1. LE BON SOLDAT

Un

Elle s’avançait dans la salle des turbines, entourée d’un cercle sans cesse recomposé d’amis, d’admirateurs et d’animaux – nébuleuse évoluant autour du centre d’attraction –, parlant aux invités, donnant des consignes au personnel, lançant çà et là des suggestions et complimentant les fantaisistes nombreux et variés. Les antiques machines brillantes se dressaient, silencieuses, parmi la foule d’invités bavards vêtus de couleurs gaies ; dans l’espace réverbérant qui s’ouvrait au-dessus d’elles régnait la musique. Elle s’inclina avec grâce en souriant à un amiral qui passait par là, et fit tourner dans ses mains une délicate fleur noire dont elle porta les pétales à son nez afin de mieux s’imprégner de son parfum entêtant.

Deux des hralzs qui l’accompagnaient se dressèrent en jappant ; leurs pattes avant cherchèrent une prise sur le tissu lisse de sa robe de soirée, leurs museaux luisants levés vers la fleur. Elle se pencha et, du bout de celle-ci, tapota légèrement le nez des bêtes, qui retombèrent avec souplesse sur leurs pattes en éternuant et en secouant la tête. Autour d’elle, les gens se mirent à rire. Elle se courba, et sa robe se gonfla ; elle fourragea des deux mains dans le pelage d’un des animaux puis secoua ses grandes oreilles, et leva la tête à l’approche du majordome qui, l’air déférent, se frayait un chemin parmi le petit groupe qui s’était formé autour d’elle.

— De quoi s’agit-il, Maikril ? s’enquit-elle.

— C’est le photographe du System Times, l’informa doucement le majordome.

Comme elle se relevait, lui-même se redressa afin que son menton parvienne au niveau des épaules nues de la jeune femme.

— Il s’avoue donc vaincu ? sourit-elle.

— C’est ce qu’il me semble, madame. Il demande audience.

Elle rit.

— Comme c’est bien formulé. Combien en avons-nous obtenu, cette fois ?

Le majordome se rapprocha un peu en jetant un regard inquiet à l’un des hralzs, qui lui montrait les dents en grondant.

— Trente-deux caméras, madame ; plus de cent appareils photos.

Avec des mines de conspirateur, elle colla sa bouche contre l’oreille du majordome et dit :

— Sans compter ce que nous avons trouvé sur nos invités.

— C’est juste, madame.

— Je recevrai donc cette personne… Homme ou femme ?

— Homme, madame.

— Je le recevrai, donc, mais plus tard. Dites-lui qu’il attende dix minutes, et venez me le rappeler dans vingt. Ce sera dans l’atrium ouest.

Elle jeta un regard à son unique bracelet de platine. Reconnaissant sa rétine, un minuscule projecteur travesti en émeraude afficha brièvement un plan holo de l’ancienne centrale électrique, en deux cônes de lumière visant directement ses yeux.

— Bien, madame, répondit Maikril.

Elle effleura son bras et reprit :

— On se dirige vers l’arboretum, d’accord ?

Le majordome hocha imperceptiblement la tête en signe qu’il avait entendu. Elle se retourna à regret vers sa petite cour, les mains jointes comme pour implorer leur pardon.

— Je suis navrée. Voulez-vous bien m’excuser un instant ?

Elle inclina la tête sur le côté en souriant.

— Salut ! Bonjour ! Coucou ! Ça va ?

Ils traversèrent rapidement la foule des invités, dépassèrent les arcs-en-ciel grisâtres des geysers à drogues ainsi que les vasques clapotantes des fontaines à vin. Elle ouvrait la marche et avançait du pas vif que lui permettaient ses longues jambes, tandis que le majordome s’efforçait de suivre. Elle répondait d’un geste à ceux qui la saluaient : il y avait des ministres en exercice accompagnés de leur ombre, des dignitaires et des attachés étrangers, des stars des médias de toutes confessions, des révolutionnaires et des officiers de marine, des capitaines d’industrie et des rois du commerce suivis de leurs actionnaires, d’une richesse encore plus extravagante. Les hralzs claquaient des mâchoires sans grande conviction sur les talons du majordome ; gauches quand leurs griffes dérapaient sur le sol de mica poli, ils faisaient un bond en avant lorsqu’ils rencontraient un des nombreux tapis sans prix jetés çà et là dans la salle des turbines.

Arrivée devant les marches de l’arboretum, à l’abri des regards derrière le boîtier de la dynamo située à l’extrême est, elle fit une pause, remercia le majordome, chassa les hralzs, tapota sa chevelure parfaite, lissa sa robe pourtant impeccablement lisse et s’assura que l’unique pierre blanche sertie sur son écharpe noire était bien centrée. Puis elle descendit vers les hautes portes de l’arboretum.

En haut des marches, un des hralzs se mit à gémir en se dressant plusieurs fois sur ses pattes arrière, les yeux humides.

Irritée, elle se retourna.

— Couché, Ricochet ! Va-t’en !

L’animal baissa la tête et s’éloigna sans cesser de pousser sa plainte nasillarde.

Elle referma doucement les portes derrière elle, admirant la masse paisible de feuillage luxuriant que l’arboretum offrait à ses regards.

À l’extérieur de la haute voûte de cristal formant le demi-dôme, il faisait nuit noire. Dans l’arboretum, de petites lumières vives brûlaient sur de grands mâts, projetant des ombres nettes et dentelées entre les plantes massées. L’atmosphère était tiède, et sentait la terre et la sève. Elle inspira profondément et entreprit de traverser la serre.

— Bonjour.

L’homme fit volte-face et la découvrit debout derrière lui, adossée à un mât lumineux, les bras croisés, lèvres et yeux également souriants. Ses cheveux étaient du même bleu-noir que ses pupilles ; elle avait la peau couleur fauve, et elle était plus mince que dans les bulletins d’information alors que, grande comme elle l’était, elle aurait pu être en fait solidement charpentée. Quant à lui, il était grand, extrêmement mince, et d’une pâleur bien peu en vogue ; la plupart des gens auraient trouvé ses yeux trop rapprochés.

Il contempla la feuille au dessin délicat qu’il tenait à la main, une main d’allure fragile, puis la lâcha ; souriant d’un air hésitant, il émergea du buisson excessivement fleuri qu’il était allé examiner. Il se frotta les mains, apparemment intimidé.

— Je m’excuse, je…, fit-il avec un geste nerveux.

— Ce n’est rien, dit-elle en tendant une main, qu’il serra. Vous êtes bien Relstoch Sessupin, n’est-ce pas ?

— Euh… oui, répondit-il, manifestement surpris.

Il tenait toujours la main de la jeune femme. Il s’en rendit compte et la relâcha promptement, l’air encore plus mal à l’aise.

— Diziet Sma.

Sans le quitter des yeux, elle inclina légèrement la tête, très lentement, et ses cheveux se balancèrent sur ses épaules.

— Oui, je sais, bien sûr. Euh… ravi de faire votre connaissance.

— C’est bien, fit-elle en hochant la tête. Moi de même. J’ai entendu ce que vous faites.

— Ah ! (Il prit un air de contentement juvénile et frappa dans ses mains sans même paraître s’en rendre compte.) Ah ! C’est très…

— Je n’ai pas dit que j’avais apprécié, coupa-t-elle.

Son sourire n’étirait plus qu’un coin de sa bouche.

— Ah.

Déconfiture.

Quelle cruauté.

Toutefois, j’apprécie ; j’apprécie même beaucoup, reprit-elle, et voilà que tout à coup son visage exprimait une espèce de contrition amusée, presque complice.

Il éclata de rire, et elle sentit quelque chose se décontracter en elle. Tout allait bien se passer entre eux.

— Je me suis demandé pourquoi on m’invitait, vous savez, confessa-t-il. (Dans ses yeux profondément enfoncés s’alluma une lueur nouvelle.) Tout le monde ici a l’air si… (un haussement d’épaules) si important. C’est pour cela que je…

Il indiqua maladroitement la plante qu’il était en train d’observer à son arrivée.

— À vos yeux, un compositeur n’est donc pas quelqu’un d’important ? demanda-t-elle en se moquant gentiment de lui.

— Ma foi… à côté de tous ces politiciens, ces amiraux, ces hommes d’affaires… En termes de pouvoir, je veux dire… Et puis, je ne suis même pas très connu dans ma partie. J’aurais plutôt pensé à Savntreig, ou bien Khu, ou encore…

Elle acquiesça :

— Ce sont des gens qui ont, en effet, très bien composé leur carrière.

Il observa un bref silence, puis partit d’un petit rire et baissa les yeux. Il avait des cheveux très fins qui brillaient sous l’éclat du mât lumineux. Ce fut au tour de Sma de succomber à son rire. Elle songea qu’il valait peut-être mieux lui parler de la commission tout de suite, sans attendre leur prochaine rencontre. Ce jour-là, elle ferait en sorte que l’assistance soit moins nombreuse (même si, pour le moment, ladite assistance demeurait relativement lointaine), et l’ambiance un peu plus amicale… Mais peut-être attendrait-elle d’avoir avec lui une entrevue en tête à tête, une fois qu’elle serait sûre de le tenir sous son charme.

Combien de temps devait-elle faire durer ? Elle voulait cet homme, mais cela prendrait tellement plus d’importance si cela venait au terme d’une belle amitié ; l’échange interminable et exquis de confidences de plus en plus intimes, la lente accumulation d’expériences partagées, la langoureuse spirale de la danse de la séduction, l’incessant ballet d’avant en arrière, d’avant en arrière, toujours plus près, jusqu’à ce que la paresse se sublime dans la chaleur engloutissante de la récompense finale.

Il la regarda dans les yeux et dit :

— Vous me flattez, madame.

Elle soutint son regard et releva légèrement le menton, intensément consciente de la moindre nuance véhiculée par le langage de son corps, scrupuleusement traduit. Elle vit que l’homme avait perdu son expression juvénile. Ses yeux lui rappelaient la pierre précieuse de son bracelet. Elle sentit la tête lui tourner légèrement et prit une profonde inspiration.

— Hem-hem !

Elle se figea sur place.

Cela venait de derrière elle, sur un côté. Elle vit le regard de Sessupin hésiter et se détacher d’elle.

Sans rien perdre de sa sérénité apparente, Sma se retourna et jeta un regard furieux à la coque gris-blanc du drone, comme si elle cherchait à y percer des trous.

Qu’est-ce que c’est encore ? lança-t-elle d’une voix qui aurait rayé l’acier.

Le drone avait la taille – et plus ou moins la forme – d’une petite valise. Il s’éleva dans les airs pour venir se suspendre au niveau de son visage.

— Un problème, poupée, fit-il.

Puis il se déplaça vivement sur le côté et se pencha en arrière de sorte qu’il parut contempler les profondeurs ténébreuses du ciel, au-delà de la semi-sphère de cristal.

Sma baissa les yeux sur le sol de brique de l’arboretum et fit la moue. Elle se permit le plus infime des mouvements de tête.

— Monsieur Sessupin, sourit-elle en écartant les mains. Croyez-bien que je regrette, mais… voulez-vous…

— Mais naturellement.

Déjà il s’éloignait ; il passa rapidement devant elle en la saluant d’un unique hochement de tête.

— Peut-être pourrons-nous reprendre cette conversation ultérieurement, dit-elle.

Il se retourna, mais sans s’arrêter pour autant.

— Certes, certes, je… ce serait…

Manifestement à court d’inspiration, il lui adressa un nouveau hochement de tête nerveux puis se dirigea en toute hâte vers les portes situées tout au fond de l’arboretum. Il les franchit sans jeter un seul regard en arrière.

Sma virevolta et se planta devant le drone, qui bourdonnait à présent d’un air innocent, apparemment plongé dans la contemplation du cœur d’une fleur aux couleurs tapageuses dans laquelle son court museau était à demi enfoui. Il prit conscience de sa présence et regarda dans sa direction. Jambes écartées, elle posa un poing sur sa hanche et dit :

« Poupée ? »

Le champ-aura du drone s’aviva : un mélange de pourpre (pour le regret) et de vert-de-gris (pour l’étonnement) décidément peu convaincant.

— Je ne sais pas, Sma… ça m’a échappé. Simple allitération en « p ».

Sma donna un coup de pied dans une branche morte, fusilla le drone du regard et dit :

— Alors ?

— Ce ne sont pas de très bonnes nouvelles, répondit tranquillement le drone en reculant légèrement et en prenant une teinte sombre pour marquer sa tristesse.

Sma hésita. Elle détourna un instant les yeux et ses épaules s’affaissèrent brusquement. Elle s’assit sur une racine et sa robe se froissa tout autour d’elle.

— C’est Zakalwe, n’est-ce pas ?

Le drone exprima sa surprise par un arc-en-ciel – avec une telle promptitude, songea-t-elle, qu’on aurait presque pu y croire.

— Ça alors ! dit-il. Mais comment… ?

Elle balaya sa question d’un geste.

— Je l’ignore. Le ton de ta voix. L’intuition humaine… Voilà que ça recommence. La vie devenait trop amusante.

Elle ferma les yeux et appuya sa tête contre l’écorce sombre et rugueuse de l’arbre.

— Eh bien ?

Le drone Skaffen-Amtiskaw descendit à hauteur de son épaule et resta suspendu là. La jeune femme le regarda.

— Il faut qu’il revienne, lui dit-il.

— C’est bien ce que je pensais, soupira Sma en chassant l’insecte qui venait de se poser sur son épaule.

— Eh oui ! Rien d’autre ne marchera, je le crains ; il faut que ce soit lui, et nul autre.

— Peut-être, mais faut-il vraiment que ce soit moi et nulle autre ?

— C’est… c’est l’opinion générale.

— Formidable, ironisa Sma.

— Tu veux connaître la suite ?

— Est-elle plus agréable ?

— Pas vraiment, non.

— Oh, et puis après tout… (Sma claqua ses mains sur ses cuisses, puis se mit à les frotter.) Autant en finir tout de suite.

— Il faudrait que tu partes dès demain.

— Oh non ! (Elle enfouit sa tête dans ses mains, puis releva les yeux. Le drone jouait avec une brindille.) Tu plaisantes, ou quoi ?

— Malheureusement, non.

— Et tout ça ? (Elle indiqua la salle des turbines.) Et la conférence sur la paix ? Et toutes ces huiles, là-bas, avec leurs pattes graissées et leurs petits yeux en boutons de bottines ? Trois années de travail qui s’envolent en fumée, c’est ça ? Merde ! C’est d’une planète entière qu’il s’agit…

— La conférence sera maintenue.

— Ça, je n’en doute pas, mais qu’est-ce que tu fais du « rôle capital » que je suis censée y jouer ?

— Euh…, répondit le drone en amenant la brindille au niveau de la bande sensible située à l’avant de sa coque, eh bien…

— Oh non !

— Écoute, je sais que tu n’aimes pas…

— Non, drone ; ce n’est pas…

Brusquement, Sma se leva, alla se tenir au pied de la paroi de cristal, et plongea son regard dans la nuit.

— Écoute, Dizzy…, fit le drone en s’approchant.

— Ne me donne pas de petits noms, s’il te plaît.

— Écoute, Sma… Elle n’existe pas pour de vrai. Ce n’est qu’une doublure. Une doublure électronique, mécanique, électrochimique, chimique. Une machine. Une machine contrôlée par Mental, qui n’est pas vivante en elle-même. Ce n’est ni un clone, ni…

— Je sais très bien tout cela, drone, répliqua-t-elle en joignant ses mains derrière son dos.

La machine se rapprocha en flottant dans les airs, lui entoura les épaules de son champ et serra doucement. La jeune femme se dégagea et riva ses yeux au sol.

— Il nous faut ton autorisation, Diziet.

— Mais oui, ça aussi je le sais.

Elle leva la tête vers des étoiles deux fois masquées : par les nuages, et par les lumières de l’arboretum.

— Naturellement, tu peux rester ici si tu le désires. (Le drone s’exprimait d’une voix laborieuse, chargée de remords.) La conférence pour la paix est importante, c’est certain ; elle nécessite la présence de… d’une personne qui sache arrondir les angles. Cela ne fait aucun doute.

— Et qu’y a-t-il de crucial au point que je doive filer d’ici dès demain ?

— Tu te souviens de Vœrenhutz ?

— Je me souviens de Vœrenhutz, répondit-elle d’une voix neutre.

— Eh bien, la paix a duré quarante ans, mais maintenant, elle touche à sa fin. Zakalwe travaillait avec un dénommé…

— Maitchigh ? coupa-t-elle, les sourcils froncés, en tournant à demi la tête vers le drone.

— Beychaé. Tsoldrin Beychaé. Qui, suite à notre intervention, est devenu président de l’Amas. Tant qu’il est resté au pouvoir, il a pu maintenir la cohérence du système politique ; seulement, il a pris sa retraite il y a huit ans, bien avant d’y être contraint, afin de se consacrer à l’étude et à la contemplation. (Le drone fit entendre l’équivalent d’un soupir.) La régression a suivi, et Beychaé vit actuellement sur une planète dont les dirigeants sont subtilement hostiles aux forces qu’ils représentent, Zakalwe et lui ; des forces que nous soutenons. Ces dirigeants jouent un rôle actif dans l’éclatement du groupe en factions multiples. Plusieurs conflits mineurs se sont déclarés, et bien d’autres couvent ; une guerre à grande échelle touchant l’Amas tout entier est, selon l’expression consacrée, imminente.

— Et Zakalwe ?

— Globalement, on lui demande de faire une Sortie. De descendre sur la planète, de convaincre Beychaé qu’on a besoin de lui, et à tout le moins de l’amener à prendre parti. Mais il est possible que cela l’entraîne plus loin ; sans compter, pour compliquer encore les choses, que Beychaé ne se laissera sans doute pas facilement convaincre.

Sma considéra la question sous tous les angles sans détacher ses yeux du spectacle de la nuit.

— Aucun subterfuge possible ?

— Rien d’autre ne peut marcher que le vrai Zakalwe ; les deux hommes se connaissent trop bien. Comme Tsoldrin Beychaé connaît trop bien la machine politique en vigueur dans le système tout entier. Trop de souvenirs en jeu.

— Oui, commenta doucement Sma. Trop de souvenirs. (Elle massa ses épaules nues, comme si elle avait froid.) Et la grosse cavalerie ?

— Une flotte nébuleuse est en train de s’assembler ; un noyau composé d’un Véhicule-Système Limité et de trois Unités de Contact Général stationne dans les parages de l’amas proprement dit ; quelque quatre-vingts UCG les suivent à la trace à moins d’un mois de distance, à vitesse maximale. Il devrait y avoir, pendant un an environ, quatre ou cinq VSG dans un rayon de deux à trois mois. Mais ça, c’est vraiment en tout dernier recours.

— Méga-hécatombe en perspective, hein ? fit Sma sur un ton plein d’amertume.

— Si tu tiens à présenter les choses comme ça, oui, répondit Skaffen-Amtiskaw.

— Oh, merde, reprit doucement Sma en fermant les yeux. Bon, à quelle distance se trouve Vœrenhutz, déjà ? J’ai oublié.

— Une quarantaine de jours seulement. Mais il faut d’abord qu’on passe prendre Zakalwe ; disons… quatre-vingt-dix jours en tout, rien que pour y aller.

Elle fit volte-face.

— Qui va contrôler la doublure si c’est moi qui pars à bord de ce vaisseau ?

Ses yeux se tournèrent brièvement vers le ciel.

— Le Premier essai restera ici quoi qu’il arrive, répondit le drone. Le piquet ultra-rapide Xénophobe a été mis à ta disposition. Il peut décoller demain, un peu après midi, ou plus tôt… si telle est ta volonté.

Sma resta quelques instants sans bouger, les pieds joints et les bras croisés ; les traits tirés, elle faisait la moue. Skaffen-Amtiskaw se livra à une brève introspection et décréta qu’il avait de la peine pour elle.

La jeune femme demeura silencieuse et immobile quelques secondes de plus puis, tout à coup, repartit à grands pas vers les portes menant à la salle des machines en faisant claquer ses talons sur les briques de l’allée.

Le drone se précipita à sa suite et se suspendit au niveau de son épaule.

— Ce que je déplore, commenta Sma, c’est que tu n’aies pas su te rendre compte à quel point le moment était mal choisi.

— Je suis désolé. Je vous ai dérangés ?

— Penses-tu. Au fait, qu’est ce que c’est qu’un « piquet ultra-rapide » ?

— Le nouveau nom des Unités d’Offensive Rapide (Démilitarisées), l’informa le drone.

Elle regarda la machine, qui vacilla sur place : équivalent d’un haussement d’épaules.

— L’expression est censée faire meilleur effet.

— Et celui-là s’appelle le Xénophobe. Ma foi, rien à dire, c’est parfait. La doublure peut-elle prendre ma place tout de suite ?

— Demain à midi ; peux-tu la mettre au courant d’ici…

— Mettons demain matin, coupa Sma tandis que le drone passait prestement devant elle et ouvrait la porte en attirant vers eux les deux battants ; elle franchit le seuil d’un pas décidé et, rassemblant ses jupes, monta quatre à quatre les marches menant à la salle des turbines.

Les hralzs apparurent en dérapant à l’angle du mur du grand hall, et vinrent l’entourer en jappant et en bondissant. Sma s’arrêta pour les laisser tourner autour d’elle, flairer le bas de sa robe et chercher à lui lécher les mains.

— Non, reprit-elle à l’intention du drone. Tout compte fait, passe-moi à la sonde ce soir, quand je te le dirai. Je vais me débarrasser de ces gens aussi tôt que possible. Pour l’instant, je vais voir si je trouve l’ambassadeur Onitnert ; ordonne à Maikril de dire à Chuzleis qu’elle amène le ministre au bar, niveau Turbine 1, dans dix minutes. Fais mes excuses aux paparazzi du System Times, demande qu’on les ramène en ville et qu’on les y relâche ; donne-leur une bouteille de noctiflor chacun. Décommande le photographe, donne-lui un appareil photo et laisse-le prendre… soixante-quatre clichés, autorisation expresse exigée. Demande à un domestique mâle de trouver Relstoch Sessupin, et convie-le dans mes appartements dans deux heures. Ah, et puis…

Sma s’interrompit et s’accroupit brusquement pour saisir dans ses mains le museau effilé d’un des deux hralzs pleurnicheurs.

— Oui, oui, Gracieuse, je sais, je sais, dit-elle tandis que l’animal alourdi par son ventre gonflé continuait à pousser sa plainte funèbre en lui léchant le visage. J’aurais voulu être là pour la naissance de tes petits, mais je ne peux pas…, soupira-t-elle en serrant la bête dans ses bras avant de lui prendre le menton dans sa main. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, Gracieuse ? J’aurais pu t’endormir jusqu’à mon retour, tu ne te serais aperçue de rien… Mais tous tes amis se seraient ennuyés de toi.

— Endors-les aussi, suggéra le drone.

Sma secoua la tête.

— Prends soin d’eux jusqu’à ce que je revienne, dit-elle à l’autre hralz. D’accord ? (Elle déposa un baiser sur le nez de l’animal, puis se releva. Gracieuse éternua.) Encore deux choses, drone, reprit Sma en traversant la meute tout excitée.

— Quoi donc ?

— Ne m’appelle plus jamais « poupée », entendu ?

— Entendu. Et puis ?

Ils contournèrent la masse luisante depuis longtemps inerte de la turbine six, et Sma s’immobilisa un instant, observant la foule affairée qui se pressait devant elle. Elle inspira profondément et carra les épaules. Elle souriait déjà en se mettant en marche et en disant tout bas au drone :

— Pas question que ma doublure baise.

— D’accord, répondit le drone tandis qu’ils rejoignaient la fête. Après tout, en un sens, il s’agit bel et bien de ton corps.

— Justement non, drone, rétorqua Sma en adressant un signe de tête à un serveur qui s’empressa de lui tendre son plateau de boissons. Justement, il ne s’agit pas de mon corps.

Appareils aériens et véhicules terrestres partirent en flottant ou en serpentant, selon le cas, en s’éloignant de la vieille centrale hydroélectrique. Les gens importants avaient pris congé. Il restait encore quelques traînards dans la grande salle, mais ceux-là n’avaient pas besoin d’elle. Elle se sentait lasse, et endocrina un peu d’entrain pour se remettre en forme.

Depuis le balcon sud de ses appartements, aménagés dans les anciens locaux administratifs de la centrale, elle plongea son regard dans la profonde vallée, en contrebas, et contempla la file de feux arrière qui soulignaient la corniche. Un aéro passa en chuintant au-dessus de sa tête, puis vira de bord et disparut derrière la haute muraille incurvée de l’ancien barrage. Elle le regarda s’éloigner, puis se retourna vers les portes de l’appartement sur le toit en ôtant sa courte veste de soirée, qu’elle jeta négligemment sur son épaule.

On entendait de la musique au cœur de la somptueuse suite installée sous le jardin suspendu. Elle préféra se diriger vers le bureau, où l’attendait Skaffen-Amtiskaw.

Le sondage destiné à la mise à jour de la doublure ne durait que deux à trois minutes. Elle revint à elle en proie à la sensation habituelle de dislocation, mais le phénomène ne tarda pas à se dissiper. Elle se débarrassa de ses chaussures et s’engagea dans les couloirs sombres et moelleux en direction de la source musicale.

Relstoch Sessupin s’extirpa du fauteuil où il avait pris place, tenant toujours un verre de noctiflor qui rougeoyait doucement. Sma s’immobilisa sur le seuil.

— Merci d’être resté, dit-elle en laissant tomber sa courte veste sur un sofa.

— De rien. (Il porta à ses lèvres sa boisson rougeoyante, puis parut se raviser et referma ses deux mains autour du verre.) Qu’est-ce que… Euh… Y avait-il une raison particulière pour que vous… ?

Sma sourit, peut-être un peu tristement, et posa les deux mains sur les accoudoirs du grand fauteuil tournant derrière lequel elle se tenait. Elle baissa les yeux sur le coussin en cuir.

— Vous allez peut-être penser que je me flatte, déclara-t-elle. Mais, pour dire les choses un peu crûment… (Elle releva les yeux sur lui.) Si on baisait ?

Relstoch Sessupin en resta pétrifié. Au bout d’un moment, il éleva son verre jusqu’à ses lèvres et but une longue gorgée. Puis il l’abaissa de nouveau.

— Oui, dit-il. Oui, j’en ai eu envie… tout de suite.

— Nous n’avons que cette nuit, ajouta-t-elle en levant une main. Seulement cette nuit. C’est difficile à expliquer, mais à partir de demain… et pour une demi-année ou plus, je vais être incroyablement occupée ; à tel point que je serai… comment dire ? En deux endroits à la fois, vous voyez ?

Il haussa les épaules.

— Entendu. Comme vous voudrez.

Alors Sma se détendit, et un sourire se dessina progressivement sur son visage. Elle fit tourner le fauteuil pivotant, ôta son bracelet et le laissa tomber sur le siège. Puis elle déboutonna sans hâte le haut de sa robe et resta plantée là.

Sessupin vida son verre, le posa sur une étagère et vint la rejoindre.

— Lumière, murmura-t-elle.

La lumière baissa lentement, jusqu’à s’éteindre tout à fait, jusqu’à ce que, sur l’étagère, la lueur rouge des dernières gouttes de liquide fasse du verre l’objet le plus brillant de la pièce.

XIII

— Réveillez-vous !

Il se réveilla.

Le noir. Il se raidit sous les couvertures en se demandant qui pouvait bien lui parler ainsi. Personne ne lui parlait sur ce ton ; plus maintenant. Même à moitié endormi, après ce réveil inattendu, en plein milieu de la nuit peut-être, il discernait dans cette voix une nuance qu’il n’avait pas entendue depuis deux décennies, voire trois. L’impertinence. L’irrespect.

Il sortit la tête de la couverture protectrice et, retrouvant l’atmosphère tiède de la chambre, regarda autour de lui pour voir qui, dans la lumière rare dispensée par une unique lampe, osait lui adresser la parole sur ce ton. Il s’alarma l’espace d’une seconde – quelqu’un avait-il pu franchir la barrière des gardes et des écrans de sécurité ? – mais la peur céda promptement la place à une furieuse envie de savoir qui se montrait assez effronté pour lui parler ainsi.

L’intrus était assis dans un fauteuil, un peu en arrière du pied du lit. Il avait quelque chose de bizarre, ce qui était déjà bizarre en soi ; quelque chose d’inhabituel, d’indéfinissable, voire d’inhumain. On avait l’impression de se trouver en présence d’une projection légèrement à l’oblique. Ses vêtements aussi étaient étranges : amples, bigarrés même dans la faible lueur de la lampe de chevet. L’homme était habillé en clown ou en bouffon, mais son visage un peu trop symétrique était… sévère ? Méprisant ? Cette… étrangéité en rendait l’interprétation difficile.

Il voulut chercher à tâtons ses lunettes, mais c’était seulement le sommeil qui lui embrumait les yeux. Les chirurgiens lui avaient greffé de nouveaux yeux cinq ans auparavant, mais après soixante ans de myopie, il n’avait pu se débarrasser de cette habitude : tous les matins au réveil, il cherchait des lunettes qui n’existaient pas. Un inconvénient bien mineur, songeait-il invariablement ; et maintenant, avec le nouveau rétro-traitement anti-âge… Sa vue s’éclaircit. Il se dressa sur son séant, observant l’homme dans le fauteuil, et commença à croire qu’il rêvait ou qu’il voyait des fantômes.

L’homme semblait jeune ; il avait un visage large au teint hâlé et des cheveux noirs attachés derrière sa tête, mais si les esprits, les morts lui vinrent à l’esprit, c’était pour une autre raison, en rapport avec ces yeux noirs, ces puits sans fond, et le dessin non humain de ces traits.

— Bonsoir, Ethnarque.

La voix du jeune homme était lente et mesurée. D’une certaine manière, c’était la voix d’un individu beaucoup plus âgé, suffisamment vieux pour que l’Ethnarque se sente brusquement jeune par comparaison. Cette voix le glaça sur place. Son regard fit le tour de la pièce. Qui était donc cet homme ? Comment était-il entré ? Le palais se voulait imprenable. Il y avait des gardes partout. Que se passait-il donc ? L’effroi revint.

La fille de la veille gisait, immobile, à l’autre bout du grand lit, silhouette informe sous les couvertures. Au mur, sur la gauche de l’Ethnarque, une paire d’écrans en veilleuse reflétait le faible éclat de la lampe de chevet.

