3. RÉMINISCENCE

Dix

Il adorait son fusil à plasma ; il s’en servait en véritable artiste. Avec cette arme-là, il savait peindre des tableaux figurant la destruction, composer des symphonies célébrant la démolition, écrire des élégies à la gloire de l’anéantissement.

Voilà les pensées qui lui traversaient la tête tandis que le vent soulevait les feuilles mortes à ses pieds, un vent auquel faisaient bravement face les vieilles pierres.

Ils n’avaient pas réussi à quitter la planète. La capsule avait été attaquée par… quelque chose. À voir les dégâts causés, il n’aurait su dire s’il s’agissait d’un rayon offensif ou d’une ogive quelconque qui aurait explosé dans le voisinage. Dans un cas comme dans l’autre, ils se retrouvaient impuissants. Accroché au revêtement de la capsule, il avait eu de la chance de s’être trouvé du côté opposé à la source de la décharge. S’il avait dû faire face à ce rayon, ou à cette ogive, il aurait péri.

Ils avaient également dû être touchés par une arme à effecteur de type rudimentaire, car le fusil à plasma semblait avoir fondu. Coincé entre sa combinaison et l’enveloppe de la capsule, le fusil s’était trouvé protégé de ce qui avait détruit la capsule proprement dite, mais il était devenu tout chaud et s’était mis à fumer ; quand ils avaient fini par toucher terre – Beychaé secoué mais indemne – et qu’il en avait ouvert les volets de maintenance, Zakalwe avait trouvé à l’intérieur une espèce d’amalgame fondu encore tiède.

S’il lui avait fallu un peu moins de temps pour convaincre Beychaé, peut-être… S’il s’était contenté d’assommer le vieux et de garder les palabres pour plus tard… Il avait mis trop de temps, et il leur en avait laissé trop. Chaque seconde aurait dû compter. Chaque milliseconde, chaque nanoseconde, bon sang ! Oui, beaucoup trop de temps.

— Ils vont te tuer ! avait-il hurlé. Ils te veulent soit de leur côté, soit dans la tombe. La guerre va bientôt éclater, Tsoldrin ; si tu ne te ranges pas dans leur camp, il va t’arriver malheur. Ils ne te permettront pas de rester neutre !

— C’est de la folie, répéta Beychaé en enserrant dans ses mains la tête d’Ubrel Shiol. (Les lèvres de la jeune femme laissaient échapper un filet de salive.) Tu es fou, Zakalwe ; complètement fou.

Sur ce, il se mit à pleurer.

Il s’approcha du vieil homme, mit un genou en terre et lui montra l’arme qu’il avait prise à Shiol.

— Tsoldrin, pourquoi crois-tu qu’elle ait eu cela sur elle ? (Il posa la main sur l’épaule de son aîné.) Tu ne l’as donc pas vue faire quand elle a voulu me lancer ce coup de pied ? Tsoldrin, les bibliothécaires… les documentalistes… ne réagissent pas ainsi. (Il arrangea le col de la jeune femme.) Elle faisait partie de tes geôliers, Tsoldrin ; et c’est probablement elle qui t’aurait exécuté. (Il passa la main sous la voiture, en retira le bouquet de fleurs et les déposa délicatement sous la tête de la blonde avant d’en détacher les mains de Beychaé.) Tsoldrin, reprit-il, il faut partir maintenant. Elle s’en remettra.

Il disposa les bras de Shiol de manière plus naturelle. Comme elle était couchée sur le côté, elle ne risquait pas de s’étouffer. Puis il passa précautionneusement les mains sous les aisselles du vieillard et le remit lentement sur pied. Les paupières d’Ubrel Shiol s’ouvrirent ; elle aperçut les deux hommes qui se tenaient devant elle, murmura quelque chose et glissa une main sous sa nuque. Déséquilibrée par son étourdissement, elle entreprit de rouler sur elle-même ; la main réapparut, serrant entre ses doigts un petit objet cylindrique évoquant un stylo. Zakalwe sentit son compagnon se raidir ; la fille releva les yeux et, tout en tombant vers l’avant, essaya de viser la tête de Beychaé avec son laser miniature.

Ce dernier scruta ses yeux sombres au regard encore un peu vague, par-dessus l’extrémité du stylo laser, et ressentit une sorte de désorientation horrifiée. La fille s’efforçait de trouver une position stable afin de ne pas le rater. De ne pas me rater, songea-t-il. Pas Zakalwe, moi. Moi !

— Ubrel…, commença-t-il.

La fille retomba en arrière, vaincue par un évanouissement mortel.

Beychaé gardait les yeux obstinément baissés sur son corps gisant, inerte, sur la route. Puis il entendit prononcer son nom et sentit qu’on le tirait par la manche.

— Tsoldrin… Tsoldrin… Allez, viens, Tsoldrin.

— Zakalwe, c’était moi qu’elle visait, pas toi !

— Je sais, Tsoldrin.

— C’était moi qu’elle visait !

— Je sais. Viens maintenant, voilà la capsule.

— C’était moi…

— Oui, oui, je sais. Entre là-dedans.

Debout sur une pierre plate au faîte d’une petite montagne entourée de sommets presque aussi hauts qu’elle et tous tapissés de forêts, il regardait les nuages gris filer au-dessus de sa tête. Il embrassa d’un regard vindicatif les flancs boisés et les curieux piliers et autres socles de pierre qui jalonnaient le sommet aplati. Le spectacle de pareils horizons lui donnait le vertige, après tout ce temps passé dans la cité-canyon. Il tourna le dos au panorama et retourna en zigzaguant entre les tas de feuilles mortes jusqu’à l’endroit où était assis Beychaé, à côté du fusil à plasma calé contre une grosse pierre ronde. La capsule se trouvait à une centaine de mètres de là, sous les arbres.

Il ramassa le fusil pour la cinq ou sixième fois et se remit à l’examiner.

Cela lui donnait envie de pleurer ; une si belle arme ! Chaque fois qu’il la reprenait en main, il espérait qu’elle se serait réparée, que la Culture l’avait équipée d’un quelconque dispositif d’autoréparation sans l’en informer, que les dégâts auraient disparu…

Le vent se mit à souffler ; les feuilles s’éparpillèrent. Il secoua la tête, exaspéré. Engoncé dans son pantalon matelassé et sa veste longue, Beychaé tourna la tête vers lui.

— Cassé ? s’enquit le vieil homme.

— Cassé.

L’irritation se peignit sur ses traits ; il agrippa l’arme par le canon, des deux mains, et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. Puis il la lâcha, et elle s’enfonça sans cesser de tourbillonner dans les arbres qui poussaient à leurs pieds, avant de disparaître dans un bruissement de feuillages dérangés.

Il s’assit à côté de Beychaé.

Plus de fusil à plasma, plus qu’un seul pistolet. Une seule et unique combinaison, et sans doute aucun moyen d’utiliser ses fonctions anti-g sans révéler immédiatement leur position. Capsule détruite, pas trace du module, silence total du côté de sa boucle d’oreille-terminal et de la combinaison proprement dite… Bref, une jolie pagaille. Il jeta un coup d’œil aux signaux radio que captait la combinaison : sur l’écran de poignet, un programme diffusant les grands titres de l’actualité ; aucune nouvelle en provenance de Solotol. Mais un compte rendu des conflits isolés qui sévissaient de part et d’autre de l’Amas.

Beychaé regardait lui aussi le petit écran.

— Nous permet-il de savoir si on nous recherche ? demanda-t-il.

— Seulement si la nouvelle est annoncée dans les bulletins. Mais les informations d’ordre militaire sont certainement diffusées sur un autre canal ; il y a peu de chances pour que nous interceptions une de leurs transmissions. (Il regarda les nuages.) Nous en serons probablement informés sous peu de manière plus directe.

— Je vois, fit Beychaé qui baissa les yeux sur les dalles, fronça les sourcils puis déclara : Je crois savoir où nous nous trouvons, Zakalwe.

— Ah oui ? répondit l’autre sans grand enthousiasme.

Il posa les coudes sur ses genoux puis son menton au creux de ses mains et contempla, au-delà des plaines boisées, les collines qui ondulaient à l’horizon.

— J’ai réfléchi, reprit Beychaé en hochant la tête. Il me semble qu’il s’agit de l’Observatoire de Srometren, dans la forêt de Deshal.

— Et c’est à quelle distance de Solotol ?

— Oh, ça se trouve sur un autre continent. Je dirais au moins deux mille kilomètres.

— À la même latitude, constata l’autre d’un ton morne en levant les yeux vers les cieux gris froid.

— Approximativement, oui, si je ne me trompe pas.

— Et qui commande, ici ? Sous quelle juridiction est placé cet endroit ? La même bande que Solotol, les Humanistes ?

— Les mêmes, oui. (Beychaé se leva, brossa le fond de son pantalon et examina les curieux instruments de pierre qui recouvraient le dallage du sommet aplati.) L’Observatoire de Srometren ! fit-il. Quelle ironie, alors que nous étions justement en route pour les étoiles !

— Ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard, répliqua Zakalwe en ramassant une brindille qui lui servit à tracer des formes imprécises dans la poussière, entre ses pieds. Il est célèbre, cet endroit ?

— Je comprends ! répondit Beychaé. Il fut pendant cinq cents ans le centre de la recherche astronomique au sein de l’ancien empire Vréhid.

— Il se trouve sur un itinéraire touristique ?

— Naturellement.

— Alors, il y a certainement dans les parages une balise destinée à guider les avions. La capsule a pu se repérer sur elle lorsqu’elle s’est rendu compte qu’elle ne fonctionnait plus correctement. Nous n’en serons que plus facilement repérables. (Il leva les yeux au ciel.) Par les uns comme par les autres, malheureusement.

Il secoua la tête et se remit à dessiner dans la poussière avec sa brindille.

— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? s’enquit Beychaé.

— On attend de voir qui va pointer son nez, répondit Zakalwe en haussant les épaules. Comme je n’arrive pas à faire marcher mon matériel de communication, on ne peut pas savoir si la Culture est ou non au courant de ce qui nous est arrivé… Si ça se trouve, le Module fait toujours route vers nous, ou bien la Culture nous envoie carrément un de ses vaisseaux stellaires ; mais c’est plus probablement tes petits copains de Solotol qui débarqueront les premiers… Il haussa à nouveau les épaules, puis jeta sa brindille et s’adossa à la pierre derrière lui en regardant vers le ciel. Peut-être sont-ils en ce moment même en train de nous observer.

Beychaé leva les yeux à son tour.

— À travers les nuages ?

— Oui, à travers les nuages.

— Mais alors, est-ce que tu ne devrais pas te cacher ? T’enfuir par les bois ?

— Peut-être, en effet.

Beychaé contempla son ami assis à ses pieds.

— Où pensais-tu m’emmener dans l’hypothèse où nous aurions réussi à partir ?

— Dans le système d’Impren. Il y a là-bas des Habitats spatiaux qui restent sinon neutres, du moins un peu plus hostiles à la guerre que ce monde-ci.

— Tes… supérieurs croient-ils vraiment la guerre si proche, Zakalwe ?

— Oui, soupira ce dernier. (La visière de son casque était rabattue vers l’arrière ; après un second coup d’œil vers le ciel, il enleva carrément le casque. Il passa une main sur son front puis dans ses cheveux ramenés en arrière et, libérant sa queue de cheval du petit anneau qui la retenait, secoua la tête pour dénouer sa longue chevelure brune.) Cela prendra peut-être dix jours, peut-être cent, mais cela viendra, reprit-il avec un mince sourire à l’adresse de Beychaé. Pour les mêmes raisons que la dernière fois.

— Je croyais que, grâce à l’argument écologique, nous avions eu le dernier mot dans le débat contre la terraformation.

— En effet, mais les temps changent ; les gens changent, les générations changent. Par exemple, nous avons gagné la bataille pour la reconnaissance de l’intelligence artificielle en tant que telle, mais tout indique que la question a été tournée par la suite ; les gens disent maintenant : d’accord, les machines sont conscientes de leur propre existence, mais il n’y a que la conscience humaine qui compte. De toute façon, les gens n’ont guère besoin de prétextes pour considérer les autres espèces comme inférieures.

Beychaé ne répondit pas tout de suite. Puis, au bout d’un moment, il dit :

— Zakalwe, t’est-il jamais venu à l’esprit que sur toutes ces questions la Culture n’était peut-être pas aussi désintéressée que tu l’imagines, et qu’elle le prétend ?

— Non, je n’y avais jamais pensé, répondit l’autre.

Toutefois, Beychaé eut l’impression qu’il n’avait pas suffisamment réfléchi avant de répondre.

— Elle veut que tout le monde soit comme elle, Chéradénine. Puisqu’elle ne terraforme pas, elle essaie d’en empêcher les autres. Il existe des arguments en faveur de la terraformation, tu sais ; les gens préfèrent souvent l’augmentation de la diversité des espèces à la préservation des déserts, même sans prendre en considération l’espace habitable supplémentaire. Comme la Culture est profondément convaincue que les machines sont des créatures conscientes, elle pense que ce devrait être le cas de tout le monde ; mais à mon avis elle juge également que toute civilisation doit être gouvernée par ses machines. Beaucoup plus rares sont les gens qui souhaitent cela. La question de la tolérance en matière de mélange des espèces est d’une tout autre nature, je te l’accorde, mais même dans ce cas la Culture semble parfois beaucoup insister pour que la mixité interraciale soit non seulement permise, mais également souhaitable. Presque un devoir. Là encore, qui peut dire si elle a raison ?

— Alors on devrait faire la guerre pour quoi ? Pour purifier l’atmosphère ? fit Zakalwe en inspectant le casque de sa combinaison.

— Non, Chéradénine. J’essaie simplement de te montrer que la Culture n’est peut-être pas aussi objective qu’elle le croit et que, si ça se trouve, dans ce cas ses estimations concernant la probabilité d’une guerre sont tout aussi peu dignes de confiance.

— Des conflits ont déjà éclaté sur une dizaine de planètes, Tsoldrin. Les gens évoquent le sujet en public, qu’il soit question d’éviter la guerre, d’en limiter la portée ou de dire que la chose est impossible… C’est pour bientôt. Je le sens. Tu devrais écouter les informations, Tsoldrin. Comme ça tu saurais.

— Très bien, mettons que la guerre soit inévitable, répliqua Beychaé en reportant son regard sur les plaines boisées et les collines visibles derrière l’Observatoire. Peut-être est-ce simplement que… le moment est venu.

— Foutaises, lança Zakalwe. (L’autre le regarda, surpris.) « La guerre est une longue falaise », dit le proverbe. On peut faire un détour pour l’éviter tout à fait, en longer le sommet aussi longtemps qu’on en a le courage, on peut même choisir de sauter, et, si on ne fait qu’une courte chute avant d’être arrêté par un rebord, on peut toujours regagner le sommet en grimpant tant bien que mal. Sauf dans le cas de l’invasion pure et simple, il existe toujours des choix, et même dans ce cas on trouve toujours un détail oublié – un choix qu’on n’a pas fait à temps – grâce auquel on aurait pu éviter l’invasion. Vous aussi, vous disposez encore de choix. Il n’y a rien d’inévitable là-dedans.

— Zakalwe, fit Beychaé, tu me surprends. J’aurais cru…

— … que je serais pour la guerre ? (Un petit sourire triste aux lèvres, il se leva et posa une main sur l’épaule de son ami.) Tu t’es trop longtemps enseveli dans les livres, Tsoldrin.

Il s’éloigna en direction des instruments de pierre. Beychaé contempla le casque de la combinaison, que l’autre avait abandonné sur les dalles. Il lui emboîta le pas.

— Tu as raison, Zakalwe. Je suis en dehors du coup depuis longtemps. Je ne connais même pas le nom de la moitié de nos dirigeants actuels, ni quels sont les problèmes qui se posent, sans parler de l’équilibre précis des différentes alliances… La Culture ne peut donc pas être… désespérée au point de croire que je puisse, moi, changer le cours des événements. Si ?

Zakalwe fit volte-face et regarda Beychaé droit dans les yeux.

— Tsoldrin, la vérité est que je l’ignore. Ne crois pas que je n’y aie pas réfléchi. Peut-être est-ce le symbole en toi qu’ils jugent susceptible d’exercer une influence déterminante ; les différents camps cherchent peut-être désespérément une excuse pour ne pas se battre ; cette excuse, ce pourrait être toi si tu débarquais, non contaminé par les récents événements, comme si tu revenais d’entre les morts, porteur d’un compromis qui permette à chacun de sauver la face. Ou alors, la Culture considère en secret qu’un conflit limité n’est peut-être pas une si mauvaise idée ; si ça se trouve, elle a parfaitement conscience de ne rien pouvoir faire pour empêcher la guerre totale, mais elle veut qu’on la voie prendre des initiatives, même désespérées, pour qu’on ne puisse pas dire plus tard : « Pourquoi n’avez-vous pas tenté ceci ou cela ? » (Zakalwe haussa les épaules.) Je ne cherche jamais à percer les intentions cachées de la Culture, Tsoldrin, et encore moins celles de Contact ; quant à Circonstances Spéciales, c’est tout simplement hors de question.

— Tu te contentes d’exécuter leurs ordres.

— Et je suis fort bien payé pour le faire.

— Mais tu es certain de faire le bien, n’est-ce pas, Chéradénine ?

Ce dernier sourit et s’assit sur un socle de pierre en laissant pendre ses jambes.

— Je suis incapable de dire si mes employeurs font partie des bons ou des méchants, Tsoldrin. Tout ce que je sais, c’est qu’ils semblent être du côté des bons, mais qui peut garantir que les apparences ne sont pas trompeuses ? (Il fronça les sourcils et détourna les yeux.) Je ne les ai jamais vus se montrer cruels, même en prétendant à juste titre agir pour la bonne cause. Parfois, on les trouve un peu froids. (Nouveau haussement d’épaules.) Mais il y aura des gens pour te dire que ce sont les mauvais dieux qui ont le plus beau visage et la voix la plus douce. Et merde, acheva-t-il en sautant de sa table de pierre. (Il alla se tenir près de la balustrade qui courait sur tout un côté de l’ancien observatoire et fixa l’endroit où le ciel commençait à rougeoyer, juste au-dessus de l’horizon.) Ils tiennent leurs promesses et ils paient bien. Ce sont de bons employeurs, Tsoldrin.

— Ça ne veut pas dire qu’on doive les laisser décider de notre destin.

— Tu préférerais que ce soient ces tarés de la Gouvernance qui s’en chargent ?

— Au moins ceux-là sont-ils directement impliqués, Zakalwe ; pour eux, il ne s’agit pas d’un simple jeu.

— Oh, mais moi je crois que si ! À mon avis, c’est exactement ainsi qu’ils voient la chose. La différence est que, contrairement aux Mentaux de la Culture, ils sont trop ignorants pour comprendre qu’il faut toujours prendre les jeux au sérieux. (Zakalwe prit une profonde inspiration et regarda à ses pieds les branches se balancer dans le vent.) Tsoldrin, ne me dis pas que tu es avec eux.

— Avec eux, contre eux… Ça n’a jamais été bien clair. Nous disions tous vouloir ce qu’il y avait de mieux pour l’Amas et je crois que, pour la plupart, nous étions sincères. Cela reste notre but. Mais quelle est la bonne méthode pour y parvenir ? Je me dis parfois que je sais trop de choses, que j’ai trop étudié, trop appris, trop retenu. D’une certaine manière, tout cela s’annule ; c’est un peu comme une poussière qui se déposerait sur… sur ces mécanismes internes – quels qu’ils soient – qui nous poussent à agir, et qui exercerait partout la même pression : d’un côté comme de l’autre, toujours on discerne le bien comme le mal, toujours il existe des arguments, des précédents pour ou contre telle ou telle attitude possible… Si bien qu’en définitive personne ne fait rien. Peut-être est-ce préférable, d’ailleurs ; peut-être est-ce là ce que requiert l’évolution : laisser la place aux jeunes dont l’esprit n’est pas encore encombré de tout cela, et à ceux qui n’ont pas peur d’agir.

— D’accord, il règne un certain équilibre. C’est la même chose dans toutes les sociétés : partout cohabitent, d’une part, une jeunesse pleine d’ardeur, et d’autre part la vieillesse qui calme le jeu. C’est un système qui se met en place progressivement, au fil des générations ou par l’intermédiaire des institutions, de leurs changements, voire de leurs chambardements ; mais la Gouvernance, les Humanistes, ces gens-là allient ce qu’il y a de pire dans ces deux approches. Des idées vieillottes, pernicieuses et discréditées depuis longtemps, appuyées par une manie de la guerre parfaitement adolescente. Tout ça c’est de la merde, Tsoldrin, et tu le sais très bien. Tu as bien mérité de prendre du bon temps ; personne ne remet cela en question. Mais ça ne t’empêchera pas de te sentir coupable quand – et non si – les choses tournent mal. Tu détiens le pouvoir, Tsoldrin, que cela te plaise ou non, tu ne vois donc pas que le simple fait de rester inactif constitue déjà une prise de position ? Que valent toutes tes recherches, tout ce que tu apprends, que vaut tout ton savoir s’il ne te mène pas à la sagesse ? Et qu’est-ce que la sagesse sinon voir ce qui est juste, savoir où est son devoir ? Tu es presque un dieu pour les membres de cette civilisation, Tsoldrin ; encore une fois, que tu le veuilles ou non, il en est ainsi. Si tu ne fais rien… ils se sentiront abandonnés. Ils verseront dans le désespoir. Et comment les en blâmer ?

Il eut un geste résigné, puis reposa les deux mains sur le parapet et plongea son regard dans les cieux de plus en plus sombres. Beychaé garda le silence.

Zakalwe lui accorda un temps de réflexion supplémentaire puis, embrassant du regard la plate-forme de pierre qui formait le sommet de la colline, lui dit :

— Un observatoire, tu dis ?

— Oui, répondit Beychaé après un moment d’hésitation. (Il effleura de la main un des socles.) On pense qu’il s’agissait d’un site funéraire il y a quatre ou cinq mille ans, puis que l’endroit a pris une quelconque signification astrologique ; plus tard, on dit que des éclipses ont été prédites à partir d’observations faites ici. Enfin, les Vréhids ont construit cet observatoire pour étudier le mouvement des lunes, des planètes et des étoiles. On y trouve des clepsydres, des cadrans solaires, des sextants, des cadrans planétaires… des planétariums partiellement reconstitués, ainsi que des sismographes sommaires, ou du moins certains dispositifs destinés à indiquer la direction que prennent les tremblements de terre.

— Et des télescopes, aussi ?

— De piètre qualité, et seulement pendant la dizaine d’années qui a précédé la chute de l’Empire. Les observations obtenues grâce à ces télescopes leur ont causé beaucoup de problèmes : elles étaient en contradiction avec tout ce qu’ils savaient déjà, ou croyaient savoir.

— Ça ne m’étonne pas. Et ça, c’est quoi ?

L’un des socles supportait une grande coupe en métal rouillé pourvue d’un axe central pointu.

— Une boussole, je pense, répondit Beychaé. Elle fonctionne sur le principe des champs, ajouta-t-il en souriant.

— Et ça ? On dirait une souche d’arbre. (Il désigna un cylindre massif et grossièrement taillé, orné de cannelures superficielles, qui faisait un mètre de haut sur deux de diamètre. Il en tapota le rebord.) Hmm… de la pierre.

— Ah ! fit Tsoldrin en venant le rejoindre auprès du cylindre. Ma foi, si c’est bien ce que je pense… À l’origine, il s’agissait simplement d’une souche d’arbre, naturellement… (Il passa la main sur la pierre, et ses yeux firent le tour de l’objet.) Fossilisée depuis longtemps. Pourtant, regarde : on distingue toujours la trace des anneaux du bois.

Zakalwe se pencha et, à la lueur du crépuscule, observa la pierre grise. Les anneaux de croissance de cet arbre mort depuis bien longtemps étaient effectivement visibles. Il s’approcha encore et, ôtant l’un des gants de sa combinaison, caressa du bout des doigts la surface du cylindre. Une érosion différente du bois-devenu-pierre avait rendu les anneaux tangibles : ses doigts en sentaient les crêtes infimes courir sous la surface telles les empreintes digitales de quelque puissant dieu de pierre.

— Toutes ces années, souffla-t-il en caressant la pierre depuis le centre de la souche, qui avait été le tronc du tout jeune arbre, jusqu’à la circonférence.

Beychaé se taisait.

À chaque année son anneau, signalant par le biais des intervalles les mauvaises années et les bonnes, et chaque anneau complet, scellé, hermétique. Chaque année était un fragment de sentence, chaque anneau un boulet enchaîné au passé, un mur, une prison. Une sentence incrustée dans le bois, puis enchâssée dans la pierre, deux fois figée, deux fois prononcée, d’abord à une peine d’une durée inimaginable, puis à une autre peine d’une durée inimaginable. Il suivit du doigt les murs que dessinaient les anneaux, un doigt d’une sécheresse de papier caressant le relief de la pierre.

— Ce n’est qu’un couvercle, dit Beychaé qui, accroupi de l’autre côté du cylindre, cherchait quelque chose sur le flanc de la grosse souche de pierre. Il devrait y avoir… Ah ! Nous y voilà. Bien sûr, je n’espère pas que nous arriverons à le soulever…

— Comment ça, un couvercle ? interrogea Zakalwe en remettant son gant et en faisant le tour pour aller rejoindre son ami. Le couvercle de quoi ?

— Une espèce de puzzle auquel jouaient les Astronomes Impériaux lorsque les conditions d’observation étaient défavorables. Tiens, tu vois cette poignée ?

— Donne-moi une seconde, répondit Zakalwe, Recule d’un pas, veux-tu ?

Beychaé s’exécuta.

— Normalement, cela requiert quatre hommes forts, Zakalwe.

— Ma combinaison a plus de force que quatre hommes, encore que je risque d’avoir des problèmes d’équilibrage… (Il trouva sur la pierre les deux poignées prévues à cet effet.) Contrôle combi : puissance au maxi normal.

— Il faut que tu lui parles ? s’enquit Beychaé.

— Oui.

Il fléchit les jambes et la dalle de pierre se souleva d’un côté ; un petit nuage de poussière naissant sous la semelle d’une des bottes de sa combinaison annonça qu’un caillou pris au piège venait d’abandonner la lutte.

— Avec celle-là, il faut parler ; il y en a d’autres où il suffit de penser, mais… (il attira à lui une extrémité de la dalle en tendant simultanément une jambe pour déplacer son centre de gravité) mais ça ne m’a jamais beaucoup plu.

Il tint au-dessus de sa tête le pesant couvercle de pierre de la souche fossilisée, puis se dirigea d’un pas mal assuré vers une autre table de pierre, accompagné par des craquements et des projections de gravier sous ses pas. Il se baissa, fit glisser la dalle jusqu’à ce qu’elle repose entièrement sur la table et rebroussa chemin. Il commit l’erreur de vouloir frapper dans ses mains, et produisit ce faisant un son évoquant un coup de fusil.

— Oups ! fit-il en souriant. Contrôle combi : arrêt puissance. (Là où s’était trouvé jusqu’alors le couvercle de pierre apparaissait à présent un cône évidé. Il avait l’air sculpté dans la souche elle-même. En y regardant de plus près, Zakalwe se rendit compte qu’il était fileté d’arêtes, anneau après anneau.) Pas mal, fit-il, légèrement déçu.

— Tu ne l’observes pas comme il faut, Chéradénine, lui dit Beychaé. Approche-toi encore.

Il obtempéra.

— Aurais-tu par hasard sur toi quelque chose de très petit et de forme sphérique ? Un… roulement à billes, par exemple.

— Un roulement à billes ? interrogea l’autre avec une expression peinée.

— Oui, vous n’en utilisez donc pas ?

— Sache que dans la plupart des sociétés les roulements à billes ne survivent pas longtemps à l’apparition des supraconducteurs à haute température, sans parler de la technologie des champs. Sauf si on fait dans l’archéologie industrielle et qu’on cherche à remettre en marche une machine antédiluvienne. Donc, la réponse est non ; je n’ai pas sur moi de roulement à billes… (Il s’interrompit et examina de très près le centre de l’orifice en forme de cône.) Il y a des encoches.

— Tout juste, confirma Beychaé, un sourire aux lèvres.

Zakalwe se redressa et considéra le cône fileté dans son ensemble.

— Mais… c’est un labyrinthe !

Un labyrinthe. Il y en avait eu un dans le jardin. Au fil des ans, ils en avaient épuisé le charme et avaient fini par en connaître tous les recoins ; ils s’en servaient seulement quand des enfants qu’ils n’aimaient pas venaient passer la journée dans la grande maison. Ils s’y perdaient et y restaient des heures.

— C’est cela, acquiesça Beychaé. Ils commençaient avec de petites perles colorées ou de petits cailloux, et devaient arriver jusqu’au bord. (Il s’approcha à son tour.) On dit qu’il y aurait eu moyen d’en faire un jeu en traçant des lignes qui divisent chaque anneau en segments ; une série de petits ponts et des morceaux de bois jouant le rôle de cloisons pouvaient soit faciliter la progression du joueur, soit bloquer celle de son adversaire. (Beychaé se rapprocha encore et contempla l’objet en plissant les yeux sous la lumière déclinante.) Hmm… La peinture a dû s’effacer.

Zakalwe observa les centaines de crêtes minuscules qui hérissaient la surface du cône en creux (on dirait la maquette d’un immense volcan, songea-t-il) et sourit. Puis il soupira, jeta un coup d’œil à l’écran enchâssé dans la manchette de sa combinaison et essaya encore une fois le signal d’alarme. Toujours pas de réponse.

— Tu essaies de contacter la Culture ?

— Mmm, fit-il en reportant son attention sur le dédale pétrifié.

— Que t’arrivera-t-il si la Gouvernance nous trouve ? s’enquit Beychaé.

— Oh, répondit Zakalwe en haussant les épaules avant de retourner à la balustrade où tous deux s’étaient tenus un peu plus tôt, sans doute pas grand-chose. Il est peu probable qu’ils se contentent de me faire sauter la cervelle ; non, ils voudront m’interroger. Ce qui devrait donner à la Culture tout le temps dont elle a besoin pour me tirer de ce mauvais pas. Qu’elle négocie ou qu’elle m’enlève purement et simplement. Ne t’en fais donc pas pour moi. (Il sourit à son vieil ami.) Dis-leur que je t’ai enlevé de force. Je raconterai que je t’ai assommé et fourré dans la capsule. Ne te fais pas de souci ; ils te laisseront probablement retourner tout droit à tes chères études.

— Ma foi, répondit l’autre en venant le rejoindre devant le parapet, les recherches en question constituaient un édifice fragile, Zakalwe ; elles maintenaient à un niveau constant un désintérêt que j’avais soigneusement calculé. Il ne sera peut-être pas si facile de les reprendre, après la violente exubérance de ton… intervention.

— Ah ! (Il s’efforça de ne pas sourire et regarda les arbres, puis les gants de sa combinaison, comme pour s’assurer que tous les doigts étaient bien là.) Ouais. Bon, écoute, Tsoldrin… Je suis désolé… Pour ton amie Ubrel Shiol, je veux dire.

— Pas autant que moi, répondit doucement Beychaé, qui eut un sourire hésitant. J’étais heureux, Chéradénine. Je n’avais pas ressenti cela depuis… Eh bien, depuis trop longtemps. (Tous deux restèrent un instant silencieux à regarder le soleil sombrer derrière les nuages.) Tu es sûr qu’elle était des leurs ? Je veux dire, absolument sûr ?

— Sans doute possible, Tsoldrin. (Il crut voir briller une larme dans les yeux du vieil homme et détourna son regard.) Je te le répète : je suis vraiment navré.

— J’espère, fit l’autre, qu’il existe d’autres façons de rendre les vieux heureux… que pour nous, le bonheur peut être autre chose que le fruit de la tromperie.

— Il n’y avait peut-être pas que cela. Et, quoi qu’il en soit, la vieillesse n’est plus ce qu’elle était ; je suis vieux moi-même, lui rappela-t-il.

Beychaé hocha la tête, tira un mouchoir de sa poche et renifla.

— Mais oui, c’est vrai ; j’avais oublié. Bizarre, non ? Quand on n’a pas vu quelqu’un depuis longtemps, on est toujours surpris de le trouver autant changé ou vieilli. Mais toi, quand je te regarde… Ma foi, je dois constater que tu n’as pas pris une ride, et c’est moi qui me sens bien vieux – injustement, indûment vieux – à côté de toi, Chéradénine.

— En réalité, j’ai bel et bien changé, Tsoldrin, rétorqua-t-il en souriant. Mais il est vrai que je n’ai pas vieilli. (Il regarda Beychaé droit dans les yeux.) Cela aussi, ils te le donneraient, si tu le leur demandais. La Culture ferait en sorte que tu rajeunisses, puis stabiliserait ton âge ou te laisserait vieillir à nouveau, mais très lentement.

— On essaie de me soudoyer, Zakalwe ? fit Beychaé en souriant.

— Hé ! C’était juste une idée comme ça. Et puis, ce serait une rémunération, pas un pot-de-vin. Et personne ne t’y forcerait. Mais ce ne sont que des jeux de l’esprit, de toute façon. (Il fit une pause et, d’un mouvement de tête, désigna le ciel. Rien que des jeux de l’esprit.) Voilà un avion.

Tsoldrin scruta les nuages enflammés par le crépuscule. Lui ne voyait venir aucun avion.

— Un appareil de la Culture ? s’enquit-il prudemment.

Zakalwe sourit.

— En l’état actuel des choses, Tsoldrin, si on peut le voir, c’est qu’il n’appartient pas à la Culture.

Sur ces mots, il tourna les talons et alla prestement ramasser le casque de la combinaison avant de s’en coiffer. D’un seul coup, sa silhouette sombre perdit toute humanité derrière la visière blindée et hérissée de capteurs. Il tira de son baudrier un gros pistolet.

— Tsoldrin, dit-il d’une voix qui sortit en tonnant de ses haut-parleurs de poitrine, tout en vérifiant les réglages de son arme. Si j’étais toi, je retournerais à la capsule ou bien je partirais en courant me cacher.

La silhouette en combinaison fit face à Beychaé, et son casque ressemblait à la tête de quelque gigantesque et redoutable insecte.

— J’ai l’intention de donner du fil à retordre à ces salauds, pour la beauté du geste, et il vaudrait peut-être mieux pour toi que tu ne restes pas dans les parages.

IV

Le vaisseau mesurait plus de quatre-vingts kilomètres de long et s’appelait La Taille n’est pas tout. Le dernier engin sur lequel Zakalwe eût passé quelque temps était encore plus gros, mais il s’agissait en fait d’un iceberg tabulaire, suffisamment volumineux pour supporter deux armées et qui ne battait pas de beaucoup ce Véhicule Système Général.

— Je me demande comment ces trucs tiennent ensemble.

Debout sur un balcon, il contemplait à ses pieds une espèce de vallée miniature composée d’unités d’habitation ; à chaque niveau ses flancs étagés étouffaient sous le feuillage. Un véritable lacis de passerelles et de ponts aux lignes élancées s’entrecroisaient dans l’air, et un petit ruisseau courait tout au fond. Il y avait des gens attablés dans les courettes, allongés dans l’herbe, au bord du ruisseau, ou sur les coussins et sofas des cafés et des bars disséminés sur les terrasses. Suspendu dans les airs au centre de la vallée, sous un plafond d’un bleu radieux, un transtube s’enfonçait dans le lointain en serpentant de-ci de-là en épousant son tracé sinueux. Sous le tube se trouvait une bande de fausse clarté solaire évoquant une énorme rampe fluorescente.

— Pardon ? fit distraitement Diziet Sma en arrivant à sa hauteur, un verre dans chaque main.

Elle lui en tendit un.

— Ils sont trop gros, reprit-il.

Il se retourna vers la jeune femme. Il avait vu les endroits auxquels on donnait ici le nom de docks et qui servaient à la construction de vaisseaux spatiaux plus petits (ce qui, en l’occurrence, signifiait tout de même trois bons kilomètres de long) ; de vastes hangars suspendus pourvus de cloisons fort minces. Il s’était approché des formidables moteurs qui, pour autant qu’il puisse s’en rendre compte, étaient d’une seule pièce, inaccessibles (comment était-ce possible ?) et, de toute évidence, extrêmement volumineux. Il s’était senti étrangement menacé en découvrant qu’il n’existait nulle part de salle des machines, de pont ou de poste de pilotage ; rien que trois Mentaux – des ordinateurs dernier cri, manifestement – qui contrôlaient tout (quoi ! ?).

Ce qu’il découvrait maintenant, c’était les lieux où l’on vivait, mais tout cela était trop grand, trop dur à avaler pour lui, trop fragile aussi, d’un certain côté, surtout si le vaisseau devait accélérer aussi rapidement que le prétendait Sma. Il secoua la tête.

— Je ne comprends pas. Comment est-ce que tout cela tient ensemble ?

— Mais réfléchis donc, sourit Sma. Les champs, Chéradénine ; tout est dû à l’action des champs de force. (Elle leva une main vers le visage troublé de son compagnon et lui tapota la joue.) N’aie donc pas l’air si perplexe. Et n’essaie pas de tout comprendre trop vite. Laisse-toi imprégner. Balade-toi ; perds-toi pendant quelques jours. Et reviens quand tu veux.

Un peu plus tard, il partit se promener, sans but précis. Le gigantesque vaisseau était un océan enchanté où l’on ne pouvait jamais se noyer, et il s’y précipita afin d’essayer de comprendre sinon le vaisseau lui-même, du moins les gens qui l’avaient construit.

Il erra pendant des jours entiers, faisant halte dans des bars et des restaurants pour boire, manger ou se reposer. Ces endroits étaient pour la plupart automatisés : ce furent des plateaux flottants qui le servirent ; à deux ou trois reprises, néanmoins, il eut affaire à des employés humains, qui ressemblaient d’ailleurs moins à des serveurs qu’à des clients décidés à donner un coup de main temporaire.

— Bien sûr que non, que je ne suis pas obligé de faire ça, lui répondit un homme entre deux âges en essuyant soigneusement sa table avec un linge humide. (Il rangea le linge dans un petit étui et s’assit à la table de Zakalwe.) Mais regardez comme cette table est propre.

Zakalwe en convint.

— D’habitude, reprit l’homme, je travaille sur les religions extrahumaines – ne le prenez pas mal, surtout. L’« importance de la direction dans l’observance religieuse », voilà ma spécialité… Vous savez, comme quand on dit que les temples, les tombes ou les séances de prière doivent être orientés dans une certaine direction, ce genre de choses. Alors, je catalogue, j’évalue, je compare ; j’élabore des théories, je discute avec mes confrères d’ici et d’ailleurs. Mais… la tâche est illimitée ; on trouve toujours de nouveaux exemples, et même les anciens sont sans cesse réévalués, sans parler des nouveaux venus qui débarquent avec leurs idées neuves sur des questions qu’on croyait réglées… Mais… (Il frappa la table du plat de la main.) Quand on essuie une table, on essuie une table. On a l’impression d’avoir réalisé quelque chose. De s’être réalisé, soi.

— Mais en définitive, on n’a quand même rien fait d’autre qu’essuyer une table.

— On n’a donc rien accompli qui ait un sens réel à l’échelle cosmique des événements, c’est ça ? avança l’homme.

Zakalwe lui rendit son sourire.

— C’est ça, oui.

— Certes, mais pouvez-vous me dire ce qui a réellement un sens ? Mes autres travaux ? Ont-ils vraiment une quelconque importance ? Je pourrais tenter de composer de merveilleuses œuvres musicales, ou des épopées récréatives qu’il faudrait toute une journée pour narrer, mais en vue de quel résultat ? Pour donner du plaisir aux gens ? Le simple fait d’essuyer cette table me donne du plaisir à moi. Et les gens viennent s’asseoir à une table propre, ce qui leur donne à leur tour du plaisir. Et puis, de toute façon, poursuivit-il en riant, les gens meurent ; les étoiles meurent, les univers meurent. Que signifie le résultat, aussi remarquable qu’il soit, une fois que le temps lui-même est mort ? Naturellement, si je ne faisais rien d’autre qu’essuyer des tables, on pourrait considérer cette activité comme un gaspillage vil et méprisable de mon vaste potentiel intellectuel. Mais, étant donné que je l’ai choisie, cela me procure du plaisir. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, c’est un bon moyen de rencontrer du monde. Alors, d’où êtes-vous, au fait ?

