublié à quel point la disposition d’ensemble du canyon rendait cette ville différente des autres. Et pourtant, songeait-il, il y a là aussi une similarité. Partout règne la similarité.

Il avait vu tant d’endroits, constaté tant de ressemblances et tant de différences radicales que les deux phénomènes le laissaient également stupéfait… Mais c’était vrai : cette ville n’était pas si différente d’un grand nombre de celles qu’il avait connues.

Partout où ils se trouvaient la vie bouillonnait dans la galaxie, dont la nourriture de base ne cessait de lui remonter à la gorge, comme il l’avait dit à Shéas Engen (et tandis qu’il pensait à elle lui revinrent en mémoire la texture de sa peau et le son de sa voix). Mais il se doutait que, si elle l’avait voulu, la Culture aurait pu l’envoyer visiter des endroits aux différences et à l’exotisme bien plus spectaculaires. Néanmoins, elle prétendait qu’il n’était qu’une créature limitée, adaptée à un certain type de planète seulement, un certain genre de société et de façons de faire la guerre. Une certaine « niche martiale », comme disait Sma en faisant référence au concept de niche écologique.

Il eut un sourire un peu amer et s’offrit une autre inhalation en plongeant le nez dans son bol-à-drogue.

L’homme longeait des arcades vides, escaladait des volées de marches désertes. Il était vêtu d’un vieux pardessus de conception inconnue mais d’allure quelque peu vieillotte ; par ailleurs, il portait des lunettes noires. Sa démarche visait au moindre effort. Il ne semblait pas avoir de bizarreries de comportement.

Il pénétra dans la cour d’un grand hôtel qui réussissait à avoir l’air à la fois coûteux et assez mal entretenu. Des jardiniers en tenue de couleur terne occupés à débarrasser de ses feuilles la surface d’une vieille piscine le suivirent du regard comme s’il n’avait aucun droit de se trouver là.

On était en train de repeindre le porche menant au hall d’entrée, et il dut faire un détour pour y accéder. Les peintres employaient une peinture de qualité volontairement inférieure et fabriquée selon une recette très ancienne ; elle était assurée de pâlir, de se craqueler et de se décoller de la manière la plus authentique, et cela dans les deux ans.

Le grand hall regorgeait d’ornements. L’homme tira sur une grosse corde violette qui pendait près de la réception. L’employé fit son apparition, souriant.

— Bonjour, monsieur Staberinde. Avez-vous fait une agréable promenade ?

— Oui, je vous remercie. Faites-moi monter mon petit déjeuner, voulez-vous ?

— Tout de suite, monsieur.

« Solotol est une cité composée d’arcades et de passerelles, où escaliers et trottoirs serpentent entre de hauts immeubles, s’élancent au-dessus de cours d’eau et de caniveaux en pente raide, sur de fins ponts suspendus et de fragiles arches de pierre. Les routes y coulent le long des rivières et, décrivant des boucles, s’enfoncent sous elles ou au contraire les survolent ; les chemins de fer s’y déploient en un enchevêtrement de voies et de passages à niveau, et s’en vont tourbillonnant à travers un vaste réseau de tunnels et de grottes où convergent les routes et les réservoirs souterrains ; de la fenêtre de leur train lancé à toute vitesse, les passagers peuvent admirer les galaxies de lumières reflétées par des étendues d’eau sombre que traversent les plans inclinés des funiculaires souterrains, les jetées et les accès des routes en sous-sol. »

Assis dans son lit, ses lunettes posées sur l’oreiller voisin, il prenait son petit déjeuner tout en regardant, sur l’écran de sa suite, la cassette vidéo de présentation proposée par l’hôtel. L’antique téléphone se mit à sonner et il baissa le son.

— Allô ?

— Zakalwe ? fit la voix de Sma.

— Ça alors, vous êtes encore là ?

— Sur le point de quitter notre orbite.

— Eh bien, ne vous mettez pas en retard pour moi.

Il fouilla dans sa poche de poitrine et en retira la perle-terminal.

— Pourquoi par téléphone ? Mon transcepteur a rendu l’âme, ou quoi ?

— Non, non ; je voulais juste m’assurer qu’on pouvait se connecter sans problème au réseau téléphonique.

— Parfait. Et c’est tout ?

— Non. Nous avons localisé Beychaé avec davantage de précision. Il se trouve toujours à l’université de Jarnsaromol, mais dans l’annexe Quatre de la bibliothèque. Qui se trouve à une centaine de mètres au-dessous du niveau de la ville ; c’est l’entrepôt protégé le mieux protégé de l’université. Parfaitement sûr dans des circonstances optimales, sans compter qu’on y a posté des gardes ; encore qu’il ne s’agisse pas réellement de militaires.

— Mais où habite-t-il ? Où dort-il ?

— Dans les appartements du conservateur, mitoyens de la bibliothèque.

— Est-ce qu’il remonte parfois à la surface ?

— Pas à notre connaissance, non.

Zakalwe émit un sifflement.

— Ma foi, on verra bien si ça pose problème ou non.

— Et de ton côté, comment ça se passe ?

— Très bien, répondit-il en mordant dans une sucrerie. J’attends simplement l’ouverture des bureaux ; j’ai laissé un message pour les avocats, leur demandant de me rappeler. Ensuite, je commencerai à mettre un peu d’agitation.

— Parfait. Il ne devrait pas y avoir de problèmes de ce côté-là ; les instructions nécessaires ont été données et tu devrais normalement recevoir ce que tu demandes. En cas de difficulté quelconque, prends contact avec nous et nous expédierons illico un câble indigné.

— Au fait, Sma, je me demandais… Quelle est la taille de cet empire commercial régi par la Culture dont tu m’as parlé, cette Corporation Avant-garde…

— Fondation Avant-garde. Eh bien, plutôt étendu.

— D’accord, mais pourrais-tu être plus précise ? Jusqu’où puis-je aller ?

— Eh bien, n’achète rien de plus gros qu’un pays. Écoute, Chéradénine ; une fois que tu auras commencé à « mettre un peu d’agitation », comme tu dis, tu peux te montrer aussi extravagant qu’il te plaira ; tout ce qui compte, c’est de faire sortir Beychaé de son trou. Et vite.

— Bon, bon, d’accord.

— Nous sommes sur le départ, mais nous gardons le contact. Et n’oublie pas : nous sommes là pour t’aider en cas de besoin.

— Ouais. Salut.

Il raccrocha et remonta le son de l’écran.

« Des grottes naturelles ou artificielles sont disséminées dans la paroi rocheuse du canyon, presque aussi abondantes que les constructions peuplant les pentes de la surface. C’est là que se trouvent nombre des anciennes sources d’énergie hydroélectrique de la ville qui, creusées à même le roc, continuent à faire entendre leur bourdonnement. Quelques petites fabriques et ateliers ont survécu, à l’abri des regards, entre falaises et blocs d’argile schisteuse ; seules leurs cheminées courtaudes affleurant à la surface du désert révèlent leur emplacement. Ce fleuve vertical de chaudes émanations vient en contrepoint du réseau d’égouts et de drains qui, à l’occasion, remonte lui aussi jusqu’à la surface, et dont les nervures complexes s’insèrent dans le tissu urbain proprement dit. »

Le téléphone sonna.

— Allô ?

— Monsieur… euh, monsieur Staberinde ?

— Lui-même.

— Ah oui. Bonjour. Je m’appelle Kiaplor, de…

— Ah ! Les avocats.

— C’est cela. Je vous remercie pour votre message. J’ai ici un câble vous garantissant un accès illimité au revenu et aux valeurs de la Fondation Avant-garde.

— Je suis au courant. Et vous vous en réjouissez, n’est-ce pas, monsieur Kiaplor ?

— Euh… Je…, mais certainement. Ce câble donne tous les éclaircissements nécessaires… encore que ce degré de crédit personnel soit absolument sans précédent, étant donné le volume du compte concerné. Notez que la Fondation Avant-garde ne s’est jamais comportée de manière bien conventionnelle.

— Bien. En premier lieu, je voudrais disposer de fonds suffisants pour couvrir la location de deux étages à l’Excelsior pour une durée de deux mois, à virer sans attendre sur le compte de l’hôtel. Ensuite, je vais devoir faire quelques achats.

— Ah… bon. Par exemple ?

Zakalwe s’essuya les lèvres avec sa serviette.

— Eh bien, pour commencer, il me faut une rue.

— Une rue ?

— Oui. Rien de trop ostentatoire, et elle n’a pas besoin d’être très longue. Mais j’ai besoin d’une rue entière, pas trop loin du centre-ville. Vous croyez que vous pourriez vous mettre tout de suite à la recherche d’une rue qui convienne ?

— Euh… Eh bien ma foi, nous pouvons toujours entreprendre les recherches, oui. Je…

— Parfait. Je vous rappelle à vos bureaux dans deux heures ; je souhaite me trouver à ce moment-là en mesure de prendre une décision.

— Dans deux… ? Euh… eh bien, euh…

— La rapidité est essentielle, monsieur Kiaplor. Mettez vos meilleurs éléments sur l’affaire.

— Entendu. Très bien.

— Bon ! Rendez-vous dans deux heures.

— Oui. D’accord. Au revoir.

Il remonta à nouveau le volume de l’écran.

On a très peu construit, ces quelques derniers siècles ; Solotol est un monument, une institution, un musée. Les usines, comme les habitants, ont pour la plupart disparu. Trois universités confèrent un peu de vie à certains quartiers de la ville durant une partie de l’année, mais beaucoup trouvent l’ambiance archaïque, voire débilitante, encore que certains se plaisent à vivre dans ce qui est, effectivement, le passé. Solotol n’a pas d’éclairage céleste, ses trains se déplacent toujours sur des rails métalliques, et les véhicules terrestres sont cloués au sol car il est interdit de voler dans la ville ou de la survoler. Par bien des aspects, c’est une vieille ville triste ; de vastes secteurs demeurent inhabités, ou habités une partie de l’année seulement. La ville a le titre de capitale, mais sans pour autant représenter la société à laquelle elle appartient ; elle est une sorte d’exposition permanente qu’un public nombreux vient visiter, mais où peu de gens décident de s’installer.

Il secoua la tête, chaussa ses lunettes noires et éteignit l’écran.

Quand le vent soufflait dans la bonne direction, il propulsait dans les airs d’énormes paquets de billets de banque qu’il chassait d’un vieux canon à feux d’artifice installé dans un jardin suspendu ; les morceaux de papier retombaient en voletant comme des flocons de neige précoces. Il avait fait décorer la rue au moyen de banderoles, de serpentins et de ballons, et demandé qu’on y installe une foule de tables, de chaises, et de bars distribuant des boissons gratuites ; des passages couverts couraient de chaque côté, et la musique résonnait. On avait tendu des auvents de couleurs vives au-dessus des endroits importants, tels que le kiosque à musique et les bars, mais c’était bien inutile ; la journée était ensoleillée, et chaude pour la saison. Posté à la plus haute fenêtre d’un des plus hauts immeubles de la rue, il souriait en contemplant la foule.

Il se passait si peu de choses en ville, pendant la morte saison, que le carnaval avait immédiatement attiré l’attention générale. Il avait loué les services d’extras pour servir au public les drogues, les plats et les boissons offerts. Il avait par ailleurs interdit les voitures et les trouble-fête, et les gens qui ne souriaient pas en tentant de pénétrer dans la rue se voyaient contraints de porter des masques de carnaval, jusqu’à ce qu’ils se soient un peu déridés. Accoudé à sa fenêtre haut perchée, il inspira à pleins poumons, et ceux-ci s’imprégnèrent du fumet entêtant qui s’échappait d’un bar pris d’assaut, juste au-dessous de lui ; les vapeurs de drogue s’arrêtaient à sa hauteur et y formaient un nuage. Il sourit : il trouvait cela très encourageant ; tout marchait à la perfection.

Les gens allaient et venaient, conversaient en tête à tête ou par petits groupes, échangeaient leurs bols fumants, et tout cela en riant ou en souriant. On écoutait l’orchestre, on regardait les autres danser, on poussait des acclamations sonores chaque fois que le canon tirait une fusée de feux d’artifice. Un grand nombre de gens s’esclaffaient en lisant les tracts pleins de plaisanteries politiques qu’on distribuait avec les bols de drogue ou de nourriture, ainsi qu’avec les masques et les cotillons ; on riait aussi des grandes banderoles tapageuses tendues sur les façades des vieilles maisons délabrées, mais aussi en travers de la rue elle-même. Leur message était soit absurde, soit également humoristique : LES PACIFISTES AU POTEAU ! Ou bien : ET LES EXPERTS ? QU’EST-CE QU’ILS EN SAVENT ? en étaient les deux exemples les plus traduisibles.

Il y avait des jeux, des concours d’astuce ou de force physique, il y avait des fleurs gracieusement offertes, des chapeaux fantaisie, sans compter le stand Compliments, qui remportait un franc succès ; pour une somme modique (ou un chapeau en papier, ou n’importe quoi d’autre) on s’entendait déclarer qu’on était vraiment quelqu’un de bien, un être plaisant, bon, modeste, équilibré, discret, mesuré, sincère, respectueux, avenant, gai et plein de bonne volonté.

Les stores relevés au-dessus de sa tête, front dégagé et cheveux coiffés en arrière, il contemplait le spectacle. En bas, dans le flot de la foule, il n’aurait pas pu s’intégrer tout à fait, il le savait. Mais, de sa position privilégiée, en baissant les yeux, il était à même de percevoir la foule sous la forme d’une masse aux multiples visages ; les gens étaient assez loin de lui pour constituer un thème unique, mais assez proches pour y introduire leurs propres variations harmonieuses. Ils s’amusaient, on les faisait rire aux éclats ou simplement pouffer, on les poussait à perdre la tête à force de drogues, captivés par la musique, légèrement affolés par l’ambiance.

Il observait deux personnes en particulier.

C’étaient un homme et une femme qui remontaient la rue d’un pas tranquille en regardant tout autour d’eux. Lui était grand, avec des cheveux brun foncé coupés court qui bénéficiaient d’une permanente floue et légèrement bouclée ; élégamment vêtu, il tenait dans une main un petit béret de couleur sombre, tandis qu’à l’autre pendait négligemment un masque.

La femme qui l’accompagnait était presque aussi grande, et portait comme lui des vêtements d’un gris-noir discret, agrémentés d’un mandala blanc plissé en éventail autour de son cou. Ses cheveux noirs et parfaitement raides lui tombaient sur les épaules. À voir sa démarche, on aurait dit que tout le monde l’admirait sur son passage.

Tous deux marchaient côte à côte, sans se toucher ; de temps en temps, ils échangeaient quelques mots, se contentant d’incliner légèrement la tête vers l’autre en regardant ailleurs – peut-être suivaient-ils alors du regard ce dont ils étaient en train de parler.

Il crut les avoir vus en photo au cours d’une séance d’étude à bord du VSG. Il tourna légèrement la tête de côté pour être sûr que le terminal-boucle d’oreille en prendrait un bon cliché, puis ordonna au petit appareil de garder l’image en mémoire.

Quelques instants plus tard, les deux individus disparaissaient sous les banderoles du bout de la rue ; ils avaient traversé tout le carnaval sans participer à quoi que ce soit.

Dans la rue, la fête battait son plein ; une petite averse survint qui força l’assistance à trouver refuge sous les auvents et les passages couverts, ainsi que dans quelques-unes des maisonnettes qui bordaient la rue ; mais elle fut de courte durée, et l’affluence ne cessait de croître. De petits enfants couraient en traînant derrière eux de longs serpentins de papier aux couleurs vives et allaient enrouler leur sillage bigarré autour des poteaux, des gens, des stalles et des tables. Des pétards-à-fumée explosaient en répandant des boules vaporeuses d’encens coloré, et des invités hilares vacillaient çà et là, cherchant leur souffle, multipliant les claques dans le dos et les cris lancés aux enfants qui leur lançaient des cotillons.

Il s’éloigna de la fenêtre ; le spectacle commençait à l’ennuyer. Il alla s’asseoir un moment sur une vieille caisse posée dans la poussière ; pensif, il se frottait le menton, et ne leva les yeux qu’au moment où une avalanche inversée de ballons pressés les uns contre les autres passa devant sa croisée en montant vers le ciel. Il rabattit ses lunettes noires. De l’intérieur, les ballons avaient exactement la même allure.

Il descendit l’escalier étroit et ses bottes résonnèrent sur le bois ancien des marches ; arrivé en bas, il décrocha son vieil imperméable et sortit par la porte de derrière, qui donnait dans une autre rue.

Il prit place à l’arrière de la voiture et le chauffeur démarra ; les immeubles anciens se mirent à défiler de part et d’autre. Ils arrivèrent au bout de la rue et tournèrent pour s’engager dans une voie en pente raide, perpendiculaire à la leur et à celle de la fête. Ils dépassèrent une longue voiture de couleur sombre où se trouvaient l’homme et la femme qu’il avait vus plus tôt.

Il jeta un coup d’œil en arrière : la voiture sombre les suivait.

Il ordonna au chauffeur de ne pas tenir compte des limitations de vitesse. Ils foncèrent donc à toute allure, mais l’autre voiture en fit autant. Il tint bon et regarda la ville glisser derrière les vitres de la voiture. Ils traversèrent en un clin d’œil un des anciens quartiers ministériels, dont les imposantes bâtisses grises étaient lourdement ornées de fontaines murales et de rigoles ; le ruissellement des vagues verticales dessinait une série de motifs complexes en tombant le long des murs comme un rideau de théâtre. Il y avait bien des herbes folles, mais moins qu’on aurait pu s’y attendre. Il n’arrivait pas à se rappeler si on laissait geler ces cascades murales, si on les coupait pendant l’hiver ou bien si on les additionnait d’antigel. Dans bien des cas, les façades disparaissaient sous les échafaudages. Des ouvriers qui frottaient et grattaient la pierre usée se retournèrent pour voir les deux puissantes voitures filer à travers les places et les esplanades.

Il agrippa une poignée prévue à cet effet à l’arrière de la voiture et se mit à faire un tri dans un volumineux trousseau de clefs.

Ils s’arrêtèrent dans une vieille rue étroite, non loin des rives du grand fleuve. Il descendit précipitamment et franchit en toute hâte le petit porche d’entrée d’un haut immeuble. La voiture qui les avait pris en chasse passa dans la ruelle dans un vrombissement tandis qu’il refermait la porte sans la verrouiller derrière lui. Il descendit quelques marches et ouvrit, grâce à ses clefs, plusieurs portails rouillés. Lorsqu’il parvint au plus bas niveau du bâtiment, il trouva le funiculaire qui attendait à quai. Il en ouvrit la portière, entra et actionna le levier.

Le wagon fut légèrement ébranlé au démarrage, mais poursuivit sans heurt son ascension. L’homme sourit en regardant par la vitre arrière ses deux poursuivants déboucher sur le quai, puis lever la tête vers le petit funiculaire et le voir disparaître dans le tunnel. Le véhicule parvint tant bien que mal au sommet du plan incliné en pente douce et émergea dans la lumière.

Au moment où le wagon qui montait et celui qui descendait se croisèrent, il sortit sur le marchepied et sauta dans le funiculaire qui repartait dans l’autre sens. Entraîné par la surcharge d’eau pompée dans la rivière au terminus de cette vieille ligne puis stockée dans ses réservoirs, le véhicule poursuivit sa descente. L’homme attendit un peu, puis sauta à nouveau lorsqu’il eut accompli environ un quart du chemin vers le bas, mais cette fois-ci sur les marches qui longeaient la voie. Puis il escalada une interminable échelle métallique qui menait dans un autre immeuble.

Lorsqu’il arriva au sommet, il transpirait légèrement. Il ôta alors son imperméable, le plia sur son bras et regagna l’hôtel à pied.

La pièce était très vaste et d’allure moderne, avec de grandes fenêtres. Le mobilier était intégré aux murs recouverts de plastique, et la lumière provenait de renflements dans un plafond d’un seul tenant. Un homme se tenait debout et regardait la première neige tomber doucement sur la ville grise ; c’était la fin de l’après-midi, et le jour déclinait rapidement. Une femme était couchée à plat ventre sur un divan blanc, les coudes écartés mais les mains jointes sous son visage tourné de côté. Ses yeux étaient clos et son corps pâle et huilé livré aux mains apparemment sans égards d’un masseur à la carrure imposante et au visage couvert de cicatrices.

L’homme qui se tenait près de la fenêtre voyait tomber la neige de deux manières différentes. D’abord, en tant que masse : il rivait son regard à un point fixe de telle sorte que les flocons se réduisaient à de simples tourbillons et que les oscillations de l’air et les brèves rafales de vent léger qui les chassaient deviennent visibles par l’intermédiaire des cercles, des spirales et des plongeons qu’ils décrivaient. Puis, considérant la neige comme un ensemble de flocons distincts, il en choisissait un au point le plus haut de cette galaxie de gris sur fond gris et voyait un unique trajet, une seule voie descendante à travers la silencieuse précipitation de la chute.

Il les regardait atterrir sur le rebord noir de la fenêtre et former inexorablement, encore qu’imperceptiblement sur l’appui un matelas blanc et moelleux. D’autres venaient frapper la fenêtre proprement dite et s’y collaient quelques secondes avant de repartir, chassés par le vent.

La femme paraissait endormie. Ses lèvres dessinaient un petit sourire, et la géographie exacte de son visage se déformait par instants sous les tiraillements que le masseur aux cheveux gris exerçait sur son dos, ses épaules et ses flancs. Sa chair huilée suivait le mouvement, et les doigts mobiles triturant et malaxant la peau tel le va-et-vient des algues sous-marines sous l’action de la mer semblaient lui conférer de la force sans causer de friction. Une serviette-éponge noire lui couvrait les fesses, ses cheveux dénoués dissimulaient une partie de son visage, et ses seins blêmes formaient deux ovales étirés écrasés sous le poids de son corps mince.

— Que faut-il faire, alors ?

— Nous devons en savoir plus.

— Voilà qui est vrai en toute circonstance. Nous nous retrouvons donc confrontés au même problème.

— Nous aurions pu le faire expulser.

— Pour quel motif ?

— Nul besoin de motif, encore qu’il ne nous serait pas difficile d’en inventer un.

— Cela pourrait déclencher une guerre pour laquelle nous ne sommes pas encore prêts.

— Chut ! Nous ne devons pas parler de cette affaire de « guerre ». Nous entretenons officiellement les meilleures relations qui soient avec les membres de la Fédération ; il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Nous avons la situation bien en main.

— A déclaré le porte-parole officiel… Crois-tu que nous devrions nous débarrasser de lui ?

— C’est sans doute la solution la plus sage. On se sentirait peut-être plus à l’aise une fois cet homme écarté… J’ai l’affreux pressentiment qu’il n’est pas venu pour rien. Il a reçu l’autorisation de puiser à discrétion dans les fonds de la Fondation Avant-garde, et cette… cette organisation délibérément cachottière ne cesse de contrecarrer nos plans depuis maintenant trente ans. L’identité et le lieu de résidence de ses propriétaires et de ses dirigeants reste un des secrets les mieux gardés de l’Amas. Il s’agit là d’une discrétion sans précédent. Et voilà que – brusquement – cet homme fait son apparition, dépense de l’argent avec une prodigalité tout à fait vulgaire, et fait tout pour se faire remarquer – tout en maintenant une certaine apparence de timidité coquette… alors que c’est vraiment la dernière chose à faire en ce moment.

— Peut-être est-ce lui, la Fondation Avant-garde.

— Absurde. Dans la mesure où l’on peut se prononcer, il s’agit certainement d’êtres venus d’ailleurs qui se mêlent de nos affaires, ou bien d’une machine programmée pour faire le bien, soit qu’elle opère conformément aux dispositions testamentaires de quelque magnat décédé (peut-être par transcription d’une personnalité humaine), soit qu’on se trouve en présence d’une machine dévoyée ayant accédé accidentellement à la conscience, et que personne ne contrôle plus. Je crois que toutes les autres possibilités ont été écartées, les unes après les autres, au fil des ans. Ce Staberinde est un pantin manipulé ; il dépense avec la fièvre de l’enfant qui craint que la générosité dont il est l’objet ne dure pas. On dirait un paysan qui a gagné à la tombola. C’est répugnant. Néanmoins, et je le répète, il n’est certainement pas venu pour rien.

— Si nous le tuons et qu’il se révèle être quelqu’un d’important, c’est là que nous pourrions déclencher la guerre, et bien trop tôt en plus.

— Peut-être, mais je sens que nous devons aller là où on ne nous attend pas. Au moins pour faire la preuve de notre humanité, pour exploiter notre avantage intrinsèque sur les machines.

— Certes, mais ne pourrait-il pas nous être utile d’une manière ou d’une autre ?

— Si.

L’homme sourit à son reflet dans la vitre, et martela rythmiquement du bout de ses doigts l’appui de la fenêtre.

La femme allongée sur le divan gardait les paupières closes tandis que son corps suivait le tempo régulier des mains qui pétrissaient sa taille et ses reins.

— Mais dis-moi… Il existait des liens entre Beychaé et la Fondation Avant-garde. Auquel cas…

— Auquel cas… alors nous pouvons peut-être convaincre Beychaé de rejoindre nos rangs en nous servant de cet individu, ce Staberinde.

L’homme appliqua le bout de son doigt contre la vitre et y traça le cheminement d’un flocon qui, de l’autre côté, descendait le long du carreau. Ses yeux rivés au flocon se mirent à loucher.

— Nous pourrions…

— Quoi ?

— Adopter la méthode Dehewwoff.

— La quoi… ? Données insuffisantes.