Il avait peur, mais il était à présent tout à fait réveillé et réfléchissait à toute allure. Il y avait une arme cachée dans la tête de lit ; l’homme assis dans le fauteuil ne semblait pas armé (mais alors que faisait-il là ?). L’arme, toutefois, ne devait être utilisée qu’en dernier recours. Non, la solution, c’était le code vocal. Les micros et caméras dont la pièce était truffée étaient pour l’heure en stand-by : leurs circuits automatiques attendaient d’être activés par une expression bien définie. Parfois, il souhaitait trouver dans cette chambre l’intimité absolue ; à d’autres moments, il désirait y faire un enregistrement à lui seul destiné. Et puis, naturellement, il n’était pas exclu qu’un individu non autorisé s’introduise dans cette pièce, quelle que soit la vigilance des services de sécurité ; l’Ethnarque l’avait toujours su.

Il s’éclaircit la voix.

— Tiens, tiens ! Quelle surprise ! dit-il calmement, d’un ton égal.

Content de lui, il eut un petit sourire. Son cœur – qui, onze ans auparavant, avait appartenu à une jeune anarchiste athlétique – battait vite, mais pas au point de l’inquiéter. Il hocha la tête.

Vraiment, quelle surprise, répéta-t-il.

Voilà. C’était fait. Une sonnerie d’alarme devait déjà retentir dans la salle de contrôle du sous-sol ; dans quelques secondes, les gardes allaient se bousculer à sa porte. Ou bien ils préféreraient ne pas prendre ce risque, et ouvriraient les réservoirs de gaz, au plafond ; alors il y aurait une explosion, et un brouillard aveuglant les plongerait tous deux dans l’inconscience. Le danger était que cela lui déchire les tympans (songea-t-il en déglutissant), mais on pourrait toujours en prélever une paire sur un dissident en bonne santé. Peut-être ne serait-on même pas obligé d’en arriver là ; la rumeur prétendait que le rétrotraitement permettait de faire repousser certaines parties du corps. Ma foi, quel mal y avait-il à acquérir de la force même au plus profond de son corps ; un stock de remplacement. Il appréciait le sentiment de sécurité que cela conférait.

— Tiens, tiens ! s’entendit-il dire encore au cas où les circuits n’auraient pas capté la phrase-code la première ou la deuxième fois. C’est vraiment une surprise.

Les gardes allaient sans doute arriver dans les secondes qui suivraient…

Le jeune homme vêtu de couleurs vives sourit. Son corps s’infléchit de manière bizarre, et il se pencha en avant jusqu’à poser ses coudes sur le bois sculpté du pied de lit. Ses lèvres remuèrent et le résultat fut une sorte de sourire. Il plongea la main dans une poche de son pantalon bouffant et en sortit une petite arme noire qu’il pointa sur l’Ethnarque en disant :

— Votre code ne fonctionnera pas, Ethnarque Kérian. Il ne se passera rien qui soit une surprise pour moi ; je n’en dirais pas autant pour vous. Le poste de contrôle du sous-sol est aussi inopérant que le reste.

L’Ethnarque Kérian regarda le petit revolver. Il avait vu des pistolets à eau qui lui avaient fait plus d’effet. Mais qu’est-ce qui se passe ? Se peut-il réellement qu’il soit venu me tuer ? Cet homme n’était certainement pas vêtu en assassin et, de toute manière, un véritable assassin l’aurait abattu dans son sommeil. Plus cet individu resterait longtemps assis là, plus il serait en danger, qu’il ait ou non rompu les communications avec le centre de contrôle. Donc, il était peut-être fou, mais ce n’était pas un assassin. Il était tout simplement grotesque d’imaginer qu’un assassin sérieux, un professionnel, se comportât ainsi ; mais, d’un autre côté, seul un assassin extrêmement compétent et professionnel jusqu’au bout des doigts aurait pu forcer les barrages de sécurité du palais… Donc… L’Ethnarque Kérian s’efforça de convaincre son cœur brusquement emballé, en pleine mutinerie. Donc, étaient ces fichus gardes ? Il repensa au revolver dissimulé dans la tête de lit décorative, derrière lui.

Le jeune homme croisa les bras, de sorte que l’arme n’était plus pointée sur l’Ethnarque.

— Je peux vous raconter une petite histoire ? Cela vous ennuierait-il ?

C’est bien cela, il doit être fou.

Non, non, allez-y. Racontez-moi donc votre petite histoire, répondit l’Ethnarque de sa voix la plus amicale, la plus avunculaire. Au fait, comment vous appelez-vous ? Manifestement, sur ce sujet vous avez l’avantage sur moi.

— En effet, n’est-ce pas ? fit la voix âgée s’échappant de lèvres pourtant jeunes. En réalité, ce n’est pas une histoire que j’ai à raconter, mais deux. Mais il y en a une que vous connaissez presque entièrement. Je vais vous les narrer simultanément ; on va voir si vous savez les distinguer l’une de l’autre.

— Je…

— Chut ! fit l’autre en portant le petit pistolet à ses lèvres.

L’Ethnarque jeta un regard en coin à la fille, du côté opposé du lit. Il se rendit compte que l’intrus et lui-même avaient jusque-là parlé à mi-voix. S’il pouvait réveiller la fille, peut-être l’homme la prendrait-il pour cible ; ou du moins, peut-être détournerait-elle son attention le temps qu’il s’empare de l’arme cachée ; grâce à ce nouveau traitement, il était plus rapide qu’il ne l’avait été de vingt ans… mais nom de nom, où étaient les gardes !

Écoutez un peu, jeune homme ! rugit-il. Voulez-vous me dire ce que vous faites là. Hein ?

Sa voix – qui s’était fait entendre dans des amphithéâtres et sur des places publiques sans la moindre amplification – résonna dans la pièce. Bon sang, les gardes du sous-sol auraient dû pouvoir l’entendre sans l’aide des microphones ! Or, la fille au bout du lit ne bougea même pas.

Le jeune homme affichait un sourire ironique.

— Tout le monde dort, Ethnarque. Il n’y a que vous et moi. Et maintenant, l’histoire dont je vous parlais…

— Qu’est-ce…, s’étrangla l’Ethnarque en repliant ses jambes sous les couvertures. Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici ?

L’intrus eut l’air quelque peu surpris.

— Eh bien, je suis venu vous chercher, Ethnarque. Vous allez être enlevé. Et maintenant…, ajouta-t-il en déposant son arme sur le large rebord du pied de lit.

L’Ethnarque la regarda fixement. Trop loin pour qu’il puisse l’attraper, mais…

— L’histoire, reprit l’intrus en se laissant aller contre le dossier de son fauteuil. Il était une fois, bien loin d’ici, de l’autre côté du puits de gravité, une terre magique où il n’existait ni rois, ni lois, ni argent, ni propriété, mais où chacun vivait en prince, où les gens étaient très bien élevés et ne manquaient de rien. Ces gens vivaient en paix, mais ils s’ennuyaient ferme, car le paradis peut faire cet effet au bout d’un moment ; ils se lancèrent donc dans les bonnes œuvres. Disons qu’ils se mirent à rendre visite aux gens plus défavorisés. Et toujours ils s’efforçaient d’apporter avec eux ce qu’ils considéraient comme le bien le plus précieux : la connaissance, l’information. Une information aussi étendue que possible car ces gens avaient une étrange particularité : ils méprisaient les rangs et les grades, et détestaient les rois… comme tout ce qui relève de la hiérarchie… même les Ethnarques.

Le jeune homme eut un petit sourire. L’Ethnarque l’imita. Puis il s’essuya le front et remua un peu dans son lit, comme pour s’installer plus confortablement. Son cœur battait toujours à grands coups.

— Or, à une époque, une force terrible menaça de réduire leurs bons efforts à néant ; mais ils y résistèrent, et ce furent eux qui l’emportèrent. Ils sortirent du conflit encore plus forts qu’avant et, s’ils n’avaient pas éprouvé un tel désintérêt pour le pouvoir en tant que tel, ils auraient été extrêmement redoutés. Pourtant, il se trouve qu’ils ne l’étaient guère, par rapport à l’étendue de leurs pouvoirs. Et ces pouvoirs, ils s’amusaient entre autres à les exercer en se mêlant des affaires de sociétés qui, à leurs yeux, pouvaient tirer bénéfice de leur intervention. Et la méthode la plus efficace en la matière, c’est d’entrer en contact avec les gens situés tout en haut de l’échelle sociale. Un grand nombre d’entre eux deviennent médecins particuliers des plus hauts dignitaires et, à coups de traitements et de médicaments qui semblent magiques aux peuples relativement primitifs dont ils se préoccupent, ils améliorent les chances de survie des dirigeants qui le méritent. C’est ainsi qu’ils préfèrent œuvrer : en offrant la vie, voyez-vous, plutôt qu’en distribuant la mort. On peut considérer qu’ils manquent de fermeté, étant donné leur grande répugnance à tuer, et peut-être s’accorderont-ils à le reconnaître. Mais ce manque de fermeté est comparable à celui de l’océan, et, ma foi… demandez à n’importe quel marin si l’océan est frêle et inoffensif !

— Oui, je vois, fit l’Ethnarque en reculant encore un peu dans le lit, en glissant un oreiller derrière son dos et en vérifiant sa position par rapport à la cachette de l’arme.

Son cœur battait maintenant à tout rompre.

— Autre tendance de ces gens, autre façon de léguer la vie plutôt que la mort : ils offrent aux dirigeants de certaines sociétés (situées en deçà d’un niveau technologique donné) la seule chose que ne saurait leur apporter toute la richesse, toute la puissance dont ils disposent : le remède contre la mort. Le retour à la jeunesse.

Brusquement plus intrigué que terrifié, l’Ethnarque regarda fixement le jeune homme. Voulait-il parler du rétrotraitement anti-âge ?

— Ah ! je vois que les choses commencent à se mettre en place dans votre tête, n’est-ce pas ? sourit le jeune homme. Eh oui ! Vous ne vous trompez pas. Il s’agit bien du processus que vous avez suivi, Ethnarque Kérian. Et pour lequel vous avez payé, l’année écoulée. Pour lequel vous avez promis de payer – permettez-moi de vous le rappeler –, mais pas seulement en platine. Alors, vous vous souvenez maintenant, hmm ?

— Je… je ne sais pas très bien.

L’Ethnarque Kérian gagnait du temps. Du coin de l’œil, il apercevait le panneau dissimulant l’arme dans la tête de lit.

— Vous aviez promis de mettre fin au massacre du Youricam, vous vous rappelez ?

— J’ai dû dire que j’allais revoir notre politique de ségrégation et de relogement dans les…

— Non, coupa le jeune homme en agitant la main. Je veux parler des massacres, Ethnarque ; les trains de la mort, vous voyez ? Les trains dont les gaz d’échappement finissent par sortir de la dernière voiture. (Le jeune homme afficha une espèce de sourire ricanant et secoua la tête.) Alors, ça ne vous évoque rien, ça ? Non ?

— Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler, répliqua l’Ethnarque.

Ses paumes transpiraient ; il les sentit froides et luisantes et les essuya sur les draps : s’il devait tenter le coup, il ne fallait pas que le revolver lui glisse des mains. Celui de l’intrus reposait toujours sur le pied de lit.

— Je suis bien sûr que si. En fait, j’en ai même la preuve.

— Si certains membres des forces de sécurité ont commis des actes excessifs, croyez qu’ils seront sévèrement…

— Nous ne sommes pas en conférence de presse, Ethnarque.

L’homme se pencha légèrement en arrière dans son fauteuil, s’éloignant du pistolet par la même occasion. Tremblant, l’Ethnarque se contracta.

— En réalité, vous avez conclu un marché, mais vous n’avez pas tenu vos engagements. Je suis donc venu réclamer mon dû, conformément à la clause de non-respect du contrat. On vous avait averti, Ethnarque. Ce qui a été donné peut être repris. (L’intrus se renversa encore plus franchement en arrière dans son fauteuil, examina la pièce plongée dans la pénombre, puis adressa un hochement de tête à l’Ethnarque tout en nouant ses mains derrière sa tête.) Dites au revoir à tout cela, Ethnarque Kérian. Vous êtes…

L’Ethnarque se tourna, heurta du coude le panneau secret, et la section concernée de la tête de lit pivota sur elle-même ; il arracha l’arme de son support, revint face à l’homme et la pointa sur lui ; puis il trouva la détente et la pressa.

Rien ne se passa. Le jeune homme le regardait, les mains toujours sur la nuque, tout le corps animé d’un lent mouvement de va-et-vient sur son siège.

L’Ethnarque appuya encore plusieurs fois sur la détente.

— Ça marche mieux avec ça, fit l’intrus en passant la main dans sa poche de poitrine pour en sortir une douzaine de balles, qu’il jeta sur le lit aux pieds de l’Ethnarque.

Les balles luisantes s’entrechoquèrent en roulant sur le drap et se rassemblèrent dans un pli. L’Ethnarque Kérian les regarda sans broncher.

— … Je vous donnerai tout ce que vous voudrez, énonça-t-il. (Sa langue était épaisse et sèche dans sa bouche. Il sentit ses intestins se relâcher et contracta désespérément l’anus ; il avait soudain l’impression d’être redevenu enfant, comme si le rétrotraitement l’avait fait régresser trop loin.) Tout. N’importe quoi. Je peux vous donner ce dont vous n’avez même jamais rêvé ; je peux…

— Tout ça ne m’intéresse pas, coupa le jeune homme en secouant la tête. Mon histoire n’est pas encore terminée. Voyez-vous, ces gens dont je vous parlais, ceux qui manquent de fermeté et préfèrent donner la vie que la mort… Eh bien, quand quelqu’un bafoue le contrat qu’il a passé avec eux, ou quand il tue après avoir promis de ne pas le faire, ces gens ne cherchent pas pour autant à l’assassiner en retour. Ils préfèrent utiliser leur fameuse magie ainsi que leur précieuse compassion pour, là encore, accomplir une bonne action. Alors, ce quelqu’un disparaît.

L’homme se redressa à nouveau dans son siège et prit appui sur le pied de lit. L’Ethnarque, lui, se contentait de le fixer en tremblant de tous ses membres.

— Ces gens pleins de bonté… font disparaître les méchants, reprit le jeune homme. Mais d’abord, ils envoient d’autres individus les récupérer. Et ces individus – les récupérateurs – aiment insuffler la peur de la mort à ceux qu’ils viennent chercher, et ont tendance à porter des habits… (il désigna son propre vêtement bigarré) passe-partout ; et naturellement – grâce à la magie –, ils n’ont pas le moindre mal à s’introduire dans les palais les mieux gardés.

L’Ethnarque déglutit et, d’une main qui tremblait furieusement, finit par lâcher son arme inutile.

— Attendez un peu, fit-il en s’efforçant de dominer sa voix. (Les draps étaient trempés de sueur.) Vous voulez dire que…

— Nous voici parvenus pratiquement à la fin de l’histoire, l’interrompit le jeune homme. Ces gens si gentils (que vous jugeriez insuffisamment fermes, comme je l’ai déjà dit) enlèvent les méchants et les emportent avec eux. Ils les mettent quelque part où ils ne peuvent pas faire de mal. Ce n’est pas un paradis, mais ça ne ressemble pas non plus à une prison. Là, les méchants sont parfois obligés d’écouter les bons leur dire à quel point ils ont été méchants ; ils n’ont plus jamais l’occasion de changer le cours de l’histoire, mais ils vivent confortablement, en toute sécurité, et ils meurent en paix… grâce aux gentils. Certains disent peut-être que les bons ne sont pas assez fermes ; mais les bons pas assez fermes, eux, disent qu’en général, les crimes commis par les méchants sont tellement atroces qu’il n’existe aucun moyen connu de leur faire endurer fût-ce un millionième de la souffrance et du désespoir qu’ils ont eux-mêmes causés aux autres. Alors, à quoi bon les châtier ? Compléter la vie du tyran par sa propre mort reviendrait simplement à commettre une monstruosité supplémentaire. (Le jeune homme parut troublé l’espace d’une seconde, puis haussa les épaules.) Je vous l’ai dit : certains trouvent qu’ils manquent de fermeté.

Sur ces derniers mots, il ramassa son petit pistolet et l’enfouit dans une des poches de son pantalon.

Puis il se remit lentement sur pied. Le cœur de l’Ethnarque continuait de battre à tout rompre, mais on voyait maintenant des larmes dans ses yeux.

Le jeune homme se baissa, ramassa quelques vêtements et les lança à l’Ethnarque, qui s’en empara vivement et les serra contre sa poitrine.

— Mon offre tient toujours, déclara l’Ethnarque Kérian. Je peux vous donner…

— La satisfaction du devoir accompli, soupira le jeune homme en contemplant les ongles d’une de ses mains. C’est tout ce que vous pouvez me donner, Ethnarque. Rien d’autre ne m’intéresse. Habillez-vous ; vous partez.

L’autre commença à enfiler sa chemise.

— C’est votre dernier mot ? insista-t-il. Vous savez, je crois avoir découvert quelques vices nouveaux que même le vieil Empire ne connaissait pas. Je suis disposé à vous les faire partager.

— Non, merci.

— Qui sont ces gens dont vous parlez, au fait ? demanda l’Ethnarque en boutonnant sa chemise. Et puis-je savoir comment vous vous nommez ?

— Contentez-vous de vous habiller.

— Ma foi, je continue de croire que nous pourrions parvenir à un quelconque arrangement… (L’Ethnarque attacha son col.) Tout cela est bien ridicule, mais je dois sans doute remercier le sort que vous ne soyez pas un assassin, n’est-ce pas ?

Le jeune homme sourit et parut tirer quelque chose de sous un de ses ongles. Il mit ses mains dans ses poches tandis que l’autre repoussait à coups de pied ses draps vers le fond du lit, puis ramassait ses culottes.

— En effet, répondit le jeune homme. Ce doit être épouvantable de se dire qu’on va bientôt mourir.

— Il y a plus agréable, acquiesça l’Ethnarque en enfilant une jambe, puis l’autre dans son pantalon.

— Mais quel soulagement, j’imagine, quand on se voit octroyer un sursis !

— Hmm.

L’Ethnarque fit entendre un petit rire.

— C’est un peu ce que doit ressentir l’homme qui se fait ramasser dans une rafle avec les autres habitants de son village et qui se dit qu’il va être passé par les armes…, musa le jeune homme en faisant face à l’Ethnarque depuis le pied du lit, quand il apprend qu’en fin de compte, on va simplement le reloger ailleurs. (Il sourit. L’Ethnarque hésita.) Un ailleurs, reprit-il, où il se rendra en train. (Il ressortit la petite arme noire de sa poche.) Dans un train qui contient toute sa famille, sa rue, son village tout entier… (Le jeune homme régla quelque chose sur la petite arme sombre qu’il tenait à la main.) Et qui finit par ne plus rien contenir que des gaz d’échappement et un grand nombre de cadavres. (Il eut un sourire sans joie.) Qu’en pensez-vous, Ethnarque Kérian ? Est-ce en gros ce que vous ressentez ?

L’interpellé s’immobilisa brusquement et regarda le revolver en ouvrant de grands yeux.

— Les gentils s’appellent la Culture, expliqua le jeune homme, et moi aussi, j’ai toujours pensé qu’ils manquaient de fermeté. (Il tendit l’arme à bout de bras.) Je ne travaille plus pour eux depuis quelque temps. Maintenant, je suis à mon compte.

L’Ethnarque contempla bouche bée les yeux sombres et sans âge qui surmontaient le canon de l’arme noire.

— Moi, déclara l’homme, je suis Chéradénine Zakalwe. (Il éleva le pistolet à la hauteur du nez de l’Ethnarque.) Et vous, vous êtes un homme mort.

Sur quoi il fit feu.

… Rejetant la tête en arrière, l’Ethnarque s’était mis à hurler ; l’unique balle qui fut tirée se logea donc dans son palais avant d’exploser à l’intérieur de son crâne.

Son cerveau gicla sur la tête de lit sculptée. Son corps s’effondra dans les draps doux comme de la peau. Il y eut une unique convulsion, et le sang jaillit.

Il regarda le sang former une mare. Il battit une ou deux fois des paupières.

Puis il ôta avec lenteur ses vêtements aux couleurs criardes et les fourra dans un petit sac à dos noir. En dessous, il portait une combinaison noire, noire comme les ombres.

Il sortit de son sac à dos un masque d’un noir mat et le passa autour de son cou sans l’ajuster encore sur son visage. Il gagna la tête du lit, décolla un petit carré transparent du nez de la jeune fille endormie, puis s’enfonça à nouveau dans les ténèbres de la chambre en remontant son masque.

Passant en vision nocturne, il dégagea le panneau frontal dissimulant le tableau de contrôle du système d’alarme, et en retira plusieurs petites boîtes. Puis, en marchant très doucement cette fois, très lentement il traversa la pièce en se dirigeant vers la fresque pornographique qui couvrait tout un mur et dissimulait l’issue de secours susceptible de conduire l’Ethnarque soit aux égouts, soit au toit du palais.

Avant de refermer la porte, il se retourna et contempla une dernière fois le gâchis sanglant qui maculait la surface sculptée de la tête de lit. Il eut à nouveau le même petit sourire, mais un peu hésitant cette fois.

Puis, lui-même semblable à un fragment de nuit, il se faufila dans les profondeurs du palais, toutes de pierre noire.

Deux

Le barrage s’étendait, calé entre les collines piquées d’arbres, tel un tesson appartenant à une gigantesque tasse brisée. Le soleil matinal illuminait la vallée, frappait sa face concave et donnait naissance à un flot de lumière réfléchie. En arrière du barrage, le lac tout en longueur était sombre et froid. L’eau arrivait à peine à mi-hauteur de l’énorme muraille de béton et, plus loin, les bois avaient depuis longtemps reconquis une bonne moitié des flancs de montagne jadis complètement noyés. Aux pontons d’une rive étaient amarrés des bateaux à voile, dont les vaguelettes venaient lécher les coques miroitantes.

Les oiseaux découpaient l’air, très haut dans le ciel, et décrivaient des cercles dans la tiédeur des rayons du soleil, au-dessus de l’ombre du barrage. L’un d’eux descendit en piqué, puis se mit à planer parallèlement à la courbe du barrage, suivant la route déserte qui courait à son sommet. L’oiseau ramena ses ailes contre son corps juste au moment où l’on aurait cru qu’il allait percuter les rambardes blanches bordant la route de part et d’autre ; il fila en un éclair entre les montants étoilés de rosée, exécuta un demi-tonneau, rouvrit incomplètement ses ailes et fondit tout droit vers l’ancienne centrale hydroélectrique désaffectée, désormais résidence majestueusement excentrique – sans parler de son aspect hautement symbolique – de la femme nommée Diziet Sma.

L’oiseau retrouva une posture plus normale et poursuivit ainsi sa descente ; parvenu à hauteur du jardin suspendu, il déploya toutes grandes ses ailes pour prendre appui sur l’air et, s’immobilisant précipitamment en donnant de rapides coups d’ailes, il atterrit avec un petit bruit de serres sur le rebord d’une fenêtre, au dernier étage de l’ancien centre administratif, à présent aménagé en appartements.

Les ailes repliées, sa tête noire de suie penchée sur le côté avec, dans son petit œil rond, la lumière réfléchie par le mur de béton, l’oiseau gagna en sautillant une fenêtre entrouverte dont les souples rideaux rouges ondoyaient dans la brise. Il passa la tête sous l’ourlet voletant du tissu et jeta un regard dans la pénombre de la pièce.

— Tu arrives trop tard, dit Sma qui, l’air tranquillement méprisant, passait justement devant la fenêtre.

Elle porta à sa bouche le verre d’eau qu’elle tenait à la main et but une gorgée. Elle venait de prendre une douche, et son corps couleur fauve était perlé de gouttelettes.

La tête de l’oiseau pivota, et il la suivit du regard tandis qu’elle se dirigeait vers la penderie et entreprenait de s’habiller. Pivotant à nouveau, le regard de l’oiseau se porta sur le corps masculin qui planait à un peu moins d’un mètre au-dessus d’un sommier posé à même le sol. Dans la brume indistincte engendrée par le champ anti-g du lit, la silhouette pâle de Relstoch Sessupin remua dans les airs, puis roula sur elle-même. Ses bras s’écartèrent doucement et, au bout d’un moment, le faible champ centreur opérant de son côté du lit les lui ramena lentement le long du corps. Dans le dressing, Sma retint une gorgée d’eau dans sa bouche et se gargarisa avant de l’avaler.

À cinquante mètres plus à l’est, flottant très haut dans la salle des turbines, Skaffen-Amtiskaw estimait l’étendue des dégâts causés par la fête de la veille. La partie de son cerveau qui contrôlait le drone-garde déguisé en oiseau jeta un dernier regard au lacis d’égratignures couvrant les fesses de Sessupin, ainsi qu’aux traces de morsures qui s’effaçaient déjà sur les épaules de Sma (elle était en train de les recouvrir d’une chemise arachnéenne), puis releva le drone-garde de sa mission.

L’oiseau poussa un cri rauque, repassa d’un bond derrière le rideau et tomba de l’appui de la fenêtre dans un grand battement d’ailes affolé ; puis il prit son envol et remonta à toute allure le long de la face luisante du barrage. Perçants, ses cris d’alarme se répercutèrent sur les flancs de béton et revinrent le troubler encore davantage. L’écho de ce tapage parvint jusqu’aux oreilles de Sma, qui boutonna son gilet en souriant.

— La nuit a été bonne ? Bien dormi ? s’enquit Skaffen-Amtiskaw en retrouvant Sma sous le portique de l’ancien immeuble administratif.

— Très bonne, mais pas dormi, répondit-elle en bâillant.

Puis elle chassa les hralzs geignards vers le grand hall de marbre qui formait l’entrée du bâtiment ; là attendait Maikril le majordome, l’air malheureux et un paquet de laisses à la main. Tout en enfilant ses gants, Sma fit un pas à l’extérieur et pénétra dans la lumière du soleil. Le drone lui maintenait la portière ouverte. Elle laissa l’air frais du matin lui emplir les poumons et dévala les marches en faisant claquer ses talons. Elle sauta dans la voiture, grimaça légèrement en s’installant au volant, puis bascula un interrupteur qui mit en marche le toit ouvrant, pendant que le drone chargeait ses bagages dans le coffre arrière. Elle tapota du doigt la jauge de batterie sur le tableau de bord et appuya à petits coups sur l’accélérateur, juste pour sentir les moteurs jugulés par les freins. Le drone verrouilla la malle et alla se suspendre au-dessus de la banquette arrière. Sma agita le bras pour dire au revoir à Maikril qui, pourchassant un des hralzs sur les marches de la salle des turbines, ne s’aperçut de rien. Sma se mit à rire, puis appuya à fond sur l’accélérateur et libéra le frein.

La voiture fit un bond et, soulevant une gerbe de gravier, prit à droite sous les arbres – qu’elle évita de quelques centimètres –, avant de filer à toute allure vers les montants en granit du portail de la centrale ; puis, opérant un dérapage arrière en guise d’adieu, elle s’engagea à une vitesse encore plus grande sur la corniche.

— On aurait pu prendre l’avion, fit remarquer le drone en couvrant les rafales de vent.

Mais il eut bien l’impression que Sma ne l’écoutait pas.

La sémantique des fortifications a quelque chose de panculturel, songea-t-elle en descendant les marches de pierre qui partaient du mur d’enceinte du château, les yeux fixés sur le donjon en forme de tambour qui se profilait au loin, brumeux en haut de son promontoire et protégé par plusieurs strates de murailles. Elle traversa la pelouse et, Skaffen-Amtiskaw flottant à hauteur d’épaule, sortit du fort par une poterne.

Tout en bas, on découvrait le nouveau port, ainsi que le détroit où des navires de haute mer filaient doucement dans le soleil de cette fin de matinée, cap sur le large ou sur la mer intérieure, selon le chenal qu’ils suivaient. De l’autre côté des divers bâtiments composant le château, la cité révélait sa présence par le biais d’un lointain grondement et – puisque c’était de là que soufflait la brise – par l’odeur de… eh bien, l’odeur de la Ville ; après trois années, elle n’avait pas trouvé d’autre définition. Elle se doutait, pourtant, que chaque ville devait avoir son odeur bien à elle.

Assise dans l’herbe, les genoux ramenés sous le menton, Diziet Sma contemplait, par-delà le détroit et les arches de ses ponts suspendus, le sous-continent, là-bas, sur le rivage opposé.

— Quoi d’autre ? interrogea le drone.

— Raye mon nom de la liste des jurés pour la cérémonie de remise des prix de l’Académie… et écris à ce type, ce Pétrain, en essayant de gagner du temps. (Le soleil lui fit froncer les sourcils, et elle se protégea les yeux d’une main.) Je ne vois rien d’autre.

Le drone vint se tenir devant elle ; il agaçait une petite fleur qui poussait dans l’herbe à ses pieds, et se mit à jouer avec.

— Le Xénophobe vient de pénétrer dans le système, annonça-t-il.

— Tu m’en vois ravie, commenta Sma d’un ton amer.

Elle s’humecta un doigt et frotta une petite tache de boue à la pointe d’une de ses bottes.

— Et le jeune homme qui se trouve dans ton lit vient de faire surface ; il demande à Maikril où tu dois t’en aller.

Pour toute réponse, Sma se contenta de hausser les épaules en souriant. Elle se laissa aller en arrière dans l’herbe, un bras passé sous la tête.

Le ciel aigue-marine était piqueté de nuages. Elle huma l’odeur de l’herbe, goûta le parfum des petites fleurs écrasées. Sans se relever, elle jeta un regard en arrière à la muraille gris-noir qui s’élevait derrière elle, vertigineuse, et se demanda si le château avait jamais essuyé d’attaques par des journées comme celles-ci. Le ciel paraissait-il également sans limites, les eaux du détroit aussi fraîches et propres, les fleurs aussi colorées, aussi odorantes lorsque les hommes se battaient, hurlaient, tailladaient, titubaient, tombaient et regardaient leur sang maculer l’herbe ?

Brume et semi-obscurité, pluie et nuages bas… voilà un décor qui lui semblait plus approprié ; comme un manteau enveloppant la honte dont se couvraient les champs de bataille.