Il parlait tout le temps aux gens ; surtout dans les bars et les cafés. Les zones d’habitation du VSG semblaient réparties entre différents types de configurations ; les vallées (ou, si on voulait, les ziggurats) étaient manifestement le type le plus répandu, encore qu’elles puissent se présenter sous diverses formes.

Il mangeait quand il avait faim et buvait quand il avait soif, en choisissant chaque fois un plat nouveau, une boisson inédite sur les cartes inconcevablement compliquées des restaurants, et quand il avait envie de dormir – le vaisseau tout entier connaissait périodiquement un crépuscule teinté de rouge tandis qu’au-dessus de leurs têtes les barres lumineuses faiblissaient – il se renseignait tout simplement auprès d’un drone, qui lui indiquait la chambre disponible la plus proche. Elles étaient toutes à peu près de la même taille, mais jamais tout à fait du même modèle ; certaines étaient toutes simples, d’autres pourvues d’un décor raffiné. Les éléments de base ne manquaient jamais : un lit (tantôt un vrai lit, un lit matériel, tantôt un de ces curieux lits-champs), un endroit pour se laver et faire ses besoins, des placards, des espaces réservés aux effets personnels, une fausse fenêtre, un écran holo d’une espèce ou d’une autre, et une liaison avec le reste du réseau de communications qui s’étendait aussi bien à bord qu’ailleurs. La première nuit, il l’avait passée connecté à un service de récréation sensorielle directe, couché sur le lit tandis qu’une sorte d’appareil fonctionnait sous l’oreiller.

Il n’avait pas fermé l’œil ; au lieu de cela, il était entré dans la peau d’un jeune prince pirate pétri d’audace qui avait renoncé à son rang pour prendre la tête d’un équipage courageux et lutter contre la flotte d’un terrible empire esclavagiste sévissant entre îles à épices et îles au trésor. Leurs petits vaisseaux rapides fonçaient entre les pesants galions en prenant leur gréement sous un feu nourri. Ils descendaient à terre par les nuits sans lune pour attaquer les grandes forteresses-prisons et libérer des captifs fous de joie ; il combattit en personne, à l’épée, le principal tortionnaire du méchant gouverneur, et l’homme finit par faire une chute du haut de la plus haute tour. Une alliance conclue avec une ravissante dame pirate donna naissance à des relations plus intimes et à une expédition téméraire vers le monastère de montagne lorsqu’elle fut faite prisonnière…

Il en sortit au bout de plusieurs semaines de temps comprimé. Il savait (quelque part au fond de lui), à mesure que l’aventure se déroulait, que rien de tout cela n’était réel, mais cet aspect-là semblait le moins important. Lorsqu’il refit surface – surpris de constater qu’il n’avait pas réellement éjaculé lors des épisodes érotiques les plus profondément convaincants –, il s’aperçut qu’en réalité une seule nuit avait passé, que c’était le matin et qu’il avait en quelque sorte partagé cet étrange récit avec d’autres ; apparemment, c’était une espèce de jeu. On lui avait laissé des messages lui demandant de prendre contact tant on avait aimé jouer en sa compagnie. Il se sentit bizarrement honteux et se garda bien de répondre.

Les chambres où il dormait comportaient immanquablement un endroit pour s’asseoir : extensions de champs, unités murales modulables, authentiques divans et – à l’occasion – chaises ordinaires. Chaque fois qu’il y trouvait une de ces dernières, il la transportait dehors, soit dans le couloir, soit sous la terrasse.

C’était tout ce qu’il pouvait faire pour tenir ses souvenirs à l’écart.

— Non, non, fit la femme qui se tenait auprès de lui sur le Grand Dock. Ce n’est pas comme ça que ça marche, en fait.

Ils étaient juchés sur un navire en construction, au niveau de ce qui serait plus tard la partie médiane de ses moteurs, et regardaient une énorme unité-champ aller et venir dans les airs ; l’engin partait de l’atelier situé tout au fond du dock proprement dit, puis s’élevait jusqu’au squelette de la future Unité Générale de Contact. De petits remorqueurs verticaux manœuvraient l’unité, qui descendait maintenant vers eux.

— Vous voulez dire que ça ne fait aucune différence ?

— Pratiquement aucune, répondit-elle. (Elle appuya sur le petit boîtier de commande qu’elle tenait à la main et tourna la tête pour parler, comme si elle s’adressait à son épaule.) Je m’en occupe.

L’unité-champ les plongea dans l’ombre en passant lentement au-dessus de leurs têtes. Pour autant qu’il puisse se prononcer, il ne s’agissait cette fois que d’une grosse plaque comme une autre. Elle était rouge, ce qui changeait des courbes noires du Bloc Moteur Principal Inférieur Tribord, lequel se trouvait sous leurs pieds. La jeune femme manipula son boîtier et guida la lente descente de l’énorme bloc rouge ; à vingt mètres de là, deux autres personnes surveillaient l’extrémité opposée de l’unité.

— Le problème, reprit-elle sans quitter des yeux l’impressionnante pièce écarlate de ce jeu de construction, c’est que, même quand les gens tombent malades et meurent à la fleur de l’âge, ils sont invariablement surpris quand survient leur problème de santé. À votre avis, combien de gens en pleine forme se disent : « Hé ! Je suis en bonne santé aujourd’hui ! » du moins s’ils ne relèvent pas d’une grave maladie ?

(Elle haussa les épaules et appuya de nouveau sur le boîtier ; l’unité-champ s’abaissa de deux ou trois centimètres, en évitant la surface du moteur.) Stop, prononça-t-elle à voix basse. Inertie moins cinq points. Vérification. (Un trait de lumière s’alluma brusquement sur le revêtement du bloc moteur. Elle y posa la main et exerça une poussée. L’ensemble bougea.) Descente vitesse minimum. (Une nouvelle impulsion et le bloc se mit en place.) C’est bon, Sorhz ? s’enquit-elle. (S’il y eut une réponse, la femme fut la seule à l’entendre.) OK. Mise en place effectuée ; terminé. (Elle suivit du regard les remorqueurs verticaux qui repartaient dans les airs en direction de l’atelier, puis le reporta sur son compagnon.) Ce qui s’est passé, c’est simplement que la réalité a fini par prendre de vitesse des comportements qui étaient de toute façon courants chez les gens. Donc, on n’éprouve aucun sentiment de libération extraordinaire à échapper aux maladies débilitantes. (Elle se gratta une oreille et reprit :) Sauf peut-être si on y réfléchit. (Elle sourit.) Je suppose que, quand on nous montre, à l’école, la façon dont les gens vivaient autrefois… et comment certains extrahumains continuent de vivre… on comprend cela tout au fond de soi ; et je me doute qu’on ne l’oublie jamais complètement. Seulement, on ne passe pas des heures à y penser.

Ils s’engagèrent sur l’étendue de matériau noir et parfaitement uniforme. (« Ah ! avait dit la femme quand il le lui avait fait remarquer, vous devriez l’observer au microscope ; il est d’une beauté ! Et puis, vous vous attendiez à quoi, au juste ? Des manivelles ? Des engrenages ? Des réservoirs pleins de produits chimiques ? »)

— Ça n’irait pas plus vite si les machines se chargeaient de la construction ? demanda-t-il à la femme.

— Bien sûr que si ! fit-elle en riant.

— Alors, pourquoi le faites-vous vous-même ?

— Parce que ça m’amuse. Quand vous voyez un de ces monstres franchir les portes pour la première fois, là-bas, direction l’espace avec trois cents personnes à bord, quand tout marche au poil et que le Mental est content, vous vous dites : j’ai contribué à fabriquer ça. Une machine aurait peut-être fait plus vite ; n’empêche que l’auteur, c’est vous.

Hmm, fit-il.

(Apprends le travail du bois et celui des métaux ; cela ne fera de toi ni un charpentier ni un forgeron, pas plus que la maîtrise du langage écrit ne fera de toi un employé aux écritures.)

— Ma foi, vous pouvez faire « Hmm » autant que vous voulez… reprit la femme en s’approchant d’un hologramme transparent représentant le vaisseau en cours de construction. (Debout devant lui, d’autres ouvriers du chantier pointaient le doigt çà et là à l’intérieur de la maquette en discutant entre eux.) Mais avez-vous déjà fait du deltaplane, ou de la plongée sous-marine ?

— Oui.

Elle haussa les épaules.

— Pourtant, les oiseaux volent mieux que nous, et les poissons nagent mieux. Est-ce qu’on renonce à voler ou nager pour autant ?

Il sourit.

— Non, je suppose que non.

— Supposition correcte. Et quelle en est la raison ? (Elle le regarda en souriant.) Eh bien, cela nous amuse, voilà tout. (Elle contempla une face de la maquette-holo du vaisseau. Un ouvrier lui montra quelque chose à l’intérieur. Elle se retourna vers lui et dit à Zakalwe :) Vous m’excusez ?

Il hocha la tête et fit un pas en arrière.

— Bonne chance.

— Merci. Nous n’en aurons pas besoin.

— Ah ! ajouta-t-il. Quel sera le nom de ce vaisseau ?

— Son Mental souhaite que ce soit Suave et plein de grâce, répondit-elle en riant.

Puis elle s’absorba dans la discussion avec les autres.

Il les regarda pratiquer leurs nombreux sports et en essaya quelques-uns. Dans la plupart des cas, il ne comprenait rien aux règles. Il faisait beaucoup de natation : il y avait partout des piscines et des complexes aquatiques. Les gens nageaient généralement nus, ce qu’il trouvait pour sa part quelque peu gênant. Il découvrit plus tard qu’il existait des secteurs entiers – villages ? quartiers ? districts ? Il ne savait pas très bien quel nom leur donner – où personne ne portait jamais de vêtements ; seulement des décorations corporelles. Il fut surpris de voir à quelle allure il s’habituait à ces comportements, mais ne les adopta jamais tout à fait.

Il lui fallut un moment pour comprendre que tous les drones qu’il croisait – leur conception variait encore plus que la physiologie des êtres humains – n’appartenaient pas tous au vaisseau. En fait, c’était même très rarement le cas ; chacune de ces machines avait son cerveau artificiel (qu’il avait toujours tendance à considérer comme un ordinateur) et semblait posséder également sa personnalité propre ; mais sur ce dernier point, il demeurait sceptique.

— Laissez-moi vous exposer cette expérience conceptuelle, lui dit un vieux drone avec qui il jouait à un jeu de cartes dont la machine lui avait garanti qu’il ne reposait pratiquement que sur le hasard.

Ils s’étaient assis (enfin, du moins en ce qui le concernait ; la machine, elle, se contentait de flotter dans les airs) sous une arche de pierre délicatement rosée au bord d’une petite piscine ; les cris des gens qui jouaient à un jeu de ballon fort compliqué, de l’autre côté de l’eau, leur parvenaient à travers le filtre d’un rideau de buissons et d’arbustes.

— Oubliez, commença-t-il, que les cerveaux des machines sont constitués d’éléments assemblés ultérieurement ; considérez les cerveaux artificiels (ou ordinateurs électroniques) comme conçus à l’image du cerveau humain. On part de quelques cellules, comme le fait l’embryon ; ces cellules se multiplient, établissent graduellement des connexions entre elles. On continue donc d’ajouter sans cesse de nouveaux éléments constitutifs, et d’instaurer des connexions adéquates, voire – si l’on voulait suivre rigoureusement le développement d’un être humain particulier dans ses étapes successives – identiques. On serait naturellement contraint de limiter la vitesse de transmission des messages dans ces connexions à une infime fraction de la vitesse normalement en vigueur à l’intérieur des composants électroniques, mais cela ne poserait guère de problèmes ; en outre, il faudrait faire en sorte que ces éléments analogues aux neurones se comportent de manière interne en imitant leurs équivalents biologiques, c’est-à-dire en expédiant les messages qui leur sont propres selon le type de signal reçu : là encore, ce serait relativement aisé. En procédant ainsi de manière progressive, on pourrait imiter fidèlement le développement du cerveau humain, mais aussi ses points de rencontre avec le monde extérieur ; comme l’embryon peut, de l’intérieur de la matrice, faire l’expérience du son, du contact physique et même de la lumière, on pourrait émettre des signaux équivalents à l’intention du cerveau électronique en formation. On pourrait simuler la naissance et employer la dose de stimulation sensorielle requise pour faire croire à cet être artificiel qu’il perçoit par les sens du toucher, du goût, de l’odorat, de l’ouïe et de la vue tout ce que perçoit de cette manière le véritable humain pris pour modèle (naturellement, on pourrait préférer ne pas l’abuser mais lui fournir un apport sensoriel aussi authentique et de même nature que celui reçu par la personnalité humaine dans telle ou telle circonstance). Et maintenant, voici ma question : Où est la différence ? Chacun des deux cerveaux fonctionne exactement de la même manière ; leurs réactions aux stimuli présenteront encore plus de ressemblance qu’on n’en constate chez les jumeaux homozygotes. Alors comment peut-on encore qualifier l’un d’entité consciente et l’autre de simple machine ? Votre cerveau est constitué de matière, monsieur Zakalwe ; de matière organisée en unités de manipulation, de traitement et de stockage de l’information par le biais de votre patrimoine génétique et de l’activité biochimique du corps de Votre mère, dans un premier temps, et du vôtre par la suite, sans compter l’expérience que vous n’avez cessé d’accumuler dès avant votre naissance. Le cerveau électronique est lui aussi constitué de matière, mais organisée différemment ; qu’y a-t-il de si magique dans le fonctionnement des très grosses cellules qui composent le cerveau animal, pour que ses détenteurs se proclament conscients tout en refusant d’appliquer la même définition aux dispositifs plus rapides, plus raffinés et de même capacité, voire à des machines bridées pour fonctionner au même degré de lenteur ? Alors ? insista la machine dont le champ-aura arborait une teinte rose qu’il avait appris à interpréter comme étant de l’amusement. À moins, naturellement, que vous ne souhaitiez en appeler à la superstition ? Avez-vous foi en des dieux ?

— Je n’ai jamais eu cette inclination-là, répondit l’homme en souriant.

— Eh bien alors ? reprit le drone. Qu’en pensez-vous ? La machine créée à l’image de l’homme est-elle consciente, intelligente et consciente de l’être, ou non ?

L’homme se concentra sur ses cartes à jouer.

— Je réfléchis, répondit-il. Puis il éclata de rire.

Il lui arrivait parfois de croiser d’autres êtres venus comme lui d’un autre monde (du moins, lorsque cela se voyait ; il y avait, parmi les humains qu’il côtoyait quotidiennement, des individus qui n’étaient certainement pas originaires de la Culture – même si ce n’était pas évident tant qu’on ne s’était pas arrêté pour leur poser la question. Un individu habillé en sauvage ou affublé d’une tenue manifestement extraculturelle avait tout bonnement pu se déguiser pour rire, quand il ne se rendait pas à un bal costumé… Mais on rencontrait aussi des représentants d’espèces tout à fait différentes).

— Oui, jeune homme ? s’enquit l’étranger.

La créature possédait huit membres, une tête relativement identifiable pourvue de deux petits yeux et d’un organe-bouche présentant une curieuse ressemblance avec une fleur, et un corps volumineux, pratiquement sphérique, de couleur rouge et violet, et recouvert d’un léger duvet. Sa voix se composait de cliquettements émis par la bouche et de vibrations quasi subsoniques émanant du reste de son corps ; une petite amulette se chargeait de traduire.

Zakalwe demanda la permission de s’asseoir à côté de la créature, qui lui indiqua le siège opposé, de l’autre côté de la table de bar où il l’avait entendue mentionner brièvement Circonstances Spéciales à un humain de passage.

— … C’est un ensemble de couches superposées, fit la créature en réponse à sa question. Il y a le minuscule noyau central de Circonstances Spéciales, puis la coque de Contact, et enfin une vaste écosphère chaotique composée de tout le reste. C’est un peu comme… vous êtes originaire d’une planète ?

Zakalwe fit signe que oui. La créature consulta son amulette afin d’obtenir la traduction du geste (ce n’était pas le même qu’au sein de la Culture) et poursuivit :

— Eh bien, CS est tout à fait comparable à une planète, excepté que le noyau en est vraiment très petit ; très, très petit. Et l’écosphère est plus disparate, moins distinctive que l’enveloppe atmosphérique des globes. Il serait plus juste de comparer le tout à une géante gazeuse. Mais en fin de compte, jamais vous ne les connaîtrez, ces couches, car vous ferez comme moi partie de Circonstances Spéciales, et ne verrez en elles que la force formidable, irrésistible, qui agit derrière vous ; vous et moi, nous sommes la marge. Avec le temps, vous en viendrez à vous considérer comme une dent sur la plus grande scie de la galaxie, monsieur.

Les yeux de la créature se fermèrent ; elle se mit à agiter énergiquement tous ses membres, et ses bouches partielles crépitèrent.

— Ha, ha, ha ! traduisit l’amulette d’un ton un peu contraint.

— Comment avez-vous deviné que j’avais affaire à Circonstances Spéciales ? s’enquit-il en s’appuyant contre son dossier.

— Ah, vain que je suis ! Comme j’aimerais vous faire croire que je l’ai deviné, tout simplement, tant est grande mon intelligence ! Mais en fait, j’ai entendu dire qu’une nouvelle recrue venait d’arriver à bord. Et qu’il s’agissait d’un mâle appartenant à l’espèce humaine de base. Je l’ai… senti sur vous, si je puis me permettre cette expression. Et puis, vous… vous avez posé toutes les questions auxquelles je m’attendais.

— Vous faites donc également partie de CS ?

— Depuis maintenant dix années standards, oui.

— Alors vous croyez que je dois y aller ? Travailler pour eux ?

— Mais certainement. Ce sera toujours mieux que ce que vous avez laissé derrière vous, j’imagine. Non ?

Zakalwe se remémora le blizzard et la glace et haussa les épaules.

— Sans doute.

— Vous… vous aimez vous battre, n’est-ce pas ?

— Eh bien… parfois, oui, reconnut-il. On dit que je sais m’y prendre. Mais je n’en suis pas si sûr moi-même.

— Nul ne saurait gagner à tous les coups, monsieur, commenta la créature. En tout cas, pas en faisant appel au seul talent, et la Culture ne croit guère à la chance ; du moins, elle ne la croit pas transférable. Ils doivent apprécier votre attitude, voilà tout. Hi hi ! (La créature rit tout doucement.) Je me dis parfois qu’exceller dans le métier des armes est une véritable malédiction. En travaillant pour le compte de ces gens on se déleste, au moins en partie, de sa responsabilité. Je n’ai jamais eu matière à me plaindre. (La créature se gratta, baissa les yeux, tira quelque chose de la toison couvrant une région que Zakalwe estima être son ventre et l’avala.) Naturellement, il ne faut pas vous attendre à ce qu’on vous dise toujours la vérité. Vous pouvez l’exiger, et ils se plieront à cette exigence ; mais alors, ils ne pourront pas vous mettre à l’œuvre aussi souvent qu’ils le voudraient. Parfois, pour servir leurs buts vous ne devez pas savoir que vous combattez du mauvais côté ; personnellement, je vous conseille de faire ce qu’ils vous demanderont de faire. C’est beaucoup plus excitant comme cela.

— Vous faites ça parce que c’est excitant ?

— En partie, oui. Mais aussi à cause de l’honneur de ma famille. CS a rendu service aux miens, jadis, et nous ne pouvions pas les laisser nous dérober notre honneur en n’acceptant rien en échange. Je travaillerai jusqu’à ce que cette dette soit acquittée.

— C’est-à-dire ?

— Oh, jusqu’à la fin de mes jours, répondit la créature en reculant sur son siège, attitude qu’il crut pouvoir sans risque interpréter comme un mouvement de surprise. Jusqu’à la mort, bien sûr. Mais quelle importance ? Comme je vous l’ai dit, on s’amuse. Écoutez. (La créature cogna son bol-à-boire contre la table pour attirer l’attention d’un plateau qui passait à proximité.) Si on reprenait quelque chose ? Voyons lequel de nous deux sera ivre en premier.

— Vous avez plus de jambes que moi, sourit Zakalwe. Je tomberai donc plus facilement.

— Oui, mais plus on a de jambes, plus on a de chances de se les emmêler.

— C’est juste.

Il attendit l’arrivée de son verre.

Ils avaient d’un côté une petite terrasse ainsi que le bar, et de l’autre un vaste espace dégagé. Le vaisseau, un VSG, s’étendait au-delà de ses limites apparentes. Sa coque était criblée d’une multitude de terrasses, balcons, passerelles, fenêtres et portes-fenêtres ouvertes. Autour du vaisseau proprement dit se trouvait une immense bulle d’air ellipsoïdale maintenue par des dizaines de champs différents et qui, malgré son immatérialité, en formait la véritable coque.

Il s’empara du verre qu’on venait de lui servir et vit passer à toute allure devant la terrasse un ULM crachotant pourvu d’un moteur à pistons et d’ailes en papier ; il agita la main à l’adresse du pilote, puis secoua la tête.

— À la Culture, dit-il à la créature en levant son verre. (L’autre l’imita.) À son total manque de respect pour tout ce qui a un tant soit peu de majesté.

— Je suis de votre avis, déclara la créature.

Tous deux se mirent à boire.

Il apprit plus tard que la créature répondait au nom de Chori, et ce fut par le plus grand des hasards qu’il s’aperçut qu’elle était de sexe féminin ; sur le moment, cela lui parut immensément comique.

Le lendemain matin, il se réveilla « imbibé » dans les deux sens du terme, à demi couché sous une petite cascade, dans une des vallées d’habitation ; suspendue par ses huit crocs-de-pattes à une balustrade voisine, Chori émettait une vibration sporadique qu’il assimila à un ronflement.

La première fois qu’il passa la nuit avec une femme, il la crut à l’agonie ; il craignit de l’avoir tuée. Elle lui parut atteindre l’orgasme en même temps que lui avant de succomber à une espèce d’attaque ; elle cria, s’accrocha à lui… Horrifié, il se dit alors qu’en dépit de leur apparente similarité morphologique sa propre espèce et cette race bâtarde qu’était la Culture devaient comporter une quelconque différence et, l’espace de quelques instants atroces, l’idée lui vint que sa semence agissait en elle comme un acide. Il eut l’impression que, de ses quatre membres, elle essayait de lui briser le dos. Il voulut se dégager et, criant son nom, savoir ce qui n’allait pas, ce qu’il avait pu faire, ce qu’il pouvait faire.

— Qu’est-ce que tu as ? haleta-t-elle.

— Quoi ? Mais, je n’ai rien, moi. C’est toi !

Elle eut une espèce de haussement d’épaules et prit l’air interloqué.

— J’ai joui, c’est tout. Je ne vois pas où est le… Oh ! (Elle porta une main à sa bouche en écarquillant les yeux.) J’avais oublié. Je te demande pardon. C’est vrai que tu n’es pas… (Un gloussement.) Comme c’est gênant !

— Mais quoi ?

Eh bien, chez nous, vois-tu… cela prend… cela dure… plus longtemps, tu comprends ?

Jusque-là, il n’avait pas cru sincèrement ce qu’on lui avait dit sur la physiologie modifiée des citoyens de la Culture. Il ne pouvait accepter qu’ils se soient ainsi délibérément altérés eux-mêmes. Il ne pouvait croire qu’ils aient réellement choisi de faire durer ces moments de plaisir, et encore moins qu’ils aient incorporé une infinité de toxiglandes susceptibles d’augmenter l’intensité de toutes leurs expériences, ou presque (et le sexe n’en était pas la moindre).

Pourtant, se dit-il, en un sens il y a une certaine logique là-dedans. Leurs machines sauraient tout faire bien mieux qu’eux ; à quoi bon fabriquer des surhumains, au physique comme au mental, quand on a des drones et des Mentaux beaucoup plus rentables, tant en termes de matière que sur le plan énergétique. Seulement, le plaisir… c’était une autre histoire.

Car à quoi d’autre servait la forme humaine ?

Il y avait peut-être quelque chose d’admirable dans cette obstination, finalement.

Il reprit la jeune femme dans ses bras.

— Ça n’a pas d’importance, lui dit-il. C’est la qualité qui compte, pas la quantité. Si on essayait encore ?

Elle rit et lui prit le visage dans ses mains.

— Le dévouement, voilà une qualité que j’apprécie chez un homme !

(Le cri qui avait retenti dans le pavillon d’été, et qui l’avait attiré. « Salut, mon vieux. » Et ces mains bronzées sur ces hanches claires…)

Il passa cinq nuits dehors, sans rien faire d’autre que se promener. Pour autant qu’il le sache, il ne repassa jamais deux fois au même endroit, ne traversa jamais deux fois la même section. Il passa trois de ces nuits avec trois femmes différentes, et déclina poliment les propositions d’un jeune homme.

— Alors, es-tu plus à l’aise maintenant, Chéradénine ? l’interrogea Sma en brassant l’eau de la piscine devant lui.

Elle se retourna sur le dos afin de le regarder. Il venait derrière elle à la nage.

— Oui, je n’essaie plus de payer dans les bars.

— C’est un début.

— Et une habitude que je n’ai eu aucun mal à perdre.

— Il fallait s’y attendre. Quoi d’autre ?

— Euh… Vos femmes sont très chaleureuses.

— Nos hommes aussi, répliqua Sma en arquant un sourcil.

— La vie ici paraît… idyllique.

— Si l’on aime la foule, peut-être, oui.

Il inspecta du regard le complexe nautique quasi désert.

— Cette notion est toute relative, je vois.

(Et en son for intérieur : le jardin, le jardin ! Ils ont créé leur vie à l’image du jardin !)

— Tiens, tiens…, sourit Sma. Serais-tu tenté de rester ?

— Pas le moins du monde. (Il éclata de rire.) Je deviendrais fou, ici ; ou alors, je m’installerais définitivement dans un de ces jeux-de-rêve à plusieurs participants. Non, moi j’ai besoin de… d’autre chose.

— Et si nous te l’offrions, cette autre chose ? lança Sma, qui s’arrêta de nager et se mit à faire du surplace. Veux-tu travailler avec nous ?

— Tout le monde a l’air de croire que je devrais accepter ; de l’avis général, vous combattez du bon côté. Seulement… Il se trouve que, quand tout le monde est du même avis, ça me met la puce à l’oreille.

Sma se mit à rire.

— Et si nous ne combattions pas du bon côté, Chéradénine, cela aurait-il vraiment beaucoup d’importance ? Si nous n’avions rien d’autre à t’offrir qu’un salaire confortable et une vie aventureuse ?

— Je ne sais pas, reconnut-il. Ça n’en serait que plus difficile. Mais j’aimerais simplement… J’aimerais croire… avoir enfin la conviction, être enfin en mesure de prouver que… (Il haussa les épaules et sourit.) Que j’ai fait le bien.

Sma soupira. Étant donné qu’elle se trouvait dans l’eau, cela se traduisit par un léger déplacement vertical.

— Qui sait, Zakalwe ? Nous, nous ne le savons pas. Nous pensons être dans le vrai ; nous pensons même pouvoir le prouver, mais on ne peut jamais être sûr. On peut toujours nous opposer des arguments. La certitude n’existe pas. Surtout chez Circonstances Spéciales, où les règles ne sont pas les mêmes.

— Je croyais que les règles étaient valables pour tout le monde.

— En effet. Mais chez Circonstances Spéciales nous prenons en considération l’équivalent moral des trous noirs, des régions où les lois normales – ces règles éthiques dont les gens s’imaginent qu’elles s’appliquent partout dans l’univers – n’existent plus ; au-delà de ces horizons événementiels métaphysiques se trouvent… des circonstances spéciales. (Elle sourit.) Et c’est là que nous intervenons ; c’est notre territoire, notre domaine.

— On peut tout simplement voir dans ce genre de discours une bonne excuse pour mal agir.

Elle haussa les épaules.

— Et on n’aurait peut-être pas tort. Peut-être n’est-ce rien de plus que cela, en effet. (Elle secoua la tête et passa la main dans sa longue chevelure.) Mais nous au moins, il nous faut une excuse ; pense à tous les gens qui ne s’en embarrassent même pas.

Sur ces mots, elle s’éloigna à la nage.

Il la regarda quelques instants brasser puissamment l’eau et sa main se porta, sans qu’il en ait réellement conscience, à la petite cicatrice plissée sur sa poitrine, à l’emplacement exact de son cœur ; il se mit à la frotter doucement en fronçant les sourcils, les yeux rivés à la surface miroitante et changeante de l’eau.

Puis il partit à la nage derrière la jeune femme.

Il resta deux ans à bord du La taille n’est pas tout, ainsi que sur quelques-unes des planètes, astéroïdes, habitats et Orbitales où celui-ci fit escale. Il suivait un entraînement et apprenait à utiliser les facultés nouvelles dont il s’était laissé doter. Quand il partit s’acquitter de sa première période de service pour le compte de la Culture – une série de missions à l’issue desquelles il dut escorter l’Élu jusqu’au Palais Parfumé juché sur la falaise –, ce fut à bord d’un navire qui n’avait lui-même qu’une seule de ces périodes à son actif, l’Unité de Contact Générale Suave et pleine de grâce.

Il ne revit jamais Chori, et apprit une quinzaine d’années plus tard qu’elle avait été tuée en service commandé. La nouvelle lui parvint alors qu’on lui faisait repousser un corps à bord du VSG Optimiste-né après qu’il eut été décapité, puis récupéré de justesse sur une planète appelée Fohls.

Onze

Il s’accroupit derrière le parapet, de l’autre côté de l’observatoire par rapport à l’avion qui approchait seul. Derrière lui, au bas d’une pente raide, se trouvaient des buissons, des arbres et une série de constructions sans toit envahies par la végétation. Il regarda l’avion arriver et chercha du regard d’éventuels appareils venant dans d’autres directions, mais en vain. Sur l’écran interne de sa combinaison, il observa en fronçant les sourcils l’avion qui descendait sans cesser de ralentir et dont la silhouette en forme de tête de flèche obèse se profilait de plus en plus nettement sur le couchant.

Il vit l’appareil descendre lentement vers la plateforme de l’observatoire ; une passerelle d’accès sortit en se dépliant du ventre de l’aéronef, et trois pieds se détendirent. Zakalwe releva quelques indications-effecteur émises par la machine, puis secoua la tête, rentra la tête dans les épaules et dévala la pente à toutes jambes.

Tsoldrin était assis dans l’une des constructions en ruine. Il prit l’air surpris en voyant son compagnon, en combinaison, franchir la porte à demi obstruée par le lierre.

— Alors, Chéradénine ?

— C’est un appareil civil, répondit ce dernier. (Il releva sa visière, découvrant un visage souriant.) En fin de compte, je ne crois pas qu’il en ait après nous. En revanche, il peut nous fournir une porte de sortie. (Il haussa les épaules.) Ça vaut toujours la peine d’essayer. (Il indiqua le haut de la pente.) Tu viens ?

Dans la lueur du crépuscule, Tsoldrin Beychaé contempla la silhouette noir mat qui se découpait sur le seuil. Il s’était demandé un moment ce qu’il devait faire, mais n’avait pas encore trouvé la réponse. D’un côté il regrettait le calme, la tranquillité et les certitudes de la bibliothèque universitaire, où l’on pouvait vivre heureux et sans souci à l’écart du monde, se plonger dans les livres anciens pour essayer de comprendre les concepts et les récits d’antan en espérant en dégager un jour le sens, voire développer ses propres idées, s’efforcer de mettre en lumière les enseignements de ces histoires anciennes, et peut-être amener les gens à réfléchir encore sur leur propre époque, leurs propres idéologies. Pendant un temps – qui lui avait paru bien long, là-bas – il avait cru sans l’ombre d’un doute que c’était là l’activité la plus utile, la plus productive à laquelle il puisse se livrer… mais à présent, il n’en était plus aussi sûr.

Peut-être, songeait-il maintenant, y a-t-il des choses plus importantes auxquelles je puisse apporter mon concours. Peut-être devrais-je partir avec Zakalwe, ainsi qu’il me le demande, ainsi que me le demande la Culture.

Et puis, comment se contenter simplement de retourner à ses études après ce qui venait d’arriver ?

Zakalwe qui surgissait tout à coup du passé, plus impétueux, plus fougueux que jamais ; Ubrel qui ne faisait en fin de compte que lui jouer la comédie – mais comment y croire ? – et à cause de qui il se sentait à présent très vieux et très bête, mais aussi fou de rage ; et l’Amas tout entier qui s’en allait encore une fois à la dérive, tout droit vers les écueils…

Avait-il le droit de ne rien tenter, même si la Culture se trompait sur le prestige dont il était revêtu au sein de cette société ? Il l’ignorait. Il voyait bien que Zakalwe avait voulu l’atteindre dans son orgueil, mais… s’il y avait tout de même eu du vrai dans son discours ? Était-il juste de se croiser les bras et d’attendre que les choses arrivent, même si c’était là la voie la plus facile, la moins éprouvante ? Si la guerre éclatait et qu’il prît conscience de n’avoir rien fait pour l’en empêcher, quels seraient alors ses sentiments à l’égard de lui-même ?

Maudit sois-tu, Zakalwe, songea-t-il. Puis il se leva et déclara :

— Je n’ai pas encore décidé. Mais voyons jusqu’où tu réussiras à nous emmener.

— C’est bien.

La voix de la silhouette en combinaison ne trahissait pas la moindre émotion.

… Sincèrement désolé pour ce retard, gentigens ; il était tout à fait indépendant de notre volonté. Une espèce de panique à la direction du trafic aérien, mais permettez-moi de vous présenter à nouveau les excuses d’Héritage Tours. Enfin, nous y voilà ; un peu plus tard que prévu, mais le coucher de soleil n’est-il pas ravissant ? Le très célèbre Observatoire de Srometren. Gentigens, quatre mille cinq cents ans d’histoire au moins se sont joués ici même, à vos pieds. Il va falloir que je débite mon speech à toute allure pour rattraper notre retard, alors écoutez bien…

Dans un bourdonnement de champ anti-g, l’aéronef planait juste au-dessus du sol, du côté ouest de la plate-forme observatoire. Ses trois pieds pendaient dans le vide ; manifestement, ils n’étaient là qu’à titre de précaution. Une quarantaine de personnes avaient débarqué par la passerelle sous-ventrale et formaient à présent cercle autour d’un des instruments de mesure en forme de socle de pierre tandis qu’un jeune guide touristique impatient s’adressait à eux.

Zakalwe les observait entre deux piliers de la balustrade en pierre ; il les balayait l’un après l’autre au moyen de l’effecteur intégré à sa combinaison et lisait le résultat sur l’affichage facial de sa visière. Plus de trente portaient sur eux un véritable terminal, c’est-à-dire un accès au réseau de communications de la planète. L’ordinateur de la combinaison les interrogea secrètement par l’intermédiaire de l’effecteur. Deux des terminaux étaient allumés ; l’un transmettait un bulletin d’informations sportives, l’autre un programme musical. Tous les autres étaient en position de veille.

— Combinaison, chuchota-t-il. (Pourtant, personne n’aurait pu l’entendre, même pas Tsoldrin – qui se tenait à ses côtés – et encore moins le groupe de touristes.) Je veux neutraliser ces terminaux, discrètement ; les empêcher de transmettre.

— Deux terminaux en réception émettent actuellement un code de localisation, répondit la combinaison.

— Puis-je neutraliser leur fonction de transmission sans interférer avec leur fonction code de localisation ni intervenir dans l’état de réception dans lequel ils se trouvent ?

— Oui.

— Parfait ; alors, neutralisation de tous les terminaux, la priorité étant d’empêcher toute émission de nouveaux signaux.

— Neutralisation de trente-quatre terminaux personnels réseau-comm extra-Culturels, veuillez confirmer.

— Confirmé, nom de nom ! Exécution !

— Instructions exécutées.

Il vit son affichage facial se modifier au moment où les sources d’alimentation internes des terminaux tombaient presque à zéro. Le guide menait son groupe à travers la plate-forme de pierre qui constituait l’ancien observatoire, en direction de l’endroit où il se tapissait avec Beychaé et en tournant le dos à l’aéronef suspendu dans les airs.

Zakalwe releva d’un geste sa visière et tourna la tête vers son compagnon.

— Allez, on y va. Pas de bruit.

Il passa le premier et traversa les broussailles en se faufilant entre les arbres serrés ; il faisait plutôt sombre sous leur feuillage éployé, et Beychaé trébucha à une ou deux reprises. Mais ils ne firent que peu de bruit en foulant aux pieds le tapis de feuilles mortes qui bordait sur deux côtés la plate-forme d’observation.

Parvenu sous l’appareil, Zakalwe le sonda au moyen de son effecteur.

— Tu es un joli petit engin, souffla-t-il en attendant l’affichage des résultats. (L’aéronef était automatique, et parfaitement stupide. Même pas une cervelle d’oiseau.) Combinaison ! Interfaçage avec l’appareil et prise de contrôle des commandes sans que personne s’en aperçoive.

— Prise de contrôle-juridiction incognito d’un appareil isolé à ma portée ; veuillez confirmer.

— Confirmé. Et cesse de toujours me demander de tout confirmer.

— Prise de contrôle-juridiction effectuée. Non-respect du protocole de confirmation des instructions : veuillez confirmer.

— Bonté divine ! Confirmé !

— Non-respect du protocole, confirmé.

Il envisagea un instant de s’élever directement dans les airs en tenant Beychaé contre lui, et de pénétrer ainsi dans l’appareil, mais on ne pouvait être sûr que le champ anti-g de ce dernier masquerait le signal émis par sa combinaison. Il jeta un bref coup d’œil à la pente raide puis se tourna vers Beychaé et lui murmura :

— Donne-moi la main ; on remonte.

Le vieil homme s’exécuta. Ils se mirent à gravir la pente ; ils progressaient régulièrement, la combinaison leur assurant des prises solides dans le sol meuble. Ils s’arrêtèrent devant la balustrade. L’aéronef emplissait tout le ciel nocturne au-dessus de leurs têtes et, en haut de la passerelle, l’entrée sous-ventrale déversait une lumière jaune qui éclairait faiblement les plus proches instruments de mesure taillés dans la pierre.

Il jeta un regard au groupe de touristes pendant que Beychaé reprenait son souffle. Ils se trouvaient de l’autre côté de l’observatoire ; le guide braquait une torche sur un bas-relief ancien. Zakalwe se releva.

— Allons-y, lança-t-il à Beychaé, qui se redressa à son tour.

Ils enjambèrent la balustrade, gagnèrent la passerelle et entrèrent dans l’aéronef. Beychaé ouvrait la marche ; Zakalwe gardait un œil sur son affichage rétroviseur, mais n’aurait su dire si un des touristes s’était aperçu de leur manœuvre.

— Combinaison ! Relevez la passerelle, ordonna-t-il tandis qu’ils débouchaient dans le vaste espace qui formait l’intérieur du vaisseau.

Il était luxueux dans le genre surchargé ; les parois en étaient tendues de tentures et le sol tapissé d’une épaisse moquette. Des canapés et de lourds fauteuils étaient posés çà et là dans la pièce, dont une extrémité comportait un autobar et l’autre un immense écran qui affichait pour l’instant les dernières lueurs du crépuscule.

La passerelle émit un tintement suivi d’un crissement en rentrant dans le ventre de l’appareil.

— Combinaison : rétractation des pieds, fit-il en rabattant sa visière vers l’arrière.

Heureusement, la combinaison fut assez futée pour comprendre de quels pieds il s’agissait. Zakalwe venait de se rendre compte qu’on pouvait très bien atteindre les pieds de l’appareil en sautant depuis la balustrade.