— La méthode Dehewwoff consiste à châtier par la maladie ; c’est la peine capitale appliquée par degrés : plus le délit est conséquent, plus la maladie qu’on inocule au coupable est grave. Pour les infractions mineures, c’est une simple fièvre, une baisse de vitalité et la charge des frais médicaux ; pour les malversations ayant entraîné des dommages plus importants, une affection en phase aiguë qui peut parfois durer plusieurs mois, et s’accompagne de symptômes douloureux, d’une longue convalescence, de frais élevés et d’une absence totale de compassion, voire de séquelles irréversibles. Pour les crimes réellement odieux, c’est l’inoculation de maladies dont on ne réchappe pratiquement jamais. La mort quasi certaine, encore que demeure la possibilité d’une intercession divine et d’une guérison miracle. Naturellement, plus on est de basse extraction, plus le châtiment est cruel : il faut tenir compte de la constitution plus robuste des travailleurs manuels. Combinaisons de maladies et crises répétées contribuent au raffinement du concept de base.

— Revenons à notre problème.

— Et ces lunettes noires, je les déteste !

— Encore une fois, revenons à notre problème.

— … Nous devons en savoir plus.

— C’est ce qu’on dit généralement.

— Et moi je crois qu’on devrait lui parler.

— Oui. Et ensuite on le tue.

— Un peu de modération, voyons. Il faut lui parler. Retrouvons-le, demandons-lui ce qu’il veut et peut-être qui il est. Restons calmes et réfléchis, et ne le tuons pas tant que ce n’est pas indispensable.

— Nous avons bien failli lui parler.

— Pas de quoi bouder. C’était grotesque. Nous ne sommes pas là pour nous lancer dans des poursuites en voiture et pourchasser des reclus arriérés. Non, faisons des plans. Réfléchissons bien. Faisons parvenir un mot à l’hôtel de ce monsieur…

— L’Excelsior. Vraiment, on aurait pu s’attendre à ce qu’un établissement aussi respecté ne se laisse pas si facilement séduire par l’argent !

— Absolument ; et là, nous irons le trouver, à moins que ce ne soit le contraire.

— Ma foi, ce n’est certainement pas à nous d’aller vers lui ; quant à l’inverse, il se peut bien qu’il refuse. « Je suis au regret de… En raison de circonstances imprévisibles… Un engagement antérieur ne me permet pas de… Je considère qu’il serait malavisé étant donné la conjoncture, peut-être en d’autres temps… » Tu te rends compte comme ce serait humiliant ?

— Oh, bon, d’accord. Tuons-le donc.

— Tu veux dire : essayons donc de le tuer. S’il en réchappe, nous tenterons de lui parler. D’ailleurs, à ce moment-là, c’est lui qui voudra nous parler. Oui, ce plan est fort louable. Bien forcée de donner mon accord. Indubitable, pas le choix ; simple formalité.

La femme se tut. L’homme aux cheveux gris lui massait les hanches de ses deux fortes mains, et, sur la zone de son visage qui ne portait pas de cicatrices, les filets de sueur formaient de curieux motifs ; les mains tournoyaient et circulaient rapidement au-dessus de sa croupe et elle se mordit très légèrement la lèvre inférieure tandis que son corps se mouvait en une suave imitation, rythme discret sur une plaine blanche.

La neige tombait toujours.

VII

— Tu sais, dit-il au rocher, j’ai la désagréable impression que je suis en train de mourir… Mais toutes mes impressions sont désagréables en ce moment, de toute façon, alors… Qu’est-ce que tu en penses, toi ?

Le rocher ne répondit pas.

Il avait décidé que ce rocher était le centre de l’univers, et il pouvait le prouver, en plus ; seulement voilà : le rocher refusait (pour l’instant du moins) de reconnaître la place manifestement capitale qui lui revenait dans l’ordre des choses ; il en était donc réduit à parler tout seul. Ou à s’adresser aux oiseaux, aux insectes.

Le décor se remit à palpiter. Des choses qui ressemblaient à des vagues, ou à des nuées de charognards, formaient autour de lui des cercles de plus en plus rapprochés dont il était le centre exact ; elles tendaient un piège à son cerveau et le faisaient voler en éclats tel un fruit pourri sous une rafale de mitraillette.

Il essaya de s’éclipser discrètement ; il savait ce qui l’attendait : sa vie entière allait se mettre à défiler devant ses yeux. Quelle horrible perspective !

Heureusement, seuls quelques fragments épars lui revinrent en mémoire, comme si ces images imitaient l’aspect de son corps fracassé ; il se souvint par exemple d’un bar où il s’était installé une fois, sur une petite planète, et de ses lunettes noires qui créaient d’étranges dessins sur la fenêtre assombrie ; il se rappela un endroit où le vent était si cruel qu’on estimait sa force au nombre de camions qu’il renversait chaque nuit ; il y avait aussi un combat de chars, dans d’immenses champs auxquels la monoculture donnait des allures d’océans herbeux, souvenir de folie et de désespoir, avec les officiers debout sur les tanks et des zones entières de céréales en flammes, qui s’étendaient lentement, incendiant la nuit, répandant des ténèbres encerclées par le feu… Ces riches terres cultivées étaient le mobile et l’enjeu de la guerre, et la guerre finirait par les détruire ; il revit un tuyau dont les enroulements se tordaient silencieusement dans une eau que fouillait la lueur des projecteurs ; il revit aussi un massif tabulaire d’icebergs entrant en collision, avec leur blancheur infinie et leurs frictions tectoniques, dérisoire achèvement d’un siècle de sommeil lent.

Et puis un jardin. Il se souvint du jardin. Et d’une chaise.

— Hurler ! hurla-t-il.

Il se mit à battre des deux bras, essayant d’accumuler suffisamment d’élan pour s’élever dans les airs et échapper à… à… il ne savait même pas à quoi. Il ne bougeait pas beaucoup non plus ; ses bras battirent encore un peu, envoyèrent valser quelques fientes, mais les oiseaux patients dont l’anneau s’épaississait autour de lui en attendant qu’il meure se contentaient d’observer, sans se laisser abuser, cet essai d’imitation du comportement des volatiles, d’ailleurs tout à fait déplacé.

— Bon, d’accord, marmonna-t-il.

Il s’effondra à nouveau sur le dos, les mains pressées contre la poitrine, les yeux rivés au doux ciel bleu. Une chaise, qu’est-ce que ça avait de si terrible, après tout ? Il se remit à ramper.

Il se traîna sur le pourtour de la petite mare, raclant de tout son long les déjections noirâtres des oiseaux, et, au bout d’un moment, se tourna vers les eaux du lac. Il n’alla pas plus loin. Il s’arrêta, repartit dans l’autre sens et recommença à tourner autour de la mare en se frayant un chemin à travers les boulettes de fiente et en demandant pardon aux insectes de les déranger au passage. Quand il fut revenu à son point de départ, il s’immobilisa et essaya de s’orienter.

La brise tiède chassait vers lui les émanations sulfureuses du lac.

… Alors il fut de nouveau dans le jardin, la tête toute pleine du parfum des fleurs.

Il y avait eu jadis une grande maison, édifiée dans un domaine que bordait sur trois côtés un large fleuve, à mi-chemin entre les montagnes et la mer. Le domaine se composait de forêts séculaires et de pâturages peuplés d’animaux ; il y avait aussi une enfilade de collines couvertes de bêtes sauvages apeurées, des sentiers sinueux, des ruisseaux qu’enjambaient de petits ponts ; et puis des folies, des pergolas, des éclats de rire, des lacs d’agrément et de paisibles pavillons d’été rustiques.

Au fil des ans et des générations, nombre d’enfants virent le jour puis grandirent dans cette vaste demeure et jouèrent dans les jardins merveilleux qui l’entouraient, mais il y en eut quatre en particulier, quatre dont la vie prit de l’importance pour des gens qui n’avaient jamais vu la maison, ni même jamais entendu le nom de leur famille. Deux de ces enfants étaient sœurs ; elles s’appelaient respectivement Darckense et Livuéta. L’un des garçons était leur frère aîné : Chéradénine ; et tous portaient le même nom de famille : Zakalwe. Le dernier enfant n’était pas leur parent, mais venait d’une famille alliée depuis longtemps à la leur ; il s’appelait Éléthiomel.

Chéradénine était l’aîné des garçons ; il se rappelait à peine l’agitation qui s’était emparée de la maison à l’arrivée de la mère d’Éléthiomel, en larmes et enceinte jusqu’aux yeux, tout entourée de domestiques empressés, de formidables gardes du corps et de caméristes éplorées. L’espace de quelques jours, l’attention de tous avait paru centrée sur cette femme qui portait un enfant dans son ventre, et – si ses sœurs avaient repris leurs jeux de bon cœur en profitant de ce que leurs nounous et leurs gardes relâchaient quelque peu leur surveillance – lui avait éprouvé du ressentiment à l’égard de cet enfant à naître.

Un détachement de la cavalerie royale était arrivé une semaine plus tard, et il revoyait encore son père leur parler calmement, sur le grand escalier qui descendait dans la cour, tandis que ses propres hommes investissaient silencieusement la maison et prenaient rapidement position devant chaque fenêtre. Chéradénine était parti en quête de sa mère ; il s’était élancé dans les couloirs et avait tendu une main devant lui, comme pour tenir les rênes, tandis que, de l’autre, il se cravachait la hanche en faisant « cataclop cataclop cataclop » : il jouait à faire partie de la cavalerie. Il avait trouvé sa mère en compagnie de la dame qui portait un enfant en elle ; cette dernière pleurait, et on l’avait renvoyé sur-le-champ.

Le petit garçon était né cette nuit-là, dans un concert de cris.

Chéradénine nota qu’à partir de ce jour l’ambiance changea, considérablement dans la maison, et que chacun était à la fois encore plus affairé et encore moins soucieux qu’avant.

Pendant quelques années, il put tourmenter à loisir son cadet ; mais Éléthiomel, qui grandissait plus vite que lui, fut bientôt en mesure de riposter, et une trêve précaire s’instaura entre les deux enfants. Des précepteurs leur dispensaient leur enseignement, et Chéradénine ne tarda pas à s’apercevoir qu’Éléthiomel était leur préféré : il apprenait toujours plus vite que lui et s’entendait régulièrement complimenter pour la précocité de ses talents ; toujours on disait de lui qu’il était en avance, qu’il était intelligent et éveillé. Chéradénine fit de son mieux pour l’égaler et fut modestement récompensé pour n’avoir pas purement et simplement baissé les bras, mais il avait invariablement le sentiment de ne pas être réellement apprécié à sa juste valeur. Leurs instructeurs d’arts martiaux faisaient preuve d’un peu plus d’équité en ce qui concernait leurs mérites respectifs : Chéradénine était le meilleur au corps à corps et à la lutte à mains nues, Éléthiomel le plus accompli au tir et au fleuret (sous la surveillance qui s’imposait, car l’enfant avait tendance à se laisser emporter), encore qu’au couteau Chéradénine n’ait rien à lui envier.

Les deux sœurs les aimaient autant l’un que l’autre ; ils passaient de longs étés et de courts hivers glaciaux à jouer, et (excepté la première année, après la naissance d’Éléthiomel) vivaient une partie du printemps et de l’automne dans la grande cité tout au bout du fleuve, où les parents de Darckense, Livuéta et Chéradénine possédaient une grande maison de ville qu’aucun d’entre eux n’aimait : son jardin était trop petit, et les jardins publics trop fréquentés. La mère d’Éléthiomel était toujours beaucoup plus silencieuse quand ils se rendaient en ville ; elle pleurait plus souvent et s’absentait quelques jours de temps en temps ; tout excitée avant de partir, elle revenait invariablement en larmes.

Un jour qu’ils étaient à la ville (c’était pendant l’automne) et prenaient garde à ne pas se trouver dans les jambes des adultes, décidément enclins à s’emporter facilement, un messager s’était présenté.

Ils ne purent pas ne pas entendre les cris ; ils laissèrent donc en plan leur guerre pour rire et sortirent précipitamment sur le palier, devant la nursery, pour passer discrètement la tête entre les barreaux de la rampe et regarder en bas dans le grand hall, où le messager se tenait, tête basse, tandis que la mère d’Éléthiomel poussait des hurlements. Le père et la mère de Chéradénine, Livuéta et Darckense la serraient tous deux dans leurs bras et lui parlaient doucement. Au bout d’un moment, leur père fit signe au messager de s’en aller, et la femme en pleine crise d’hystérie s’effondra silencieusement sur le sol, un morceau de papier froissé à la main.

Ce fut alors que Père leva les yeux et vit les enfants, mais ce fut sur Éléthiomel que son regard se posa, non sur Chéradénine. Bien vite après cela, on les envoya se coucher.

Ils repartirent pour la maison de campagne quelques jours plus tard ; la mère d’Éléthiomel ne cessait de pleurer et ne descendait plus pour les repas.

— Ton père était un assassin. On l’a condamné à mort parce qu’il avait tué des tas de gens.

Assis sur le faux bastingage de pierre, Chéradénine laissait pendre ses jambes par-dessus bord. Il faisait une journée magnifique dans le jardin, et les arbres murmuraient dans le vent. Les deux sœurs riaient et gloussaient quelque part derrière eux en cueillant les fleurs qui poussaient au centre du bateau de pierre. Posé dans le lac occidental, celui-ci était relié au jardin par une courte chaussée dallée. Ils avaient joué un moment aux pirates, puis étaient partis explorer les massifs de fleurs qui ornaient le pont supérieur du bateau. Chéradénine avait amassé à côté de lui toute une série de petits cailloux qu’il jetait un par un dans l’eau calme ; comme il s’efforçait d’atteindre toujours le même point de la surface, il créait des cercles concentriques qui ressemblaient à une cible de tir à l’arc.

— Il n’a rien fait de tout cela, protesta Éléthiomel en donnant des coups de pied dans le bastingage en pierre, les yeux baissés. C’était un homme bon.

— S’il était si bon, pourquoi le Roi l’a-t-il fait exécuter ?

— Je ne sais pas. On a dû raconter des histoires sur son compte. Répandre des mensonges.

— Pourtant, le Roi est très intelligent ! déclara Chéradénine d’un ton triomphant en jetant un nouveau caillou au centre des cercles qui allaient s’élargissant sur l’eau. Plus intelligent que n’importe qui ! C’est pour cela qu’il est roi. Si les gens avaient raconté des mensonges, il le saurait.

— Je m’en fiche, répliqua Éléthiomel. Mon père n’était pas un mauvais homme.

— Si, et ta mère a dû se montrer exceptionnellement méchante, sinon on ne l’aurait pas obligée à garder si longtemps la chambre.

— Ce n’est pas vrai, elle n’a rien fait de mal !

Éléthiomel regarda son compagnon et sentit quelque chose gonfler dans sa tête, derrière ses yeux et son nez.

— Elle est malade. Elle ne peut pas quitter sa chambre !

— C’est ce qu’elle dit, commenta Chéradénine.

— Regardez ! Des millions de fleurs ! Regardez : on va fabriquer du parfum ! Vous voulez nous donner un coup de main ?

Les deux sœurs arrivaient derrière eux en courant, les bras chargés de fleurs.

— Élé…

Darckense essaya de prendre Éléthiomel par le bras. Il la repoussa.

— Oh, Élé, Chéra… S’il vous plaît, non, fit Livuéta.

— Elle n’a rien fait de mal ! cria le premier en direction du dos tourné de l’autre garçon.

— Si, si, si, chantonna Chéradénine avant de jeter un autre caillou dans le lac.

— C’est pas vrai ! hurla Éléthiomel qui se rua en avant et le poussa rudement dans le dos.

Chéradénine poussa un cri et bascula ; sa tête heurta la pierre dans sa chute. Les deux filles se mirent à hurler.

Éléthiomel se pencha sur le parapet et vit le garçon tomber dans une gerbe d’éclaboussures juste au centre de ses vaguelettes circulaires. Il disparut sous la surface, puis remonta et se mit à flotter sur le ventre, immobile, le visage dans l’eau.

Darckense poussa un nouveau cri.

— Oh, Élé, non ! (Livuéta laissa tomber toutes ses fleurs et courut en direction des marches. Sans cesser de crier, l’autre fille s’accroupit en s’adossant au parapet de pierre, écrasant ses fleurs contre sa poitrine.) Darck ! Va chercher quelqu’un, cours ! lui cria-t-elle depuis l’escalier.

Éléthiomel vit la petite silhouette immergée remuer faiblement et produire quelques bulles au moment où les pas de Livuéta se mettaient à résonner sur le pont inférieur.

Quelques secondes avant que la petite fille ne saute dans l’eau peu profonde pour aller repêcher son frère, et pendant que Darckense continuait de crier, Éléthiomel balaya d’un revers de main les quelques cailloux qui restaient sur le parapet ; ils tombèrent en pluie autour du petit garçon et s’enfoncèrent dans l’eau en crépitant.

Non, ce n’était pas ça. C’était forcément plus grave que ça, non ? Il était sûr qu’il y avait une chaise dans l’histoire (il se remémorait vaguement un bateau, aussi, mais manifestement ce n’était pas encore tout à fait ça non plus). Il s’efforça d’imaginer ce qui pouvait se produire de pire sur une chaise, rejeta une par une les visions qui lui venaient à l’esprit en décrétant que rien de tout cela n’était arrivé, ni à lui ni à personne de sa connaissance – pour autant qu’il se souvienne, du moins – et finit par en conclure que son obsession des chaises était uniquement due au hasard : ç’aurait pu être autre chose, mais c’était les chaises, voilà tout.

Et puis, il y avait les noms ; des noms dont il s’était servi ; des noms pour faire semblant qui ne lui appartenaient pas réellement. Quelle idée que de prendre le nom d’un navire ! Quel écervelé, quel méchant garçon ; voilà ce qu’il s’efforçait d’oublier. Il ne savait pas, il ne comprenait pas comment il avait pu se montrer stupide à ce point ; mais tout lui paraissait tellement clair, à présent ! Tellement évident. Il ne voulait plus penser au navire ; il voulait l’enterrer, au contraire, alors pourquoi lui emprunter son nom ?

Maintenant il se rendait compte, maintenant il comprenait, maintenant qu’il était trop tard pour intervenir de quelque manière que ce soit.

Ah, il se donnait lui-même envie de vomir.

Une chaise, un navire, et un… quelque chose d’autre. Il ne savait plus.

Les garçons apprenaient à travailler le métal, les filles faisaient de la poterie.

— Mais nous ne sommes pas des paysans, ni des… des…

— Des artisans, acheva Éléthiomel.

— Ne discutez pas et vous apprendrez un peu ce que c’est que de travailler le matériau brut, répondit aux deux garçons le père de Chéradénine.

— Mais ça n’a rien d’extraordinaire !

— L’écriture et le calcul non plus. La maîtrise de ces aptitudes ne fera pas plus de vous des employés aux écritures que le travail du fer ne fera de vous des forgerons.

— Mais…

— Vous ferez ce que l’on vous dit. Si cela est plus en accord avec les ambitions martiales que vous semblez tous deux posséder, vous êtes autorisés à vous confectionner des armes et des armures au cours de vos leçons.

Les deux garçons échangèrent un regard.

— Vous pourriez également dire à votre professeur de langue que je vous ai chargés de lui demander s’il était bienséant, pour deux jeunes gens de bonne éducation, de commencer toutes leurs phrases par le malencontreux mot « mais ». Ce sera tout.

— Merci, monsieur.

— Merci, monsieur.

Une fois sortis, ils tombèrent finalement d’accord pour dire que le travail du métal, ce n’était pas si mal, après tout.

— Mais il faut que nous parlions à Gros-Nez de cette histoire de « mais ». Il va nous donner des lignes à faire !

— Pas question. Ton vieux a dit : « Vous pourriez dire à Gros-Nez » ; ce n’est pas la même chose que : « Dites-lui ».

— Ah ! Je vois.

Livuéta voulait travailler le métal, elle aussi, mais son père ne le lui permit pas ; ce n’était pas convenable. Elle insista. Il tint bon. Elle bouda. Ils parvinrent à un compromis : elle ferait de la menuiserie.

Les garçons fabriquèrent des couteaux et des épées, Darckense fit des pots, et Livuéta des meubles pour un pavillon d’été situé tout au fond du domaine. Ce fut dans ce pavillon-là que Chéradénine découvrit…

Non non non, il ne voulait pas repenser à cela, merci. Il savait ce qui l’attendait.

Bon sang, il aurait encore préféré repenser à cette autre fois, et ce n’était pas non plus un bon souvenir, le jour où ils avaient pris un fusil dans l’armurerie…

Oh et puis non. En fait, il ne voulait pas penser du tout. Il essaya de chasser toutes ces pensées en se cognant la tête par terre sans quitter des yeux le ciel follement bleu, et en la cognant encore sur les rocs blêmes et écailleux, sous sa tête, d’où il avait plus tôt chassé les boulettes de guano, mais cela faisait vraiment trop mal, et puis les pierres cédaient sous les coups et, de toute façon, il n’aurait même pas eu la force de dissuader durablement un moustique, alors il cessa.

Où était-il, déjà ?

Ah oui, le cratère, le volcan noyé… nous sommes dans un cratère ; un vieux cratère dans un vieux volcan mort depuis bien longtemps et rempli d’eau. Au centre du cratère, il y avait une petite île ; et lui, il se trouvait sur cette petite île, à regarder ce qu’il y avait autour de l’île, les parois du cratère, et il était un homme, n’est-ce pas les enfants, un homme bien, et il était en train de mourir sur cette petite île, et…

— Hurler ? fit-il.

Dubitatif, le ciel le contempla de toute sa hauteur. Il était bleu.

C’était Éléthiomel qui avait eu l’idée de prendre le fusil. L’armurerie n’était pas fermée à clef, mais désormais sous bonne garde ; les adultes semblaient constamment occupés et soucieux, on parlait d’éloigner les enfants. L’été avait passé, et ils ne s’étaient toujours pas déplacés en ville. Ils commençaient à s’ennuyer.

— On pourrait s’échapper.

Ils marchaient sur un chemin qui traversait la propriété, en traînant les pieds dans les feuilles mortes. Éléthiomel parlait à voix basse. À présent, ils ne pouvaient même plus s’aventurer jusqu’ici sans être accompagnés par des gardes. Ceux-ci restaient à trente pas devant eux et vingt pas en arrière. Comment pouvait-on bien jouer avec tous ces gardes partout ? Certes, on les autorisait à sortir sans gardes à condition qu’ils restent près de la maison, mais c’était encore plus assommant.

— Ne dis pas de bêtises, protesta Livuéta.

— Ce ne sont pas des bêtises, rétorqua Darckense. On pourrait aller en ville. Ça serait chouette.

— Oui, tu as raison, fit Chéradénine.

— Pourquoi veux-tu aller en ville ? interrogea Livuéta. C’est peut-être… dangereux là-bas.

— Mais on s’ennuie tellement, ici ! dit Darckense.

— Tu peux le dire, renchérit Chéradénine.

— On pourrait prendre un bateau et s’enfuir toutes voiles dehors, reprit Chéradénine.

— On ne serait même pas obligés de manœuvrer les voiles, ni même de ramer, intervint Éléthiomel. Il suffirait de pousser un bon coup pour décoller de la rive, et tôt ou tard on arriverait en ville.

— Eh bien moi, je ne viens pas, déclara Livuéta en donnant un coup de pied dans les feuilles mortes.

— Oh, Livu, c’est toi qui es assommante maintenant. Allons, nous devons tout faire ensemble.

— Non, je ne veux pas, insista-t-elle.

Éléthiomel pinça les lèvres et expédia un formidable coup de pied dans un énorme tas de feuilles, qui explosa littéralement. Deux des gardes firent instantanément volte-face, puis se détendirent et détournèrent le regard.

— Il faut faire quelque chose, reprit le garçon en observant les gardes qui marchaient devant eux et en admirant les grosses armes automatiques qu’ils étaient autorisés à porter.

Lui-même n’avait jamais eu le droit de toucher à un vrai gros fusil ; rien que de minuscules pistolets de petit calibre, et quelques carabines légères.

Il attrapa une feuille qui retombait en voletant devant son visage.

— Les feuilles… (Il tourna et retourna la feuille morte en tous sens à hauteur de ses yeux.) Les arbres sont idiots, annonça-t-il à ses compagnons.

— Bien sûr qu’ils sont idiots, répondit Livuéta. Puisqu’ils n’ont ni nerfs ni cerveau.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit-il en froissant la feuille entre ses mains. Je voulais dire que leur existence même est stupide. Tout ce gaspillage, à chaque automne ! Un arbre qui conserverait ses feuilles ne serait pas obligé de s’en faire pousser d’autres ; il deviendrait plus gros que tous les autres. Il serait le roi des arbres.

— Mais ces feuilles sont très jolies ! s’exclama Darckense.

Éléthiomel secoua la tête et échangea un regard avec Chéradénine.

— Ah, les filles !

Il éclata d’un rire moqueur.

Il avait oublié l’autre mot qu’on employait pour désigner un cratère ; il y avait un autre terme pour décrire ce genre de grand cratère volcanique, il en était sûr, sûr et certain, il a suffi que je le pose une minute pour qu’une espèce de salaud vienne me le piquer, le salaud… si seulement j’arrivais à le retrouver, je… je l’avais mis là, juste là…

Où était le volcan ?

Le volcan était sur une grande île au milieu d’une mer intérieure, quelque part.

Il regarda, tout autour de lui, le lointain sommet des parois du cratère en essayant de se rappeler où se trouvait ce quelque part. Il fit un mouvement qui réveilla une douleur dans son épaule, là où un des voleurs l’avait poignardé. Il avait bien cherché à protéger sa blessure en chassant les nuées de mouches, mais il était presque sûr qu’elles y avaient d’ores et déjà déposé leurs œufs.

(Pas trop près du cœur ; au moins la portait-il toujours en lui à cet endroit-là, et il faudrait un bon moment pour que la putréfaction s’étende jusque-là. D’ici là il serait mort, avant que les mouches ne parviennent à se frayer un chemin jusqu’à son cœur et jusqu’à elle.)

Oh, et puis après tout, pourquoi pas ? Allez-y, faites comme chez vous, mes petits vers ; mangez tout votre saoul, faites le plein ; de toute façon, il est probable que je serai mort quand vous commencerez à éclore, et je vous épargnerai donc le tourment que j’aurais pu vous causer en essayant de vous chasser en me grattant… Chers petits vers, gentils petits vers. (C’est moi qui suis gentil ; après tout, c’est moi qui me laisse manger.)