Elle se sentit brusquement lasse. Elle s’étira et frissonna au souvenir fugace des fatigues de la nuit. Alors, comme quand on tient un objet précieux en le sentant glisser entre ses doigts, mais qu’on se montre suffisamment rapide et adroit pour le rattraper avant qu’il ne tombe, elle sut – quelque part en elle-même – plonger tout au fond pour retenir le souvenir évanescent qui allait sombrer à nouveau dans le chaos et le vacarme de sa pensée et, endocrinant Réminiscence, elle put le contenir, le savourer, le revivre jusqu’à se sentir à nouveau frissonner dans la chaleur du soleil ; elle faillit même pousser un petit gémissement.

Elle laissa enfin le souvenir lui échapper, toussa et se redressa sur son séant ; puis elle jeta un coup d’œil au drone pour voir s’il s’était aperçu de quelque chose. La machine ramassait de minuscules fleurs, non loin de là.

Un groupe de ce qu’elle identifia comme étant des écoliers remontait en babillant et en poussant de petits cris l’allée qui menait de la station de métro à la poterne. En tête et en queue de colonne marchaient des adultes tout imprégnés de cette vigilance tranquille et lasse qu’elle avait déjà remarquée chez les professeurs et les mères de famille nombreuse. Au passage, quelques enfants montrèrent du doigt le drone qui planait dans les airs ; ils ouvrirent de grands yeux, gloussèrent et posèrent des questions. Puis on leur fit franchir l’étroit portail, et leurs voix s’éteignirent.

C’étaient invariablement les enfants qui en faisaient toute une histoire, elle s’en était déjà rendu compte. Les adultes partaient simplement du principe qu’il y avait un « truc » derrière le spectacle de la machine flottant dans les airs sans support apparent. Mais les enfants, eux, voulaient savoir comment ça marchait. Quelques scientifiques, quelques ingénieurs avaient bien eu l’air étonnés, eux aussi, mais, quand ils avaient annoncé qu’il se passait des choses bizarres, on avait jugé le phénomène si improbable qu’on avait refusé de les croire. Le phénomène en question, c’était l’anti-gravité ; et un drone, dans cette société, c’était comme une lampe-torche en plein âge de pierre ; néanmoins – à sa grande surprise – on pouvait bluffer avec une facilité déconcertante.

— Les vaisseaux viennent de se rencontrer, l’informa le drone. On transfère matériellement la doublure, au lieu de la déplacer.

Sma rit, arracha un brin d’herbe et se mit à le mordiller.

— Ce vieux P.E. ne fait pas confiance à son déplaceur, c’est ça ?

— Moi aussi, je suis persuadé qu’il est sénile, répliqua le drone d’un ton dédaigneux.

Il était occupé à percer des trous dans les tiges, à peine plus épaisses qu’un cheveu, des fleurs qu’il avait ramassées, puis à les tresser ensemble pour confectionner une petite guirlande.

Sma le regarda faire tandis que ses champs invisibles manipulaient les corolles ténues avec une dextérité de dentellière donnant le jour, d’une chiquenaude, à un motif arachnéen.

Il n’avait pas toujours été aussi raffiné.

Une fois, vingt ans plus tôt peut-être, très loin de là, sur une autre planète, dans une tout autre zone de la galaxie, sur le fond rocheux d’une mer définitivement asséchée, décapé par des vents hurlants, sous des plateaux qui avaient été îles et dans une poussière qui avait été limon, elle avait logé dans une petite ville-frontière, à l’extrême limite de la ligne de chemin de fer ; elle se préparait à y louer des montures afin de s’aventurer au cœur du désert, à la recherche du nouvel enfant-messie.

À la tombée de la nuit, les cavaliers arrivèrent sur la place et voulurent l’arracher à son auberge ; ils avaient entendu dire qu’à la seule couleur de sa peau, elle valait déjà un bon prix.

L’aubergiste commit l’erreur de vouloir les raisonner ; il finit cloué à sa porte par une épée ; ses filles le pleurèrent, mais on ne tarda pas à les emmener de force.

Sma se détourna de la fenêtre, en proie à la nausée, et entendit des bottes marteler à grand bruit les marches de l’escalier branlant. Skaffen-Amtiskaw se trouvait près de la porte. Il fixait Sma, tranquille. Des cris s’élevèrent au-dehors, sur la place, ainsi que quelque part à l’intérieur de l’auberge. On tambourina à la porte de la chambre avec une telle énergie qu’une averse de poussière tomba et que le plancher trembla. À court de stratagèmes, Sma ouvrait de grands yeux.

Elle regarda fixement le drone.

— Fais quelque chose, s’étrangla-t-elle.

— Avec plaisir, murmura Skaffen-Amtiskaw.

La porte s’ouvrit à la volée et alla heurter violemment le mur de torchis. Sma tressaillit. Deux hommes vêtus de grands manteaux noirs occupaient tout l’encadrement de la porte. Elle sentit leur odeur. L’un marcha sur elle à grands pas, l’épée dans une main et une corde dans l’autre, sans remarquer le drone resté un peu à l’écart.

— Excusez-moi, fit ce dernier.

L’homme jeta un regard à la machine sans ralentir l’allure.

Et puis brusquement, il ne fut plus là, et un nuage de poussière emplit la pièce. Sma avait les oreilles qui carillonnaient ; des morceaux de torchis et des bouts de papier pleuvaient du plafond, et on voyait un grand trou dans le mur, juste en face de Skaffen-Amtiskaw, qui, au mépris apparent des lois régissant l’action/réaction, planait toujours exactement au même endroit. Une femme poussa un hurlement hystérique de l’autre côté du trou, dans la chambre adjacente, où ce qui restait de l’homme était allé s’incruster dans le mur, au-dessus de son lit, et où le sang maculait copieusement non seulement le plafond, mais aussi les murs, le lit et la femme elle-même.

Le second homme entra en virevoltant dans la pièce et déchargea à bout portant son long pistolet sur le drone ; à un centimètre du museau de la machine, la balle se transforma en rondelle de métal aplati ; puis elle tomba par terre. L’homme tira son épée et la brandit en un éclair, cherchant à faucher le drone à travers la poussière et la fumée. La lame se rompit net sur un renflement de champ rougeâtre, juste au-dessus de la coque du drone, et l’homme fut soulevé de terre.

Sma était accroupie dans un coin ; la bouche pleine de poussière et les mains plaquées contre les oreilles, elle s’écoutait hurler.

L’espace de quelques secondes, l’homme se débattit follement au centre de la pièce. Puis, toujours suspendu dans les airs, il devint subitement flou et il y eut une nouvelle et colossale explosion de bruit. Sma vit une ouverture inégale se découper dans le mur au-dessus de sa tête, à côté de la fenêtre qui donnait sur la place. Les lattes du plancher se soulevèrent brusquement et la poussière l’étouffa.

— Assez ! hurla-t-elle.

Au-dessus du trou, le mur se fissura et, dans un craquement, le plafond s’effondra dans la chambre en entraînant des mottes de torchis et de chaume. La poussière lui obstruait la bouche et les narines. Elle se remit tant bien que mal sur pied et faillit se jeter par la fenêtre tant elle avait besoin d’inspirer un peu d’air.

— Assez, répéta-t-elle d’une voix croassante tout en expulsant la poussière de ses poumons.

Le drone vint se poster à côté d’elle et essuya au moyen d’un plan-champ la poussière qui lui maculait le visage, tout en soutenant le plafond effondré par une mince colonne de champ. L’un comme l’autre étaient teintés de rouge foncé, couleur exprimant le plaisir chez les drones.

— Là, là, fit Skaffen-Amtiskaw en lui donnant de petites tapes rassurantes dans le dos.

Sma s’étrangla et cracha par la fenêtre, puis regarda la place, horrifiée.

Sous un nuage de poussière, le cadavre du second homme gisait, sac détrempé de rouge, au beau milieu des cavaliers. Avant que ces derniers, qui ne pouvaient en détacher leur regard, n’aient eu le temps de tirer leur épée… Avant que les filles de l’aubergiste, attachées sur deux montures par les ravisseurs, n’aient enfin identifié la forme tombée en tas à leurs pieds et ne se remettent à hurler, quelque chose passa en bourdonnant à la hauteur de l’épaule de Sma et fonça tout droit vers les hommes assemblés sur la place.

Un des guerriers rugit, brandit son épée et se précipita vers l’entrée de l’auberge.

Il réussit à gravir deux marches. Lorsque le missile-couteau passa près de lui, tout champ déployé, il rugissait encore.

L’objet lui trancha net la gorge. Le rugissement se mua en un son évoquant le souffle du vent, et un épais gargouillement sortit de sa trachée exposée à l’air libre, tandis que le cadavre s’écroulait dans la poussière.

Le missile se déplaçait plus rapidement que n’importe quel oiseau, n’importe quel insecte, et prenait des virages beaucoup plus serrés. Il contourna le plus grand groupe de cavaliers à une vitesse telle qu’il en devint pratiquement invisible, tout en émettant un curieux son entrecoupé.

Sept cavaliers – cinq debout, deux toujours en selle – s’affalèrent dans la poussière, en quatorze morceaux distincts. Sma essaya de crier quelque chose au drone, pour faire en sorte que le missile s’arrête, mais la poussière l’étranglait toujours, et elle se mit tout à coup à vomir. Le drone lui tapota encore le dos.

— Là, là, fit-il à nouveau, d’un ton préoccupé.

Sur la place, les deux filles de l’aubergiste descendirent des montures auxquelles on les avait attachées et se laissèrent glisser à terre. Le mouvement tranchant qui avait tué les sept hommes avait par la même occasion sectionné leurs liens. Le drone eut un léger frisson de satisfaction.

Un homme laissa tomber son épée et se mit à courir. Le missile-couteau plongea tout droit à travers lui. Il décrivit une courbe et, dessinant dans les airs une sorte de crochet tout rougeoyant de sang, cisailla la gorge des deux derniers hommes restés en selle, qui s’abattirent aussitôt. Les crocs dénudés, la monture de l’ultime cavalier se cabra devant le missile ; toutes griffes sorties, elle rua des deux pattes de devant. L’engin lui traversa le cou de part en part pour aller se planter dans le visage du cavalier.

Une fois passé la détonation qui suivit, la machine s’immobilisa brusquement dans les airs tandis que le corps sans tête du cavalier tombait lentement de l’animal qui, en proie à de violentes convulsions, s’effondrait à son tour. Le missile-couteau se mit à tourner lentement sur lui-même, comme pour passer en revue l’œuvre qu’il venait d’achever en quelques secondes à peine, puis s’éleva en flottant vers la fenêtre.

Les filles de l’aubergiste s’étaient évanouies.

Sma vomissait.

Les montures affolées bondissaient et couraient en tous sens sur la place, quelques-unes traînant derrière elles des morceaux de leurs cavaliers.

Le missile-couteau redescendit en piqué et frappa à la tête l’une des montures hystériques au moment même où l’animal allait piétiner les deux jeunes filles affalées, inertes, dans la poussière ; puis il les traîna toutes les deux à l’écart du carnage, vers le seuil de l’auberge où gisait leur père défunt.

Enfin, le petit engin brillant d’une propreté sans tache remonta en douceur vers la fenêtre – esquivant délicatement les projections bilieuses de Sma – et rentra prestement se nicher dans la coque du drone.

— Ordure !

Sma voulut frapper le drone à coups de poing, puis à coups de pied ; elle saisit une chaise basse et l’abattit sur le corps du drone.

— Sale petite ordure ! Assassin !

— Voyons, Sma, répondit la machine d’un ton raisonneur.

Il se tenait immobile dans le maelström de poussière qui se redéposait lentement, et soutenait toujours le plafond.

— Tu m’avais dit de faire quelque chose.

— Fouteur de charogne ! lança-t-elle en lui fracassant une table sur le dos.

— Mademoiselle Sma, surveillez votre langage, je vous prie !

— Espèce de merde, de… de bite fendue ! Je t’ai dit d’arrêter !

— Ah bon ? Vraiment ? Je suis désolé, mais ça m’a échappé.

Alors, percevant l’extrême indifférence qu’exprimait la voix de la machine, Sma s’immobilisa. Elle songea très distinctement qu’un choix s’offrait à elle : soit elle s’effondrait en larmes, après quoi elle mettrait un temps infini à récupérer, au risque de rester jamais captive du contraste entre la placidité du drone et son propre effondrement ; soit…

Elle prit une profonde inspiration et se contraignit au calme.

Puis elle marcha vers le drone et déclara tranquillement :

— Très bien ; pour cette fois-ci… je passe l’éponge. Amuse-toi bien quand tu te rejoueras la scène. Mais si jamais tu me refais un coup pareil… (Elle assena une petite claque sur la coque de métal et poursuivit en murmurant :) Tu es fini, tu m’entends ?

— Absolument, répondit le drone.

— Du minerai, des scories, des pièces détachées, de la ferraille !

— Oh, s’il te plaît, non, pas ça ! soupira Skaffen-Amtiskaw.

— Je ne plaisante pas. À partir de maintenant, tu auras le moins souvent possible recours à la force. Je me fais bien comprendre ? C’est d’accord ?

— Oui : tu te fais bien comprendre, et oui : c’est d’accord.

Elle fit demi-tour, ramassa son sac et se dirigea vers la porte non sans jeter tout d’abord un œil dans la chambre voisine, à travers le trou qu’avait fait le premier homme. Quant à la locataire de la chambre, elle avait fui. Le cadavre, lui, était toujours incrusté dans le mur, et son sang se déployait en éventail autour de lui comme des rayons d’ejecta.

Sma jeta un regard à la machine par-dessus son épaule et cracha par terre.

— Le Xénophobe arrive, déclara Skaffen-Amtiskaw, qui venait d’apparaître devant elle, sa coque luisant dans le soleil. Tiens, ajouta-t-il en lui présentant au bout d’un champ la petite guirlande de fleurs bigarrées qu’il avait fabriquée.

Sma se pencha en avant. La machine lui passa la guirlande autour du cou, où elle devint un collier. La jeune femme se leva, et tous deux repartirent vers le château.

Le faîte du donjon n’était pas accessible au public ; tout hérissé d’antennes et de pylônes, il comportait également une paire de coupoles radars qui tournaient lentement sur elles-mêmes. Deux étages plus bas, dès que le gros de la visite guidée eut disparu à l’angle de la galerie, Sma et la machine s’arrêtèrent devant une lourde porte métallique. Le drone désactiva le système d’alarme grâce à son effecteur électromagnétique et ouvrit les serrures électroniques ; puis il inséra un champ dans un verrou mécanique, en secoua un peu les gorges et, pour finir, ouvrit la porte en grand. Sma s’y faufila, instantanément suivie par la machine, qui reverrouilla la porte derrière eux. Ils entreprirent l’ascension menant au toit vaste mais encombré du donjon, sous la voûte d’un ciel turquoise ; un minuscule missile éclaireur que le drone avait expédié en avant revint accoster la machine, qui l’absorba à nouveau.

— Il sera là quand ? s’enquit Sma en écoutant le vent chaud vibrer entre les branches inégales des antennes environnantes.

— Il y est déjà, répondit Skaffen-Amtiskaw en allant et venant plusieurs fois sur place.

Elle regarda dans la direction qu’indiquait le mouvement du drone et réussit tout juste à distinguer la silhouette galbée aux formes épurées d’un module pour quatre personnes posé non loin de là ; on avait tout à fait l’impression qu’il était transparent.

Sma embrassa du regard la forêt de pylônes et d’étais l’espace de quelques instants, laissant le vent ébouriffer ses cheveux, puis secoua la tête. Elle se dirigea vers la forme-module et se sentit prise d’un vertige passager tant était nette la sensation de voir l’objet puis, tout à coup, de ne plus rien voir du tout. Une porte s’ouvrit verticalement dans le flanc du module ; quand elle en révéla l’intérieur, ce fut comme si elle ouvrait une voie vers un autre monde – et en un certain sens, songea-t-elle, c’était l’entière vérité.

Sma et le drone entrèrent.

— Bienvenue à bord, mademoiselle Sma, fit le module.

— Bonjour.

La porte se referma. Le module s’inclina vers l’arrière comme un prédateur se préparant à fondre sur sa proie. Il attendit un moment qu’un vol d’oiseaux ait libéré l’espace aérien, à une centaine de mètres d’altitude, puis traversa l’atmosphère à pleine puissance et disparut. En admettant qu’il n’ait pas battu des paupières juste à ce moment-là, un observateur au sol doué d’un œil perçant aurait peut-être entr’aperçu une colonne d’air frémissant, partant du sommet du donjon pour s’élancer dans le ciel, mais il n’aurait certainement rien entendu. Même en mode supersonique maximal, le module pouvait se déplacer aussi silencieusement qu’un oiseau ; il déplaçait les couches d’air, fines comme la soie, qui se trouvaient immédiatement devant lui, avançait dans le vide ainsi créé, puis replaçait les gaz dans l’espace ultra-mince qu’il laissait derrière lui ; le vol d’une plume aurait causé davantage de turbulences.

Debout dans le module, les yeux rivés à l’écran principal, Sma regardait le sol s’éloigner rapidement sous l’engin ; les couches concentriques disposées en défense autour du château se rapprochèrent brutalement à partir des bords de l’écran, tel le mouvement inversé des rides sur l’eau. Le château se réduisit à la taille d’une tête d’épingle entre la ville et le détroit, puis ce fut au tour de la ville elle-même de disparaître tandis que le panorama s’inclinait sur le côté : le module se repositionnait pour rejoindre son point de rendez-vous avec le piquet ultra-rapide Xénophobe.

Sma s’assit sans quitter l’écran des yeux ; elle cherchait en vain à distinguer la vallée où, dans les environs de la ville, se trouvaient le barrage et la vieille centrale hydroélectrique.

Le drone contemplait lui aussi le spectacle tout en expédiant des signaux au vaisseau en attente, puis en recevant confirmation : l’appareil avait bien « déplacé » les bagages de Sma rangés dans le coffre de la voiture, pour les disposer dans les quartiers que la jeune femme occuperait à bord.

Skaffen-Amtiskaw observait Sma, laquelle admirait – un peu morose, semblait-il – la vue de plus en plus embrumée affichée par l’écran du module ; il se demandait quel moment serait le mieux choisi pour lui annoncer l’autre mauvaise nouvelle.

Car, malgré toutes ces merveilles technologiques, dans des circonstances inexpliquées (incroyable ! unique ! pour autant qu’il sache… comment, au nom du chaos, un tas de viande avait-il pu déjouer et détruire un missile-couteau ?), le dénommé Chéradénine Zakalwe s’était débarrassé du mouchard qu’on lui avait affecté lors de sa démission.

Sma et lui avaient intérêt à dénicher ce maudit humain toutes affaires cessantes. Si possible.

Une silhouette émergea de derrière un caisson-radar et traversa le toit du donjon, sous les antennes auxquelles le vent arrachait des gémissements. Elle descendit l’escalier en colimaçon, s’assura que la voie était libre de l’autre côté de la lourde porte de métal, et ouvrit celle-ci.

Une minute plus tard, une chose qui ressemblait trait pour trait à Diziet Sma alla se joindre à la visite. Le guide était en train d’expliquer comment les progrès de l’artillerie, des appareils volants plus lourds que l’air et des fusées en tout genre avaient rendu obsolète l’antique forteresse.

XII

Ils partageaient leur nid d’aigle avec, outre le carrosse d’apparat du Mythoclaste, une armée de statues tout en désordre ainsi qu’un véritable fouillis de commodes, de caisses et d’armoires assorties où s’entassaient les trésors de douze grandes maisons.

Astil Tremerst Keiver choisit un roquelaure dans un grand chiffonnier, referma la porte du placard et s’admira dans la glace. Oui, vraiment, ce manteau lui allait bien, et même très bien. Il se mit à virevolter et pirouetter, puis tira de son fourreau son fusil de cérémonie et partit faire le tour de la pièce. Il contourna le grand carrosse et fit « kish ! kish ! » en visant successivement toutes les fenêtres à rideaux noirs qui se présentaient sur son chemin, tandis que son ombre exécutait une danse extraordinaire sur les murs et sur les contours gris et froids des statues. Enfin il parvint devant la cheminée, rengaina son arme et prit brusquement, impérieusement place sur un petit siège taillé dans le meilleur sangbois, et intégralement sculpté.

Le siège céda sous son poids. Il s’effondra sur les dalles et, dans l’étui suspendu sur sa hanche, le fusil partit tout seul. Une salve mitrailla, derrière lui, l’angle formé par le plancher et la paroi incurvée.

— Merde, merde, merde ! s’écria-t-il en examinant sa culotte et son manteau, l’une râpée et l’autre troué.

La porte du carrosse d’apparat s’ouvrit à la volée ; quelqu’un en sortit précipitamment et heurta une écritoire qui ne s’en remettrait pas. L’homme s’immobilisa un court instant, en équilibre ; avec l’exaspérante efficacité qui était la sienne, il s’arrangea pour que sa personne constitue la plus petite cible possible et pointa son canon à plasma, épouvantablement gros et laid, droit sur la figure d’Astil Tremerst Keiver, huitième du nom, futur adjoint du vice-régent.

— Hiii ! Zakalwe ! s’entendit glapir Keiver avant de remonter son manteau sur sa tête. (Zut !)

Lorsqu’il l’abaissa de nouveau (avec toute la dignité qu’il put afficher, et ce n’était pas rien), le mercenaire émergeait déjà des débris du petit meuble et, embrassant la pièce d’un rapide regard, désactivait son arme à plasma.

Naturellement, Keiver prit aussitôt conscience de l’odieuse similarité de leurs positions et se releva prestement.

— Ah ! Zakalwe. Je vous demande pardon. Je vous ai réveillé ?

L’homme fronça les sourcils, jeta un regard aux restes de l’écritoire, claqua la portière du carrosse et dit :

— Non, je faisais un mauvais rêve, voilà tout.

— Ah ! Tant mieux.

Keiver joua quelques instants avec le pommeau de son fusil. Si seulement il n’éprouvait pas un tel complexe d’infériorité en présence de Zakalwe ! Nom de nom, il n’y avait vraiment pas de quoi, pourtant ! Là-dessus, il gagna l’autre côté de la cheminée afin de prendre place (précautionneusement, cette fois) sur le trône de porcelaine grotesque qui flanquait l’âtre.

Sous ses yeux, le mercenaire s’assit devant le foyer, déposa le canon à plasma à ses pieds et s’étira.

— Eh bien, je vais devoir me contenter d’un moment de sommeil qui n’aura même pas duré la moitié d’un tour de garde.

— Hmm, répondit Keiver, qui se sentait mal à l’aise. (Il lança un regard au carrosse où l’autre s’était installé pour dormir, et qu’il venait tout juste de quitter.) Ah ! (Keiver s’enveloppa dans les plis du roquelaure et sourit.) Sans doute ne connaissez-vous pas l’histoire de ce vieux carrosse ?

Le mercenaire – le prétendu (ha !) ministre de la Guerre – haussa les épaules.

— Ma foi, dit-il, j’en ai entendu une version selon laquelle, pendant l’Interrègne, l’Archi-presbytère aurait dit au Mythoclaste qu’il pourrait s’approprier le tribut, le revenu et les âmes de tous les monastères au-dessus desquels il pourrait élever son carrosse en ne s’aidant que d’un seul et unique cheval. Le Mythoclaste a accepté, bâti ce château et édifié cette tour grâce à des capitaux étrangers et, au moyen d’un système de poulies extrêmement efficace, actionné par son meilleur étalon, il a hissé son carrosse jusqu’ici à l’époque des Trente Glorieuses, ce qui lui a permis de prétendre à tous les monastères du pays. Il a gagné le pari, ainsi que la guerre qui en a résulté, puis séparé de l’État la Prêtrise Ultime et payé toutes ses dettes ; s’il a péri, c’est uniquement parce que le palefrenier de l’étalon vedette, venu lui reprocher d’avoir fait mourir d’épuisement le pauvre animal, l’a étranglé avec sa bride pleine de sang et d’écume… laquelle, si l’on en croit la légende, est incluse dans la base du trône de porcelaine où vous êtes assis. C’est ce qu’on raconte.

Il regarda l’autre et haussa à nouveau les épaules. Keiver se rendit compte qu’il avait la bouche ouverte et la referma promptement.

— Ah bon, vous connaissez l’histoire.

— Mais non, je laissais simplement libre cours à mon imagination.

L’espace d’un instant, Keiver ne sut qu’en penser ; puis il partit d’un grand rire.

— Par l’enfer ! Zakalwe, vous êtes un drôle d’oiseau !

Du bout de sa grosse botte, le mercenaire fourragea sans répondre dans les débris de la chaise en sangbois.

Keiver se crut obligé de faire quelque chose. Il se leva donc et se dirigea vers la plus proche fenêtre, dont il tira les rideaux. Puis il défit les persiennes intérieures, écarta les volets extérieurs et, un bras posé sur la pierre du rebord, contempla le spectacle.

Le spectacle du Palais d’Hiver assiégé.

Dehors, sur la plaine jonchée de plaques de neige, entre les feux et les tranchées, on voyait d’énormes superstructures en bois servant aux assaillants, ainsi que des lance-missiles, des pièces d’artillerie lourde, des catapultes, des projecteurs de champ improvisés et des projecteurs lumineux fonctionnant au gaz… en bref, une atroce collection d’anachronismes flagrants, de paradoxes de l’évolution des engins de guerre, de technologies différentes juxtaposées. Et on appelait ça le progrès.

— Franchement, fit Keiver dans un souffle, des hommes juchés sur une monture qui tirent des missiles guidés, des avions à réaction abattus par des flèches également guidées, des couteaux de lancer qui explosent comme des obus d’artillerie ou, selon toute probabilité, qui se font renvoyer par des armures ancestrales renforcées avec ces maudits projecteurs de champ… Où tout cela va-t-il finir, Zakalwe ?

— Ici même, dans environ trois battements de cœur si vous ne refermez pas ces volets ou si vous ne tirez pas les rideaux noirs derrière vous, répondit-il en tisonnant les bûches de l’âtre.

— Ha ! (Keiver s’écarta prestement de la fenêtre et tira sur le levier qui commandait la fermeture des volets en rentrant la tête dans les épaules.) Vous avez raison !

Là-dessus, il replaça le rideau en face de la fenêtre, puis s’épousseta les mains en regardant son compagnon remuer les bûches dans le feu.

— Bien sûr !

Puis il regagna son trône de porcelaine.

Naturellement, monsieur le prétendu ministre de la Guerre se plaisait à faire semblant de savoir où tout cela allait finir ; il prétendait pouvoir fournir une quelconque explication à la situation, qui faisait intervenir les forces extérieures, l’équilibre des technologies et l’escalade aberrante que connaissait le génie militaire. Il semblait toujours faire allusion à d’autres thèmes, d’autres conflits de plus grande envergure ; il voyait toujours plus loin que l’ici-et-maintenant et essayait constamment d’établir l’existence de quelque puissance supérieure – franchement, c’était d’un risible ! – venue d’un autre monde. Il n’en restait pas moins un mercenaire, et rien de plus. Un mercenaire verni qui avait eu la chance de retenir l’attention des Héritiers Sacrés et de les impressionner par le récit de ses exploits absurdement téméraires et de ses stratagèmes empreints de lâcheté, alors que le compagnon qu’on lui avait adjoint – lui-même, Astil Tremerst Keiver, huitième du nom, futur vice-régent adjoint, pas moins – avait derrière lui mille ans d’hérédité choisie, d’autorité naturelle et – ça ne se discutait pas, nom de nom ! – de supériorité tout court. Après tout, était-ce faire preuve de compétence, pour un ministre de la Guerre – même par ces temps désespérés –, que de monter la garde au sommet de cette tour en attendant un assaut qui ne viendrait probablement jamais, et tout cela parce qu’il était incapable de déléguer ses responsabilités ?

Keiver regarda son compagnon fixer obstinément les flammes et se demanda à quoi il était en train de penser.

Tout ça, c’est la faute de Sma. C’est elle qui m’a mis dans la merde jusqu’au cou.

Il contempla le fouillis d’objets qui encombraient la pièce. Qu’avait-il à voir avec les imbéciles du genre de Keiver, avec ce fatras historique ? En bref, qu’avait-il à voir dans tout ça ? Il ne s’y sentait pas à sa place, il n’arrivait pas à s’y investir, et il ne pouvait sincèrement leur reprocher de ne pas l’avoir écouté. Tout ce qui lui restait, c’était la satisfaction de les avoir avertis, ces imprudents ; mais par une fin de nuit glaciale comme celle-ci, c’était loin d’être suffisant pour se réchauffer.

Il s’était battu. Il avait mis sa vie en danger pour eux ; en dernier ressort, il avait mené à bien quelques actions désespérées d’arrière-garde, en essayant de leur dire ce qu’il fallait faire. Mais ils l’avaient écouté trop tard, et, quand ils s’étaient décidés à lui confier un tant soit peu de pouvoir, la guerre était déjà pratiquement perdue. Mais voilà, ils étaient comme ça ; c’étaient eux qui commandaient, et s’ils provoquaient la disparition totale de leur civilisation pour avoir prétendu savoir forcément mieux faire la guerre que le plus expérimenté des manants ou des outsiders, alors il n’y avait pas que de l’injustice là-dedans. En fin de compte, tout s’équilibrait. Et si cela voulait dire qu’ils devaient mourir… eh bien, qu’ils meurent !

D’ici là, en faisant durer les provisions, que pouvait-on souhaiter de mieux ? Plus d’interminables marches dans le froid, plus de marécages pompeusement baptisés « camps », plus de latrines à ciel ouvert, plus de cette terre brûlée à laquelle on s’efforce d’arracher un repas. Bien sûr, il ne se passait pas grand-chose, et l’envie d’action finirait sans doute par le démanger ; mais cet inconvénient n’était rien à côté de l’opportunité qui lui était offerte : l’opportunité de calmer les démangeaisons d’une autre nature qu’éprouvaient les quelques dames de la noblesse également prisonnières du château assiégé.

Quoi qu’il en fût, il savait au fond du cœur qu’on peut parfois ressentir un certain plaisir à ne pas être écouté. Le pouvoir entraîne la responsabilité. Un conseil non suivi peut presque toujours s’avérer judicieux et, quel que soit le plan choisi, il y a toujours du sang dans son déroulement ; mieux valait que ce soit eux qui l’aient sur les mains. Le bon soldat faisait ce qu’on lui disait de faire et, s’il n’était pas trop bête, ne se portait jamais volontaire pour rien ; surtout pas pour une promotion.