— Combinaison ! Réglage d’altitude : dix mètres vers le haut.

Le léger bourdonnement qui les entourait de toutes parts se modifia, puis revint à son niveau de départ. Zakalwe regarda Beychaé ôter sa lourde veste, puis inspecta l’intérieur de l’appareil ; l’effecteur affirmait qu’il n’y avait personne d’autre à bord, mais il préférait s’en assurer lui-même.

— Voyons… quelle était la prochaine étape de cet engin ? fit-il tandis que Beychaé prenait place sur un long sofa en soupirant et s’étirant de tous ses membres. Combinaison ! Prochaine destination de l’appareil ?

— Terminal Spatial de Gipline, lui répondit une voix nette et précise.

— Ça me semble parfait. Tu nous y emmènes, combinaison, et tu fais en sorte que notre vol paraisse tout ce qu’il y a de plus normal et légitime.

— Exécution en cours, répondit la combinaison. Atterrissage dans quarante minutes.

Le bruit de fond émis par l’appareil se modifia à nouveau et monta dans les aigus ; le plancher fut légèrement ébranlé. Tout au bout de la vaste cabine, l’écran montra leur propre véhicule en train de survoler des collines boisées tout en prenant de l’altitude.

Zakalwe fit un tour de l’appareil qui lui confirma l’absence de tout autre passager, puis revint s’asseoir à côté de Beychaé, auquel il trouva l’air très fatigué. La journée avait dû être bien longue, pour lui.

— Comment te sens-tu ?

— Je ne suis pas mécontent d’être assis, crois-moi, répondit Beychaé en repoussant ses bottes.

— Je vais t’apporter quelque chose à boire, Tsoldrin, reprit-il en enlevant son casque et en se dirigeant vers le bar. (Brusquement, une idée lui vint.) Combinaison ! Tu disposes d’un des numéros d’accès direct à Solotol ?

— Oui.

— Établis la connexion via l’aéronef. (Il se pencha pour examiner l’autobar.) Et ça, comment ça marche ?

— L’autobar est activé par la voix, et…

— Zakalwe ! (La voix de Sma couvrit brusquement celle de la combinaison et le fit sursauter. Il se redressa.) Mais où est-ce que… (Une pause, puis :) Ah ! Je vois que tu t’es trouvé un aéronef.

— En effet. (Il jeta un regard à Beychaé, qui l’observait.) Nous nous dirigeons vers le spatioport de Gipline. Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? On peut savoir où est le module ? Tu sais, Sma, tu m’as fait de la peine : tu ne m’as ni appelé, ni écrit, ni envoyé de fleurs…

— Beychaé va bien ? coupa Sma d’un ton pressant.

— Tsoldrin est en pleine forme, répondit-il en souriant à son compagnon. Combinaison ! Débrouille-toi pour que cet autobar nous confectionne deux boissons rafraîchissantes, mais néanmoins remontantes.

— S’il va bien, alors c’est parfait. (La jeune femme soupira et l’autobar émit une série de déclics suivis de gargouillements.) Et si nous n’avons pas pris contact avec toi, reprit-elle, c’est parce que cela les aurait menés jusqu’à vous ; l’accès confidentiel a été coupé par l’explosion de la capsule. Zakalwe, ce que tu as fait est ridicule ; si tu avais vu ce chaos une fois que la capsule a anéanti le camion, au Marché aux Fleurs, et que tu as descendu leur unité de combat ! Tu as eu de la chance de pouvoir t’enfuir aussi loin. Au fait, où est la capsule à l’heure qu’il est ?

— Restée à l’Observatoire de Srometren, répondit-il en regardant s’ouvrir un compartiment de l’auto-bar. (Il s’empara du plateau supportant leurs deux boissons et retourna s’asseoir en compagnie de Beychaé.) Sma, dis bonjour à Tsoldrin Beychaé, lança-t-il en tendant son verre à l’intéressé.

— Monsieur Beychaé ? fit la voix de Sma depuis l’intérieur de la combinaison.

— Allô ?

— Je suis contente de vous entendre. J’espère que M. Zakalwe vous traite avec tous les égards ? Vous vous sentez bien ?

— Fatigué, mais en bonne santé.

— M. Zakalwe aura sans doute eu le temps de vous informer de la gravité de la situation politique au sein de l’Amas.

— En effet. Je suis… j’envisage sérieusement d’agir comme vous le suggérez et, pour le moment, je ne ressens aucunement le besoin de revenir à Solotol.

— Je vois, fit Sma. Je vous en suis reconnaissante. Je suis certaine que M. Zakalwe fera tout ce qui est en son pouvoir pour garantir votre sécurité pendant que vous réfléchirez, n’est-ce pas, Chéradénine ?

— Mais naturellement, Diziet. Et maintenant, où est le module ?

— Là où il a toujours été : blotti sous les nuages de Soreraurth. Grâce à tes escapades à la surface, qui sont passées aussi inaperçues que l’explosion d’une nova, ils sont en état d’alerte maximum ; on ne peut pas bouger le petit doigt sans se faire immédiatement repérer, et si on nous voit nous mêler de cette affaire, nous pouvons être directement responsables du déclenchement des hostilités. Redis-moi avec précision où se trouve la capsule ; on va être obligés de faire un repérage passif depuis le microsatellite et de la faire exploser de là-haut pour ne rien laisser traîner derrière nous. Merde, tu as flanqué une de ces pagailles, Zakalwe !

— Navré. (Il but une gorgée.) La capsule se trouve sous un grand arbre à feuilles caduques de couleur jaune, entre quatre-vingts et… cent trente mètres au nord-est de l’observatoire. Ah ! Et le fusil à plasma est à environ… vingt à quarante mètres plein ouest.

— Tu ne l’as plus ? interrogea Sma d’un ton incrédule.

— Je l’ai jeté dans un accès de dépit, avoua-t-il en bâillant. Il s’est fait effectoriser.

— Je t’avais bien dit que sa place était dans un musée, intervint une autre voix.

— La ferme, Skaffen-Amtiskaw, fit-il. Alors, Sma, quelle est la suite des événements ?

— Le Terminal Spatial de Gipline, je suppose, répliqua la jeune femme. Je vais voir si on peut vous réserver une place sur un vol interplanétaire ; direction Impren ou ses environs. Au pire, vous avez devant vous la perspective d’un voyage civil de plusieurs semaines au bas mot ; avec un peu de chance, ils lèveront l’alerte et on pourra vous envoyer discrètement le module. Mais, dans un cas comme dans l’autre, il se peut que la guerre se soit un tant soit peu rapprochée à cause de ce qui s’est passé à Solotol aujourd’hui. Réfléchis-y, Zakalwe.

Sur quoi le canal se tut.

— Elle n’a pas l’air très contente de toi, Chéradénine, remarqua Beychaé.

Il haussa les épaules.

— Ce n’est pas nouveau, répondit-il en soupirant.

— Je suis sincèrement désolé, gentigens ; ceci ne s’était encore jamais produit. Jamais. Je suis véritablement navré… Je n’arrive pas à comprendre… je, euh… Je vais essayer de… (Le jeune homme pressa quelques boutons sur son terminal.) Allô ? Allô ? ALLÔ ? (Il le secoua, le frappa.) Ceci est tout simplement… tout simplement… Ça n’est encore jamais arrivé ; je vous assure que…

Il releva des yeux implorants sur le groupe de touristes qui s’étaient rassemblés autour de leur unique source lumineuse. La plupart le regardaient fixement ; quelques-uns essayaient de faire fonctionner leur terminal, sans plus de succès que lui, tandis que deux ou trois autres fixaient le couchant comme si l’ultime rougeoiement teintant le ciel allait leur rendre l’appareil qui avait soudainement décidé de s’en aller de son propre chef.

— Allô ? Allô ? Il y a quelqu’un ? Répondez, s’il vous plaît. (Le jeune homme avait l’air au bord des larmes. Dans le ciel, la dernière lueur du couchant s’éteignit ; un rayon de lune vint alors éclairer de rares écharpes nuageuses. La lumière de la torche vacilla.) Je vous en prie, répondez ! N’importe quoi, mais répondez ! Oh, je vous en prie !

Skaffen-Amtiskaw revint en ligne quelques minutes plus tard pour annoncer qu’ils disposaient chacun d’une cabine à bord d’un clipper appelé Osom Emananish qui se dirigeait vers le système de Breskial, à trois années-lumière seulement d’Impren ; on espérait néanmoins que le module les rejoindrait avant cela. Ce serait d’ailleurs préférable, étant donné que les autres allaient sans nul doute retrouver leur trace.

— Monsieur Beychaé ferait peut-être mieux de modifier son apparence, suggéra le drone de sa voix onctueuse.

Zakalwe leva les yeux et contempla les tentures murales.

— On pourrait peut-être se tailler des vêtements là-dedans, proposa-t-il d’un ton peu convaincu.

— La soute à bagages renferme certainement un plus grand choix de tenues, ronronna la voix du drone, lequel lui indiqua ensuite comment ouvrir la trappe qui y menait.

Zakalwe refit surface muni de deux valises qu’il s’empressa de forcer.

— Des habits ! s’exclama-t-il.

Il sortit quelques vêtements qui lui parurent suffisamment unisexes.

— Il faudra également renoncer à votre combinaison et à votre armement, reprit le drone.

Quoi !

Vous ne pourrez jamais embarquer à bord d’un vaisseau avec tout ce matériel, Zakalwe, même en bénéficiant de notre aide. Vous devez emballer le tout (par exemple dans une de ces valises) et le laisser au spatioport ; nous essaierons d’aller le récupérer quand les choses se seront un peu calmées.

— Mais enfin… !

Ce fut Beychaé lui-même qui proposa de se raser le crâne lorsqu’ils abordèrent la question du déguisement. Voilà le dernier service que la combinaison de combat (et ses merveilleux raffinements) fut donc amenée à remplir : elle leur fournit un rasoir. Sur quoi Zakalwe l’enleva ; les deux hommes enfilèrent ensuite leurs nouveaux vêtements, dont les couleurs étaient plutôt criardes mais les formes heureusement assez amples pour eux.

L’appareil atterrit ; le Terminal Spatial consistait en un désert de béton quadrillé à la manière d’un échiquier par les ascenseurs qui tractaient les astronefs vers les zones de manœuvre, ou les en redescendaient.

Une fois l’accès confidentiel rétabli, le terminal d’oreille de Zakalwe fut à nouveau en mesure de communiquer discrètement avec lui et de les guider tous les deux.

Mais il se sentait bien nu, sans sa combinaison.

Ils sortirent de l’appareil et se retrouvèrent dans un hangar, une musique agréablement insipide tintinnabulait à leurs oreilles. Personne ne vint à leur rencontre. Au loin retentissait une sonnerie d’alarme.

Le terminal-boucle d’oreille leur indiqua la porte qu’ils devaient emprunter. Ils s’engagèrent dans un couloir réservé au personnel et franchirent deux portails de sécurité, qui s’ouvrirent avant même qu’ils ne se présentent sur le seuil ; puis, après une pause, ils débouchèrent dans une vaste salle bourrée de gens, d’écrans, de kiosques et de sièges. Personne ne fit attention à eux : un tapis roulant venait de s’arrêter brusquement, déséquilibrant des dizaines de personnes et les faisant tomber les unes sur les autres.

À la consigne, une caméra de sécurité se retourna vers le haut et fixa le plafond juste le temps qu’il leur fallut pour y déposer la valise contenant la combinaison. Au moment où ils s’en allaient, elle reprit son balayage incessant.

Un phénomène similaire se produisit lorsqu’ils prirent leur billet au guichet. Puis, tandis qu’ils longeaient un autre couloir, ils virent un groupe de vigiles armés venir à l’autre bout.

Zakalwe continua d’avancer normalement. Sentant Beychaé hésiter à ses côtés, il se tourna vers lui et lui sourit d’un air parfaitement dégagé. Lorsqu’il se retourna, les gardes s’étaient immobilisés ; une main sur l’oreille, leur chef fixait le sol. Puis il hocha la tête, fit demi-tour et montra un couloir adjacent ; le groupe de vigiles partit dans cette direction.

— Si je comprends bien, nous ne bénéficions pas seulement d’une chance incroyable ? marmonna Beychaé.

Zakalwe secoua négativement la tête.

— Sauf si l’on considère comme une chance incroyable de disposer d’un effecteur électromagnétique de niveau quasi militaire, contrôlé par un Mental de vaisseau stellaire hyper-rapide, lequel manipule ce spatioport tout entier comme un vulgaire jeu d’arcade, et cela à une distance d’une année-lumière environ.

On les fit accéder, par un couloir réservé aux VIP, à la petite navette qui les emporterait jusqu’à la station orbitale. Vint un ultime contrôle de sécurité que le vaisseau ne put cette fois pas truquer : ce fut un homme à l’œil et aux mains avertis qui s’en chargea. Il parut constater que Zakalwe et Beychaé ne portaient rien de dangereux sur eux. Zakalwe sentit sa boucle d’oreille lui expédier de petites impulsions dans le lobe au moment où ils entraient dans un nouveau couloir : encore un balayage à rayons X, ainsi qu’un fort champ magnétique, tous deux contrôlés manuellement à titre de vérification supplémentaire.

Le trajet à bord de la navette s’effectua sans encombre ; une fois arrivés à la station, ils traversèrent une salle de transit (où régnait d’ailleurs une certaine agitation : un homme équipé d’un implant neural direct gisait au sol, en pleine crise) pour tomber tout droit sur un dernier contrôle de sécurité.

Dans la coursive menant du sas de la salle de transit au vaisseau proprement dit, il entendit la toute petite voix de Sma lui murmurer à l’oreille.

— Nous y voilà, Zakalwe. Impossible d’établir une liaison confidentielle à bord sans attirer l’attention. Nous ne prendrons contact avec toi qu’en cas d’urgence véritable. Si tu as besoin de nous parler, sers-toi de l’accès téléphonique de Solotol, mais n’oublie pas que la conversation sera écoutée. Au revoir ; bonne chance.

Là-dessus, les deux hommes franchirent un nouveau sas avant d’embarquer pour de bon sur le clipper Osom Emananish, qui s’apprêtait à les emporter vers l’espace interstellaire.

Il consacra l’heure qui leur restait avant le départ à flâner dans le vaisseau, juste histoire de visiter un peu et de se repérer.

Les haut-parleurs et la majorité des écrans visibles annoncèrent enfin l’appareillage. Le clipper se mit à dériver paresseusement, puis prit soudain un départ fulgurant ; en un grand mouvement tournant, il croisa le soleil, puis la géante gazeuse Soreraurth. Soreraurth, c’était là que le module était contraint de rester caché, à une centaine de kilomètres à l’intérieur de l’atmosphère de cette puissante planète perpétuellement en proie aux plus violentes tempêtes. Une atmosphère qui serait pillée, minée, déchiquetée et métamorphosée par les Humanistes si ces derniers réussissaient à s’imposer. Zakalwe regarda disparaître la géante gazeuse en poupe, se demanda en fin de compte qui avait raison et qui avait tort, et éprouva un curieux sentiment d’impuissance.

Alors qu’il longeait un petit bar animé en allant s’enquérir de Beychaé, il entendit derrière lui une voix :

— Ah ! Sincères salutations, et tout ça ! Monsieur Staberinde, si je ne m’abuse ?

Il se retourna lentement.

C’était le petit médecin qu’il avait rencontré à la cicatrices-partie. L’homme se tenait debout devant le bar surpeuplé et lui faisait signe de venir le rejoindre.

Il se dirigea vers lui en se faufilant entre les passagers qui jacassaient.

— Bonjour, docteur.

Le petit homme inclina la tête.

— Mon nom est Stapangarderslinaiterray ; mais vous pouvez m’appeler Stap.

— Avec plaisir, voire avec soulagement. (Zakalwe sourit.) Quant à vous, appelez-moi donc Shérad.

— Comme l’Amas est petit, vous ne trouvez pas ? Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

Zakalwe eut encore une fois droit au sourire plein de dents du petit médecin, un sourire qui – reflétant un petit projecteur situé au-dessus du bar – se mit à luire d’un éclat surprenant.

— Quelle bonne idée !

Ils trouvèrent une petite table libre poussée contre une cloison et s’y installèrent. Le médecin s’essuya le nez et rajusta son costume immaculé.

— Alors, Shérad, qu’est-ce qui nous vaut votre présence sur ce rafiot ?

— Eh bien, en réalité, Stap…, répondit-il à voix basse, je voyage incognito, en quelque sorte ; aussi vous serais-je reconnaissant de ne pas… claironner mon nom, si vous voyez ce que je veux dire.

— Mais parfaitement ! répondit le docteur Stap en hochant vigoureusement la tête. (Puis il jeta autour de lui un regard de conspirateur et se pencha vers Zakalwe.) Vous pouvez compter sur ma discrétion. J’ai moi-même dû… (il se mit à tricoter des sourcils) « voyager discrètement », à l’occasion… Si je peux faire quelque chose pour vous, n’hésitez pas.

— Vous êtes bien aimable.

Il leva son verre.

Tous deux burent en se souhaitant mutuellement une bonne traversée.

— Allez-vous jusqu’au « terminus », à savoir Breskial ? interrogea Stap.

— En effet, acquiesça Zakalwe. Une personne avec qui je suis en affaire m’accompagne.

L’autre hocha la tête en souriant.

— Une « personne », hein ? Oui, oui, je vois.

— Non, docteur, vous faites erreur. Il s’agit : un) d’un gentleman ; deux) il a un certain âge ; et trois) il occupe une autre cabine… Naturellement, j’aurais préféré une « personne » qui réponde aux trois caractéristiques opposées.

— Ha ! Bien sûr ! fit le médecin.

— Vous reprendrez bien un verre ?

— À ton avis, il sait quelque chose ? s’enquit Beychaé.

— Qu’y a-t-il à savoir ? (Zakalwe haussa les épaules et jeta un coup d’œil à l’écran, sur la porte de la cabine exiguë qu’occupait son compagnon.) On ne dit rien aux actualités ?

— Non, rien, répondit Beychaé. On parle d’un exercice de sécurité concernant tous les spatioports, mais sans nous mentionner directement l’un ou l’autre.

— Ma foi, avec ce médecin à bord, nous ne courons sans doute pas plus de risques qu’avant.

— Et ces risques, sont-ils sérieux ?

— Assez. Ils finiront forcément par reconstituer ce qui s’est passé ; pas moyen d’atteindre Breskial avant eux.

— Et alors ?

— Et alors, à moins qu’une idée ne me vienne, il faudra soit que la Culture les laisse nous remettre la main dessus, soit qu’elle prenne le contrôle de ce vaisseau, ce qui ne va pas être facile à justifier et risque de porter un coup à ta crédibilité.

Si je décide de faire ce que vous me demandez, Chéradénine.

Zakalwe considéra son ami, assis à ses côtés sur l’étroite couchette.

— Ouais, si tu te décides.

Il partit en reconnaissance. Le clipper était exigu et bondé ; sans doute était-il trop habitué aux vaisseaux de la Culture. Les écrans permettaient de consulter les plans du navire, et Zakalwe entreprit de les étudier ; mais ils ne servaient en fait qu’à aider les passagers à s’orienter, et ne s’avéraient guère utiles pour trouver le moyen de s’emparer du vaisseau ou de le neutraliser. Ayant observé les allées et venues des membres d’équipage, il comprit que l’accès aux zones réservées se faisait par comparaison d’empreintes vocales ou manuelles.

Il n’y avait à bord que peu de substances inflammables, et rien qui soit susceptible d’exploser, l’ensemble des circuits était optique, et non électronique. Le Xénophobe aurait pu faire danser et chanter le clipper Osom Emananish d’une seule main, l’autre étant attachée derrière son dos (en équivalent effecteur), et ce depuis n’importe quel point situé dans le système solaire voisin, cela ne faisait aucun doute. Mais, sans armement ni combinaison de combat, Zakalwe allait avoir beaucoup de mal à tenter quoi que ce soit le moment venu, si le besoin s’en faisait sentir.

En attendant, le navire se traînait dans l’espace ; Beychaé demeurait dans sa cabine, où il se tenait au courant par l’intermédiaire de l’écran, quand il ne dormait pas.

— J’ai l’impression d’avoir troqué une forme d’emprisonnement contre une autre, Chéradénine, observa-t-il le lendemain de leur départ comme son ami lui apportait à souper.

— Tsoldrin, ne cède pas à la claustrophobie ; si tu veux sortir de ta cabine, vas-y. C’est un peu plus risqué, mais… pas beaucoup.

— Ma foi, répondit Tsoldrin en lui prenant le plateau des mains avant de soulever le couvercle pour en inspecter le contenu, pour l’instant, il ne m’est pas très difficile de considérer les actualités et les affaires du monde comme mon nouveau matériau de recherche ; je ne me sens donc pas injustement enfermé. (Il mit le couvercle de côté.) Mais il ne faut pas me demander de supporter cela deux ou trois semaines, Chéradénine.

— Ne t’en fais pas pour ça, répondit-il d’un ton découragé. Je ne crois pas que nous puissions tenir le coup si longtemps.

— Ah ! Shérad.

Le lendemain, il vit la petite silhouette agitée du docteur Stap venir à sa rencontre alors que les voyageurs admiraient le passage d’une impressionnante géante gazeuse, dont l’écran principal du grand salon affichait un agrandissement. Le petit médecin le prit par le coude.

— Je donne une petite fête privée, ce soir, dans le Salon stellaire ; il s’agit d’une de mes soirées, disons… spéciales, vous voyez ? Je me demandais si vous et votre ermite de partenaire souhaiteriez vous joindre à nous ?

— On vous a laissé monter à bord avec ce truc ? s’esclaffa Zakalwe.

— Chut, mon bon monsieur ! fit le médecin en l’attirant à l’écart de la foule. Il y a longtemps que la compagnie et moi avons un arrangement ; ma machine fait officiellement partie du matériel médical de première importance.

— Ça a dû vous coûter cher. Vous devez exiger une fortune de vos clients, docteur.

— Naturellement, je demande une petite participation, mais tout à fait dans les moyens de la plupart des gens de bonne éducation, et je peux vous garantir une assistance d’excellente qualité, ainsi que la discrétion la plus totale, comme toujours.

— Je vous remercie de votre offre, docteur, mais je suis obligé de refuser.

— Je vous assure que c’est la chance de votre vie ; il est très rare qu’on se voie proposer deux fois pareille opportunité.

— Je n’en doute pas. S’il y a une troisième fois, alors peut-être accepterai-je. Je vous prie de m’excuser. (Il lui donna de petites tapes sur l’épaule.) Mais nous pouvons peut-être nous retrouver ce soir, pour l’apéritif ?

Le médecin secoua négativement la tête.

— Malheureusement, je serai en pleins préparatifs, Shérad. (Il prit une espèce d’air suppliant.) C’est vraiment une très grande chance, insista-t-il en souriant de toutes ses dents.

— Mais j’en ai parfaitement conscience, docteur Stap.

— Vous êtes un pervers.

— Merci. Il m’a fallu des années d’entraînement acharné pour y arriver.

— Ça ne m’étonne pas.

— Oh non ! vous n’allez pas me dire que vous n’avez aucune perversité en vous ? Si, je le vois dans vos yeux. Mais oui, mais oui, c’est bien ça : la pureté ! J’en reconnais les symptômes. Mais… (il posa la main sur son avant-bras) ne vous en faites pas ; ce n’est pas incurable.

Elle le repoussa, mais sans grande énergie.

— Vous êtes épouvantable. (La main qui le repoussait s’attarda l’espace d’un instant sur sa poitrine.) Vous êtes mauvais.

— J’avoue. Vous avez percé mon âme à jour… (Il jeta un bref regard autour de lui : le bruit de fond du vaisseau venait de changer. Puis il rendit son sourire à la dame.) Mais, euh… il est tellement plus facile de se confesser devant une femme à la beauté de déesse.

Elle eut un rire de gorge, la tête rejetée en arrière, révélant son cou gracile.

— Obtenez-vous normalement des résultats avec cette réplique-là ? s’enquit-elle en secouant la tête.

Il imita son geste d’un air triste et fit semblant d’être blessé.

— Ah, pourquoi les jolies femmes sont-elles aussi cyniques, de nos jours ?

Alors il vit ses yeux se fixer sur un point situé quelque part derrière lui.

Il fit volte-face.

— Qu’y a-t-il, officier ? demanda-t-il à l’un des deux aspirants qu’il découvrit debout derrière lui.

— Monsieur… Shérad ? fit le jeune homme.

Il plongea son regard dans celui du jeune officier et sentit brusquement son estomac se nouer ; cet homme savait. On les avait retrouvés. Quelque part, quelqu’un avait relié les chiffres entre eux et reconstitué le dessin.

— Oui ? fit-il avec un sourire un peu niais. Vous voulez boire quelque chose, les gars ?

Il rit et regarda la jeune femme.

— Non merci, monsieur. Voulez-vous nous suivre, s’il vous plaît ?

— Qu’est-ce qui se passe ? (Il renifla, puis vida son verre et s’essuya les mains sur les revers de sa veste.) Le capitaine a besoin d’un coup de main pour virer de bord, c’est ça ? (Il éclata de rire et se laissa glisser au bas de son tabouret de bar ; puis il se retourna vers sa compagne et lui baisa la main.) Chère madame, je vous souhaite bon voyage en espérant vous revoir. (Il joignit les mains sur sa poitrine.) Mais n’oubliez jamais ceci : il y a un petit morceau de mon cœur qui vous appartient pour toujours.

Elle eut un sourire hésitant. Il partit d’un grand rire, fit demi-tour et heurta son tabouret.

— Oups ! fit-il.

— Par ici, monsieur Shérad, dit le premier officier.

— Ouais, ouais, tout ce que vous voudrez.

Il avait espéré qu’on l’emmènerait dans le secteur réservé aux membres d’équipage, mais, une fois dans l’ascenseur, ils appuyèrent sur le bouton correspondant au niveau inférieur : là se trouvaient des entrepôts, la soute à bagages pressurisée et le brick.

— Je crois que je vais être malade, fit-il sitôt que les portes se furent refermées.

Sur quoi il se plia en deux et se força à vomir ses deux derniers verres. L’un des deux hommes s’écarta d’un bond afin de ne pas salir ses bottes reluisantes ; l’autre, pressentit Zakalwe, se penchait en avant en lui posant une main dans le dos.

Il cessa de vomir et lui décocha un grand coup de coude dans le nez ; l’autre alla s’écraser contre la porte du fond de l’ascenseur. Le deuxième homme n’avait pas encore tout à fait recouvré son équilibre. Zakalwe se redressa et lui expédia un coup de poing en pleine figure. L’homme s’affaissa ; ses genoux, puis son dos s’abattirent sur le sol. L’ascenseur émit un tintement, s’arrêta entre deux ponts et, devant toute cette agitation, la sonnerie d’alarme censée signaler une charge excessive se déclencha. Zakalwe enfonça d’un coup de poing le premier bouton du haut, et l’ascenseur repartit.

Il délesta les deux officiers inconscients de leurs armes, qu’il contempla en secouant la tête : des paralyseurs neuraux. L’ascenseur émit un nouveau tintement. Ils étaient revenus à leur point de départ. Il s’avança et, fourrant les deux paralyseurs dans sa veste, cala ses pieds dans les deux coins du fond de la cabine exiguë en appliquant ses deux mains contre les portes. L’effort qu’il fit pour les maintenir en position fermée lui arracha un grognement, mais l’ascenseur finit par déclarer forfait. Sans cesser d’appuyer sur les portes, il se tordit jusqu’à toucher de la tête le bouton de l’étage supérieur et le pressa avec son front. L’ascenseur recommença à s’élever dans un bourdonnement.

Lorsque les portes s’ouvrirent, elles révélèrent trois personnes qui attendaient au niveau du salon privé. Celles-ci regardèrent les deux gardes inconscients ainsi que la petite flaque de vomi. Là-dessus, il leur expédia une décharge de paralyseur neural ; elles s’effondrèrent. Il traîna le corps d’un des officiers et le laissa couché en travers de la porte afin que l’ascenseur ne puisse pas se refermer, et le paralysa ainsi que son collègue au moyen de son arme.

La porte du Salon stellaire était close. Il appuya sur le bouton et jeta un regard en arrière, dans le couloir, où les portes de l’ascenseur allaient et venaient doucement contre le corps affalé de l’officier, tel un amant peu subtil. Un lointain tintement retentit et une voix annonça :

— Veuillez dégager les portes. Veuillez dégager les portes.

— Oui ? fit la porte d’entrée du Salon stellaire.

— Stap, c’est Shérad. J’ai changé d’avis.

— Formidable !

La porte s’ouvrit.

Il s’introduisit rapidement et pressa le bouton de fermeture. De dimensions modestes, le salon était plein de fumée de drogue, de lumières tamisées et de gens mutilés. On entendait de la musique ; tous les yeux (qui n’étaient pas forcément dans leurs orbites) se tournèrent vers lui. La machine du médecin, haute et grise, se dressait dans un coin près du bar, où officiaient deux personnes.

Il s’arrangea pour placer le médecin entre lui-même et le reste de l’assistance et lui colla le paralyseur sous le menton.

— Mauvaises nouvelles, Stap. Ces petites choses peuvent être mortelles à courte portée, et celle-ci est réglée sur sa puissance maximum. J’ai besoin de votre machine. Je préférerais m’adjoindre également votre collaboration, mais au besoin je pourrais m’en passer. Je suis extrêmement sérieux, et très, très pressé. Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

Stap fit entendre un son étranglé.

— Trois, commença Zakalwe en pressant un peu plus fermement l’arme contre la gorge du petit médecin. Deux…

— D’accord ! Par ici !

Il relâcha Stap et le suivit tandis qu’il se dirigeait vers l’engin qui lui servait à son curieux trafic. Il gardait les mains jointes, une arme dissimulée dans chaque manche ; il salua plusieurs personnes qui passaient par là, puis vit qu’il avait une ligne de tir parfaitement dégagée sur un petit groupe situé à l’autre bout de la salle. Il leur tira dessus, et ils s’écroulèrent de manière spectaculaire sur une table chargée de mets. Pendant que l’attention générale se tournait vers eux, Zakalwe et Stap (qu’il força à continuer son chemin en lui enfonçant l’arme dans les côtes au moment où s’élevait le fracas) parvinrent à la machine.

— Excusez-moi, dit-il à l’une des serveuses. Vous voulez bien donner un coup de main au docteur ? (D’un mouvement de tête, il indiqua l’arrière du bar.) Il voudrait déplacer la machine et la mettre là-dedans. N’est-ce pas, toubib ?

Ils pénétrèrent dans la petite réserve qui se trouvait derrière le bar. Zakalwe remercia la fille, restée de l’autre côté, referma la porte, la verrouilla, et poussa devant une pile de conteneurs afin de la bloquer. Puis il sourit au médecin, qui affichait une expression alarmée.

— Vous voyez ce mur, derrière vous, Stap ? (Le regard du médecin se tourna brièvement dans la direction indiquée.) Nous allons passer à travers, toubib, et avec votre machine.

— Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous…

Il appliqua le paralyseur contre le front de l’homme. Celui-ci ferma les yeux. Un coin de mouchoir qui dépassait d’une poche de poitrine se mit à trembler.

— Stap, sachant ce que fait cette machine, je crois également savoir comment elle fonctionne. Je veux un champ découpeur, un tranchoir opérant au niveau des liaisons intermoléculaires. Si vous refusez de vous y mettre, et tout de suite encore, je vous paralyse et je tente le coup moi-même ; si je me trompe quelque part et que je crame cette saloperie, vous allez vous retrouver avec sur les bras quelques clients très, très mécontents là dehors. Il se peut même qu’ils vous fassent ce que vous leur avez fait, mais cette fois-ci sans la machine, si vous voyez ce que je veux dire.

Stap déglutit.

— Mm…, bredouilla-t-il. (L’une de ses mains remonta lentement vers sa veste.) Mm… mm… mes outils.

Il sortit une espèce de gros portefeuille contenant ses instruments, se tourna en tremblant vers la machine et ouvrit un volet.

Derrière eux, la porte tinta. Zakalwe mit la main sur un quelconque ustensile en forme de barre chromée, posé sur une étagère, et écarta les conteneurs qui bloquaient la porte. Stap se retourna pour regarder, mais vit que l’arme était toujours pointée sur lui, et revint donc à son travail. Puis Zakalwe enfonça d’un coup la barre métallique dans l’intervalle entre la porte coulissante et son encadrement. La porte émit un gazouillement outragé et une lumière rouge se mit à clignoter furieusement sur le bouton ouverture/fermeture. Puis il remit les conteneurs en place.

— Dépêchez-vous, Stap.

— Je fais ce que je peux ! glapit le petit médecin.

Une vibration grave s’échappa de la machine. Une lumière bleue se mit à jouer autour d’un élément cylindrique, à environ un mètre du sol.

Zakalwe contempla l’élément en question en plissant les yeux.

— Qu’espérez-vous faire ? fit le médecin d’une voix chevrotante.

— Poursuivez, toubib ; il vous reste une demi-minute avant que je ne m’y mette moi-même.

Il jeta un regard par-dessus son épaule et le vit tripoter un cadran circulaire gradué en degrés.

Tout ce qu’il pouvait espérer faire, c’était mettre cette machine en marche et attaquer n’importe quelle partie du vaisseau, pourvu que cela le neutralise. Les navires avaient généralement une certaine tendance à la complexité, et, paradoxalement, dans une certaine mesure, plus ils étaient rudimentaires, plus était grand leur degré de complexité. Restait à espérer qu’il réussirait à toucher un élément vital sans pour autant tout faire sauter.

— Presque fini, annonça le médecin, qui regarda nerveusement derrière lui puis avança un doigt tremblant vers un petit bouton rouge.

— OK, toubib, dit Zakalwe au petit homme flageolant en considérant d’un œil soupçonneux la lumière bleue autour du cylindre. (Puis il s’accroupit pour se mettre à la même hauteur que le médecin.) Allez-y, fit-il en hochant la tête.

— Euh… (L’autre déglutit.) Il vaudrait mieux que vous alliez vous tenir là-bas, au fond.

— Pas question. Allez, on essaie, d’accord ?

Sur ce, il appuya sur le petit bouton rouge. Un demi-disque de lumière bleue jaillit de l’élément cylindrique au-dessus de leurs têtes et découpa les conteneurs qu’il avait entassés devant la porte ; des flots de liquide en jaillirent. D’un côté de la pièce, les étagères s’effondrèrent, leurs montants tranchés par le disque bleu vibrant. Zakalwe sourit en constatant les dégâts. S’il était resté debout, le champ bleuté l’aurait coupé en deux.

— Bien joué, toubib.

Ce dernier s’affaissa comme un tas de sable humide au moment où le rayon paralyseur l’atteignit. Du haut des étagères démolies dégringolait une pluie de paquets de biscuits et de cartons de boisson ; ceux qui, en tombant, traversaient le rayon bleu parvenaient au sol en lambeaux. Les conteneurs percés devant la porte continuaient de déverser des breuvages divers. On entendit des coups frappés derrière eux.

Zakalwe trouvait plutôt agréable l’odeur entêtante de l’alcool qui emplissait peu à peu la réserve, mais espéra que les spiritueux n’y étaient pas stockés en quantité suffisante pour risquer de provoquer un incendie. Il fit tourner la machine sur elle-même, ce qui souleva une gerbe de boisson – le niveau montait sur le sol de la petite pièce ; le demi-disque bleuté palpitant trancha encore quelques étagères avant de s’enfoncer dans la cloison qui faisait face à la porte.

La machine frémit ; une plainte à vous faire grincer des dents emplit l’air. Des volutes de fumée noire vinrent s’enrouler autour des étagères démantelées, comme propulsées par le disque de lumière tranchante, avant de retomber rapidement vers la couche de liquide qui atteignait à présent dix centimètres ; elles s’y amassèrent telle une sombre écharpe de brume miniature. Zakalwe se mit à manipuler les commandes de la machine ; un petit écran holo affichait les contours du champ. Il trouva les deux petits joysticks qui les modifiaient et produisit un champ elliptique. La machine se mit à puiser plus fort ; le son monta dans les aigus et la fumée noire s’épaissit autour de lui.

De l’autre côté de la porte, le martèlement s’accrut. La fumée noire s’élevait de plus en plus épaisse dans la réserve, et il avait déjà la tête qui tournait. Il appliqua son épaule contre la machine et poussa de toutes ses forces : elle glissa vers l’avant en émettant un hurlement ; quelque chose céda.

Zakalwe s’adossa à la machine et poussa sur ses pieds ; il y eut une détonation sur le devant de l’engin, qui commença à lui échapper. Il se retourna, donna à nouveau de l’épaule et, d’un pas chancelant, longea une série d’étagères fumantes en direction d’un orifice rougeoyant donnant dans une pièce ravagée pleine de hautes armoires métalliques. Le liquide s’engouffrait par la brèche. Il immobilisa la machine l’espace d’un instant, ouvrit l’une des armoires et y trouva une masse étincelante de filaments fins comme des cheveux, enroulés autour de câbles et de tiges. Des ampoules clignotaient sur un long panneau de contrôle, telle une ville étirée en longueur et contemplée de nuit.

Il arrondit les lèvres et fit mine d’embrasser les fibres.

— Félicitations, se dit-il à lui-même. Tu viens de gagner le gros lot.

Il s’accroupit devant la machine bourdonnante, remit les commandes à peu près dans la position où Stap les avait réglées, mais produisit un champ circulaire. Puis il donna toute la puissance.

Le disque bleu heurta de plein fouet les armoires métalliques grises en répandant un maelström aveuglant d’étincelles. Le bruit fut assourdissant. Il laissa là la machine et repartit en pataugeant vers le centre de la salle de contrôle, en passant sous le disque bleu. Il enjamba le médecin inconscient, écarta les conteneurs à coups de pied et dégagea l’outil métallique qui coinçait la porte. Le rayon bleu qui venait de la salle de contrôle ne dépassait guère dans la réserve, aussi se redressa-t-il avant d’ouvrir la porte d’un coup d’épaule. Là, il tomba dans les bras d’un officier de bord abasourdi, juste au moment où la machine explosait et les propulsait de l’autre côté du bar, jusque dans le salon.

Toutes les lumières s’éteignirent.

III

Le plafond de l’hôpital était blanc, comme les murs et les draps. Dehors, à la surface de l’iceberg, tout était blanc aussi. C’était un jour blanc ; une aveuglante lessive de cristaux secs qui tourbillonnaient devant les fenêtres de l’hôpital. Il en était ainsi depuis quatre jours, quatre jours de blizzard, et les gens de la météo n’annonçaient pas d’accalmie avant le surlendemain. Il pensait aux soldats qui, tapis dans les tranchées et les grottes de glace, se refusaient à maudire la tempête hurlante puisque cela signifiait qu’il n’y aurait sans doute pas d’affrontement. Les pilotes aussi devaient se réjouir, mais sans rien laisser paraître ; ceux-là devaient bruyamment maudire la bourrasque qui les empêchait de voler ; une fois consultées les prévisions météo, la plupart d’entre eux avaient sans doute entrepris de se saouler méthodiquement.

Il contempla les fenêtres immaculées. On disait que le spectacle du ciel bleu était bon pour le moral. C’était pour cela qu’on construisait les hôpitaux en surface ; tout le reste était enfoui sous la glace. À l’extérieur, les murs de l’hôpital étaient peints en rouge vif afin de ne pas être pris pour cible par l’aviation ennemie. Il avait vu d’en haut des hôpitaux ennemis disséminés sur la clarté lactescente de l’iceberg comme des gouttes de sang vermillon versées toutes gelées par quelque soldat blessé.

Un tourbillon de blancheur fit une brève apparition derrière l’une des fenêtres : une rafale de neige suivait le mouvement tournant d’un vortex au milieu de la tempête. Il observait attentivement ce chaos précipité derrière les couches de verre en plissant les yeux comme si, par la seule force de la concentration, on pouvait discerner une quelconque structure dans le blizzard informe. Puis il leva la main et toucha le bandage qui lui ceignait la tête.