Il fit une pause et songea à la mare, la petite mare autour de laquelle il ne cessait de tourner, tel un roc prisonnier du courant. Elle occupait le fond d’une cuvette peu profonde, et il avait l’impression que peut-être, en s’efforçant de s’éloigner des eaux puantes, avec la vase et les mouches qui grouillaient tout autour – sans parler des déjections d’oiseaux sur lesquelles il se traînait sans arrêt… Mais il n’y arrivait pas. Pour une raison qui lui échappait, il se retrouvait invariablement au même endroit. Pourtant, il y pensait très fort.

La mare était peu profonde, boueuse, rocailleuse et malodorante ; elle était encore plus dégoûtante, hideuse et boursouflée qu’à l’ordinaire en raison du vomi et du sang qu’il y avait lui-même répandus. Il avait envie de s’en aller de là, de mettre une distance confortable entre elle et lui. Ensuite, il enverrait sur place un bombardement lourd.

Il se remit à ramper et à se traîner tout autour de la mare, chassant les fientes et les insectes, partant d’abord en direction du lac, puis revenant à son point de départ pour s’immobiliser là et contempler, comme figé sur place, la mare et le rocher.

Qu’avait-il donc fait ?

Donné un coup de main aux autochtones, comme d’habitude. Joué les consultants honnêtes, prodigué ses conseils, tenu à distance les désaxés et fait en sorte que les autres restent doux et gentils ; par la suite, il avait pris la tête d’une petite armée. Mais ces gens étaient partis du principe qu’il les trahirait, qu’il utiliserait à ses propres fins l’armée qu’il avait lui-même formée. Aussi, à la veille de la victoire, à l’instant même où ils prenaient d’assaut le Sanctuaire, ils s’étaient retournés contre lui.

Ils l’avaient emmené dans la chaufferie et lui avaient arraché tous ses vêtements ; il s’était enfui, mais le pas lourd des soldats avait résonné dans l’escalier juste à ce moment-là, et il avait dû courir. Il avait été contraint de sauter dans la rivière, où les autres l’avaient acculé ; le plongeon avait failli l’assommer. Il s’était mis à tournoyer paresseusement dans l’eau, emporté par les courants… et s’était réveillé au matin sous un treuil, dans une grande barque ; il ne savait pas du tout comment il était arrivé jusque-là. Comme une corde pendait en poupe, il en déduisit qu’il s’en était servi pour monter à bord. Sa tête lui faisait encore mal.

Il s’était emparé de vêtements qui séchaient sur une corde à linge, derrière la timonerie, mais quelqu’un l’avait vu ; il avait donc plongé dans l’eau en emportant les habits, puis nagé jusqu’au rivage. Toujours traqué, il avait été forcé de s’éloigner de plus en plus de la cité et du Sanctuaire, où la Culture était pourtant susceptible de le chercher. Il avait passé des heures à se creuser la tête pour trouver le moyen d’entrer en contact avec elle.

Il contournait un cratère volcanique rempli d’eau sur une monture volée quand les voleurs lui étaient tombés dessus ; ils l’avaient battu, violé ; puis ils lui avaient sectionné les tendons d’Achille avant de le jeter dans l’eau puante et jaunâtre du lac et de le bombarder de gros cailloux en voyant qu’il tentait de s’éloigner à la nage à la seule force de ses bras, tandis que ses jambes flottaient derrière lui, inutiles.

Sachant que tôt ou tard un caillou l’atteindrait, il fit de son mieux pour se remémorer le fantastique entraînement que lui avait dispensé la Culture et, après une succession rapide de profondes inspirations, il plongea. Il ne s’écoula pas plus de deux secondes avant qu’un rocher de bonne taille ne crève la surface au niveau du sillage de bulles qu’il avait créé en plongeant ; il le vit s’enfoncer en oscillant et l’enserra dans ses bras comme un amant. Il se laissa entraîner par lui vers les profondeurs obscures du lac en se déconnectant comme on le lui avait appris, mais sans vraiment se soucier de savoir si ça allait marcher ou non ; et il ne se réveilla jamais plus.

En plongeant, il s’était dit : dix minutes. Il s’éveilla au milieu de ténèbres épaisses, se souvint et retira ses bras de dessous le rocher. Puis il donna un coup de pied pour remonter vers la lumière, mais rien ne se passa. Il essaya avec les bras et la surface finit par venir à sa rencontre. Jamais l’air n’avait eu meilleur goût.

Les parois du cratère étaient presque verticales ; le petit îlot rocheux formait l’unique destination possible. Il nagea tant bien que mal en direction du rivage tandis que des oiseaux s’envolaient de l’île en poussant des criaillements aigus.

Une chance, songea-t-il en se hissant péniblement sur le rocher malgré le guano, que ce ne soient pas les prêtres qui m’aient trouvé. Parce que là, j’aurais eu de sérieux problèmes.

Le mal des caissons s’empara de lui quelques minutes plus tard, tel un acide s’infiltrant lentement dans chacune de ses articulations, et il regretta de ne pas avoir été capturé par les prêtres.

Mais de toute façon, se disait-il encore (histoire de penser à autre chose qu’à la douleur), tôt ou tard on viendrait le chercher ; la Culture descendrait du ciel dans un grand et magnifique vaisseau ; elle l’emporterait dans son sein et tout rentrerait dans l’ordre.

Il en était certain. On s’occuperait de lui, on le remettrait en état ; il serait en sécurité, totalement hors de danger, dorloté, libéré de la douleur, bien au chaud dans leur petit paradis, et ce serait comme… comme s’il était redevenu un enfant ; comme s’il se trouvait à nouveau dans le jardin. Malheureusement (commentait en lui son côté dévoyé) dans les jardins aussi il se passait des choses désagréables, de temps en temps.

Darckense demanda au garde de venir l’aider à ouvrir une porte coincée, un peu plus loin dans le couloir, juste après l’angle. Chéradénine s’introduisit dans l’armurerie et s’empara de l’autofusil que lui avait décrit Éléthiomel. Il en ressortit en dissimulant l’arme sous sa cape, et entendit Darckense remercier abondamment le garde. Ils se retrouvèrent tous dans le vestiaire du grand hall de derrière, où ils restèrent à chuchoter d’un ton excité dans l’odeur rassurante de la toile humide et de la cire à parquet en se repassant l’arme. Elle était très lourde.

— Il n’y a qu’un seul chargeur !

— Je n’ai pas vu les autres.

— Tu dois être aveugle, Zak. Bon, faudra faire avec.

— Bêh…, c’est plein de graisse, fit Darckense.

— C’est pour pas qu’il rouille, lui expliqua Chéradénine.

— Où est-ce qu’on va le faire partir ? s’enquit Livuéta.

— On va le laisser caché ici et ressortir après dîner, répondit Éléthiomel en reprenant le fusil des mains de Darckense. C’est Gros-Nez qui surveille l’étude ce soir, et il s’endort tout le temps. Père et mère seront occupés à recevoir ce colonel ; nous n’aurons pas de mal à sortir de la maison et à entrer dans les bois ; là, on pourra tirer au fusil – et non le faire partir, comme tu dis.

— On va se faire tuer ! reprit Livuéta. Les gardes vont nous prendre pour des terroristes.

Éléthiomel secoua patiemment la tête.

— Que tu es bête, Livu. (Il pointa l’arme sur elle.) Il a un silencieux ; qu’est-ce que tu crois que c’est, ce truc-là ?

— Ah oui ? dit la petite fille en repoussant le canon. Et est-ce qu’il y a un cran de sûreté ?

L’espace d’un instant, Éléthiomel eut l’air un peu hésitant.

— Évidemment, finit-il par répondre d’une voix forte.

Puis il tressaillit légèrement et jeta un regard à la porte close qui donnait sur le hall.

— Évidemment, reprit-il à voix basse. Allez, cachons-le ici et revenons le chercher quand nous aurons réussi à échapper à Gros-Nez.

— Tu ne peux pas le cacher ici, remarqua Livuéta.

— Ah oui ? Et pourquoi ça ?

— L’odeur est trop forte, répondit-elle. La graisse. Ils la sentiraient aussitôt la porte ouverte. Et si Père décidait d’aller faire une promenade ?

Éléthiomel parut inquiet. Livuéta passa devant lui et alla ouvrir une petite fenêtre haute.

— Et si on allait le cacher sur le bateau de pierre ? suggéra Chéradénine. Personne n’y va jamais à cette époque de l’année.

Éléthiomel réfléchit, puis attrapa la cape dont Chéradénine avait au départ enveloppé le fusil et en recouvrit l’arme.

— D’accord. Tiens, prends-le.

Pas encore assez en arrière, ou en avant… il ne savait pas très bien. L’endroit idéal, voilà ce qu’il recherchait. L’endroit idéal. Le lieu avait beaucoup d’importance, plus que tout. Prenez ce rocher par exemple…

— Te prendre, rocher, fit-il.

Il plissa les yeux et le regarda.

Ah oui. Nous avons ici un méchant morceau de rocher tout plat qui reste planté là sans rien faire, amoral et sans intérêt, posé comme une île au beau milieu de cette mare polluée. La mare elle-même est un tout petit lac sur la petite île, et l’île se trouve dans un cratère rempli d’eau. Lequel cratère est un cratère volcanique, et le volcan forme une partie d’une île située dans une grande mer intérieure. La mer intérieure est une espèce de lac géant sur un continent, et ce continent est comme une île dans les mers de la planète. La planète est comme une île dans la mer de l’espace, à l’intérieur de son système solaire, et les systèmes eux-mêmes flottent à l’intérieur de l’amas, lequel est lui-même une espèce d’île dans la mer de la galaxie, qui est comme une île dans l’archipel de son groupe local, qui est une île au sein de l’univers ; l’univers est comme une île flottant dans une mer d’espace dans les Continua, qui flottent comme des îles dans la Réalité, et…

Mais en redescendant des Continua à l’Univers, de l’Univers au Groupe Local et de là à la Galaxie, puis à l’Amas, au Système, à la Planète, au Continent, à l’île, au Lac et à l’îlot… il restait toujours ce rocher. ET CELA SIGNIFIAIT QUE LE ROCHER, CET AFFREUX ROCHER DE MERDE, ÉTAIT LE CENTRE DE L’UNIVERS, DES CONTINUA ET DE LA RÉALITÉ TOUT ENTIÈRE !

Caldeira, voilà le mot qu’il cherchait. Le lac se trouvait dans la cuvette d’une caldeira inondée. Il leva la tête, regarda par-dessus les eaux jaunâtres les falaises du cratère, et crut voir un bateau de pierre.

— Hurler, dit-il.

— Va te faire foutre, entendit-il le ciel répondre d’un ton peu convaincu.

Le ciel était nuageux et la nuit tombait tôt ; le précepteur de langue s’endormit plus tardivement que d’habitude derrière son bureau haut perché, et ils furent bien près de remettre leur plan au lendemain ; mais bientôt ils n’y tinrent plus et sortirent de la salle de classe sur la pointe des pieds. Puis ils se dirigèrent d’un pas aussi normal que possible vers le hall de derrière, où ils prirent leurs bottes et leurs vestes.

— Tu vois, chuchota Livuéta, ça sent quand même un peu la graisse à fusil.

— Je ne sens rien, mentit Éléthiomel.

Les salles de banquet (où l’on nourrissait et abreuvait un colonel de passage en compagnie de son état-major) donnaient sur les jardins, à l’avant de la maison ; le lac et son bateau de pierre étaient, eux, à l’arrière.

— On fait juste une petite promenade autour du lac, sergent, dit Chéradénine au garde qui les arrêta sur l’allée de gravier menant au bateau de pierre.

L’homme hocha la tête et leur demanda de ne pas traîner ; il ferait bientôt nuit.

Ils se glissèrent sur le bateau et trouvèrent l’arme là où Chéradénine l’avait cachée, sous un banc de pierre du pont supérieur.

En ramassant l’arme posée sur les dalles du pont, Éléthiomel la cogna contre le côté du banc.

Il y eut un claquement et le chargeur se détacha ; puis on entendit un bruit de ressort qui se détend, et les balles s’éparpillèrent à grand bruit sur le dallage.

— Idiot ! s’exclama Chéradénine.

— La ferme !

— Oh non ! fit Livuéta en se penchant pour récupérer quelques cartouches.

— Si on rentrait, proposa Darckense. J’ai peur.

— Ne t’en fais pas, lui dit Chéradénine en lui tapotant la main d’un geste rassurant. Allez, cherche les balles avec nous.

Il leur fallut une éternité (c’est du moins l’impression qu’ils eurent) pour les regrouper toutes, les nettoyer et les réinsérer de force dans le chargeur. Même ainsi, ils se dirent qu’il devait en manquer quelques-unes. Lorsqu’ils eurent fini et que le chargeur eut regagné sa place, la nuit était presque tombée.

— Il fait beaucoup trop sombre, déclara Livuéta.

Ils étaient tous les quatre accroupis devant le bastingage, à regarder la maison au-delà du lac. C’était Éléthiomel qui tenait le fusil.

— Mais non ! lança-t-il. On y voit encore.

— Non, pas suffisamment, lui dit Chéradénine.

— Si on remettait ça à demain ? proposa Livuéta.

— Ils ne vont pas tarder à remarquer notre absence, reprit Chéradénine à voix basse. Nous n’avons plus le temps !

— Mais si ! dit Éléthiomel en regardant du côté du garde qui marchait à pas lents, tout au bout de la chaussée.

Livuéta suivit son regard ; c’était le sergent qui les avait interpellés.

— Tu te comportes comme un idiot ! s’écria Chéradénine en tendant la main pour s’emparer de l’arme.

Éléthiomel se dégagea.

— Laisse-le. Il est à moi !

— Non, il n’est pas à toi ! siffla Chéradénine. Il est à nous ; il appartient à notre famille, pas à la tienne !

Sur ces mots, il saisit le fusil à deux mains. Éléthiomel se dégagea à nouveau.

— Arrêtez ! fit Darckense d’une toute petite voix.

— Ne soyez donc pas…, commença Livuéta.

Elle crut entendre un bruit et regarda par-dessus le parapet.

— Donne-moi ça !

— Lâche ça !

— Je vous en prie, arrêtez, je vous en prie. Rentrons, je vous en prie…

Livuéta ne les entendait pas. Les yeux écarquillés, la bouche sèche, elle regardait par-dessus le parapet de pierre. Un homme en cape noire ramassait le fusil que le sergent venait de laisser tomber. Ce dernier gisait sur le gravier. Quelque chose se mit à scintiller dans la main de l’homme en noir, une chose qui reflétait les lumières de la maison. L’homme poussa dans le lac la forme inerte du sergent.

Son souffle se bloqua dans sa gorge. Elle se jeta à terre et agita les mains pour avertir les deux garçons.

— Pssst ! fit-elle.

Mais ils continuèrent à lutter l’un contre l’autre.

— Pssst !

— À moi !

— Non, à moi !

— Assez ! siffla-t-elle en les frappant tous deux à la tête.

Ils la regardèrent sans comprendre.

— On vient de tuer le sergent, là !

— Quoi ?

Les deux garçons regardèrent à leur tour par-dessus le parapet. Éléthiomel n’avait pas lâché le fusil.

Darckense s’accroupit et se mit à pleurer.

— Où ça ?

— Là ! Voilà son cadavre, là, dans l’eau !

— Mais oui, murmura Éléthiomel d’un ton moqueur. Et qui…

Soudain, tous trois virent une silhouette indistincte se glisser vers la maison en restant à l’ombre des buissons qui bordaient l’allée. Une douzaine d’hommes environ (de simples taches d’ombre qui se détachaient sur le gravier) longeaient la rive du lac où poussait une mince bande d’herbe.

— Des terroristes ! fit Éléthiomel d’un ton excité tandis que tous trois s’aplatissaient à nouveau derrière le parapet, où Darckense pleurait sans bruit.

— Avertis la maisonnée, dit Livuéta. Tire !

— Enlève d’abord le silencieux, ajouta Chéradénine.

Éléthiomel tira sur l’extrémité du canon.

— Il est coincé !

— Attends, laisse-moi essayer ! crièrent-ils tous les trois en même temps.

— Tire quand même, conseilla Chéradénine.

— D’accord, fit à voix basse l’autre garçon qui s’agenouilla, posa le canon sur le rempart de pierre et visa.

— Fais attention, dit Livuéta.

Éléthiomel visa les silhouettes sombres qui traversaient l’allée en direction de la maison, puis appuya sur la détente.

Le fusil parut exploser. Tout le pont de pierre en fut illuminé. Quant au bruit, il fut formidable ; l’arme continuait de tirer, expédiant des traces lumineuses dans l’air nocturne ; Éléthiomel se trouva rejeté en arrière et heurta violemment le banc. Darckense hurla à pleins poumons et bondit sur ses pieds ; des coups de feu retentirent non loin de la maison.

— Darck, baisse-toi ! cria Livuéta.

Des filets lumineux palpitaient et crépitaient au-dessus du bateau de pierre.

Darckense resta quelques instants là à hurler, puis elle partit en courant en direction de l’escalier. Éléthiomel secoua la tête et leva les yeux pour regarder passer la fillette. Livuéta essaya de l’attraper mais la manqua. Chéradénine, lui, tenta un plaquage.

Les jets de lumière descendirent de plus en plus bas au-dessus de leurs têtes ; des éclats de pierre se détachaient des rocs environnants et donnaient naissance à de minuscules nuages de poussière. Au même moment, sans cesser de hurler, Darckense se jeta dans l’escalier.

La balle pénétra dans sa hanche ; les trois autres enfants entendirent – très distinctement – le bruit qu’elle fit par-dessus les détonations et le cri que poussa la petite fille.

Il avait été touché aussi, encore que, sur le moment, il n’ait pas su par quoi.

L’attaque de la maison fut repoussée et Darckense survécut. Elle faillit mourir tant elle avait perdu de sang, sans parler du choc, mais elle survécut. Les meilleurs chirurgiens du pays se surpassèrent pour reconstruire son pelvis fracassé en douze morceaux ainsi qu’en une centaine d’esquilles par l’impact de la rafale.

Des fragments d’os s’étaient dispersés dans tout son corps ; on en retrouva dans ses jambes, dans un bras, dans ses organes et même dans son menton. Les chirurgiens de l’armée avaient l’habitude de ce genre de lésions ; ils disposèrent du temps (la guerre n’avait pas encore éclaté) et de la motivation (le père de la fillette était quelqu’un de très haut placé) nécessaires pour la remettre en état du mieux qu’ils pouvaient. Toutefois, elle ne marcherait plus que difficilement, au moins jusqu’à la fin de sa croissance.

Un éclat d’os s’aventura encore plus loin que le corps de la fillette ; il pénétra dans celui de Zakalwe. Juste au-dessus du cœur.

Les chirurgiens militaires déclarèrent qu’il était trop dangereux d’opérer. Avec le temps, disaient-ils, son corps rejetterait de lui-même le morceau d’os.

Mais cela n’arriva jamais.

Il se remit à se traîner tout autour de la mare.

Une caldeira ! C’était cela le mot, le nom.

(Ce genre de signaux avaient leur importance, et il avait enfin trouvé celui qu’il cherchait.)

Victoire, se dit-il en se propulsant sur le sol à la force des bras en éparpillant les dernières déjections d’oiseaux sur son passage et en faisant ses excuses aux insectes. Il décida que tout allait bien se passer. Il en était à présent convaincu ; il savait qu’en définitive on finissait toujours par gagner ; que, même quand on perdait, on ne savait jamais, et qu’il n’y avait qu’un seul combat ; qu’il était, lui, Zakalwe, au centre de cette chose immense et grotesque, et que le mot était caldeira, que le mot était Zakalwe, que le mot était Staberinde, et…

Ils finirent par arriver ; ils descendirent dans un immense et splendide vaisseau et ils l’emmenèrent haut et loin et ils le remirent en état, juste comme il fallait.

— Ils n’apprennent jamais, soupira le ciel, très distinctement.

— Va te faire foutre, dit-il.

Des années plus tard, de retour de l’école militaire et partant à la recherche de Darckense, que lui avait indiquée un jardinier laconique, Chéradénine foulait le moelleux tapis de feuilles mortes menant à la porte du petit pavillon d’été.

Il entendit un cri à l’intérieur. Darckense.

Il grimpa les marches quatre à quatre en dégainant son pistolet, et ouvrit la porte d’un coup de pied.

Le visage de Darckense, où se lisait la surprise, pivota sur son épaule et se tourna vers lui. Ses mains étaient encore nouées derrière la nuque d’Éléthiomel. Celui-ci était assis, le pantalon aux chevilles, les mains sur les hanches de Darckense, nues sous la robe relevée, et le regardait tranquillement.

Éléthiomel était assis sur la petite chaise que Livuéta avait fabriquée, bien longtemps auparavant, pendant ses cours de menuiserie.

— Salut, vieux frère ! dit-il au jeune homme qui tenait toujours son pistolet.

Chéradénine regarda quelques instants Éléthiomel dans les yeux, puis se détourna, rengaina son arme dont il reboutonna le holster puis sortit en refermant la porte derrière lui.

Derrière lui où il entendit Darckense éclater en sanglots, et Éléthiomel éclater de rire.

L’île au centre de la caldeira retrouva tout à coup son calme. Quelques oiseaux revinrent s’y poser.

Grâce à l’homme, l’îlot avait changé. Tout autour de la dépression centrale de la petite île se dessinait un cercle tracé dans le guano noirâtre, découvrant la pâleur du roc ; un cercle pourvu d’un appendice exactement de la bonne longueur et qui partait dans une direction bien précise (tandis que l’autre extrémité pointait vers le rocher qui en formait le point central) ; l’île semblait ainsi arborer une lettre, un pictogramme simple qu’on y aurait gravé blanc sur noir.

C’était le signe qui, sur cette planète, voulait dire « Au secours ! », et on ne pouvait le voir que d’avion, ou bien depuis l’espace.

Quelques années après la scène du pavillon d’été, une nuit où les forêts brûlaient et où l’artillerie tonnait au loin, un jeune major sauta dans un des chars placés sous son commandement et ordonna au conducteur de diriger son engin à travers bois en suivant un sentier qui serpentait entre les arbres séculaires.

Ils laissèrent derrière eux la carcasse vide de la demeure reprise à l’ennemi et les flammes rouges qui illuminaient ses intérieurs jadis grandioses (les foyers d’incendie se reflétaient dans un lac d’agrément, non loin du site du naufrage d’un navire de pierre en ruine).

Le char se fraya un chemin dans les bois, brisant au passage de petits arbres, ainsi que de petits ponts enjambant des ruisseaux.

À travers les arbres, il vit la clairière et le pavillon d’été, ce dernier baigné par une lumière blanche et mouvante ; on l’aurait dit illuminé par Dieu.

Ils atteignirent la clairière ; une fusée éclairante était tombée dans les arbres, au-dessus de leurs têtes, et son parachute s’était emmêlé dans les branches. Elle sifflait, crachotait et répandait une lumière pure, tranchante, extrême, dans toute la clairière.

À l’intérieur du pavillon d’été, la petite chaise en bois était parfaitement visible. Le canon du tank était pointé droit sur la petite maison.

— Major ?

L’officier passa la tête par l’orifice du char et le regarda d’un air inquiet.

Le major Zakalwe baissa les yeux sur lui. Puis :

— Feu ! fit-il.

Huit

La première neige de l’année se déposa sur les versants les plus élevés de la ville-canyon ; elle descendit en flottant du ciel gris-brun, et vint envelopper les rues et les immeubles tel un drap mortuaire jeté sur un cadavre.

Pour dîner, il s’installa seul devant une grande table. Sur l’écran qu’il avait fait rouler jusqu’au milieu de la pièce brillamment éclairée palpitaient des images montrant des prisonniers issus d’une quelconque planète et qui venaient d’être relâchés. Il avait laissé ouvertes les portes-fenêtres donnant sur la terrasse, par lesquelles entraient à présent de minuscules témoins de l’averse de neige. L’épaisse moquette était recouverte d’une mince pellicule blanche aux endroits où s’était amassée celle-ci et, plus vers l’intérieur de la pièce, elle était marquée de taches sombres là où la chaleur de la pièce avait fait fondre les cristaux. Dehors, la ville était une masse de formes grises à peine visibles. Des rangées de lumières couraient en ligne droite ou bien en boucle, brouillées par la distance et les rafales occasionnelles.

L’obscurité tomba comme un drapeau noir agité au-dessus du canyon, confisquant tous les gris aux rivages de la ville pour lui présenter ensuite un à un les éclats lumineux des rues et des immeubles, comme en guise de récompense.

Le silence de l’écran et celui de la neige fomentaient une conspiration ; la lumière délinéait un passage dans le chaos muet de l’averse, derrière la fenêtre. Il se leva et alla fermer portes, volets et rideaux.

La journée du lendemain fut claire et ensoleillée, et la ville lui apparut dans toute sa netteté, aussi loin que le permettait l’ample courbure du canyon ; les bâtiments, les lignes que dessinaient les routes et les aqueducs se détachaient avec une telle précision qu’on les aurait dits tout récemment tracés, et luisaient comme s’ils étaient enduits de peinture fraîche tandis qu’un soleil mordant et sans chaleur frottait de radiance la pierre grise la plus terne. La neige coiffait la moitié supérieure de la ville ; plus bas, où la température était plus constante, elle était tombée sous forme de pluie. Là encore, cette nouvelle journée se révélait parfaitement définie ; depuis sa voiture, il contempla le spectacle qui s’étendait à ses pieds. Le moindre détail le ravissait ; il dénombra les arches, les voitures, suivit du regard les rivières, les routes, les cheminées et les voies ferrées dans toutes leurs circonvolutions, leurs dissimulations ; il inspecta tous les éclats de soleil réfléchi et, les paupières à demi closes, accompagna le mouvement de chaque point noir signalant un oiseau tournoyant dans le ciel, et, à travers le verre ultra-foncé de ses lunettes de soleil, prit note de la moindre fenêtre brisée.