— Ah, fit Keiver en se balançant dans son siège de porcelaine, nous avons trouvé d’autres semis d’herbe, aujourd’hui.

— Ah, très bien !

— Oui, en effet.

La plupart des cours, jardins et patios étaient d’ores et déjà convertis en pâturages ; on avait également fait tomber le toit de quelques salles, parmi les moins intéressantes sur le plan architectural, afin d’y planter de l’herbe. À supposer que l’ensemble n’explose pas en mille morceaux entre-temps, ils seraient en mesure (du moins en théorie) de nourrir indéfiniment un quart de la garnison du château.

Keiver frissonna et resserra son manteau autour de ses jambes.

— Dommage qu’il fasse si froid dans ce vieux trou, hein, Zakalwe ?

L’autre allait répondre quand, tout à fait à l’autre bout de la pièce, la porte s’entrebâilla.

Il empoigna son canon à plasma.

— Euh… tout va bien ? fit tout bas une voix de femme.

Il reposa son arme et sourit. Un petit visage pâle venait d’apparaître sur le seuil, encadré de longs cheveux noirs qui suivaient les contours du bois travaillé de la porte.

— Ah, Neinte ! s’exclama Keiver en se levant pour s’incliner profondément devant la jeune fille (authentique princesse !) qui était – théoriquement au moins, ce qui n’excluait pas la possibilité d’autres relations plus productives, voire plus lucratives, à l’avenir – sa pupille.

Il entendit le mercenaire dire à la jeune fille :

— Entrez donc.

(Maudit soit-il de toujours prendre l’initiative ; pour qui se prenait-il, celui-là ?)

La fille se coula dans la pièce en rassemblant ses jupes devant elle.

— Il m’avait semblé entendre un coup de feu…

Le mercenaire éclata de rire.

— C’était il y a un moment, déjà, fit-il en lui indiquant un siège près de l’âtre.

— Eh bien, il a fallu que je m’habille d’abord…

Le rire de l’homme s’accrut.

— Madame, intervint Keiver en se levant un peu tard et en se lançant dans ce qui (grâce à Zakalwe) allait passer pour une révérence assez gauche. Plût au ciel que nous n’ayons point dérangé votre chaste repos…

Keiver entendit l’autre homme réprimer un rire tout en renfonçant d’un coup de pied une bûche qui avait roulé. La princesse Neinte pouffa. Keiver sentit le rouge lui monter aux joues et décida de rire aussi.

Neinte – encore très jeune, mais déjà très belle dans le genre fragile et délicat – noua ses bras autour de ses genoux remontés sous son menton et se mit à fixer les flammes.

Durant le silence qui suivit (une seule fois rompu par le futur vice-régent adjoint, qui déclara : « Eh, oui… »), Zakalwe contempla alternativement la jeune fille puis Keiver et songea – tandis que les bûches crépitaient et que les flammes écarlates dansaient dans l’âtre – que tout à coup, les deux jeunes gens ressemblaient beaucoup à des statues.

Ne serait-ce qu’une seule fois, se dit-il encore, j’aimerais bien savoir de quel côté je suis dans cette histoire. Me voilà coincé dans cette absurde forteresse, véritable malle au trésor et camp de concentration pour nobles – si tant est qu’ils aient quelque chose de noble, songea-t-il en regardant Keiver –, exposés aux hordes du dehors (toutes griffes et corps à corps, force brutale et intelligence brute), à tenter de protéger le produit minaudant de privilèges millénaires, et je ne suis même pas sûr de bien faire sur le plan tactique ou stratégique.

Les Mentaux, eux, ne faisaient pas ce genre de distinction. Pour eux, il existait entre les deux une solution de continuité. Une tactique cohérente devenait une stratégie, et celle-ci se décomposait en un certain nombre de tactiques dans l’échelle mobile de leur algèbre morale dialectique. Toutes choses qu’ils n’essaieraient même pas de faire comprendre à un pauvre petit cerveau de mammifère.

Il se rappela ce que lui avait dit Sma très, très longtemps auparavant, à l’époque du recommencement (lui-même issu de tant de culpabilité, de tant de souffrance !) : que leur domaine de compétence était l’intrinsèquement fâcheux, domaine où les règles s’édictaient à mesure qu’on avançait et où, en outre, elles n’étaient jamais les mêmes ; un domaine où, de par la nature même des choses, on ne pouvait jamais rien connaître ni prédire, ni même juger, avec un tant soit peu de réelle certitude. A priori on trouvait cela bien élaboré, bien abstrait ; on y voyait un défi à relever. Mais en fin de compte, dans les faits on se retrouvait tout simplement confronté à des individus et à des problèmes.

Cette fois-ci, c’était cette fille, par exemple. À peine plus qu’une enfant, et prise au piège de ce vaste fort en pierre avec le reste de l’élite (ou de la lie, selon le point de vue), où elle mourrait ou survivrait, selon qu’il donnerait de bons ou de mauvais conseils, et selon que ces clowns sauraient ou non les suivre.

Contemplant son visage éclairé par les flammes, il éprouva certes un vague désir (elle était séduisante), et une sorte d’instinct de protection tout paternel (elle était si jeune, et lui, malgré les apparences, si vieux !), mais aussi quelque chose de plus. C’était… quoi donc ? Une lucidité nouvelle. Brusquement, il avait conscience que cet épisode constituait en fait une véritable tragédie ; la violation de la Règle, la dissolution du pouvoir et des privilèges ainsi que de tout l’appareil – complexe, mais mal équilibré parce que trop lourd au sommet – que représentait cette enfant.

La crasse et la boue, le roi plein de puces. Pour avoir volé, on était mutilé ; pour avoir eu de mauvaises pensées, c’était la mort. Le taux de mortalité infantile était aussi astronomique que l’espérance de vie était faible, et les masses laborieuses, abominables, étaient inexorablement prises dans un écheveau conçu pour perpétuer la sombre domination de l’instruit sur l’ignorant (et le pire, c’était encore l’aspect structurel de tout cela, la répétition et, en une foule d’endroits différents, les variations multiples et variées sur un même thème, celui de la dépravation).

Ainsi cette fille, à laquelle on donnait le titre de princesse. Allait-elle mourir ? La guerre tournait en leur défaveur, il ne l’ignorait pas ; et la grammaire symbolique qui offrirait à cette fille la perspective du pouvoir si la situation se redressait exigerait en retour son sacrifice si tout s’écroulait autour d’eux.

Le rang réclamerait son tribut ; la révérence obséquieuse ou le coup de poignard vicieux, selon l’issue de ce combat.

Brusquement, il la vit vieille dans la lueur dansante du feu. Il la vit enfermée dans quelque oubliette gluante, attendant, espérant, grattant ses croûtes, le corps couvert de poux, vêtue de toile à sac, la tête rasée, les yeux sombres et vides, la peau à vif… Il la vit enfin escortée un jour de neige vers le mur où on la clouerait à force de flèches ou de balles, ou vers la lame glaciale de la hache à laquelle il lui faudrait faire face.

Mais peut-être était-ce une vision trop romantique. Peut-être y aurait-il plutôt une fuite éperdue vers un quelconque refuge, un exil solitaire et amer qu’elle passerait à devenir vieille et usée, sénile et stérile, à se remémorer indéfiniment des temps anciens de plus en plus auréolés de gloire, à présenter des requêtes vouées à l’échec, et à espérer le retour ; alors, inévitablement, elle deviendrait une chose inutile mais choyée, comme le voulait son conditionnement, mais sans jouir d’aucune des compensations que son éducation et son rang lui auraient permis d’escompter.

Tandis que l’envahissait la nausée, il vit qu’en fait cette fille ne signifiait rien. Elle n’était qu’un élément dépareillé dans le fil d’une autre histoire qui (avec ou sans l’impulsion discrète et soigneusement évaluée que lui donnait la Culture pour l’orienter dans ce qu’elle considérait comme la bonne direction) finirait de toute façon par aboutir à des temps moins difficiles permettant une vie meilleure pour le plus grand nombre. Mais pas pour elle, supputa-t-il ; pas pour l’instant.

Née vingt ans plus tôt elle aurait pu espérer faire un bon mariage, hériter de terres productives, avoir ses entrées à la cour et mettre au monde des fils robustes, des filles douées… Vingt ans plus tard, elle aurait sans doute trouvé un mari astucieusement commerçant, ou bien – dans l’improbable éventualité où cette société si sexiste prendrait si vite ce chemin-là – elle aurait fait sa vie par elle-même, que ce soit dans les milieux intellectuels, les affaires ou les bonnes œuvres, pourquoi pas.

Mais pour elle, le sort plus probable était la mort.

Dans la tour d’un immense château bâti sur un escarpement qui se détachait sur les plaines enneigées alentour, un château majestueux et assiégé, bourré à craquer de tous les trésors d’un empire… Et lui assis là, devant un feu de cheminée, en compagnie d’une jolie princesse toute triste… Autrefois, je rêvais de me retrouver dans une situation pareille. Je l’appelais de mes vœux, j’aurais donné n’importe quoi pour la vivre. Elle me paraissait être l’étoffe, l’essence même de la vie. Alors, pourquoi ce goût de cendre dans ma bouche ?

J’aurais dû rester sur cette plage, Sma. Peut-être qu’en fin de compte, je me fais un peu trop vieux pour tout ça.

Il se força à détourner son regard de la fille. Sma disait qu’il avait tendance à toujours se sentir trop concerné, et elle n’avait pas tout à fait tort. Il avait fait ce qu’on lui avait demandé ; il serait payé et, quand tout serait terminé, après tout, il lui resterait encore à tenter d’obtenir l’absolution pour une faute commise dans le passé. Livuéta, dis-moi que tu me pardonneras.

Oh !

La princesse Neinte venait de remarquer la démolition du siège en sangbois.

— Eh oui, fit Keiver en s’agitant sur son trône, mal à l’aise. C’est… Euh… Eh bien… C’est moi, je le crains. Vous appartenait-il ? Ou à votre famille, peut-être ?

— Oh non ! Mais je le connaissais ; il était à mon oncle, l’archiduc. Il se trouvait dans son pavillon de chasse. Il y avait une énorme tête d’animal accrochée juste au-dessus. Je craignais toujours de m’y asseoir, parce que j’avais rêvé que la tête tomberait un jour ; une défense allait s’enfoncer en plein dans ma tête, et j’allais en mourir ! (Elle regarda les deux hommes tour à tour et émit un petit rire nerveux.) Comme j’étais bête, n’est-ce pas ?

— Ha ! fit Keiver. (Tandis que Zakalwe les regardait tous les deux, frissonnant. Et essayait de leur sourire.) Ma foi, reprit-il en riant, vous devez me promettre de ne rien dire à votre oncle, ou je ne serai plus jamais invité à ses chasses ! (Il rit encore plus fort.) Qui sait ? C’est peut-être ma tête à moi qui finirait accrochée au mur !

La fille poussa un petit glapissement et porta sa main à sa bouche.

(Il détourna les yeux, en proie à un nouveau frisson, puis jeta un bout de bois dans le feu ; il ne devait jamais se rendre compte que, loin d’être une bûche, ce qu’il venait de donner en pâture aux flammes était en fait un morceau du siège de sangbois.)

Trois

Sma avait comme l’impression que les équipages de vaisseaux étaient souvent dingues. En fait, elle avait comme l’impression que les vaisseaux eux-mêmes n’avaient pas non plus toute leur tête. Il n’y avait que vingt personnes à bord du piquet ultra-rapide Xénophobe, et Sma avait remarqué que, en règle générale, plus l’équipage était réduit, plus il se comportait bizarrement. Elle s’était donc attendue à ce que le personnel se révèle franchement cinglé avant même que le module ne pénètre dans le hangar du vaisseau.

— Atchoum !

Un jeune matelot éternua en s’abritant derrière sa main gauche et en tendant l’autre à Sma, qui descendait du module. Voyant son nez rouge qui coulait et ses yeux larmoyants, elle retira aussitôt la sienne.

— Aïs Disgarb, badabe Sma, fit-il, l’air vexé, sans cesser de renifler et de cligner les yeux. Bienvedue à bord.

Prudemment, Sma lui tendit à nouveau la main. Elle trouva celle du matelot brûlante.

— Merci, répondit-elle.

— Skaffen-Amtiskaw, ajouta le drone derrière elle.

— Enjandé, déclara le jeune homme avec un geste de la main.

Puis il tira de sa manche un petit morceau de tissu et s’en tamponna le nez et les yeux.

— Vous êtes sûr que ça va ? s’enquit Sma.

— Pas vraibent, don. J’ai un rhube. Si vous voulez bien be suivre, acheva-t-il en pointant un doigt de côté.

— Un rhume !

Sma hocha la tête, puis lui emboîta le pas. Il était en djellaba, on aurait dit qu’il sortait du lit.

— Oui, reprit le jeune homme en la conduisant à travers la foule de microaéros, satellites et appareils en tout genre embarqués à bord du Xénophobe, vers le fond du hangar. (Il éternua à nouveau et renifla.) C’est la mode à bord en ce bobent.

Suivant de près le matelot qui se faufilait entre deux modules garés très près l’un de l’autre, à ces mots Sma se retourna vivement vers Skaffen-Amtiskaw. Ses lèvres formèrent silencieusement le mot « Quoi ? », mais le drone se contenta de se dandiner sur place (ce qui était sa façon de hausser des épaules), MOI NON PLUS, afficha-t-il sur son champ-aura, en lettres grises sur fond rosé.

— On avait tous pensé que ce serait abusant de désactiver dotre systèbe ibbuditaire et d’attraper un rhube, expliqua le jeune matelot en leur faisant signe d’entrer dans un ascenseur situé à une extrémité du hangar.

— Tous ? s’étonna Sma tandis que la porte se refermait et que l’ascenseur s’élevait en tournant sur lui-même. L’équipage tout entier ?

— Oui, mais pas tous en bêbe demps. Ceux qui en ont guéri disent que c’est très agréab’ une fois que c’est fidi.

— Je vois, répondit Sma en jetant un regard au drone, dont le champ-aura affichait un motif constant à base de bleu formel, à l’exception d’une grosse tache rouge sur le côté, que Sma était probablement la seule à voir, d’ailleurs.

La tache était animée d’une pulsation rapide. Quand la jeune femme l’aperçut, elle faillit éclater de rire elle-même. Au lieu de cela, elle s’éclaircit la voix.

— Oui, c’est probable, en effet.

Le jeune homme éternua puissamment.

— La perme est pour bientôt, hein ? s’enquit Skaffen-Amtiskaw. Sma lui expédia un petit coup de coude.

Le jeune enrhumé posa sur la machine un regard perplexe.

— J’en sors, justement.

Il détourna les yeux et reporta son attention sur la porte de l’ascenseur, qui était en train de se rouvrir. Sma et Skaffen-Amtiskaw échangèrent un regard ; la jeune femme se mit à loucher.

Ils sortirent de l’ascenseur et débouchèrent dans une vaste salle de séjour dont le plancher et les murs étaient recouverts de lattes en séquoia si bien cirées qu’elles reluisaient. Elle contenait par ailleurs divers sofas et fauteuils tendus de tissu précieux, ainsi que quelques tables basses. Le plafond n’était pas particulièrement haut, mais très réussi : il se composait de grands pans de tissu ramassés en larges plis qui, parsemés de petites lampes, coulaient le long des murs en ondulant. À juger par la quantité de lumière, on devait être dans les premières heures de la matinée, heure du vaisseau. Un groupe assemblé autour d’une table se défit, et ses membres s’avancèrent vers Sma.

— Je vous brésente Badabe Sba, fit le jeune homme en joignant le geste à la parole.

Son élocution était de plus en plus pénible. Les autres (autant d’hommes que de femmes) sourirent et se présentèrent. Sma hocha la tête, prononça quelques mots çà et là. Le drone salua à son tour.

Un des hommes tenait niché au creux de son épaule, un peu comme un bébé, un petit paquet de fourrure brun et jaune.

— Tenez, fit-il en tendant à Sma la minuscule créature.

La jeune femme la prit à contrecœur. Elle était chaude, la répartition de ses quatre membres n’avait rien d’exceptionnel, elle sentait bon et appartenait à une espèce dont elle n’avait encore jamais vu de spécimen ; elle avait une grosse tête flanquée de grandes oreilles et, comme Sma la tenait dans ses bras, ouvrit de grands yeux qui se mirent à la fixer.

— Je vous présente le vaisseau, déclara l’homme qui lui avait donné l’animal à tenir.

— Bonjour ! couina la petite créature.

Sma l’examina de haut en bas.

— Vous êtes le Xénophobe ?

— Son délégué. Celle de ses facettes à qui on puisse parler. Vous pouvez m’appeler Xény.

L’animal sourit, dévoilant de petites dents arrondies.

— Je sais que la plupart des vaisseaux utilisent tout simplement un drone, mais… (Il jeta un regard à Skaffen-Amtiskaw.) Ces machines sont parfois assommantes, vous ne trouvez pas ?

Sma sourit en retour et, du coin de l’œil, sentit palpiter brièvement l’aura de Skaffen-Amtiskaw.

— Ma foi, ça arrive, oui, acquiesça-t-elle.

— Et comment ! renchérit le petit animal en hochant la tête. Mais moi, je suis beaucoup plus mignon. (Il se tortilla dans ses mains, l’air béat.) Si vous voulez, gloussa-t-il, je vais vous conduire à votre cabine, d’accord ?

— D’accord, bonne idée, acquiesça de nouveau Sma en hissant la petite créature sur son épaule.

Les gens d’équipage lui lancèrent au passage qu’on se retrouverait plus tard, et tous trois (Sma, le curieux télédrone de vaisseau et Skaffen-Amtiskaw) prirent le chemin des quartiers d’habitation.

— Oooh, comme vous êtes chaude et confortable, marmotta le petit animal brun et jaune d’une voix ensommeillée en fourrant sa tête dans le cou de la jeune femme, tandis qu’ils longeaient un couloir tapissé d’une épaisse moquette en direction de la cabine de Sma. (Puis il se mit à gigoter, et elle se surprit à lui donner de petites tapes sur le dos.) À gauche maintenant, précisa-t-il lorsqu’ils furent parvenus à un embranchement. (Puis :) Au fait, nous venons juste de sortir d’orbite.

— Parfait, répondit Sma.

— Est-ce que je pourrai me blottir contre vous pendant que vous dormez ?

Sma s’immobilisa, détacha d’une main la créature accrochée à son épaule et la regarda droit dans les yeux.

— Pardon ?

— En bons copains, je veux dire, reprit le petit être, qui laissa échapper un énorme bâillement, puis cligna les yeux. Loin de moi l’idée de vous offenser ; c’est un bon moyen de créer des liens, voilà tout.

Sma eut brusquement conscience du rougeoiement qu’émettait juste derrière elle l’aura de Skaffen-Amtiskaw. Elle rapprocha de son visage le petit animal brun et jaune et dit :

— Écoutez, Xénophobe…

— Xény.

— Oui, Xény. Vous êtes un vaisseau spatial d’un million de tonneaux ; une Unité d’Offensive Rapide de classe Tortionnaire. Même sans…

— Mais je suis démilitarisé !

— Même sans votre stock d’armes principal, je parie que, s’il vous en prenait l’envie, vous seriez capable de réduire à néant des planètes entières…

— Oh, voyons ! N’importe quelle sotte UCG sait faire cela !

— Alors qu’est-ce que c’est que ces histoires ? demanda-t-elle en secouant sans ménagement le petit télédrone soyeux dont les dents s’entrechoquèrent.

— C’était pour rire ! s’écria ce dernier. Alors, Sma, on ne comprend plus la plaisanterie ?

— Je me demande. Et vous, vous comprendriez que je vous réexpédie d’un grand coup de pied jusque dans la salle de séjour ?

— Ouh ! Quel est votre problème, ma chère ? Vous avez quelque chose contre les petits animaux à fourrure, c’est ça ? Écoutez, madame Sma. Je sais pertinemment que je suis un vaisseau spatial ; je fais tout ce qu’on me dit de faire, y compris vous emmener à destination (laquelle demeure d’ailleurs remarquablement imprécise, pour tout dire), et qui plus est avec une efficacité incontestable. À la moindre alerte, si je devais passer à l’action et me comporter en vaisseau de guerre, l’artefact que vous avez dans les mains tomberait instantanément, inerte et sans vie, et je me battrais avec la férocité, la détermination auxquelles j’ai été formé. Entre-temps, à l’instar de mes collègues humains, je m’amuse un peu en toute innocence. Si vous détestez franchement mon apparence actuelle, très bien ; j’en changerai. Je serai dorénavant un drone ordinaire, ou une simple voix désincarnée ; si vous préférez, je m’adresserai à vous par l’intermédiaire de Skaffen-Amtiskaw ici présent, ou à travers votre terminal personnel. Offenser un passager, voilà bien la dernière chose que je souhaite.

Sma fit la moue. Puis elle lui donna une série de petites tapes sur la tête et poussa un soupir.

— D’accord, je n’ai que ce que je mérite.

— Je peux donc conserver cette forme ?

— Je vous en prie, faites.

— Chouette alors ! (L’animal se tortilla de plaisir, puis ouvrit tout grands ses yeux et posa sur elle un regard plein d’espoir.) Alors, câlin ?

— Câlin, répondit Sma en le berçant dans ses bras et en lui caressant le dos.

Elle se retourna et vit, suspendu dans les airs, Skaffen-Amtiskaw renversé sur le dos dans une posture dramatique ; son champ-aura affichait des éclairs de cette affreuse teinte orangée qui signalait généralement : Drone Souffrant, en Extrême Détresse.

Sma salua de la tête le petit animal brun et jaune qui reprit en se dandinant le couloir menant à la salle de séjour (en agitant une petite patte courtaude) ; puis elle referma la porte de sa cabine et s’assura que les systèmes de contrôle internes étaient bien désactivés.

Là-dessus, elle se tourna vers Skaffen-Amtiskaw.

— Rappelle-moi combien de temps nous devons passer à bord de ce vaisseau, déjà ?

— Trente jours ? proposa le drone.

Sma serra les dents et examina sa cabine ; plutôt confortable, apparemment, mais petite à côté des immenses espaces tout résonnants d’échos dont elle disposait chez elle, dans l’ancienne centrale hydroélectrique.

— Trente jours avec un équipage de masochistes qui font une fixation sur les virus, et un vaisseau qui se prend pour un nounours en peluche.

Elle secoua la tête et s’assit sur le lit-champ.

— Subjectivement parlant, drone, ce pourrait bien être un très, très long voyage.

Là-dessus, elle se laissa tomber dans le lit en marmonnant.

Skaffen-Amtiskaw se dit que le moment était sans doute mal choisi pour lui annoncer que Zakalwe était porté disparu.

— Je vais faire un tour, si ça ne te dérange pas, fit-il en survolant, en direction de la porte, la série de valises bien alignées qui constituaient les bagages de Sma.

— C’est ça, vas-y.

Elle remua paresseusement un bras, puis se débarrassa prestement de sa veste et la laissa tomber par terre.

Le drone était presque arrivé à la porte lorsqu’elle se redressa brusquement en position assise, les sourcils froncés.

— Attends un peu… Qu’est-ce qu’il a voulu dire par « … destination remarquablement imprécise » ? Dois-je comprendre qu’il ne sait même pas où nous allons ?

Aïe-aïe-aïe, songea le drone.

La machine fit demi-tour dans les airs.

— Euh…, fit-elle.

Sma plissa les yeux.

— Nous allons seulement récupérer Zakalwe, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr.

— Rien d’autre ?

— Absolument pas. On trouve Zakalwe, on lui remet ses instructions, on l’emmène à Vœrenhutz. C’est aussi simple que ça. Il est possible qu’on nous demande de rester quelque temps pour superviser l’opération, mais ce n’est pas encore certain.

— Oui, oui, cela je m’y attendais, mais… Où se trouve exactement Zakalwe ?

— Où exactement ? répéta le drone. Eh bien, ma foi… Tu sais, c’est un peu…

— Bon, bon : approximativement, alors.

— Ce n’est pas un problème, répondit Skaffen-Amtiskaw en battant en retraite vers la porte.

— Comment ça ? interrogea Sma, perplexe.

— Eh bien, oui… ce n’est pas un problème : cela, nous le savons. Nous savons où il se trouve.

— Parfait, acquiesça Sma. Et alors ?

— Alors quoi ?

— Et alors, fit-elle en haussant le ton, où est-il ?

— Crastalier.

— Cras… quoi ?

— Crastalier, oui. C’est là que nous allons.

Sma secoua la tête et bâilla.

— Jamais entendu parler. (Elle se laissa retomber dans le lit-champ et s’étira.) Crastalier. (Son bâillement s’accrut ; elle porta une main à sa bouche.) Pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite, bon sang ?

— Navré, répliqua le drone.

— Mmm… Pas grave. (Sma leva une main et l’agita au niveau du rayon de chevet qui contrôlait l’éclairage de la cabine. La lumière baissa. Nouveau bâillement.) Je crois que je vais faire un petit somme. Tu m’enlèves mes bottes ?

D’un mouvement rapide mais plein de précaution, le drone s’exécuta, puis ramassa la veste de Sma et la suspendit dans une spacieuse penderie. Il y entassa ensuite les bagages et, tandis que Sma se retournait dans son lit-champ en battant des paupières, il se coula hors de la pièce.

Une fois la porte refermée, il resta suspendu en l’air à contempler son reflet dans le bois ciré, à l’autre bout de la coursive.

— Ouf ! dit-il. Je l’ai échappé belle !

Puis il alla se promener.

Sma avait embarqué sur le Xénophobe juste après le petit déjeuner, heure du vaisseau. Lorsqu’elle se réveilla, c’était le début de l’après-midi. Elle achevait sa toilette, pendant que le drone triait ses vêtements par type et par couleur avant de les suspendre ou de les plier dans le placard, quand on sonna à sa porte. Sma sortit du coin-salle de bains en short, la bouche pleine de dentifrice. Elle essaya bien d’articuler « Ouverture ! », mais le dentifrice empêchait manifestement les contrôles d’identifier le mot. Aussi se dirigea-t-elle vers la porte et pressa-t-elle elle-même le bouton ouverture-porte.

Ses yeux s’écarquillèrent brusquement ; elle glapit, cracha du dentifrice et fit un bond en arrière tandis qu’un hurlement naissait dans sa gorge.

Une fraction de seconde après que ses yeux se furent écarquillés, juste avant que le signal ordonnant aux muscles de ses jambes d’exécuter un bond en arrière ne parvienne à destination, on crut sentir dans la cabine un déplacement tellement rapide que l’objet en demeura invisible, et qui fut tardivement suivi d’une détonation, puis d’un grésillement.

Là, immobilisés entre elle et la porte se trouvaient les trois missiles-couteaux du drone, suspendus dans les airs à peu près à hauteur de ses yeux, de son sternum et de son bas-ventre ; elle les distinguait à travers une brume : le champ que le drone avait également dressé devant elle. Tout à coup, celui-ci se désactiva.

Les missiles-couteaux virèrent paresseusement dans l’air, puis regagnèrent la coque de Skaffen-Amtiskaw, où ils s’enfoncèrent avec un déclic.

— Ne me refais jamais plus un coup pareil, marmotta la machine en retournant à ses activités.

Sma s’essuya la bouche et regarda fixement le monstre à fourrure brun et jaune qui, malgré ses trois mètres de haut, se tenait, tout ratatiné, sur le seuil de la porte.

— Vaisseau… je veux dire Xény ! Qu’est-ce que vous fabriquez là ?

— Je suis désolé, répondit l’énorme créature d’une voix à peine plus grave que du temps où elle avait encore le gabarit d’un bébé. Je me suis dit que, si vous n’aviez aucune tendresse particulière pour les petits animaux à fourrure, vous préféreriez peut-être la taille au-dessus…

— Ça alors…, fit Sma en secouant la tête. Entrez, lança-t-elle par-dessus son épaule en repartant vers le coin-salle de bains. À moins que vous n’ayez simplement eu l’intention de me montrer combien vous aviez grandi ?

Elle se rinça la bouche.

Xény se faufila par la porte de la cabine, rentra la tête dans les épaules et alla se tenir dans un coin.

— Je suis désolé, Skaffen-Amtiskaw.

— Ce n’est pas grave, répondit l’autre machine.

— Euh, non, madame Sma. En fait, je voulais vous parler de…

Skaffen-Amtiskaw se figea sur place l’espace d’une seconde. Une discussion prolongée, détaillée et quelque peu animée entre le drone et le Mental du vaisseau prit place à cet instant précis, mais Sma n’eut conscience que d’une légère pause dans la phrase de Xény.

— … du bal costumé que nous avons l’intention de donner ce soir en votre honneur, improvisa le vaisseau.

Toujours dans la salle de bains, Sma sourit.

— C’est une charmante idée, vaisseau. Merci beaucoup, Xény. Mais oui, pourquoi pas ?

— Tant mieux ; je m’étais dit qu’il valait quand même mieux vous en parler d’abord. Vous avez déjà des idées de costumes ?

Sma éclata de rire.

— Ouais ! Je vais me déguiser en vous ! Confectionnez-moi donc une de ces tenues que vous portez !

— Ha ! Oui. Bonne idée. En réalité, vous ne seriez sûrement pas la seule à vous travestir ainsi, mais nous allons décréter que chaque déguisement doit être unique. Bon. À plus tard.

Sur ces mots, Xény sortit à pas pesants et la porte se referma derrière lui. Sma émergea de la salle de bains quelque peu surprise par ce départ précipité, mais se contenta de hausser les épaules.

— Voilà une visite brève, mais fertile en incidents, constata-t-elle en fourrageant dans les chaussettes que Skaffen-Amtiskaw venait pourtant de ranger par ordre chromatique. Cette machine est vraiment bizarre.

— Rien d’étonnant à cela, répliqua Skaffen-Amtiskaw. Après tout, c’est un vaisseau stellaire.

— Vous auriez pu (transmit le Mental du vaisseau à Skaffen-Amtiskaw) me dire que vous ne lui aviez pas révélé l’importance de notre destination-cible.