Il s’efforça – encore une fois – de se souvenir, et ses paupières se fermèrent. Sa main retomba sur les draps, à hauteur de sa poitrine.

— Comment allons-nous aujourd’hui ? s’enquit la petite infirmière qui se matérialisa soudain à son chevet, tenant à la main une chaise basse.

Elle plaça cette dernière entre son lit et le lit voisin, qui demeurait vide, comme les autres lits de la salle : il en était le seul occupant. Il n’y avait pas eu d’assaut important depuis environ un mois.

Elle s’assit. Il lui sourit, heureux de la voir, heureux qu’elle ait le temps de venir lui parler un peu.

— Ça va, répondit-il en hochant la tête. Je ne me rappelle toujours pas ce qui s’est passé.

Elle lissa sur ses cuisses le tissu immaculé de son uniforme.

— Et vos doigts, comment vont-ils aujourd’hui ?

Il leva les deux mains, agita les doigts de la droite, puis inspecta la gauche : les doigts remuaient légèrement. Il fronça les sourcils.

— À peu près pareil, répondit-il d’un ton un peu contrit.

— Vous verrez le docteur cet après-midi ; il vous enverra certainement en kiné.

— C’est la mémoire qu’il faut rééduquer, chez moi, dit-il en fermant brièvement les yeux. Il y a quelque chose d’important dont il faut que je me souvienne, je le sais…

Sa voix s’éteignit. Il se rendit compte qu’il ne se rappelait plus le prénom de l’infirmière.

— Nous ne faisons pas cela ici, sourit-elle. Et chez vous ?

Tout cela s’était déjà produit une fois, non ? N’avait-il pas déjà oublié son nom la veille ? Il sourit.

— Je devrais dire que je ne m’en souviens pas, mais en fait, non, je ne crois pas qu’on fasse cela chez moi.

Déjà la veille, ainsi que l’avant-veille, il n’avait pu se rappeler le nom de l’infirmière ; mais il avait concocté un plan, trouvé une solution…

— Peut-être qu’on n’a pas besoin de ça chez vous, avec l’épaisseur de vos crânes.

Elle souriait toujours. Il rit tout en essayant de se rappeler ce plan qu’il avait inventé. Cela avait un rapport avec l’action de souffler, de respirer, et aussi avec le papier…

— Peut-être, en effet, acquiesça-t-il.

Son crâne épais ; c’était pour cela qu’il était ici. Un crâne épais ; plus épais, ou en tout cas plus résistant qu’ils n’en avaient l’habitude ici. Un crâne costaud qui n’avait pas volé en éclats lorsqu’on lui avait tiré dessus, en pleine tête. (Mais pourquoi, alors qu’à ce moment-là il n’était pas au combat, mais au contraire parmi les siens, ses camarades pilotes ?)

Au lieu de cela, le crâne s’était simplement fracturé ; brisé, certes, mais pas irrémédiablement fracassé…

… Il tourna la tête de côté. Là se trouvait un petit placard de chevet. Un papier plié en deux était posé sur le dessus.

— Ne vous fatiguez pas à essayer de vous rappeler, reprit l’infirmière. Peut-être n’y arriverez-vous jamais ; ça n’a pas tant d’importance que ça. Votre esprit aussi doit guérir, vous savez.

Il l’entendait, il assimilait ce qu’elle disait… mais n’en essayait pas moins de se rappeler ce qu’il s’était dit la veille ; ce petit bout de papier… il devait faire quelque chose avec. Il souffla dessus ; la partie supérieure du papier plié se souleva et il aperçut ce qui était écrit en dessous : TALIBE. Le volet de papier retomba. Il l’avait disposé – il s’en souvenait maintenant – de manière qu’elle ne puisse pas voir l’inscription.

Elle s’appelait Talibe. Bien sûr ; ce nom lui rappelait quelque chose.

— Je suis en train de guérir, annonça-t-il. Mais il y avait quelque chose dont je devais me souvenir, Talibe. C’était important ; j’en suis sûr.

Elle se releva et lui tapota l’épaule.

— N’y pensez plus. Il ne faut pas vous tracasser. Faites donc un petit somme. Vous voulez que je ferme les rideaux ?

— Non. Vous ne pourriez pas rester encore un peu, Talibe ?

— Il vous faut du repos, Chéradénine, fit-elle en lui posant la main sur le front. Je reviendrai bientôt prendre votre température et refaire vos pansements. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, sonnez. (Elle lui tapota la main et s’en alla en emportant la chaise basse. Arrivée à la porte, elle s’arrêta et se retourna.) J’oubliais. Je n’aurais pas laissé une paire de ciseaux ici la dernière fois que j’ai refait vos pansements ?

Il regarda autour de lui et secoua la tête.

— Je ne crois pas.

Talibe haussa les épaules.

— Tant pis.

Elle quitta la salle ; il l’entendit déposer la chaise dans le couloir juste avant que les portes battantes ne se referment.

Il reporta son regard sur la fenêtre.

Si Talibe remportait chaque fois la chaise avec elle, c’était parce qu’il avait complètement perdu la tête la première fois qu’il avait vu l’objet, lorsqu’il s’était réveillé. Et même par la suite, alors que son état mental s’était stabilisé, il se mettait régulièrement à trembler en ouvrant de grands yeux terrorisés si, en s’éveillant le matin, il voyait la chaise à côté de son lit. On avait donc empilé dans un coin, hors de sa vue, toutes les chaises de la salle, et Talibe ou les médecins apportaient avec eux celle du couloir quand ils venaient le voir.

Si seulement il avait pu oublier cela ! Oublier la chaise et le Chaisier, oublier le Staberinde. Pourquoi ce souvenir-là était-il toujours aussi net et précis, après tant d’années, alors qu’il avait parcouru un si long chemin ? Tandis que ce qui lui était arrivé quelques jours plus tôt – on l’avait abattu et laissé pour mort dans le hangar – restait vague et flou, comme vu à travers la tempête de neige.

Il contempla les nuages figés de l’autre côté de la croisée, ainsi que la frénésie amorphe de la neige. Cette absurdité semblait se moquer de lui.

Il se laissa retomber dans son lit ; draps et couvertures vinrent le submerger telle une congère, et, sous l’oreiller, sa main droite se referma sur une branche des ciseaux qu’il avait pris la veille sur le plateau de Talibe.

— Alors, mon vieux, comment va la tête ?

Saaz Insile lui jeta un fruit qu’il ne réussit pas à attraper au vol. Il le ramassa sur ses genoux, où il avait atterri après lui avoir heurté la poitrine.

— Mieux, répondit-il.

Insile s’assit sur le lit voisin, jeta son calot sur l’oreiller et défit le premier bouton de sa veste d’uniforme. À cause de ses cheveux noirs, coupés court et tout hérissés, son visage blême paraissait très blanc, du même blanc que le monde extérieur, au-delà des fenêtres de sa salle d’hôpital.

— On te traite bien, au moins ?

— Très bien.

— Drôlement jolie, la petite infirmière.

— Talibe ? (Il sourit.) C’est vrai ; elle est bien.

Insile rit et se laissa aller en arrière sur le lit, prenant appui sur ses bras tendus derrière lui.

— Comment ça, « bien », Zakalwe ? Formidable, tu veux dire ! On te fait ta toilette au lit ?

— Non, je peux marcher jusqu’à la salle de bains.

— Dommage ! Tu veux que je t’arrange ça en te cassant les deux jambes ?

— Plus tard, peut-être, répondit-il en riant.

Insile l’imita, puis regarda la tempête qui faisait rage dehors.

— Et ta mémoire ? Il y a du progrès ?

Il se mit à tripoter le rabat de drap blanc où avait atterri son calot.

— Non, répondit Zakalwe.

En réalité, il lui semblait bien que si, mais, sans qu’il sût très bien pourquoi, il n’avait pas envie de l’annoncer aux autres. Peut-être avait-il l’impression que cela lui porterait malheur.

— Je me revois au mess, je revois la partie de cartes… Et puis…

Alors il se souvint d’avoir vu cette chaise blanche posée à son chevet, d’avoir empli ses poumons de tout l’air du monde et hurlé comme un ouragan, jusqu’à la fin des temps, ou du moins jusqu’à ce que Talibe vienne le calmer (Livuéta ? murmurait-il ; Dar… Livuéta ?). Il haussa les épaules.

— … Et puis je me suis retrouvé ici.

— Eh bien, fit Saaz en lissant le pli de son pantalon d’uniforme, j’ai une bonne nouvelle pour toi : on a enfin réussi à enlever le sang du sol du hangar.

— J’exige qu’on me le restitue.

— D’accord, mais sans le nettoyer alors.

— Et les autres, comment vont-ils ?

Saaz poussa un soupir, secoua la tête et aplatit ses cheveux sur sa nuque.

— Ma foi, c’est toujours la même petite bande de gentils garçons. (Un haussement d’épaules.) Le reste de l’escadron… m’a chargé de te transmettre ses meilleurs vœux de guérison. Mais ce soir-là, tu leur as sérieusement tapé sur le système tu sais. (Il enveloppa le malade d’un regard attristé.) Chéra, vieille branche, personne n’aime la guerre, mais il y a tout de même d’autres façons de le dire… Tu t’y es très mal pris. Je veux dire, nous apprécions tous ce que tu as fait ; nous savons que ce n’est pas vraiment ton combat, ici, mais il me semble… Il me semble que quelques-uns d’entre nous… n’aiment pas beaucoup ça non plus. Je les entends, parfois ; tu as dû les entendre aussi. La nuit, quand ils font des cauchemars. Et puis, ils ont ce regard bien particulier, de temps en temps, comme s’ils savaient parfaitement qu’ils ne s’en sortiront pas, comme s’ils avaient tout à fait conscience d’être condamnés. Ils ont peur ; c’est dans ma tête à moi qu’ils essaieraient de loger une balle si je le leur disais en face, mais c’est bien de peur qu’il s’agit. Ils rêvent de trouver une issue qui leur permette de fuir cette guerre. Ce sont des braves, et ils ont à cœur de combattre pour leur pays, mais ils souhaitent en finir, et quand on sait les chances que nous avons de l’emporter, on ne peut pas le leur reprocher. N’importe quel prétexte honorable ferait l’affaire. Ils ne se tireraient certainement pas une balle dans le pied, ni ne sortiraient se promener dehors – par les temps qui courent ! – histoire d’en revenir avec une bonne dose d’engelures : trop d’hommes l’ont fait avant eux. Cependant, ils voudraient bien trouver une porte de sortie. Toi, tu n’es pas obligé d’être là ; pourtant, tu y es. Tu as choisi de te battre, et beaucoup d’entre eux t’en veulent pour cela ; à côté de toi, ils se trouvent lâches, car ils savent très bien qu’à ta place, ils seraient à l’heure actuelle sur la terre ferme à raconter aux filles qu’elles ont vraiment de la chance de danser avec un pilote aussi valeureux.

— Je suis désolé de les avoir fâchés. (Zakalwe effleura le pansement qui lui entourait la tête.) Mais j’ignorais totalement qu’ils étaient susceptibles à ce point-.

— Justement, ils ne sont pas susceptibles à ce point-là. (Insile fronça les sourcils.) C’est bien ça le plus bizarre. (Il se leva, gagna la plus proche fenêtre et se mit à contempler le blizzard.) Enfin, Chéra ! La moitié d’entre eux n’auraient pas hésité une seconde à t’inviter dans le hangar et à faire leur possible pour que tu y laisses une ou deux dents, mais de là à te tirer dessus ! (Il secoua la tête.) Il n’y en a pas un que je laisserais venir derrière moi avec une poignée de glaçons, mais une arme à feu… (Il secoua à nouveau la tête.) Non, je ne m’en ferais pas pour ça. Ce n’est pas leur genre, voilà tout.

— Peut-être que j’ai tout imaginé, Saaz.

Celui-ci se retourna, et Zakalwe lut sur son visage une expression inquiète qui s’atténua quand il vit que son ami souriait.

— Chéra, je le reconnais : je me refuse tout simplement à imaginer que j’aie pu me tromper sur l’un de ces hommes ; mais dans ce cas… on doit admettre qu’il s’agit de quelqu’un d’autre. Et je ne vois vraiment pas qui. La police militaire non plus.

— Je ne crois pas leur avoir été d’un grand secours, avoua-t-il.

Saaz revint prendre place sur le lit voisin.

— Tu ne sais vraiment plus du tout à qui tu as parlé ensuite ? Ni où tu es allé ?

— Non.

— Tu m’as dit que tu allais en salle de briefing te renseigner sur les dernières cibles attribuées.

— C’est ce qu’on m’a dit, oui.

— Mais quand Jine a voulu t’y rejoindre pour t’inviter dans le hangar suite à tes déclarations impitoyables sur notre haut commandement et la faiblesse de notre stratégie, tu n’y étais pas.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, Saaz ; je suis désolé, mais je ne… (Il sentit les larmes lui picoter les yeux, et la soudaineté de leur apparition le surprit. Il reposa le fruit sur ses genoux, émit un reniflement sonore, se frotta le nez, toussa et se tapota la poitrine.) Je regrette, fit-il encore.

Insile regarda quelques instants son compagnon chercher un mouchoir dans sa table de nuit. Puis il haussa les épaules et lui fit un large sourire.

— Bon, c’est pas grave. Ça te reviendra bien un jour. C’était peut-être un cinglé de rampant qui en a eu marre parce que tu lui avais marché sur les pieds une fois de trop. Si tu tiens à te souvenir, n’insiste pas trop.

— D’accord, d’accord ; « Il vous faut du repos ». Si tu crois que je n’entends pas assez souvent ce refrain-là, Saaz !

Il reprit le fruit et le déposa sur la table de nuit.

— Qu’est-ce que je peux t’apporter, la prochaine fois ? s’enquit Insile. À part Talibe, pour laquelle j’ai moi-même des projets d’avenir, si tu refuses de saisir l’occasion.

— Rien, merci.

— À boire, peut-être ?

— Non, je me réserve pour le bar du mess.

— Des livres ?

— Non, vraiment, Saaz ; je n’ai besoin de rien.

— Zakalwe, fit l’autre en riant. Tu n’as même pas quelqu’un à qui parler, ici. Qu’est-ce que tu peux bien faire de tes journées ?

Zakalwe regarda la fenêtre, puis revint à son compagnon.

— Je réfléchis. Je réfléchis même beaucoup. J’essaie de me souvenir.

Saaz s’approcha de son lit. Il avait l’air très jeune. Il hésita, puis lui donna un petit coup affectueux sur la poitrine et jeta un coup d’œil à ses pansements.

— Ne te perds pas là-dedans, vieux pote.

L’autre resta neutre quelques instants. Puis :

— Ne t’en fais pas pour ça ; je suis plutôt bon navigateur.

Il y avait une chose dont il avait voulu faire part à Insile, mais il n’arrivait plus à se rappeler ce que c’était. Une espèce d’avertissement, car il savait à présent quelque chose de plus qu’avant, et cette chose réclamait… un avertissement.

Il y avait des moments où cela devenait tellement frustrant qu’il avait envie de hurler, de déchirer en deux ses oreillers bien blancs, bien dodus, de saisir la chaise blanche et de l’expédier à travers la fenêtre afin de laisser entrer le déchaînement de colère blanche qui faisait rage au-dehors.

Il se demanda de combien de temps il disposerait avant de geler sur place si jamais on ouvrait les fenêtres.

Ma foi, au moins y aurait-il une certaine logique là-dedans ; il était arrivé gelé, pourquoi ne pas repartir dans le même état ? Il envisagea un moment la possibilité d’avoir été attiré ici par une espèce de mémoire cellulaire, une affinité dont le souvenir aurait été inscrit à même la moelle de ses os ; et pourquoi ici, dans cet endroit où les batailles de grande envergure se livraient sur de titanesques icebergs tabulaires qui, engendrés par les vastes glaciers, tournoyaient comme des glaçons dans un verre à cocktail de dimensions planétaires, éparpillement d’îles gelées en perpétuel mouvement, parfois longues de plusieurs centaines de kilomètres, et qui faisaient le tour du monde entre pôle et tropique, portant sur leur large dos glacé un désert de blancheur éclaboussé de cadavres et de sang, constellé d’épaves de chars et d’avions.

Se battre pour une surface qui fondrait inévitablement un jour et qui ne fournirait jamais ni nourriture, ni minéraux, ni colonie permanente, voilà qui ressemblait fort à une caricature délibérée de la guerre, cette folie institutionnalisée. Certes, il prenait plaisir au combat, mais la manière même dont se déroulait la guerre le gênait, et il s’était fait des ennemis parmi les autres pilotes, ainsi que chez ses supérieurs, en disant ouvertement ce qu’il avait sur le cœur.

Mais au fond il savait que Saaz avait raison ; ce n’était pas à cause de ses déclarations au mess qu’on avait voulu le tuer. Du moins (fit une petite voix en lui), pas directement…

Le commandant de l’escadron, Thone, vint le voir ; le gratin, pour une fois.

— Ce sera tout, dit le commandant à l’infirmière depuis le seuil. (Il referma la porte en souriant, puis s’avança vers le lit ; il s’était muni de la chaise blanche. Il s’y assit et se redressa en rentrant bien le ventre.) Alors, capitaine Zakalwe, est-ce qu’on fait des progrès ?

Une senteur fleurie, le parfum préféré de Thone, parvint aux narines du blessé.

— J’espère pouvoir voler dans une quinzaine de jours, mon commandant.

L’homme ne lui avait jamais inspiré de sympathie, mais il fit l’effort de sourire bravement.

— Vraiment ? Tiens, tiens. Ce n’est pas ce que me disent les médecins, capitaine Zakalwe. Mais peut-être ne vous tiennent-ils pas le même discours qu’à moi.

Le malade fronça les sourcils.

— En vérité, il va bien me falloir encore… quelques semaines, mon commandant.

— Il se peut que nous soyons dans l’obligation de vous renvoyer chez vous, capitaine Zakalwe, reprit Thone avec un sourire hypocrite. Ou du moins de vous rapatrier à terre, puisqu’on me dit que votre pays se trouve beaucoup plus loin que cela.

— Je suis sûr de pouvoir reprendre ma place un jour ou l’autre, mon commandant. Naturellement, j’aurai désormais un dossier médical, je m’en rends bien compte, mais…

— Oui, oui, oui, coupa Thone. Enfin, nous verrons. Hmm. Bien. (Il se leva.) Y a-t-il quelque chose que je…

— Il n’y a rien que vous puissiez m’apporter…, déclara simultanément le blessé. (Puis il vit l’expression de Thone.) Je vous demande pardon, mon commandant.

— Comme je vous le disais, capitaine, y a-t-il quelque chose que je puisse vous apporter ?

Il baissa les yeux sur ses draps blancs.

— Non, mon commandant. Merci, mon commandant.

— Je vous souhaite un prompt rétablissement, capitaine Zakalwe, fit l’homme d’un ton glacial.

Zakalwe salua Thone, qui répondit d’un hochement de tête, tourna les talons et s’en fut.

Il se retrouva seul avec la chaise blanche.

Talibe arriva quelques instants plus tard, les bras croisés ; son visage rond et pâle était calme et amène.

— Essayez de dormir un peu, lui dit-elle.

Puis elle emporta la chaise.

Il s’éveilla au milieu de la nuit et vit briller des lumières au-dehors, entre les rafales de neige ; en se découpant sur la lueur des projecteurs, les flocons se transformaient en ombres translucides et s’amoncelaient, masse moelleuse, sur fond de lumière verticale et crue. Dans la nuit noire, la blancheur qui régnait au-delà en était réduite à un compromis de gris.

Il s’éveilla avec dans les narines un parfum de fleurs.

Il passa la main sous son oreiller et la referma sur l’unique branche de la paire de ciseaux effilés.

Il se remémora le visage de Thone.

Il se remémora la salle de briefing et les quatre commandants ; ils l’avaient invité à prendre un verre en prétendant qu’ils avaient à lui parler.

Ils s’étaient tous regroupés dans la chambre occupée par l’un d’entre eux – il ne se rappelait pas les noms, mais cela viendrait bientôt ; déjà il se sentait en mesure de les reconnaître. Et là, ils l’avaient interrogé sur ses déclarations au mess, qu’on leur avait rapportées.

Alors, légèrement ivre, persuadé de se montrer très malin, croyant bien mettre le doigt sur quelque chose d’intéressant, il leur avait dit ce qu’ils voulaient entendre, à ce qu’il lui semblait, et non ce qu’il avait déclaré aux autres pilotes.

Et il avait découvert un complot. Lui, il voulait que le nouveau gouvernement tienne ses promesses populistes et mette fin à la guerre. Eux, ils voulaient fomenter un coup d’État militaire, et ils avaient besoin pour cela de quelques bons pilotes.

Ivre de boisson et d’excitation, il avait tout fait pour les convaincre qu’il était de leur côté ; puis il était allé tout droit trouver Thone. Thone, qui était sévère, mais juste ; Thone, qui était désagréable, mesquin, vaniteux, parfumé, mais connu pour ses convictions progouvernementales. (Saaz Insile lui avait pourtant appris un jour que Thone était progouvernemental avec les pilotes et antigouvernemental avec leurs supérieurs.)

Et l’expression qu’avait eue Thone…

Pas sur le moment, non ; plus tard… Après lui avoir demandé de garder le silence : il soupçonnait l’existence de traîtres parmi les pilotes. Alors il lui avait ordonné d’aller se coucher comme si de rien n’était ; et lui, il avait obéi. À cause, peut-être, d’un reste d’ivresse, il s’était réveillé une seconde trop tard ; ils étaient là, ils lui collaient un chiffon humide sur la figure en le laissant se débattre. Mais il avait bien fallu qu’il respire, au bout d’un moment, et les vapeurs asphyxiantes avaient eu raison de lui.

Il se sentit traîné dans les couloirs ; ses pieds en chaussettes glissaient sur le carrelage ; il avait un homme de chaque côté. Ils débouchèrent dans l’un des hangars, et quelqu’un s’approcha des boutons d’appel de l’ascenseur ; il ne voyait toujours que très vaguement le sol devant lui, et n’arrivait pas à lever la tête. Mais il sentait une odeur de fleurs montant de l’homme qui se tenait à sa droite.

La double porte en coupole s’ouvrit dans un craquement au-dessus de leurs têtes ; il entendit le vacarme de la tempête, le hurlement aigu qui émanait des ténèbres. Ils le traînèrent vers l’ascenseur.

Il se raidit, pivota sur lui-même et empoigna Thone par le col ; alors il distingua son visage : horrifié, affolé. Il sentit l’homme qui se tenait du côté opposé l’attraper par son bras libre ; il se tortilla, dégagea son autre bras de l’étreinte de Thone, et vit un pistolet dans le holster du commandant.

Il s’en empara ; il se souvint d’avoir hurlé, de s’être enfui, mais d’avoir alors perdu l’équilibre. Il avait voulu tirer, mais l’arme avait refusé de fonctionner. Des lumières clignotaient à l’autre bout du hangar. Pas chargé, il n’est pas chargé ! criait Thone à l’intention de ses comparses. Ils reportèrent leur attention sur le fond du hangar ; quelques avions garés là leur bouchaient la vue, mais il y avait quelqu’un, quelqu’un qui criait ; il était question des portes du hangar, qu’on avait ouvertes en pleine nuit avec les lumières allumées.

Il n’eut pas le temps de voir qui lui avait tiré dessus. Un marteau s’abattit sur sa tempe et il n’y eut plus rien, jusqu’à la chaise blanche.

La neige bouillonnait furieusement derrière les fenêtres inondées de lumière.

Il la contempla jusqu’à l’aube, sans cesser de se souvenir.

— Talibe, voulez-vous faire parvenir un message au capitaine Saaz Insile ? Dites-lui que j’ai un besoin urgent de le voir ; je vous en prie, envoyez un message à mon escadron, d’accord ?

— Bien sûr, pas de problème. Mais d’abord, votre médicament.

Il serra la main de la jeune fille dans la sienne.

— Non, Talibe. Téléphonez d’abord à l’escadron. (Il lui fit un clin d’œil.) Je vous en prie, faites ça pour moi.

Elle secoua la tête.

— Quelle peste !

Elle repassa la porte.

— Alors, il va venir ?

— Il est en permission, l’informa-t-elle en prenant sa planchette pour y noter le médicament qu’il allait prendre.

— Merde !

Saaz ne lui avait jamais parlé de ça.

— Capitaine, voyons ! le morigéna-t-elle en secouant un petit flacon.

— La police, Talibe. Appelez la police militaire. Tout de suite. C’est très urgent.

— D’abord le médicament, capitaine.

— Alors, dès que je l’aurai pris, d’accord ?

— Promis. Ouvrez grand.

— Aaaah…

Il maudit Saaz d’être parti en permission, et le maudit doublement de ne pas l’en avoir averti. Et ce Thone, quel culot ! Venir ainsi lui rendre visite, s’enquérir de ses progrès, voir si la mémoire lui revenait !

Et si elle lui était effectivement revenue ? Que se serait-il passé ?

Il chercha à tâtons les ciseaux sous l’oreiller ; ils étaient toujours là, froids et pointus.

— Je leur ai dit que c’était urgent ; ils ont répondu qu’ils se mettaient immédiatement en route, fit Talibe en revenant, mais cette fois-ci sans la chaise. (Elle tourna la tête vers les fenêtres, derrière lesquelles la tempête continuait de souffler.) Et je suis censée vous donner quelque chose pour vous maintenir éveillé. Ils vous veulent bien vif.

— Mais je suis vif ! Et bien éveillé !

— Chut ! Prenez ça.

Il s’exécuta.

Il s’endormit en serrant dans sa main les ciseaux sous l’oreiller tandis que, dehors, la blancheur s’étalait à perte de vue et finissait par pénétrer le verre, couche après couche, selon un processus d’osmose discrète, et venait graviter tout naturellement autour de sa tête, tournoyer en orbite tout autour de lui et se joindre au tore blanc du pansement, puis le désintégrer, le dérouler et en déposer les restes dans un coin de la pièce, où étaient rassemblées les chaises blanches qui complotaient à voix basse, avant de se refermer lentement sur son crâne en serrant de plus en plus fort, sans cesser de se livrer à cette danse de flocons insensée, de plus en plus rapide, à mesure que ceux-ci se rapprochaient jusqu’à prendre la place du pansement, froids et rigides sur sa tête enfiévrée et – ayant trouvé la blessure soignée – jusqu’à s’insinuer sous la peau, puis dans son crâne, et se poser, glaciaux, craquants, cristallins, à l’intérieur de son cerveau.

Talibe déverrouilla les portes de la salle et fit entrer les officiers.

— Vous êtes sûre qu’il est inconscient ?

— Je lui ai administré le double de la dose habituelle. S’il ne dort pas, c’est qu’il est mort.

— On sent encore le pouls. Prenez-le par les bras.

— D’accord… Oh, hé ! Regardez ça !

— Ça alors !

— C’est ma faute. Je me demandais où avaient bien pu passer ces ciseaux. Désolée.

— Vous vous êtes bien débrouillée, petite. Vous feriez mieux de partir, maintenant. Merci. Nous n’oublierons pas ce que vous avez fait.

— D’accord, mais… Euh…

— Quoi ?

— Ça va… ça va aller vite, n’est-ce pas ? Il n’aura pas le temps de se réveiller ?

— Mais non. Ne vous en faites donc pas pour ça. Il ne se rendra compte de rien. Il ne sentira rien du tout.

Il s’était réveillé dans la neige froide, ramené à la vie par une explosion glaciale qui faisait rage à l’intérieur de lui et remontait vers la surface, lui perçant la peau par chaque pore et poussant vers l’extérieur ses hurlements aigus.

Il s’éveilla donc, et comprit qu’il était en train de mourir. Le blizzard lui avait déjà engourdi tout un côté du visage. Il avait une main collée à la neige dure tassée sous lui. Il portait toujours le pyjama d’hôpital réglementaire. Le froid n’était pas froid ; c’était une souffrance du genre paralysant qui le dévorait sur tous les fronts.

Il leva la tête et regarda autour de lui. Quelques mètres de neige en terrain plat, le tout éclairé par une lumière qui pouvait être celle de l’aube. Le blizzard s’était légèrement calmé, mais restait tout de même violent. La dernière fois qu’il avait entendu annoncer la température extérieure elle était de moins dix ; néanmoins, à cause du vent il faisait beaucoup, mais alors beaucoup plus froid que cela. Sa tête, ses mains, ses pieds, ses parties génitales… tout lui faisait mal.

C’était le froid qui l’avait réveillé. Forcément. Et tout de suite ou presque, sinon il serait déjà mort. Sans doute venait-on tout juste de l’abandonner. S’il pouvait trouver dans quelle direction ils étaient partis et suivre leurs traces…

Il essaya de bouger, mais en vain. Il hurla intérieurement afin de rassembler la plus formidable dose de volonté dont il ait jamais tenté de faire preuve… et ne réussit qu’à rouler sur lui-même et se retrouver sur son séant.

L’effort fourni avait été presque trop grand ; il dut poser ses mains derrière lui pour se stabiliser. Il les sentit geler instantanément et sut qu’il n’arriverait jamais à se relever.

Talibe…, songea-t-il, mais en un clin d’œil cette pensée fut emportée par le blizzard.

Oublie Talibe. Tu es en train de mourir. Il y a des choses plus importantes.

Il riva ses yeux aux profondeurs laiteuses du blizzard qui se ruait sur lui et fonçait de part et d’autre comme un ensemble d’infimes étoiles molles massées les unes contre les autres et précipitées en tous sens. Il se sentit le visage piqueté par un million de minuscules aiguilles brûlantes, mais il n’y eut bientôt plus de sensation du tout.

Dire que j’ai fait tout ce chemin, songea-t-il, pour venir mourir ici, dans une guerre qui n’est même pas la mienne ! Comme tout cela lui paraissait grotesque à présent. Zakalwe, Éléthiomel, Staberinde, Livuéta, Darckense… Les noms se dévidaient dans sa tête avant d’être chassés par le froid insidieux de la bourrasque hurlante. Il sentit son visage se ratatiner, sentit le froid creuser sa peau et ses globes oculaires jusqu’à atteindre sa langue, ses dents et ses mâchoires.

Il arracha une de ses mains à la neige, derrière lui ; déjà le froid anesthésiait sa paume écorchée. Il ouvrit sa veste de pyjama, en arracha les boutons et exposa au froid la petite cicatrice plissée qui marquait sa poitrine, juste au-dessus du cœur. Puis il posa la main sur la glace, derrière son dos, et renversa la tête. Il crut sentir ses os crisser dans son cou et cliqueter à chaque mouvement de sa tête, comme si le froid refermait son étreinte sur ses articulations.

— Darckense…, murmura-t-il à l’adresse des courants tourbillonnants et glacés de la tempête.

Alors il vit une femme venir tranquillement vers lui à travers la bourrasque.

Elle marchait sur la surface de la neige tassée, chaussée de hautes bottes noires et vêtue d’un long manteau à col et manchettes de fourrure noire, un petit chapeau sur la tête.

Son visage et son cou n’étaient nullement protégés du froid, pas plus que ses mains dépourvues de gants. Elle avait un visage ovale et étiré, un regard sombre et profond. Elle venait sans difficulté dans sa direction, et la tempête semblait se diviser dans son dos. Il se sentit tout à coup à l’abri de quelque chose, quelque chose de plus haut que cette femme de haute taille, et une espèce de sensation de chaleur parut s’infiltrer sous sa peau, partout où celle-ci faisait face à l’inconnue.

Il ferma les yeux. Puis il secoua la tête, ce qui lui fit un peu mal, mais tant pis. Enfin, il rouvrit les paupières.

Elle était toujours là.

Elle avait posé un genou sur la neige, juste devant lui, et croisé les mains sur l’autre genou, sur le tissu de la jupe ; leurs visages étaient au même niveau. Il voulut mieux voir et, encore une fois, dégagea de force sa main prisonnière de la neige (elle était engourdie, mais quand il l’amena devant lui, il vit qu’en l’arrachant il en avait mis la chair à nu). Il chercha alors à toucher son visage, mais elle lui prit la main dans les siennes. Sa peau était tiède. Il crut n’avoir jamais ressenti chaleur plus merveilleuse.

Il éclata de rire ; elle tenait toujours sa main, le blizzard s’écartait de chaque côté de sa personne et son souffle formait un nuage dans l’air.

— Bon sang, fit-il. (Il se rendit compte que le froid et la drogue qu’ils lui avaient donnée alourdissaient son élocution.) Moi qui ai été athée toute ma vie, voilà que ces crédules débiles avaient raison depuis le début ! (Il toussa, le souffle rauque.) Ou bien est-ce que vous les prenez eux aussi par surprise en ne vous montrant pas à eux ?

— Vous me flattez, monsieur Zakalwe, répondit la femme d’une superbe voix grave et sensuelle. Je ne suis ni la Mort ni quelque Déesse imaginaire. Je suis aussi réelle que vous… (Elle passa son pouce long et fort sur sa paume écorchée et sanglante.) En un peu plus chaud, peut-être.

— Oh, je ne doute pas que vous soyez réelle. Je le sens très…

Sa voix s’éteignit ; il regarda derrière le dos de la femme. Une forme gigantesque apparaissait progressivement au cœur du tourbillon neigeux. Elle était d’un blanc grisâtre, comme la neige, mais un ton plus foncé ; silencieuse, immense et immobile, elle vint se suspendre juste derrière la femme. La tempête parut mourir tout autour d’eux.

— Voici ce qu’on appelle un module à douze passagers, Chéradénine. Il est venu vous chercher, si du moins c’est ce que vous voulez. Il vous emportera sur la terre ferme, si vous le désirez. Ou bien plus loin encore, en notre compagnie, si vous préférez.

Il était las de battre des paupières et de secouer la tête. Il allait falloir faire taire aussi longtemps que nécessaire ce qui, quelque part en lui, souhaitait déraisonnablement aller jusqu’au bout de la partie. Quel rapport avec le Staberinde et la Chaise, il n’aurait su le dire, du moins pas encore, mais si c’était bien de cela qu’il s’agissait (et de quoi pouvait-il s’agir d’autre ?) alors il était parfaitement inutile, dans l’état d’affaiblissement, voire d’agonie, où il se trouvait, de chercher à lutter. Advienne que pourra, se dit-il. Je n’ai pas tellement le choix, de toute façon.

— En votre compagnie ? répéta-t-il en s’efforçant de ne pas rire.

— Oui, avec nous. Nous aimerions vous confier un travail. (Elle sourit.) Mais si nous poursuivions cette conversation dans un endroit mieux chauffé, qu’en dites-vous ?

— Mieux chauffé ?

Elle eut un brusque et unique mouvement de tête.

— Je veux parler du module.

— Ah oui, acquiesça-t-il.

Le module. Il essaya de détacher son autre main de la neige, mais n’y réussit pas.

Il reporta son regard sur elle ; elle venait de prendre un flacon dans sa poche. Elle passa un bras dans son dos et en versa le contenu sur sa main, qui se réchauffa et se détacha en fumant un peu.

— Ça va ? fit-elle en lui prenant la main et en l’aidant doucement à se relever. (Elle sortit des chaussons de sa poche.) Tenez.

— Oh ! (Il rit.) Oui, merci.

Elle passa son bras sous celui de l’homme et glissa une main sous l’épaule opposée. Elle était forte.

— Je vois que vous connaissez mon nom, dit-il. Peut-on savoir le vôtre, si ce n’est pas faire preuve de trop d’impertinence ?

Elle sourit. Ils avancèrent sous les flocons de neige qui, rares à présent, tombaient tout doucement, en direction de la forme imposante aux flancs aplatis qu’elle avait appelée le « module ». Il s’était instauré un tel calme que – malgré la tempête qui hurlait tout près d’eux – il entendait la neige craquer sous leurs pieds.

— Mon nom, répondit-elle, est Rasd-Coduresa Diziet Embless Sma da’ Marenhide.

— Sans blague !

— Mais vous pouvez m’appeler Diziet.

— Ah, bon, fit-il en riant. Diziet.

Ils pénétrèrent (elle d’un pas ferme, lui en trébuchant à demi) dans la chaleur orangée de l’intérieur du module. Les parois semblaient faites de bois poli à l’infini, les sièges étaient recouverts de peaux tannées et le sol tapissé de fourrure. Le tout répandait un parfum de jardin de montagne.

Il voulut s’emplir les poumons de cet air tiède et odorant. Puis il vacilla et, abasourdi, se retourna vivement vers sa compagne.

— Mais c’est pour de vrai ! souffla-t-il.

S’il avait eu assez de souffle, il en aurait crié.

La femme hocha la tête.

— Bienvenue à bord, Chéradénine Zakalwe.

Il s’évanouit.

Douze

Il se tenait debout dans l’immense galerie, le visage tourné vers la lumière. Une brise tiède gonflait mollement, sans bruit, de grands rideaux blancs autour de lui. Le souffle ne soulevait que légèrement sa longue chevelure brune. Ses mains étaient jointes derrière son dos. Son expression était pensive. Les cieux muets où l’on voyait de rares nuages au-dessus des montagnes, au-delà de la forteresse et de la cité, baignaient son visage d’une lumière neutre et pénétrante et, debout là dans ses vêtements simples de couleur sombre, il avait quelque chose d’inorganique ; on aurait dit une statue, ou un mort dressé contre les remparts pour tromper l’ennemi.

Une voix prononça son nom.

— Zakalwe ? Chéradénine ?

— Hein ? Quoi ?

Il reprit ses esprits. Il avait sous les yeux un vieil homme dont le visage lui parut vaguement familier.

— Beychaé ? s’entendit-il dire.

Mais bien sûr ; ce vieillard, c’était Tsoldrin Beychaé. L’air plus âgé que dans son souvenir.

Il regarda autour de lui en tendant l’oreille. Il entendit alors une faible vibration et aperçut une petite cabine réduite à sa plus simple expression. Vaisseau de haute mer ? Vaisseau spatial ?

Osom Emananish, fit une voix au plus profond de ses souvenirs. Vaisseau spatial ; clipper en partance pour… quelque part dans la région d’Impren (il ne savait plus ce que c’était, ni où cela se trouvait). Les Habitats d’Impren. Il fallait qu’il escorte Tsoldrin Beychaé jusqu’aux Habitats d’Impren. Alors il se souvint du petit médecin et de sa miraculeuse machine à champs, avec son disque-découpeur bleuté. Plongeant encore plus loin dans sa mémoire, selon un procédé qu’il n’aurait pu employer sans la formation dispensée par la Culture et les subtiles altérations qu’elle lui avait fait subir, il isola la petite boucle qui lui bloquait l’accès à ce que son cerveau avait précédemment emmagasiné. La pièce qui contenait les fibres optiques ; le geste de leur envoyer un baiser qu’il avait fait alors, tant il était ravi d’être tombé tout juste sur ce qu’il cherchait ; l’explosion qui lui avait fait retraverser le bar en sens inverse et l’avait repoussé jusque dans le salon ; la chute, un coup sur la tête. Le reste était très flou : de lointains cris, la sensation d’être transporté ailleurs. Rien à tirer d’intelligible des voix qu’il avait enregistrées quand il était inconscient.

Il resta quelques instants allongé, immobile, attentif aux messages que lui faisait parvenir son corps : pas de traumatisme crânien ; rein droit légèrement touché, contusions multiples, éraflures sur les genoux, coupures à la main droite… nez en voie de guérison.

Il se redressa et regarda à nouveau la cabine : parois métalliques, deux couchettes, un petit tabouret sur lequel était assis Beychaé.

— Nous sommes dans le brick ?

— Oui, acquiesça Beychaé. En prison.

Il se laissa retomber sur le dos. Il vit qu’on l’avait revêtu d’une combinaison jetable pareille à celles des membres d’équipage. La perle-terminal n’était plus à son oreille, dont le lobe était abîmé et douloureux : manifestement, le transcepteur ne s’était pas laissé faire.