La voiture était la plus longue, la plus effilée qu’il ait jamais achetée ou louée. Elle avait huit places, et un énorme moteur rotatif tout à fait inefficace en actionnait les deux essieux arrière. Il avait rabattu le toit ouvrant formé de lamelles et, assis sur la banquette arrière, il se délectait de la morsure du froid sur son visage.

Sa boucle d’oreille-terminal émit un bip.

— Zakalwe ?

— Oui, Diziet ?

S’il s’exprimait à voix basse, il doutait que le chauffeur pût l’entendre par-dessus le rugissement du vent. Il abaissa tout de même le panneau qui les séparait.

— Bonjour. Bien, d’ici j’observe un léger décalage temporel, mais ce n’est pas trop gênant. Comment ça se passe ?

— Pour le moment, il ne se passe rien. Je m’appelle Staberinde et je mets de l’agitation. Je possède une compagnie aérienne et une compagnie de chemins de fer, qui portent toutes les deux mon nom ; il y a aussi la rue Staberinde et les magasins Staberinde, la Société de radiodiffusion locale Staberinde… et même un paquebot Staberinde. J’ai dépensé de l’argent comme on respire, établi en une semaine un empire commercial que la plupart des gens auraient mis toute une existence à bâtir, et je suis instantanément devenu l’individu le plus en vue de toute la planète, voire de tout l’Amas…

— D’accord, d’accord, mais Chéra…

— J’ai dû emprunter une entrée de service souterraine et sortir de l’hôtel via une annexe, ce matin ; la cour était bourrée de journalistes. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Je suis très surpris de constater que nous avons réellement semé la meute.

— D’accord, mais Chéra…

— Bon sang, je suis probablement en train de désamorcer la guerre tout seul rien qu’en agissant de manière aussi démentielle ; plutôt que de se battre, les gens préfèrent attendre de voir comment je vais gaspiller mon argent.

— Zakalwe, Zakalwe…, coupa Sma. Tout cela est très bien, parfait. Mais quel résultat comptes-tu obtenir ainsi ?

Il soupira et contempla les immeubles en ruine qui défilaient d’un côté de la voiture, juste sous le rebord du précipice.

— Je veux que le nom de Staberinde soit prononcé par tous les médias afin que même un reclus plongé dans l’étude de documents anciens puisse en entendre parler.

— … Et ?

— … Et alors, il y a une chose que nous avons faite pendant la guerre, Beychaé et moi ; un stratagème particulier auquel nous avions donné le nom de Stratégie Staberinde. Mais seulement entre nous. Strictement entre nous. Et l’expression n’avait de sens pour Beychaé que dans la mesure où je lui avais expliqué son… son origine. Quand ce mot parviendra à ses oreilles, il se demandera forcément ce qui se passe.

— L’idée me paraît formidable sur le plan théorique, Chéradénine, mais dans la pratique ça n’a pas encore marché, n’est-ce pas ?

— Non. (Il soupira à nouveau, puis fronça les sourcils.) Il a accès aux médias là où il se trouve, j’espère ? Vous êtes sûrs qu’il n’est pas purement et simplement prisonnier ?

— Il peut se connecter au réseau, mais pas directement. Ils sont protégés par un filtrage, une censure électronique ; même nous, nous ne pouvons pas savoir exactement ce qui se passe derrière. Mais non, nous sommes certains qu’il n’est pas prisonnier.

Zakalwe réfléchit un instant.

— Comment se présente le conflit à venir ?

— Ma foi, la guerre généralisée semble difficile à éviter, mais le délai probable a été prolongé de deux jours environ, ce qui nous donne huit à dix jours après l’intervention d’un facteur déclenchant crédible. Donc, jusqu’ici et en faisant preuve d’optimisme, ça ne va pas trop mal.

— Hmm. (Il se frotta le menton en regardant passer les eaux gelées d’un aqueduc, à cinquante mètres en contrebas de l’autoroute.) Quoi qu’il en soit, reprit-il, je me dirige actuellement vers l’université ; petit déjeuner avec le Doyen. Je suis en train de mettre sur pied une bourse d’étude et une bourse d’enseignement Staberinde, sans compter la… chaire Staberinde, ajouta-t-il en grimaçant[6]. Voire l’Institut Staberinde. Peut-être devrais-je aussi lui toucher un mot de ces tablettes de cire si prodigieusement importantes.

— Oui, bonne idée, répondit Sma après une courte pause.

— Entendu. Je suppose qu’elles n’ont aucun rapport avec les recherches où Beychaé a été fourrer son nez ?

— Non, mais elles seraient certainement conservées là où il travaille ; donc, si tu demandais à inspecter les mesures de sécurité en vigueur dans ce sous-sol, ou simplement à voir l’endroit où elles seront entreposées, on ne pourrait pas te le refuser.

— Très bien. Je lui parlerai donc de ces tablettes.

— Assure-toi d’abord qu’il n’est pas cardiaque.

— Ne t’en fais pas, Diziet.

— Encore une chose. Ce couple sur lequel tu nous as demandé des renseignements, ces deux individus qui sont venus à ton carnaval…

— Eh bien ?

— Ils font partie de la Gouvernance – c’est le terme employé ici pour désigner les actionnaires majoritaires qui dictent leur conduite aux chefs d’entreprise et…

— Oui, Diziet, je me souviens du mot.

— Eh bien, ces deux-là représentent Solotol et on leur obéit au doigt et à l’œil ; les cadres dirigeants respecteront certainement leurs instructions à la lettre en ce qui concerne Beychaé, ce qui signifie que le gouvernement officiel en fera autant. Naturellement, ils sont aussi bien au-dessus de la loi. Ne te les mets pas à dos, Chéradénine.

— Moi ? fit-il innocemment en souriant dans le vent froid et sec.

— Oui, toi. C’est tout, de notre côté. Je te souhaite un bon petit déjeuner.

— Salut, répondit-il.

La ville glissait derrière la vitre ; les pneus de la voiture crissaient et hurlaient sur le sombre revêtement de l’autoroute. Il alluma le chauffage au sol.

Ils se trouvaient sur un tronçon peu fréquenté de la route, taillée à même la falaise. Le chauffeur ralentit en apercevant devant lui un panneau de signalisation et des lumières clignotantes, puis faillit faire un tête-à-queue en arrivant sur le panneau de déviation et les balises d’urgence qui détournaient la circulation vers une bretelle puis un long couloir profondément encaissé entre deux vertigineuses parois de béton.

Ils arrivèrent au pied d’une côte abrupte en haut de laquelle on n’apercevait que le ciel ; les lignes rouges indiquant la déviation pointaient vers son sommet. Le chauffeur ralentit puis, haussant les épaules, appuya à fond sur l’accélérateur. Le nez de la grosse voiture se leva pour épouser la colline de bitume, leur cachant le versant opposé.

Lorsqu’il vit ce qui se trouvait de l’autre côté, l’homme poussa un cri d’effroi et tenta de braquer tout en freinant. La voiture plongea vers l’avant, déboucha sur la glace et amorça sa glissade.

Zakalwe avait été secoué par le brusque virage qu’avait pris son chauffeur, et fâché que la vue lui soit dérobée. Il se retourna vers l’homme en se demandant ce qui pouvait bien se passer.

On avait dévié la circulation afin de diriger leur voiture vers un de ces drains d’écoulement destinés à canaliser le trop-plein d’eau en cas de pluies torrentielles. L’autoroute étant chauffée, son revêtement n’était jamais verglacé ; mais le drain, lui, était une véritable patinoire. Ils s’y étaient engagés pratiquement à son point le plus haut, par l’une de ses quelque dix petites vannes disposées en arc de cercle ; enjambé par des ponts, ce large canal descendait jusque dans les profondeurs de la cité, sur plus d’un kilomètre.

La voiture avait légèrement pivoté sur elle-même au moment où le chauffeur avait franchi le déflecteur de la vanne ; elle glissait donc de biais, le moteur hurlant et les roues tournant à toute vitesse, s’inclinant pesamment vers le bas de la pente de plus en plus escarpée et gagnant rapidement de la vitesse.

Le chauffeur s’efforça à nouveau de freiner, puis de passer la marche arrière, puis essaya finalement de diriger son véhicule vers les hautes parois verticales du canal, mais ce dernier défilait de plus en plus vite, et la glace n’offrait aucune prise tandis que ses ondulations ébranlaient les roues et faisaient frémir la voiture tout entière. Le vent sifflait à leurs oreilles et les pneus frottant de biais gémissaient.

Zakalwe regardait les flancs du canal défiler à une vitesse invraisemblable. La voiture continuait de tourner sur elle-même à mesure qu’elle dérapait ; le chauffeur vit qu’ils se dirigeaient droit sur une énorme pile de pont et poussa un hurlement. L’arrière de la voiture le heurta de plein fouet et le véhicule fut soulevé de terre en frappant le béton. Des morceaux de métal s’envolèrent, retombèrent lourdement sur la glace derrière eux puis se mirent à glisser à leur suite. À présent le véhicule tournoyait encore plus vite, mais dans le sens contraire.

Ponts, drains secondaires, viaducs, constructions en surplomb, aqueducs et gigantesques canalisations… tout cela défilait à toute allure de part et d’autre de la voiture tourbillonnante qui fonçait pêle-mêle sous la vive clarté du soleil, et quelques visages commotionnés se penchaient à présent, bouche bée, au-dessus des parapets ou dans l’encadrement des fenêtres ouvertes.

Zakalwe reporta son regard vers l’avant de la voiture et vit le chauffeur ouvrir sa portière.

— Hé ! s’écria-t-il en essayant de le retenir.

La voiture continuait de déraper sur la glace inégale dans un bruit de tonnerre.

L’homme sauta.

Zakalwe se jeta sur le siège avant et manqua de quelques centimètres seulement les chevilles de son chauffeur. Il atterrit sur les pédales et, agrippant d’une main les manettes et de l’autre le levier de changement de vitesse, réussit à se hisser sur le siège du conducteur. Le véhicule était à présent animé d’une rotation encore plus rapide, et heurtait dans un hurlement métallique les corniches ou les grilles levées enchâssées dans les parois ; Zakalwe eut le temps de voir une roue et des fragments de carrosserie rebondir sur la glace avant de disparaître à toute vitesse derrière la voiture. Une nouvelle collision violente avec une pile de pont l’ébranla de la tête aux pieds. Un essieu se rompit net ; projeté dans les airs, il alla se fracasser contre un pilotis métallique qui supportait un immeuble, délogeant des briques et des pans de vitre et éjectant des morceaux de métal qui ressemblaient à des éclats d’obus.

Zakalwe saisit le volant qui tournait de-ci de-là dans le vide. Son idée était, si possible, de garder le nez de la voiture pointé vers l’avant jusqu’à ce que l’élévation progressive de la température, à mesure qu’on approchait du fond du canyon, transforme cette glissade en simple pente détrempée ; mais si la direction était cassée, alors autant imiter le chauffeur et sauter.

Agité de soubresauts, le volant lui brûlait les mains en tournant ; les pneus émettaient des hululements sauvages. Tout à coup, il fut projeté vers l’avant et heurta le volant du nez. Peut-être une zone sans glace, songea-t-il. Il regarda vers l’avant : plus bas, la glace n’apparaissait plus que par plaques, collant au plus près de l’ombre des bâtiments qui se projetait sur la surface du déversoir.

La voiture s’était presque complètement redressée. Il agrippa de nouveau le volant et écrasa le frein. Sans aucun résultat apparent. Il embraya et tenta de passer en marche arrière. Ce fut alors la boîte de vitesses qui protesta bruyamment. Ce son discordant lui fit faire la grimace ; et ses pieds trépidèrent sur la pédale vibrante. Le volant se laissa à nouveau contrôler, cette fois-ci un peu plus longtemps, et il fut encore une fois projeté vers l’avant. Mais il ne lâcha pas le volant et ne tint aucun compte du sang qui coulait à flots de son nez.

Le rugissement s’élevait à présent de tous les côtés : le vent, les pneus, le châssis de la voiture… Les tympans de Zakalwe claquaient et puisaient douloureusement sous la pression accrue de l’air. Il regarda au-devant et vit que, çà et là, des herbes sauvages verdissaient le bitume.

— Merde ! hurla-t-il.

Une autre descente s’annonçait ; il n’avait pas encore atteint le fond. Il allait lui falloir dévaler encore une pente.

Il se rappela que le chauffeur avait parlé d’outils rangés sous le siège du passager avant ; il releva donc ce dernier et attrapa le plus gros objet métallique qu’il put trouver. Puis il ouvrit la portière d’un coup de pied et sauta.

Il s’abattit violemment sur le béton et faillit lâcher son outil. La voiture se mit à pivoter devant lui, sortant d’une ultime plaque de glace avant de s’engager sur la portion de pente qui n’était plus tapissée que d’herbe. Les trois roues qui lui restaient soulevèrent des gerbes courbes de cristaux de glace. Zakalwe roula sur lui-même, se retrouva sur le dos et reçut en plein visage les projections sifflantes des roues sans cesser de glisser sur l’herbe, vers le bas de la pente à pic. Il saisit l’outil à deux mains, le serra contre sa poitrine et la partie supérieure de son bras ; puis il l’enfonça dans le béton, sous l’eau et la couche d’herbe.

Le métal vibra douloureusement entre ses mains.

Il vit se ruer vers lui le rebord du déversoir et raffermit sa prise. L’outil mordit la surface inégale du béton, imprimant une secousse à son corps tout entier ; ses dents claquèrent et sa vision se brouilla. Un tampon compact d’herbe arrachée s’accumulait sous son bras comme un accès de pilosité mutante.

Ce fut la voiture qui atteignit la première le bord du déversoir ; elle fit un saut périlleux dans les airs et disparut cul par-dessus tête. Puis ce fut le tour de Zakalwe, qui faillit encore une fois lâcher son outil. Il se redressa légèrement sur la pente et son allure ralentit, mais pas suffisamment. Alors il bascula de l’autre côté. Ses lunettes noires se détachèrent de son visage, et il dut résister à l’envie de les rattraper.

Le déversoir se prolongeait pendant cinq cents mètres encore ; la voiture retomba sur le toit et s’écrasa sur la pente de béton en répandant une pluie de débris qui poursuivirent leur descente en dérapant vers le fleuve qui courait au fond du grand canyon en forme de V. La boîte de vitesses et l’essieu qui restait se séparèrent du châssis et, après un rebond, allèrent briser net des canalisations qui enjambaient le déversoir un peu plus bas. L’eau jaillit aussitôt.

Il se remit à jouer de son outil comme d’un piolet à glace et, peu à peu, réussit à réduire sensiblement sa vitesse.

Il passa bientôt sous les canalisations rompues, qui vomissaient de l’eau tiède.

Tiens ! se dit-il. Je n’ai pas droit aux égouts ? Décidément, ça pourrait être pire !

Il contempla d’un air perplexe l’outil métallique qui continuait de vibrer dans ses mains et se demanda à quoi il servait au juste. Sans doute à démonter les roues ou à faire démarrer le moteur, conclut-il en regardant tout autour de lui.

Il lui fallut négocier un nouveau palier avant d’entamer la dernière descente et de glisser doucement dans les hauts-fonds du grand fleuve Lotol. Quelques fragments de la voiture y étaient arrivés avant lui.

Il se remit sur pied et regagna la rive en pataugeant. Là, il s’assura que rien ne dégringolait plus dans le déversoir qui risquât de le blesser en arrivant en bas, puis s’assit. Il tremblait de tous ses membres ; il tamponna son nez ensanglanté. Il se sentait tout endolori par les secousses qu’il avait endurées lorsqu’il se trouvait encore à bord de la voiture. Quelques personnes le regardaient du haut d’une allée longeant le fleuve. Il leur fit un signe de la main.

Puis il se leva, se demandant comment on sortait de ce canyon de béton. Il regarda vers le haut du déversoir, mais cela ne le mena pas bien loin : le dernier palier de béton lui bouchait la vue.

Il se demanda comment s’en était sorti le chauffeur.

Sur le palier en question apparut une protubérance sombre qui se détacha sur la ligne d’horizon et se maintint là quelques secondes avant de basculer ; puis elle dévala en glissant la pente nappée d’une mince pellicule d’eau, qu’elle teinta de rouge. Les restes du chauffeur passèrent en tournoyant aux pieds de Zakalwe et sautèrent dans l’eau de la rivière ; le cadavre glissa le long de la carrosserie fracassée de la voiture et se mit à descendre le courant en formant dans l’eau un tourbillon rosâtre.

Secouant la tête, il porta la main à son nez et en titilla le bout à titre d’expérience, ce qui lui arracha une exclamation de douleur étouffée. C’était la quinzième fois qu’il se cassait le nez.

Il se regarda dans le miroir en grimaçant et renifla un mélange de sang et d’eau tiède. La porcelaine noire du lavabo s’ornait de volutes d’eau savonneuse mouchetée de rose d’où s’élevait une vapeur discrète. Il se toucha le nez avec une délicatesse extrême et contempla son reflet en fronçant les sourcils.

— Je rate le petit déjeuner, je perds un chauffeur parfaitement compétent ainsi que ma plus belle voiture, je me casse encore une fois le nez ; par-dessus le marché, mon vieil imperméable (qui était investi à mes yeux d’une valeur sentimentale inestimable) se retrouve plus sale qu’il ne l’a jamais été, et tout ce que tu trouves à me dire, c’est « Ça alors, c’est drôle » ?

— Pardon, Chéradénine. Je voulais seulement dire : c’est bizarre. Je ne vois vraiment pas pourquoi ils te feraient une chose pareille. Tu es sûr qu’ils l’ont fait exprès ? Aïe !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Tu es certain qu’il ne s’agissait pas simplement d’un accident ?

— Absolument. J’ai fait venir une autre voiture, puis la police, et ensuite je suis retourné sur place. Pas la moindre déviation, rien ; tout avait disparu. Mais il restait des traces du solvant industriel avec lequel ils ont fait disparaître les fausses marques de signalisation rouges, sur la route, au niveau du sommet du déversoir.

— Ah. Ah oui…

La voix de Sma avait quelque chose de bizarre.

Il détacha la perle-transcepteur du lobe de son oreille et la regarda intensément.

— Sma…

— Eh bien, dis donc… Oui, enfin, comme je te le disais : si c’est un coup de ces deux individus de la Gouvernance, la police ne fera rien du tout. Mais je n’arrive pas à comprendre ce qui les pousse à agir ainsi.

Il laissa se vider la cuvette du lavabo et tamponna tendrement son nez avec une serviette de toilette bien moelleuse fournie par l’hôtel. Puis il remit le terminal à son oreille.

— Peut-être entendent-ils simplement protester contre le fait que j’utilise l’argent de l’Avant-garde. Peut-être me prennent-ils pour monsieur Avant-garde en personne, ou quelque chose de ce genre. (Il attendit une réponse, puis :) Sma ? Je disais : peut-être qu’ils…

— Aïe ! Oui. Excuse-moi. Oui, j’ai entendu. Tu as peut-être raison.

— Et ce n’est pas tout.

— Oh non ! Quoi encore ?

Il prit une carte de visite-écran surchargée de décorations où un message palpitait lentement sur fond de nouba endiablée.

— Une invitation. Qui m’est adressée. Écoute : « Monsieur Staberinde ; félicitations, vous l’avez échappé belle. Vous êtes prié d’assister à un bal costumé ce soir. Une voiture viendra vous prendre à l’heure où le soleil passe derrière le rebord du canyon. Déguisement fourni. » Pas d’adresse. (Il replaça la carte derrière les robinets du lavabo.) D’après le concierge, elle est arrivée à peu près au moment où j’appelais la police suite à ma petite séance de toboggan en voiture.

— Un bal costumé, hein ? gloussa Sma. Je te conseille de garer tes fesses, Zakalwe.

Il y eut de nouveaux gloussements, mais cette fois-ci une autre voix vint se joindre à celle de Sma.

— Sma, reprit-il d’un ton glacial. Si le moment est mal choisi pour discuter de tout ça, tu n’as qu’à me le…

La jeune femme s’éclaircit la gorge et adopta tout à coup un ton très professionnel.

— Mais pas du tout, pas du tout. Bon, on dirait que nous avons affaire aux mêmes individus. Tu vas y aller ?

— Je pense, oui, mais pas en portant leur déguisement, quel qu’il soit.

— Très bien. Nous te suivrons à la trace. Tu es absolument certain de ne pas vouloir de missile-couteau, ou…

— Ne recommençons pas, Diziet, coupa-t-il en tamponnant son visage avec la serviette de toilette afin de le sécher. (Puis il se remit à renifler énergiquement avant de s’inspecter à nouveau dans le miroir.) Voilà ce que je me suis dit : si ces gens réagissent ainsi uniquement à cause de l’Avant-garde, on peut peut-être leur faire comprendre qu’ils ont eux aussi quelque chose à gagner dans l’histoire.

— Et quel genre de chose ?

Il sortit de la salle de bains et s’écroula sur le lit en gardant les yeux fixés sur le plafond décoré de fresques.

— À l’origine, Beychaé entretenait des relations avec l’Avant-garde, n’est-ce pas ?

— Il en était même Président-Directeur Honoraire. Cela devait donner une certaine crédibilité à la Fondation lorsque nous l’avons lancée. Mais il ne s’en est occupé que pendant un ou deux ans.

— Reste que le lien existe.

Il se redressa et s’assit au bord du lit. Puis il se mit à contempler par la fenêtre la ville éclatante de neige.

— Par ailleurs, nous avons des raisons de penser que pour ces gens l’Avant-garde est dirigée par une espèce de machine sentimentale chez qui seraient apparus la conscience et le sens moral…

— Ou tout simplement par un vieux reclus pétri de bonnes intentions philanthropiques, oui, acquiesça Sma.

— Donc, admettons que cette machine ou cet être mythiques aient réellement existé, mais que quelqu’un d’autre se soit emparé des rênes après avoir désactivé la machine et tué le philanthrope. Et que ce quelqu’un se soit mis alors à dilapider leurs gains mal acquis.

— Hmm, commenta Sma. Hmm-hmm. (Elle toussa, puis reprit :) Oui… euh, eh bien… Il se comporterait exactement comme tu l’as fait, je suppose.

— C’est ce que je suppose aussi, répliqua-t-il en se dirigeant vers la fenêtre. (Il prit sur une table une paire de lunettes noires qu’il posa sur son nez. Un bip retentit près du lit.) Ne quitte pas, fit-il. (Il revint sur ses talons et ramassa sur la table de chevet le petit appareil qui lui avait servi à sonder les deux étages supérieurs de l’hôtel le jour de son arrivée. Il lut les indications qu’il affichait, sourit et quitta la pièce. Tenant toujours l’appareil à la main, il emprunta le couloir et reprit :) Excuse-moi ; on visait la fenêtre de la pièce où je me trouvais avec un laser, dans le but d’écouter ce que je disais. (Il entra dans une suite dont les baies vitrées donnaient sur le haut de la falaise et s’assit sur le lit.) Reprenons ; pourriez-vous vous débrouiller pour donner l’impression qu’un… événement est survenu au sein de la Fondation Avant-garde quelques jours avant mon arrivée ici ? Une sorte de bouleversement radical dont les signes commenceraient seulement à se manifester ? Je ne vois pas très bien ce qu’on pourrait inventer, d’autant plus que l’événement en question doit être antidaté, mais il faudrait par exemple que le marché vienne seulement d’en prendre connaissance ; ce pourrait être une anomalie cachée quelque part dans les résultats financiers… Tu crois que c’est possible ?

— Je… Je ne sais pas, répondit Sma d’une voix hésitante. Vaisseau ?

— Allô ? fit instantanément le Xénophobe.

— Ce que Zakalwe vient de proposer, est-ce faisable ?

— Je vais me repasser sa proposition, dit le vaisseau. (Un silence, puis :) Je vois ; mieux vaut en charger une des UCG, mais je crois que c’est faisable, oui.

— Formidable, fit Zakalwe en retournant s’allonger sur le lit. D’autre part, à partir de maintenant (en antidatant ce moment autant qu’il est possible de modifier les archives informatiques) l’Avant-garde ne connaît plus d’éthique. Vendez le département Recherche & Développement qui met au point des matériaux ultra-résistants destinés aux habitats spatiaux, ce genre de choses ; faites en sorte que la boîte achète des actions des entreprises de terraformation. Fermez quelques usines, déclenchez quelques piquets de grève, suspendez toutes les activités caritatives, supprimez l’assurance vieillesse.

— Mais, Zakalwe ! Nous sommes censés être du bon côté, au contraire !

— Je le sais bien, mais si je peux amener nos petits amis de la Gouvernance à croire que j’ai pris le contrôle de l’Avant-garde, et je crois qu’au train où vont les choses… (Il s’interrompit.) Sma, il faut vraiment que j’entre dans les détails ?

— Euh… aïe ! Quoi ? Ah ! Non. Tu crois qu’il y a une chance pour qu’ils essaient de t’amener à persuader Beychaé que l’Avant-garde continue d’obéir à nos ordres à nous, de manière à ce qu’il se prononce en sa faveur ?

— Tout juste.

Il joignit les mains derrière la tête et rajusta sa queue de cheval. C’étaient des miroirs, et non plus des fresques qui, dans cette chambre-là, se trouvaient au-dessus de ce lit. Il y observa le lointain reflet de son nez.

— Il y a… euh, peu de chances pour que ça marche, Zakalwe.

— À mon avis, ça vaut le coup d’essayer.

— Cela implique de réduire à néant une réputation commerciale qu’il nous a fallu des décennies pour établir.

— Et c’est plus important que d’empêcher la guerre, Diziet ?

— Bien sûr que non, mais… euh… Bien sûr que non, mais on ne peut pas être sûr que ça va marcher.

— Ma foi, je propose qu’on s’y mette tout de suite. On a meilleur espoir en tentant le coup qu’en refilant à l’université ces maudites tablettes.

— Ce plan-là ne t’a jamais beaucoup plu, n’est-ce pas, Zakalwe ? fit Sma d’un ton irrité.

— Le mien est meilleur, Sma. Je le sens. Il faut s’y attaquer tout de suite, de manière que tout le monde soit au courant d’ici mon arrivée au bal costumé de ce soir.