— J’ai l’espoir (répondit le drone) que nos gens sur place trouveront le type que nous cherchons et nous fourniront sa localisation exacte, auquel cas Sma n’aura jamais besoin de savoir qu’un problème s’est posé à un moment donné.

— D’accord, mais pourquoi ne pas avoir fait preuve d’honnêteté envers elle depuis le début ?

— Ha ! Vous ne la connaissez pas !

— Je vois. Dois-je comprendre qu’elle s’emporte facilement ?

— Rien d’étonnant à cela. Après tout, c’est une humaine !

Le vaisseau prépara un festin et ajouta dans les divers mets et breuvages offerts autant de substances artificielles modifiant la chimie cérébrale humaine qu’on pouvait se le permettre sans se sentir obligé d’accrocher une étiquette d’avertissement à chaque saladier, assiette, carafe ou verre. Il instruisit ensuite l’équipage, puis redécora la salle de séjour en installant toute une série de miroirs et de champs inverseurs. (Il fit de son mieux pour créer une ambiance de bringue endiablée, mais avec un total de vingt-deux participants – plus lui-même – l’un des principaux obstacles qu’il rencontra fut de donner une impression d’affluence convenable.)

Sma prit son petit déjeuner, entreprit une visite guidée du vaisseau (encore qu’il n’y eût pas grand-chose à voir, le Xénophobe n’étant pratiquement constitué que de moteurs), et consacra le reste de la journée à réviser ses connaissances sur l’histoire et le profil politique de l’amas de Vœrenhutz.

Le vaisseau fit parvenir à chaque membre de l’équipage un carton d’invitation en bonne et due forme, assorti d’une interdiction formelle de parler boutique. Grâce à cette mesure et aux psychotropes dont les aliments étaient abondamment additionnés, il espérait que personne n’aborderait le sujet délicat de leur destination. Il avait bien envisagé un instant de leur dire que celle-ci posait problème, en leur demandant d’éviter d’en parler, mais il avait pressenti que deux au moins des membres d’équipage considéreraient cela comme une insulte à leur intégrité, et ne manqueraient pas de le faire savoir à la première occasion. C’était dans ces moments-là que le Xénophobe avait tendance à envisager sérieusement de changer de statut, pour passer dans la catégorie des vaisseaux sans équipage ; mais en réalité il savait bien que les humains finiraient par lui manquer s’il se décidait à leur demander de partir. Dans l’ensemble, on s’amusait bien avec eux.

Le vaisseau passa de la musique à plein volume, afficha des images entraînantes sur les écrans holo et planta, en guise de décor, un fabuleux environnement holo à base de verts et de bleus luxuriants, bourré de buissons flottants et d’arbres en surplomb où folâtraient d’étranges oiseaux à huit ailes. En fond, de grands vaisseaux-nuées duveteux voguaient sur une nappe de brume d’un blanc lumineux ; celle-ci s’élevait jusqu’au faîte de falaises vertigineuses au roc pastel piqueté de petits nuages, drapé de cascades aux mille gouttelettes bleu et or, et couronné de cités fabuleuses auxquelles ne manquaient ni les hautes flèches ni les passerelles élancées. Des soligrammes commandés par le vaisseau et incarnant des personnages historiques connus se promenaient parmi les invités, renforçant encore l’illusion d’affluence, et ne se montraient que trop heureux d’engager la conversation avec les joyeux convives costumés. On leur avait promis pour plus tard d’autres gâteries et d’autres surprises.

Sma était déguisée en Xény, Skaffen-Amtiskaw en maquette du Xénophobe, et le vaisseau lui-même produisit un autre télédrone, aquatique celui-là ; fidèle au brun et au jaune, il ressemblait cette fois à un poisson grassouillet pourvu de grands yeux, et flottait dans une boule d’eau d’un mètre de diamètre dont la cohésion était maintenue par un champ, et qui se déplaçait dans la salle comme un drôle de ballon.

— Aïs Disgarve, dont vous avez déjà fait la connaissance, fit le drone du vaisseau d’une voix légèrement bouillonnante en présentant Sma au jeune homme qui était venu l’accueillir, la veille, dans le hangar. Et voici Jétart Hrine.

Sma sourit, adressa un signe de tête à Disgarve (en prenant mentalement note de ne plus l’appeler Disgarb) et à la jeune femme qui se tenait à ses côtés.

— Rebonjour ! Comment allez-vous ?

— Pas bal, berci, répondit Disgarve.

Tout paré de fourrures, son déguisement évoquait une sorte d’explorateur polaire des temps passés.

— Salut ! fit Jétart Hrine.

Petite et ronde, apparemment très jeune, elle avait la peau si noire qu’elle virait presque au bleu. Elle portait un uniforme militaire ancien aux couleurs étonnamment vives, et arborait en bandoulière un fusil à projectiles non striés. Elle porta son verre à ses lèvres et but une gorgée. Puis elle reprit :

— Je sais bien que nous ne sommes pas censés parler boutique, madame Sma, mais franchement, Aïs et moi nous sommes demandé quelle pouvait bien être notre desti…

— Aaah ! fit le drone du vaisseau.

Sur quoi sa sphère d’eau s’effondra. Une masse d’eau vint inonder les pieds de Sma, de Hrine et de Disgarve, qui firent tous les trois un petit saut en arrière. Le drone-poisson tomba sur le plancher en séquoia et se mit à gigoter.

— De l’eau ! croassa-t-il.

Sma le ramassa par la queue.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit-elle.

— Panne de champ. De l’eau ! Vite !

Sma regarda Disgarve et Hrine, lesquels affichaient un air stupéfait. Dans son déguisement à l’image du vaisseau, Skaffen-Amtiskaw vint vers eux en se frayant prestement un chemin parmi les invités.

— De l’eau ! répéta le drone de vaisseau en se tortillant de plus belle.

Un pli soucieux se dessina progressivement sur le front de Sma, sous le costume de fourrure jaune et brun. Elle consulta du regard la femme déguisée en soldat.

— Qu’alliez-vous dire, mademoiselle Hrine ?

— J’allais dire que… Ouf !

Une maquette au cinq cent douzième du piquet ultra-rapide Xénophobe heurta la jeune femme, qui fut projetée en arrière et, chancelante, en laissa tomber son verre.

— Dites donc ! s’exclama Disgarve en repoussant l’agresseur.

L’air irrité, Hrine se frottait l’épaule.

— Pardon ! Comme je suis maladroit ! fit bien fort Skaffen-Amtiskaw.

— De l’eau ! De l’eau ! glapit le drone du vaisseau en se débattant dans la patte fourrée de Sma.

— Taisez-vous ! lui intima cette dernière, qui se rapprocha de Hrine, se plaçant ainsi entre la jeune femme et Skaffen-Amtiskaw. Mademoiselle Hrine, veuillez achever de me poser votre question, je vous prie.

— Je voulais simplement savoir pourquoi…

Une secousse ébranla le sol ; autour d’eux, le paysage tout entier vacilla. Une lumière jaillit, loin au-dessus de leurs têtes et, levant les yeux, tous virent les fabuleuses cités miroitantes juchées au faîte de la falaise disparaître dans de formidables explosions lumineuses qui s’effacèrent lentement, cédant la place à des nuages de décombres, de tours en plein effondrement et de passerelles en morceaux. Les majestueuses falaises se fendirent en deux, ouvrant le passage à un raz de marée de cendre, de lave bouillonnante et de furieux nuages de fumée gris-noir ; haute d’un kilomètre, la vague explosa dans le ciel du paysage artificiel. Celui-ci se convulsa tandis que les vaisseaux-nuées sombraient et que les oiseaux à huit ailes étaient pris dans un mouvement tournant si rapide que leurs ailes se détachaient de leur corps ; cela avait pour effet de les expédier à toute vitesse et tournant toujours sur eux-mêmes vers les fourrés bleu-vert, le tout dans de grands jaillissements de plumes et de feuilles.

Incrédule, Jétart Hrine contemplait le spectacle. De sa patte velue, Sma l’attrapa par le col et se mit à la secouer.

— Il essaie de détourner votre attention ! hurla-t-elle.

Puis elle revint au drone, qu’elle tenait dans son autre patte.

— Arrêtez-ça tout de suite ! lui cria-t-elle.

Elle secoua de nouveau la jeune femme tandis que Disgarve s’efforçait de lui faire lâcher sa compagne.

— Qu’est-ce que vous essayiez de me dire ?

— Pourquoi ne sait-on pas où on va ? lui hurla l’autre en plein visage par-dessus le vacarme de la planète qui s’ouvrait en deux dans un débordement de flammes.

Une gigantesque forme noire aux yeux rouges surgit de la brèche.

— On va vers Crastalier ! vociféra Sma.

Un énorme bébé humain couleur argent apparut dans le ciel, étincelant, béatifique et radieux, tout entouré de figures éclatantes.

— Mais encore ? cria Hrine de toutes ses forces alors qu’un éclair reliait brusquement le méga-bébé et le monstre terrestre et qu’un roulement de tonnerre leur emplissait les oreilles. Crastalier est un Amas ouvert ; il doit bien s’y trouver un demi-million d’étoiles !

Sma se figea.

Les holos retrouvèrent leur aspect d’avant le cataclysme. La musique revint, mais à un niveau plus bas ; par ailleurs elle était maintenant d’un genre beaucoup plus lénifiant. Les membres d’équipage restaient plantés là, l’air de ne rien comprendre à ce qui se passait. Beaucoup haussaient les épaules.

Skaffen-Amtiskaw et le drone-vaisseau pisciforme échangèrent un regard. Ce dernier, toujours prisonnier de la patte de Sma, se mua subitement en holo d’arête de poisson. Skaffen-Amtiskaw projeta une image de la maquette du Xénophobe en train de se désintégrer puis de choir en morceaux sur le pont dans un sillage de fumée. Ils retrouvèrent en un clin d’œil leurs précédents déguisements au moment où Sma se retournait lentement vers eux.

— Un… Amas… ouvert ? proféra-t-elle en ôtant la tête brun et jaune de son costume fantaisie.

Les lèvres de Sma dessinaient un sourire, et devant cette expression-là, Skaffen-Amtiskaw avait appris à ne pas réagir autrement que par une extrême inquiétude.

— Oh, merde !

— M’est avis que nous avons là une humaine en colère, Skaffen-Amtiskaw.

— Sans blague ! Et qu’est-ce que vous suggérez ?

— Rien du tout. Débrouillez-vous tout seul. Je suis sûr que vous saurez prendre les choses en champ. Moi et mes ouïes, on file.

— Vaisseau ! Vous ne pouvez pas me faire ça !

— Je vais me gêner ! C’est votre prototype à vous. Allez, à la prochaine. Salut !

Dans la patte de Sma, le drone-poisson devint inerte. Elle le laissa tomber sur le plancher inondé et glissant.

Le drone se débarrassa à son tour de son déguisement et vint flotter devant elle, champ en clair. Il s’inclina légèrement vers l’avant et demeura ainsi.

— Sma, commença-t-il d’une voix douce. Je suis navré. Je n’ai pas menti, mais je n’ai pas non plus dit toute la vérité.

— Dans ma cabine, répondit calmement Sma après un bref silence. Veuillez m’excuser, reprit-elle à l’intention de Disgarve et de Hrine. Sur ce elle s’éloigna, suivie du drone.

Elle planait au-dessus du lit dans la position du lotus, vêtue en tout et pour tout d’un short. Le costume-Xény gisait abandonné sur le sol. Elle endocrinait calme, et semblait plus triste que fâchée. Anticipant la querelle, Skaffen-Amtiskaw se sentait extrêmement mal à l’aise devant une déception aussi mesurée.

— Je m’étais dit que, si je t’apprenais la vérité, tu ne voudrais pas venir.

— Drone, je te signale que c’est mon métier.

— Je le sais bien, mais tu avais si peu envie de partir…

— Qu’est-ce que tu croyais ? Au bout de trois ans, et sans aucun avertissement ? Et pourtant, est-ce que j’ai résisté longtemps ? Non ! Même quand tu m’as parlé de cette doublure. Alors je t’en prie, drone ; tu n’avais qu’à me faire le point de la situation, et j’aurais accepté. Ce n’était vraiment pas la peine de me cacher que Zakalwe nous avait faussé compagnie.

— Je suis sincèrement désolé, répondit très doucement le drone. Cela sonne un peu faux, je m’en rends compte, mais je pense ce que je dis. S’il te plaît, dis-moi que tu me pardonneras un jour.

— Oh, n’en rajoute pas dans la contrition, je t’en prie. À l’avenir, contente-toi simplement de me dire les choses telles qu’elles sont.

Entendu.

Sma baissa la tête quelques instants, puis la releva.

— Commence donc par me dire comment il s’est échappé. Qu’est-ce qu’on avait affecté à sa suite ?

— Un missile-couteau.

— Un missile-couteau ?

Sma prit l’air stupéfait qui convenait et se frotta le menton d’une main.

— Et un modèle récent, en plus, commenta le drone. Nanocanons, gauchisseurs à monofilament, effecteur… cerveau niveau 0.7.

— Et Zakalwe a pu échapper à ce monstre ?

Sma était sur le point d’éclater de rire.

— Il ne s’est pas contenté de lui échapper ; il l’a proprement détruit.

— Pas possible ? souffla Sma. Je ne le croyais pas si malin. Mais il a peut-être tout simplement eu une chance inespérée. Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment s’y est-il pris ?

— Ma foi, c’est tout ce qu’il y a de plus secret, répondit le drone. Aussi, tu es priée de n’en parler à personne. À personne, tu m’entends ?

— Sur mon honneur, ironisa Sma en posant une main sur son cœur.

— Eh bien, commença le drone avec une imitation de soupir, il lui a fallu une année entière pour tout mettre en place. Là où nous l’avons parachuté après sa dernière mission pour notre compte, les humanoïdes partageaient leur planète avec de grands mammifères marins d’intelligence à peu près équivalente à la leur ; ils étaient unis par une relation symbiotique tout à fait viable, avec de nombreux contacts interculturels. Grâce aux gages que nous lui avions versés en rémunération de son travail, Zakalwe a acquis une entreprise fabriquant des lasers destinés à la médecine et à la signalisation. Le subterfuge qu’il a monté comprenait un centre hospitalier côtier où les humanoïdes soignaient les mammifères marins. L’un des appareils médicaux testés sur place était un très grand scanner à résonance magnétique nucléaire.

— Pardon ?

— Une machine qui vient en quatrième position dans le palmarès des méthodes les plus primitives quand il s’agit d’aller voir ce qui se passe à l’intérieur du corps des créatures humides.

— Continue.

— Ce procédé entraîne l’utilisation de champs magnétiques extrêmement puissants. Alors qu’il faisait semblant de tester un des lasers couplés à l’engin – c’était un jour de congé, il n’y avait personne dans les parages –, Zakalwe s’est débrouillé pour faire entrer le missile-couteau dans le scanner. Et là, il a mis le contact.

— Je croyais que les missiles-couteaux n’étaient pas sensibles au magnétisme ?

— Tu as raison, mais celui-là contenait suffisamment de métal pour provoquer des courants induits paralysants pour lui s’il tentait de se déplacer trop rapidement.

— Mais il pouvait quand même bouger ?

— Pas assez vite pour éviter le laser que Zakalwe avait monté à un bout du scanner. Celui-ci n’était là que pour fournir une source lumineuse et contribuer à donner des holos des mammifères marins examinés ; mais Zakalwe y avait en fait installé un dispositif digne de l’armée elle-même, lequel a grillé sur place le missile-couteau.

— Mince ! fit Sma en hochant la tête, les yeux rivés au sol. Décidément, ce type ne cessera jamais de nous surprendre. (Elle releva les yeux et regarda le drone.) Zakalwe devait avoir sacrément envie de nous fausser compagnie.

— Apparemment, oui, acquiesça la machine.

— Donc, il est probable qu’il ne voudra plus jamais travailler pour nous. Peut-être ne veut-il même plus entendre parler de nous.

— Je crains qu’il ne faille envisager cette possibilité.

— Même si nous réussissons à lui mettre la main dessus.

— En effet.

— Et tout ce qu’on sait, c’est qu’il est quelque part dans un amas ouvert du nom de Crastalier ? s’enquit Sma d’une voix teintée d’incrédulité.

— Le faisceau de nos recherches est un peu plus restreint que cela, corrigea Skaffen-Amtiskaw. S’il est parti tout de suite après avoir neutralisé le missile-couteau et qu’il a embarqué à bord d’un vaisseau comptant parmi les plus rapides, il peut actuellement se trouver dans une dizaine de systèmes solaires. Heureusement, le niveau tech de cette métacivilisation n’est pas si élevé que ça. (Le drone hésita, puis poursuivit.) Pour être tout à fait honnête, nous aurions pu le rattraper si nous nous étions précipités… Mais je crois que les Mentaux contrôleurs ont été très impressionnés par le tour que Zakalwe nous avait joué ; ils ont jugé qu’il méritait de s’en tirer. Nous avons gardé un œil sur l’ensemble du volume, sans entrer dans le détail. Il y a à peine dix jours qu’on a entrepris des recherches actives. Maintenant, on envoie sur place des vaisseaux et des agents venus de partout ; on le trouvera, ça ne fait aucun doute.

— Tu m’as bien dit dix à douze systèmes, drone ? fit Sma en secouant la tête.

— Une vingtaine de planètes, oui ; plus trois cents spatio-habitats… sans compter les vaisseaux, naturellement.

Sma ferma les yeux et secoua de nouveau la tête.

— Je n’arrive pas à y croire.

Skaffen-Amtiskaw songea qu’il valait mieux ne rien ajouter. La jeune femme rouvrit les paupières.

— On peut faire quelques suggestions ?

— Mais certainement.

— Laissez tomber les habitats. Et toutes les planètes qui ne sont pas exactement Standard ; ratissez… les déserts, les zones tempérées, les forêts mais pas les jungles… et oubliez les villes.

Elle haussa les épaules et se frotta les lèvres d’une main.

— S’il continue à faire ce qu’il peut pour rester introuvable, on ne le dénichera jamais. Mais s’il voulait simplement partir et vivre sa vie sans être surveillé en permanence, alors on a une chance. J’oubliais : repérez toutes les guerres, bien sûr. Surtout les guerres de moyenne envergure… et d’un intérêt certain, si vous voyez ce que je veux dire.

— Entendu. Je transmets.

En temps normal, le drone aurait traité par le mépris ces déductions de psychologue à la petite semaine, mais pour une fois, il résolut de tenir sa langue (métaphoriquement parlant), et transmit les remarques de Sma au vaisseau muet afin que celui-ci les communique ensuite à la flotte de recherche qui les précédait.

Sma prit une profonde inspiration ; ses épaules se soulevèrent, puis retombèrent.

— Est-ce que les réjouissances continuent ?

Oui, répondit Skaffen-Amtiskaw, surpris.

La jeune femme sauta du lit et remit son costume-Xény.

— Bon, alors ne jouons pas les trouble-fête.

Elle attacha son déguisement, ramassa d’un geste la tête de fourrure brun et jaune et se dirigea vers la porte.

— Sma, reprit le drone en lui emboîtant le pas. Je croyais que tu serais folle de rage.

— Ça peut encore venir, quand l’effet de Calme se sera dissipé, reconnut-elle en ouvrant la porte. (Puis elle enfila la tête de son déguisement.) Mais pour l’instant, tout ça m’est complètement égal.

Ils empruntèrent la coursive. Sma jeta un regard en arrière au drone qui la suivait. Ses champs étaient en clair.

— Allez, drone ; nous sommes censés nous rendre à un bal costumé. Mais, cette fois-ci, trouve quelque chose de plus imaginatif qu’une maquette de vaisseau de guerre.

— Hmm…, fit la machine. Qu’est-ce que tu proposes ?

— Mais je ne sais pas, moi, soupira Sma. Voyons, qu’est-ce qui t’irait bien ? Je veux dire, quel est le rôle idéal pour une ordure lâche, menteuse, paternaliste et hypocrite dans ton genre qui ne sait pas ce que c’est que la confiance ni le respect d’autrui ?

Tandis qu’ils approchaient du tumulte et des illuminations de la fête, elle perçut un certain silence derrière elle. Elle se retourna et, à la place du drone, vit, marchant sur ses talons, un beau jeune homme aux traits classiques mais un peu passe-partout, dont le regard se détachait tout juste de ses fesses.

Sma éclata de rire.

— Voilà ! C’est parfait ! (Elle fit quelques pas, puis ajouta :) Non, finalement, je crois que je préférais le vaisseau de guerre.

XI

Il n’écrivait jamais rien dans le sable. Il lui répugnait même d’y laisser des empreintes de pieds. Il voyait cela comme un commerce à sens unique : il gardait la plage propre et, en contrepartie, la mer fournissait les matériaux. Le sable faisait l’intermédiaire en mettant les marchandises à l’étalage, comme sur un long comptoir de boutique tout détrempé. Il aimait la simplicité de cet arrangement.

Parfois, il regardait les bateaux passer au large. De temps en temps, il regrettait de ne pas se trouver à bord d’une de ces minuscules formes noires faisant voile vers quelque contrée étrange et colorée, ou bien – en faisant un effort d’imagination – filant vers un monde de lumières clignotantes et de rires aimables, un monde amical et accueillant. Mais la plupart du temps il traitait par le mépris ces petites taches noires qui se déplaçaient lentement au loin, et continuait à marcher en ramassant ce qu’il trouvait, les yeux fixés sur l’étendue gris-brun de la plage en pente douce. L’horizon était clair, lointain et vide, le vent poussait sa plainte grave dans les dunes ; les oiseaux de mer au parcours erratique et aux piaillements ergoteurs qui tournoyaient à grands cris dans les cieux froids le réconfortaient.

De temps à autre, des homobiles impétueux et bruyants venaient de l’intérieur des terres. Regorgeant de métal luisant et de lumières palpitantes, avec leurs vitres multicolores et leurs grilles couvertes d’ornements, ils résonnaient de fanions claquant au vent et dégoulinaient de fresques conçues dans l’enthousiasme mais piètrement exécutées ; surchargés, ils remontaient la piste sablonneuse de la parcopole avec force cahots. Ils toussaient, crachotaient, vomissaient de la fumée… Des adultes se penchaient par les fenêtres ou se tenaient sur le marchepied, une jambe dans le vide ; des enfants couraient à côté ou s’accrochaient aux échelles ou aux multiples sangles qui pendaient sur leurs flancs, quand ils ne s’installaient pas sur le toit pour piailler ou hurler.

Tous venaient voir l’original et sa drôle de baraque en planches, dans les dunes. Vivre ainsi à même le sol, dans une chose qui ne bougeait pas, qui ne pouvait pas se déplacer, il y avait là une bizarrerie qui les fascinait, et qui les dégoûtait même un peu. Ils regardaient sans comprendre l’endroit où le bois et le papier goudronné rejoignaient le sable et, secouant la tête, faisaient le tour de la petite hutte de guingois comme pour en chercher les roues. Ils parlaient entre eux, essayant d’imaginer ce que cela devait être que de voir encore et toujours la même chose depuis chez soi, de subir constamment les mêmes conditions météorologiques. Ils ouvraient la porte branlante et flairaient l’atmosphère obscure, chargée de fumée et de senteurs humaines, qui régnait à l’intérieur ; puis ils la refermaient prestement, déclarant qu’il ne pouvait être sain de vivre tout le temps au même endroit, pareillement rivé à la terre. Insectes. Pourriture. Air confiné.

Il ne tenait aucun compte de leur présence. Il comprenait leur langue, mais faisait comme si elle lui était inconnue. Il n’ignorait pas que la population sans cesse renouvelée de la parcopole l’appelait l’« arbre humain », parce que les gens se plaisaient à imaginer qu’il lui était poussé des racines, qui le maintenaient au sol comme sa baraque sans roues. Quand ils venaient tourner autour de sa cabane, il était généralement ailleurs, de toute façon. En outre, ils avaient vite fait de s’en désintéresser pour aller se planter au bord de l’eau, pousser des cris aigus quand elle venait leur mouiller les pieds, lancer des cailloux dans les vagues et former des autos miniatures dans le sable ; sur quoi ils remontaient dans leurs homobiles et, toutes lumières clignotantes, repartaient vers l’intérieur des terres dans un grand concert d’avertisseurs, sur fond de craquements et de détonations diverses. Alors il se retrouvait seul.

Il tombait constamment sur des oiseaux de mer morts, et, de temps en temps, sur des carcasses d’animaux marins échouées. Algues et fleurs-de-mer jonchaient le sable comme autant de serpentins et – une fois séchées – ondulaient dans le vent en se déroulant pour finalement se désintégrer et s’envoler vers le large, ou au contraire vers les terres, en formant d’éclatants nuages de couleur et de pourrissement.

Un jour, il avait trouvé un marin noyé qui gisait là, boursouflé par l’océan, les extrémités grignotées, une jambe accompagnant la lente pulsation écumeuse de la mer. Il le regarda longuement, puis vida son sac de toile de tout le bois flotté qu’il renfermait et en recouvrit doucement la tête et le haut du torse du noyé. Comme la marée descendait, il ne prit pas la peine de le traîner vers le haut de la plage. Il se rendit à pied à la parcopole – sans pousser devant lui la carriole contenant ses trésors marins, pour une fois – et annonça la nouvelle au shérif.

Le jour où il trouva une petite chaise sur la plage, il fit comme si de rien n’était ; mais elle était toujours là à son retour. Il continua son chemin ; le lendemain, il alla ratisser dans la direction opposée, face à un autre horizon tout aussi rectiligne, songeant que la bourrasque de la nuit l’aurait emportée. Cependant, le jour suivant il la retrouva au même endroit ; alors il la prit et, une fois de retour à la hutte, se mit à la réparer avec de la ficelle. Il lui fabriqua également un nouveau pied avec une petite branche échouée, puis la posa sur le pas de sa porte. Pourtant, jamais il ne s’y assit.

Une femme venait tous les cinq ou six jours. Il avait fait sa connaissance à la parcopole, peu après son arrivée, le troisième ou le quatrième jour d’une virée alcoolique. Il la payait le lendemain matin, invariablement mieux qu’elle ne s’y attendait parce qu’il savait qu’elle avait peur de son étrange cabane immobile.

Elle lui parlait de ses amours passées, de ses espoirs anciens et nouveaux, et il l’écoutait d’une oreille, sachant qu’elle le croyait incapable de comprendre. Lorsqu’il parlait, c’était dans une autre langue, et son discours à lui était encore plus invraisemblable. La femme se couchait contre lui, la tête posée sur sa poitrine glabre et vierge de toute cicatrice, pendant qu’il s’adressait aux ténèbres au-dessus de son lit ; il lui parlait, d’une voix qui n’éveillait aucun écho dans l’espace en bois léger de sa cabane, et avec des mots que jamais elle ne comprendrait, du pays féerique où tout le monde était magicien, où l’on n’avait jamais à faire face au dilemme, où la culpabilité était pratiquement inconnue, où la dégénérescence et la pauvreté étaient des choses que l’on devait enseigner aux enfants afin de bien leur montrer à quel point ils avaient de la chance, un pays où jamais on n’avait le cœur brisé.

Il lui parlait d’un homme, un guerrier travaillant pour les magiciens et dont la mission était de réaliser ce que ces derniers ne voulaient ou ne pouvaient se résoudre à faire ; cet homme, au bout d’un moment, n’avait plus pu exercer ce métier car, au cours d’une aventure où il s’était lancé pour son propre compte afin de se délivrer d’un fardeau qu’il refusait de regarder en face – et que même les magiciens n’avaient pas su découvrir –, il s’était aperçu qu’en fin de compte, il n’avait fait que l’alourdir, et qu’après tout ses forces n’étaient pas inépuisables.

Il lui parlait aussi, parfois, d’un autre temps et d’un autre lieu, très loin dans l’espace et dans le temps, et encore plus loin dans l’histoire ; un temps où quatre enfants jouaient ensemble dans un immense et merveilleux jardin, mais où ils avaient vu leur vie idyllique anéantie par les armes à feu ; il lui parlait du petit garçon qui était devenu un adolescent, puis un homme, mais qui avait gardé pour toujours dans son cœur plus que de l’amour pour certaine jeune fille. Des années plus tard, poursuivait-il, une guerre circonscrite mais ravageuse avait éclaté dans cette région lointaine, et le jardin lui-même avait été dévasté. (Et pour finir, l’homme perdait la jeune fille à qui il avait donné son cœur.) Enfin, lorsque le sommeil était sur le point d’interrompre son flot de paroles, lorsque la nuit ne pouvait être plus noire et que la fille était partie depuis longtemps pour le pays des rêves, parfois il lui parlait tout bas d’un formidable vaisseau de métal, un immense bâtiment de guerre, encalminé dans la pierre mais toujours redoutable, toujours terrible et puissant, et aussi des deux sœurs dont dépendait le sort de ce vaisseau, et du sort qui les attendait, elles aussi, et puis de la Chaise et du Chaisier.

Alors il s’endormait, et quand il se réveillait chaque fois la fille et l’argent avaient disparu.

Il se retournait vers ses murs de papier goudronné et cherchait le sommeil, mais en vain. Il se levait donc, s’habillait, puis sortait ratisser une fois de plus la plage qui s’étendait jusqu’à l’horizon sous des cieux bleus ou noirs, avec au-dessus de la tête le tournoiement des oiseaux marins qui lançaient leur chant sans queue ni tête vers la mer et la brise chargée d’embruns.

Le temps variait mais, comme il n’avait jamais pris la peine de se renseigner, il ne savait jamais en quelle saison on était ; on passait d’un temps chaud et lumineux à des journées grises et froides, et il tombait parfois une neige fondue qui le glaçait jusqu’aux os. Les vents bousculaient sa noire cabane, s’insinuaient entre les planches et le papier goudronné, et chassaient sur le plancher de la cabane les molles traînées de sable importunes, comme des souvenirs érodés.

Le sable s’entassait à l’intérieur de la hutte, ici ou là selon que le vent soufflait dans telle ou telle direction ; alors il le ramassait précautionneusement et le jetait par la porte, dans le vent, comme une offrande, puis attendait la prochaine tempête.

Il s’était toujours dit qu’il devait y avoir quelque chose de cyclique, une certaine régularité, dans ces inondations de sable, mais il ne se décidait jamais à y réfléchir plus avant. Quoi qu’il en soit, tous les deux ou trois jours il prenait sa petite carriole en bois et partait cahin-caha pour la parcopole, afin de vendre ses trouvailles engendrées par la mer et d’engranger de l’argent, ce qui lui permettait de se nourrir et de payer la fille qui venait dans sa hutte environ une fois par semaine.