— Toi aussi, ou moi seulement ? s’enquit-il.

— Toi seulement.

— Et le vaisseau ?

— Je crois que nous nous dirigeons vers le système stellaire le plus proche grâce aux moteurs de secours.

— Comment s’appelle-t-il, ce système ?

— Ma foi, sa seule planète habitée se nomme Murssay. Elle est en partie en guerre ; il s’agit d’un des conflits isolés dont tu m’as parlé. Aux dernières nouvelles, nous ne serions pas autorisés à atterrir.

— À atterrir ?

Il poussa un grognement et se tâta l’arrière de la tête. Contusion non négligeable.

— Ce vaisseau ne peut pas atterrir ; il n’est pas conçu pour évoluer dans l’atmosphère.

— Ah bon ? Eh bien, ils ont sans doute voulu dire que nous ne pourrions pas descendre à la surface.

— Hmm. Il doit bien y avoir des engins en orbite ; une station orbitale, peut-être, non ?

— Sans doute, répondit Beychaé en haussant les épaules.

Zakalwe inspecta la cabine du regard en montrant bien qu’il cherchait quelque chose.

— Que savent-ils sur toi ?

Là encore, il tourna les yeux dans toutes les directions.

Beychaé sourit.

— Ils savent qui je suis ; j’ai parlé au commandant de bord, Chéradénine. La compagnie leur avait bel et bien donné l’ordre de faire demi-tour, mais ils ignoraient pourquoi. Maintenant ils savent. Le commandant avait le choix : attendre que les unités navales des Humanistes viennent nous récupérer, ou bien se diriger vers Murssay. Il a opté pour cette dernière solution malgré les pressions qu’a exercées sur lui la Gouvernance, d’après ce que j’ai compris, par l’intermédiaire de la compagnie de transports. Apparemment, il a tenu à utiliser le canal de détresse pour informer la compagnie de ce qui était arrivé au vaisseau, et aussi de ma présence à bord.

— Ce qui signifie qu’à présent tout le monde est au courant ?

— En effet. À l’heure qu’il est, l’Amas tout entier sait exactement où nous nous trouvons, j’imagine. Mais l’important est que, à mon avis, le commandant n’est pas entièrement défavorable à notre cause.

— Peut-être, mais que va-t-il se passer quand nous arriverons dans les parages de Murssay ?

— On va probablement se débarrasser de vous, monsieur Zakalwe, fit une voix sortant d’un haut-parleur au-dessus de leurs têtes.

L’interpellé regarda Beychaé.

— Tu as entendu aussi, j’espère ?

— Ça m’a tout l’air d’être le commandant.

— Exact, reprit la voix masculine. Et nous venons d’apprendre à l’instant que nous allions nous séparer de vous avant même d’atteindre la station de Murssay.

L’homme semblait irrité.

— Vraiment, commandant ?

— Eh oui, monsieur Zakalwe, vraiment. Un message de nature militaire émanant de l’Hégémonarchie Balzeit de Murssay vient juste de me parvenir. Ils veulent vous prendre en charge avant que nous ne touchions la Station. Étant donné qu’ils menacent de nous attaquer si nous n’obtempérons pas, je prévois d’accéder à leur requête ; avec protestations officielles, bien entendu, mais en toute franchise je ne serai pas fâché d’être débarrassé de vous. Je me dois d’ajouter que l’appareil à bord duquel ils se proposent de vous enlever est âgé de deux bonnes centaines d’années et que, jusqu’à aujourd’hui, il n’était pas considéré comme capable de naviguer dans l’espace. En admettant qu’il tienne le coup assez longtemps pour nous aborder, à savoir dans deux heures environ, la traversée de l’atmosphère de Murssay devrait être plutôt agitée pour vous. Quant à vous, monsieur Beychaé, m’est avis que, si vous raisonniez ces Balzeit, ils vous laisseraient sans doute continuer avec nous jusqu’à la Station de Murssay. Quelle que soit votre décision, monsieur, permettez-moi de vous souhaiter à vous un excellent voyage.

Beychaé se rassit sur son petit tabouret.

— Balzeit, fit-il en hochant la tête d’un air pensif.

Je me demande en quoi nous pouvons bien les intéresser.

— C’est vous, Tsoldrin, qui les intéressez, remarqua Zakalwe en s’asseyant au bord de sa couchette. (Puis il eut l’air d’hésiter.) Ils sont avec les bons ou avec les méchants ? Il y en a tellement, de ces sacrées guerres miniatures…

— En théorie, ils sont du bon côté. Il me semble que pour eux les planètes et les machines peuvent avoir une âme.

— Ouais, c’est bien ce que je pensais, conclut Zakalwe en se mettant progressivement sur pied. (Il plia les bras, fit jouer ses épaules.) Si cette Station de Murssay est un territoire neutre, tu ferais mieux d’y aller, même si c’est probablement toi que veulent ces Balzeit, et non moi.

Il se frotta de nouveau l’arrière de la tête, tout en s’efforçant de se remettre en mémoire la situation qui prévalait sur Murssay. Cette planète était tout à fait le genre à provoquer le déclenchement d’une guerre à grande échelle. Un conflit Consolidationnistes-Humanistes opposait d’ailleurs en ce moment même des puissances militaires relativement archaïques ; Balzeit se trouvait du côté consolidationniste, bien que le haut commandement soit tenu par une espèce de prêtrise. Pourquoi voulaient-ils Beychaé, voilà qui lui échappait ; il se rappelait tout de même vaguement que les prêtres en question donnaient sérieusement dans le culte de la personnalité. Mais peut-être avaient-ils tout simplement entendu dire que Beychaé se trouvait dans les parages, et décidé de l’enlever en exigeant une rançon.

Six heures plus tard, ils furent rejoints par l’antique vaisseau de Balzeit.

— Moi ? C’est moi qu’ils veulent ?

Ils se tenaient devant le sas : Zakalwe, le commandant de bord de l’Osom Emananish, et quatre silhouettes en combinaison, toutes armées. Leurs occupants étaient également munis de casques à visière derrière lesquels on distinguait leurs visages brun clair ornés d’un cercle bleu sur le front. Zakalwe se fit la réflexion que lesdits cercles avaient l’air d’émettre une faible lueur, et se demanda si leur présence était due à quelque généreux principe religieux facilitant la tâche aux tireurs embusqués.

— Oui, monsieur Zakalwe, répondit le commandant. (Tout rond, ce petit homme au crâne rasé lui sourit et reprit :) C’est vous qu’ils veulent, et non M. Beychaé.

Zakalwe examina les quatre hommes armés.

— Qu’est-ce qu’ils ont en tête ? demanda-t-il à Beychaé.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit celui-ci.

Zakalwe agita les mains pour attirer l’attention des quatre hommes.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Monsieur, si vous voulez bien nous suivre, répondit l’un d’eux par l’entremise d’un haut-parleur intégré à sa combinaison.

Manifestement, il ne s’exprimait pas dans sa langue maternelle.

— Si je veux bien ? Vous voulez dire que je n’y suis pas obligé ?

L’autre parut subitement mal à l’aise dans sa combinaison. On le vit parler un petit moment sans que le moindre son ne sorte du haut-parleur, puis il déclara enfin :

— Sire Zakalwe, être très important pour vous venir avec nous. Impératif. Être très important.

Zakalwe secoua la tête.

— Impératif, répéta-t-il d’un air songeur. (Puis il se tourna vers le commandant.) Monsieur, puis-je récupérer ma boucle d’oreille, s’il vous plaît ?

— Non, répondit le commandant avec un sourire béat. Et maintenant, fichez le camp de mon vaisseau.

L’astronef était exigu, d’un niveau tech très bas ; l’air y était tiède et sentait l’ozone. On lui donna une vieille combinaison et on le dirigea vers un canapé, où il s’attacha au moyen d’une ceinture. Quand on vous faisait enfiler une combinaison à l’intérieur d’un vaisseau, c’était plutôt mauvais signe. Les hommes de troupe qui étaient venus le chercher à bord du clipper prirent place derrière lui. Composé de trois hommes, l’équipage – également en combinaison – était en proie à une agitation suspecte, et il eut la désagréable impression que les commandes manuelles qui leur faisaient face n’étaient pas uniquement destinées à intervenir en cas d’urgence.

L’appareil fit une rentrée spectaculaire dans l’atmosphère : il fut ballotté de tous côtés, craqua de toutes parts et, entouré de gaz incandescents (quand il se rendit compte qu’il les voyait à travers des fenêtres, c’est-à-dire du cristal ou du verre, et non par le truchement d’écrans, il ressentit un choc jusqu’au plus profond de ses entrailles), il émit un hurlement de plus en plus assourdissant. La température de l’air grimpa encore. Les lumières qui clignotaient, les conversations précipitées entre membres d’équipage, leurs initiatives non moins précipitées accompagnées d’autres propos surexcités… tout cela n’était guère fait pour le rassurer. Puis le nuage incandescent disparut et le ciel passa du violet au bleu ; les soubresauts reprirent.

Ils entrèrent d’un seul coup dans la nuit, puis s’enfoncèrent dans les nuages. Les ampoules qui clignotaient sur le panneau de contrôle semblaient encore plus inquiétantes dans le noir.

Ils eurent droit à un atterrissage houleux sur une espèce de piste prévue à cet effet, le tout en plein orage. Les quatre soldats qui étaient montés à bord de l’Osom Emananish poussèrent de faibles acclamations dans son dos au moment où le train d’atterrissage (sans doute constitué de roues, songea-t-il) toucha le sol. L’appareil continua d’avancer en cahotant pendant un trop long moment en dérapant deux fois par l’arrière.

Lorsqu’il s’immobilisa enfin, il vit les trois hommes d’équipage effondrés dans leur siège, les bras pendant par-dessus les accoudoirs ; muets, ils regardaient fixement la nuit striée de pluie.

Il défit sa ceinture et ôta son casque. Les soldats ouvrirent la porte du sas côté vaisseau.

Celle qui donnait sur l’extérieur révéla en s’ouvrant de la pluie, des lumières, des camions, des chars avec en fond quelques bâtiments peu élevés, ainsi qu’une foule d’environ deux cents personnes ; les uns portaient l’uniforme, les autres de longues toges luisantes de pluie, tandis que quelques individus s’efforçaient d’en abriter d’autres sous des parapluies. Tous paraissaient arborer au front une marque circulaire. Un petit groupe d’une dizaine de personnes, toutes âgées et vêtues de toges, qui avaient toutes les cheveux blancs et le visage constellé de gouttes de pluie, s’avança vers l’escalier de l’appareil.

— Monsieur, s’il vous plaît, fit l’un des soldats en tendant la main pour lui montrer le chemin.

Les hommes aux cheveux blancs s’assemblèrent en triangle au pied des marches.

Il sortit de l’appareil et s’arrêta sur la petite plateforme qui formait le haut de l’escalier. La pluie lui martelait la tempe.

Une véritable clameur s’éleva et la douzaine d’hommes âgés debout au pied des marches inclinèrent la tête et mirent un genou en terre, où plutôt dans les flaques de la piste obscure et fouettée par le vent. Une explosion de lumière bleue déchira les ténèbres qui s’étendaient derrière les constructions basses, dont la clarté instable illumina momentanément les collines et les montagnes qui se profilaient au loin. Il lui fallut un moment pour comprendre ce qui se passait ; puis il se rendit compte qu’ils criaient :

— Za-kal-we ! Za-kal-we !

— Ah-ha ! se dit-il.

Le tonnerre grondait dans les collines.

— C’est ça… Pourriez-vous faire repasser ceci devant moi, je vous prie ?

— Messie…

— J’aimerais beaucoup que vous ne m’appeliez plus comme ça.

— Ah ! Ah bon, très bien, sire Zakalwe ; comment voulez-vous qu’on vous appelle, alors ?

— Euh, que pensez-vous de… (il agita les mains) monsieur ?

— Mais… Sire Zakalwe, sire… Vous êtes préordonné ! Vous avez été annoncé ! (Le grand prêtre assis de l’autre côté du wagon de chemin de fer joignit les mains.)

— « Annoncé » ?

— Mais oui ! Vous êtes notre salut ! Notre divine récompense ! Vous nous avez été envoyé !

— Envoyé, répéta-t-il en s’efforçant encore de saisir ce qui lui arrivait.

On avait coupé les projecteurs dès qu’il avait posé pied à terre. Les prêtres l’entourèrent, s’emparèrent de lui, lui passèrent d’innombrables bras autour des épaules et, laissant derrière eux le tablier de béton, le conduisirent à un véhicule blindé ; les lumières s’éteignirent sur la piste et seuls demeurèrent le plafonnier du camion et les phares des tanks, cônes de lumière déployée en éventail par des sortes d’œillères fixées par-dessus les ampoules. On lui fit descendre un sentier en s’affairant autour de lui, et il parvint bientôt à une station de chemin de fer où tout le monde s’embarqua dans un wagon-navette, qui bientôt s’ébranla bruyamment avant de s’enfoncer dans la nuit.

Il ne comportait pas de fenêtres.

— Mais bien sûr ! Traditionnellement, notre croyance veut que nous recherchions les influences extérieures, car elles sont toujours plus puissantes. Le grand prêtre – qui s’était présenté sous le nom de Napoéréa – s’inclina respectueusement.

— Et qu’y a-t-il de plus puissant que l’homme qui fut ComMil ?

ComMil ; il dut fouiller dans sa mémoire pour se rappeler ce que c’était. Ah oui, ComMil… le titre que lui donnaient à l’époque les médias de l’Amas. Directeur des opérations militaires, lorsqu’il s’était retrouvé embarqué dans cette folle histoire avec Tsoldrin Beychaé, la dernière fois. Beychaé, lui, avait le titre de ComPol, c’est-à-dire qu’il s’occupait des affaires politiques (ah, ces distinctions subtiles !).

— ComMil… (Il hocha la tête. Il n’était guère avancé.) Et vous pensez que je peux vous aider ?

— Sire Zakalwe ! s’écria le grand prêtre en se laissant glisser au bas de son siège pour s’agenouiller une nouvelle fois par terre. En vous nous avons foi !

Il se cala contre les coussins recouverts de tapisserie.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

— Sire, vos hauts faits sont légendaires ! Pas la moindre fausse note depuis une éternité ! Avant sa mort, notre Mentor avait prophétisé que notre salut viendrait d’« au-delà des étoiles », et votre nom figurait parmi ceux qui furent alors mentionnés ; arrivant ainsi au moment où nous avons tant besoin d’aide, vous ne pouvez être que le salut que nous attendions !

— Je vois, répondit Zakalwe qui ne voyait rien du tout. Eh bien, on va voir ce qu’on peut faire.

— Messie !

Le train entra en gare ; ils descendirent et on les escorta jusqu’à un ascenseur, puis jusqu’à une suite dont on lui dit qu’elle donnait sur la ville en contrebas, mais où l’on avait fait le black-out : les stores intérieurs étaient baissés. L’appartement lui-même témoignait d’une certaine opulence. Il le passa en revue.

— Bien. Très joli. Merci.

— Et voici vos garçons, fit le grand prêtre en tirant un rideau qui révéla une demi-douzaine de jeunes gens langoureusement étendus sur un très grand lit, dans la chambre.

— Mais je… euh… Je vous remercie, dit Zakalwe en inclinant la tête à l’intention du prêtre.

Il sourit aux garçons, qui tous lui rendirent son sourire.

Il était couché, tout éveillé, dans le lit d’apparat de son palais, les mains derrière la nuque. Au bout d’un moment, une détonation discrète retentit distinctement dans le noir et une minuscule machine à peu près de la taille d’un pouce humain surgit dans une sphère évanescente de lumière bleutée.

— Zakalwe ?

— Salut, Sma.

— Écoute…

— Non. C’est toi qui vas m’écouter. J’aimerais bien savoir ce qui se passe, nom de nom !

— Zakalwe, fit Sma par l’intermédiaire du missile-éclaireur. C’est très compliqué, mais…

— Mais je suis coincé avec une bande de prêtres homosexuels qui croient que je vais résoudre tous leurs problèmes militaires !

— Chéradénine, reprit Sma de sa voix décidée. Ces gens se sont montrés capables d’incorporer à leur religion la foi dans tes prouesses guerrières. Sachant cela, comment peux-tu te détourner d’eux ?

— Sans le moindre mal, crois-moi.

— Que cela te plaise ou non, Chéradénine, pour eux tu es devenu une légende. Ils te croient capable de certaines choses.

— Et que suis-je censé faire ?

— Être leur guide. Leur général.

— Oui, ça, c’est ce qu’ils attendent de moi. Mais en réalité, qu’est-ce que je dois faire ?

— Rien d’autre que cela. Prends les rênes. Entretemps, Beychaé reste à la Station ; la Station de Murssay. Pour l’instant l’endroit est neutre, et il s’applique à ameuter les gens qu’il faut. Tu ne comprends donc pas, Zakalwe ? (La voix de Sma dénotait de la tension, de l’exultation même.) On les tient ! Beychaé agit exactement comme nous l’entendions, et tout ce qu’il te reste à faire, c’est…

— C’est quoi ?

— … être toi-même ; agir pour le compte de ces individus !

Il secoua la tête.

— Sma, il faut que tu m’en dises un peu plus. Que suis-je censé faire ?

Il l’entendit soupirer.

— Gagner leur guerre, Zakalwe. Nous sommes derrière les forces dont tu es l’allié. Si celles-ci gagnent et si Beychaé se retrouve ici du côté des vainqueurs, alors nous pourrons peut-être changer le cours des choses dans l’Amas tout entier. (Il l’entendit prendre encore une fois une profonde inspiration.) Zakalwe, il le faut. Dans une certaine mesure, nous avons les mains liées, mais nous devons absolument faire en sorte que toute cette affaire soit réglée. Gagne cette guerre pour leur compte et nous serons peut-être en mesure de tout remettre d’aplomb. Sérieusement.

— D’accord, d’accord, sérieusement, dit-il au missile-éclaireur. Mais j’ai déjà eu l’occasion d’examiner brièvement leurs cartes, et ces gars-là sont dans un de ces pétrins ! Pour gagner cette guerre, il va leur falloir un véritable miracle !

— Fais ce que tu pourras, Chéradénine. S’il te plaît.

— Est-ce qu’on va m’aider ?

— Euh… Que veux-tu dire au juste ?

— Je veux parler de renseignement militaire, Sma. Si vous pouviez tenir l’ennemi à l’œil et…

— Ah, non ! Chéradénine. Je suis désolée, mais c’est impossible.

— Quoi ? fit-il à voix haute en s’asseyant dans son lit.

— Je regrette, Zakalwe ; sincèrement, je regrette, mais nous avons dû nous entendre là-dessus. Il s’agit de négociations très délicates, et nous sommes obligés de nous tenir strictement à l’écart. Ce missile ne devrait même pas se trouver là. Il sera d’ailleurs bientôt obligé de te laisser.

— Alors je reste tout seul ?

— Je regrette, répéta Sma.

— Et moi donc ! lança-t-il en se laissant retomber sur le lit en un geste théâtral.

« Tu ne joueras plus au petit soldat », lui avait dit Sma quelque temps auparavant ; il s’en souvenait fort bien.

— Petit soldat mon cul, marmonna-t-il en rassemblant ses cheveux sur sa nuque avant de les nouer au moyen d’un petit lien en cuir.

Le jour se levait ; il tapota sa queue de cheval et regarda, au travers de la vitre épaisse et déformante, la ville enveloppée de brume qui s’éveillait tout juste sous les pics rougis par l’aube et les cieux qui répandaient une lueur bleutée. Il contempla avec dégoût la longue toge surchargée d’ornements que les prêtres comptaient le voir revêtir, puis l’enfila à contrecœur.

L’Hégémonarchie et son adversaire, l’Empire glaséen, se livraient déjà sporadiquement bataille depuis six cents ans pour la domination de leur sous-continent, d’ailleurs de taille relativement modeste, lorsque les habitants du reste de l’Amas étaient venus leur rendre visite dans leurs curieux vaisseaux célestes flottants, un siècle plus tôt. À l’époque, ces deux pays étaient déjà sous-développés par rapport aux autres nations de Murssay, qui avaient plusieurs décennies d’avance sur eux sur le plan technologique, et sans doute plusieurs siècles sur le plan politique et moral. Avant le contact, les autochtones ne connaissaient que l’arc et les flèches, et le canon qu’on chargeait par la gueule. À présent, un siècle plus tard, ils possédaient des blindés. Beaucoup de blindés. Des chars, une artillerie, des camions, plus quelques avions extrêmement inefficaces. L’un et l’autre camp détenaient chacun son unique appareil de dissuasion, parfois importé d’autres sociétés plus avancées à l’intérieur de l’Amas, mais le plus souvent purement et simplement offert par celles-ci. Pour l’Hégémonarchie, c’était un astronef de sixième ou septième main, pour l’Empire une poignée de missiles généralement considérés comme inopérants et, de toute manière, sans doute politiquement inutilisables car ils étaient censés être équipés d’une tête nucléaire. L’opinion publique de l’Amas pouvait tolérer la perpétuation technologiquement assistée d’une guerre sans objet tant que les hommes, les femmes et les enfants mouraient par fournées régulières quoique peu nombreuses, mais pas question de laisser un bombardement nucléaire incinérer d’un coup un million de personnes dans une ville.

L’Empire était donc en train de gagner une guerre de type conventionnel, laquelle se déroulait sur le territoire de deux pays pauvres qui, livrés à eux-mêmes, n’auraient peut-être même pas encore atteint la maîtrise de la vapeur. Au lieu de cela, les routes grouillaient de paysans réfugiés et de charrettes où s’entassait la totalité de leurs biens et qui zigzaguaient entre les haies, de part et d’autre de la route, pendant que les chars labouraient les champs de céréales et que les avions au bourdonnement incessant lâchaient des bombes, apportant ainsi une solution radicale au problème de l’aménagement des zones insalubres.

L’Hégémonarchie battait en retraite dans la plaine et jusque dans les montagnes à mesure que ses forces assiégées se repliaient devant la cavalerie motorisée de l’Empire.

Une fois habillé, il se rendit tout droit dans la salle des cartes ; quelques officiers d’état-major ensommeillés sautèrent sur pied en se frottant les yeux. Les cartes n’offraient pas un spectacle plus réjouissant que la veille ; néanmoins, il les examina longuement, estimant la position des troupes de l’Hégémonarchie et de celles de l’Empire, interrogeant les officiers, s’efforçant de prendre la mesure de leur système de renseignement et du moral des troupes.

Les officiers semblaient mieux connaître la disposition des forces de l’ennemi que les sentiments de leurs propres hommes.

Il eut un hochement de tête à lui seul destiné, passa une dernière fois en revue l’ensemble des cartes, puis partit prendre son petit déjeuner en compagnie de Napoéréa et des autres prêtres. Cela fait, il les ramena presque de force dans la salle des cartes (en temps normal, ils auraient réintégré leurs appartements pour se livrer à la méditation) et poursuivit son interrogatoire.

— D’autre part, je veux un uniforme comme celui de ces hommes, dit-il en désignant un des jeunes officiers d’active qui se tenait dans la salle des cartes.

— Mais, sire Zakalwe, fit Napoéréa d’un air inquiet, il ne conviendrait pas à votre rang !

— Peut-être, mais cet accoutrement gênerait mes mouvements, répliqua-t-il en indiquant les lourdes robes qu’il avait consenti à revêtir. Je veux aller jeter un coup d’œil au front.

— Mais, sire, ceci est la citadelle sacrée ; c’est ici que convergent toutes les informations, ainsi que les prières de notre peuple tout entier.

— Napoéréa, fit-il en lui posant une main sur l’épaule. Je sais tout cela ; seulement, j’ai besoin de me rendre compte par moi-même. Je viens d’arriver, vous savez. (Puis il vit les visages atterrés des autres grands prêtres.) Je ne doute pas que vos méthodes donnent des résultats dans des circonstances comparables à celles du passé, reprit-il en se gardant de formuler ses véritables pensées, mais moi je suis nouveau ici ; il faut donc que j’emploie de nouveaux moyens pour découvrir ce que vous, vous savez sans doute déjà. (Il se retourna vers Napoéréa.) Je veux un avion personnel ; un appareil de reconnaissance modifié devrait faire l’affaire. Plus deux appareils de combat en guise d’escorte.

Les prêtres, qui avaient considéré comme extrêmement audacieux et peu orthodoxe de s’aventurer jusqu’au spatioport – situé à quelque trente kilomètres de là – en train ou en camion, le crurent fou de vouloir ainsi survoler en tous sens le sous-continent entier.

Ce fut pourtant bien ce qu’il fit durant les jours qui suivirent. Cela coïncida avec une sorte d’accalmie – les troupes de l’Hégémonarchie fuyaient, celles de l’Empire consolidaient leurs positions – qui lui facilita la tâche. Il s’était vêtu d’un uniforme tout simple que ne venaient même pas orner la demi-douzaine de rubans métalliques dont semblait dépendre l’existence du moins gradé des jeunes officiers. Il s’entretint avec les généraux et les colonels qui combattaient sur le terrain, et les trouva dans l’ensemble mornes, démoralisés et considérablement enclins à rester à couvert ; il rencontra aussi leurs états-majors, les simples soldats, les équipages des tanks, sans oublier les cuisiniers, les services d’intendance, les ordonnances et les médecins. Dans la plupart des cas, il lui fallait un interprète, car seuls les officiers supérieurs parlaient la lingua franca de l’Amas ; malgré tout, et il le perçut fort bien, les hommes de troupe se sentaient plus proches d’un individu qui ne parlait pas leur langue, mais leur posait des questions, que d’un autre qui la possédait mais ne s’en servait que pour leur donner des ordres.

Au cours de cette première semaine, il fit le tour de tous les aérodromes de quelque importance, et sonda le moral et les opinions de tout l’état-major de l’aviation. La seule personne dont il avait tendance à ne pas tenir compte dans ce genre de circonstances était le prêtre, toujours vigilant, placé à la tête de chaque escadron, chaque régiment et chaque fort. Les quelques prêtres qu’il avait rencontrés au début ne lui avaient rien appris d’utile, et aucun de ceux qu’il avait vus par la suite n’avait jamais su ajouter quoi que ce soit d’intéressant à ses formules rituelles de bienvenue. Au bout de deux jours, il était parvenu à la conclusion que le principal problème auquel avaient à faire face les prêtres, c’était… eux-mêmes.

— La Province de Shénastri ! s’exclama Napoéréa. Mais elle compte une douzaine d’importants sites sacrés ! Au moins ! Et vous parlez de reddition sans combat !

— Vous récupérerez vos temples quand nous aurons gagné la guerre, et sans doute une grande quantité de nouveaux trésors à y déposer. Ils tomberont, que nous essayions ou non de tenir notre position, et subiront probablement des dommages dans la bataille, s’ils ne sont pas tout simplement détruits. Ainsi ils resteront intacts. D’autre part, ça met drôlement en péril les itinéraires d’approvisionnement de l’ennemi. Écoutez ; les pluies vont commencer dans… mettons un mois ? Le temps que nous soyons en mesure de contre-attaquer, leurs problèmes de ravitaillement se seront encore aggravés. Derrière eux, ils ont des marécages : pas question d’acheminer quoi que ce soit par là. Et une fois que nous serons passés à l’attaque, ils ne pourront plus se replier. Mon vieux Napo, mon plan est parfait, croyez-moi. Si j’étais au commandement de l’autre côté et que je me voie offrir cette région-là sur un plateau, je la fuirais comme la peste ; seulement, les gars de l’Armée impériale vont être obligés de l’occuper parce que la Cour ne leur laissera pas le choix. Pourtant, ils auront conscience de tomber dans un piège. Catastrophique pour le moral.

— Je ne sais pas, je ne sais pas…

Napoéréa secoua la tête et porta ses deux mains à sa bouche ; puis il se mit à se masser la lèvre inférieure tout en contemplant la carte d’un air angoissé.

(Sans blague ! songea Zakalwe en son for intérieur en observant la fébrilité du langage non verbal qu’employait le prêtre à cet instant. Vous autres, vous n’avez rien su de très utile depuis des générations, mon vieux.)

— Il le faut, reprit-il. Le repli doit commencer aujourd’hui même. (Il se retourna vers une autre carte.) Ici, arrêt des bombardements aériens des routes et du mitraillage au sol. Donnez deux jours de repos aux pilotes, puis attaquez les raffineries de pétrole, là. (Il désigna un point sur la carte.) Bombardement lourd ; utilisez tout ce qui peut voler aussi loin.

— Mais, si nous cessons de bombarder les routes…

— Elles s’encombreront d’encore plus de réfugiés. Ce qui ralentira davantage l’Armée impériale que nos avions. Mais il faut quand même faire sauter quelques-uns de ces ponts. (Il tapota deux ou trois points de franchissement des rivières, puis reporta un regard perplexe sur Napoéréa.) Vous avez conclu un accord garantissant que personne ne bombarderait les ponts ou quoi ?

— Nous avons toujours été d’avis que la destruction des ponts ne pourrait qu’entraver la contre-attaque, en plus du… gâchis que cela représente, répondit le prêtre d’un air malheureux.

— Eh bien, ces trois-là devront sauter quand même. Avec le raid sur la raffinerie, ça devrait sacrément perturber leurs chemins de ravitaillement en carburant, acheva-t-il en frappant dans ses mains avant de les frotter l’une contre l’autre.

— Nous pensons cependant que l’Armée impériale dispose de réserves de carburant considérables, reprit Napoéréa qui avait cette fois-ci l’air très malheureux.

— Même si c’est le cas, répondit Zakalwe au grand prêtre, l’état-major adverse prendra des initiatives plus mesurées s’il sait ses voies d’approvisionnement coupées. Ces gars-là sont du genre prudent. Mais pour ma part, je parie que ce ne sont que des histoires ; eux-mêmes sont sans doute persuadés que vous détenez des réserves plus importantes que les leurs, et, avec l’avancée qu’il leur a fallu alimenter ces derniers temps… croyez-moi ; il se peut qu’ils paniquent un peu si le bombardement de la raffinerie donne les résultats que j’escompte.

Abattu, Napoéréa se frotta le menton en contemplant les cartes d’un air égaré.

— Tout cela me paraît un peu… voire très… aventureux.

Le grand prêtre chargea ce qualificatif d’un dégoût et d’un mépris qui, en d’autres circonstances, auraient pu être amusants.

Après une tempête de protestations, les grands prêtres finirent par se laisser convaincre d’abandonner à l’ennemi leur précieuse province ainsi que ses nombreux sites religieux importants ; ils donnèrent également leur assentiment à l’attaque aérienne massive de la raffinerie.

Zakalwe alla rendre visite aux soldats qui se repliaient, et inspecter les principales bases aériennes devant servir à ladite attaque. Puis il partit pour deux jours dans les montagnes, en camion, afin de passer en revue leurs défenses. Il repéra une vallée dont la partie supérieure était occupée par un barrage, lequel pourrait également constituer un piège efficace au cas où l’Armée impériale réussirait à avancer jusque-là (il revit alors l’île de béton, la fille au nez qui coulait, et la chaise). Tandis qu’il se laissait conduire sur les routes grossières qui reliaient entre elles les places fortes construites en altitude, il vit une centaine d’avions au moins survoler en vrombissant des plaines à l’allure encore paisible, les ailes chargées de bombes.

L’attaque de la raffinerie se révéla coûteuse ; près du quart des avions n’en revinrent pas. Mais le lendemain l’avancée de l’Armée impériale s’interrompit. Zakalwe avait espéré qu’ils progresseraient encore un peu – étant donné qu’ils n’étaient pas ravitaillés directement à partir de la raffinerie, ils auraient pu continuer environ une semaine – mais ils s’étaient montrés raisonnables et avaient fait temporairement halte.

Puis il s’envola vers le spatioport, où l’on était en train de rapiécer tant bien que mal le lourd et lent vaisseau spatial dans lequel il était arrivé – qui semblait encore plus dangereux et délabré en plein jour – au cas où l’on aurait à s’en resservir. Zakalwe s’entretint avec les techniciens et fit une tournée d’inspection à bord de l’antique engin. Celui-ci avait d’ailleurs un nom, ainsi qu’il l’apprit : Hégémonarchie Victorieuse.

— On appelle ça une décapitation, déclara-t-il aux prêtres. La Cour impériale se déplace invariablement au bord du lac Willitice au début de la Deuxième Saison ; là, le haut commandement vient les tenir au courant. On va leur envoyer la Victorieuse le jour même où y débarquera l’état-major.

Les prêtres le contemplèrent d’un air perplexe.

— Mais avec quelles troupes à bord, sire Zakalwe ? Un commando ? La Victorieuse ne peut transporter que…

— Non, non, coupa-t-il. Quand je parle de le leur envoyer, je veux dire qu’on le leur laissera tomber sur la tête. On l’expédie dans l’espace, puis on le ramène dans l’atmosphère juste au-dessus du Palais du Lac. Il fait bien quatre cents tonnes ; même s’il ne dépasse pas dix fois la vitesse du son, l’impact sera comparable à l’explosion d’une petite bombe atomique. On fait d’une pierre deux coups : la Cour tout entière, et l’état-major. Là, on fait immédiatement une offre de paix au parlement. Avec un peu de chance, on va provoquer de formidables perturbations parmi la population civile ; les membres du parlement y verront sans doute l’occasion de s’emparer du véritable pouvoir. De son côté, l’armée voudra elle aussi prendre les rênes, et il se pourrait même qu’elle se retrouve confrontée à une guerre civile. Les héritiers feront tous connaître leurs prétentions au trône, ce qui devrait encore ajouter à la confusion générale.

— Mais, intervint Napoéréa, si je comprends bien, cela implique la perte de la Victorieuse ?

Les autres prêtres secouaient la tête.

— Ma foi, après un impact à quatre ou cinq kilomètres/seconde, il faut s’attendre à ce qu’elle soit un peu abîmée, en effet.

— Mais enfin, Zakalwe ! rugit Napoéréa en donnant à lui tout seul une assez bonne imitation d’explosion atomique. C’est complètement absurde ! Vous ne pouvez pas faire ça ! La Victorieuse est le symbole de… Elle est notre espoir ! Le peuple tout entier considère notre…

Zakalwe sourit et laissa le prêtre vociférer un moment. Il avait la certitude que lui et ses semblables se gardaient l’Hégémonarchie Victorieuse comme issue de secours au cas où les choses tourneraient mal.

Il attendit que Napoéréa en ait presque terminé, puis reprit :

— Je comprends ; cependant, cet appareil est en bout de course, messieurs. J’en ai parlé avec les techniciens et les pilotes ; un véritable danger public ! S’il a réussi à me conduire jusqu’ici, c’est vraiment par un coup de chance. (Il s’interrompit et regarda les hommes au front cerclé de bleu échanger des regards ébahis. Les murmures s’accrurent. Ils lui donnaient envie de sourire. Voilà qui faisait naître en eux la crainte de Dieu !) Je suis navré, mais c’est la seule utilité qu’on puisse trouver à la Victorieuse. (Il sourit.) Et ce plan pourrait effectivement nous valoir la victoire.

Il les laissa méditer sur les principes du bombardement supersonique en piqué (non, pas besoin de mission suicide : ses ordinateurs de bord étaient tout à fait capables de l’emporter dans l’espace et de l’en faire redescendre) ; sur les principes du sacrifice des symboles (beaucoup de paysans et d’ouvriers d’usine verraient d’un mauvais œil l’envoi à la casse de leur petit gadget high-tech) ; et sur ceux de la Décapitation (sans doute, pour les grands prêtres, l’idée la plus inquiétante du lot : et si l’Empire se mettait en tête de leur réserver le même sort ?). Il leur donna l’assurance que l’Empire ne serait pas en état de lancer des représailles ; au moment de formuler leur proposition de paix, les prêtres laisseraient clairement entendre qu’ils s’étaient servis d’un missile de leur cru, et non d’un aéronef, et prétendraient en tenir d’autres en réserve. La supercherie ne serait pas bien difficile à percer à jour, surtout si l’une des nations plus évoluées de la planète se décidait à révéler à l’Empire ce qui s’était réellement passé, mais le fait demeurerait inquiétant pour ceux qui essaieraient de trouver des solutions de l’autre côté. Et puis, de toute façon, ils pouvaient toujours quitter la ville, tout simplement. En attendant, Zakalwe alla passer en revue d’autres corps de troupe.

L’Armée impériale reprit sa progression, mais au ralenti. Zakalwe avait fait reculer ses troupes presque jusqu’au pied des montagnes, en prenant soin de brûler les rares champs non moissonnés et de raser les villes sur son passage. Chaque fois qu’ils abandonnaient une base aérienne, ils dissimulaient des bombes sous les pistes en les munissant de retardateurs allant jusqu’à plusieurs jours, et creusaient par ailleurs un grand nombre de trous destinés à faire croire qu’on y avait enterré une bombe.

Dans toute la zone de piémont, il supervisa en personne la disposition d’ensemble des lignes de défense sans pour autant interrompre ses visites aux bases aériennes, aux quartiers généraux de région et aux unités opérationnelles. Il s’appliqua également à maintenir les grands prêtres sous pression afin qu’ils daignent au moins envisager d’employer l’astronef dans une offensive par décapitation.

Il était très occupé, ainsi qu’il s’en rendit compte un soir au coucher, alors qu’il passait la nuit dans un vieux château devenu QG opérationnel pour une section particulière du front. (Une explosion de lumière avait fleuri dans le ciel, au-dessus de l’horizon bordé d’arbres et, juste après la tombée du soir, l’air s’était mis à trembler au son d’un bombardement.) Très occupé et – dut-il s’avouer en posant les derniers rapports par terre sous son lit de camp avant d’éteindre la lumière et de s’endormir presque aussitôt – également heureux.

Deux, trois semaines s’étaient écoulées depuis son arrivée ; le peu de nouvelles qui lui parvenait de l’extérieur tendait à prouver que dans l’Amas, l’activité se rapprochait du néant absolu. Il en conclut que les négociations allaient bon train ; le nom de Beychaé parvint à ses oreilles : il se trouvait toujours à la Station de Murssay, et était en contact avec les différentes parties concernées. Aucune nouvelle de la Culture, directement ou indirectement. Il se demanda s’il leur arrivait d’oublier ce qu’ils avaient entrepris ; peut-être ne se souvenaient-ils plus de lui. Et s’ils allaient le laisser là à combattre pour l’éternité dans la guerre insensée qui opposait les prêtres et l’Empire ?

Leurs défenses s’élaboraient ; les soldats de l’Hégémonarchie creusaient, édifiaient, mais pour la plupart ils ne se trouvaient pas sous le feu de l’ennemi. Celui-ci vint progressivement s’échouer contre les premiers contreforts des montagnes, où il fit halte. Zakalwe envoya l’aviation harceler le front et les voies de ravitaillement, et pilonner les bases aériennes les plus proches.

— Il y a bien trop de troupes stationnées ici, autour de la ville. Les meilleurs éléments devraient être au front. L’attaque ne tardera plus maintenant, et si nous voulons réussir la contre-attaque (et ce pourrait être une grande réussite, s’ils tentent le tout pour le tout, car ils n’ont pas grand-chose en réserve) nous aurons besoin de ces escouades d’élite là où elles pourront donner toute leur mesure.

— Reste le problème de l’agitation dans la population, remarqua Napoéréa, qui avait tout à coup l’air vieux et fatigué.

— Maintenez sur place quelques unités et envoyez-les patrouiller dans les rues de manière que les gens ne les oublient pas ; mais enfin, Napoéréa, la plupart de ces hommes passent leur temps dans les baraquements alors qu’on a besoin d’eux au front ! Écoutez, je sais exactement où il faudrait les envoyer…

En réalité, il voulait obliger l’Armée impériale à aller jusqu’au bout, et c’était la ville qui lui servirait d’appât. Il envoya les troupes d’élite dans les défilés de montagne. Considérant la quantité de territoire qu’ils avaient d’ores et déjà perdue, les prêtres lui donnèrent non sans hésitation le feu vert pour les préparatifs de la décapitation ; on tiendrait prête l’Hégémonarchie Victorieuse pour son dernier vol, mais on ne s’en servirait que si la situation apparaissait réellement désespérée. Zakalwe promit de tenter d’abord de gagner la guerre de manière conventionnelle.