— D’accord, mais pour ces tablettes…

— Écoute, Sma. J’ai repris rendez-vous avec le Doyen pour après-demain, d’accord ? À ce moment-là, je pourrai lui en parler. Mais surtout, fais bien en sorte que cette histoire d’Avant-garde commence dès maintenant à se répandre, entendu ?

— Je… Oh !… Ah !… Ouais, d’accord. Je suppose, oui… Oh ! Ouaouh ! Écoute, Zakalwe, il vient de se passer quelque chose, il faut que je te laisse. Tu voulais me dire autre chose ?

— Non ! répondit-il d’une voix forte.

— Ooooh… Fantastique. Mmm… Bon, alors, salut Zakalwe.

Le transcepteur émit un bip. Il l’arracha de son oreille et le lança à travers la pièce.

— Espèce de chienne lubrique, souffla-t-il en regardant le plafond.

Puis il décrocha le téléphone placé à côté du lit.

— Oui, puis-je parler à… Treyvo ? Oui, merci. (Il attendit en curant du bout d’un doigt l’espace qui séparait deux de ses molaires.) Oui, vous êtes Treyvo, le réceptionniste de nuit ? Très cher ami… Écoutez-moi ; j’aimerais un peu de compagnie, si vous voyez ce que je veux dire. Je vois… Eh bien, il y a un pourboire confortable pour vous si… Voilà, c’est ça… Ah, Treyvo… ? Si jamais elle porte une carte de presse quelque part sur elle, vous êtes un homme mort.

Sa combinaison était efficace contre tout, sauf un assez petit nombre d’éléments d’artillerie lourde. Il regarda la capsule vibrante s’enfoncer à nouveau dans le sol du désert tandis que la combinaison s’ajustait toute seule autour de son corps. Puis il remonta en voiture et reprit la direction de l’hôtel, où il arriva juste à temps pour attraper la limousine que lui avaient envoyée ses hôtes pour la soirée.

Sur sa demande, on avait interdit l’accès de la cour de l’hôtel aux médias de l’Amas, cet après-midi-là ; il ne fut donc pas contraint de se frayer peu dignement un chemin entre leurs projecteurs, leurs micros et leurs questions. Lunettes noires bien en place sur son nez, il attendit sur les marches de l’hôtel que la grosse voiture de couleur sombre (nettement plus impressionnante que celle qui avait failli causer sa mort dans la matinée, nota-t-il avec une légère déception) vienne sans heurt s’arrêter devant lui. Un homme à la carrure imposante se déplia et en sortit côté conducteur. Il avait les cheveux gris et un visage blême couturé de cicatrices. Il lui ouvrit la portière arrière en s’inclinant lentement.

— Merci, lui dit Zakalwe en pénétrant dans le véhicule.

L’autre s’inclina à nouveau et referma la portière. Zakalwe s’installa sur un siège arrière recouvert d’une luxueuse fourrure, intermédiaire entre le lit et la banquette. Les vitres s’obscurcirent en réaction aux flashes des journalistes lorsque la voiture quitta la cour de l’hôtel. Cela n’empêcha pas Zakalwe de leur adresser un salut, qu’il espéra digne d’un roi.

Les lumières de la ville nocturne filaient de part et d’autre de la voiture, qui roulait tranquillement dans un bruit de tonnerre. Il examina le paquet posé à côté de lui sur la banquette-lit ; l’emballage de papier était maintenu par des rubans multicolores. « Monsieur Staberinde » annonçait un billet rédigé à la main. Il rabattit le casque de sa combinaison, tira délicatement sur un des rubans et défit le paquet. Il contenait des vêtements, qu’il déplia pour les inspecter.

Il trouva sur un accoudoir un interrupteur qui lui permettait de dialoguer avec le chauffeur grisonnant.

— Si je comprends bien, ceci doit être mon déguisement. Que représente-t-il, au juste ?

Le chauffeur baissa les yeux et tira de la poche de sa veste un objet qu’il se mit à manipuler.

— Bonjour, fit une voix artificielle. Je m’appelle Mollen. Comme je ne peux pas parler, je me sers de cet appareil.

L’homme releva brièvement les yeux pour regarder la route, puis son regard revint à la machine qu’il utilisait.

— Vous vouliez me poser une question ?

Zakalwe n’appréciait guère sa façon de quitter la route des yeux chaque fois qu’il voulait dire quelque chose ; aussi répondit-il :

— Non, ça ne fait rien.

Puis il se laissa aller contre le dossier de la banquette en regardant défiler les lumières, et enleva son casque.

Ils pénétrèrent dans la cour d’une vaste demeure obscure située au bord d’une rivière, dans un canyon secondaire.

— Veuillez me suivre, monsieur Staberinde, dit Mollen par l’intermédiaire de son appareil.

— Certainement.

Il releva son casque et gravit derrière son imposant chauffeur les marches qui conduisaient à un vaste hall d’entrée. Il tenait à la main le costume trouvé dans la voiture. Sous le regard furibond des têtes d’animaux qui ornaient les murs, Mollen referma les portes et l’emmena jusqu’à un ascenseur qui leur fit descendre deux étages dans un concert de vibrations et de bourdonnements. Zakalwe détecta le bruit et l’odeur de drogue qui émanaient de la fête avant même que les portes ne se rouvrent.

Il remit le paquet de vêtements entre les mains de Mollen, ne gardant qu’une mince cape.

— Merci ; je n’aurai pas besoin du reste.

Ils se joignirent à la fête ; il y avait beaucoup de monde, beaucoup de bruit et beaucoup de travestissements bizarres. Hommes ou femmes, les invités semblaient tous très soignés et bien nourris ; Zakalwe huma la fumée de drogue qui couronnait la foule de silhouettes bigarrées, tout autour de lui. Mollen ouvrait la marche. On se taisait sur leur passage, mais une rumeur bavarde s’amorçait dans leur sillage. Il perçut plusieurs fois le mot « Staberinde. »

Ils franchirent des portes gardées par des hommes encore plus impressionnants que Mollen et empruntèrent une volée de marches recouvertes d’un tapis moelleux, qui débouchait sur une vaste salle toute vitrée d’un côté. Derrière, des embarcations dansaient sur une eau noire le long d’un quai souterrain. La vitre reflétait un groupe d’invités moins nombreux, mais beaucoup plus étranges. Il regarda par-dessous ses lunettes noires, mais n’y vit pas plus clair pour autant.

Comme à l’étage supérieur, les gens allaient et venaient en tenant des bols-à-drogue ou, pour les plus audacieux, des verres à cocktails. Tous étaient soit gravement blessés, soit carrément mutilés.

Hommes et femmes se retournèrent pour observer le nouveau venu qui entrait sur les talons de Mollen. Quelques-uns arboraient des bras cassés et tordus dont les os perçaient à travers la peau, luisant d’un éclat blanchâtre sous la lumière crue ; d’autres étaient affligés d’énormes entailles, écorchés sur toute une région du corps ou amputés d’un bras ou d’un sein, quand ils n’étaient pas énucléés ; souvent le membre ou l’organe manquant pendait contre une autre partie de leur anatomie. La femme entr’aperçue au carnaval de rue vint à sa rencontre ; une zone de peau large comme la main pendait sur son ventre, rabattue sur sa jupe chatoyante, et les muscles de son abdomen ondulaient à l’intérieur comme des filaments d’un rouge sombre, également chatoyant.

— Monsieur Staberinde, vous êtes venu déguisé en homme de l’espace.

Elle s’exprimait avec une espèce d’accent démesurément étudié qui lui déplut instantanément.

— Ma foi, j’ai trouvé un compromis, répondit-il en dépliant sa cape d’un seul geste et en l’attachant sur ses épaules.

La femme lui tendit la main.

— Eh bien, soyez quand même le bienvenu.

— Merci, fit-il en prenant sa main pour la lui baiser.

Il s’attendait plus ou moins à ce que les champs détecteurs de la combinaison captent sur cette main délicate une bouffée de quelque poison mortel et l’avertissent instantanément du danger, mais le signal d’alarme resta muet. Il sourit, et elle retira sa main.

— Qu’est-ce qui vous amuse à ce point, monsieur Staberinde ?

— Mais tout ça ! s’exclama-t-il en riant et en indiquant d’un mouvement de tête les gens qui se pressaient autour d’eux.

— Tant mieux, fit-elle avec un petit rire (son ventre se mit à trembloter). Nous espérions bien que notre petite fête vous distrairait. Permettez-moi de vous présenter l’excellent ami qui a rendu tout ceci possible.

Elle le prit par le bras et le guida à travers cette macabre assistance jusqu’à un homme assis sur un tabouret à côté d’une grosse machine gris terne. Il était petit, avec un visage souriant, et ne cessait de s’essuyer le nez avec un grand mouchoir qu’il fourrait ensuite en vrac dans sa combinaison par ailleurs immaculée.

— Docteur, voici l’homme dont nous vous avons parlé : monsieur Staberinde.

— Ravi de vous rencontrer et tout et tout, fit le petit médecin, dont le visage se déforma pour afficher un sourire humide dévoilant une grande quantité de dents. Bienvenue au bal des Lésés. (Il eut un geste large pour désigner les blessés environnants et agita les mains avec enthousiasme.) Désirez-vous une lésion ? Le processus est tout à fait indolore et ne cause aucun désagrément ; la remise en état se fait en un rien de temps, et sans laisser de cicatrices. Qu’est-ce qui vous tenterait, voyons ? Lacérations ? Fracture avec complications ? Castration ? Que diriez-vous d’une trépanation multiple ? Vous n’auriez pas de concurrence.

Zakalwe croisa les bras et éclata de rire.

— Vous êtes trop bon. Je vous remercie, mais la réponse est non.

— Oh, vous n’allez pas nous faire ça ! protesta le petit homme en prenant l’air blessé. Ne gâchez pas la soirée ; tout le monde participe, voulez-vous vraiment avoir l’impression d’être tenu à l’écart ? Le risque de douleur ou de lésion définitive est nul. J’ai mené ce genre d’opérations dans tout l’univers civilisé, et personne ne s’en est jamais plaint à moi, excepté les gens qui forment un attachement excessif à leurs blessures et résistent ensuite au processus de réparation. Ma machine et moi avons réalisé des lésions et autres blessures de fantaisie dans tous les centres civilisés de l’Amas ; l’occasion ne se représentera peut-être plus jamais, vous savez. Nous partons demain, et mon carnet de commandes est plein pour les deux années standards à venir. Alors, vous êtes toujours absolument certain de ne pas vouloir participer ?

— Plus certain que cela encore.

— Laissez donc M. Staberinde tranquille, docteur, reprit la femme. S’il refuse de se joindre à nous, nous devons respecter son vœu. N’est-ce pas, monsieur Staberinde ?

Elle glissa son bras sous celui de Zakalwe, qui contempla sa blessure en se demandant quelle forme de bouclier invisible maintenait le tout en l’état. La poitrine de la jeune femme était parsemée de minuscules gemmes taillées en forme de larme, et se dressait sous l’action de petits projecteurs de champ situés sous les seins.

— Naturellement.

— Bien. Voulez-vous m’attendre un instant, je vous prie ? Prenez donc un peu de ceci.

Elle lui mit de force un verre dans les mains et se pencha pour parler à l’oreille du petit médecin.

Zakalwe se retourna afin d’observer les occupants de la pièce. Des lambeaux de peau déparaient des visages superbes, des seins greffés se balançaient au milieu de dos hâlés, des bras sveltes pendaient comme des colliers boursouflés ; des esquilles d’os pointaient sous la peau déchiquetée ; veines, artères, muscles et glandes se tortillaient en luisant dans la lumière blanche.

Il leva le verre que lui avait confié la femme et le secoua pour en faire entrer les émanations dans les champs analyseurs entourant la partie inférieure de son casque ; un signal d’alarme retentit et un petit écran situé sur le poignet de la combinaison afficha la teneur précise du poison que contenait le verre. Zakalwe sourit, passa outre le champ qui ceignait le casque à la hauteur de son cou et avala d’un trait le liquide ; la mixture, pour moitié composée d’alcool, le fit tousser un peu en lui coulant dans la gorge. Il fit claquer ses lèvres.

— Oh, vous avez tout bu ! s’exclama la femme en revenant vers lui.

Elle tapota son ventre lisse à présent refermé et lui fit signe de se diriger avec elle vers un autre angle de la pièce. Tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers la foule mutilée, elle enfila une courte veste qui jetait mille feux.

— Oui, répondit-il en lui rendant le verre vide.

Ils franchirent une porte donnant sur un ancien atelier ; on y voyait çà et là des tours, des poinçonneuses et des foreuses dont le métal écorné et la peinture écaillée étaient recouverts d’une couche de poussière. Trois fauteuils étaient disposés sous l’ampoule qui pendait du plafond, et il y avait aussi un petit meuble. La femme referma la porte et fit signe à Zakalwe de prendre place sur l’un des sièges bas. Il s’exécuta et posa le casque de sa combinaison sur le plancher, à ses pieds.

— Pourquoi n’avez-vous pas mis le costume que nous vous avons fourni ?

Elle manipula le verrou de la porte, puis se retourna vers lui, brusquement souriante. Puis elle ajusta sa veste scintillante.

— Il ne m’allait pas.

— Parce que vous croyez que celui-ci vous va ? fit-elle en indiquant la combinaison noire.

Elle s’assit et croisa les jambes. Puis elle donna de petites tapes sur le meuble à côté d’elle ; celui-ci s’ouvrit et présenta des verres qui tintèrent les uns contre les autres ainsi que des bols-à-drogue déjà tout fumants.

— Je le trouve sécurisant.

Elle se pencha et lui offrit un verre rempli d’un liquide miroitant, qu’il accepta. Puis il se carra contre le dossier de son fauteuil.

Elle fit de même et, un bol serré entre ses mains jointes, ferma les yeux, pencha la tête et inspira profondément. Puis elle attira un peu de fumée sous les revers de sa veste de sorte que, quand elle prit la parole, les lourdes volutes ressortirent en dessinant des spirales entre le tissu et sa peau et remontèrent lentement vers son visage.

— Nous sommes enchantés que vous soyez venu, quel que soit votre déguisement. Mais dites-moi : comment trouvez-vous l’Excelsior ? Répond-il à vos attentes ?

— Je m’en contenterai, dit-il avec un mince sourire.

La porte s’ouvrit. L’homme qu’il avait vu en compagnie de la jeune femme le jour du carnaval et lors de la poursuite en voiture se tenait sur le seuil. Il s’effaça pour laisser entrer Mollen, puis se dirigea à grands pas vers le fauteuil libre et s’y assit. Mollen resta debout devant la porte.

— Que disiez-vous ? s’enquit l’homme en repoussant d’un geste le verre que lui tendait la jeune femme.

— Il est sur le point de nous révéler son identité, déclara cette dernière. N’est-ce pas, monsieur… Staberinde ?

— Non, pas du tout. C’est à vous de me dire qui vous êtes.

— Je suis certain que vous le savez déjà, monsieur Staberinde, fit l’homme. Il y a quelques heures encore, nous croyions savoir qui vous étiez. Mais maintenant, nous n’en sommes plus aussi sûrs.

— Moi ? Mais je ne suis qu’un simple touriste.

Il but une gorgée en les contemplant tous deux par-dessus le rebord de son verre. Puis il reporta son regard sur sa boisson. De minuscules paillettes d’or flottaient dans les profondeurs chatoyantes du verre.

— Pour un touriste, vous avez fait l’acquisition d’un très grand nombre de souvenirs que vous ne pourrez jamais emporter chez vous, remarqua la femme. Des rues, des voies ferrées, des ponts, des canaux, des immeubles d’habitation, des grands magasins, des tunnels… (Elle eut un geste de la main signifiant que la liste ne s’arrêtait pas là.) Et je ne parle que de Solotol.

— Eh oui, j’ai tendance à me laisser emporter.

— Essayez-vous d’attirer l’attention ?

— C’est cela, en effet, sourit-il.

— Nous avons entendu dire que vous aviez fait une expérience désagréable ce matin, monsieur Staberinde, poursuivit la femme, qui s’installa plus confortablement dans son fauteuil et remonta ses jambes contre elle. Il y était question d’un certain déversoir, je crois.

— C’est exact. Ma voiture a été déviée vers le sommet d’un canal d’écoulement.

— Vous n’êtes pas blessé ? fit-elle d’une voix ensommeillée.

— Rien de grave. Je suis resté dans la voiture jusqu’à ce que…

— Arrêtez-vous là, je vous en prie. (Une main aux gestes las se détacha de la masse indistincte du fauteuil.) Je ne retiens jamais les détails.

Zakalwe se tut et plissa les lèvres.

— J’ai cru comprendre que votre chauffeur n’avait pas eu autant de chance que vous, reprit l’homme.

— Ma foi, non ; il est mort. (Zakalwe se pencha en avant.) À vrai dire, je crois que c’est vous qui avez tout organisé.

— Mais oui, fit la voix de la femme, qui semblait sortir en flottant, comme la fumée de sa drogue, du volume du fauteuil. En effet, c’était nous.

— Je trouve la franchise tellement séduisante, pas vous ? (L’homme admira les genoux, les seins et la tête de la jeune femme, seules parties de son anatomie encore visibles au-dessus des accoudoirs tapissés de fourrure. Il sourit.) Naturellement, monsieur Staberinde, ma compagne plaisante. Jamais nous ne ferions une chose pareille. Cependant, nous pouvons peut-être vous prêter main-forte dans votre quête des véritables coupables.

— Vraiment ?

— Nous jugeons à présent préférable de vous aider, si vous voyez ce que je veux dire, fit l’autre en hochant la tête.

— Ah, je vois !

L’homme se mit à rire.

— Qui êtes-vous exactement, monsieur Staberinde ?

— Je vous l’ai dit : un touriste, répondit-il en reniflant le bol. Il se trouve que j’ai mis la main sur une petite somme il y a quelque temps, et j’avais toujours eu envie de visiter Solotol – en faisant bien les choses. Et c’est ce que j’ai entrepris.

— Comment avez-vous obtenu le contrôle de la Fondation Avant-garde, monsieur Staberinde ?

— Je croyais qu’il était impoli de poser des questions aussi directes.

— Et vous avez raison, sourit l’autre. Je vous demande pardon. Puis-je essayer de deviner votre profession ? Je veux parler de l’activité que vous exerciez avant de devenir un gentilhomme oisif, bien sûr.

— Si vous voulez, répondit Zakalwe en haussant les épaules.

— L’informatique, avança l’autre.

Zakalwe avait fait mine de porter son verre à ses lèvres de manière à se ménager un temps d’hésitation, qu’il mit d’ailleurs à profit.

— Sans commentaire, répondit-il sans regarder l’autre dans les yeux.

— Bref, reprit ce dernier. La Fondation Avant-garde a changé de direction, c’est cela ?

— Absolument. Et elle n’a pas perdu au change.

— C’est ce que j’ai appris cet après-midi même, acquiesça l’homme, qui s’avança au bord de son fauteuil et se frotta les mains. Monsieur Staberinde, loin de moi l’idée de m’ingérer dans vos opérations commerciales et vos projets d’avenir, mais je me demandais si vous accepteriez de nous donner une vague idée de l’orientation que vous comptez donner à la Fondation dans les prochaines années. Pour l’instant, ce n’est que pure curiosité de notre part.

— Facile, fit Zakalwe avec un grand sourire. La réponse est : davantage de bénéfices. L’Avant-garde aurait pu être la plus grosse corporation de toutes si elle avait exploité le marché de façon plus agressive. Au lieu de cela, on l’a dirigée comme une œuvre de charité ; chaque fois qu’elle prenait du retard, elle comptait sur une quelconque innovation technologique relevant du gadget pour se redresser. Mais à partir de maintenant elle entre dans la bagarre, comme les grands, et elle se range du côté des gagnants. (Son interlocuteur eut un hochement de tête sagace.) Jusqu’à présent, la Fondation Avant-garde s’est montrée trop… humble. C’est peut-être ce qui arrive quand on laisse les rênes à des machines, ajouta-t-il en haussant les épaules. Mais c’est fini maintenant. À compter d’aujourd’hui, les machines feront ce que je leur dirai de faire, et la Fondation Avant-garde entrera dans la compétition ; avec les prédateurs, vous voyez ?

Il fit entendre un petit rire, mais pas trop cruel – du moins l’espérait-il, il ne fallait tout de même pas trop en faire.

L’homme sourit, lentement mais sans réserve.

— Vous… croyez aussi que les machines doivent rester à leur place ?

— Mais oui, répondit-il en hochant vigoureusement la tête. Absolument.

— Hmm. Monsieur Staberinde, avez-vous entendu parler de Tsoldrin Beychaé ?

— Naturellement. Qui ne le connaît pas ?

L’homme haussa légèrement les sourcils.

— Et vous pensez que…

— Il aurait pu devenir un grand homme politique, à mon avis.

— La plupart des gens disent qu’il l’a été, intervint la femme depuis les profondeurs de son fauteuil.

Il secoua la tête en regardant au fond de son bol-à-drogue.

— Il était du mauvais côté. C’est triste à dire, mais… pour être grand, il faut être du côté des vainqueurs. Être grand, c’est aussi savoir cela. Lui ne le savait pas. Tout comme mon vieux père.

— Ah ! fit la femme.

— Votre père, monsieur Staberinde ?

— Oui, reconnut-il. Lui et Beychaé… enfin, c’est une longue histoire, mais… ils se sont connus, il y a longtemps.

— Nous avons tout le temps d’entendre cette histoire, fit nonchalamment l’homme.

— Non, fit Zakalwe. (Il se leva, reposa le bol et le verre et ramassa son casque.) Écoutez ; merci pour votre invitation et tout ça, mais je crois que je vais rentrer maintenant. Je suis un peu fatigué, et puis j’ai été drôlement secoué dans cet accident de voiture, vous savez.

— Bien sûr, fit l’autre en se levant à son tour. Nous sommes vraiment désolés pour ce qui vous est arrivé.

— Oui, merci.

— Peut-être pouvons-nous vous offrir quelque chose à titre de compensation ?

— Ah oui ? Et quoi par exemple ? (Il se mit à tripoter son casque.) J’ai déjà tout l’argent qu’il me faut.

— Que diriez-vous d’une rencontre avec Tsoldrin Beychaé ?

Il releva les yeux, les sourcils froncés.

— Je ne sais pas. Je suis censé sauter de joie ? Est-ce qu’il est là ?

Il désigna du geste la fête de l’autre côté de la porte. La femme gloussa.

— Non. (L’homme eut un rire.) Pas ici même. Mais il est en ville. Aimeriez-vous lui parler ? C’est un type fascinant, et qui ne se place plus activement du mauvais côté, comme cela lui est arrivé. Depuis quelque temps, il se consacre à l’étude. Mais il n’en reste pas moins fascinant, comme je vous l’ai déjà dit.

— Eh bien, ma foi…, répondit Zakalwe en haussant les épaules. Peut-être. Je vais y réfléchir. J’avoue que l’idée de m’en aller d’ici m’avait traversé l’esprit, après la folie de ce qui s’est passé ce matin.

— Oh, je vous supplie de revenir sur votre décision, monsieur Staberinde. Je vous en prie, prenez le temps d’une bonne nuit de sommeil. Vous pourriez faire beaucoup de bien à tout le monde si vous acceptiez de parler à notre ami. Qui sait, vous réussiriez peut-être à en faire quelqu’un de grand. (Il tendit une main vers la porte.) Mais je vois que vous avez envie de partir. Laissez-moi vous raccompagner jusqu’à la voiture. (Ils se dirigèrent vers la sortie. Mollen fit un pas de côté.) Ah, je vous présente Mollen. Mollen, dis bonjour.

L’homme aux cheveux gris effleura un petit boîtier accroché sur son flanc.

— Bonjour, fit le boîtier.

— Mollen ne peut pas parler, voyez-vous. Il n’a pas dit un seul mot depuis que nous le connaissons.

— Eh oui, renchérit la femme, à présent entièrement submergée dans le fauteuil. Nous avons décrété qu’il avait la gorge un peu encombrée, alors nous lui avons fait couper la langue.

Elle émit un bruit qui pouvait être soit un gloussement, soit un rot.

— Nous nous sommes déjà rencontrés.

Zakalwe adressa un signe de tête à l’hercule, dont le visage se contorsionnait curieusement sous les cicatrices.

Dans le sous-sol servant également de hangar à bateaux, la fête battait son plein. Zakalwe faillit entrer en collision avec une femme dont les yeux se trouvaient à l’arrière de la tête. Quelques joyeux convives échangeaient à présent des morceaux de leur anatomie. Certains arboraient quatre bras, ou pas de bras du tout (ceux-là suppliaient qu’on porte leur verre à leurs lèvres pour les faire boire), quand ce n’était pas une jambe supplémentaire, ou des bras et jambes appartenant au sexe opposé. Une femme paradait en remorquant un homme affichant un sourire d’une stupidité malsaine ; elle ne cessait de soulever ses jupes pour étaler devant tous les regards un jeu complet d’organes sexuels masculins.

Il se prit à espérer qu’à la fin de la soirée plus personne ne saurait s’y retrouver.

Ils traversèrent ensuite la soirée plus disciplinée, à l’étage supérieur ; des feux d’artifice répandaient sur l’assistance une véritable douche d’étincelles froides ; tout le monde riait à ce spectacle et (il ne put trouver d’autre mot) tout le monde folâtrait.

On le salua. Ce fut la même voiture qui le ramena à l’hôtel, mais conduite par un autre chauffeur. Pendant le trajet il contempla les lumières et les paisibles champs de neige dont était parsemée la ville en songeant aux gens lorsqu’ils faisaient la fête et lorsqu’ils faisaient la guerre ; il revit la soirée qu’il venait de quitter, puis des tranchées gris-vert remplies d’hommes crottés figés dans une attente angoissée. Il vit des êtres en costumes noirs et brillants qui se donnaient mutuellement le fouet et se faisaient attacher… et d’autres gens ligotés sur des cadres de sommiers ou des chaises, qui poussaient des hurlements tandis que des hommes en uniforme mettaient en œuvre leurs talents particuliers.