Chaque fois qu’il s’y rendait, il trouvait la parcopole changée : les rues se créaient ou se dissolvaient à mesure que les homobiles arrivaient et repartaient ; tout dépendait de l’endroit où les gens choisissaient de se garer. Il existait quelques points de repère plus ou moins statiques tels que l’enclos du shérif, le stock de carburant, la forge itinérante et la zone où tenaient boutique les caravanes-ateliers, mais même ces endroits-là changeaient lentement de place, et tous leurs éléments subissaient un va-et-vient constant, si bien que la topologie de la parcopole n’était jamais la même d’une visite à l’autre. Il retirait une satisfaction secrète de cette forme de permanence sans cesse remise en question, et ne détestait pas autant s’y rendre qu’il voulait bien le croire.

Le chemin de la parcopole était instable et creusé d’ornières, et jamais il ne raccourcissait. L’homme espérait toujours que les errements de la parcopole rapprocheraient progressivement de lui son agitation, ses lumières, mais cela n’arrivait jamais ; il se consolait en songeant que, si la parcopole se rapprochait, alors les gens feraient de même, apportant avec eux leur curiosité bon enfant.

Il y avait une jeune fille, à la parcopole, la fille d’un des revendeurs avec qui il faisait affaire, qui semblait se soucier de lui plus que les autres ; elle sortait de la caravane de son père pour lui confectionner des boissons et lui apporter des sucreries. Elle ne lui disait presque jamais rien, se contentant de lui passer discrètement ses dons en souriant timidement avant de repartir d’un bon pas, toujours avec son oiseau de mer familier aux ailes rognées qui la suivait partout en se dandinant et en poussant des cris rauques.

Il ne lui disait rien qu’il ne soit obligé de lui dire, et se gardait soigneusement d’admirer sa fine silhouette brune. Il ne connaissait pas les règles en vigueur dans ce pays quand on désirait faire sa cour, et, s’il lui avait toujours paru plus facile d’accepter la nourriture et la boisson qu’elle lui offrait, il ne désirait pas se mêler davantage à la vie de ces gens. Il se disait que la jeune fille et sa famille s’en iraient bientôt et acceptait ses offrandes en hochant la tête, mais sans sourire ni dire un mot, et ne finissait pas toujours ce qu’on lui donnait. Il avait remarqué un jeune homme qui semblait toujours se trouver dans les parages quand la jeune fille le servait, et plusieurs fois il avait croisé son regard ; il avait alors compris que celui-là voulait la fille pour lui, et chaque fois il avait détourné les yeux.

Le jeune homme en question l’avait suivi un jour, comme il revenait vers sa cabane en coupant à travers dunes. Il l’avait rattrapé et avait tenté de le faire parler ; puis il lui avait donné une claque sur l’épaule et lui avait vociféré sous le nez. Lui-même avait feint de ne pas comprendre. Son agresseur avait tracé dans le sable, à ses pieds, des lignes qu’il s’était empressé d’effacer avec sa carriole tout en regardant, les paupières battantes, les mains sur les poignées, le jeune homme qui criait de plus en plus fort et qui finit par tracer une autre ligne dans le sable, entre eux deux.

Au bout d’un moment, il se lassa de la scène ; comme le jeune homme lui tapait à nouveau sur l’épaule, il lui saisit le bras et le tordit, forçant l’autre à s’agenouiller dans le sable. Il le laissa quelques instants dans cette position en continuant de lui tordre le bras, de manière (espérait-il) à ne rien lui casser, mais suffisamment fort pour handicaper le jeune homme une minute ou deux, le temps qu’il reprenne sa carriole et la pousse laborieusement jusque de l’autre côté des dunes.

Ça avait marché.

Deux nuits plus tard – le lendemain de la visite hebdomadaire de l’autre femme, à l’occasion de laquelle il lui avait parlé du redoutable vaisseau de guerre, des deux sœurs et de l’homme qui n’était pas encore pardonné – la jeune fille vint frapper à sa porte. L’oiseau de compagnie aux ailes coupées resta dehors à sautiller et croasser. Elle lui dit en pleurant qu’elle l’aimait, qu’elle s’était disputée avec son père ; il essaya de la repousser, mais elle se glissa par-dessous son bras et se jeta sur son lit en sanglotant.

Il se retourna vers la nuit sans étoiles et plongea son regard dans les yeux de l’oiseau mutilé, silencieux. Puis il marcha vers le lit et en détacha de force la jeune fille, qu’il jeta dehors sans ménagement avant de claquer la porte et de la fermer à double tour.

Les cris de la fille et les piaillements de l’oiseau s’infiltrèrent quelque temps à travers les planches disjointes, comme les coulées de sable. Il se boucha les oreilles et remonta ses couvertures crasseuses sur sa tête.

La nuit suivante, la famille de la fille, accompagnée du shérif et d’une vingtaine de personnes, débarqua de la parcopole.

On venait de la trouver morte sur le sentier de sa hutte. Elle avait été rouée de coups et violée. Il sortit sur le seuil et, observant le groupe à la lueur de ses torches, rencontra le regard du jeune homme qui avait voulu la jeune fille pour lui. Alors il comprit.

Il n’y avait rien qu’il pût faire, car la culpabilité qu’il lisait dans une seule paire de prunelles était éclipsée par la lueur de vengeance qui animait les autres, trop nombreuses ; aussi referma-t-il brusquement la porte avant de foncer tout droit à travers les planches branlantes du fond de sa cabane et de s’élancer dans les dunes et dans la nuit.

Il se battit contre cinq d’entre eux, cette nuit-là, et fut bien près d’en tuer deux. Puis il tomba sur le jeune homme et l’un de ses amis, revenus, sans grand enthousiasme, le chercher aux alentours du sentier.

Il assomma l’ami et prit le jeune homme à la gorge. Puis il s’empara de leurs couteaux et obligea le jeune homme à revenir avec lui à sa cabane en plaquant une des lames contre sa gorge.

Là, il mit le feu à la cabane.

Lorsque la lumière des flammes eut attiré une douzaine d’hommes, il alla se tenir sur la plus haute dune surplombant directement la plage, retenant toujours le garçon d’une main.

Les gens de la parcopole contemplèrent, le visage levé, l’étranger éclairé par les flammes. Alors il laissa choir le jeune homme dans le sable et lui jeta les deux couteaux.

Celui-ci les ramassa et chargea immédiatement.

L’étranger s’écarta, laissa le jeune le manquer, et le désarma aussitôt. Puis il reprit les deux couteaux et les jeta, garde tournée vers le bas, dans le sable aux pieds du garçon. Ce dernier repartit à l’assaut, une lame dans chaque main. Une fois encore – sans qu’on le voie bouger, ou presque – il laissa le jeune homme s’écraser au sol à côté de lui et lui reprit prestement les couteaux. Puis il le fit trébucher et, tandis qu’il gisait à plat ventre sur la dune, encore incapable de se relever, lança les couteaux, qui s’enfoncèrent dans le sable avec un bruit mat, de part et d’autre de sa tête, à un centimètre de ses tempes. Le jeune homme hurla, dégagea les deux lames et les lança vers l’étranger.

Il les entendit siffler à ses oreilles, et ce fut à peine si sa tête bougea. Les gens qui contemplaient la scène, tout en bas, tournèrent la tête pour suivre la trajectoire que les couteaux avaient forcément dû emprunter avant de se perdre dans les dunes, derrière eux. Or, quand leurs yeux revinrent se fixer sur l’étranger, incrédules, les spectateurs virent que celui-ci tenait dans ses mains les deux lames cueillies dans les airs. Alors il les jeta à nouveau vers le jeune homme.

Celui-ci les attrapa, cria, les retourna maladroitement dans ses mains pleines de sang afin de les remettre dans le bon sens et se jeta encore une fois sur l’étranger, qui le fit tomber, lui reprit les couteaux d’un seul geste et maintint longuement un des coudes du garçon au-dessus de son genou, un bras levé, prêt à lui briser les os… Puis il le repoussa, ramassa une nouvelle fois les couteaux et les posa dans les paumes ouvertes du garçon.

Il l’écouta sangloter dans le noir sous le regard des siens.

Il se prépara à s’enfuir à nouveau, non sans jeter un coup d’œil derrière lui.

L’oiseau mutilé sautillait en battant des ailes ; il monta jusqu’au sommet de la dune, ses membres rognés fouettant l’air et le sable. Là, il inclina la tête sur le côté et darda sur l’étranger un regard brûlant.

En bas, les spectateurs semblaient pétrifiés par les flammes dansantes.

L’oiseau s’avança en se dandinant jusqu’à la silhouette affalée et secouée de sanglots du jeune homme, et poussa un cri. Puis il battit à nouveau des ailes, fit entendre un nouveau piaillement aigu et se mit à lui donner des coups de bec dans les yeux.

Le garçon essaya bien de le repousser, mais l’oiseau bondissait en l’air et revenait en piqué s’abattre sur lui dans un envol de plumes ; quand le jeune homme lui brisa une aile et qu’il chut dans le sable, tourné dans la direction opposée, l’oiseau lui expédia en plein visage une giclée de déjections liquides.

Le garçon tomba la tête la première dans le sable, le corps toujours secoué de sanglots.

L’étranger observa les yeux des spectateurs restés en bas tandis que sa cabane s’effondrait sur elle-même et que des tourbillons d’étincelles orange s’enfonçaient dans l’impassibilité du ciel nocturne.

Au bout d’un moment, le shérif et le père de la jeune fille vinrent chercher le jeune homme ; une lune plus tard, la famille de la fille prenait le départ, et, deux lunes plus tard encore, on déposait le cadavre étroitement ficelé du garçon dans un trou fraîchement creusé à même le roc du plus proche affleurement, puis recouvert de pierres.

Les gens de la parcopole refusaient de lui adresser la parole, encore qu’un des commerçants continuât de lui acheter son bois flotté. Les homobiles impétueux et bruyants cessèrent de remonter la piste sablonneuse. Jamais il n’aurait cru qu’ils lui manqueraient. Il planta une petite tente non loin des restes noircis de sa cabane.

La femme cessa de lui rendre visite ; jamais il ne la revit. Il se dit que, de toute façon, il tirait si peu d’argent de son butin qu’il n’aurait pas pu à la fois la payer et se nourrir.

Le pire, comme il ne tarda pas à s’en rendre compte, c’était de n’avoir personne à qui parler.

Cinq lunes après la nuit où il avait mis le feu à sa cabane, il aperçut une petite silhouette assise au loin sur la plage. Il hésita un moment, puis poursuivit sa route.

Arrivé à vingt mètres d’elle, il s’arrêta pour examiner scrupuleusement un morceau de filet de pêche échoué au bord ; il n’avait pas perdu ses flotteurs, et ceux-ci brillaient comme des soleils prisonniers de la terre dans la lumière rasante du matin.

Il lui jeta un regard. Elle était assise en tailleur, les bras croisés sur la poitrine, le regard perdu au large. Sa robe toute simple était de la couleur du ciel.

Il alla se tenir auprès d’elle et déposa au sol son nouveau sac de toile. Elle ne bougea pas.

Il s’assit à côté d’elle, imita sa position et reporta son regard vers le large, comme elle.

Lorsqu’une centaine de vagues furent venues s’écraser devant eux, il s’éclaircit la voix et dit :

— Deux ou trois fois j’ai eu l’impression d’être observé.

Sma ne répondit pas tout de suite. Les oiseaux de mer pirouettaient dans les airs, lançant des appels dans une langue qu’il ne comprenait toujours pas.

— Les êtres humains ont de tout temps ressenti cela, répondit-elle enfin.

Il aplatit la trace du passage d’un ver des sables.

— Je ne vous appartiens pas, Diziet.

— C’est vrai, répondit-elle en se tournant vers lui. Tu as raison. Tu ne nous appartiens pas. Tout ce que nous pouvons faire, c’est te prier.

— Me prier de quoi ?

— De revenir. Nous avons du travail pour toi.

— De quoi s’agit-il ?

— Eh bien…, fit Sma en lissant sa robe sur ses genoux, il faudrait pousser une bande d’aristos vers le prochain millénaire, et cela de l’intérieur.

— Pourquoi ?

— C’est important.

— Mais tout est important, non ?

— Et cette fois, nous pouvons te payer correctement.

— Vous m’avez déjà très bien payé la dernière fois. Des tas d’argent, un nouveau corps… que peut-on demander de plus ? (Il désigna le sac de toile posé à côté d’elle, puis sa propre personne vêtue de haillons tout tachés de sel.) Ne te méprends pas sur mon apparence. J’ai toujours le butin. Je suis un homme riche ; très riche, même, dans ce monde-ci. (Il regarda les vagues s’enfler en roulant vers eux, puis se briser dans un jaillissement d’écume et repartir vers le large.) Je voulais simplement mener une vie simple pendant quelque temps.

Il fit entendre une espèce de ricanement bref et se dit que c’était la première fois qu’il riait depuis son arrivée.

— Je sais, fit Sma. Mais cette fois, ce que j’ai à te proposer est différent. Comme je te l’ai déjà dit, aujourd’hui nous avons les moyens de te rétribuer décemment.

Il la regarda.

— Ça suffit. Assez de mystère. Où veux-tu en venir ?

Elle lui rendit son regard. Il dut lutter pour ne pas détourner les yeux.

— Nous avons retrouvé Livuéta, déclara-t-elle.

Il la regarda droit dans les yeux pendant quelques instants, puis battit des paupières et se détourna. Il s’éclaircit la gorge, reporta son regard sur la mer miroitante et dut renifler, puis s’essuyer les yeux. Sma le vit poser lentement une main sur sa poitrine sans même s’en rendre compte, et se mettre à frotter la peau, juste au-dessus du cœur.

— Ah bon ? Tu es sûre ?

— Oui, nous en sommes certains.

Il laissa courir son regard au-dessus des vagues et comprit brusquement qu’elles ne lui apportaient plus rien, plus de bois flotté, plus de messagers pour lui offrir le butin des lointaines tempêtes ; au lieu de cela, elles devenaient une voie, un itinéraire, une opportunité d’une autre espèce qui, de loin, lui faisait signe.

C’est donc aussi simple que ça ? se demanda-t-il. Un seul mot, un seul nom dans la bouche de Sma et me voilà prêt à partir, à prendre mon envol en même temps que les armes, pour leur compte ? Et tout cela pour elle ?

Il attendit que plusieurs vagues aient crû, puis décru. Les mouettes poussaient leur plainte. Puis il soupira.

— Très bien, fit-il, en passant une main dans ses cheveux emmêlés et collés. Dis-moi tout.

Quatre

— Il n’empêche, insista Skaffen-Amtiskaw. La dernière fois qu’il a fallu en passer par cette comédie, Zakalwe a complètement débloqué en se laissant coincer dans ce Palais d’Hiver.

— Je te l’accorde, répondit Sma. Mais ça ne lui ressemblait pas. Bon, admettons qu’il ait échoué une fois… sans qu’on sache pourquoi. Mais maintenant qu’il a eu le temps de s’en remettre, peut-être attend-il justement l’occasion de montrer de quoi il est encore capable. Peut-être est-il impatient qu’on le retrouve.

— Ciel, soupira le drone. Voilà Sma-la-Cynique qui prend ses désirs pour des réalités, maintenant. Si ça se trouve, toi aussi tu es en train de perdre les pédales.

— Oh, la ferme !

Elle regarda la planète venir vers eux en tourbillonnant sur l’écran du module.

Vingt-neuf jours avaient passé à bord du Xénophobe.

Pour ce qui était de briser la glace, la soirée costumée avait été une franche réussite. Sma revint à elle dans une alcôve pleine de coussins de l’espace récréatif, nue comme un ver et prise dans un enchevêtrement de membres et de torses également dévêtus. Elle dégagea doucement son bras, coincé sous la silhouette voluptueusement endormie de Jétart Hrine, se mit tant bien que mal debout et embrassa du regard les corps qui respiraient paisiblement tout autour d’elle, en s’attardant tout particulièrement sur les hommes. Puis elle se mit en marche à pas prudents, manquant plusieurs fois perdre l’équilibre sur les coussins rembourrés et, sentant ses muscles douloureux et agités de tremblements, se fraya un chemin sur la pointe des pieds entre les membres d’équipage assoupis avant de retrouver l’agréable fermeté du plancher de séquoia. Le reste de l’espace récréatif avait déjà été nettoyé. Le vaisseau avait dû trier les vêtements de chacun, car ils étaient disposés en piles bien nettes sur deux grandes tables, juste devant l’alcôve.

Sma massa ses parties génitales, qui la picotaient un peu, et fit la grimace. Elle se pencha et les trouva un peu rouges et irritées ; un peu visqueuses aussi. Elle en conclut qu’il lui fallait un bain.

Le drone l’attendait à l’entrée du couloir. La couleur de son champ équivalait, au moins partiellement, à un commentaire.

— Bonne nuit de sommeil ? s’enquit-il.

— Ne recommence pas, s’il te plaît.

Le drone resta suspendu à hauteur de son épaule tandis qu’elle se dirigeait vers l’ascenseur.

— Je vois que tu t’es fait des amis parmi les membres d’équipage.

Elle hocha la tête.

— De très bons amis, et très nombreux, apparemment. Où est la piscine ?

— À l’étage au-dessus du hangar, répondit la machine en entrant à sa suite dans l’ascenseur.

— Tu as fait des enregistrements intéressants, la nuit dernière ? demanda Sma en s’adossant à la paroi de l’ascenseur qui amorçait sa descente.

— Voyons, Sma ! s’exclama le drone. Comment pourrais-je me montrer aussi peu galant !

— Hmm…

Elle haussa un sourcil. L’ascenseur s’arrêta et la porte s’ouvrit.

— En revanche, quels souvenirs ! fit le drone dans un souffle. Cet appétit, cette énergie sont à porter au crédit de ton espèce. Me semble-t-il.

Sma plongea dans le petit bassin à remous et, au moment de refaire surface, cracha un jet d’eau en direction de la machine, qui fit un écart et battit en retraite dans l’ascenseur.

— Bon, eh bien… je te laisse. Si l’on en juge par ce qui s’est passé cette nuit, même un innocent drone de modèle offensif ne saurait être en sécurité avec toi une fois que tu es en selle. Si l’on peut dire.

Sma l’éclaboussa.

— Hors d’ici, sale obsédé !

— Tu ne m’auras pas non plus en me faisant des compli…

La porte de l’ascenseur se referma sur le drone.

Elle n’aurait pas été surprise de sentir une certaine gêne à bord, pendant un jour ou deux ; néanmoins, l’équipage prit la chose avec naturel, et elle se dit que décidément, c’étaient des gens bien. Heureusement, la mode des rhumes passa rapidement. Elle se mit à étudier Vœrenhutz, à essayer de deviner où pouvait bien se cacher Zakalwe dans le nœud de civilisations interconnectées vers lesquelles ils se dirigeaient… et à prendre du bon temps – sans pour autant que cette dernière activité atteigne les sommets, l’abandon frénétique de sa première nuit à bord.

Au bout de dix jours de voyage, le Premier Essai lui fit parvenir la nouvelle : Gracieuse avait mis bas des jumeaux ; la mère et les petits se portaient bien. Sma concocta un message demandant à sa doublure de faire une grosse bise au hralz de sa part, puis hésita : la machine qui tenait son rôle s’en était certainement déjà acquittée. Subitement mal à l’aise, elle se contenta finalement d’émettre un avis de réception.

Elle se tint également au courant des derniers événements de Vœrenhutz ; les plus récentes prévisions de Contact étaient de plus en plus sombres. Chacun des conflits localisés sur une dizaine de planètes menaçait de déclencher une guerre à grande échelle. Il s’avérait difficile d’obtenir une réponse directe, mais elle eut bientôt l’impression que, même s’ils réussissaient à trouver et convaincre Zakalwe dès leur arrivée, puis à l’embarquer à bord du Xénophobe et à repartir en frôlant la vitesse limite pour laquelle avait été conçu le vaisseau, ils n’avaient au mieux qu’une chance sur deux de parvenir à Vœrenhutz à temps pour redresser la situation.

— Ça alors ! s’exclama un jour le drone alors qu’elle passait en revue dans sa cabine une série de rapports prudemment optimistes sur la conférence de paix qui se déroulait au même moment chez elle (car c’était à présent en ces termes qu’elle pensait à la centrale, elle devait bien se l’avouer).

— Quoi donc ?

Elle se tourna vers la machine.

Celle-ci lui renvoya son regard.

— On vient de modifier le plan de vol du Quelles sont les applications civiles ?

Sma attendit la suite sans rien dire.

— Il s’agit d’un VSG de classe Continent, reprit le drone. Sous-catégorie Prompt, modèle limité.

— Tu viens de dire que c’était un Véhicule-Système Général, et maintenant tu le qualifies de « limité ». Il faudrait savoir !

— Non, je veux dire qu’il fait partie d’une série limitée de modèles gonflés ; encore plus rapide que ce monstre-ci, une fois qu’il est lancé, rectifia le drone en s’approchant de Sma.

Ses champs affichaient un mélange de pourpre et de vert olive ce qui, dans son souvenir, signifiait quelque chose comme : Terreur sacrée. Elle était absolument certaine de ne jamais lui avoir vu exprimer cette émotion-là.

— Il se dirige vers Crastalier, ajouta la machine.

— Pour nous ? Pour Zakalwe ? s’enquit-elle en fronçant les sourcils.

— On ne veut pas me le dire, mais ça m’en a tout l’air. Tout un VSG rien que pour nous, ouah !

— Ouah, fit Sma en l’imitant, mais d’un ton plein d’amertume.

Elle appuya sur l’écran afin d’obtenir une vue de l’avant du Xénophobe, qui fonçait toujours à travers les systèmes solaires en direction de Crastalier. Sous l’aspect factice qu’elles revêtaient sur l’écran, les étoiles brillaient d’un éclat bleu-blanc et – pourvu qu’on en demande un grossissement suffisant – la structure d’ensemble de l’Amas ouvert apparaissait très nettement.

Elle secoua la tête, puis revint à ses rapports sur la conférence de paix.

— Zakalwe, espèce de salaud, marmonna-t-elle entre ses dents, t’as intérêt à pointer ton nez en vitesse.

Cinq jours plus tard, comme il leur restait encore cinq jours de voyage, l’Unité Générale de Contact Très faible gravité leur annonça, depuis les profondeurs de l’Amas ouvert de Crastalier, qu’elle pensait avoir retrouvé la trace de Zakalwe.

Le globe bleu-blanc emplissait l’écran ; le module piqua du nez et plongea dans son atmosphère.

— J’ai comme l’impression que ça va être une véritable débâcle, commenta le drone.

— Peut-être, répliqua Sma, mais ce n’est pas toi le responsable, ici.

— Je ne plaisante pas, reprit la machine. Zakalwe n’est plus lui-même. Il ne veut pas qu’on le retrouve, on ne le fera jamais changer d’avis ; et même si, par miracle, il acceptait, il ne peut pas refaire la même chose avec Beychaé. Ce type est au bout du rouleau.

À ces mots, un souvenir lui revint brusquement en tête ; elle se retrouva sur cette plage interminable avec à ses côtés l’homme qui était resté un temps à regarder la mer immense rouler ses vagues sur le sable luisant du rivage en pente.

Elle secoua la tête pour chasser cette image.

— Il a encore suffisamment de bon sens pour se débarrasser d’un missile-couteau, répondit-elle à la machine sans quitter des yeux l’image, sous le module en chute libre, de l’océan brumeux où se dessinaient des ombres de nuages.

Ils approchaient de la couverture nuageuse.

— Parce que cela, il l’a fait pour lui. Mais pour nous, ce sera un autre désastre du genre Palais d’Hiver, je le sens.

Manifestement hypnotisée par le spectacle des nuages et de la courbure de l’océan, elle fit non de la tête.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé là-bas. Il s’est fourré dans un siège, et pas moyen de l’en faire sortir. On l’avait averti ; à la fin, on lui a clairement dit, mais il n’a pas voulu… il ne pouvait pas. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé à ce moment-là ; sincèrement, je ne sais pas. Il n’était plus le même homme.

— Eh bien, il a perdu la tête sur Fohls. Et peut-être même plus que cela. Peut-être y a-t-il tout perdu. Peut-être ne l’a-t-on pas sauvé à temps.

— Si, on est arrivé à temps, rectifia Sma en se remémorant Fohls tandis qu’ils s’enfonçaient dans une couche nuageuse boursouflée et que l’écran virait au gris.

Elle ne prit pas la peine de modifier la longueur d’onde ; apparemment, le spectacle de ce cumulus vu de l’intérieur lui convenait parfaitement.

— Ça a tout de même été un sacré traumatisme, commenta le drone.

— Je ne dis pas le contraire, mais…

Elle haussa les épaules. La vue sur l’océan et les nuages réapparut subitement sur l’écran, et le module s’approcha encore de la verticale en se précipitant vers les vagues. La mer monta en flèche à leur rencontre ; Sma éteignit l’écran et lança un regard timide à Skaffen-Amtiskaw.

— Je n’aime pas voir ça, avoua-t-elle.

Le drone ne répondit pas. Le silence et la paix régnaient à l’intérieur du module. Au bout d’un moment, elle s’enquit :

— On y est ?

— Nous laissons actuellement notre trace sur les fonds sous-marins, répondit vertement le drone. La terre ferme dans quinze minutes.

Elle ralluma l’écran, le régla en mode sonar et regarda le fond de la mer se dérouler sous eux. Le module était en pleine manœuvre : il pivotait, plongeait en piqué et fonçait dans tous les sens en évitant les créatures marines, et se dirigeait vers le rivage en suivant la pente doucement ascendante du plateau continental. Elle trouva l’image déconcertante et éteignit à nouveau l’écran avant de se retourner vers le drone.

— Il ne posera pas de problèmes, il acceptera de nous accompagner ; nous savons toujours où se trouve cette femme.

— Livuéta-la-Contemptrice ? ironisa le drone. Elle l’a drôlement envoyé promener, la dernière fois. Si je n’avais pas été là, elle lui aurait fait sauter la tête. Je me demande bien pourquoi il chercherait à la revoir.

— Moi aussi, fit Sma en fronçant les sourcils. Il ne veut pas le dire, et Contact n’a pas encore entamé la procédure de renseignement sur l’endroit dont il semble venir. À mon avis, ça a un rapport avec son passé… une chose qu’il aurait faite autrefois, avant même que nous n’entendions parler de lui. Je ne sais pas. Je pense qu’il est amoureux d’elle, ou du moins qu’il l’était et qu’il le croit encore… ou alors qu’il cherche simplement…

— Quoi ? Vas-y, dis-le.

— Le pardon ?

— Sma, avec tout ce qu’il a fait depuis que nous le connaissons, sans même remonter plus loin, il faudrait inventer une déité qui lui soit exclusivement consacrée pour espérer qu’il soit un jour pardonné.

Sma se retourna vers l’écran inerte. Puis elle secoua la tête et déclara doucement :

— Ce n’est pas comme ça que ça marche, Skaffen-Amtiskaw.

Ni comme ça, ni d’aucune autre façon, songea intérieurement le drone, qui ne répondit rien.

Le module émergea dans un dock désert, en plein centre-ville, au beau milieu d’une nuée de débris flottants. Il rendit rugueuse la texture de ses champs extérieurs afin que la pellicule huileuse formant la surface de l’eau y adhère.

Sma quitta le dos du drone pour poser le pied sur le béton du quai. Le module était submergé à quatre-vingt-dix pour cent et ressemblait à un bateau à fond plat qui se serait retourné. Elle rajusta ses culottes – un brin vulgaires, mais qui faisaient malheureusement fureur dans le coin – et inspecta du regard les entrepôts vides à moitié en ruine qui faisaient presque tout le tour du dock silencieux. La ville (et, bizarrement, elle se réjouit de le découvrir) grondait quelque part derrière.

— Tu ne m’avais pas dit qu’il était inutile de chercher dans les villes ? s’enquit innocemment Skaffen-Amtiskaw.

— Ne sois pas grossier, dit-elle en frappant dans ses mains, puis en les frottant l’une contre l’autre. (Elle baissa les yeux sur le drone et sourit.) À propos, il est temps de te mettre à te comporter en valise, mon vieux. Fais-toi pousser une poignée.

— Tu te rends compte, j’espère, que je trouve cela aussi dégradant que tu le penses, fit Skaffen-Amtiskaw sur un ton calme et plein de dignité.

Sur ce, un soligramme-poignée apparut sur un de ses flancs, que la machine fit ensuite basculer vers le haut. Sma saisit la poignée et tira de toutes ses forces.

— Une valise vide, abruti, gronda-t-elle.

— Oh, je te demande pardon, marmotta Skaffen-Amtiskaw en se faisant plus léger.

Sma ouvrit un portefeuille rempli d’argent, « déplacé » quelques heures plus tôt seulement d’une banque du centre-ville par les bons soins du Xénophobe, et paya le chauffeur du taxi. Elle regarda un transport de troupes descendre le boulevard dans un bruit de tonnerre, puis prit place sur un banc intégré à la murette qui entourait une étroite bande d’herbe plantée d’arbres. Sma contempla, au-delà du vaste trottoir et, plus loin, du boulevard, l’imposant édifice de pierre qui se dressait de l’autre côté. Elle plaça le drone à côté d’elle. Les voitures passaient en rugissant ; pressés, les passants se croisaient devant elle.

Au moins, songea-t-elle, ils sont plutôt Standard. Elle n’avait jamais beaucoup aimé subir des modifications afin de ressembler temporairement aux autochtones. Mais ce n’était pas le cas ici ; ces gens connaissaient le voyage intersystème, et avaient relativement l’habitude de fréquenter des êtres d’aspect différent, voire très différent. Comme toujours, bien sûr, elle était beaucoup plus grande que tout le monde, mais ce n’étaient pas quelques regards un peu insistants qui allaient lui faire peur.

— Il est toujours là-dedans ? s’enquit-elle sans quitter des yeux les gardes postés à l’entrée du ministère des Affaires étrangères.

— Oui, il est en train de conclure une espèce de contrat de confiance très bizarre avec les grosses légumes, fit le drone à voix basse. Tu veux écouter ce qui se dit ?