L’assaut fut lancé ; quarante jours après l’arrivée de Zakalwe sur Murssay, l’Armée impériale vint s’écraser contre les contreforts boisés des montagnes. La panique s’empara des prêtres. La plupart du temps, Zakalwe envoyait l’aviation attaquer les voies d’approvisionnement, et non le front proprement dit. Les lignes de défense cédèrent progressivement ; les unités se repliaient, les ponts sautaient les uns après les autres. Petit à petit, à mesure que les contreforts devenaient montagnes, l’Armée impériale se retrouva concentrée, coincée dans l’entonnoir des vallées. Le stratagème du barrage ne fonctionna pas cette fois-là ; les charges qu’on avait placées en dessous refusèrent tout bonnement d’exploser. Zakalwe dut réagir au quart de tour et déplacer deux unités d’élite afin de couvrir le défilé qui surplombait la vallée.

— Mais si nous quittons la ville… ?

Les prêtres semblaient pétrifiés de stupeur. Leurs yeux étaient aussi vides que le cercle de peinture bleue qu’ils arboraient au front. L’Armée impériale gravissait lentement les vallées, forçant leurs hommes à reculer. Zakalwe leur répétait inlassablement que tout irait bien ; pourtant les choses ne cessaient d’empirer. Ils avaient fait le tour de toutes les possibilités ; la situation paraissait trop désespérée, trop avancée pour qu’ils puissent la reprendre en main. La veille au soir, comme le vent soufflait des montagnes en direction de la ville, le son des lointains tirs d’artillerie était devenu audible.

— Ils tenteront de s’emparer de Balzeit s’ils tiennent la chose pour possible, leur répondit-il. La ville est un symbole. Mais elle n’a pas grand intérêt stratégique. Ils se jetteront dessus. On en laisse passer un certain nombre, et puis on ferme les défilés ; là, précisa-t-il en tapotant la carte.

Les prêtres secouèrent la tête.

— Messieurs, nous ne sommes pas en détresse ! Nous nous replions, certes, mais ils sont en bien pire posture que nous, car leurs pertes sont incomparablement plus lourdes ; pour eux, chaque mètre de terrain se gagne dans le sang. Sans compter que leurs voies d’approvisionnement sont de plus en plus étirées. Il faut les obliger à poursuivre la progression jusqu’à ce qu’ils en viennent à envisager le repli, puis leur offrir l’occasion – apparente ! – de nous porter un coup fatal. Mais ce n’est pas pour nous qu’il sera fatal ; c’est pour eux. (Zakalwe les dévisagea tour à tour.) Ça va marcher, vous verrez. Vous devrez peut-être abandonner temporairement la citadelle, mais lorsque vous reviendrez ce sera en triomphe, je vous le garantis !

Ils n’eurent pas l’air très convaincus, mais – peut-être parce qu’ils étaient tout simplement trop assommés pour combattre – ils le laissèrent agir à sa guise.

Cela prit quelques jours ; l’Armée impériale remontait tant bien que mal le long des vallées tandis que les forces de l’Hégémonarchie résistaient et reculaient tour à tour. Mais Zakalwe guettait les signes révélant que les soldats de l’Empire étaient gagnés par la fatigue et que leurs camions et leurs chars, privés de carburant, n’avançaient plus comme ils l’auraient voulu ; pour finir, il décréta que, s’il s’était trouvé dans le camp adverse, il aurait commencé à envisager de stopper l’avancée. Cette nuit-là, dans le défilé qui menait à la ville par l’autre flanc, la majeure partie des troupes de l’Hégémonarchie abandonnèrent leurs positions. Au matin les combats reprirent, et les hommes de l’Hégémonarchie battirent subitement en retraite, juste à temps pour ne pas se retrouver écrasés. Un général du Haut Commandement impérial, abasourdi, excité, mais tout de même encore épuisé et inquiet, observa à la jumelle un lointain convoi qui cheminait au fond de la vallée en direction de la ville, sous les bombardements occasionnels de l’aviation impériale. Les hommes envoyés en reconnaissance laissaient entendre que les prêtres infidèles se préparaient à abandonner leur citadelle. Les espions rapportaient que leur astronef se tenait prêt pour certaine mission spéciale.

Le général en question envoya un message radio au Haut Commandement de la Cour. Ordre d’avancer sur la ville fut donné le lendemain.

Zakalwe regarda les prêtres quitter la gare de chemin de fer située sous la citadelle ; ils avaient l’air morts d’inquiétude. Au dernier moment, il avait encore dû les dissuader de lancer l’assaut par décapitation. Laissez-moi essayer d’abord ça, leur avait-il demandé.

Ils ne pouvaient pas se comprendre.

Les prêtres voyaient le territoire qu’ils avaient perdu, le peu de terres qu’il leur restait, et se disaient que tout était fini pour eux. Lui, il voyait ses divisions relativement peu touchées, ses unités encore fraîches, ses escouades d’élite toutes positionnées exactement au bon endroit, et leurs couteaux tirés perçant la peau d’un adversaire au corps trop étiré, trop épuisé, en attendant le moment de se retourner dans la plaie… Et il se disait que c’était la fin de l’Empire.

Le train s’ébranla et, incapable de résister, il leur fit joyeusement de grands signes d’adieu. Les grands prêtres seraient bien mieux dans un de leurs grands monastères bâtis dans une chaîne de montagnes un peu plus éloignée. Zakalwe remonta en courant jusqu’à la salle des cartes pour voir comment les choses évoluaient.

Il attendit que deux divisions aient franchi le défilé, puis ordonna aux unités qui l’avaient tenu jusque-là – et qui s’étaient pour la plupart repliées dans les forêts voisines au lieu de redescendre le long du versant – de le reprendre. La cité et la citadelle essuyèrent des attaques aériennes, mais de faible puissance ; les avions de combat de l’Hégémonarchie abattirent la plupart des bombardiers ennemis. La contre-attaque put enfin commencer. Zakalwe envoya d’abord les troupes d’élite, puis les autres. L’aviation continua à concentrer ses forces sur les voies de ravitaillement pendant les deux premiers jours, puis monta au front. L’Armée impériale vacilla, ses premières lignes se défirent ; elle parut hésiter, comme la frange d’écume d’une vague pas tout à fait assez forte pour passer par-dessus l’écueil que formait devant elle la chaîne des montagnes, excepté en un endroit (mais ce filet d’eau-là s’asséchait rapidement tout en se forçant tout de même un passage vers la ville, sortant du défilé afin de combattre à travers forêts et champs pour l’objet chatoyant de leurs convoitises, cette ville dont ils espéraient la victoire…), et pour finir, le front recula. Les hommes étaient trop exténués, l’approvisionnement en munitions et en carburant trop irrégulier.

Les défilés retombèrent aux mains de l’Hégémonarchie et, lentement, ses hommes redescendirent de l’autre côté ; les soldats de l’Empire avaient ainsi l’impression de toujours tirer vers le haut, et se disaient que, si la percée avait été pénible, la retraite, elle, n’était que trop facile.

Vallée après vallée, cette retraite se transforma en déroute. Zakalwe insista pour ne pas suspendre la contre-attaque pour autant ; les prêtres lui firent savoir par câble que des troupes supplémentaires devaient être déployées afin de stopper l’avancée des deux divisions impériales sur la capitale. Il n’en tint aucun compte. Elles avaient été tellement décimées qu’on aurait eu peine à en recomposer une entière avec les soldats qui restaient, et leurs pertes étaient continuelles. Il se pouvait en effet qu’elles arrivent jusqu’en ville, mais après cela elles n’auraient plus d’endroit où aller. Il ne lui serait pas désagréable, songea-t-il, de recevoir en personne leur reddition.

La pluie se mit à tomber sur l’autre versant de la montagne ; les forces impériales en déroute durent se frayer un chemin à travers les forêts détrempées, et leur aviation restait le plus souvent clouée au sol par le mauvais temps tandis que les avions de l’Hégémonarchie les pilonnaient en toute impunité.

Les habitants des alentours vinrent se réfugier en ville ; le tonnerre des duels d’artillerie retentissait tout autour. Les rescapés des deux divisions qui avaient réussi à franchir les montagnes continuaient d’avancer désespérément vers leur but, sans cesser de se battre. Très loin, dans les plaines au-delà de la chaîne, le reste de l’Armée impériale battait en retraite le plus rapidement possible. Dans l’impossibilité de se replier à travers le bourbier qui barrait leurs arrières, les divisions prises au piège dans la Province de Shénastri se rendirent en masse.

La Cour impériale fit connaître son vœu de paix le jour où les vestiges de ses deux divisions entrèrent dans la ville de Balzeit. Le tout représentait une dizaine de blindés plus un bon millier d’hommes mais, faute de munitions, on abandonna l’artillerie dans les champs environnants. Les quelques milliers d’habitants qui n’avaient pas quitté la ville cherchèrent refuge sur les vastes terrains de manœuvre de la citadelle. Zakalwe les regarda au loin pénétrer à flots par les portes percées dans les hautes murailles.

Il s’était apprêté à quitter la citadelle le jour même (il y avait plusieurs jours que les prêtres l’y enjoignaient à grands cris, et le plus clair de son état-major avait déjà pris congé) mais il tenait à présent en main la transcription d’un message, reçu à l’instant de la Cour impériale.

Deux divisions de l’Hégémonarchie étaient de toute façon en train de sortir des montagnes pour venir prêter main-forte à la ville.

Il contacta les prêtres par radio, et ces derniers décidèrent d’accepter un cessez-le-feu ; on arrêterait immédiatement de se battre si l’Armée impériale regagnait les positions qu’elle occupait avant le déclenchement des hostilités. Il y eut plusieurs autres échanges de messages radio ; Zakalwe laissa les prêtres et la Cour se débrouiller tout seuls. Il ôta son uniforme et, pour la première fois depuis son arrivée, enfila des vêtements civils. Puis il monta au sommet d’une haute tour en emportant des jumelles, et regarda de minuscules points noirs – des chars ennemis – longer une rue dans le lointain. Les portes de la citadelle étaient closes.

La trêve fut déclarée à midi. Les soldats impériaux épuisés qui se trouvaient hors les murs réquisitionnèrent les bars et les hôtels du voisinage.

Il se tenait debout dans l’immense galerie, le visage tourné vers la lumière. Une brise tiède gonflait mollement, sans bruit, de grands rideaux blancs autour de lui. Le souffle ne soulevait que légèrement sa longue chevelure brune. Ses mains étaient jointes derrière son dos. Son expression était pensive. Les cieux muets où l’on voyait de rares nuages au-dessus des montagnes, au-delà de la forteresse et de la cité, baignaient son visage d’une lumière neutre et pénétrante et, debout là dans ses vêtements simples de couleur sombre, il avait quelque chose d’inorganique ; on aurait dit une statue, ou un mort dressé contre les remparts pour tromper l’ennemi.

— Zakalwe ?

Il se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise.

— Skaffen-Amtiskaw ! Quel honneur inattendu ! Sma vous laisse donc sortir seul, maintenant, ou dois-je en conclure qu’elle est dans les parages, elle aussi ?

Il dirigea son regard le long de l’interminable galerie de la citadelle.

— Bonjour, Chéradénine, fit le drone en flottant dans sa direction. Mme Sma fait route vers nous à bord d’un module.

— Et comment va-t-elle, cette chère Dizzy ? (Il prit place sur un petit banc serti dans le mur, face à l’alignement de fenêtres à rideaux blancs.) Quoi de neuf ?

— Les nouvelles sont plutôt bonnes, dans l’ensemble, répondit Skaffen-Amtiskaw en se haussant à hauteur de son visage. M. Beychaé est en route pour les Habitats d’Impren, où va se tenir une conférence au sommet réunissant les deux grandes tendances de l’Amas. Il semble que le risque de guerre s’amoindrisse.

— Ma foi, tout cela est fort réjouissant, fit-il en se calant contre le mur, les mains derrière la nuque. La paix ici, la paix là-bas. (Il contempla le drone en plissant les yeux et en penchant la tête sur le côté.) Et pourtant, drone, vous ne me paraissez pas vraiment débordant de joie et d’allégresse. Vous me paraissez même – si je puis me permettre – tout ce qu’il y a de plus sombre. Alors, qu’est-ce qui se passe ? Vos batteries seraient-elles à plat ?

La machine ne répondit pas tout de suite. Puis :

— Je crois que le module de Mme Sma est sur le point de se poser ; voulez-vous m’accompagner sur le toit ?

Zakalwe parut momentanément perplexe, puis hocha la tête, se leva d’un bond et frappa une fois dans ses mains. Indiquant la direction au drone, il répondit :

— Mais certainement ; allons-y.

Ils prirent le chemin de ses appartements. Zakalwe trouva Sma plutôt réservée elle aussi. Il s’était attendu à la voir bouillir d’excitation à l’idée que la guerre n’était plus aussi inévitable dans l’Amas.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-il en lui versant à boire.

Elle faisait les cent pas devant les fenêtres aux volets clos de sa chambre. Elle accepta le verre, mais sans paraître s’y intéresser. Puis elle se tourna vers lui, et son long visage ovale exprimait… il ne savait pas très bien quoi. Mais il se sentit tout à coup glacé jusqu’aux os.

— Il faut que tu partes, Chéradénine, lui dit-elle.

— Que je parte ? Mais quand ?

— Tout de suite ; ce soir. Demain matin au plus tard.

Il prit l’air stupéfait, puis éclata de rire.

— Bon, d’accord, j’avoue ; les catamites commençaient à me plaire un peu, mais…

— Non, coupa Sma. Je suis sérieuse, Chéradénine. Il faut que tu t’en ailles.

Il secoua la tête.

— Impossible. Nous n’avons aucune garantie que le cessez-le-feu sera respecté. Ils peuvent avoir encore besoin de moi.

— Il ne sera pas respecté, lui dit Sma en regardant ailleurs. Pas par les deux camps, en tout cas.

Elle posa son verre sur une étagère.

— Hein ? fit-il. (Il jeta un coup d’œil au drone, qui demeurait parfaitement neutre.) Diziet, de quoi s’agit-il ?

— Zakalwe, commença-t-elle en battant rapidement des paupières. (Elle s’efforça de le regarder en face.) Un accord a été conclu. Tu dois partir.

Il la regarda sans rien dire. Puis :

— Quel genre d’accord, Dizzy ? reprit-il doucement.

— Une… une certaine forme d’aide très minime a été apportée à l’Empire par la faction Humaniste, lui expliqua-t-elle en continuant à marcher de long en large, en s’adressant non pas à lui, mais au carrelage et à la moquette. Ils s’étaient… investis dans ce qui se passe ici. La fragile structure des négociations dépendait dans son ensemble de la victoire de l’Empire. (Elle s’interrompit, jeta un coup d’œil au drone, puis détourna à nouveau son regard.) Une victoire dont personne ne doutait il y a encore quelques jours.

— Alors, si je comprends bien, énonça-t-il lentement en écartant son verre avant de prendre place dans un grand fauteuil aux allures de trône, j’ai tout gâché en renversant le cours des choses au détriment de l’Empire, c’est ça ?

— C’est ça. (Elle but une gorgée.) Oui, c’est bien ça. Je suis désolée. Et je sais que cela paraît insensé, mais c’est ainsi que vont les choses ici, c’est comme cela que sont ces gens ; actuellement, les Humanistes sont divisés, et il y a parmi eux des factions prêtes à saisir n’importe quel prétexte, fût-ce le plus insignifiant, pour se retirer des pourparlers. Et cela ferait capoter l’ensemble des négociations. Nous ne pouvons pas prendre ce risque. L’Empire doit gagner.

Assis dans son fauteuil, il fixait une table basse posée devant lui. Au bout d’un moment, il soupira.

— Je vois. Et tout ce que j’ai à faire, c’est de m’en aller ?

— Oui ; viens avec nous.

— Qu’arrivera-t-il ensuite ?

— Les grands prêtres seront enlevés par un commando impérial à bord d’un avion placé sous le contrôle des Humanistes. La citadelle tombera aux mains des troupes stationnées hors les murs ; des attaques aériennes sont prévues contre les QG, sur le terrain. Normalement, elles ne devraient pas verser trop de sang. Si nécessaire, les avions, les chars, les pièces d’artillerie et les camions de l’Hégémonarchie seront mis hors d’état de nuire pour le cas où les forces armées refuseraient d’obéir après que la prêtrise leur aura donné l’ordre de rendre les armes. Quand ils auront vu quelques-uns de leurs avions et de leurs chars lasérisés depuis l’espace, on pense qu’ils n’auront plus guère envie de se battre. (Sma cessa de faire les cent pas et vint se planter devant lui, de l’autre côté de la table basse.) Tout est prévu pour demain à l’aube. Je t’assure qu’il n’y aura pas d’effusion de sang, Zakalwe. Autant partir maintenant ; ce serait préférable. (Il l’entendit souffler avant de reprendre :) Tu as… brillamment réussi, Chéradénine. Ça a marché. Tu y es arrivé. Tu as récupéré Beychaé, tu l’as… motivé, si c’est bien le mot qui convient. Nous t’en sommes reconnaissants. Très reconnaissants, et ce n’est pas facile…

Il leva la main pour lui intimer le silence et l’entendit à nouveau soupirer. Il détacha son regard de la petite table et releva la tête vers elle.

— Je ne peux pas partir tout de suite. J’ai deux ou trois petites choses à faire auparavant. J’aimerais mieux que tu t’en ailles, maintenant ; reviens me chercher demain à l’aube. (Il secoua la tête.) Je ne peux pas les laisser tomber avant.

Sma ouvrit la bouche pour répondre, puis se ravisa et regarda le drone.

— Très bien ; nous serons là demain matin. Mais, Zakalwe, je…

— Ne t’en fais pas, Diziet, coupa-t-il tranquillement. (Puis il se remit lentement sur pied et la regarda droit dans les yeux ; elle dut détourner les siens.) Tout se passera comme tu l’as prédit. Au revoir, conclut-il sans lui tendre la main.

Sma se dirigea vers la porte, le drone sur ses talons.

Elle jeta un regard en arrière. Zakalwe lui répondit par un hochement de tête. Elle hésita, parut renoncer à dire ce qu’elle voulait dire, puis sortit.

Le drone s’immobilisa sur le seuil.

— Zakalwe, je voulais simplement ajouter que…

— Dehors ! hurla-t-il.

En un seul mouvement, il virevolta sur lui-même, s’inclina sur le côté, saisit la table basse par le milieu et la projeta de toutes ses forces sur la machine qui flottait dans les airs. Le meuble rebondit sur un champ invisible et s’écrasa bruyamment au sol ; le drone disparut par la porte, qui se referma derrière lui.

Zakalwe la contempla fixement, pendant un bon moment.

II

Il était plus jeune, à l’époque. Ses souvenirs étaient encore bien présents à son esprit. Il en parlait parfois avec les congelés plongés dans leur sommeil apparent, lors de ses promenades sans but dans le vaisseau sombre et froid et, dans le silence environnant, il se demandait s’il était vraiment devenu fou.

L’expérience de la congélation, puis celle du réveil forcé n’avaient en rien terni ses souvenirs ; ils demeuraient vifs et précis. Il avait un peu espéré que les autres auraient fait preuve d’un optimisme exagéré en préconisant la congélation, que le cerveau perdait effectivement une certaine quantité d’informations au cours du processus ; au fond de lui, il désirait cette perte. Mais il avait été déçu. On était moins traumatisé par le réchauffement et la remise en route qu’en se réveillant après un bon coup sur le crâne – et il en avait reçu un certain nombre dans sa vie ; par ailleurs on avait les idées plus claires. Le retour à la vie se faisait plus doucement, prenait plus de temps, et n’était pas si désagréable, en fin de compte ; on avait un peu l’impression de s’éveiller après une bonne nuit de sommeil.

Une fois qu’on l’eut soumis à toutes sortes d’examens médicaux au terme desquels on déclara son état satisfaisant, on le laissa seul environ deux heures. Il s’assit sur le lit, emmitouflé dans une grande serviette bien épaisse et – tel celui qui tâte du bout de la langue ou du bout du doigt sa dent malade, incapable de ne pas s’assurer de temps à autre qu’elle lui fait réellement mal – il rassembla ses souvenirs et dressa la liste des adversaires, anciens ou récents, qu’il croyait avoir perdus quelque part dans les ténèbres glacées de l’espace.

La totalité de son passé lui revint, y compris ce qui avait mal tourné, et cela sans la moindre défaillance.

Le vaisseau s’appelait Amis absents ; son voyage durerait plus d’un siècle. Il poursuivait en quelque sorte une mission humanitaire :

Ses propriétaires – non humains – l’avaient affrété dans le but d’atténuer les effets à retardement d’une guerre abominable. Lui, il n’avait pas vraiment mérité sa place à bord ; pour couvrir sa fuite, il avait dû utiliser de faux papiers, un faux nom. Il avait demandé à ce qu’on le réveille à mi-parcours afin qu’il rejoigne l’équipage humain ; pour lui, il était en effet trop dommage de voyager dans l’espace sans même s’en rendre compte, de ne pas en profiter, de ne jamais plonger son regard dans ce fameux vide absolu. Ceux qui préféraient ne pas s’enrôler aux côtés de l’équipage étaient endormis à terre, puis emportés inconscients dans l’espace, congelés à bord et réveillés sur une autre planète.

Lui, il trouvait que cela manquait de dignité. Se faire traiter de la sorte, c’était être ravalé au stade de simple marchandise.

Les deux autres personnes qui se trouvaient de garde lorsqu’on le réveilla étaient Ky et Érens. Ce dernier aurait normalement dû rejoindre les rangs des congelés cinq ans plus tôt, après quelques mois de service à bord, mais il avait finalement décidé de rester éveillé jusqu’au bout. Ky était revenu à la vie trois ans auparavant, et aurait dû lui aussi replonger dans le sommeil pour céder son tour au suivant, au bout de quelques mois ; mais entre-temps, Érens et Ky s’étaient mis à se quereller, et ni l’un ni l’autre ne voulait retourner en stase frigorifique. La dispute était au point mort depuis deux ans et demi ; pendant ce temps, le majestueux vaisseau progressait lentement, froid et silencieux, devant les étoiles, ces minuscules points lumineux. Pour finir, ils l’avaient réveillé parce que c’était lui le suivant sur la liste, et qu’ils voulaient avoir quelqu’un à qui parler. Cependant, il restait le plus souvent assis dans le carré à les écouter se disputer.

— Je te signale qu’il nous reste encore cinquante ans de voyage, dit Ky à Érens.

L’interpellé agita sa bouteille.

— J’attendrai. Ce n’est pas l’éternité.

Ky donna un coup de menton en direction de la bouteille.

— Tu vas te tuer, avec ce truc ; et avec toutes les autres saloperies que tu prends. Tu n’arriveras jamais au bout. Plus jamais tu ne reverras la lumière du soleil, plus jamais tu ne goûteras la pluie. Tu ne tiendras pas le coup un an, et encore moins cinquante ; tu devrais retourner dormir.

— Ce n’est pas vraiment dormir.

— Appelle ça comme tu voudras, mais tu devrais y retourner quand même et te laisser recongeler.

— Et il ne s’agit pas vraiment de congélation non plus, rétorqua Érens, l’air à la fois irrité et perplexe.

Celui qu’ils avaient réveillé se demanda combien de centaines de fois ces deux-là avaient déjà eu la même dispute.

— Tu devrais retourner dans ton petit box bien froid comme tu étais censé le faire il y a cinq ans, et les laisser soigner tes diverses intoxications au moment du réveil, reprit Ky.

— Je suis déjà soigné par le vaisseau, énonça laborieusement Érens avec une espèce de dignité d’ivrogne. Je suis en état de grâce avec mes coups de cœur ; une grâce accompagnée d’une sublime tension.

Cela dit, Érens déboucha à nouveau sa bouteille et la vida.

— Tu vas te tuer.

— Ça me regarde.

— Tu pourrais nous tuer tous ; tous les passagers du vaisseau, dormeurs y compris.

— Le vaisseau s’occupe très bien de lui-même, soupira Érens en faisant des yeux le tour du Salon de l’Équipage.

C’était le seul endroit sale du navire. Partout ailleurs officiaient les robots de bord, mais Érens avait trouvé le moyen d’effacer le Salon de la mémoire de l’appareil, de sorte qu’il puisse rester convenablement désordonné.

— Ha ! persifla Ky. Et si tu l’avais endommagé avec tes tripotages ?

— Je n’ai rien « tripoté », répondit Érens avec un petit sourire ironique, mais simplement modifié quelques-uns des programmes d’entretien les plus élémentaires ; depuis, il ne nous parle plus et nous laisse vivre dans un endroit qui a l’air habité ; c’est à peu près tout ce que j’ai fait. Rien qui puisse conduire le vaisseau à foncer en plein dans une étoile, ou à se prendre pour un humain et à se demander ce que font là, à son bord, ces misérables parasites intestinaux que nous sommes. Mais tu ne comprendrais pas, de toute façon. Tu n’as pas de formation technique. Livu, lui, comprendrait peut-être, hein ? (Érens s’étira de tout son long et s’enfonça dans son siège douteux ; ses bottes raclèrent la surface crasseuse de la table.) N’est-ce pas que tu comprends, Darac ?

— Je ne sais pas, avoua-t-il (il s’était accoutumé à répondre aux noms de Darac, ou de monsieur Livu, voire de Livu seulement). Dans la mesure où tu sais ce que tu fais, je suppose que ça ne prête pas à conséquence. (Érens eut l’air flatté.) D’un autre côté, un grand nombre de désastres ont été provoqués par des gens qui croyaient savoir ce qu’ils faisaient.

— Amen ! lança Ky d’un air triomphant en se penchant brutalement vers Érens. Tu vois ?

— Ainsi que l’a bien précisé notre ami, fit remarquer Érens en attrapant une autre bouteille, il ne sait pas.

— Tu devrais retourner avec les dormeurs, dit Ky.

— Puisque je te dis qu’ils ne dorment pas vraiment.

— Tu n’es pas censé être éveillé à l’heure qu’il est ; à ce stade du voyage, nous ne devrions être que deux debout.

— Eh bien, vas-y, toi !

— Ce n’est pas mon tour. Tu t’es réveillé le premier. Il les laissa argumenter.

De temps en temps, il enfilait une combinaison spatiale et pénétrait dans le sas qui donnait dans les zones d’entrepôt, où régnait le vide. Ces zones occupaient la majeure partie du vaisseau : plus de quatre-vingt-dix-neuf pour cent de son volume. Il y avait une toute petite section moteurs à une extrémité de l’appareil, une unité d’habitation encore plus réduite à l’autre bout et, entre les deux, l’énorme coque renflée du vaisseau, où étaient entassés les non-morts.

Il arpentait les couloirs sombres et froids en regardant de part et d’autre les unités-dormeurs, qui ressemblaient aux tiroirs d’une armoire-classeur ; chaque tiroir était l’extrémité – côté tête – d’un objet tout à fait comparable à un cercueil. Chacun était pourvu d’une petite lumière rouge qui luisait faiblement, de sorte que, s’il se tenait dans une de ces coursives doucement incurvées après avoir éteint les lumières de sa propre combinaison, ces étincelles infimes et immuables formaient une espèce de treillage rubis dont la voûte surplombait les ténèbres, tel un couloir sans fin formé de soleils rouges et géants, disposés là par un dieu méticuleux jusqu’à l’obsession.

Continuant de monter peu à peu, toujours en spirale, tournant le dos à l’unité d’habitation – qu’il avait toujours considérée comme se trouvant à l’avant du vaisseau –, il arpentait le grand corps obscur et silencieux du vaisseau, en empruntant la plupart du temps la coursive la plus proche de la coque, pour bien prendre la mesure de son immensité. À mesure qu’il s’élevait, l’emprise de la gravité artificielle se réduisait. Au bout d’un moment, sa progression se résumait à une série de petits bonds glissés à la faveur desquels on avait plus de chances de heurter le plafond que d’avancer. Les cercueils-tiroirs étaient munis de poignées dont il se servait quand les mouvements de la marche devenaient par trop inefficaces : il se propulsait alors vers la partie médiane du vaisseau où, par endroits – lorsqu’il s’en approchait –, un mur de cercueils-tiroirs devenait plancher, tandis qu’en face l’autre devenait plafond. Debout sous un couloir perpendiculaire aux autres, il bondissait, s’élevait en flottant vers ce qui était à présent le plafond et où le couloir en question formait une cheminée. Il attrapait une poignée de cercueil-tiroir, puis une autre, et s’en servait ainsi d’échelons pour se hisser jusqu’au centre du vaisseau.

Au beau milieu de l’Amis absents courait une cage d’ascenseur allant de l’unité moteurs à l’unité habitation. Arrivé au centre exact du vaisseau, il appelait la cabine, lorsqu’elle ne l’attendait pas déjà là depuis sa dernière visite.

Il entrait alors en flottant dans le cylindre ramassé, éclairé en jaune. Il prenait un stylo, ou une petite lampe électrique, plaçait l’objet au centre de la cabine et restait là à flotter sur place en l’observant pour s’assurer qu’il l’avait bien positionné au centre exact de la masse du vaisseau emporté par sa lente révolution. Dans ce cas, le stylo ou la lampe devaient rester où il les avait lâchés. Il finit par exceller à ce petit jeu ; il pouvait passer des heures assis en cet endroit, laissant les lumières de la combinaison et de l’ascenseur allumées (s’il lâchait un stylo) ou éteintes (si c’était une torche), à regarder et attendre que sa dextérité surpasse sa patience, à attendre – aurait-il pu s’avouer, en d’autres termes – qu’un aspect de son obsession prenne le pas sur l’autre.

Si le stylo ou la lampe bougeaient et finissaient par entrer en contact avec les parois, le plancher ou le plafond de la cabine d’ascenseur, ou bien s’ils passaient par la porte ouverte, alors il devait pour rentrer se laisser flotter (vers le bas) et retourner en se propulsant avec les bras, puis en marchant normalement, par où il était venu. Si l’objet demeurait immobile au centre de la cabine, il avait le droit de prendre l’ascenseur pour regagner l’unité d’habitation.

— Alors, Darac, dit Érens en allumant sa pipe. Qu’est-ce qui t’a poussé à t’embarquer pour ce voyage sans retour, hein ?

— Je ne veux pas en parler.

Il alluma la ventilation pour dissiper la fumée de drogue que répandait Érens. Ils se trouvaient dans le carrousel panoramique, unique endroit du vaisseau où l’on pût avoir une vue directe sur les étoiles. Il y montait de temps en temps, ouvrait les volets, et regardait les étoiles tournoyer lentement au-dessus de sa tête. Il lui arrivait aussi d’y lire de la poésie.

Érens continuait à venir seul passer un moment dans le carrousel, mais Ky y avait renoncé ; Érens pensait qu’il attrapait le mal du pays au spectacle du néant silencieux qui s’étendait au-dehors, et de ces taches solitaires que formaient les autres soleils.

— Pourquoi ? interrogea Érens.

Il secoua la tête et se rassit sur le sofa en plongeant son regard dans les ténèbres extérieures.

— Ce ne sont pas tes affaires.

— Je te dirai pourquoi je suis là si tu me dis pourquoi tu t’es embarqué, sourit Érens en teintant ses propos de conspiration enfantine.

— Fiche-moi la paix, Érens.

— Mon histoire est très intéressante ; tu serais fasciné.

— Je n’en doute pas, soupira-t-il.

— Mais toi d’abord, sinon je ne dirai rien. Et tu ne sais pas ce que tu rates, je t’assure.

— Eh bien, il me faudra désormais vivre avec cette lacune, voilà tout.

Il baissa les lumières du carrousel jusqu’à ce que l’objet le mieux éclairé soit le visage d’Érens, où rougeoyait le reflet des braises chaque fois qu’il tirait sur sa pipe. Érens lui offrit de la drogue, qu’il déclina en secouant la tête.

— Toi, il faut que tu te détendes un peu, l’ami, lui dit son compagnon de voyage en s’affalant dans l’autre siège. Que tu t’envoies un peu en l’air ; que tu partages tes problèmes.

— Quels problèmes ?

Il vit son compagnon secouer la tête dans la pénombre.

— Il n’y a pas un individu à bord qui n’ait des problèmes. Personne qui ne fuie devant ceci ou cela.

— Ah bon ! C’est au psychiatre de bord que je parle, maintenant ?

— Écoute, arrête un peu ; personne n’en reviendra jamais, d’accord ? Pas un d’entre nous ne rentrera chez lui un jour. De toute façon, la moitié des gens que nous avons connus sont déjà morts à l’heure qu’il est, et les autres le seront d’ici que nous soyons parvenus au terme de notre voyage. Alors, s’il nous est interdit de revoir ceux que nous connaissions, et même l’endroit d’où nous venons, il faut avoir fait quelque chose de sacrément important, quelque chose qui sente sacrément mauvais, quelque chose de sacrément immoral pour partir comme ça. Nous fuyons tous forcément quelque chose, que le forfait ait été commis par nous ou que nous en ayons été la victime.

— Il y a peut-être des gens qui aiment voyager, tout simplement.

— Ne dis pas de bêtises ; personne n’aime voyager à ce point-là.

— Qu’importe, répondit-il en haussant les épaules.

— Oh, Darac, écoute… Mais défends tes positions, bon sang !

— Je ne crois pas à la discussion, répliqua-t-il en contemplant les ténèbres (où il vit se dresser un vaisseau, un vaisseau capital encerclé par ses couches et niveaux successifs d’armements et de blindages, un vaisseau qui se profilait, sombre, sur fond de crépuscule, mais qui n’était pas mort).

— Ah bon ? fit Érens, sincèrement surpris. Merde, moi qui me croyais cynique !

— Ce n’est pas du cynisme de ma part, répliqua-t-il d’un ton neutre. Je pense simplement que si l’on accorde une importance démesurée à la discussion, c’est tout simplement parce qu’on aime s’entendre parler.

— Eh bien, je te remercie.

— Je suppose que c’est rassurant. (Il regarda les étoiles tournoyer tels des obus ridiculement lents, vus de nuit : un mouvement ascendant qui atteignait son apogée, puis retombait… Et cela lui rappela que les étoiles aussi exploseraient peut-être un jour.) La plupart des gens ne sont nullement disposés à changer d’avis, reprit-il. Et à mon sens ils savent, au tréfonds d’eux-mêmes, que les autres sont exactement comme eux ; et si les gens se mettent en colère quand ils discutent, c’est peut-être parce qu’ils s’en rendent compte tout en débitant leurs prétextes.

— Leurs prétextes, hein ? Ma foi, si ça ce n’est pas du cynisme, alors je me demande bien ce que c’est, fit Érens avec un reniflement de mépris.

— Parfaitement, leurs prétextes, répondit-il avec dans la voix une nuance qu’Érens crut pouvoir identifier comme étant de l’amertume. J’ai bien l’impression que les choses auxquelles les gens croient sont tout simplement celles qu’ils pressentent être justes ; les prétextes, les justifications, les arguments sujets à discussion… tout cela vient plus tard. C’est la partie la moins importante de notre conviction. C’est pour cela qu’on peut réduire à néant ces prétextes, avoir le dernier mot, prouver que l’autre a tort, et continuer à leur accorder la même valeur. (Il regarda Érens.) On s’est trompé de cible.

— Et que faut-il faire à votre avis, professeur, pour ne pas se laisser aller à… discuter futilement ?

— Accepter le désaccord. Ou bien se battre.

— Se battre ?

Que reste-t-il d’autre ? répondit-il avec un haussement d’épaules.

— La négociation ?

— La négociation est un moyen de parvenir à une conclusion ; ce dont je suis en train de parler, c’est de la forme que prend cette conclusion.

— C’est-à-dire, en gros, accepter le désaccord ou se battre ?

— Si les choses en arrivent là, oui.

Érens resta quelques instants silencieux. Il tira sur sa pipe jusqu’à ce que son rougeoiement s’atténue, puis reprit :

— Tu as été militaire, non ?

L’autre regarda les étoiles sans répondre. Au bout d’un long moment, il tourna la tête vers son compagnon.

— Tu ne crois pas que la guerre nous a tous donné une formation militaire ?

— Hmm, répondit Érens.

Tous deux se mirent à étudier le lent déplacement des champs d’étoiles.

À deux reprises, dans les profondeurs du vaisseau endormi, il faillit tuer quelqu’un. Dans un des cas ce fut quelqu’un d’autre que lui.

Il fit halte dans l’interminable spirale du couloir extérieur, à peu près à la moitié de la circonférence du vaisseau, là où on se sentait très léger et où le visage rougissait légèrement : la pression sanguine restait normale et n’était plus tout à fait équilibrée par l’attraction réduite qui régnait à cet endroit-là. Il n’avait nullement eu l’intention de jeter un coup d’œil aux individus entreposés là – à la vérité, il n’avait jamais pensé aux dormeurs que de manière très abstraite. Et voilà que, brusquement, il avait envie de voir ce qui se cachait derrière ces petites lumières rouges, d’en savoir un peu plus sur ces gens. Il vint se poster devant l’un des cercueils-tiroirs.

On lui avait enseigné leur fonctionnement lorsqu’il s’était porté volontaire pour prendre place parmi l’équipage, puis on lui avait montré une nouvelle fois la procédure – assez inutilement d’ailleurs – peu de temps après son réveil. Il alluma les lumières de sa combinaison, déboîta le panneau de contrôle du tiroir et, précautionneusement – du bout d’un doigt rendu volumineux par le gant – tapa le code dont Érens lui avait dit qu’il désactivait le système de surveillance piloté par le vaisseau. Un petit voyant bleu s’alluma. L’autre lumière, la rouge, restait allumée en permanence ; si elle se mettait à clignoter, le vaisseau en déduisait que quelque chose clochait.

Il déverrouilla le tiroir et tira ; l’ensemble glissa vers lui.

Il lut le nom de la femme étendue là, imprimé sur une bande de plastique collée sur le bloc crânien. Ce n’est pas quelqu’un que je connais, de toute façon, songea-t-il. Sur ce, il ouvrit l’enveloppe intérieure.

Il contempla le visage paisible de la femme ; il était d’une pâleur mortelle. Les lumières de sa combinaison se reflétaient sur l’enveloppe de plastique transparent et froissé qui l’entourait, comme si on venait de l’acheter dans un magasin. Des tuyaux qui lui sortaient de la bouche et du nez avant de disparaître sous le corps. Il y avait un petit écran au-dessus de sa tête et de ses cheveux noués, sur le bloc crânien ; il y jeta un coup d’œil ; elle semblait en bon état, pour quelqu’un qui frôlait la mort d’aussi près. Ses mains étaient jointes au niveau de sa poitrine, sur le non-tissé dont était faite sa tunique. Il observa ses ongles, comme le lui avait appris Érens. Ils avaient beaucoup poussé, mais il en avait déjà vu de plus longs.

Il reporta son attention sur le panneau de contrôle et tapa un nouveau code. Des voyants s’allumèrent de part et d’autre de l’affichage de contrôle ; de fait, tout se mit à clignoter sauf la petite lumière rouge. Il ouvrit un petit volet rouge et vert serti dans la partie supérieure du bloc crânien, et en sortit une petite boule apparemment formée de fils très fins, de couleur verte, et qui contenait un cube bleu de glace. Sur le côté, un compartiment donnait accès à un interrupteur protégé par un rabat, qu’il repoussa avant d’appliquer son doigt sur l’interrupteur.

Il tenait dans sa main les potentiels cérébraux de la femme, tels qu’enregistrés dans le petit cube bleu. Rien de plus facile à broyer. De l’autre main – un de ses doigts reposant toujours sur l’interrupteur –, il pouvait fort bien la déconnecter de la vie.