Il avait besoin qu’on lui rappelle de temps en temps qu’il était encore capable de mépris. Il s’en rendait compte.

La voiture filait, puissante, dans les rues silencieuses. Il ôta ses lunettes noires. La ville déserte défilait au-dehors.

VI

Jadis (entre l’époque où il avait fait traverser les terres mortes à l’Élu et celle où il avait fini brisé comme un insecte dans la caldeira inondée, à dessiner des signes dans la boue), il avait pris des vacances et joué quelque temps avec l’idée de renoncer à son travail pour la Culture afin de faire tout à fait autre chose. Il lui avait toujours paru que l’homme idéal devait être soit soldat, soit poète ; aussi, ayant occupé pendant des années l’un de ces deux pôles opposés (à ses yeux du moins), il décida d’essayer de donner à sa vie un tour entièrement différent, et d’aller occuper l’autre pôle.

Il alla s’installer dans un petit village d’un petit pays rural, sur une petite planète sous-développée où le rythme de vie était nonchalant. Il habitait chez un vieux couple dans un cottage au milieu des arbres, au fond d’une vallée dominée par de hautes buttes rocheuses. Il se levait tôt et partait chaque jour pour de longues promenades.

La campagne lui paraissait toute neuve, toute verte et fraîche. C’était l’été, et les champs, les bois, les bas-côtés et les rives regorgeaient de fleurs sans nom de toutes les couleurs. Les grands arbres ployaient sous les brises tièdes, leurs feuillages aux teintes vives battaient au vent comme des drapeaux ; l’eau sourdait des landes et des collines et courait sur les pierres serrées des ruisseaux étincelants tel un concentré clarifié de l’air lui-même. Il escaladait en nage les collines torturées, grimpait sur les affleurements rocheux qui en formaient le faîte, franchissait en riant et en poussant des exclamations de joie les cimes plus larges, sous les courtes ombres projetées par de petits nuages planant haut dans le ciel.

Sur la lande et dans les collines, il entrevoyait des animaux. De toutes petites bêtes qui lui filaient presque entre les pieds et, à peine visibles, s’enfonçaient dans le sous-bois, ou bien de plus grosses qui faisaient un bond, regardaient en arrière puis repartaient en bondissant de plus belle avant de disparaître dans un terrier ou entre deux rochers ; et de plus grosses bêtes encore, qui s’enfuyaient par troupeaux entiers sans le quitter des yeux, puis devenaient pratiquement invisibles, elles aussi, dès qu’elles cessaient de paître. Des oiseaux l’assaillaient dès qu’il s’approchait trop de leur nid tandis que d’autres, une aile battant l’air, poussaient un cri destiné à détourner son attention du leur. Il prenait bien garde à ne pas marcher sur les nids.

Lorsqu’il partait se promener, il emportait toujours avec lui un petit carnet de notes, et prenait bien soin de mettre par écrit tout ce qu’il rencontrait d’intéressant. Il s’efforçait de décrire le contact de l’herbe entre ses doigts, le bruit que faisaient les arbres, la diversité visuelle des fleurs, les mouvements et réactions des animaux et des oiseaux, la couleur des pierres et du ciel. Il tenait un journal proprement dit sur un plus grand cahier, qu’il laissait dans sa chambre, chez le vieux couple du cottage. C’était à lui qu’il livrait tous les soirs ses notes, comme s’il rédigeait un rapport destiné à un quelconque supérieur hiérarchique.

Sur un autre grand cahier, il recopiait ses notes, cette fois-ci accompagnées de notes commentant les notes ; puis, considérant ses notes ainsi annotées, il entreprenait de barrer certains mots, l’un après l’autre, jusqu’à ce que le résultat prenne l’allure d’un poème. C’était ainsi que, dans son imagination, se fabriquait la poésie.

Il avait apporté avec lui des ouvrages de poésie, et quand le temps était à la pluie, ce qui n’arrivait que rarement, il restait à la maison à essayer de les lire. Mais le plus souvent, ils l’endormaient. Les livres dont il s’était muni et qui traitaient de la poésie et des poètes l’embrouillaient encore plus, et il était obligé de lire et relire chaque passage pour bien en retenir chaque mot ; et même ainsi, il n’était pas beaucoup plus avancé.

Tous les deux ou trois jours, il se rendait à la taverne du village pour jouer aux quilles ou aux galets. Il considérait le lendemain matin de ces soirs-là comme la période qu’il lui fallait pour récupérer, et partait alors se promener sans son petit carnet.

Le reste du temps, il s’épuisait à des exercices physiques destinés à le maintenir en forme. Il grimpait aux arbres afin de voir quelle altitude il pouvait atteindre avant que les branches ne deviennent trop fines. Il escaladait des falaises rocheuses ou les parois d’anciennes carrières, franchissait d’étroits précipices en équilibre sur un tronc d’arbre tombé, traversait des rivières en sautant de roc en roc, et il lui arrivait même de traquer et de pourchasser des animaux sur la lande, sachant très bien qu’il ne réussirait jamais à les rattraper, mais n’en riant pas moins aux éclats en se jetant à leur poursuite.

Il ne croisait jamais dans les collines que des fermiers et des bergers. Il apercevait parfois des esclaves travaillant aux champs, mais très rarement des promeneurs comme lui. Il n’aimait guère s’arrêter pour leur parler.

La seule personne qu’il rencontrât régulièrement était un homme qui faisait voler des cerfs-volants au-dessus des plus hautes collines. Mais ils ne se voyaient que de loin. Les premiers temps, ce fut pure coïncidence si leurs chemins ne se croisèrent pas, mais par la suite il fit en sorte de ne jamais l’approcher : il obliquait en voyant la silhouette décharnée de l’homme venant dans sa direction, ou gravissait une autre colline s’il apercevait le petit cerf-volant rouge planant au-dessus du sommet qu’il s’était donné pour but. C’était devenu une espèce de tradition, une petite coutume entre eux deux.

Les jours passaient. Une fois, alors qu’il était assis au flanc d’une colline, il vit une esclave traverser en courant les champs qui s’étendaient à ses pieds, parmi les curieux motifs que la caresse du vent dessinait lentement sur le pelage rouge et or de la terre. L’esclave laissait derrière elle un sillage, comme un navire. Elle parvint à atteindre la rivière, où le contremaître au service du propriétaire la rattrapa à cheval. Il regarda l’homme corriger la fuyarde de sa longue badine qui s’élevait puis s’abattait sans cesse, rapetissée par la distance, mais n’entendait rien, car le vent ne soufflait pas dans la bonne direction. Quand, au bout d’un moment, la femme allongée sur la rive ne bougea plus, le contremaître descendit de sa monture et s’agenouilla à hauteur de sa tête ; il vit bien un éclair lumineux, mais n’aurait su dire ce qui se passait. Là-dessus le contremaître remonta en selle et s’éloigna ; plus tard, des esclaves aux chevilles entravées vinrent emporter leur semblable.

Il prit note.

Ce soir-là, dans la maison du vieux couple, il attendit que la vieille dame soit montée se coucher après dîner et raconta au vieux monsieur ce qu’il avait vu. Ce dernier hocha lentement la tête sans cesser de mâcher une racine aux effets légèrement narcotiques, puis cracha dans la cheminée. Le contremaître était connu pour sa sévérité, l’informa-t-il ; il coupait la langue de tout esclave ayant tenté de s’échapper. Il mettait ensuite les langues à sécher sur un fil tendu au-dessus de l’entrée de l’enclos des esclaves, à la ferme de Sa Seigneurie.

Ils burent d’un alcool de grain très fort dans de petites tasses, puis le vieux lui rapporta un conte populaire.

Dans le conte, un homme parti un jour se promener dans la forêt sauvage quitta le sentier, tenté par des fleurs magnifiques ; là, il vit une très belle jeune femme endormie dans une clairière. Il s’approcha d’elle, et elle se réveilla. Il s’assit à ses côtés et, tandis qu’ils parlaient, se rendit compte qu’elle dégageait un parfum de fleurs ; jamais il n’avait rien senti d’aussi merveilleux. La senteur était si intense, si entêtante qu’il en eut le vertige. Au bout d’un moment, enveloppé par cet arôme de fleurs, bercé par les intonations légèrement chantantes de la jeune femme et par son attitude pleine de retenue, il demanda à l’embrasser. Elle finit par le lui permettre, leurs baisers se firent passionnés, et ils s’accouplèrent.

Mais ce faisant, et depuis le premier contact, chaque fois que l’homme la regardait d’un œil, il la voyait changer. De l’autre œil, elle était telle qu’il l’avait aperçue pour la première fois, mais de celui-là elle semblait plus âgée ; l’adolescence était maintenant loin derrière elle. À chaque pulsation de leur amour elle vieillissait un peu (mais seulement lorsqu’il la regardait avec cet œil-là), passant de la fleur de l’âge aux dernières lueurs de sa beauté, prenant ensuite une allure de matrone pour atteindre enfin une vieillesse pleine d’allant, puis une ultime fragilité.

Pendant tout ce temps, il pouvait toujours la voir dans toute sa jeunesse, rien qu’en fermant un œil – et comment aurait-il pu interrompre ce qu’ils avaient entrepris ? Mais il était constamment tenté de lui glisser un regard en se servant de son autre œil, et chaque fois il restait ébranlé, stupéfait par l’épouvantable métamorphose qui prenait place sous lui.

Lors des dernières convulsions de sa conscience, il ferma les yeux, pour ne les rouvrir qu’au moment fort ; et là, il vit (des deux yeux à présent) qu’il avait serré contre lui un cadavre en putréfaction déjà investi par les vers et les larves. Alors le parfum de fleurs céda la place à la puanteur insupportable de la pourriture, mais de telle manière qu’il comprit que l’odeur avait toujours été la même ; au moment où ses reins se donnaient au cadavre, son estomac rejeta son dernier repas.

L’esprit de la forêt le tenait donc par deux bouts et, s’accrochant à lui des deux mains, ôta son fil de l’écheveau de la vie avant de l’attirer dans le monde des ombres.

Là, son âme fut éparpillée en un million de parcelles et dispersée dans le monde entier afin de constituer celles de toutes les abeilles, qui apportent aux fleurs la vie nouvelle et la mort éternelle, simultanément.

Il remercia le vieil homme de lui avoir raconté cette histoire, et lui rapporta à son tour quelques-uns des contes qui lui restaient de son enfance.

Quelques jours plus tard, le petit animal qu’il poursuivait dans la lande dérapa sur l’herbe humide de rosée et, après une culbute, s’étala sur les cailloux, le souffle coupé. Il poussa un cri de victoire et dévala à toutes jambes la pente au bas de laquelle l’animal faisait déjà mine de se relever sur des pattes mal assurées. Il franchit d’un bond les deux derniers mètres et atterrit sur ses pieds juste à côté de l’endroit où la bête était tombée. Indemne, celle-ci reprit ses esprits et fila à toute allure avant de disparaître dans un trou. Il éclata de rire, pantelant et trempé de sueur. Il resta là, courbé en deux et les mains posées sur les genoux, à essayer de retrouver son souffle.

Quelque chose bougea sous ses pieds. Il le vit, et il le sentit.

Il y avait là un nid. Il avait atterri en plein dessus. Les coquilles mouchetées des œufs brisés répandaient leur contenu liquide sur ses bottes, sur la mousse et parmi les brindilles.

D’ores et déjà malade de remords, il déplaça son pied. Quelque chose de noir se tortillait en dessous. Le petit être sortit de l’ombre : tête et cou noirs, œil noir fixé sur lui, dur et brillant comme un éclat de jais au fond d’un torrent. L’oiselle se débattit, et il fit un petit bond en arrière comme s’il avait posé un pied nu sur une chose susceptible de le piquer. Elle atteignit l’herbe de la lande en battant désespérément des ailes, sautillant sur une patte et traînant derrière elle une aile inerte. Parvenue à quelque distance, elle s’immobilisa de biais et pencha la tête de côté. On aurait dit qu’elle le regardait.

Il essuya ses bottes sur la mousse. Il ne restait pas un œuf intact. L’oiselle émit un petit son flûté. Il se détourna et fit mine de s’en aller, puis s’arrêta, jura, revint sur ses pas et s’élança d’un pas lourd derrière l’oiselle, qu’il n’eut aucun mal à rattraper malgré une véritable tempête de plumes et de piaillements.

Il lui tordit le cou et laissa tomber dans l’herbe le petit corps inerte.

Ce soir-là il n’écrivit rien dans son journal ; jamais plus il ne devait l’ouvrir. L’atmosphère se chargea d’humidité et devint oppressante, sans que la pluie se mette pour autant à tomber. L’homme au cerf-volant lui fit un jour de grands signes en l’appelant depuis le faîte d’une colline ; en nage, il s’empressa de s’éloigner.

Ce fut quelque dix jours après l’incident de l’oiselle qu’il s’avoua enfin que jamais il ne serait poète.

Il s’en alla deux jours plus tard, et on n’entendit plus jamais parler de lui. Le chef des gardes du seigneur avait pourtant averti toutes les villes du pays : on soupçonnait l’étranger d’avoir pris part aux événements survenus la veille de son départ. Le contremaître de la ferme du seigneur avait été découvert ligoté dans son lit avec au visage une expression d’horreur pure ; il avait la bouche et la gorge bourrées de langues humaines séchées et de morceaux de papier blanc, qui avaient provoqué sa mort par étouffement.

Neuf

Il dormit jusqu’après l’aube, puis partit faire une promenade dans l’intention de réfléchir. Il emprunta le tunnel de service menant du bâtiment principal de l’hôtel à l’annexe en laissant ses lunettes noires dans sa poche. Le personnel avait nettoyé son vieil imperméable ; il l’enfila, prit une paire de gants épais et enroula une écharpe autour de son cou.

Il déambula d’un pas prudent le long de rues chauffées, sur des trottoirs dégouttant, le visage levé afin de garder les yeux fixés sur le ciel, précédé par sa propre haleine. Câbles et immeubles laissaient choir de petits paquets de neige à mesure que la température remontait sous l’effet d’un soleil timide et d’un vent clément. Dans les caniveaux courait une eau claire où s’entrechoquaient de temps à autre des icebergs de gadoue ; des gouttières s’écoulait un filet ou, au contraire, un flot de neige tout à fait fondue, et les véhicules passaient en émettant un chuintement humide. Il gagna le trottoir opposé, qui se trouvait en plein soleil.

Il gravit des marches et franchit des ponts ; il avançait précautionneusement quand il fallait traverser des zones non chauffées ou dont le chauffage était en panne. Il regretta de ne pas s’être muni de bottes mieux adaptées ; les siennes ne manquaient pas d’allure, certes, mais elles avaient tendance à glisser.

Pour éviter la chute, il fallait marcher comme un vieillard, les mains tendues, paumes tournées vers l’extérieur, comme si l’on voulait agripper une canne, et se courber en deux alors qu’on aurait préféré se tenir bien droit. Cela l’irritait, mais il lui aurait encore moins plu de continuer à se promener comme si l’environnement n’avait pas changé, et de se retrouver les quatre fers en l’air.

Pourtant, il finit bel et bien par glisser, et sous le nez d’un groupe de jeunes gens en plus. Il descendait avec un luxe de précautions une volée de marches menant à un pont suspendu qui enjambait le point de jonction de deux voies de chemin de fer. Riant et plaisantant entre eux, les jeunes gens venaient dans sa direction. Il dut partager son attention entre eux et les marches traîtresses. Ils avaient l’air très jeunes, et leurs actes, leurs gestes et leurs voix aiguës semblaient bouillir d’énergie ; il eut brusquement conscience de son âge. Ils étaient quatre ; les deux garçons s’efforçaient d’impressionner les filles et parlaient très fort. L’une d’elles, grande, le cheveu et l’œil sombre, avait l’élégance sans apprêt qu’affichent les filles au sortir de l’adolescence. Il concentra son attention sur elle, se redressa de toute sa hauteur et, juste avant que ses pieds ne se dérobent sous lui, sentit sa démarche se ragaillardir quelque peu.

Il s’affala sur la dernière marche et resta un moment assis là, un mince sourire au visage ; il se leva juste au moment où la petite bande allait parvenir à son niveau. (L’un des garçons pouffa bruyamment et posa avec ostentation une main gantée sur son cache-nez, à hauteur de sa bouche.)

Il brossa du plat de la main les pans de son imperméable taché de neige et en expédia un peu en direction du jeune garçon. Tous quatre le dépassèrent et entreprirent de gravir les marches, sans cesser de glousser. Lui-même s’engagea sur le pont (une douleur montant du bas de son dos lui arracha une grimace) et, parvenu à mi-chemin, entendit une voix l’appeler. Il se retourna et reçut une boule de neige en pleine figure.

Il eut juste le temps de les voir partir en courant et en riant au sommet de l’escalier, mais il était trop occupé à chasser la neige qui lui obstruait les narines et lui piquait les yeux pour les distinguer nettement. Son nez battait douloureusement, mais cette fois-ci, il n’était pas cassé. Il poursuivit sa route et croisa un vieux couple bras dessus bras dessous, qui secoua la tête en émettant un petit bruit désapprobateur et marmonna quelques phrases où il était question de ces maudits étudiants. Il se contenta de les saluer d’un hochement de tête, et s’essuya le visage avec un mouchoir.

Lorsqu’il quitta le pont pour s’engager dans un nouvel escalier conduisant à une esplanade située sous un vieil immeuble de bureaux, il souriait. Jadis, il se serait senti gêné, il ne l’ignorait pas ; gêné d’avoir glissé, gêné qu’on l’ait vu glisser, gêné d’avoir reçu une boule de neige et de s’être retourné aussi naïvement au signal donné, gêné que le vieux couple ait assisté à son embarras. Autrefois, il aurait peut-être poursuivi les jeunes gens, au moins pour leur faire un peu peur, mais plus maintenant.

Il fit halte devant une buvette servant des boissons chaudes, sur l’esplanade, et se commanda un bol de soupe. Il s’adossa à une paroi de la baraque, enleva un de ses gants en tirant dessus avec ses dents et referma sa main sur le bol fumant pour s’imprégner de sa chaleur. Puis il se dirigea vers la balustrade, prit place sur un banc et se mit à boire lentement sa soupe, à petites gorgées prudentes. L’homme à la buvette essuyait son comptoir en écoutant la radio ; il tenait entre les lèvres une fausse cigarette en céramique attachée à une chaîne qu’il portait au cou.

La douleur au bas du dos provoquée par sa chute ne l’avait toujours pas quitté. Il contempla la ville à travers la vapeur qui s’élevait de son bol et sourit. Il ne l’avait pas volé.

En rentrant à l’hôtel, il trouva un message émanant d’eux. Monsieur Beychaé désirait le voir. On lui enverrait une voiture après déjeuner, s’il n’y voyait pas d’objection.

— Voilà d’excellentes nouvelles, Chéradénine.

— Peut-être, en effet.

— Quoi, toujours pessimiste ?

— Je dis simplement qu’il ne faut pas trop se monter la tête. (Il s’allongea sur le lit et, contemplant les fresques du plafond, reprit à l’intention de Sma, par l’intermédiaire du transcepteur-boucle d’oreille :) Possible que j’arrive jusqu’à lui, mais je doute de pouvoir le faire sortir de là. Si ça se trouve, il est devenu sénile et va me tenir un discours du genre : « Alors, Zakalwe… on travaille toujours pour la Culture et contre ces tocards ? » Auquel cas, vous me tirez de là presto, d’accord ?

— Ne t’en fais pas, on te fera sortir.

— Admettons que j’arrive à lui mettre la main dessus, tu tiens toujours à ce que je parte ensuite pour les Habitats d’Impren ?

— Oui. Il va falloir que tu te serves du module ; on ne peut pas prendre le risque de faire venir le Xénophobe. Si tu réussis effectivement à faire s’évader Beychaé, ils donneront l’alerte maximum ; nous n’arriverions jamais à approcher puis repartir sans nous faire repérer ; cela risquerait de nous mettre à dos tout l’Amas, qui nous reprocherait alors de nous être ingérés dans ses affaires.

— Et en module, combien de temps faut-il pour rejoindre Impren ?

— Deux jours.

— Bon, ça devrait aller, soupira-t-il.

— Tu es prêt, au cas où une occasion se présenterait aujourd’hui même ?

— Ouais. La capsule est enterrée dans le désert et amorcée ; le module reste en attente dans la plus proche géante gazeuse jusqu’à réception du même signal. S’ils m’enlèvent mon transcepteur, comment puis-je prendre contact avec vous ?

— Eh bien, commença Sma, j’aimerais beaucoup pouvoir te dire : « Je t’avais pourtant averti » et te déplacer un éclaireur ou un missile-couteau, mais ce n’est pas possible ; leur système de surveillance est suffisamment efficace pour détecter ce genre de chose. Le mieux que nous puissions faire, c’est de placer un microsat en orbite et d’opérer un balayage passif ; d’ouvrir l’œil, en d’autres termes. Si l’engin voit que tu as des ennuis, nous enverrons à ta place le signal à la capsule et au module. L’autre solution est le téléphone, figure-toi. Il y a les numéros de téléphone de l’Avant-garde, qu’on ne trouve pas dans les annuaires mais que tu as déjà en ta possession… euh, Zakalwe ?

— Hmm ?

— Ils sont bien en ta possession, n’est-ce pas ?

— Mais oui, mais oui.

— Sinon, nous avons établi une liaison clandestine air-sol avec le service des appels d’urgence à Solotol ; tu n’as qu’à composer trois fois le un et crier « Zakalwe ! » à l’opérateur. Nous t’entendrons.

— Je suis parfaitement confiant, souffla-t-il en hochant la tête.

— Ne t’en fais pas, Chéradénine.

— Moi, m’en faire ?

La voiture vint le chercher ; par la fenêtre, il la vit arriver. Il descendit et s’avança à la rencontre de Mollen. Il aurait bien aimé pouvoir, là encore, porter sa combinaison, mais avec elle ils ne l’auraient certainement pas laissé pénétrer dans leurs zones à sécurité renforcée. Il prit donc son vieil imperméable, sans oublier ses lunettes noires.

— Bonjour.

— Bonjour, Mollen.

— Belle journée.

— Oui.

— Où allons-nous ?

— Je n’en sais rien.

— C’est pourtant vous qui tenez le volant.

— Oui.

— Alors, vous devez bien savoir où nous allons.

— Voulez-vous répéter, s’il vous plaît ?

— Je disais : vous devez bien savoir où nous allons, puisque c’est vous qui conduisez.

— Désolé.

Il resta debout à côté de la voiture tandis que Mollen lui tenait la portière ouverte.

— Dites-moi au moins si c’est loin. Je souhaite peut-être annoncer autour de moi que je serai absent quelque temps.

Le géant fronça les sourcils et son visage couturé se creusa de plis qui partaient dans des directions étranges et formaient des motifs inaccoutumés. Il ne savait pas sur quel bouton de son appareil il devait appuyer. Il se passa la langue sur les lèvres et se concentra. Ils ne lui avaient donc pas coupé la langue, en fin de compte ; du moins pas littéralement.

Il se dit que le problème de Mollen devait plutôt se situer au niveau des cordes vocales. Pourquoi ses supérieurs ne les lui en avaient pas fait repousser d’autres, pourquoi ils ne lui en avaient pas fait poser un jeu artificiel, voilà qui le dépassait. Peut-être préféraient-ils que leurs subordonnés ne disposent que d’une série limitée de réponses possibles. En tout cas, il leur était sûrement difficile de dire du mal d’eux.

— Oui.

— Oui c’est loin ?

— Non.

— Décidez-vous !

Une main posée sur la portière ouverte, il se souciait fort peu de se montrer impoli envers l’homme aux cheveux gris ; tout ce qu’il voulait, c’était tester son vocabulaire intégré.

— Désolé.

— Alors ce n’est pas loin, c’est en ville ?

L’homme au visage couturé fronça à nouveau les sourcils. Mollen émit un petit claquement de lèvres et appuya sur une autre série de boutons en prenant l’air contrit.

— Oui.

— En ville ?

— Peut-être.

— Merci.

— Oui.

Il monta. Ce n’était pas la même voiture que la veille au soir. Mollen prit place dans le compartiment conducteur, séparé du siège arrière, et attacha soigneusement sa ceinture ; puis il enclencha une vitesse et démarra en douceur. Deux autres voitures démarrèrent immédiatement derrière eux, puis s’arrêtèrent à l’entrée de la première rue qu’ils empruntèrent au sortir de l’hôtel, bloquant ainsi le passage aux gens des médias qui ne cessaient de le poursuivre.

Alors qu’il regardait les petites taches noires haut perchées qui n’étaient autres que des oiseaux tournoyant dans le ciel, la vue se mit à disparaître progressivement. Il crut tout d’abord que des écrans fumés remontaient à l’extérieur des vitres de part et d’autre de la banquette, ainsi que sur la lunette arrière. Ce fut alors qu’il vit les bulles ; c’était un liquide noir qui emplissait l’intérieur du double vitrage, à l’arrière de la voiture. Il appuya sur le bouton qui lui permettait de s’adresser à Mollen.

— Hé ! cria-t-il.

Le liquide noir était déjà parvenu à mi-hauteur et continuait de s’élever entre Mollen et lui, ainsi que sur les trois autres côtés.

— Oui ? fit Mollen.

Il saisit une poignée de portière. Celle-ci s’ouvrit ; un courant d’air froid pénétra dans l’habitacle en sifflant. Le liquide noir montait toujours à l’intérieur du double vitrage.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il eut le temps de voir Mollen appuyer scrupuleusement sur le bouton commandant son synthétiseur de voix avant que le liquide noir ne lui bouche complètement la vue.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur Staberinde. Simple précaution destinée à faire en sorte que l’intimité de M. Beychaé soit respectée, annonça un message de toute évidence préenregistré.

— Hmm. Bon, d’accord, dit-il en haussant les épaules.

Il referma la portière et se retrouva dans l’obscurité ; au bout d’un moment, une petite lumière s’alluma.