— Hmm… Non.

Ils avaient installé un micro dans la salle de conférences en question ; une mouche sur le mur, littéralement.

— Ouah ! glapit le drone. Ce type est vraiment incroyable !

Sma jeta malgré elle un regard à la machine. Puis elle fronça les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Ce n’est pas ça ! suffoqua le drone. Le Très faible gravité vient juste de comprendre ce que ce cinglé a fait ici.

L’UCG était encore en orbite et relayait le Xénophobe ; c’étaient les méthodes et le matériel de ce vaisseau, typiques de Contact, qui avaient fourni à Sma et au drone tous les renseignements nécessaires sur ce monde – et qui continuaient de les leur fournir ; c’était aussi son mouchard qui, au même moment, enregistrait la conférence. Le vaisseau sondait simultanément toute une série d’ordinateurs et de banques de données, et cela aux quatre coins de la planète.

— Eh bien ? interrogea Sma en suivant du regard un nouveau transport de troupes qui passait en grondant sur le boulevard.

— Ce type est dément. Fou à lier ! marmonna le drone. (On aurait dit qu’il parlait tout seul.) Oublions Vœrenhutz. Il faut lui faire quitter cette planète, dans l’intérêt de ses habitants !

Sma poussa du coude le drone-valise.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, bon sang ?

— Bon, écoute ; Zakalwe est une espèce de magnat ici, d’accord ? Mégapuissant. Des intérêts partout. Investissement de départ : ce qu’il possédait en arrivant après avoir anéanti le missile-couteau, c’est-à-dire ce que nous lui avons donné la dernière fois, plus les bénéfices. Et sur quoi se fonde l’empire financier qu’il a construit ici ? La génotechnologie.

Sma réfléchit un instant.

— Aïe, fit-elle enfin en se laissant aller en arrière sur son banc, les bras croisés.

— Je ne sais pas ce que tu imagines, mais je te garantis que la réalité est encore pire. Écoute, Sma. Il y a sur cette planète cinq autocrates plutôt âgés, tous à la tête d’hégémonies concurrentes. Et ils sont tous en train de retrouver la santé. De rajeunir, à vrai dire. Or, cela n’aurait pas dû arriver avant vingt ou trente ans.

Sma n’émit pas de commentaire. Elle éprouvait une drôle de sensation dans le ventre.

— La corporation de Zakalwe, poursuivit promptement le drone, perçoit des sommes extravagantes de chacune de ces cinq personnes. Elle touchait également des pots-de-vin d’un autre bonhomme, mais celui-là est mort il y a environ cent vingt jours. Assassiné. L’Ethnarque Kérian, qu’il s’appelait. Il contrôlait toute l’autre moitié de ce continent. C’est sa disparition qui a conduit à cette brusque recrudescence d’activité militaire. D’autre part, et à l’exception de l’Ethnarque Kérian, à l’époque où ils sont redevenus fringants, ces autocrates subitement rajeunis se sont également mis à faire preuve d’une bienveillance inaccoutumée.

Sma ferma quelques instants les paupières, puis les rouvrit.

— Et ça marche ? fit-elle, la bouche sèche.

— Tu parles ! Tous vivent sous la menace d’un coup d’État ; généralement de la part de leur propre armée. Pis, la mort de Kérian a allumé une mèche lente. La planète tout entière approche dangereusement de la masse critique ! Et je ne te dis pas ce qui se profile à l’horizon événementiel ; ces détraqués au cerveau ramolli ont l’énergie thermonucléaire. Il est fou ! s’écria soudain le drone d’une voix stridente. (Sma lui fit baisser le ton tout en sachant très bien que le drone les avait entourés d’un champ-son afin qu’elle soit la seule à entendre ses paroles. Le drone poursuivit d’une voix entrecoupée :) Il a dû percer le codage génétique de ses propres cellules ; le rétrotraitement anti-âge permanent que nous lui avons donné ; il est en train de le vendre ! Pour de l’argent et quelques services, tant il essaie d’obtenir que ces dictateurs monomaniaques se comportent correctement. Sma ! Il est en train de tout faire pour mettre sur pied sa propre section de contact ! Et il s’y prend tout de travers ! Tout de travers !

Sma flanqua un coup de poing à la machine.

— On se calme, nom de nom.

— Mais Sma, reprit le drone d’une voix presque languissante, je suis calme. Je m’efforce simplement de te faire appréhender dans toute son ampleur la pagaille planétaire que Zakalwe a concoctée ici. Le Très faible gravité a les plombs qui ont sauté ; au moment où je te parle, des Mentaux de Contact résidant dans une sphère en constante expansion dont le centre se trouve ici même préparent le terrain (intellectuellement parlant) et cherchent le moyen de remettre de l’ordre dans cet effroyable désastre. Si ce VSG n’avait pas fait route vers ici de toute manière, ils l’auraient détourné de son itinéraire habituel. Grâce aux manigances ridiculement humanistes de Zakalwe, un tas de merde gros comme une ceinture d’astéroïdes est sur le point d’entrer en collision avec les pales d’un ventilateur exactement de la taille de cette planète : ça va gicler partout et Contact va devoir prendre les choses en champ… sur-le-champ. (Une hésitation, puis :) Voilà, je viens d’en recevoir l’ordre. (La machine parut soulagée.) Tu as un jour pour virer Zakalwe d’ici, sinon nous, on l’enlève. Déplacement d’urgence, tous les coups sont permis.

Sma inspira très profondément.

— Et à part ça… tout va bien ?

— Madame, le moment est mal choisi pour faire preuve de légèreté, fit sobrement le drone. (Puis il ajouta :) Merde !

— Quoi encore ?

— La réunion est terminée, mais Zakalwe le dément ne prend pas sa voiture ; il se dirige vers l’ascenseur qui descend vers le réseau souterrain. Destination : la base navale. Un sous-marin l’y attend.

Sma se leva.

— Un sous-marin, hein ?

Elle lissa ses culottes.

— On repart aux docks, d’accord ?

— D’accord.

Elle souleva le drone et se mit en marche tout en cherchant des yeux un taxi.

— J’ai demandé au Très faible gravité d’envoyer un faux message radio, lui dit Skaffen-Amtiskaw. Un taxi devrait s’arrêter à notre hauteur d’un moment à l’autre.

— Et on dit qu’ils ne sont jamais là quand on a besoin d’eux…

— Tu m’inquiètes, Sma. Tu prends tout cela un peu trop à la légère.

— Oh, je paniquerai plus tard. (Sma prit une profonde inspiration, puis souffla lentement.) C’est ça, notre taxi ?

— Il me semble, oui.

— Comment dit-on « Aux docks » ?

Le drone le lui dit, et elle le répéta. Le taxi se faufila à toute allure au milieu des véhicules militaires.

Six heures plus tard, ils filaient toujours le sous-marin qui faisait route sous l’océan avec force couinements, vrombissements et gargouillements divers, en direction de la mer équatoriale.

— Soixante kilomètres heure ! fulminait le drone. Soixante kilomètres heure !

— De leur point de vue, c’est très rapide ; montre-toi donc un peu compréhensif envers tes sœurs les machines.

Sma gardait les yeux fixés sur l’écran tandis que, un kilomètre devant eux, le bâtiment fendait les eaux de l’océan. Le plateau abyssal était à des kilomètres en contrebas.

— Ce n’est qu’un sous-marin, Sma, expliqua le drone avec lassitude. Il n’est pas des nôtres. Ce qu’il contient de plus intelligent, c’est son commandant de bord humain. Je n’ai plus rien à ajouter pour ma défense.

— On sait où il va maintenant ?

— Pas la moindre idée. Le commandant a pour ordre d’emmener Zakalwe partout où il voudra aller, et, après lui avoir donné ces instructions plutôt vagues, ce dernier n’a plus prononcé un mot. Il peut avoir pour destination tout un tas d’îles ou d’atolls, ou bien viser – au prix de plusieurs jours de voyage, à cette allure d’escargot – des milliers de kilomètres de littoral, sur un autre continent.

— Regarde un peu ce qu’il y a sur ces îles, et vérifie le littoral aussi, tant que tu y es. S’il se dirige vers là-bas, c’est qu’il a une raison.

— La vérification est déjà en cours ! jeta le drone.

Sma regarda la machine. Les champs de Skaffen-Amtiskaw affichaient une délicate teinte pourpre annonçant la contrition.

— Sma, cet… homme… a complètement merdé la dernière fois ; nous avons perdu cinq ou six millions d’individus dans cette histoire, et tout ça parce qu’il n’a pas voulu sortir du Palais d’Hiver pour arranger les choses. Si je te montrais certaines des scènes d’horreur qui se sont déroulées là-bas, tes cheveux en blanchiraient d’un seul coup. Et maintenant, c’est ici qu’il est sur le point de déclencher une catastrophe majeure. Depuis qu’il lui est arrivé ce qui lui est arrivé sur Fohls – depuis qu’il essaie de jouer les humanistes –, ce type est une véritable catastrophe ambulante. En admettant qu’on réussisse à le retrouver et à l’emmener jusqu’à Vœrenhutz, je me demande avec inquiétude quel chaos il va bien pouvoir semer là-bas. Cet homme porte la poisse. Oublions la disparition de Beychaé ; c’est en organisant celle de Zakalwe qu’on rendrait un fier service à tout le monde.

Sma fixa un point situé au centre de la bande réceptrice du drone.

— Un, commença-t-elle, on ne parle pas de vies humaines comme s’il s’agissait de phénomènes accessoires. (Elle inspira à fond.) Deux : tu te rappelles ce massacre, dans la cour de l’auberge ce jour-là ? poursuivit-elle calmement. Les types qui passaient à travers les murs, tes missiles-couteaux déchaînés ?

— Un : désolé d’avoir choqué ta sensibilité de mammifère ; deux : me permettras-tu jamais d’oublier, Sma ?

— Tu te souviens de ce que je t’ai prédit si jamais tu recommençais ?

— Sma, répondit le drone avec lassitude, si tu sous-entends sérieusement que j’ai l’intention de tuer Zakalwe, je te rassure tout de suite ; ne sois pas grotesque.

— Souviens-toi, c’est tout. (Elle contempla le panorama qui se déroulait lentement sur l’écran.) Nous avons reçu des ordres.

— Nous avons adopté d’un commun accord une certaine ligne de conduite, Sma. Mais pas reçu d’ordres, si tu te souviens bien.

Sma acquiesça.

— D’un commun accord, oui. On enlève le sieur Zakalwe, on l’emmène à Vœrenhutz. Et si on doit se trouver en désaccord à un moment donné, tu peux toujours aller voir ailleurs. On m’assignera un autre drone offensif, voilà tout.

Skaffen-Amtiskaw attendit une seconde avant de répondre. Puis :

— Sma, je crois que tu ne m’as encore jamais rien dit d’aussi vexant… et pourtant, j’en ai entendu ! Mais je crois que je vais faire comme si de rien n’était ; nous sommes tous les deux éprouvés en ce moment. Mes actes parleront pour moi. Comme tu l’as dit, on embarque ce fouteur de merde à l’échelle planétaire et on le lâche sur Vœrenhutz. Néanmoins, si notre petit voyage sous-marin dure trop longtemps, l’affaire nous sera retirée des mains – ou des champs, selon le cas – et Zakalwe se réveillera à bord du Xénophobe ou de l’UCG en se demandant ce qui lui arrive. Nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre et voir. (Là, le drone marqua une pause. Puis :) Finalement, c’est peut-être vers ces fameuses îles équatoriales que nous nous dirigeons, on dirait. Zakalwe en possède la moitié.

Sma hocha la tête en silence, les yeux rivés au lointain sous-marin qui se glissait entre les eaux de l’océan. Au bout d’un moment, elle se gratta le bas-ventre et se retourna vers le drone.

— Tu es sûr de ne rien avoir enregistré pendant ce… euh, cette espèce d’orgie, l’autre soir, à bord du Xénophobe ?

— Sûr et certain.

Elle se retourna vers l’écran en fronçant les sourcils.

— Ah bon. Dommage.

Le sous-marin resta neuf heures immergé, puis refit surface à proximité d’un atoll ; un canot gonflable rejoignit le rivage. Sma et le drone virent une unique silhouette traverser la plage de sable doré inondée de soleil en direction d’un ensemble de bâtiments peu élevés : un hôtel exclusivement réservé à la classe dirigeante du pays qu’il venait de quitter.

— Que fait Zakalwe ? s’enquit Sma au bout d’une dizaine de minutes.

Le sous-marin avait replongé dès qu’il avait récupéré son canot, puis repris le chemin de son port de départ.

— Il fait ses adieux à une jeune fille, soupira le drone.

— Ah bon ? C’était ça ?

— C’est manifestement la seule raison de sa présence ici.

— Merde alors ! Il n’aurait pas pu prendre l’avion ?

— Mmm… Non. Pas de piste d’atterrissage. Et de toute façon, nous sommes ici dans une zone démilitarisée relativement sensible ; tous les vols non signalés à l’avance sont formellement interdits, et le prochain océavion ne passe que dans deux jours. Le sous-marin était donc le moyen le plus rapide de…

Le drone s’interrompit.

— Skaffen-Amtiskaw ? s’enquit Sma.

— Eh bien, reprit lentement le drone, la catin en question vient de pulvériser un grand nombre de bibelots, ainsi qu’un ou deux meubles de grande valeur, avant de courir s’enfermer dans sa chambre, en larmes… À part ça, Zakalwe vient de s’asseoir au beau milieu du salon, une copieuse rasade d’alcool à la main, et de dire (je cite) : « Bon. Sma, si c’est toi, viens par ici qu’on discute. »

Sma reporta son attention sur l’écran, qui affichait une vue du petit atoll dont l’îlot central s’étendait, compact et verdoyant, sous les verts et les bleus vibrants de l’océan et du ciel.

— Tu sais, déclara-t-elle, je crois que je lui réglerais volontiers son compte.

— Tu n’es pas la seule. On fait surface ?

— OK. Allons rendre une petite visite à ce salaud.

X

De la lumière. Un peu. Pas beaucoup. Air irrespirable et partout la douleur. Il aurait voulu crier, se contorsionner, mais ne pouvait ni trouver son souffle ni remuer quoi que ce soit. Un puits d’ombre dévastatrice se creusa en lui, exterminant toute pensée. Il perdit conscience.

De la lumière. Un peu. Pas beaucoup. Il avait également conscience d’avoir mal, mais en un sens cela ne lui paraissait pas important. La souffrance, il la voyait différemment à présent. Oui, il suffisait de la voir autrement. Il se demanda d’où lui venait cette idée, puis crut se rappeler qu’on la lui avait enseignée.

Tout était métaphore ; toute chose était aussi autre chose qu’elle-même. La douleur, par exemple, était un océan ; un océan sur la surface duquel il allait à la dérive. Son corps était une cité, son esprit une citadelle. Entre les deux, toutes les communications étaient coupées, mais dans le donjon qu’était sa pensée il avait encore de l’énergie. La facette de sa conscience qui lui affirmait que la douleur ne faisait pas mal était comme… comme… Aucune comparaison ne lui venait. Comme un miroir magique, peut-être.

Tandis qu’il réfléchissait à la question, la lumière s’affaiblit et il glissa à nouveau dans les ténèbres.

De la lumière. Un peu (il en était déjà parvenu à ce stade, non ?). Pas beaucoup. Apparemment, il ne se trouvait plus dans le donjon de son propre esprit ; il était dans une barque chahutée par la tempête, une barque qui faisait eau. Des images dansaient devant ses yeux.

La lumière s’aviva progressivement, jusqu’à en devenir presque douloureuse. Il fut brusquement saisi de terreur, car il lui sembla qu’il était embarqué pour de vrai dans un bateau qui prenait l’eau, filant cahin-caha dans un concert de craquements sur un océan noirâtre et bouillonnant, face au vent hurlant de la bourrasque ; mais voilà que la lumière revenait, quelque part au-dessus de sa tête ; pourtant, lorsqu’il s’efforça de distinguer sa main ou la petite embarcation, il ne vit rien du tout. La lumière lui arrivait droit dans les yeux, mais elle n’éclairait rien d’autre. Cette idée l’emplit de terreur ; la barque essuya une vague et il sombra à nouveau dans un océan de douleur, une douleur ardente qui suintait par chacun de ses pores. Quelque part, une main bénie appuya sur un interrupteur, il glissa sous la surface, au sein des ténèbres, du silence et… de l’absence de douleur.

De la lumière. Un peu. Il s’en souvenait. La lumière lui faisait voir une petite embarcation assaillie par les vagues sur un vaste et sombre océan. Plus loin, temporairement hors d’atteinte, se dressait sur un îlot une vaste citadelle. Et puis il y avait le bruit. Du bruit… ça, c’était nouveau. Il s’était déjà retrouvé là une fois, mais sans le son. Il prêta l’oreille, très attentivement, mais ne distingua pas les mots. Pourtant, il avait l’impression que quelqu’un posait des questions.

Quelqu’un posait des questions… Qui… ? Il attendit la réponse, que celle-ci provienne du dehors ou de l’intérieur de lui-même, mais rien ne vint de nulle part ; il se sentit perdu, abandonné, le pire étant qu’il se sentait abandonné de lui-même.

Il décida de se poser quelques questions. Qu’était la citadelle ? Son esprit. La citadelle devait normalement s’accompagner d’une cité, laquelle était son corps ; or, il semblait que la cité ait été prise d’assaut, et que seul demeure le château ; non : le donjon. Qu’étaient le bateau, l’océan ? L’océan était la douleur. Maintenant, il était dans le bateau, mais avant, il était dans l’eau jusqu’au cou et les vagues se brisaient au-dessus de sa tête. Le bateau était… une quelconque technique qu’il avait acquise, et qui le protégeait de la douleur ; sans lui permettre d’oublier sa présence, elle en maintenait à distance les effets débilitants et le laissait réfléchir.

Jusqu’ici tout va bien, songea-t-il. Et maintenant, la lumière. Qu’est-ce que c’est que cette lumière ?

Cette question-là, il lui faudrait y revenir plus tard. Même chose pour : Qu’est-ce que ce bruit ?

Il passa à une autre question : Où est-ce que tout ça se passe ?

Il fouilla ses vêtements détrempés, mais ne trouva rien dans les poches. Il chercha une étiquette à son nom qui, à son avis, devait être cousue à son col, mais apparemment, elle avait été arrachée. Ensuite, il passa au crible le petit bateau, mais celui-ci ne lui fournit aucune réponse. Il essaya donc de s’imaginer dans le lointain donjon, au-delà des vagues immenses, et se représenta en train de pénétrer dans un entrepôt résonnant d’échos, rempli de bric-à-brac, d’absurdités et de souvenirs enfouis au plus profond du château… Mais il n’arrivait pas à discerner les détails. Ses paupières se fermèrent et il se mit à pleurer de rage tandis que le bateau trépidait et tanguait sous lui.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il tenait à la main un morceau de papier portant le mot FOHLS. Il fut tellement surpris qu’il le laissa échapper ; le vent l’emporta vers le ciel noir surplombant les vagues sombres. Mais il se souvenait, à présent. Fohls, voilà la réponse. La planète Fohls.

Il se sentit soulagé et passablement fier de lui. Il avait découvert quelque chose.

Que faisait-il là ?

Funérailles. Un vague souvenir de funérailles lui revint. Quand même pas les siennes ?

Était-il mort ? Il considéra un instant la question. Après tout, c’était possible. Peut-être y avait-il une autre vie, en fin de compte. Ma foi, s’il y avait bien une vie après la mort, cela lui apprendrait. Cette mer de douleur était-elle le châtiment divin ? La lumière était-elle un dieu ? Il passa la main par-dessus bord et la plongea dans la douleur ; celle-ci l’envahit, et il retira sa main. Si tel était le cas, alors c’était un dieu cruel. Et tout ce que j’ai fait pour la Culture, alors ? avait-il envie de demander. Ça ne compense donc pas un peu les mauvaises actions ? Ou alors, c’était que ces salauds suffisants si satisfaits d’eux-mêmes s’étaient trompés sur toute la ligne. Dieu ! Comme il aurait voulu pouvoir faire marche arrière et retourner le leur dire ! La tête que ferait Sma !

Mais il ne se croyait pas mort. Ce n’étaient pas ses funérailles à lui. Il se rappelait la tour carrée qui donnait sur la mer, près des falaises, il s’y revoyait portant avec les autres la dépouille d’un vieux guerrier. Oui, quelqu’un était mort, et on avait disposé de son corps en grande pompe.

Quelque chose le tarabustait.

Soudain, il agrippa les plats-bords vermoulus du bateau et fixa un point situé vers le large de l’océan houleux.

Un navire. De temps à autre il apercevait un navire, là-bas, dans le lointain. À peine plus gros qu’un point, que les vagues lui cachaient la plupart du temps, mais c’était bien un navire. Il eut l’impression qu’un vide s’ouvrait à l’intérieur de son corps et que ses entrailles s’y déversaient.

Il croyait reconnaître le navire.

Là-dessus, son bateau se rompit et il tomba dans l’eau ; puis il remonta, creva la surface dans une gerbe d’éclaboussures, retrouva l’air libre et vit sous lui l’océan, ainsi qu’une infime partie de sa surface, vers laquelle il tombait à présent. C’était un autre petit bateau ; il s’y écrasa, passa encore une fois à travers, s’enfonça à nouveau dans l’eau, puis dans l’air, traversa les débris d’une épave, puis une autre couche d’eau suivie d’une couche d’air…

Hé ! (songeait une partie de son esprit tandis qu’il tombait). Ça ressemble à la manière dont Sma décrit la Réalité.

… passa en s’éclaboussant à travers d’autres vagues, puis encore de l’eau, pour ressortir à l’air libre, foncer vers de nouvelles vagues…

Ça ne s’arrêterait jamais. Il se rappela que la Réalité décrite par Sma était en perpétuelle expansion ; on pouvait y tomber en chute libre indéfiniment, littéralement. Pas jusqu’à la fin de l’univers, non : indéfiniment.

Ça n’ira pas, se dit-il. Il va falloir que j’affronte le navire.

Il atterrit dans un petit bateau qui grinçait et faisait eau de toutes parts.

Le navire était à présent beaucoup plus proche. Énorme, sombre et hérissé de canons, il se dirigeait droit sur lui, précédé par l’énorme vague d’écume blanche en forme de V que découpait son étrave.

Merde, il allait se trouver en plein sur son chemin. La double courbe cruelle de la proue fonçait vers lui, fendant les eaux. Il ferma les yeux.

Il était une fois… un navire. Un grand vaisseau. Un vaisseau qui servait à détruire : des choses, d’autres vaisseaux, des gens, des villes… Il était très gros, et on l’avait conçu pour tuer des gens et faire en sorte que ceux qu’il transportait ne soient pas tués.

Il s’efforça de ne pas se rappeler le nom du grand vaisseau. Au lieu de cela, il le vit reposer bizarrement près du cœur d’une cité et en resta perplexe ; il n’arrivait pas à comprendre comment le vaisseau avait pu arriver jusque-là. Tout à coup, sans qu’il sût pourquoi, le vaisseau se mit à ressembler à un château, ce qui était à la fois logique et impossible. Il commença à avoir peur. Le nom du vaisseau était comme une espèce de gigantesque créature marine cognant lourdement contre la coque de son embarcation ; comme un bélier heurtant avec un bruit sourd les murailles du donjon. Il tenta de le maintenir en dehors de lui, sachant que ce n’était qu’un nom, mais refusant de l’entendre parce qu’il l’avait toujours mis mal à l’aise.

Il porta ses mains à ses oreilles. Cela donna des résultats l’espace de quelques instants. Mais à ce moment-là, le navire enchâssé dans la pierre près du centre de la cité meurtrie actionna ses formidables canons, qui crachèrent des nuages noirs et des éclairs jaune-blanc ; alors il sut ce qui allait se passer. Il essaya de crier pour couvrir le vacarme, mais lorsque cela arriva, c’était le nom du vaisseau que les canons vomirent ; et le nom fit voler en éclats le bateau, démolit le château et résonna dans les os et les aires de son crâne comme le rire d’un dieu dément, indéfiniment.

Alors la lumière s’éteignit, et il se laissa sombrer avec gratitude, échappant à cet épouvantable son qui l’accusait.

De la lumière. Staberinde, énonçait une voix posée quelque part à l’intérieur du Staberinde. Ce n’est qu’un mot.

Le Staberinde. Le navire. Il se détourna de la lumière et s’enfonça à nouveau dans les ténèbres.

De la lumière. Des sons, aussi. Une voix. Qu’est-ce que j’étais en train de penser, voyons ? (Il se rappelait vaguement qu’il était question d’un nom, mais il s’empressa de refouler ce souvenir-là.) Oui, des funérailles. Des souffrances. Et puis le vaisseau. Il y avait un vaisseau. Ou plutôt, il y avait eu. Et il était peut-être encore là, pour ce qu’il en… Mais il y avait quelque chose à propos des funérailles. C’est ça, la raison de ta présence ici. C’est ce qui t’a embrouillé tout à l’heure. Tu t’es cru mort, mais en fait tu étais seulement vivant. Lui vint une vague réminiscence où il était question de bateaux, d’océans, de châteaux et de cités, mais ceux-ci ne se présentaient plus à son esprit.

Et voilà que survient le toucher, en provenance de là-bas, quelque part là-bas. Pas la douleur : le toucher. Deux choses bien différentes…

De nouveau cette sensation de contact. On aurait dit une main ; une main qui touchait son visage et y faisait naître une douleur nouvelle, mais cela restait un contact, indubitablement une main. Son visage lui faisait terriblement mal. Il devait être terriblement défiguré.

Où suis-je, déjà ? Accident. Funérailles. Fohls.

Accident. Oui, bien sûr, et je m’appelle…

Trop difficile.

Qu’est-ce que je fais, alors ?

Voilà qui est plus facile. Tu es un agent à la solde de la civilisation humanoïde la plus avancée – enfin, certainement la plus énergique – de la… Réalité ? (Non.) De l’univers ? (Non.) De la galaxie ? Oui, c’est ça, de la galaxie… et tu es venu les représenter à… à… un enterrement ; tu revenais à bord d’un avion minable ; on allait venir te chercher et t’emmener loin de tout ça, quand il s’est passé quelque chose dans l’avion. L’appareil s’était mis à… et il avait vu des flammes et… et puis il y avait eu cette jungle qui fonçait droit sur… puis plus rien, la douleur, plus rien que la douleur. Et des dérives, des flottements en dedans et en dehors de la conscience.

La main lui toucha de nouveau le visage. Cette fois-ci, on voyait quelque chose. Il songea que cela ressemblait à un nuage, ou à la lune transparaissant à travers un nuage : invisible elle-même, mais irradiant sa clarté.

Les deux sont peut-être liés, se dit-il encore. Oui, voilà que ça recommence, et tiens ! Revoilà la sensation, la perception d’un contact ; la main à nouveau sur mon visage. Gorge, avaler, de l’eau ou un liquide quelconque. On est en train de te donner à boire. D’après la façon dont ça descend, on dirait qu’il y a… Oui, surélevé, je suis surélevé, pas sur le dos. Les mains, mes mains, elles sont… impression d’être à découvert, exposé, très vulnérable, nu.

Le fait de penser à son corps ramenait à lui la douleur. Il décida de laisser tomber. D’essayer autre chose.

Essaie l’accident. Tu reviens de l’enterrement, le désert se profile… non, ce sont des montagnes. Ou bien était-ce la jungle ? Il ne se rappelait pas. Où sommes-nous ? Dans la jungle, non… dans le désert, non… alors, où ? Sais pas.

Endormi, songea-t-il subitement. Tu dormais dans l’avion, c’était la nuit, et tu as tout juste eu le temps de te réveiller dans le noir et de voir les flammes, et tu as commencé à comprendre juste avant que la lumière n’explose dans ta tête. Après ça : la souffrance. Mais tu n’as vu aucun paysage venir vers toi, que ce soit doucement ou au contraire progressivement, pour la bonne raison qu’il faisait complètement noir.

Lorsqu’il revint à lui, tout avait changé. Il se sentait vulnérable, à la merci de n’importe quoi. Tandis que ses paupières s’ouvraient et qu’il essayait de se rappeler comment on faisait pour voir, il distingua progressivement des rais de lumière poussiéreux sur fond d’obscurité brunâtre, puis des pots de terre au pied d’un mur, fait de boue ou de terre lui aussi ; il y avait également un âtre de petite taille, au centre de la pièce, des lances dressées contre un mur, et encore des lames. Il contracta les muscles du cou afin de soulever la tête, et discerna quelque chose d’autre : le cadre de bois grossier auquel il était attaché.

Ce cadre avait la forme d’un carré à l’intérieur duquel se croisaient deux diagonales en X. Lui-même était nu, et ses pieds et ses mains étaient ligotés, chacun à un angle du cadre ; celui-ci était appuyé contre un mur selon un angle d’environ quarante-cinq degrés. Une solide ceinture de cuir maintenait fermement sa taille contre le croisement des deux branches du X, et son corps tout entier était souillé de sang et de traces de peinture.

Il laissa retomber sa tête.

— Oh, merde ! s’entendit-il gémir.

Il n’aimait pas du tout ce qu’il venait d’entrevoir.

Mais était donc la Culture ? Ils auraient dû venir à la rescousse ; c’était leur boulot. Il se salissait les mains à leur place, et eux s’occupaient de lui. C’était le marché qu’ils avaient conclu. Alors où étaient-ils, bon sang ?

La douleur revint, partout à la fois ; c’était comme une amie de longue date, à présent. La contraction des muscles de son cou lui avait fait mal ; il avait aussi mal à la tête (traumatisme crânien ?), le nez fracturé, des côtes brisées ou fêlées, un bras et les deux jambes cassées. Peut-être avait-il également subi des traumatismes internes ; il avait mal aussi dans le ventre. En fait, c’était même là qu’il avait le plus mal. Il se sentait tout boursouflé et rempli de matières en putréfaction.

Merde, se dit-il à nouveau, si ça se trouve je suis en train de crever.

Il bougea la tête et grimaça aussitôt (la douleur s’y déversa comme si, autour de sa peau, une enveloppe protectrice venait de se fendre sous l’effet du mouvement) ; puis il examina les cordes qui l’attachaient au cadre de bois. La traction n’était pas très indiquée en cas de fracture, songea-t-il avec un petit rire très bref (à la première contraction des muscles de l’abdomen, une pulsation douloureuse naquit au niveau de ses côtes, comme si elles étaient chauffées au rouge).