Il se demanda s’il en serait capable, et laissa s’écouler quelques instants, comme s’il s’attendait à ce qu’une autre partie de son esprit reprenne le contrôle. Deux ou trois fois il crut ressentir l’amorce d’une impulsion susceptible de le contraindre à basculer cet interrupteur, et fut réellement sur le point de le faire, mais chaque fois il se retint. Cependant, il n’ôta pas son doigt et continua de contempler le petit cube prisonnier de sa cage protectrice. Il était décidément remarquable et étrangement triste à la fois, songea-t-il, que la totalité d’un esprit humain puisse être contenue dans un objet aussi infime. Puis il se fit la réflexion que le cerveau humain n’était guère plus volumineux, en fin de compte, que le cube en question, qu’il mettait en œuvre des ressources et des techniques beaucoup plus anciennes, et qu’il n’était donc pas moins impressionnant (mais tout aussi triste).

Il referma le tiroir et rendit la femme à son sommeil glacé. Puis il poursuivit lentement son chemin vers le centre du vaisseau.

— Je ne connais pas d’histoires.

— Tout le monde connaît des histoires, répliqua Ky.

— Pas moi. Pas des vraies.

— Et qu’est-ce qu’une « vraie » histoire ? railla Ky.

Ils étaient installés dans le Salon de l’Équipage, entourés de leur bric-à-brac.

Il haussa les épaules.

— Une histoire intéressante. Une histoire que les gens aient envie d’écouter.

— Les gens n’ont pas tous envie de la même chose. Ce que telle personne considérera comme une vraie histoire ne plaira pas forcément à telle autre.

Il adressa à Ky un sourire sans chaleur.

— Ah, mais ce n’est pas la même chose, acquiesça Ky.

— Non, en effet.

— Eh bien, dis-moi en quoi tu crois alors, insista Ky en se penchant vers lui.

— Qu’est-ce qui m’y oblige ?

— Rien, mais qu’est-ce qui t’en empêche ? Fais-le parce que je te l’ai demandé.

— Non.

— Ne sois donc pas si distant. Nous sommes seuls tous les trois pendant des milliards de kilomètres, et le vaisseau est à mourir d’ennui. À qui d’autre veux-tu que je parle ?

— À rien.

— Exactement, à rien et à personne.

Ky avait l’air content tout à coup.

— Non, je voulais dire : à rien, je ne crois à rien.

— Rien du tout ?

Pour toute réponse, il fit non de la tête.

Ky se cala dans son siège et hocha la tête d’un air pensif.

— Ils ont dû te faire beaucoup de mal.

— Qui ?

— Les gens qui t’ont dépouillé de ce en quoi tu croyais jusqu’alors.

Là encore, l’autre secoua lentement la tête.

— Personne ne m’a dépouillé de quoi que ce soit, répondit-il.

Comme Ky n’ajoutait rien, il soupira et s’enquit :

— Et toi, Ky, en quoi crois-tu ?

L’autre considéra l’écran vierge qui recouvrait la quasi-totalité d’une des cloisons.

— En tout cas, pas à rien.

— Ce qui n’est pas rien porte un nom.

— Je crois en ce qui nous entoure, répondit Ky en se laissant aller en arrière, les bras croisés. Je crois en ce qu’on voit depuis le carrousel, en ce qu’on verrait si cet écran-là était allumé… mais ce spectacle ne serait pas le seul genre de spectacle en lequel je crois pouvoir croire.

— En un mot, Ky.

— Le vide, fit Ky avec un bref sourire nerveux. Je crois au vide. (Il rit.) Ce n’est pas très différent du rien de tout à l’heure.

— Détrompe-toi.

— C’est ce que pensent la plupart des gens.

— Laisse-moi te raconter un genre d’histoire.

— Il le faut vraiment ?

— Tu n’es pas non plus obligé d’écouter.

— Bon, eh bien, d’accord. Du moment que ça fait passer le temps…

— Voilà mon histoire. Et c’est une histoire vraie, au fait ; mais après tout, quelle importance ? Il existe un endroit où l’on prend très au sérieux l’existence ou la non-existence des âmes. Un grand nombre de gens, sans parler des séminaires, des écoles, des universités, des villes et même des États, consacrent pratiquement tout leur temps à la méditation et à la discussion sur cette question et les sujets qui s’y rapportent. Il y a un millier d’années, un philosophe-roi fort sage et tenu pour l’homme le plus sage du monde déclara que les gens passaient trop de temps à débattre de ces choses et pourraient, si la question se trouvait réglée, investir leur énergie dans des entreprises plus pratiques dont chacun tirerait bénéfice. Il allait donc mettre une fois pour toutes fin à la querelle. Il convoqua les hommes et les femmes les plus sages venus des quatre coins du monde et appartenant à toutes les écoles connues, afin qu’on délibère. Il fallut des années pour rassembler tous ceux qui souhaitaient participer, et les débats, les tracts, les livres, les intrigues, voire les affrontements et les meurtres qui en résultèrent prirent encore plus de temps. Le philosophe-roi partit passer ces quelques années dans les montagnes, en solitaire, afin de se vider l’esprit et, espérait-il, de revenir une fois le débat clos pour prononcer la sentence finale. Bien des années s’écoulèrent, à l’issue desquelles on envoya chercher le roi ; lorsque celui-ci s’estima prêt, il écouta tous ceux qui pensaient avoir quelque chose à dire sur l’existence de l’âme. Lorsque chacun eut fait connaître sa position, le roi se retira pour réfléchir. Au bout d’un an, le roi annonça qu’il était parvenu à une décision. Il déclara que la réponse n’était pas aussi simple que tout le monde le croyait, et qu’il allait publier un livre, en plusieurs volumes, afin de l’exposer. Le roi fonda deux maisons d’édition qui publièrent chacune un impressionnant ouvrage. L’un répétait les phrases : « Les âmes existent. Les âmes n’existent pas » sans interruption, paragraphe après paragraphe, page après page, chapitre après chapitre, volume après volume. L’autre alignait les mots : « Les âmes n’existent pas. Les âmes existent » de la même manière. Je dois ajouter que, dans la langue du royaume en question, les deux phrases comportaient le même nombre de mots, et jusqu’au même nombre de lettres. On ne trouvait rien d’autre dans les mille pages que contenait chaque ouvrage. Le roi avait fait en sorte que les deux ouvrages arrivent à l’imprimerie et en sortent exactement au même moment, et qu’on en édite exactement le même nombre d’exemplaires. Aucune des deux maisons d’édition n’avait de prééminence perceptible sur l’autre, de quelque nature que ce soit. Les gens se mirent à rechercher des indices dans les livres ; on traquait la répétition, enfouie au cœur des volumes, l’endroit où une phrase, voire une seule lettre, aurait pu être omise ou modifiée. Mais on ne trouva rien. On se tourna alors vers le roi en personne, mais celui-ci avait fait vœu de silence, et lié la main qui lui servait à écrire. Il répondait toujours par un mouvement de tête aux questions concernant le gouvernement de son royaume, mais quand on abordait la question des livres ou de l’existence de l’âme, il refusait de faire le moindre signe. De furieuses controverses naquirent, de nombreux livres furent écrits ; de nouveaux cultes virent le jour. Puis, une demi-année après la parution des fameux ouvrages, deux autres furent publiés, et cette fois la maison d’édition responsable de celui qui, dans la fournée précédente, commençait par : « Les âmes n’existent pas » sortit le livre qui commençait par : « Les âmes existent ». L’autre éditeur fit de même, le sien commençant donc cette fois par : « Les âmes n’existent pas ». Par la suite, il en fut toujours ainsi. Le roi vécut très vieux, et vit la parution de plusieurs dizaines de ces ouvrages. Lorsqu’il s’allongea sur son lit de mort, le philosophe de la cour plaça deux exemplaires de ces livres de chaque côté de son lit dans l’espoir que la tête du roi pencherait par ici ou par là au moment de sa mort, indiquant ainsi, par la première phrase du volume en question, la conclusion à laquelle il était réellement parvenu… Mais à l’instant suprême il mourut la tête bien droite et, derrière ses paupières, ses yeux regardaient droit devant eux. C’était il y a mille ans, acheva Ky. Les livres sont toujours publiés ; ils ont donné lieu à une véritable industrie et engendré toute une philosophie ; ils représentent une source intarissable d’argumentation et…

— Ton histoire a-t-elle une fin ? s’enquit l’autre en levant la main.

— Non, fit Ky avec suffisance. Effectivement, elle n’en a pas. Mais c’est justement là où je voulais en venir.

L’autre secoua la tête, se leva et quitta le Salon de l’Équipage.

— Mais ce n’est pas parce qu’une chose n’a pas de fin, cria-t-il une fois dehors, qu’elle n’a pas de…

Une fois dans le couloir, l’homme referma la porte de l’ascenseur ; Ky se pencha en avant dans son siège et vit le témoin s’élever un niveau situé au milieu du vaisseau.

— … de conclusion, termina-t-il à voix basse.

Le jour où il fut à deux doigts de se tuer, il y avait presque une demi-année qu’on l’avait réveillé.

Installé dans l’ascenseur, il regardait tourner lentement sur elle-même la torche qu’il avait lâchée au centre de la cabine. Il l’avait laissée allumée et avait éteint toutes les autres lumières. Pour l’heure, il suivait du regard sa lente révolution le long des parois de la cabine, aussi lente qu’une aiguille d’horloge.

Il se rappela les projecteurs mobiles du Staberinde et se demanda à quelle distance il s’en trouvait actuellement. Une distance telle que même le soleil devait avoir la faible intensité d’un projecteur lumineux vu de l’espace.

Pourquoi cette pensée lui donna-t-elle envie d’ôter son casque, mystère. Il se rendit brusquement compte de ce qu’il était en train de faire.

Il suspendit son geste. Pour ouvrir sa combinaison dans le vide absolu, il fallait mettre en œuvre une procédure complexe. Il en connaissait toutes les étapes, mais cela prendrait du temps. Il contempla la tache de lumière blanche que la torche projetait sur la paroi de la cabine, non loin de sa tête. Elle se rapprochait progressivement de lui à mesure que la torche tournait. Il décida de préparer sa combinaison pour l’enlèvement du casque ; si le faisceau de la torche venait frapper son œil avant – non, pas seulement l’œil, mettons le visage, ou mieux : n’importe quelle partie de la tête – alors il s’arrêterait et rebrousserait chemin comme si de rien n’était. Mais si le rond lumineux ne venait pas éclairer son visage à temps, il ôterait son casque et mourrait instantanément.

Il se paya le luxe de laisser ses souvenirs affluer tandis que ses mains entamaient sans hâte l’enchaînement de gestes qui aboutirait, sauf interruption inopinée, au résultat escompté : la pression de l’air lui arracherait brutalement le casque des épaules.

Staberinde, grand vaisseau de métal serti dans la pierre (mais aussi navire de pierre, édifice immobilisé dans l’eau), et deux sœurs. Darckense ; Livuéta (et naturellement, il s’était parfaitement rendu compte, sur le moment, qu’il utilisait leurs noms, ou quelque chose d’approchant, pour composer celui sous lequel il se cachait à présent). Et Zakalwe, et Éléthiomel. Éléthiomel le terrible, Éléthiomel le Chaisier…

La combinaison émit une série de bips destinés à lui signaler qu’il était en train de faire quelque chose de très dangereux. La tache de lumière était à quelques centimètres de sa tête.

Zakalwe ; il s’efforça de se demander ce que ce nom signifiait pour lui. Et pour les autres, tous les autres… Que signifiait-il ? Il aurait fallu le leur demander, à tous, là-bas, chez lui : qu’est-ce que ce nom signifie pour vous ? La guerre, peut-être, en ce qui concernait les conséquences immédiates ; une grande famille, si l’on avait la mémoire suffisamment longue ; une espèce de tragédie. Si l’on connaissait l’histoire.

Il revit la chaise. Petite et blanche. Il ferma les yeux et sentit un goût âcre dans sa gorge.

Il rouvrit les paupières. Il restait trois fermoirs à défaire ; ensuite, une brève torsion, et là… Il chercha des yeux le rond de lumière. Il se trouvait à présent si près du casque, donc si près de sa tête, qu’il ne le vit même pas. La torche suspendue au centre de la cabine d’ascenseur était pointée presque tout droit sur lui, et sa lentille brillait vivement. Il défit l’un des trois derniers fermoirs de la combinaison. Il y eut un faible chuintement, à peine perceptible.

La mort, songea-t-il en revoyant le visage blême de la fille. Encore un fermoir. Le chuintement ne se fit pas plus sonore.

Il crut percevoir un certain éclat lumineux d’un côté de son casque, à l’endroit que le faisceau de la torche devait à présent illuminer.

Vaisseau de métal, vaisseau de pierre, et cette chaise qui n’était pas comme les autres. Il sentit ses yeux se mouiller de larmes et porta une main – celle qui n’était pas occupée à défaire le troisième fermoir – à sa poitrine, là où, sous les multiples couches synthétiques de la combinaison, sous le vêtement qu’il portait entre celle-ci et sa peau, se trouvait une petite marque toute plissée, juste au-dessus du cœur, une cicatrice vieille de plus de vingt ans, ou alors de soixante-dix ans, selon la manière dont on décomptait le temps.

La torche pivota et, juste au moment où l’ultime fermoir s’ouvrait, au moment où le rond lumineux commençait à s’éloigner du bord interne de la combinaison et à éclairer son visage, l’ampoule clignota, puis s’éteignit.

Il resta là à regarder droit devant lui. L’obscurité était presque totale. On distinguait une vague luminosité émanant de l’extérieur de la cabine, un rougeoiement des plus faibles émis par tous les quasi-morts et leur silencieux équipement de surveillance.

Éteinte. La torche s’était éteinte ; batterie à plat, faux contact… quelle importance ? Elle s’était éteinte. Elle n’avait pas éclairé son visage. La combinaison émit un nouveau signal d’alarme, qui rendit un son plaintif en accompagnement du chuintement régulier de l’air qui fuyait.

Il baissa les yeux, et regarda sa main posée sur sa poitrine.

Puis il les releva vers l’endroit où devait se trouver la torche, invisible au centre de la cabine, laquelle était au centre du vaisseau, lequel se trouvait au milieu de son voyage.

Comment faire pour mourir, maintenant ? se dit-il.

Finalement, au bout d’un an, il retrouva le sommeil de glace. Érens et Ky, que leurs préférences sexuelles séparaient irrémédiablement alors que, par ailleurs, ils formaient un couple plutôt bien assorti, étaient toujours en train de se disputer quand il s’en alla.

Il finit par échouer au beau milieu d’une autre guerre du genre techno sous-développée ; il apprit à piloter (il savait maintenant que les aéronefs l’emporteraient toujours sur les cuirassés) et survola, emporté par les vortex givrés de l’air, de vastes îles blanches qui étaient en réalité des icebergs tabulaires en perpétuelle collision.

Treize

Ainsi disposée, sa robe oubliée par terre évoquait la mue toute récente de quelque reptile exotique. Il s’était préparé à l’enfiler, puis il avait changé d’avis. Il mettrait les vêtements qu’il portait le jour de son arrivée.

Il se trouvait dans la salle de bains, pleine de vapeur et d’odeurs ; la main qui tenait le rasoir s’immobilisait puis s’approchait à nouveau de sa tête, lentement, précautionneusement, comme pour passer au ralenti un peigne dans sa chevelure. Le rasoir raclait la mousse dont était enduite sa peau, et trouvait sur son passage les rares cheveux ras qui demeuraient. Il fit glisser l’instrument au-dessus de chaque oreille, puis s’empara d’une serviette, essuya la peau luisante de son crâne et inspecta le paysage – digne d’un corps de nourrisson – qu’il venait de mettre au jour. Sa longue chevelure sombre gisait déployée sur le sol, tel un plumage éparpillé dans un duel.

Il contempla par la fenêtre les champs de manœuvre de la citadelle, où brasillaient encore quelques feux de camp. Au-dessus des montagnes, le ciel commençait à peine à devenir lumière.

De sa fenêtre, il distinguait certains des étages qui composaient successivement la courbe du mur d’enceinte, ainsi que les tours élancées de la citadelle. Sous ces premières lueurs, qui ne faisaient encore que délimiter ses contours, il trouva à celle-ci – en se retenant de larmoyer, toutefois – un côté poignant, voire une certaine noblesse, maintenant qu’il la savait condamnée.

Il se détourna de ce spectacle et alla mettre ses chaussures. La sensation nouvelle de l’air rencontrant son crâne nu était décidément étrange. Le contact et le mouvement de ses cheveux sur sa nuque lui manquaient déjà. Il s’assit sur son lit, enfila ses chaussures, les boucla, puis contempla le téléphone posé sur son meuble de chevet. Au bout d’un moment, il finit par décrocher.

Il se souvenait (du moins était-ce son impression) d’avoir contacté le spatioport, la veille, après le départ de Sma et de Skaffen-Amtiskaw. À ce moment-là, il s’était senti mal, comme détaché des événements, et incapable de reprendre ses esprits ; aussi n’était-il plus très sûr à présent d’avoir effectivement appelé les techniciens du spatioport ; voilà du moins ce qu’il croyait se rappeler. Il leur avait donné l’ordre de tenir l’antique astronef prêt à appareiller pour l’assaut dit de Décapitation, qui devait avoir lieu à un moment où un autre de la matinée. Mais peut-être n’en avait-il rien fait, après tout. C’était l’un ou l’autre. Peut-être avait-il rêvé.

Il entendit la voix de l’opérateur de la citadelle lui demander à qui il désirait parler. Il demanda le spatioport.

Il s’entretint avec les techniciens. L’ingénieur aéronautique en chef paraissait tendu, excité. L’appareil était fin prêt ; on avait fait le plein de carburant et les coordonnées de vol lui avaient été communiquées ; il serait paré à décoller quelques minutes seulement après qu’il en aurait donné l’ordre.

Il hochait la tête en écoutant l’autre discourir. Puis il entendit l’ingénieur-chef marquer une pause. Pour n’être pas formulée explicitement, la question n’en était pas moins audible.

Il regarda le ciel par la fenêtre. Vu de l’intérieur, il avait toujours l’air aussi sombre.

— Sire ? fit l’ingénieur-chef. Sire Zakalwe ? Quels sont vos ordres, sire ?

Il revit le petit cube bleu, le bouton, entendit à nouveau le murmure de l’air qui fuyait. Alors un frisson s’empara de lui ; il crut que son propre corps réagissait indépendamment de sa volonté, mais il n’en était rien. Le frémissement en question ébranlait la structure même de la citadelle, courait dans les murs de la chambre, à travers le lit où il était assis. Un tintement de verre s’éleva dans la pièce. Grave et inquiétant, le bruit de l’explosion gronda soudain dans l’air, derrière les fenêtres aux vitres épaisses.

— Sire ? fit l’ingénieur. Vous êtes toujours là ?

Ils intercepteraient probablement l’astronef ; la Culture (sans doute le Xénophobe) userait sur lui de ses effecteurs… La Décapitation était, d’entrée de jeu, vouée à l’échec…

— Que devons-nous faire, sire ?

Mais il restait une possibilité…

— Allô ? Allô, sire ?

Une deuxième explosion ébranla la citadelle. Il baissa les yeux sur le combiné qu’il tenait en main.

— Sire, est-ce qu’on peut y aller ? entendit-il, ou se remémora-t-il ; c’était une voix si distante, qui venait d’un passé si lointain…

Et il avait répondu oui, et endossé un terrible fardeau de souvenirs, et tous ces noms sous lesquels, peut-être, il se retrouverait un jour enseveli…

— Restez au sol, fit-il tranquillement. Nous n’aurons plus besoin de lancer l’attaque, à présent.

Il reposa l’écouteur et sortit prestement de la pièce en empruntant l’escalier de derrière, qui s’écartait de l’entrée principale de ses appartements, où il percevait déjà une certaine agitation.

D’autres explosions vinrent secouer la citadelle, délogeant tout autour de lui une pluie de poussière à mesure que le mur d’enceinte cédait. Il se demanda comment les choses devaient se passer au niveau des QG régionaux, comment se déroulerait leur chute, et si l’expédition visant à la capture des grands prêtres réussirait, comme l’espérait Sma, à éviter le bain de sang. Mais en même temps, il se rendait compte qu’il ne s’en souciait déjà plus.

Il quitta la citadelle par une poterne et déboucha dans l’immense étendue carrée du champ de manœuvre. Les petits feux de camp aperçus plus tôt brûlaient toujours devant les tentes des réfugiés. Au loin, de vastes nuages de poussière et de fumée s’élevaient lentement vers un ciel grisé par l’aube, au-dessus du mur d’enceinte. De son poste, il distinguait deux brèches. Les occupants des tentes commençaient à se réveiller et à pointer leur nez. Il entendait crépiter des coups de feu sur les murs de la citadelle, dans son dos et au-dessus de sa tête.

Une arme de plus gros calibre tira par une des brèches, et une formidable explosion ébranla le sol en forant un grand trou dans la falaise que formait devant eux la citadelle ; une avalanche de pierres se déversa en tonnant dans le terrain de manœuvre, ensevelissant une dizaine de tentes. Il se demanda de quel type de munitions le char était équipé ; en tout cas, la veille encore l’ennemi n’en disposait pas.

Il poursuivit sa traversée du village de toile tandis que les gens continuaient d’émerger de leur sommeil en battant des paupières. Des tirs isolés s’élevaient toujours du côté de la citadelle ; l’énorme nuage de poussière s’engouffra dans la grande brèche encombrée de gravats que l’ennemi avait percée dans les murailles vertigineuses, et vint surplomber le terrain de manœuvre. Il y eut un nouveau tir, non loin du mur d’enceinte, suivi d’une autre détonation à faire trembler le sol, qui cette fois-ci abattit tout un pan de la citadelle ; les pierres s’envolèrent des murs, comme soulagées de s’en détacher, et retombèrent en tourbillonnant au milieu de leurs propres volutes de poussière. Libérées, elles s’en retournaient à la terre.

On entendait à présent moins de tirs sur les remparts ; la poussière se dissipait, le ciel s’éclairait progressivement, les gens terrifiés se blottissaient les uns contre les autres devant leurs tentes. Il y eut encore une salve de l’autre côté du mur d’enceinte troué, puis sur le terrain de manœuvre proprement dit, au beau milieu du village de toile.

Il poursuivit son chemin. Personne ne tenta de l’arrêter ; rares étaient ceux qui semblaient même le remarquer. Il vit sur sa droite un soldat tomber du haut des remparts et, tournoyant, s’écraser dans la poussière. Il vit les gens courir en tous sens. Il vit les soldats de l’Armée impériale, dans le lointain, montés sur un tank.

Il s’avança entre les tentes serrées les unes contre les autres, esquivant les gens lancés en pleine course et enjambant quelques feux mourants. Les gigantesques brèches du mur d’enceinte, ainsi que la citadelle elle-même, fumaient sous un jour gris de plus en plus net qui commençait tout juste à prendre des couleurs, tandis que le ciel se teintait de rose et de bleu.

À plusieurs reprises, voyant les gens tourner en rond ou défiler à ses côtés, les voyant ainsi courir, un bébé dans les bras ou traînant de petits enfants derrière eux, il crut reconnaître quelqu’un ; et plus d’une fois il fut tenté de faire demi-tour, d’aller leur parler, de tendre les bras pour endiguer ce flot de visages blancs qui se ruaient à ses côtés, tenté de leur lancer des cris…

Soudain, des avions hurlèrent au-dessus de leurs têtes, déchirèrent l’air en survolant le mur d’enceinte et larguèrent de longs réservoirs au milieu des tentes, qui s’enflammèrent et se mirent à cracher une fumée noire, si noire… Il vit des gens brûler, il entendit leurs cris, flaira leur chair rôtie. Il secoua la tête.

Paniqués, les gens le bousculaient, le heurtaient ; à un moment, quelqu’un le fit tomber. Il dut se relever, s’épousseter, subir les coups, les cris, les hurlements, les imprécations. Les avions revinrent, pilonnant tout sans merci, et il s’aperçut qu’il restait le seul debout ; pendant que les autres se jetaient à terre, lui, il continuait de marcher. Il vit les nuages et les geysers de poussière s’enfler çà et là, en suivant une ligne droite, et vit les vêtements de ceux qui étaient tombés sous la mitraille se soulever et s’animer de brusques soubresauts quand les salves atteignaient leurs cibles.

Lorsqu’il arriva au niveau des premiers hommes de troupe, le jour commençait à poindre. Un soldat lui tira dessus : il se jeta derrière une tente et roula sur lui-même avant de se relever d’un bond et de contourner une autre tente par l’arrière ; là, il faillit entrer en collision avec un autre soldat, qui pointa sur lui sa carabine, mais trop tard. Il écarta l’arme d’un coup de pied. Le soldat tira un couteau ; il le laissa se jeter sur lui et s’empara du couteau avant de précipiter le soldat au sol. Puis il reporta son regard sur l’arme blanche qu’il tenait à la main et secoua une nouvelle fois la tête. Il la jeta loin de lui, regarda le soldat qui gisait au sol en levant sur lui des yeux apeurés, puis haussa les épaules et s’éloigna.

Il y avait toujours des gens qui se ruaient en tous sens, des soldats qui poussaient des cris. Il vit un homme le mettre en joue et chercha vainement du regard un endroit où courir s’abriter. Il leva les mains afin de s’expliquer, dire que ce n’était vraiment pas la peine, mais l’homme lui tira dessus tout de même.

Assez mal, d’ailleurs, songea-t-il, étant donné la courte distance qui les séparait ; sous l’impact, il fut tout de même projeté vers l’arrière et pivota sur lui-même.

Touché dans la partie supérieure de la cage thoracique, non loin de l’épaule. Les poumons étaient intacts, et il se pouvait même qu’il n’eût pas la moindre côte fêlée, songea-t-il encore au moment où la douleur surgit. Puis il s’effondra.

Il resta immobile, couché dans la poussière, avec sous les yeux le visage au regard fixe d’un garde de la cité défunte. En tournoyant sur lui-même avant de tomber, il avait aperçu le module de la Culture, forme claire planant inutilement au-dessus des ruines de son appartement, tout là-haut, dans la citadelle détruite.

Quelqu’un lui décocha un coup de pied destiné à le retourner sur le dos et lui brisa une côte par la même occasion. Il s’efforça de ne pas réagir à cette flèche de douleur et entrouvrit les yeux. Puis il attendit le coup de grâce, mais rien ne vint.

La silhouette d’ombre qui se tenait au-dessus de lui, obscurcie par le contre-jour, passa son chemin.

Il resta allongé un moment, puis se releva. Il n’eut tout d’abord pas trop de mal à marcher, mais à cet instant les avions revinrent et, s’il ne fut pas directement touché, quelque chose explosa au moment où il passait devant un groupe de tentes, lesquelles s’ébranlèrent et se mirent à onduler sous le choc des projectiles ; il se demanda si la douleur perçante qu’il ressentait à la cuisse était due à une écharde ou un éclat de pierre, voire une esquille d’os appartenant à un occupant d’une des tentes.

— Non, marmotta-t-il dans sa barbe tout en traînant la jambe vers la plus grande des brèches du mur extérieur. Non, ce n’est vraiment pas drôle. Pas un morceau d’os. Vraiment pas drôle du tout.

Une nouvelle explosion le souleva de terre et le propulsa dans une tente, puis à travers elle. Il se remit sur pied, les oreilles bourdonnantes. Il regarda autour de lui, releva la tête vers la citadelle dont le point le plus haut commençait à briller sous les premiers vrais rayons de soleil de la journée. Il n’apercevait plus le module. Il se confectionna une béquille avec un piquet de tente arraché ; sa jambe lui faisait mal.

La poussière l’enveloppait de toutes parts, les hurlements des moteurs, des avions et des humains le transperçaient ; l’odeur de brûlé, l’odeur de la poussière de pierre et celle des gaz d’échappement l’asphyxiaient. Ses blessures lui parlaient le langage de la souffrance et de la destruction, et il n’avait pas d’autre choix que de les écouter ; pourtant, il décida de ne plus leur prêter attention. Il fut secoué, roué de coups ; il trébucha, perdit l’équilibre, perdit toutes ses forces, tomba à genoux et crut qu’il avait été à nouveau atteint par des balles, mais à présent il n’était plus sûr de rien.

Pour finir, arrivé près de la brèche il s’écroula et se dit qu’il allait rester quelque temps étendu là. La lumière était plus franche, il se sentait las. Les écharpes de poussière dérivaient tels des suaires aux teintes claires. Il leva les yeux vers le ciel bleu pâle et le trouva beau malgré toute cette poussière ; écoutant les tanks avancer en écrasant sous leur poids les pierres tombées qui recouvraient la pente, il se dit que, comme tous les tanks dans toutes les contrées de l’univers, on entendait davantage les grincements de leur carrosserie que le rugissement de leur moteur.

— Messieurs, (murmura-t-il à l’adresse du ciel bleu furieux), il me revient en tête une phrase que m’a dite un jour la très pieuse Sma à propos de l’héroïsme ; cela disait à peu près : « Zakalwe, dans toutes les sociétés humaines que nous avons passées en revue, quels que soient l’époque et le contexte, on trouve le plus souvent (pour ne pas dire toujours) surabondance de jeunes mâles impatients prêts à tuer et à mourir afin de préserver la sécurité, le confort et les préjugés de leurs aînés ; ce que tu appelles “héroïsme” n’est qu’une illustration de cette constatation ; il n’y a jamais pénurie d’imbéciles. » (Un soupir.) Enfin, elle n’a pas dû dire « quels que soient l’époque et le contexte », parce que la Culture adore qu’il y ait des exceptions à tout… Cependant, voilà en substance ce qu’elle m’a déclaré… Il me semble…

Il roula sur le ventre, délaissant ce ciel d’un bleu douloureux, et ses yeux se rivèrent à la poussière floue du sol.

Finalement, à contrecœur, il roula péniblement sur le dos, se souleva à demi, puis se mit à genoux ; là, il s’arrima au piquet de tente qui lui servait de béquille, y pesa de tout son poids et se remit debout sans tenir compte des douleurs diverses dont il était perclus. Ensuite il se dirigea en titubant vers le tas de ruines qu’étaient à présent les murailles, et réussit par miracle, à la force des bras et sans regarder aux éraflures, à se traîner jusqu’au sommet, où le mur demeurait intact, large et lisse sur une certaine distance, telle une avenue montant vers le ciel, et où gisaient dans une mare de sang les cadavres d’une dizaine de soldats ; tout autour d’eux, les remparts étaient balafrés par les impacts de balles et recouverts d’une couche de poussière grise.

Il se dirigea vers eux d’un pas mal assuré, comme s’il avait hâte d’être du nombre. Puis il scruta le ciel à la recherche du module.

Il leur fallut un moment avant de repérer le signe en forme de Z qu’il composa en agençant les corps au faîte des murailles, mais dans ce langage Z était une lettre compliquée à tracer, et il n’arrêtait pas de se tromper.

I

Tous les feux étaient éteints à bord du Staberinde. La forme compacte du vaisseau se profilait, indistincte, sur la grisaille insistante de la fausse aurore, cône écrasé où l’on ne pouvait que deviner les boucles et lignes concentriques que dessinaient les ponts et les dispositifs offensifs. Les brumes qui s’élevaient du marais entre l’homme et la ziggourat formée par le navire créaient l’illusion que ce dernier n’était absolument pas relié à la terre, mais au contraire qu’il flottait au-dessus d’elle, suspendu là comme un nuage sombre et menaçant.

Il regardait, mais ses yeux étaient las ; il se tenait debout, mais ses jambes étaient lasses elles aussi. Il se trouvait à présent assez près du vaisseau et de la cité pour flairer les effluves de la mer ainsi qu’une odeur de pierre à chaux amère et âcre – il avait presque le nez sur le béton du bunker. Il s’efforça de se remémorer le jardin et son parfum de fleurs, comme il le faisait parfois quand les combats commençaient à lui paraître trop futiles, trop cruels pour revêtir encore un sens ; mais pour une fois il ne réussit ni à recréer dans son esprit le souvenir fugace de cette senteur irrésistiblement poignante, ni à se rappeler les bonnes choses qu’avait contenues ce jardin. (Au lieu de cela, il revit des mains hâlées enserrant les hanches crémeuses de sa sœur, la petite chaise ridicule qu’ils avaient choisie pour forniquer… et se rappela le jour où il avait vu le jardin pour la dernière fois, lors de sa dernière visite à la propriété. C’était avec sa division blindée ; il avait vu de ses yeux le chaos et la dévastation qu’Éléthiomel avait infligés au lieu qui avait été leur berceau à tous les deux. Il avait vu la vaste demeure éventrée, le bateau de pierre réduit en miettes, les bois calcinés… et entrevu une dernière fois l’odieux petit pavillon d’été où il les avait tous deux surpris, le jour où il avait pris sa revanche personnelle sur la tyrannie de la mémoire ; il sentit à nouveau le char tanguer sous ses pieds et revit la clairière déjà éclairée par les bombes incendiaires s’inonder brusquement de lumière blanche. Ses oreilles carillonnèrent sous l’impact d’un son qui n’en était pas un, et le petit pavillon… était toujours debout ; le projectile l’avait traversé de part en part pour aller exploser un peu plus loin dans les bois, et il avait eu envie de pleurer, de hurler, de le démolir de ses propres mains… Mais au même moment il s’était souvenu de l’homme qu’il avait vu assis là ; et tout à coup, il avait su comment réagir dans ce genre de circonstances ; il avait donc trouvé la force d’en rire et ordonné au canonnier de viser la plus haute marche menant au petit pavillon. Là, il l’avait enfin vu se soulever de terre, puis exploser dans les airs. Les gravats s’étaient abattus en pluie tout autour du blindé, le criblant de mottes de terre, de morceaux de bois et de paquets de chaume arrachés au toit.)

Au-delà du bunker, la nuit était tiède et oppressante ; la chaleur prise au piège du sol et plaquée contre lui pendant la journée par le poids des nuages collait à la peau de la terre comme une chemise trempée de sueur. Peut-être le vent changea-t-il à ce moment-là, car il crut déceler une odeur d’herbe et de foin qui avait dû parcourir des centaines de kilomètres depuis les grandes prairies de l’intérieur, portée par un vent qui, depuis, s’était évanoui, tandis que l’ancien arôme perdait de sa fraîcheur. Il ferma les yeux et posa son front contre le béton rugueux du bunker, juste au-dessous de la meurtrière par laquelle il venait de jeter un regard ; ses doigts se déployèrent un peu sur la surface dure et granuleuse du mur, et il en sentit le matériau tiède se presser contre sa peau.

Parfois, tout ce qu’il voulait c’était que cela finisse, et peu lui importait de savoir comment. Simple, impératif et attirant, l’achèvement était tout pour lui, et pour lui il aurait pratiquement tout donné. C’était là qu’il en arrivait lorsqu’il était forcé de repenser à Darckense, retenue prisonnière à bord du vaisseau par Éléthiomel. Il savait très bien qu’elle n’était plus amoureuse de leur cousin ; ça n’avait été qu’un engouement juvénile dont elle s’était servie contre la famille pour se venger d’une quelconque humiliation, d’ailleurs inventée de toutes pièces, à cause de Livuéta à qui, croyait-elle, allaient les préférences de tous. Leur liaison avait eu à l’époque toutes les apparences de l’amour, mais il avait le sentiment qu’à présent, elle-même savait qu’il n’en était rien. Il était persuadé que Darckense était retenue en otage, contre sa volonté ; bien des gens avaient été pris par surprise quand Éléthiomel avait attaqué la cité. La moitié de la population avait été piégée par la rapidité de sa progression, et Darckense avait eu la malchance de se faire prendre en tentant de fuir dans la confusion générale qui régnait à l’aéroport. Éléthiomel avait envoyé des agents à sa recherche.

Aussi, pour elle, il avait dû continuer à se battre, même si, dans son cœur, la haine qu’il vouait à Éléthiomel avait fini par s’user, cette haine qui l’avait poussé à combattre pendant des années, mais qui commençait à présent à se tarir, purement et simplement usée par l’érosion de cette guerre interminable.

Comment Éléthiomel avait-il pu faire une chose pareille ? Même s’il n’avait plus d’amour pour elle (et le monstre prétendait que c’était Livuéta le véritable objet de ses désirs), comment avait-il pu se servir d’elle comme d’un vulgaire obus emmagasiné dans les soutes insondables du cuirassé ?

Et lui, qu’aurait-il dû faire en retour ? Se servir de Livuéta contre Éléthiomel ? Tenter d’atteindre le même niveau de cruauté perfide ? Déjà elle le rendait responsable, lui, et non Éléthiomel, pour tout ce qui était arrivé. Alors, que fallait-il faire ? Se rendre ? Troquer une sœur contre une autre ? Organiser une folle expédition de sauvetage de toute façon vouée à l’échec ? Foncer dans le tas ?

Il avait bien essayé d’expliquer que seul un siège prolongé leur garantirait la victoire, mais il avait si souvent fait valoir cette position qu’il commençait maintenant à en douter lui-même.

— Monsieur ?

Il se retourna et vit derrière lui les silhouettes indistinctes des officiers.

— Quoi ? aboya-t-il.

— Monsieur… (C’était Swaels.) Nous devrions peut-être nous en aller maintenant ; regagner le quartier général. Le nuage se dissipe à l’est, et le jour va bientôt se lever… Il ne faut pas nous laisser surprendre à portée de tir.

— Je sais, répliqua-t-il.

Il jeta un coup d’œil aux contours assombris du Staberinde et se sentit broncher légèrement, comme s’il s’était attendu à ce que ses formidables canons crachent leurs flammes à l’instant même, tout droit sur lui. Il rabattit un volet métallique sur la meurtrière pratiquée dans le béton. L’espace d’une seconde, il fit très sombre à l’intérieur du bunker ; puis quelqu’un alluma des lumières d’un jaune cru, et ils restèrent tous plantés là à cligner les yeux sous cette rude clarté.

Ils sortirent du bunker ; la longue masse de la voiture d’état-major blindée attendait dans le noir. Tout un assortiment d’ordonnances et de sous-officiers bondirent sur leurs pieds, redressèrent leur calot, saluèrent et leur ouvrirent les portières. Il monta en voiture et prit place sur la banquette arrière, qui était recouverte de fourrure ; puis il regarda trois autres officiers l’imiter et s’installer sur la banquette opposée. La portière blindée se referma avec un bruit métallique ; le véhicule poussa un grondement et s’ébranla. Cahotant sur le sol irrégulier, ils s’enfoncèrent à nouveau dans la forêt, tournant le dos à la forme sombre qui reposait dans la nuit.

— Monsieur, dit Swaels en échangeant un regard avec les deux officiers restants. Les autres et moi-même avons débattu de…

— Vous allez me dire que nous devrions attaquer ; bombarder, mitrailler le Staberinde jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une coque fumante, puis le prendre d’assaut en employant des hovers, dit-il en levant une main. Je sais très bien ce dont vous avez débattu, et je connais les… conclusions auxquelles vous pensez être parvenus. Elles ne m’intéressent pas.

— Monsieur, nous comprenons parfaitement l’épreuve que cela représente pour vous, sachant que votre sœur se trouve à bord, mais…

— Cela n’a rien à voir, Swaels, rétorqua-t-il. Vous me faites insulte en sous-entendant que je puisse même envisager de prendre ce prétexte pour reporter l’attaque. Mes mobiles sont de nature purement militaire, et on ne peut plus sains ; le premier d’entre eux est que l’ennemi a réussi à se créer une forteresse pour le moment imprenable. Nous devons attendre les crues d’hiver ; alors la flotte pourra pénétrer dans l’estuaire et le canal, et affronter le Staberinde à armes égales. Envoyer l’aviation ou tenter de nous engager dans un duel d’artillerie serait totalement insensé.

— Monsieur, intervint Swaels. Croyez qu’il nous en coûte de devoir exprimer notre désaccord, mais…

— Je vous prierai désormais de garder le silence, commandant Swaels, coupa-t-il d’un ton glacial. (Il vit l’autre déglutir.) J’ai suffisamment de sujets de préoccupation sans devoir de plus me soucier des sornettes qui font office de tactique militaire parmi mes officiers supérieurs, et à plus forte raison m’occuper d’un éventuel remplacement desdits officiers.