Alors il se laissa aller contre le dossier et attendit là sans rien faire. Le caractère inattendu de ce black-out était peut-être censé l’effrayer ; sans doute voulait-on voir comment il réagirait.

Ils poursuivirent leur route ; la lueur jaune de l’ampoule emplissait l’habitacle arrière d’une atmosphère tiède et confinée ; malgré ses vastes proportions, il semblait rapetissé par l’absence de vue sur l’extérieur. Zakalwe alluma la ventilation, puis reprit sa position. Les lunettes noires n’avaient pas quitté son nez.

Ils tournèrent à l’angle d’un certain nombre de rues, subirent de brusques accélérations, piquèrent du nez et traversèrent dans un bruit de tonnerre une série de tunnels et de ponts. Il avait l’impression de mieux percevoir les mouvements du véhicule maintenant qu’il était privé de toute référence au monde extérieur.

Pendant un long moment, ils filèrent dans un tunnel où se réverbérait le bruit du moteur ; ils semblaient descendre en ligne droite, mais peut-être s’agissait-il en fait d’une ample spirale. Enfin la voiture s’arrêta. Il y eut un bref silence, puis des sons indistincts lui parvinrent, parmi lesquels il crut distinguer des voix ; ils se remirent à rouler sur une courte distance. Le transcepteur lui expédiait de délicates pulsations dans le lobe de l’oreille. Il enfonça la perle dans son canal auditif.

— Rayons X, murmura la boucle d’oreille.

Il s’autorisa un petit sourire. Il s’attendait à ce que quelqu’un ouvre la portière pour se faire remettre le transcepteur… mais la voiture parcourut encore quelques mètres.

Une sensation de chute verticale. Le moteur restait silencieux. Sans doute se trouvait-on dans un vaste ascenseur. Le véhicule s’immobilisa, puis repartit vers l’avant, toujours sans un bruit ; il marqua une halte, puis poursuivit son chemin, à la fois vers l’avant et vers le bas. Cette fois, il était évident qu’on descendait en spirale. Comme le moteur n’émettait toujours aucun son, c’était soit qu’on les remorquait, soit qu’ils avançaient en roue libre.

Ils s’immobilisèrent, et les vitres commencèrent à se vider lentement de leur liquide noir. Ils se trouvaient dans un long tunnel blanc, sous un plafonnier fluorescent. À quelque distance vers l’arrière, le tunnel décrivait une courbe qui lui bouchait la vue ; vers l’avant, il s’achevait par une grande double porte métallique.

Mollen n’était nulle part en vue.

Zakalwe essaya d’ouvrir la portière, y réussit et descendit de voiture.

Il faisait tiède dans le tunnel, encore que l’air parût fréquemment renouvelé. Il ôta son imperméable et examina les portes de métal. Une ouverture plus petite y était percée. Comme il n’apercevait pas de poignée, il exerça une poussée ; en vain. Il retourna à la voiture, trouva l’avertisseur et l’actionna.

Le vacarme résonna violemment dans tout le tunnel, lui carillonna aux oreilles et se répercuta sur les parois. Il alla s’asseoir sur la banquette arrière.

Au bout d’un moment, la femme qu’il connaissait déjà s’approcha et regarda par la vitre.

— Bonjour.

— Bonjour. Me voilà.

— Je vois. Toujours ces lunettes sur le nez. (Elle sourit.) Si vous voulez bien me suivre, dit-elle en s’éloignant rapidement.

Il ramassa son vieil imperméable et lui emboîta le pas.

De l’autre côté des portes, le tunnel se poursuivait ; ils atteignirent enfin une série d’ouvertures pratiquées dans une des parois, et un petit ascenseur les fit descendre encore plus profond. La femme portait une longue robe très couvrante en tissu noir agrémenté de fines rayures blanches.

L’ascenseur fit halte. Ils se retrouvèrent dans une petite entrée comparable à celle d’une maison particulière : tableaux, plantes en pots, sol en dallage nervuré, lisse et légèrement vitreux. Ils descendirent quelques marches recouvertes d’un tapis épais qui étouffa le bruit de leurs pas, et débouchèrent sur un balcon spacieux juché à mi-chemin entre le sol et le plafond d’une vaste salle ; partout ailleurs celle-ci n’était que livres et tables, et ils empruntèrent pour descendre un escalier sous lequel étaient rangés des volumes, tandis que d’autres ouvrages s’alignaient au-dessus de leur tête.

Elle le guida entre les rayonnages et le conduisit jusqu’à une table entourée de chaises. Une machine pourvue d’un petit écran y était posée, et tout autour d’elle on voyait des bobines éparses.

— Attendez ici, s’il vous plaît.

Beychaé se reposait dans sa chambre. Le vieil homme (chauve, très ridé, vêtu d’une longue tunique qui masquait le petit ventre dont il était affligé depuis qu’il se consacrait à l’étude) battit des paupières en l’entendant frapper doucement à sa porte avant d’ouvrir. Il avait toujours les yeux vifs.

— Tsoldrin ? Désolée de vous déranger. Venez voir qui je vous amène !

Il la suivit dans le couloir et resta sur le seuil pendant qu’elle lui montrait du doigt l’homme debout auprès de la table supportant l’écran de lecteur de bande.

— Tu le connais ?

Tsoldrin Beychaé chaussa des lunettes (il était vieux jeu au point d’afficher son âge au lieu de le travestir) et observa son visiteur. Plutôt jeune, de longues jambes, les cheveux brun foncé (lissés en arrière et coiffés en queue de cheval), il avait un visage frappant, voire remarquable quoique assombri par ce duvet que le rasage superficiel ne réussit jamais à faire disparaître. Considérées isolément, ses lèvres étaient troublantes : elles étaient cruelles, arrogantes, et l’œil devait appréhender le visage tout entier pour que leur expression perde de sa sévérité ; d’autre part, l’observateur se voyait obligé de tenir compte du fait – à contrecœur, peut-être – que ses verres fumés ne parvenaient pas à dissimuler complètement ses grands yeux surmontés de sourcils fournis et qui, francs et directs, contribuaient à donner une impression d’ensemble plutôt plaisante.

— Il se peut que nous nous soyons rencontrés, mais je ne pourrais pas en jurer, énonça lentement Beychaé.

Il songeait qu’en effet il avait déjà vu cet homme ; malgré les lunettes noires, ce visage était d’une familiarité déconcertante.

— Il souhaite vous rencontrer, reprit la femme. J’ai pris la liberté de lui dire que c’était réciproque. Il pense que vous avez pu connaître son père.

— Son père ? dit Beychaé.

Ceci expliquait peut-être cela : l’individu pouvait présenter une ressemblance avec un homme qu’il avait jadis connu, ce qui justifierait le pressentiment étrange et passablement troublant qu’il éprouvait.

— Eh bien, voyons ce qu’il a à dire sur la question.

— Pourquoi pas ? répliqua la femme.

Ils se dirigèrent vers le centre de la bibliothèque. Beychaé se redressa. Depuis quelque temps, il avait tendance à se voûter, et cela ne lui avait pas échappé ; mais il était encore assez orgueilleux pour se présenter le dos droit devant un inconnu. Ce dernier se retourna à leur arrivée.

— Tsoldrin Beychaé, fit la femme, monsieur Staberinde.

— Très honoré, monsieur, dit Zakalwe.

Son visage aux traits contractés arborait une curieuse expression, concentrée et méfiante à la fois. Il prit la main du vieil homme.

La femme eut l’air surpris. Le visage âgé, ridé de Beychaé exprimait quelque chose d’indéchiffrable. Il restait là à dévisager son visiteur sans rien dire. Sa main reposait, inerte, dans celle du jeune homme. Enfin :

— Monsieur… Staberinde, répondit-il simplement.

Puis il se tourna vers la femme en longue robe noire et lui dit :

— Merci.

— Pas de quoi, murmura-t-elle avant de s’éloigner à reculons.

Zakalwe comprit que Beychaé savait. Il fit demi-tour et se dirigea vers une allée, entre deux rayonnages chargés de livres, et vit que Beychaé le suivait, les yeux écarquillés par la perplexité. Il alla se tenir entre deux rayons et (comme s’il s’agissait d’une espèce de tic) se tapota l’oreille en disant à Beychaé :

— Je crois que vous avez dû connaître mon… ancêtre. Nous ne portons pas le même nom.

Sur ces mots, il ôta ses lunettes noires. Beychaé le contempla. Son expression ne changea pas.

— C’est possible, en effet, répondit-il en jetant un regard circulaire. (Puis il désigna une table et des chaises.) Je vous en prie, allons nous asseoir.

Zakalwe remit ses lunettes.

— Alors, qu’est-ce qui vous amène, monsieur Staberinde ?

L’interpellé prit place de l’autre côté de la table, en face de Beychaé.

— En ce qui vous concerne, la curiosité. Quant à la raison de ma présence à Solotol… disons que j’ai ressenti le besoin urgent de voir la ville. Je suis, euh… en relation avec la Fondation Avant-garde ; il y a eu quelques changements au sommet. Je ne sais si vous en avez entendu parler.

Le vieil homme secoua négativement la tête.

— Non, je ne me tiens pas tellement au courant, ici.

— Je vois. (Zakalwe regarda autour de lui avec ostentation.) Je suppose que… (ses yeux revinrent se river à ceux de Beychaé) que ce n’est pas l’endroit rêvé pour communiquer, hein ?

Beychaé ouvrit la bouche pour répondre, puis prit l’air irrité et jeta un regard en arrière.

— Peut-être pas, en effet, acquiesça-t-il enfin. (Il se remit sur pied.) Veuillez m’excuser.

Il regarda s’éloigner le vieil homme et se força à rester assis à sa place.

Il contempla la bibliothèque. Que de livres anciens ! Ils dégageaient une odeur bien particulière. Que de mots calligraphiés, que de vies passées à griffonner, que d’yeux abîmés par la lecture ! Il ne comprenait pas qu’on puisse s’intéresser autant à l’étude.

— Maintenant ? entendit-il s’enquérir la femme.

— Et pourquoi pas ?

Il se retourna sur sa chaise pour voir Beychaé et son accompagnatrice sortir d’entre deux rayonnages.

— Ma foi, monsieur Beychaé, le moment n’est peut-être pas très bien choisi…

— Pourquoi ? Les ascenseurs ne fonctionnent plus ?

— Si, mais…

— Alors, qu’est-ce qui nous en empêche ? Allons-y ; il y a trop longtemps que je n’ai pas vu la surface.

— Ah ! Bon, eh bien je vais prendre les dispositions nécessaires.

Elle eut un sourire hésitant, puis s’éloigna.

— Eh bien, Z… euh, Staberinde. (Beychaé se rassit et s’excusa d’un sourire.) Nous allons faire un petit voyage à la surface, d’accord ?

— Mais oui, pourquoi pas ? répondit-il prudemment, en se gardant bien d’avoir l’air trop enthousiasmé. Tout va bien pour vous, monsieur Beychaé ? J’ai entendu dire que vous aviez pris votre retraite.

Ils parlèrent de choses et d’autres pendant quelques minutes, puis une jeune femme blonde sortit des rayonnages, les bras chargés de livres. Elle battit plusieurs fois des paupières en le voyant, puis s’approcha de Beychaé par-derrière. Ce dernier leva les yeux et lui sourit.

— Ah ! Ma chère, je vous présente monsieur… Staberinde. (Il lança à Zakalwe un sourire embarrassé.) Mon assistante, Ubrel Shiol.

— Enchanté, fit-il en inclinant la tête en guise de salut.

Merde ! se dit-il.

La demoiselle Shiol empila ses livres sur la table et posa la main sur l’épaule de Beychaé, qui à son tour la couvrit de ses doigts fins.

— J’ai cru comprendre que nous allions nous rendre en ville, dit la jeune femme. (Elle regarda le vieil homme en lissant d’une main sa robe blousante toute simple.) Tout cela est bien précipité.

— C’est vrai, reconnut Beychaé en levant vers elle un visage souriant. Sachez que les vieux messieurs conservent la faculté de surprendre, à l’occasion.

— Il y fera froid, répliqua-t-elle en se dégageant. Je vais vous chercher des vêtements chauds.

Beychaé la regarda s’en aller.

— Elle est merveilleuse, dit-il. Je ne sais pas ce que je ferais sans elle.

— Je comprends, répondit Zakalwe.

Tu le sauras peut-être bientôt, songea-t-il.

Il fallut une heure pour qu’on leur arrange un voyage à la surface. Beychaé semblait tout excité. Ubrel Shiol l’obligea à s’habiller chaudement, troqua sa robe contre une combinaison et releva ses cheveux. Ils empruntèrent la même voiture ; Mollen conduisait. Tous trois prirent place sur la spacieuse banquette arrière, et la femme en robe noire s’assit en face d’eux.

Ils émergèrent enfin du tunnel et débouchèrent en pleine lumière ; devant eux, une vaste cour tapissée de neige, fermée par un grand portail grillagé. La voiture franchit les portes sous l’œil de gardes armés avant de s’engager sur une bretelle conduisant à l’autoroute la plus proche. Elle s’arrêta au carrefour.

— Y a-t-il quelque part une fête foraine, en ce moment ? interrogea Beychaé. J’ai toujours beaucoup aimé le bruit et l’agitation des fêtes foraines.

Zakalwe se rappela qu’une espèce de cirque itinérant avait dressé le camp dans une prairie au bord du fleuve Lotol, et proposa qu’on s’y rende. Mollen pointa le nez de la voiture vers l’immense boulevard pratiquement désert.

— Des fleurs, fit-il brusquement.

Les trois autres le regardèrent.

Le bras posé sur le dossier, derrière Beychaé et Ubrel Shiol, il effleura la chevelure de cette dernière, délogeant la pince qui la retenait. Il éclata de rire et récupéra l’objet sur la lunette arrière. La manœuvre lui avait permis de jeter un coup d’œil derrière eux.

Un gros véhicule à chenilles les suivait.

— Des fleurs, monsieur Staberinde ? s’enquit la femme en robe noire.

— Je voudrais acheter des fleurs, répondit-il. (Souriant, il regarda alternativement les deux femmes, puis frappa dans ses mains.) Pourquoi pas ? Mollen, au Marché aux Fleurs ! (Il se laissa aller contre le dossier en souriant béatement, puis se redressa, l’air tout contrit.) Si ça ne pose pas de problème, dit-il à l’intention de la femme.

— Bien sûr que non, fit cette dernière en souriant. Mollen, vous avez entendu ?

La voiture tourna pour emprunter une autre route.

Une fois au Marché aux Fleurs, parmi les éventaires devant lesquels se bousculait une foule affairée, il acheta des fleurs qu’il offrit aux deux femmes.

— Voilà la fête foraine ! fit-il en indiquant le fleuve près duquel les tentes étincelaient et les hologrammes tourbillonnaient.

Ils prirent le ferry du Marché aux Fleurs, ainsi qu’il l’avait espéré. C’était une toute petite plate-forme qui ne pouvait emporter qu’une seule voiture à la fois. Il jeta un coup d’œil en arrière au véhicule à chenilles contraint d’attendre sur la rive.

Ils atteignirent l’autre bord et se dirigèrent vers la fête. Beychaé bavardait, se remémorait les fêtes de sa jeunesse au bénéfice d’Ubrel Shiol.

— Merci pour les fleurs, monsieur Staberinde, fit la femme assise sur la banquette en face de lui en les portant à son visage pour s’imprégner de leur parfum.

— Tout le plaisir est pour moi.

Zakalwe se pencha, passa le bras devant Shiol, qui était assise entre eux, et tapota l’épaule de Beychaé pour attirer son attention sur une superstructure de manège qui tournoyait dans le ciel au-dessus des toits environnants. La voiture fit halte à un carrefour commandé par des feux de circulation.

Il passa à nouveau le bras devant Shiol, défit une fermeture à glissière avant qu’elle n’ait eu le temps de comprendre ce qui se passait et en sortit l’arme qu’il y avait repérée. Il jeta un regard au revolver et se mit à rire, comme s’il s’agissait d’une malencontreuse erreur, puis visa et tira dans la vitre qui les séparait de la tête de Mollen.

La vitre vola en éclats. Déjà il l’enfonçait à coups de pied et se propulsait vers le siège avant, une jambe tendue. Son pied traversa le verre en mille morceaux et frappa la tête du chauffeur.

La voiture fit un bond en avant, puis cala. Mollen s’effondra derrière le volant.

Le silence abasourdi des trois autres dura juste assez longtemps pour lui permettre de crier :

— Capsule, à moi !

En face de lui, la femme entra en mouvement ; sa main lâcha les fleurs et, se portant à sa ceinture, glissa dans un pli de sa robe. Il lui expédia un coup de poing dans la mâchoire et sa tête heurta violemment la partie intacte de la vitre, derrière elle. Puis il pivota et s’accroupit contre la portière tandis que la femme s’affalait, inconsciente, sur le sol à côté de lui et que les fleurs se répandaient dans tout l’arrière de la voiture. Il releva les yeux vers Beychaé et Shiol. Tous deux en étaient restés bouche bée.

— Changement de programme, leur dit-il en ôtant ses lunettes noires avant de les jeter sur le plancher.

Il les entraîna dehors. Shiol hurlait. Il la projeta contre l’aile arrière de la voiture.

Beychaé retrouva sa voix.

— Zakalwe, mais qu’est-ce que tu… ?

— Elle avait ça sur elle, Tsoldrin ! lui répondit-il en criant et en brandissant l’arme.

Ubrel mit à profit la seconde pendant laquelle l’arme ne fut plus braquée sur elle pour lui expédier un coup de pied qui visait sa tête. Il l’esquiva, laissa la jeune femme tourner sur elle-même puis lui assena une forte claque en travers du cou. Elle s’écroula. Les fleurs qu’il lui avait données roulèrent sous la voiture.

— Ubrel ! cria Beychaé d’une voix stridente en se laissant tomber à genoux aux côtés de la jeune femme. Zakalwe ! Que lui as-tu… ?

— Tsoldrin…, commença-t-il.

Mais à ce moment-là la portière s’ouvrit à la volée côté conducteur et Mollen se jeta sur lui. Tous deux traversèrent la route en titubant et tombèrent dans le caniveau ; le revolver lui échappa et glissa sur le revêtement en tournoyant.

Il se retrouva coincé contre le trottoir ; le chauffeur l’écrasait de son poids et lui empoignait les revers d’une main tandis que l’autre s’élevait au-dessus de sa tête ; le synthétiseur de voix se balança au bout de son cordon et un poing tout couturé de cicatrices vint à la rencontre de son visage.

Il feinta, se jeta de côté et bondit sur ses pieds au moment où le poing de Mollen entrait en contact avec les pavés du trottoir.

— Bonjour, fit l’appareil vocal de Mollen en tombant sur la route avec un bruit métallique.

Zakalwe voulut s’assurer sur ses jambes et lui décocher un coup de pied en pleine tête, mais il était déséquilibré. Mollen lui attrapa le pied de sa main valide. Il ne put se dégager qu’en pivotant sur lui-même.

— Ravi de faire votre connaissance, dit l’appareil en recommençant à se balancer tandis que Mollen se relevait en secouant la tête.

Il lança un nouveau coup de pied vers la tête du chauffeur.

— Qu’y a-t-il pour votre service ? fit la machine comme l’homme parait le coup et se ruait en avant.

Zakalwe plongea, dérapa sur le revêtement de la chaussée, fit une roulade et se retrouva debout.

Mollen lui faisait face ; il avait la gorge en sang. Il vacilla, puis parut se rappeler quelque chose et passa la main dans sa tunique.

— Je suis là pour vous aider, annonça l’appareil vocal.

Zakalwe se précipita et abattit son poing sur la tête de Mollen au moment où celui-ci se retournait en sortant un petit revolver de son vêtement. Trop loin du chauffeur pour s’en emparer, il pivota encore et lança un pied qui vint heurter l’arme, forçant l’autre à relever son poing. L’homme aux cheveux gris recula en chancelant et se frotta le poignet, l’air de souffrir.

— Je m’appelle Mollen. Je ne peux pas parler.

Il avait espéré que son coup ferait sauter l’arme de la main de son agresseur, mais il n’en fut rien. Alors il se rendit compte qu’il tournait le dos à Beychaé et à la jeune femme inconsciente ; tandis que Mollen pointait son arme sur lui, il resta un instant sur place à osciller de droite à gauche de sorte que le chauffeur, qui recommençait à secouer la tête, suivait le mouvement en balançant son arme.

— Ravi de faire votre connaissance.

Il plongea dans les jambes de Mollen. Et obtint le résultat escompté.

— Non, merci.

Ils s’écrasèrent sur le rebord du trottoir.

— Excusez-moi…

Il leva le poing dans l’intention de le frapper de nouveau à la tête.

— Pouvez-vous me dire où cela se trouve ?

Mais Mollen roula sur lui-même et son poing ne rencontra que le vide. Son adversaire se dégagea et faillit l’assommer d’un coup de tête. Il dut rentrer la tête dans les épaules et se cogna contre les pavés.

— Oui, s’il vous plaît.

La tête pleine d’éclairs lumineux, les oreilles carillonnantes, il écarta les doigts et les pointa vers l’endroit où, au jugé, devaient se trouver les yeux de Mollen. Il perçut un contact humide et le chauffeur hurla.

— Je ne peux vous répondre.

Il se remit d’un bond sur pied en se servant de ses deux mains et en profita pour expédier à Mollen une bonne ruade.

— Merci.

Son pied s’écrasa sur la tête de Mollen.

— Voulez-vous répéter, je vous prie ?

Mollen roula lentement dans le caniveau et ne bougea plus.

— Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ?

Revenu sur le trottoir, Zakalwe se redressa tant bien que mal.

— Je m’appelle Mollen. Que puis-je pour vous ? Vous n’avez pas le droit d’entrer. Ceci est une propriété privée. Où allez-vous comme ça ? Arrêtez ou je tire. L’argent n’a pas d’importance. Nous avons des amis puissants. Pouvez-vous m’indiquer le téléphone le plus proche ? Tu vas voir si je vais te baiser plus fort, salope ; tiens, prends ça !

Zakalwe écrasa sous son pied le synthétiseur vocal.

— Graaap ! Absence de composants réparables par l’utilisât…

Une nouvelle pression du pied le fit taire définitivement.

Il regarda Beychaé qui, accroupi à côté de la voiture, tenait entre ses mains la tête d’Ubrel Shiol, posée sur ses genoux.

— Zakalwe ! Espèce de fou furieux ! cria-t-il d’une voix aiguë.

Zakalwe s’épousseta et regarda en direction de l’hôtel.

— Tsoldrin, énonça-t-il calmement. C’est un cas d’urgence.

— Qu’as-tu fait ?

Les yeux écarquillés, une expression atterrée au visage, Beychaé le regardait en hurlant ; ses yeux allèrent de la forme inerte de Shiol à celle de Mollen, puis firent un détour par les pieds immobiles et tout entourés de fleurs de la femme évanouie dans la voiture, avant de revenir se fixer sur la gorge de Shiol, qui portait déjà des marques de contusions.

Zakalwe leva les yeux vers le ciel et aperçut un petit point noir. Soulagé, il se retourna vers Beychaé.

— Ils allaient te tuer, lui dit-il. On m’a envoyé pour les en empêcher. Il nous reste environ…

Un bruit retentit derrière les immeubles qui leur cachaient le fleuve et le Marché aux Fleurs : une détonation suivie d’un chuintement. Les deux hommes regardèrent le ciel ; une explosion de lumière s’épanouit autour du point noir de plus en plus volumineux qui était en réalité la capsule, au bout d’une tige descendant derrière les bâtiments, en direction du Marché. La capsule traversa l’efflorescence incandescente qui suivit, parut s’ébranler, puis une lance lumineuse en partit et suivit le même chemin, comme pour y répondre.

Au-dessus du Marché aux Fleurs, le ciel s’embrasa ; la route tressauta sous leurs pieds, un craquement terriblement sonore se fit entendre sur la route et se répercuta sur les falaises qui surmontaient la ville construite en pente.

— Il nous restait environ une minute, reprit-il hors d’haleine, avant le départ. (La capsule, cylindre de ténèbres de quatre mètres de diamètre, descendit en piqué et heurta violemment le revêtement. Ses écoutilles s’ouvrirent et Zakalwe en retira un très gros fusil dont il manipula les réglages.) Maintenant, il ne nous reste plus rien du tout.

— Zakalwe ! proféra Beychaé d’une voix qu’il maîtrisait à nouveau. Serais-tu devenu fou ?

Une espèce de cri déchirant résonna dans le ciel de la ville, un peu plus loin au-dessus du canyon. Tous deux virent venir vers eux, à toute allure, un objet dont les formes élancées s’enflaient à mesure qu’il descendait dans les airs.

Zakalwe cracha dans le caniveau, leva le fusil à plasma, visa sa cible de plus en plus rapprochée et fit feu.

Un éclair lumineux sortit du canon et bondit vers le ciel. L’appareil volant émit une bouffée de fumée et s’écarta en virant, laissant derrière lui un sillage hélicoïdal de débris avant d’aller s’écraser plus bas dans le canyon avec un hurlement qui se mua bientôt en un roulement de tonnerre dont les échos se répandirent dans toute la ville.

Zakalwe reporta son regard sur le vieil homme.

— Quelle était la question, déjà ?

V

Le tissu noir de la tente était tendu au-dessus de lui, et pourtant il voyait le ciel au travers, un ciel d’un bleu dégradé, comme en plein jour, et lumineux aussi, mais également noir, puisqu’il percevait derrière tout ce bleu nonchalant une obscurité plus épaisse qu’à l’intérieur de la tente, une noirceur où brûlaient des soleils épars, infimes feux follets dans les déserts glacés, ténébreux et vides de la nuit.

Un sombre bouquet d’étoiles vint à sa rencontre, le cueillit doucement entre ses vastes doigts tel un fruit délicat et bien mûr. Dans cet engloutissement immense il se sentit en sécurité jusqu’au délire et vit alors que dans un instant – un seul instant, et au prix du plus dérisoire des efforts – il allait peut-être tout comprendre, sans en avoir aucun désir. Il avait l’impression qu’une sorte de formidable machinerie susceptible d’ébranler des galaxies entières et dissimulée en permanence sous la surface de l’univers venait d’établir une espèce de contact avec lui et l’éclaboussait de sa puissance.