Des sons lui parvinrent : des voix fortes qui s’élevaient au loin, des enfants qui piaillaient, le cri d’un quelconque animal.

Il ferma les yeux, mais les sons ne se firent pas plus distincts. Il les rouvrit. Le mur était en terre, et il se trouvait probablement en dessous du niveau du sol, à en juger par les grosses racines sectionnées qui pointaient un peu partout autour de lui. L’éclairage était fourni par deux puits de lumière verticaux laissant passer deux rayons de soleil légèrement inclinés. Le soleil frappait directement le sol ; on était donc… aux environs de midi, aux environs de l’équateur. Sous terre, songea-t-il à nouveau. L’idée le rendait malade. Il serait pratiquement impossible à localiser. Il se demanda si son avion avait beaucoup dévié de son itinéraire avant de s’écraser, et s’il se trouvait actuellement très loin du site de l’accident. Mais à quoi bon s’inquiéter ?

Que pouvait-il voir d’autre autour de lui ? Des bancs grossièrement taillés. Un coussin en grosse toile, de forme irrégulière. À le voir, on sentait que quelqu’un s’y était assis pour le regarder. Sans doute le propriétaire de la main qu’il avait sentie, s’il ne l’avait pas inventée de toutes pièces. Pas de feu dans le foyer de pierres circulaire, juste au-dessous d’une des ouvertures du plafond. Il y avait bien des lances contre un mur, ainsi que d’autres objets apparemment offensifs abandonnés çà et là. Mais ce n’étaient pas des armes guerrières : plutôt des accessoires rituels ou servant à la torture. À ce moment-là il capta une odeur atroce, sut que c’était celle de la gangrène, et sut qu’elle venait de lui.

Il se sentit à nouveau partir, sans savoir s’il glissait dans le sommeil ou dans l’inconscience proprement dite, mais espérant que l’un ou l’autre l’absorberaient, au choix, car c’était plus qu’il n’en pouvait endurer. Alors entra la jeune fille. Elle tenait à la main une cruche, qu’elle posa par terre avant de relever les yeux sur lui. Il essaya de parler, mais en vain. Peut-être n’avait-il en fait produit aucun son un peu plus tôt, quand il avait cru prononcer le mot « Merde ». Il regarda la jeune fille et s’efforça de sourire.

Elle s’en alla.

Il se sentit quelque peu réconforté. La visite d’un homme aurait été de mauvais augure, mais une fille… cela signifiait que la situation n’était pas désespérée, après tout. Peut-être.

La fille revint avec une cuvette remplie d’eau et entreprit de le laver en frottant pour faire disparaître le sang et la peinture. Cela lui fit un peu mal. Ainsi qu’il était prévisible, rien ne se passa quand elle nettoya ses parties génitales ; pour la forme, il aurait tout de même aimé montrer signe de vie.

Il tenta encore de parler, mais toujours sans succès. La fille le laissa boire un peu d’eau dans un bol et il réussit à proférer un son rauque, mais inarticulé. Elle disparut à nouveau.

La fois suivante, elle revint en compagnie de plusieurs hommes dont l’étrange accoutrement se composait de plumes, de peaux et d’ossements, ainsi que d’une armure formée de plaques de bois corsetées de boyaux séchés. Ils avaient aussi le corps peint, et apportaient des pots et des bâtonnets dont ils se servirent pour le peinturlurer à nouveau.

Une fois leur travail terminé, ils reculèrent d’un pas. Il avait envie de leur dire que le rouge ne lui allait pas, mais rien ne sortit de sa gorge. Il se sentit tomber, là-bas, loin, dans les ténèbres.

Quand il reprit ses sens, il était en mouvement.

On avait soulevé le cadre auquel il était attaché, et on l’avait fait sortir de l’obscurité. Il était maintenant face au ciel. Une clarté aveuglante lui meurtrissait les yeux, il avait les narines et la bouche pleines de poussière, la tête pleine d’exclamations et de cris. Il se sentit trembler comme en proie à la fièvre ; chaque mouvement arrachait un cri de douleur à ses membres fracassés. Il voulut crier, lever la tête pour voir ce qui l’entourait, mais il n’y avait que du bruit et de la poussière. Son ventre lui faisait encore plus mal ; sur l’abdomen, sa peau était tendue à craquer.

Puis il se retrouva de nouveau en position verticale, avec le village à ses pieds. Un petit village composé de tentes, de quelques huttes d’argile et d’osier, et d’une série de trous creusés dans le sol. Semi-désertique ; une végétation broussailleuse d’espèce indéterminée – aplatie par piétinement dans l’enceinte du village proprement dit – se perdait rapidement, au-delà des limites, dans une brume à l’éclat jaunâtre. Le soleil bas sur l’horizon était à peine visible. Le prisonnier ne sut si c’était l’aube ou bien le crépuscule.

Ce qu’il voyait, en revanche, c’étaient les gens. Ils étaient tous là, devant lui ; lui-même se trouvait sur un monticule, son cadre attaché à deux grands épieux, et les autres se tenaient en bas, à genoux, tête baissée. Il y avait de tout jeunes enfants dont la tête était maintenue en position inclinée par les adultes agenouillés à côté d’eux, des vieillards qui, sans le soutien de leurs voisins, se seraient écroulés, et des représentants de toutes les tranches d’âge intermédiaires.

Devant lui marchaient trois personnes : la jeune fille, encadrée par deux des hommes qu’il avait déjà vus. Ceux-ci s’agenouillèrent vivement, puis se relevèrent et firent un geste bien précis. La fille ne bougea pas ; son regard ne quittait pas un point situé entre les deux yeux du prisonnier. Elle était à présent vêtue d’une longue robe rouge vif ; il ne se rappelait pas comment elle était habillée plus tôt. Un des hommes tenait un grand pot en terre, l’autre un long sabre à large lame incurvée.

— Hé ! énonça-t-il d’une voix rauque.

Et ce fut tout ce qu’il réussit à dire. La douleur devenait insupportable ; la station verticale n’était pas faite pour soulager ses membres brisés.

Il eut l’impression que, sans cesser de psalmodier, les villageois tournoyaient autour de sa tête ; les rayons du soleil tanguaient et viraient, et les trois êtres qui se tenaient devant lui devinrent une multitude vacillante apparaissant et disparaissant alternativement dans la brume et la poussière qui s’étendaient sous ses yeux.

Mais où était donc la Culture ?

Un rugissement terrible s’éleva dans sa tête et le soleil, cette lueur diffuse perçant la brume, s’anima de pulsations. D’un côté scintillait le sabre, de l’autre luisait le pot en terre. La fille, debout juste en face de lui, le saisit par les cheveux.

Le rugissement lui emplissait les oreilles, et il n’aurait su dire s’il était en train de hurler. À sa droite, l’homme leva le sabre.

Tenant toujours ses cheveux, la fille tira d’un coup sec, l’obligeant à détacher sa tête du cadre. Il cria de toutes ses forces, couvrant le vacarme, sentant crisser ses os brisés. Il fixa des yeux la poussière qui maculait le bas de la robe de la fille.

Espèce de salauds ! songea-t-il, sans savoir très bien, à ce moment-là, de qui il voulait parler.

Il réussit à proférer une unique syllabe :

— Él… !

Puis la lame mordit dans son cou.

Le nom mourut sur ses lèvres. Tout venait de prendre fin, et pourtant, tout continuait.

Nulle souffrance. Le rugissement s’était même atténué. Il regardait, en bas, le village et les villageois prosternés. Son champ de vision bascula brusquement ; il sentait toujours la racine de ses cheveux lui tirailler la peau du crâne. On était en train de le faire tourner sur lui-même.

Le sang ruisselait sur la poitrine d’un corps flasque et sans tête.

Cette chose, c’était moi ! songea-t-il. Moi !

On le fit encore une fois tourner sur lui-même ; l’homme au sabre essuyait à l’aide d’un chiffon le sang qui maculait sa lame. L’autre tendait son pot de terre vers le décapité, le couvercle dans l’autre main, en s’efforçant d’éviter son regard fixe. Alors c’est à ça qu’il sert, songea-t-il. Sa stupéfaction l’emplit d’un calme étrange. Puis le rugissement parut regagner de la puissance, avant de décroître tout aussi vite. Son champ de vision se teinta de rouge. Il se demanda combien de temps cela allait durer. Combien de temps le cerveau pouvait-il survivre sans apport d’oxygène ?

Maintenant je suis vraiment deux, se dit-il en se souvenant, les yeux clos.

Alors il pensa à son cœur, qui avait désormais cessé de battre, et ce fut à ce moment-là seulement qu’il se rendit compte. Il voulut pleurer, mais n’y réussit pas, car il avait fini par la perdre, elle, au bout du compte. Un autre nom surgit dans son esprit : Dar…

Le rugissement déchira les cieux. Il sentit la fille relâcher son étreinte. L’effroi qui se lisait sur le visage du jeune homme, celui qui tenait le pot, était presque comique. Dans l’assistance, quelques personnes levèrent les yeux ; le rugissement devint un cri, un brusque déplacement d’air fouetta la poussière et fit chanceler la jeune fille qui le tenait ; une forme noire passa en trombe au-dessus du village.

Un peu tard, s’entendit-il penser avant de sombrer.

Il y eut encore du bruit pendant une seconde ou deux – des cris, peut-être –, puis quelque chose heurta violemment sa tête et il se retrouva en train de rouler sur le sol, la bouche et les yeux pleins de poussière… Mais toutes ces choses ne présentaient désormais plus guère d’intérêt pour lui, et il fut heureux de laisser les ténèbres l’engloutir. Peut-être le ramassa-t-on, plus tard.

Mais c’était comme si tout cela arrivait à quelqu’un d’autre.

Lorsque survint le formidable bruit et que le gigantesque roc noir et sculpté atterrit au centre du village – juste après que l’offrande-du-ciel eut été séparée de son corps, et qu’elle eut donc rejoint les airs –, tous se mirent à courir de-ci, de-là dans la brume qui se dissipait, afin de fuir la lumière et le fracas qui l’accompagnait. Puis on se rassembla en gémissant près du trou d’eau.

Une cinquantaine de battements de cœur à peine, et la forme sombre réapparut au-dessus du village ; elle se profilait indistinctement à travers les écharpes de brume, de plus en plus minces à mesure qu’on montait vers le ciel. Cette fois-ci elle ne rugit pas mais s’éloigna à toute vitesse dans un bruit comparable à une rafale de vent, puis rapetissa jusqu’à disparaître entièrement.

Le chaman envoya son apprenti voir ce qui se passait ; tremblant, le gamin s’enfonça dans la brume. Il revint sain et sauf, et le chaman ramena au village ses ouailles toujours terrifiées.

Le corps de l’offrande-du-ciel pendait toujours, inerte, contre son cadre de bois, au sommet du tertre. Mais la tête, elle, avait disparu.

Après avoir beaucoup psalmodié, écrasé des entrailles, identifié des formes dans la brume et connu trois transes successives, le prêtre et son apprenti décrétèrent qu’il s’agissait d’un bon présage, mais aussi d’un avertissement. On sacrifia un animal-viande appartenant à la famille de la fille qui avait laissé tomber la tête de l’offrande-du-ciel, et on plaça à sa place la tête de la bête dans le pot de terre.

Cinq

— Dizzy ! Alors, comment vas-tu ?

Il lui prit la main et l’aida à se hisser depuis le toit du module, qui venait juste de faire surface, jusque sur la jetée. Puis il la prit dans ses bras.

— C’est bon de te revoir ! ajouta-t-il en riant.

Sma posa les mains sur les hanches de l’homme et les lui tapota doucement ; elle se rendait compte qu’elle n’avait pas très envie de lui rendre son étreinte. Il ne parut pas le remarquer.

Il la lâcha enfin et baissa les yeux sur le drone, qui sortait à ce moment-là du module.

— Et voilà Skaffen-Amtiskaw ! Ils vous laissent donc encore sortir sans surveillance ?

— Bonjour, Zakalwe, fit le drone.

Ce dernier passa un bras autour de la taille de Sma.

— Viens jusqu’à la baraque ; on va déjeuner.

— Entendu, répondit-elle.

Ils longèrent la petite jetée en planches et empruntèrent un chemin dallé qui traversait la bande de sable et pénétrait ensuite sous l’ombre des arbres. Ceux-ci étaient bleus ou pourpres et terminés par d’énormes houppes de couleur sombre qui, bercées par une brise tiède et intermittente, se détachaient sur un ciel bleu pâle. Le sommet de leurs troncs blanc argenté exhalait de délicats parfums. Deux ou trois fois, comme ils croisaient des gens sur le sentier, le drone s’éleva à la hauteur des cimes.

L’homme et la femme marchèrent entre les arbres, traversant des aires dégagées et baignées de soleil, jusqu’à parvenir au bord d’une vaste étendue d’eau où frémissait le reflet d’une vingtaine de bungalows ; un petit océavion aux courbes élégantes se balançait contre une jetée de bois. Ils passèrent entre les cabanes, gravirent les quelques marches qui menaient à une terrasse donnant sur le lac et sur l’étroit chenal qui en partait pour rejoindre ensuite le lagon, du côté opposé de l’île.

La cime des arbres tamisait la clarté du soleil ; les ombres glissaient çà et là sur la véranda, ainsi que sur la petite table et les deux hamacs.

Il fit signe à Sma de s’installer dans l’un ; une domestique apparut et il commanda un déjeuner pour deux. Une fois qu’elle se fut éclipsée, Skaffen-Amtiskaw redescendit des hauteurs et se stabilisa sur le rebord du mur de la véranda, côté lac. Sma prit précautionneusement place dans le hamac.

— Est-il vrai que tu possèdes cette île, Zakalwe ?

— Hum…

Le jeune homme jeta autour de lui un regard apparemment hésitant.

— Oui, oui, en effet.

D’un coup de pied, il se débarrassa de ses sandales. Puis il s’affala dans le second hamac et le laissa se balancer. Ensuite, il saisit une bouteille qui se trouvait par terre et se mit à emplir par à-coups, à chaque oscillation du hamac, les deux verres posés sur la table. Cela fait, il accrut l’amplitude du balancement afin de pouvoir remettre son verre à Sma.

— Merci.

Il sirota sa boisson et ferma les yeux. Elle regarda le verre qu’il maintenait des deux mains sur sa poitrine et observa le mouvement alterné du liquide léthargique, couleur brun pupille. Puis son regard remonta jusqu’au visage de Zakalwe et ne le trouva guère changé ; les cheveux étaient un peu plus foncés que dans son souvenir ; tirés en arrière, ils découvraient un front large et hâlé et étaient coiffés en queue de cheval. Il paraissait plus en forme que jamais. Naturellement, il n’avait pas pris une ride : en guise de récompense pour la dernière mission dont il s’était acquitté, on avait stabilisé son âge.

Ses lourdes paupières se rouvrirent lentement et il rendit son regard à Sma. Un sourire se dessina progressivement sur ses lèvres. Elle crut remarquer que ses yeux avaient vieilli. Mais elle pouvait se tromper.

— Alors, commença-t-elle, on se livre à certains petits jeux, ici, paraît-il.

— Que veux-tu dire, Dizzy ?

— On m’envoie te chercher. Ils veulent te confier une nouvelle mission. Comme tu l’as certainement deviné, je te prie de me dire si je suis oui ou non en train de perdre mon temps. Je ne suis pas d’humeur à faire des pieds et des mains pour essayer de te persuader de…

— Dizzy ! s’exclama-t-il d’un ton offensé. (D’un seul mouvement, il dégagea ses jambes du hamac et reposa les pieds par terre. Puis il lui adressa un sourire persuasif.) Épargne-moi ce genre de chose, je t’en prie. Bien sûr que tu n’es pas en train de perdre ton temps. J’ai déjà fait mes bagages.

Il la regarda, rayonnant. Avec son visage bronzé à l’expression franche et souriante, on aurait dit un enfant aux anges. Elle lui retourna un regard mêlé de soulagement et d’incrédulité.

— Alors pourquoi nous as-tu fait tourner en rond ?

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, fit-il d’un air innocent en s’installant à nouveau dans le hamac. Il fallait que je vienne jusqu’ici dire au revoir à une amie très chère, c’est tout. Mais maintenant, je suis prêt à partir. Qu’est-ce qui se passe ?

Sma le regarda bouche bée. Puis elle se retourna vers le drone.

— On y va tout de suite ?

— Inutile, répondit Skaffen-Amtiskaw. D’après le trajet du VSG, vous avez deux heures à passer ici avant de remonter à bord du Xénophobe ; il est capable de rattraper le Quoi en une trentaine d’heures.

La machine pivota pour regarder l’homme en face.

— Mais il nous faut une garantie. Il y a un VSG d’une tératonne, avec vingt-huit millions de personnes à bord, qui fonce actuellement vers nous ; s’il doit passer par ici, il faut d’abord qu’il ralentisse, et donc qu’il ait une certitude. Vous venez avec nous, c’est décidé ? Cet après-midi même ?

— Drone, je viens de vous le dire. Je suis prêt.

Il se pencha vers Sma.

— De quel genre de travail s’agit-il, au fait ?

— Vœrenhutz, l’informa-t-elle. Tsoldrin Beychaé.

Il eut un sourire radieux qui dévoila des dents étincelantes.

— Ce vieux Tsoldrin n’est donc pas encore six pieds sous terre ? Ma foi, ça me fera plaisir de le revoir.

— Il va falloir que tu le persuades de reprendre le collier.

Zakalwe agita la main avec désinvolture.

— Facile, déclara-t-il.

Puis il porta son verre à ses lèvres. Sma le regarda boire et secoua la tête.

— Tu ne veux donc pas savoir pourquoi, Chéradénine ? demanda-t-elle.

Il amorça un geste de la main qui signifiait la même chose qu’un haussement d’épaules, puis se ravisa.

— Hmm… oui, bien sûr. Alors, dis-moi pourquoi, Diziet, soupira-t-il.

— Vœrenhutz est coupé en deux ; la faction qui a le dessus en ce moment souhaite mettre en œuvre une politique de terraformation à grande échelle…

— Ça veut dire… (Zakalwe éructa.) Ravaler une planète, non ?

Sma ferma brièvement les yeux, puis répondit :

— Oui, c’est à peu près ça. Quel que soit le nom qu’on donne à la chose, c’est pour le moins faire preuve d’insensibilité écologique. Ces gens (ils se donnent le nom d’Humanistes) réclament aussi que la charte des droits des Êtres conscients comporte une échelle mobile, laquelle leur permettrait de faire main basse sur tous les mondes où règne la vie intelligente, dans la mesure de leurs capacités militaires. Une dizaine de conflits locaux font rage en ce moment même. N’importe lequel peut déclencher la guerre totale, et les Humanistes les encouragent – jusqu’à un certain point – parce qu’ils semblent justifier leur théorie : selon eux, l’Amas est trop peuplé, et il faut absolument trouver d’autres habitats planétaires.

— D’autre part, intervint Skaffen-Amtiskaw, ils refusent de compter les machines parmi les Êtres conscients à part entière ; alors qu’ils exploitent des ordinateurs protoconscients, ils continuent d’affirmer que seule l’expérience subjective humaine a une valeur intrinsèque, ces fascistes de créatures carbonées !

— Je vois.

Zakalwe hocha la tête, l’air pénétré de sérieux.

— Et vous voulez que ce vieux Beychaé reprenne du service aux côtés de ces types, là… ces Humanistes, hein ?

— Chéradénine ! le morigéna Sma tandis que les champs de Skaffen-Amtiskaw prenaient une teinte glaciale.

L’interpellé prit un air offensé.

— Mais puisqu’on les appelle des Humanistes !

— Ce n’est que le nom qu’ils se donnent, Zakalwe.

— Les noms ont de l’importance, répliqua-t-il, apparemment sérieux.

— N’empêche que c’est seulement le nom qu’ils se donnent ; ce n’est pas pour autant qu’ils sont du bon côté.

— D’accord. (Il lui fit un sourire.)

— Pardonne-moi. (Il s’efforça d’adopter une attitude plus professionnelle.) Vous voulez qu’il fasse pencher la balance de l’autre côté, comme la dernière fois.

— C’est ça, répondit Sma.

— Parfait. Ça m’a l’air presque facile. Pas besoin de jouer au petit soldat, alors ?

— Non.

— Très bien, j’accepte, fit-il en hochant la tête.

— Il me semble entendre comme un raclement de fond de tiroir, marmonna Skaffen-Amtiskaw.

— Contente-toi d’émettre le signal, lui dit Sma.

— OK, fit le drone. Signal émis. (Il résolut de faire bonne impression, et dirigea donc un champ rougeoyant vers Zakalwe.) Mais vous avez intérêt à ne pas changer d’avis.

— Seule la perspective de devoir passer un certain temps en votre compagnie, Skaffen-Amtiskaw, pourrait éventuellement me dissuader d’accompagner la ravissante dame Sma ici présente jusqu’à Vœrenhutz. (Il lança un regard inquiet à Sma.) Car tu y vas, n’est-ce pas ?

Sma acquiesça. Puis elle se mit à boire à petites gorgées tandis que la domestique disposait de petits plats sur la table, entre les deux hamacs.

— J’ai du mal à croire que ce soit aussi simple, Zakalwe, reprit-elle une fois que la servante eut disparu.

— De quoi parles-tu, Diziet ? s’enquit-il en souriant derrière son verre.

— De ton départ. Au bout de… combien ? Cinq ans ? Après avoir bâti un empire, mis au point un plan destiné à rendre le monde moins dangereux, mis en pratique notre technologie et essayé de mettre en œuvre nos méthodes… tu es disposé à t’en aller, comme ça, en laissant tout cela derrière toi, pour une durée indéterminée ? Enfin quoi, tu as dit oui avant même de savoir que c’était Vœrenhutz ! Ça aurait très bien pu être à l’autre bout de la galaxie, ou dans les Nuages. Tu aurais pu donner ton accord et te retrouver embarqué pour un voyage de quatre ans.

L’autre haussa les épaules.

— J’aime bien les longs voyages.

Sma dévisagea quelques instants son compagnon. Il avait l’air plein de vie, libre de toute préoccupation. Entrain, dynamisme, tels étaient les termes qui lui venaient à l’esprit pour le décrire. Elle en éprouva un vague dégoût.

Il haussa à nouveau les épaules et prit un fruit dans un des plats.

— D’ailleurs, j’ai conclu un contrat de confiance avec des gens qui s’occuperont de tout à ma place jusqu’à mon retour ici.

— S’il reste encore un « ici » où revenir, commenta Skaffen-Amtiskaw.

— Mais bien sûr, rétorqua l’autre en crachant un pépin par-dessus le mur de la véranda. Ces gens aiment se gargariser avec la guerre, mais ils ne sont tout de même pas suicidaires.

— Ah ! Eh bien alors, c’est parfait, fit le drone en se détournant.

L’homme se contenta de lui sourire. Puis il indiqua d’un mouvement de tête l’assiette à laquelle Sma n’avait pas touché.

— Tu n’as donc pas faim, Diziet ?

— Ça m’a coupé l’appétit, répondit-elle.

Zakalwe descendit de son hamac et se frotta les mains.

— Viens, lui dit-il. On va nager un peu.

Elle le regarda essayer d’attraper des poissons dans une cuvette rocheuse et barboter dans sa tenue de bain qui lui descendait jusqu’à mi-jambes. Elle-même s’était baignée en slip.

Il se pencha en avant, attentif, les yeux rivés à la surface ; son visage empreint de sérieux se reflétait dans l’eau. Il se mit alors à parler, et on aurait dit que c’était à son reflet qu’il s’adressait.

— Tu es toujours très séduisante, tu sais. J’espère que tu te sens dûment flattée.

Elle continua de se sécher.

— Je suis trop vieille pour les flatteries, Zakalwe.

— Tu parles !

Il éclata de rire, et la surface se rida devant sa bouche. Il fronça très fort les sourcils et, lentement, plongea les mains dans l’eau.

Elle observa l’expression concentrée qui se peignit sur ses traits tandis que ses bras se glissaient de plus en plus profondément sous la surface, prolongés par leur propre reflet.

Il sourit à nouveau et plissa les yeux ; ses mains s’immobilisèrent. Ses bras étaient à présent tout entiers sous l’eau. Il se passa la langue sur les lèvres.

Alors il se propulsa en avant, poussa un cri de joie puis sortit de l’eau ses mains arrondies en coupe et vint la retrouver au pied des rochers où elle s’était installée. Il arborait un sourire éclatant. Il lui tendit ses mains jointes. Elle y vit un petit poisson qui jetait mille feux, bleu, vert, rouge et or, une tache de lumière mouvante qui se tortillait entre ses doigts. Son front se barra d’un pli et elle se laissa de nouveau aller contre la paroi rocheuse.

— Et maintenant, tu vas le remettre où tu l’as trouvé, Chéradénine, et dans l’état où tu l’as trouvé.

Les traits de l’homme se décomposèrent, et Sma parut sur le point d’ajouter quelque chose de plus gentil, mais à ce moment-là elle vit son visage s’éclairer à nouveau et il rejeta le poisson dans l’eau.

— Qu’est-ce que tu croyais ? fit-il en venant prendre place à côté d’elle.

Elle dirigea son regard vers le large. Le drone était un peu plus loin sur la plage, à dix mètres derrière eux environ. Elle lissa le fin duvet noir qui tapissait ses avant-bras jusqu’à l’aplatir complètement.

— Pourquoi avoir tenté toutes ces choses, Zakalwe ?

— Pourquoi j’ai donné l’élixir de jeunesse à nos glorieux dirigeants ? (Un haussement d’épaules.) Sur le moment, j’ai cru que c’était une bonne idée, répondit-il avec légèreté. Je ne sais pas ; j’ai pensé que ça pouvait marcher. Qu’il était beaucoup plus facile d’intervenir que vous ne vouliez le faire croire, vous autres. Je croyais qu’un homme seul muni d’un projet précis, un homme qui ne chercherait pas sa propre gloire… (Nouveau haussement d’épaules. Il la regarda.) Ça peut encore marcher. On ne sait jamais.

— Zakalwe, ça ne marchera pas. Tu nous laisses sur les bras une pagaille innommable, ici.

— Ah bon, fit-il en hochant la tête. Alors vous intervenez. Oui, je m’y attendais un peu.

— D’une certaine manière, je crois que nous allons y être obligés.

— Bonne chance.

— La chance…, commença Sma.

Mais elle se ravisa et passa ses doigts dans ses cheveux humides.

— Est-ce que je me suis attiré de gros ennuis, Diziet ?

— Pour ce que tu as fait ici, tu veux dire ?

— Oui, et pour le missile-couteau, aussi. Tu es au courant ?

— Je suis au courant. (Elle secoua la tête.) Je ne crois pas que tu sois en plus mauvaise posture que d’habitude, Chéradénine. C’est un état naturel, chez toi.

Il sourit.

— Je hais la… la tolérance de la Culture.

— Bon, trancha-t-elle. (Elle enfila sa blouse en la faisant passer par-dessus sa tête.) Quelles sont tes conditions ?

— Ah bon, parce qu’en plus, on me paye ?

Il rit.

— Comme la dernière fois, moins la cure de rajeunissement… Plus dix pour cent, négociables.

— Exactement comme la dernière fois ?

Elle lui lança un regard triste en secouant la tête, des mèches de cheveux mouillés encadrant son visage.

Il acquiesça.

— Exactement.

— Tu es fou, Zakalwe.

— Il faut que j’essaie encore.

— Tu n’y arriveras pas.

— Ça, tu n’en sais rien.

— Je le devine.

— Et moi, je l’espère. Écoute, Dizzy, ce sont mes affaires, et si tu veux que je vienne avec toi, il faut que tu l’admettes, d’accord ?

— D’accord. (Il prit un air circonspect.) Vous savez toujours où elle est ?

— Nous le savons, en effet.

— Alors c’est d’accord ?

Elle haussa les épaules et dirigea son regard vers le large.

— Oh, ne t’en fais pas pour ça. Simplement, je suis persuadée que tu fais fausse route. Tu ne devrais pas te présenter à nouveau devant elle. (Elle le regarda droit dans les yeux.) C’est un conseil que je te donne.

Il se remit debout et brossa ses jambes pour en chasser le sable.

— Je m’en souviendrai.

Ils repartirent en direction des bungalows et du lagon calme qui se trouvait au centre de l’île. Elle alla s’asseoir sur un muret tandis qu’il faisait ses adieux pour de bon. Elle tendit l’oreille, s’attendant à entendre des pleurs ou des bruits d’objets brisés, mais en vain.

La brise faisait doucement voleter ses cheveux et, malgré tout, elle se sentait bien ; elle avait chaud. Autour d’elle, tout était imprégné de la senteur des grands arbres, dont les ombres mouvantes semblaient suivre les caprices de la brise de telle manière que l’air, les arbres, la lumière et la terre se balançaient, ondulaient comme les eaux à l’éclat sombre du lac central de l’île. Elle ferma les yeux et compara les sons qui lui parvenaient à des animaux fidèles venant lui fourrer leur museau dans l’oreille ; dans le bruissement des cimes, elle entendait danser deux amants fatigués. Il y avait aussi le bruit de l’océan tourbillonnant sur les rochers et caressant doucement les sables dorés, et des bruits qu’elle ne savait pas identifier.

Peut-être serait-elle bientôt de retour dans sa maison sous le barrage gris-blanc.

Quel salaud tu fais, Zakalwe, songea-t-elle. J’aurais pu rester chez moi ; ils auraient pu envoyer ma doublure… Nom de nom, il aurait sans doute suffi qu’on t’envoie le drone !

L’homme réapparut, l’air vif, frais et dispos, une veste sur le bras. Une autre domestique portait quelques sacs de voyage.

— On peut y aller, je suis prêt, annonça-t-il.

Ils se dirigèrent vers la jetée, suivis par le drone qui restait dans les hauteurs.

— Au fait, dit Sma, pourquoi dix pour cent d’argent en plus ?

Ils grimpèrent sur la jetée. Zakalwe haussa les épaules.

— L’inflation, fit-il.

Sma fronça les sourcils.

— L’inflation ? Qu’est-ce que c’est ?

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