Il était sous une tente. Assis en tailleur, les yeux fermés. Il y avait maintenant des jours et des jours qu’il était dans cette position. Il portait une robe ample, comme celles du peuple nomade. Son uniforme était soigneusement plié à un mètre derrière lui. Ses cheveux étaient coupés court, ses joues ombrées de barbe, et sa peau luisait de transpiration. Il avait parfois la sensation de se trouver à l’extérieur de lui-même et de contempler son propre corps, assis là, sur ces coussins, sous ce toit de tissu noir. Son visage était assombri par les poils qui en perçaient la peau ; mais par compensation il paraissait également plus clair sous l’effet de la sueur qui reflétait la lumière de la lampe et de la lueur tombant du trou ménagé dans le toit pour laisser s’échapper la fumée. Cette symbiose contradictoire, cette concurrence provoquant la stase l’amusaient. Il réintégrait son corps, ou bien s’en éloignait davantage, pénétré d’une sensation de justesse au plus profond des choses.

L’intérieur de la tente était sombre et empli d’une atmosphère pesante, à la fois suave et confinée ; lourde de parfum, chargée de fumée d’encens. Tout ici était suave, profus, abondamment orné ; les tentures étaient épaisses, tissées d’innombrables couleurs ainsi que de fils de métal précieux. Le tapis évoquait un champ de blés dorés, les coussins rembourrés et parfumés et les couvertures au moelleux langoureux composaient un paysage aux motifs fabuleux sous les sombres ondulations du toit. Des encensoirs miniatures fumaient paresseusement et de petites bassinoires gisaient çà et là, éteintes ; des boîtes à feuilles-de-rêve, des calices de cristal, des coffrets incrustés de pierres précieuses et des livres à fermoir métallique étaient disséminés de part et d’autre du paysage de tissu mouvant comme autant de temples scintillant sur la plaine.

Mensonges. La tente était nue et il était assis sur un sac bourré de paille.

La fille le regarda bouger. C’était un mouvement hypnotique, à peine perceptible tout d’abord, mais, une fois qu’on l’avait vu, une fois que l’œil s’y était accoutumé, il devenait parfaitement évident et tout à fait fascinant. Il remuait à partir de la taille, en rond, ni vite ni lentement, sa tête décrivant un cercle aplati. La fille compara ce mouvement à celui de la fumée, parfois, lorsqu’elle commence à se tordre en s’élevant vers le toit d’une tente. Les yeux de l’homme semblaient compenser cette rotation subtile et ininterrompue et amorcer de petits frémissements derrière ses paupières brun-rose.

La tente était juste assez haute pour que la fille s’y tînt debout. Elle était plantée à un carrefour, en plein désert, là où deux pistes venaient se croiser sur l’océan de sable. Autrefois, il y aurait eu là un bourg, voire une ville, mais le point d’eau le plus proche se trouvait à trois jours de là. La tente était dressée à cet endroit depuis quatre jours et y resterait encore deux, peut-être trois jours, selon le temps que l’homme passerait encore endormi sous l’influence des feuilles-de-rêve. Elle prit une cruche sur un petit plateau et emplit d’eau une coupe. Puis elle s’approcha de lui, porta le récipient à ses lèvres, plaça une main sous son menton et l’inclina précautionneusement.

L’homme but sans interrompre son mouvement. Puis, après avoir bu la moitié de l’eau de la coupe, il se détourna. Elle prit un linge et lui tamponna le visage afin d’en éponger un peu la sueur.

Élu, se disait-il. Élu, Élu, Élu. Une longue route menant à un lieu étrange. Guidé l’Élu à travers le désert brûlant et les tribus démentes peuplant les terres mortes, vers les prairies luxuriantes et les flèches étincelantes du Palais Parfumé juché sur la falaise. Il avait bien droit à un peu de repos.

La tente gît entre les routes qu’emprunte le commerce, retournée de manière à présenter à l’extérieur son côté intérieur, à cause de la saison, et dans la tente est assis un homme, un soldat rescapé d’innombrables guerres, balafré, endurci, brisé puis rétabli pour se briser encore et se rétablir à nouveau, réparé, remis en état… Et pour une fois, voilà qu’il avait oublié toute prudence, baissé sa garde, abandonné son esprit à une drogue puissante et folle, et son corps aux soins protecteurs d’une jeune fille.

Cette dernière, dont il ignorait le nom, appliquait de l’eau contre ses lèvres et un linge frais contre son front. Il se remémora une fièvre, survenue il y avait cent ans et plus, mille ans et plus, ainsi que les mains d’une autre fille, fraîches et tendres, des mains qui apaisaient et aplanissaient. Il entendit à nouveau les oiseaux de la pelouse pousser leur cri aigu dans le parc de la grande maison, posée au milieu d’un domaine lui-même niché au creux d’un méandre du fleuve ; une oasis de tranquillité dans le paysage vivant de ses souvenirs.

Lourde comme la torpeur, la drogue cheminait en lui en serpentant et se dénouant tour à tour, flot répandant un ordre aléatoire. (Il revit une plage de galets, sur la rive du fleuve, où le courant incessant des eaux déposait limon, sable, gravier, petits cailloux, pierres plus grosses et rochers en respectant une progression linéaire en taille et en poids, agençant – sous l’action de sa pesanteur liquide et constante – le matériau élémentaire selon une courbe, comme une distribution représentée sous forme de graphe.)

La fille regardait et attendait, paisiblement sûre que l’étranger avait adopté cette drogue comme l’aurait fait l’un des siens, sûre que, sous son influence, il avait lui-même trouvé la paix. Elle espérait avoir devant elle, ainsi que le lui promettaient les apparences, un homme exceptionnel, et non un homme ordinaire, car elle pourrait alors en déduire que la race nomade à laquelle elle appartenait n’était pas la seule race forte, comme ses représentants aimaient à le croire.

Elle avait craint que la drogue ne se révélât trop puissante pour lui et qu’il ne volât en éclats comme ces pots portés au rouge au cours de leur cuisson et qu’on plonge ensuite dans l’eau ; c’était le sort qu’avaient subi d’autres étrangers avant lui, des étrangers qui, dans leur vanité, avaient cru que la feuille-de-rêve ne représenterait qu’un épisode sans conséquence dans leur petite existence pénétrée d’autocomplaisance. Lui ne l’avait pas combattue. Pour un soldat habitué à se battre, il avait fait montre d’une rare perspicacité en se contentant de se rendre sans lutter, en se pliant simplement aux directives de la drogue. Chez un non-initié, elle trouvait cela admirable. Les conquérants ne montreraient certainement pas une telle souplesse dans leur force.

Même dans leurs rangs, il y avait des jeunes gens (souvent les plus remarquables par ailleurs) incapables d’accepter les présents écrasants de la feuille-de-rêve, et qui pénétraient alors dans un cauchemar de courte durée entrecoupé de cris et de bégaiements, appelant avec force miaulements le sein de leur mère, vidant vessie et intestins, pleurant et hurlant au vent du désert leurs peurs les plus abjectes. À la dose contrôlée qui avait fini par constituer le rituel, la drogue était rarement fatale, mais il n’en allait pas de même de ses effets à retardement ; plus d’un jeune brave avait préféré la lame qui plonge dans le ventre à la honte de s’avouer vaincu par une simple feuille.

Quel dommage, songea-t-elle encore, que cet homme ne fût point de sa race ; il aurait pu faire un bon mari, engendrer nombre de fils vigoureux et de filles astucieuses. Les mariages se nouaient fréquemment sous la tente à feuille-de-rêve, et elle avait tout d’abord considéré comme une insulte qu’on lui demande de guider l’étranger tout au long de ses jours-de-rêve. Puis elle avait acquis la conviction que c’était en réalité un honneur, que l’homme avait rendu un fier service à son peuple et qu’on lui permettrait ensuite de choisir parmi les jeunes novices de la tribu lorsque viendrait le moment de les mettre à l’épreuve.

Et lorsqu’il avait absorbé la drogue, il avait insisté pour recevoir la quantité normalement réservée aux soldats âgés ainsi qu’aux matriarques ; pas question qu’il se contente d’une dose pour enfant. Elle le regarda décrire ses cercles en fléchissant continuellement la taille, comme s’il cherchait à remuer une chose contenue dans son cerveau.

Au bord de ces routes, auprès des signes croisés que formaient ces deux lignes uniques usées par l’échange, le commerce et le passage du savoir ; fines pistes dans la poussière, pâles marques sur la page brune du désert. La tente était plantée au milieu de l’Été, et sa face blanche était donc tournée vers l’extérieur tandis que l’autre, la noire, était à l’intérieur. En Hiver, elle était inversée.

Il s’imaginait sentir son cerveau tournoyer lentement dans son crâne.

Dans la tente blanche qui était en réalité noire, et noire et blanche à la fois, près du croisement dans le désert, passagère noire/blanche telle la feuille morte avant que le vent ne se mette à souffler, frémissant dans la brise sous cette vague arrêtée que dessinait la circonférence de pierre des montagnes, coiffées de neige et de glace comme une écume figée dans l’air raréfié des hauteurs.

Il s’en fut, abandonna la tente qui décrut rapidement derrière lui jusqu’à se réduire à un point noir entre les minces pistes tracées dans la poussière ; les montagnes défilèrent à toute allure sur un côté, ocre surmonté de blanc ; puis pistes et tente disparurent, les montagnes rapetissèrent, les glaciers et les neiges affamées de l’été prirent l’aspect de griffes blanches sur le fond gris du roc ; l’arc de cercle se rétrécit, comprimant le spectacle qui s’offrait à ses yeux, de sorte que sous lui le globe se mua en rocher coloré, grosse pierre, petit caillou, gravier, grain de sable, particule de poussière-limon, avant de se perdre dans la tempête de sable qu’était cette gigantesque loupe rotative, leur bercail à tous, laquelle se ramena elle-même à un point à la surface d’une frêle bulle n’englobant que le vide, lié à l’écheveau de ses semblables par une substance, une structure qui n’était qu’une expression légèrement différente du néant.

Vinrent d’autres points. Puis tous disparurent. Les ténèbres se mirent à régner.

Lui était toujours là.

En dessous de tout cela, lui avait-on dit, se trouvaient d’autres choses. D’après Sma, il suffisait de penser en sept dimensions pour voir l’univers entier sous la forme d’une ligne qui court à la surface d’un tore, commence en un point puis devient cercle en naissant, prend de l’ampleur, remonte à l’intérieur du tore, passe par-dessus son sommet, s’évase vers l’extérieur avant de se relâcher, de retomber à l’intérieur et de se contracter. D’autres avaient disparu avant lui, d’autres viendraient après (les sphères plus grandes / plus petites en dedans / en dehors de leur propre univers, vu en quatre dimensions). Des échelles temporelles différentes vivaient à l’extérieur et à l’intérieur du tore ; certains univers poursuivaient leur expansion à l’infini, d’autres duraient moins longtemps qu’un battement de cils.

Mais tout cela était trop. Cela comportait trop d’implications pour revêtir encore de l’importance. Il fallait qu’il se concentre sur ce qu’il savait, ce qu’il était, ce qu’il était devenu, pour le moment au moins.

Il trouva un soleil, une planète en dehors de toute cette existence, et s’y laissa tomber, sachant que c’était la source de tous ses rêves et de tous ses souvenirs.

Il partit en quête de sens et ne trouva que des cendres. Où ai-je mal ? Eh bien, là, justement. Un pavillon d’été en ruine, éventré, calciné. Pas trace de chaise.

Parfois, et c’était le cas à présent, la banalité de tout cela lui coupait le souffle. Il fit une pause pour vérifier, car il y avait des drogues qui vous faisaient cet effet-là : elles vous coupaient le souffle. Mais non, il respirait toujours. Son organisme était probablement équipé pour maintenir cet état de fait quoi qu’il arrive, mais la Culture (que le Chaos la bénisse deux fois !) l’avait pourvu d’un programme complémentaire, pour ne rien laisser au hasard. C’était de la triche, pour ces gens (il vit la fille en face de lui et la contempla à travers des paupières plus qu’aux trois quarts closes qu’ensuite il referma hermétiquement), mais après tout, tant pis ; il leur avait rendu un service, même s’ils n’en prenaient pas toute la mesure, et c’était maintenant à leur tour de faire quelque chose pour lui.

Mais dans de nombreuses civilisations, comme le lui avait fait un jour remarquer Sma, le trône était le symbole ultime. Siéger en pleine gloire, voilà la plus haute expression du pouvoir. Tout le reste vient alors à vous bien bas, souvent courbé en deux, reculant fréquemment et quelquefois à plat ventre (bien que ce soit invariablement mauvais signe, à en croire les sacro-saintes statistiques de la Culture) ; et siéger, perdre un peu de son animalité par la grâce de cette posture non sollicitée d’un point de vue évolutionniste, c’était avoir le pouvoir d’utiliser.

Il existait quelques petites civilisations – à peine plus que des tribus, avait dit Sma – où l’on dormait assis, dans des fauteuils à dormir spécialement conçus à cet effet, car on croyait que s’allonger c’était mourir (ne trouvait-on pas les morts immanquablement étendus ?).

Zakalwe (était-ce vraiment là son nom ? Il rendait subitement un son étrange et étranger dans son souvenir), Zakalwe, disait Sma, j’ai visité un endroit (comment en étaient-ils arrivés là ? Qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à lui parler de cela ? Avait-il bu ? Baissé sa garde, encore une fois ? Sans doute avait-il tenté de séduire Sma et fini sous la table, comme d’habitude), Zakalwe, j’ai un jour visité un endroit où l’on exécutait les gens en les faisant asseoir sur une chaise. Ce n’était pas de la torture – qui n’a rien que de très banal ; chaises et lits étaient la règle lorsqu’il s’agissait de réduire les gens à l’impuissance et de les immobiliser, de leur infliger des souffrances ; non, la chaise en question était prévue pour tuer celui qui s’y asseyait. Pour cela – crois-moi si tu le peux – deux méthodes : soit on les gazait, soit on faisait circuler dans leur corps des courants électriques à voltage très élevé. Une boulette jetée dans un récipient caché sous le siège, sorte de parodie grotesque de la chaise percée, produisait un gaz mortel ; ou bien on les coiffait d’un casque avant de leur plonger les mains dans un quelconque liquide conducteur afin de leur griller le cerveau.

Et tu veux savoir le plus fort ?

Mais oui, Sma, vas-y, dis-moi le plus fort.

Ce même état avait une loi qui interdisait (et je cite !) « les châtiments cruels et inusités » ! Tu te rends compte ?

Il se mit à décrire des cercles autour de la planète, si loin de tout cela.

Puis il descendit en piqué vers la surface, fendant l’air jusqu’au sol.

Il y trouva l’enveloppe vide d’une demeure qui ressemblait à un crâne oublié ; il y trouva le pavillon d’été en ruine, comme un crâne éclaté. Il y trouva le bateau de pierre, image désertée d’un crâne. C’était un faux. Jamais il n’avait navigué.

Il vit un autre vaisseau, un navire ; cent mille tonnes de potentiel destructif figé dans la représentation desséchée de sa propre désuétude, tendu vers l’extérieur par toutes ses couches hérissées : primaire, secondaire, tertiaire, antiaérienne, restreinte…

Il décrivit un cercle puis tenta une approche, visa sa cible…

Mais il y avait trop de couches ; elles eurent raison de lui.

Il fut rejeté vers l’extérieur et dut encore une fois se contenter de tourner autour de la planète ; et ce faisant, il vit la Chaise, et le Chaisier – mais pas celui auquel il avait pensé jusqu’alors. L’autre Chaisier, le vrai, celui à qui il devait constamment revenir, à travers tous ses souvenirs – dans toute sa splendeur horrible.

Mais il y avait des choses par trop insoutenables.

Des choses qu’on ne pouvait décidément pas supporter.

Maudits, maudits soient les autres. Maudit soit le fait qu’on doive exister à côté d’eux.

Mais revenons à la fille. (Pourquoi fallait-il donc qu’il y ait les autres ?)

Peut-être n’avait-elle en effet que peu d’expérience en tant que guide, mais, de par le fait même qu’il était étranger, c’était à elle qu’on avait confié le sort de l’homme : on la considérait comme la meilleure de ceux qui n’avaient pas encore été mis à l’épreuve. Mais elle allait leur montrer. Après cela, peut-être penserait-on déjà à elle pour les Matriarques.

Un jour elle serait à leur tête. Elle le sentait jusque dans ses os. Ces os qui lui faisaient mal quand elle voyait un enfant tomber ; la douleur qu’elle ressentait dans ses os d’enfant quand elle voyait quelqu’un s’écrouler brutalement sur le sol, cette douleur-là serait son guide au moment de prendre en charge la politique de la tribu et ses tribulations. Elle l’emporterait. Comme cet homme, assis là devant elle, mais d’une autre manière. La force intérieure aussi, elle l’avait. Elle conduirait son peuple ; cette certitude était comme un enfant qu’elle portait en elle et qui grandissait. Elle dresserait les siens contre l’envahisseur ; elle leur montrerait leur hégémonie fugace sous son véritable aspect : celui d’une piste secondaire auprès de la route tracée dans le désert, la route qui était leur destinée. Le peuple qui vivait au-delà de la plaine, sur la falaise, dans ce palais parfumé où régnait la corruption, tomberait sous leur coupe. La puissance et la sagacité des femmes, la puissance et la bravoure des hommes – ces épines du désert – écraseraient le peuple-pétale décadent des falaises. Alors les sables leur appartiendraient à nouveau. Des temples seraient érigés en son nom à elle.

Mensonges. La fille était jeune et ne savait rien des pensées de la tribu, ni de sa destinée. Elle était le rebut qu’on lui avait jeté en pâture afin d’adoucir son passage dans ce qu’ils croyaient être son rêve-de-mort. Le sort de son peuple vaincu importait peu aux yeux de cette fille ; on avait substitué à l’ancien héritage des notions de prestige et quelques gadgets.

Qu’elle rêve donc. Il se laissa aller à la tranquille frénésie de la drogue.

Une connexion se faisait là où le point d’extinction de la mémoire rencontrait le temps-lumière issu d’un autre lieu, et il n’était pas encore tout à fait certain de l’avoir dépassée.

Il s’efforça de distinguer à nouveau la grande maison, mais elle était masquée par la fumée et les fusées éclairantes. Il se tourna alors vers le grand cuirassé arrimé en cale sèche, mais celui-ci refusait de s’agrandir. C’était un gros vaisseau de guerre, ni plus ni moins, et il n’arrivait pas à aller jusqu’au fond de la signification que ce bâtiment aurait dû prendre pour lui.

Il n’avait rien fait d’autre qu’escorter l’Élu à travers les terres désolées pour le conduire au Palais. Pourquoi avaient-ils voulu que l’Élu se joigne à la cour ?

Cela paraissait absurde. La Culture n’avait pas foi en ces inepties surnaturelles, superstitieuses. Et pourtant, elle lui avait donné l’ordre de faire en sorte que l’Élu parvienne sain et sauf à la Cour, malgré les mésaventures multiples et variées qui étaient venues se mettre en travers de leur chemin.

Pour assurer la perpétuation d’une lignée corrompue. Pour prolonger le règne de la stupidité.

Enfin, ils avaient leurs raisons. Il n’y avait qu’à prendre l’argent et filer. Sauf que ce n’était pas à proprement parler d’argent qu’il s’agissait. Alors, que faire, mon garçon, que faire ?

Croire. Même s’ils méprisent la croyance. Faire. Agir, bien qu’ils se méfient de l’action. Je suis leur exécuteur de basses œuvres, comprit-il. Un héros d’emprunt. Et ils éprouvent suffisamment de dédain à l’égard des héros pour que ce statut vienne renforcer la confiance que je me porte.

Viens avec nous, fais ce que nous te disons de faire et que tu aurais envie de faire de toute façon (mais une envie encore plus brûlante), et nous te donnerons ce que tu n’aurais jamais pu obtenir autrement, quels que soient le temps et le lieu : la preuve incontestable que tes actes sont justes, que non seulement tu t’amuses immensément, mais que c’est également pour le bien commun. Alors profites-en.

Et il l’avait fait, il en avait profité, même s’il n’était pas toujours bien certain que ce soit pour les bonnes raisons. Mais cela n’avait aucune importance pour eux.

Amener l’Élu au Palais.

Il prit du recul par rapport à sa vie et ne ressentit aucune honte. Tout ce qu’il avait jamais fait, c’était parce qu’il y avait quelque chose à faire. Tu t’es servi de ces armes, qu’elles soient d’une espèce ou d’une autre. On te donnait un objectif, ou bien tu te le donnais à toi-même, et il fallait que tu tendes vers lui, quels que soient les obstacles qui se dressaient sur ton chemin. Même la Culture était bien forcée de le reconnaître. La chose était formulée en termes de réalisations possibles étant donné le délai et le niveau d’avancement technologique, mais ils devaient bien avouer que tout cela était bien relatif, que tout était en continuelle fluctuation…

Il essaya subitement – dans l’espoir de le prendre par surprise – de revenir d’un seul coup à l’endroit où se trouvaient la demeure éventrée par la guerre, le pavillon d’été calciné et le bateau embourbé taillé dans la pierre… mais le souvenir refusait d’en supporter le poids, et il fut à nouveau rejeté, projeté tout tourbillonnant dans le néant, expédié au royaume de l’oubli, où régnaient les pensées délibérément non pensées.

La tente se dressait au point focal des deux pistes du désert. Blanche dehors, noire dedans, elle semblait être le reflet de ses vaticinations formées de croisements et de rencontres.

Hé, ho ! Ce n’est qu’un rêve.

Excepté que ce n’était pas un rêve, qu’il était parfaitement maître de lui et que, s’il ouvrait les yeux, il verrait la fille assise en face de lui qui le regardait fixement, l’air perplexe, il avait toujours su, sans la moindre hésitation, qui se trouvait à quel endroit et ce qui s’était passé à tel ou tel moment, et, d’une certaine façon, c’était ce que cette drogue avait de pire : elle vous permettait de vous rendre en n’importe quel endroit et à n’importe quelle époque – ce qui était tout de même le cas de nombreuses drogues –, mais en vous laissant rétablir le contact avec la réalité chaque fois que vous le désiriez réellement.

Comme c’est cruel, songea-t-il.

Finalement, la Culture avait peut-être vu juste ; tout à coup, il trouvait moins autocomplaisant, moins décadent de pouvoir synthétiser en soi, à n’importe quel moment, toutes les drogues ou combinaisons de drogues, ou presque.

Cette fille, comprit-il en une seconde atroce, ferait de grandes choses. Elle serait célèbre, respectée ; les membres de la tribu qui l’entourait commettraient des actes grandioses – et terribles –, et tout cela pour rien, car, quel que fût le terrible enchaînement d’événements qu’il avait mis en marche en emmenant l’Élu au Palais, la tribu ne survivrait pas. Ces gens étaient déjà morts. Déjà la marque qu’ils avaient laissée sur le désert de la vie s’effaçait, le sable la recouvrait, grain après grain, grain après grain… Il avait déjà contribué à la fouler aux pieds, même s’ils ne s’en étaient pas encore rendu compte. Ils comprendraient une fois qu’il serait parti. La Culture viendrait le prendre pour le déposer ailleurs, et cette aventure-là serait absorbée comme les autres dans le néant du sens ; et, tandis qu’il irait s’acquitter ailleurs d’une tâche similaire, il n’en resterait pas grand-chose.

En fait, il aurait très bien pu assassiner l’Élu : ce gamin était un imbécile, il n’avait que rarement tenu compagnie à quelqu’un d’aussi bête. Oui, ce jeune était un crétin, et il ne le savait même pas.

Il ne pouvait imaginer combinaison plus désastreuse.

Il repartit brusquement vers la planète qu’il avait jadis abandonnée.

S’en approcha un peu, fut repoussé au loin. Essaya à nouveau, mais sans réelle confiance en lui.

Fut rejeté à nouveau. Ma foi, il ne s’était guère attendu à autre chose.

Le Chaisier n’était pas la personne qui avait fabriqué la chaise, comprit-il en un éclair de lucidité. C’était et ce n’était pas lui. Il n’y a point de dieux, nous dit-on, aussi suis-je responsable de mon propre salut.

Il avait déjà les yeux fermés ; pourtant, il les ferma encore.

Il se balançait en rond, sans savoir.

Mensonges ; il pleurait, criait, s’effondrait aux pieds dédaigneux de la fille.

Mensonges ; il continuait à se balancer en rond.

Mensonges ; il tombait sur la fille, les mains tendues, en quête d’une mère qui n’était pas là.

Mensonges.

Mensonges.

Mensonges.

Mensonges ; il se balançait toujours en rond, traçant son propre symbole personnel dans l’air entre le sommet de sa tête et le trou empli de jour par où devait s’échapper la fumée de la tente.

Il sombra à nouveau vers la planète, mais la fille sous la tente noire/blanche approcha la main pour lui éponger le front et, par cet infime mouvement, parut balayer au loin son être…

(Mensonges.)

… Bien plus tard, il découvrit que, s’il avait escorté l’Élu jusqu’au Palais, c’était seulement parce que ce sale gamin était le dernier de sa lignée. Non seulement stupide mais en plus impuissant, l’Élu ne donna naissance à aucun fils vigoureux, nulle fille astucieuse (ainsi que la Culture le savait depuis le début), et les hargneuses tribus du désert déferlèrent une décennie plus tard avec à leur tête une Matriarque qui avait guidé la plupart des guerriers placés sous son commandement à travers le temps de la feuille-de-rêve, une femme qui avait vu le plus robuste et le plus étranger d’entre eux subir ses effets et en revenir indemne mais insatisfait, et qui avait appris par cette expérience que la vie dans le désert pouvait être autre chose que ce qui avait été pressenti dans les mythes et récits des aînés de sa tribu nomade.

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