Pendant un moment, on n’entendit que le vague grondement du moteur de l’engin. Swaels avait l’air commotionné ; les deux autres officiers regardaient fixement le tapis de sol de la voiture. Swaels avait le visage luisant. Il déglutit à nouveau. Le bruit du véhicule qui avançait péniblement en secouant ses passagers semblait mettre en évidence le silence qui régnait dans l’habitacle arrière ; puis il s’engagea sur une petite route revêtue de plaques métalliques et s’élança en rugissant, l’aplatissant contre son siège et secouant les trois autres avant de les projeter en arrière.

— Monsieur, je suis tout disposé à demi…

— Ça va durer longtemps ? fit-il d’un ton plaintif en espérant ainsi couper l’herbe sous les pieds de Swaels. Rien ne me sera donc épargné ? Tout ce que je demande, c’est que vous fassiez votre devoir. Ne nous disputons pas entre nous ; luttons contre l’ennemi, et non les uns contre les autres.

— … ssionner de mon poste, si tel est votre désir, acheva Swaels.

On avait à présent l’impression que le bruit du moteur ne s’insinuait même plus dans l’habitacle ; un silence immobile et glacial (qui ne planait pas dans l’air, mais sur les traits de Swaels et dans l’attitude tendue, figée, des deux autres officiers) parut s’abattre sur le petit groupe telle l’haleine presciente d’un hiver que l’on n’attendait pourtant pas avant une demi-année. Il avait envie de fermer les yeux, mais ne pouvait se permettre d’afficher pareille faiblesse. Il garda donc les yeux rivés sur l’homme assis en face de lui.

— Monsieur, je dois vous dire que je ne suis pas d’accord avec votre politique actuelle, et je ne suis pas le seul. Monsieur, je vous prie de croire que les autres officiers d’état-major et moi-même vous aimons autant que nous aimons notre pays, c’est-à-dire de tout notre cœur. Mais c’est en raison même de cet amour que nous ne pouvons vous laisser sacrifier tout ce que vous défendiez, tout ce en quoi nous avons foi, pour défendre une décision infondée.

Il vit les doigts de Swaels s’entremêler et former un geste exprimant sans nul doute la supplication. Un gentilhomme de bonne éducation, songea-t-il presque rêveusement, ne commence pas ses phrases par l’infortuné mot « Mais »…

— Monsieur, j’aimerais me tromper, croyez-moi. Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour nous adapter à votre façon de voir, mais en vain. Si vous éprouvez quelque amour pour vos officiers, monsieur, nous vous en supplions : réfléchissez encore. Relevez-moi de mes fonctions si vous le jugez nécessaire, monsieur. Faites-moi passer en cour martiale, dégradez-moi, exécutez-moi, interdisez qu’on prononce mon nom, mais, monsieur, je vous en prie, revenez sur votre décision pendant qu’il est encore temps.

Ils restèrent quelques instants silencieux tandis que la voiture roulait en se déportant de temps en temps dans les virages et en faisant des écarts à gauche ou à droite pour éviter les nids-de-poule… Assis là, figés sous cette faible lueur jaunâtre, songea-t-il, nous devons avoir l’air de cadavres toujours plus roides.

— Arrêtez, s’entendit-il ordonner. (Déjà son doigt se pressait sur le bouton de l’intercom. Le grondement de la voiture descendit dans les graves à mesure qu’elle rétrogradait, puis s’immobilisait. Il ouvrit la portière. Swaels avait les yeux fermés.) Sortez, lui intima-t-il.

Subitement, Swaels se mit à ressembler à un vieillard venant d’encaisser un coup tout en sachant fort bien qu’il en pleuvrait bien d’autres. On aurait dit qu’il se ratatinait, qu’il s’effondrait de l’intérieur. Un coup de vent tiède menaça de refermer la portière ; d’une main, il la maintint ouverte.

Swaels se pencha en avant et descendit lentement de voiture. Il resta quelques instants debout sur le bas-côté plongé dans la pénombre ; le cône de lumière projeté par les lumières intérieures du véhicule d’état-major balaya fugitivement son visage, puis s’évanouit.

Zakalwe verrouilla la portière.

— Démarrez, ordonna-t-il au chauffeur.

Ils s’éloignèrent à toute allure, tournant le dos à l’aube et au Staberinde, avant que ses canons ne les repèrent et ne les prennent pour cible.

Ils avaient cru gagner. Au printemps, ils avaient davantage d’hommes, davantage de matériel ; plus important, ils possédaient plus d’armements lourds. Privé du carburant dont il lui aurait fallu disposer pour lancer des attaques efficaces contre leurs troupes et leurs convois en mer, le Staberinde n’était qu’une menace lointaine ; il ne représentait presque plus qu’un simple risque à courir. Mais à ce moment-là Éléthiomel avait fait remorquer l’énorme vaisseau de guerre sur les canaux, dont le remplissage variait selon les saisons, puis l’avait fait remonter sur les rives au dessin changeant jusqu’au hangar en cale sèche, où on lui avait ménagé de la place à coups d’explosifs. Là, on avait refermé les portes, aspiré l’eau et injecté du béton en insérant sans doute – ainsi que le lui avaient suggéré ses conseillers – quelque espèce de coussin amortisseur entre ce dernier et le métal ; sinon, avec leurs cinquante centimètres de calibre, les canons auraient eu tôt fait de fracasser le vaisseau. On soupçonnait généralement Éléthiomel d’avoir utilisé des ordures, des déchets divers, pour rembourrer les flancs de sa forteresse improvisée.

Zakalwe trouvait presque cela drôle.

Le Staberinde n’était pas réellement imprenable (même si, depuis, il était devenu littéralement impossible à couler mais pour d’autres raisons) ; oui, on pouvait s’en emparer. Mais le prix à payer serait exorbitant.

Sans compter que les forces occupant le vaisseau et ses alentours, ainsi que la ville, avaient eu le temps de respirer et de se réarmer ; peut-être allaient-elles donc tenter une sortie. Cette possibilité avait également été évoquée ; Éléthiomel était tout à fait capable de ce genre d’opération.

Néanmoins, quelle que soit sa vision des choses, quel que soit l’angle sous lequel il examinait le problème, il en revenait toujours au même point. Les hommes obéiraient à ses ordres ; les officiers d’état-major aussi, sinon il les ferait remplacer. Les dirigeants et l’Église lui avaient donné carte blanche, et le soutiendraient dans toutes ses initiatives. De ce côté-là, il se sentait en sécurité ; pour autant qu’on puisse se sentir en sécurité quand on est officier. Mais que faire, que faire ?

Il s’était attendu à hériter d’une armée parfaitement entraînée comme on en trouve en temps de paix, une armée superbe et intimidante, pour la remettre ensuite dans le même état entre les mains d’un autre jeune membre de la Cour afin que se maintienne la tradition d’honneur, d’obéissance et de respect du devoir. Au lieu de cela, il se retrouva à la tête d’une armée lancée dans une guerre sans merci ; l’ennemi, il ne l’ignorait pas, comptait dans ses rangs une majorité de ses compatriotes, avec pour chef un homme qu’il avait jadis considéré comme un ami, presque un frère.

Il avait donc dû donner des ordres qui envoyaient des hommes à la mort, en sacrifier parfois des centaines, voire des milliers, en toute connaissance de cause, seulement pour s’assurer une position stratégique, un objectif capital, ou bien pour protéger quelque position vitale. Immanquablement, que cela leur plaise ou non, les civils en subissaient aussi les conséquences ; dans cette lutte sanglante, c’était parmi le peuple, ce peuple pour lequel chacun des deux camps prétendait se battre, qu’on dénombrait le plus de victimes.

Dès le début il avait essayé de mettre fin à tout cela, tenté de négocier, mais ni l’une ni l’autre partie ne voulait d’une paix qui ne satisfasse pas toutes leurs conditions ; comme il ne disposait d’aucun pouvoir politique réel, il en avait été réduit à se battre. Ses succès l’avaient stupéfié comme ils avaient stupéfié les autres, Éléthiomel le premier, sans doute ; mais à présent, alors que la victoire se profilait – peut-être – à l’horizon, voilà qu’il ne savait plus du tout quoi faire.

Toutefois, la première de ses priorités était maintenant de sauver Darckense. Il avait vu trop d’yeux morts et secs, trop de sang versé noirci par le contact de l’air, trop de chairs grouillant de mouches pour faire encore le lien entre ce spectacle atroce, d’une part, et d’autre part les concepts nébuleux d’honneur et de tradition pour lesquels on affirmait se battre. Il n’y avait plus qu’une chose qui, à ses yeux, valût qu’on se batte pour elle, et c’était le bien-être d’un seul et unique individu ; désormais, rien d’autre n’avait de réalité pour lui, rien d’autre ne pouvait préserver la santé de son esprit. Prendre en compte l’intérêt que portaient des millions d’autres gens aux événements actuels, c’était se charger d’un trop lourd fardeau. Ç’aurait été s’avouer implicitement responsable, au moins en partie, de la mort de centaines de milliers d’êtres, tout en sachant que personne n’aurait mené la lutte avec plus d’humanité que lui.

Alors il attendait ; il retenait ses officiers, ses chefs d’escadre, et attendait qu’Éléthiomel réagisse à ses signaux.

Les deux autres officiers restaient silencieux. Il éteignit le plafonnier de la voiture, démasqua les vitres et regarda la masse noire de la forêt défiler sous les cieux ternes de l’aube couleur d’acier.

Ils croisèrent des bunkers aux formes vagues, des tranchées obscures, des silhouettes immobiles, des camions arrêtés, des chars embourbés, des fenêtres occultées, des armes bâchées, des mâts dressés, des clairières grisâtres, des bâtiments démolis et des projecteurs à faisceau restreint… bref, tout l’attirail qu’on trouve habituellement aux alentours d’un quartier général de campagne. Il vit tout cela et se prit à regretter – tandis qu’ils approchaient du centre, et donc du vieux château qui, n’eût été son nom, était, au bout de deux mois, devenu comme un foyer pour lui –, à regretter de ne pouvoir poursuivre sa route à travers l’aube, puis le jour, puis la nuit, et ainsi de suite, pour l’éternité, fendant un double rideau d’arbres qui s’avérerait finalement impénétrable, roulant sans but, sans destination, sans personne à rejoindre – même si le voyage devait se dérouler dans un silence glacé –, bien en sécurité au nadir de ses souffrances, empli d’un contentement pervers à l’idée que maintenant, au moins, elles ne pouvaient plus empirer. Continuer son chemin, simplement, et ne plus jamais être obligé de s’arrêter pour prendre des décisions qui ne pouvaient pas attendre, mais qui entraîneraient peut-être de sa part des erreurs qu’il n’oublierait plus jamais, et qu’on ne lui pardonnerait pas davantage…

La voiture pénétra dans la cour du château, et il mit pied à terre. Entouré de ses aides de camp, il entra en coup de vent dans la vaste et majestueuse demeure qui, jadis, avait servi de QG à Éléthiomel.

On l’accabla de détails logistiques, de rapports d’espionnage, de récits d’escarmouches, de petites quantités de terrain gagné ou perdu ; il y avait les requêtes des civils, la presse étrangère qui voulait ceci ou cela… Il renvoya tout le monde et chargea les sous-officiers de régler ces problèmes. Puis il gravit quatre à quatre les marches qui menaient à ses quartiers, tendit sa veste et son calot à son ordonnance et s’enferma dans son bureau noyé dans la pénombre, les yeux fermés, adossé à la double porte d’entrée dont il tenait toujours dans ses mains les poignées de cuivre plaquées contre ses reins. La pièce obscure et calme eut sur lui un effet apaisant.

— Alors, on est allé regarder la bête de plus près ?

Il sursauta, puis reconnut la voix de Livuéta et aperçut enfin sa silhouette indistincte, non loin des fenêtres. Il se détendit.

— Tout juste, répondit-il. Tire les rideaux.

Il alluma les lumières.

— Que vas-tu faire ? interrogea-t-elle en se rapprochant lentement de lui, les bras croisés.

Elle avait relevé ses cheveux sombres, et le trouble se lisait sur son visage.

— Je l’ignore, avoua-t-il en allant s’asseoir à son bureau. (Là, il enfouit son visage dans ses mains et se mit à le masser.) Que ferais-tu à ma place ?

— Il faut aller lui parler, dit-elle en s’asseyant sur un coin du bureau, les bras toujours croisés.

Elle portait une jupe longue et une veste, toutes deux de couleur foncée. Depuis quelque temps, elle était toujours vêtue de couleurs sombres.

— Il n’acceptera pas, fit-il en se laissant aller contre le dossier du fauteuil sculpté dont il savait que ses sous-officiers l’appelaient son trône. Je ne peux pas l’obliger à me répondre.

— C’est que tu ne lui dis peut-être pas ce qu’il faudrait.

— Eh bien, je ne sais pas quoi lui dire d’autre, répliqua-t-il en refermant les yeux. Tu n’as qu’à composer notre prochain message, toi.

— Tu ne me laisserais pas dire ce que je veux, ou du moins tu n’aurais pas le courage d’agir en conséquence.

— Écoute, Livu, nous ne pouvons pas déposer les armes comme ça ; et pourtant, je ne crois pas qu’il y ait d’autres solutions. Il n’y prendrait même pas garde.

— Vous pourriez vous rencontrer face à face ; c’est peut-être comme cela que vous réussirez à sortir de l’impasse.

— Voyons, Livu ; le premier messager que nous lui avons personnellement envoyé est revenu sans sa PEAU !

Ce dernier mot, il le hurla ; il perdait toute patience, toute maîtrise de soi. Livuéta broncha et s’écarta d’un pas. Puis elle alla prendre place sur un sofa agrémenté d’ailes sculptées, et ses longs doigts se mirent à caresser les fils d’or cousus dans un des accoudoirs.

— Je te demande pardon, fit-il d’une voix plus douce. Je ne voulais pas crier.

— C’est notre sœur, Chéradénine. Il doit bien y avoir encore quelque chose à tenter.

Il embrassa la pièce du regard, comme pour y chercher une inspiration nouvelle.

— Livu, combien de fois faudra-t-il que je te le redise ? Tu ne comprends donc pas ? Je croyais que c’était clair. (Il abattit ses paumes sur le bureau.) Je fais tout ce que je peux. J’ai autant envie que toi de la tirer de là, mais tant qu’il la tient je ne peux rien faire de plus ; sauf attaquer, et ce serait certainement signer son arrêt de mort.

Elle secoua la tête.

— Qu’est-ce qu’il y a entre toi et lui ? lui demanda-t-elle. Pourquoi refusez-vous de vous parler ? Comment avez-vous pu oublier tout ce qui s’est passé quand nous étions enfants ?

À son tour à lui de secouer la tête. Il se leva en prenant appui des deux mains sur le dessus du bureau et se tourna vers les rayonnages chargés de livres qui s’alignaient contre le mur, derrière lui ; son regard se mit à courir sur les centaines de titres que comptait la bibliothèque, mais sans vraiment les voir.

— Oh, répondit-il d’un ton las, moi je n’ai pas oublié, Livuéta. (Une terrible tristesse l’envahit alors, comme si l’immensité de ce qu’il savait perdu pour eux tous ne devenait bien réel qu’en présence d’autrui.) Je n’ai rien oublié.

— Il doit y avoir autre chose à tenter, insista-t-elle.

— Je t’en prie, Livuéta, crois-moi ; il n’y a plus rien à faire.

— Quand tu m’as dit qu’elle était saine et sauve et en sécurité, je t’ai cru, fit la jeune femme en baissant les yeux sur l’accoudoir du canapé, où elle commença à tirailler les fils précieux du bout de ses ongles très longs.

Elle avait les lèvres pincées.

— Tu étais malade, soupira-t-il.

— Quelle différence cela faisait-il ?

— Tu aurais pu mourir ! s’exclama-t-il. (Il se dirigea vers les rideaux et entreprit de les rajuster.) Livuéta, je ne pouvais pas te révéler qu’ils détenaient Darckle ; sinon, le choc…

— Le choc qu’aurait alors subi cette pauvre et faible femme, acheva Livuéta en secouant la tête sans cesser de tirer sur les fils dorés de l’accoudoir. J’aurais préféré que tu m’épargnes ces absurdités insultantes, au lieu de m’épargner la vérité sur le sort de ma sœur.

— Je me suis simplement efforcé d’agir pour le mieux, lui renvoya-t-il.

Il fit mine de marcher sur elle, puis se ravisa et battit en retraite vers le coin du bureau où elle s’était assise un peu plus tôt.

— Je n’en doute pas, répondit-elle laconiquement. L’habitude des responsabilités à prendre va avec ta position privilégiée, je suppose. Tu attends sans doute de moi que je te témoigne de la reconnaissance.

— Livu, s’il te plaît, faut-il vraiment que tu… ?

— Que je quoi ? (Elle riva sur lui des yeux ardents.) Que je te complique la vie ? C’est cela ?

— Tout ce que je désire, reprit-il lentement, en s’efforçant de se maîtriser, c’est que tu essaies… de comprendre. Il faut que nous… que nous fassions corps toi et moi, que nous nous soutenions mutuellement.

— Tu veux dire qu’il faut que je te soutienne, même si tu décides de ne pas soutenir Darckle.

— Mais bon sang, Livuéta ! Je te dis que je fais de mon mieux ! Il n’y a pas qu’elle en jeu, mais aussi un grand nombre d’autres êtres qui méritent mon attention. Tous mes hommes ; les civils de la cité ; le pays tout entier ! (Il alla s’agenouiller à ses pieds, devant le canapé ailé, et posa la main sur l’accoudoir qu’elle torturait de ses ongles.) Livuéta, je t’en prie ; je fais tout ce qu’il est humainement possible de faire. Aide-moi dans cette tâche ; soutiens-moi. Les autres officiers veulent attaquer ; il n’y a plus que moi entre Darckense et…

— Peut-être devrais-tu attaquer, en effet, coupa-t-elle subitement. C’est peut-être la seule chose à laquelle il ne s’attende pas.

L’autre secoua la tête.

— Il la tient prisonnière à l’intérieur du vaisseau. Or, il nous faudrait le détruire avant de pouvoir nous emparer de la ville. (Il la regarda droit dans les yeux.) Le crois-tu susceptible d’épargner Darckense, en admettant qu’elle ne soit pas tuée au cours de l’assaut ?

— Oui, répondit Livuéta. Il l’épargnera.

Il soutint un moment son regard, certain qu’elle se rétracterait, ou au moins qu’elle détournerait les yeux, mais elle n’en fit rien.

— Ma foi, déclara-t-il enfin, je ne saurais prendre ce risque. (Il soupira, ferma les yeux et reposa sa tête contre l’accoudoir.) Je suis tellement… sous pression. (Il voulut lui prendre la main, mais elle le repoussa.) Livuéta, tu crois donc que je ne ressens rien ? Que je me moque de ce qui arrive à Darckense ? Que je ne suis plus le frère que tu as connu, en plus d’être le soldat qu’on a fait de moi ? Crois-tu que, parce que j’ai une armée à mon service et des aides de camp pour satisfaire le moindre de mes caprices, je ne me sente pas parfois seul ?

Brusquement, elle se leva sans le toucher.

— Mais bien sûr, dit-elle en baissant les yeux sur lui tandis qu’il fixait obstinément les fils dorés de l’accoudoir. Tu te sens seul, je me sens seule, et Darckense aussi se sent seule. Tout le monde se sent seul !

Elle fit volte-face et sa jupe longue se gonfla l’espace d’un instant ; puis la jeune femme se dirigea vers la sortie et disparut. Il entendit la porte claquer et resta où il était, à genoux devant le canapé déserté tel un prétendant éconduit. Il passa le doigt dans une boucle et tira jusqu’à ce que le fil d’or se casse.

Il se remit lentement sur ses pieds, marcha vers la fenêtre, se glissa entre les rideaux et contempla l’aube grise. Hommes et machines se mouvaient entre les écharpes de brume indistinctes, ces écheveaux grisâtres que la nature semblait avoir disposés là en guise de filets de camouflage.

Ces hommes qu’il avait sous les yeux, il les enviait. Il ne doutait pas, d’ailleurs, que la plupart l’envient en retour. C’était lui qui commandait ; lui, il dormait dans un lit moelleux, il n’avait ni à piétiner dans la boue des tranchées, ni à se cogner délibérément les orteils contre un caillou pour ne pas s’endormir pendant son tour de garde… Mais il les enviait quand même ; eux n’avaient qu’à faire ce qu’on leur disait de faire. Par ailleurs – il dut se l’avouer –, il enviait aussi Éléthiomel.

Si seulement je lui ressemblais davantage ! songeait-il trop souvent. Ah, posséder cette ruse sans scrupules, cette fourberie dans l’improvisation ! Comme il aurait aimé cela !

Ces pensées l’emplirent de culpabilité, et il repassa de l’autre côté des rideaux.

Revenu près de son bureau, il éteignit les lumières et reprit place dans son fauteuil. Sur mon trône, songea-t-il, et pour la première fois depuis des jours il eut un petit rire : ce symbole du pouvoir jurait tellement avec son sentiment d’extrême impuissance !

Il entendit un camion s’arrêter sous ses fenêtres, ce qu’il n’était pas censé faire. Il se figea et se mit à réfléchir à toute allure. Une bombe de forte puissance, juste sous son nez… et sentit la panique s’emparer de lui. Il entendit un sergent aboyer, puis il y eut des palabres et le camion s’éloigna quelque peu, bien qu’il pût toujours en entendre le moteur.

Au bout d’un moment, il perçut des voix sonores dans la cage d’escalier qui débouchait dans le hall. Il y avait dans le ton de ces voix quelque chose qui le glaça. Il essaya bien de se traiter d’idiot et de rallumer les lumières, mais il n’en continua pas moins à les entendre. Puis il y eut quelque chose comme un cri subitement interrompu. Il se secoua et dégaina son arme en regrettant de ne rien avoir sur lui de plus efficace que ce petit revolver d’ordonnance. Il se dirigea ensuite vers la porte. Les voix rendaient un son étrange ; certaines frôlaient l’exclamation tandis que d’autres essayaient manifestement de se contenir. Il entrouvrit la porte, puis franchit le seuil ; son aide de camp se trouvait devant la porte du fond, qui donnait sur les escaliers, et regardait vers le bas.

Il rengaina son arme, alla rejoindre l’aide de camp et suivit son regard. Dirigeant le sien vers le fond du hall, il vit Livuéta qui tournait vers lui des yeux écarquillés ; il y avait encore là quelques soldats, un officier. Tous faisaient cercle autour d’une petite chaise en bois blanc. Il fronça les sourcils ; Livuéta avait l’air bouleversée. Il descendit rapidement les marches. Soudain, Livuéta bondit à sa rencontre, sa jupe virevoltant autour de ses chevilles. Elle le heurta violemment et lui posa les deux mains sur la poitrine. Il fit un pas en arrière, chancelant, abasourdi.

— Non, lança-t-elle. (Elle avait les yeux brillants, le regard fixe. Jamais il ne l’avait vue aussi pâle.) Retourne d’où tu viens.

Elle avait la voix pâteuse, on aurait dit la voix de quelqu’un d’autre.

— Livuéta…, commença-t-il d’un ton irrité en se détachant du mur et en essayant de voir, par-dessus l’épaule de la jeune femme, ce qui se passait dans le hall autour de cette petite chaise blanche.

À nouveau elle le repoussa.

— Va-t’en, reprit l’étrange voix pâteuse.

Il enserra ses poignets.

Livuéta, fit-il à voix basse tout en indiquant du regard les gens qui se tenaient derrière eux, dans le hall.

— Va-t’en, répéta l’étrange et terrifiante voix.

Exaspéré, il l’écarta de force et tenta de passer outre. Elle voulut l’agripper par-derrière.

— Arrière ! fit-elle d’une voix étranglée.

— Livuéta, ça suffit !

Il la repoussa sans ménagement : il commençait à se sentir gêné. Puis il dévala l’escalier en faisant claquer ses talons sur les marches avant qu’elle ait pu faire mine de l’agripper à nouveau.

Pourtant, elle se lança à sa poursuite et lui entoura la taille de ses bras.

— Va-t’en, va-t’en, supplia-t-elle encore.

Il fit volte-face.

— Lâche-moi ! Je veux savoir ce qui se passe !

Il était plus fort qu’elle ; il lui tordit les bras pour l’obliger à le lâcher et la fit tomber sur les marches. Puis il reprit sa descente et traversa le hall au sol dallé en direction du petit groupe d’hommes muets qui entouraient la chaise.

Celle-ci était minuscule, et si fragile qu’un adulte l’aurait brisée sous son poids. Elle était petite et blanche et, lorsqu’il fit deux pas de plus, alors que le reste de l’assistance, le hall, le château, le monde et l’univers s’enfonçaient dans les ténèbres et le silence, alors qu’il se rapprochait de plus en plus de la chaise, il vit qu’elle avait été fabriquée avec les os de Darckense Zakalwe.

Les pieds arrière étaient faits de fémurs, ceux de devant de tibias et d’autres os encore. Les bras avaient fourni le cadre, les côtes formaient le dossier. Sous celui-ci se trouvait le pelvis, ce pelvis qui avait été fracassé bien des années plus tôt dans le navire de pierre et dont les éclats s’étaient ressoudés ; la substance plus foncée dont s’étaient pour cela servis les chirurgiens apparaissait très nettement, elle aussi. Au-dessus des côtes se trouvait la clavicule, elle aussi fracturée et ressoudée, souvenir d’une chute de cheval.

Ils avaient tanné sa peau afin de confectionner un petit coussin ; il y avait un minuscule bouton tout simple dans le nombril et, dans un coin, une imperceptible trace annonçant la présence de poils sombres mais légèrement teintés de roux.

Il y a des escaliers, Livuéta, l’aide de camp et le bureau de l’aide de camp entre ici et là-bas, se surprit-il à songer lorsqu’il se retrouva à nouveau debout devant son bureau.

Il sentit le goût du sang dans sa bouche et regarda sa main droite. Il crut se souvenir d’avoir donné un coup de poing à Livuéta en remontant l’escalier. Quelle horreur, faire cela à sa propre sœur…

Distrait, il regarda quelques instants autour de lui. Tout lui parut flou.

Il leva la main dans l’intention de se frotter les yeux, et découvrit qu’elle tenait le revolver.

Il l’appliqua contre sa tempe.

C’était bien, se rendit-il alors compte, ce qu’Éléthiomel attendait de lui, mais, de toute façon, que faire d’autre face à un monstre pareil ? Après tout, on ne pouvait pas encaisser indéfiniment les coups.

Il regarda les portes en souriant (quelqu’un les martelait de coups de poing en criant un mot qui pouvait être son nom ; il ne savait plus très bien). Quelle absurdité ! Faire Ce Qu’il Faut. Unique Porte De Sortie. Au Nom De l’Honneur. Quel ramassis d’âneries ! Rien que le désespoir, l’ultime éclat de rire, ouvrir une bouche dans l’os pour affronter directement le monde ; là.

Mais pareille habileté consommée, pareille compétence, cette faculté d’adaptation, cette cruauté aveugle et paralysante, cet usage des armes alors que tout pouvait devenir arme…

Sa main tremblait. Il vit que les portes étaient sur le point de céder. On devait leur porter des coups formidables. Il se dit qu’il avait dû fermer à clef ; il n’y avait personne d’autre que lui dans la pièce. J’aurais dû choisir une arme plus sérieuse, songea-t-il ; celle-là ne suffira peut-être pas.

Il avait la bouche très sèche.

Il plaqua plus fort le canon sur sa tempe et appuya sur la détente.

Les forces assiégées entourant le Staberinde tentèrent une sortie dans l’heure qui suivit. Pendant que les chirurgiens luttaient pour lui conserver la vie.

La bataille fut rude, et ils faillirent bien la gagner.

Quatorze

— Zakalwe…

— Non.

Toujours le même refus. Ils se trouvaient dans un jardin public, au bord d’une grande pelouse soigneusement tondue, sous de hauts arbres écimés. La brise tiède leur apportait des senteurs marines ainsi qu’un parfum de fleurs, et traversait le bosquet en murmurant. Les brumes matinales de plus en plus diaphanes voilaient encore deux soleils. Exaspérée, Sma secoua la tête et s’éloigna de quelques pas.

Il s’adossa à un arbre et sa main se referma sur sa poitrine ; il respirait difficilement. Skaffen-Amtiskaw planait dans les airs non loin de là ; sans cesser de surveiller l’homme, il jouait avec un insecte posé sur le tronc d’un autre arbre.

Skaffen-Amtiskaw considérait que l’homme était fou ; en tout cas, il était bizarre. Il n’avait jamais vraiment dit pourquoi il s’était ainsi aventuré en plein branle-bas de combat lorsque la citadelle avait été prise d’assaut. Quand Sma et le drone avaient fini par le retrouver et l’emporter avec eux, criblé de balles, à moitié mort et délirant tout en haut du mur d’enceinte, il avait exigé qu’on le mette dans un état stationnaire, sans plus. Il ne voulait pas qu’on le guérisse. Il refusait d’entendre raison, et pourtant le Xénophobe – lorsqu’il était venu les chercher – n’avait pas voulu le déclarer dément et incapable de décider par lui-même ; le vaisseau l’avait donc consciencieusement mis en sommeil à métabolisme lent pendant les deux semaines de voyage qui les séparaient de la planète où vivait à présent la femme nommée Livuéta Zakalwe.

Il sortit de son sommeil lent aussi malade qu’il y était entré. L’homme était un véritable désastre ambulant, et il avait encore deux balles dans le corps, mais il ne voulait recevoir aucun traitement avant d’avoir vu cette femme. Bizarre, songea Skaffen-Amtiskaw en étendant un champ afin de barrer le passage à un petit insecte qui s’acheminait à tâtons sur un tronc d’arbre. L’insecte changea de direction en agitant ses antennes. Il y avait un autre type d’insecte un peu plus haut sur le tronc, et Skaffen-Amtiskaw essayait de faire en sorte que les deux se retrouvent face à face, histoire de voir ce qui se passerait.

Oui, bizarre, et peut-être même pervers.

— Bon.

Il toussa. Un de ses poumons s’emplit de sang, songea le drone.

— Allons-y.

Il se détacha de l’arbre. Skaffen-Amtiskaw abandonna à regret son jeu avec les deux insectes. Cela lui faisait une drôle d’impression de se trouver sur cette planète connue mais non encore complètement répertoriée par Contact. C’était la recherche théorique, plutôt que l’exploration pratique, qui avait permis sa découverte et – même si elle n’avait rien de bien exotique, et qu’on n’y eût donc mené qu’une inspection sommaire –, dans les faits, elle était toujours terra incognita, et le drone se maintenait constamment en état d’alerte quasi maximale, au cas où elle recèlerait quelque mauvaise surprise.

Sma revint vers l’homme au crâne lisse et lui passa un bras autour de la taille afin de le soutenir. Ensemble ils gravirent la petite pelouse en pente qui remontait doucement vers un talus peu élevé. Skaffen-Amtiskaw resta quelques instants à couvert sous la cime des arbres pour les regarder faire, puis se laissa lentement choir sur eux alors qu’ils en atteignaient le faîte.

L’homme chancela en voyant ce qui l’attendait de l’autre côté, dans le lointain. Le drone se dit qu’il serait tombé sur l’herbe si Sma n’avait pas été là pour le retenir.

— Merde ! souffla-t-il en s’efforçant de se redresser.

La brume continuait de se dissiper, et un rayon de soleil oblique apparut brusquement, qui le fit cligner des yeux.

Il fit encore deux ou trois pas mal assurés, se dégagea de l’emprise de Sma et se retourna une seule fois, embrassant du regard le paysage bucolique, avec ses arbres taillés et ses pelouses manucurées, ses murailles ornementales et ses délicates pergolas, ses mares ceintes de rocaille et les sentiers ombragés qui serpentaient entre des bosquets paisibles. Et tout là-bas, au loin, sertie dans les arbres centenaires, se profilait la forme noire et dévastée du Staberinde.

On en a fait un putain de parc ! dit-il dans un souffle.

Il resta debout là, oscillant sur place, légèrement courbé, à contempler la silhouette martyrisée du vieux vaisseau de guerre. Sma vint le rejoindre. Elle crut le voir s’affaisser et s’empressa de lui encercler à nouveau la taille. Il grimaça de douleur ; tous deux se remirent en marche et descendirent jusqu’au sentier qui menait au navire.

— Pourquoi voulais-tu voir tout cela, Chéradénine ? s’enquit Sma d’une voix douce tandis que le gravier crissait sous leurs pas.

Le drone flottait au-dessus d’eux, un peu en arrière.

— Mmm ? fit l’autre sans quitter une seconde le vaisseau des yeux.

— Pourquoi tenais-tu à venir jusqu’ici, Chéradénine ? Elle n’est pas là. Ce n’est pas ici qu’elle se trouve.

— Je le sais, répondit-il d’une voix à peine perceptible. Je le sais très bien.

— Alors, pourquoi vouloir contempler cette ruine ?

Il ne répondit pas tout de suite. On aurait dit qu’il n’avait pas entendu. Pourtant, au bout d’un moment il prit une profonde inspiration – qui le fit tressaillir de douleur – et secoua sa tête rasée et nimbée de sueur en disant :

— Oh, simplement pour… célébrer le passé…

Ils traversèrent un nouveau bouquet d’arbres et ressortirent de l’autre côté. Alors l’homme secoua à nouveau la tête : ils avaient à présent une meilleure vue sur le vaisseau.

— Je n’aurais jamais cru… qu’on lui réserverait un sort pareil, reprit-il.

— Quel sort ? s’enquit Sma.

— Tu vois bien, répliqua-t-il en indiquant la coque noircie d’un mouvement du menton.

— Et quel sort lui a-t-on donc réservé, Chéradénine ? insista patiemment Sma.

— On en a fait… (Il s’interrompit, toussa, et son corps tout entier se contracta de douleur.) Un élément décoratif. Ce maudit machin est devenu une relique.

— C’est du navire que tu parles ?

Il la regarda comme si elle était devenue folle.

— Mais oui, répondit-il. Naturellement.

Pour Skaffen-Amtiskaw, il n’y avait là rien d’autre qu’une vieille coque de gros cuirassé cimenté en cale sèche. Il entra néanmoins en contact avec le Xénophobe, qui passait le temps en dressant une carte détaillée de la planète.

— Hello, vaisseau. Dis-moi : cette épave dans le parc… Zakalwe semble très intéressé. Je me demande bien pourquoi. Ça t’ennuie de faire quelques recherches ?

— Un moment ; il me reste à faire un continent, le fond des mers et le sous-sol.

— Tout ça sera encore là tout à l’heure ; il pourrait y avoir quelque chose d’intéressant dans ce que je te demande.

— Patience, Skaffen-Amtiskaw.

Pédant, se dit le drone en coupant la communication.

En descendant les sentiers sinueux, les deux humains dépassèrent des corbeilles à papier, des bancs, des tables à pique-nique et des centres d’information. Skaffen-Amtiskaw en activa un au passage, et une bande magnétique pleine de craquements se mit à défiler lentement :

— L’appareil que vous voyez devant vous…

Ça va prendre un temps fou, songea le drone. Il accéléra donc le rythme au moyen de son effecteur ; la voix grimpa dans les aigus et devint incompréhensible. Sur ce la bande cassa. Skaffen-Amtiskaw lui assena l’équivalent-effecteur d’une tape irritée et abandonna sur le gravier du chemin la machine à présent toute fumante et dégoulinante de plastique fondu, tandis que les deux humains entraient dans l’ombre du cuirassé meurtri.

On n’avait rien modifié ; il avait été bombardé, criblé d’obus, mitraillé, soufflé par de multiples explosions et à moitié éventré, mais non pas détruit. Aux endroits que la main ne pouvait atteindre et que la pluie avait laissés intacts apparaissait encore la suie qu’avaient laissée les flammes sur le blindage, quelque deux siècles plus tôt. Ses tourelles offensives gisaient sur place, ouvertes comme de vulgaires boîtes de conserve ; les ponts successifs étaient hérissés de fûts de canons et de mires pointant en tous sens ; un enchevêtrement d’espars et d’antennes tombées recouvrait une batterie de projecteurs brisés et d’antennes paraboliques de guingois ; son unique cheminée penchait, à demi affaissée, et le métal était comme grêlé, éraflé.

Un petit escalier montait à l’abri d’un auvent vers le pont principal ; devant eux, un couple et ses deux enfants. Skaffen-Amtiskaw flottait, presque invisible, à une dizaine de mètres de là, et s’élevait dans les airs à mesure qu’ils gravissaient les marches. L’un des deux bambins, une fille, poussa un cri en voyant venir derrière elle en boitillant cet homme chauve au regard fixe. Sa mère la prit dans ses bras.

Lorsqu’ils parvinrent au pont, il dut faire halte pour se reposer un peu. Sma le guida jusqu’à un banc. Il resta un moment assis, plié en deux, puis releva les yeux sur le vaisseau et examina la coque rouillée et noircie de l’épave. Il hocha la tête, marmonna quelque chose, puis éclata enfin d’un rire silencieux qui déclencha une quinte de toux et lui fit porter une main crispée à sa poitrine.

— Un musée, fit-il. Un musée…

Sma posa la main sur son front moite. Elle lui trouvait une mine épouvantable et jugeait que la calvitie ne lui allait pas du tout. Les vêtements rudimentaires et de couleur sombre qu’il portait lorsqu’ils l’avaient récupéré sur le mur d’enceinte de la citadelle avaient été déchirés et encroûtés de sang dans la bataille ; on avait eu beau les nettoyer et les raccommoder à bord du Xénophobe, en ce lieu où tout le monde portait des couleurs vives, ils semblaient parfaitement déplacés. Même les culottes et la veste de Sma étaient tristes à côté des robes et des blouses bigarrées qu’arboraient la plupart des gens.

— Est-ce que c’est un fantôme du passé, pour toi, Chéradénine ? lui demanda-t-elle.

— Oui, acquiesça-t-il à voix basse en levant la tête pour contempler les derniers tentacules de brume qui planaient en disparaissant progressivement, tels des fanions vaporeux flottant au faîte du grand mât déséquilibré. Oui, dit-il encore.

Sma embrassa du regard le parc d’attractions et la ville qu’on apercevait sur un de ses côtés.

— Est-ce d’ici que tu viens ?

Il ne parut pas l’entendre. Au bout d’un moment, il se remit péniblement sur ses pieds et plongea un regard égaré dans les yeux de Sma. Celle-ci se sentit frissonner et essaya de se rappeler quel âge avait Zakalwe.

— Allons-y, Dar… Diziet, se reprit-il en lui adressant une espèce de sourire humide. Tu veux bien m’emmener jusqu’à elle ?

Sma haussa les épaules et le soutint en passant un bras sous son épaule. Ils regagnèrent l’escalier qui redescendait jusqu’au niveau du sol.

— Drone ? fit Sma en direction d’une broche épinglée à son revers.

— Présent !

— Notre amie est-elle toujours là où elle se trouvait la dernière fois que nous avons eu de ses nouvelles ?

— Absolument, fit la voix du drone. On prend le module ?

— Non, intervint l’homme, qui faillit manquer une marche ; mais Sma était là pour le retenir. Pas le module. Prenons… le train, ou alors un taxi, quelque chose comme ça…

— Tu es sûr ? s’enquit Sma.

— Oui, tout à fait sûr.

— Zakalwe, soupira Sma. Je t’en supplie, laisse-toi soigner.

— Non, trancha l’homme tandis qu’ils posaient pied à terre.

— On tourne deux fois à droite et on tombe sur une station de métro, les informa le drone. Station centrale du Brasier ; quai 8 pour Couraz.

— Très bien, répondit à contrecœur Sma en jetant un coup d’œil à son compagnon.

Celui-ci fixait obstinément le gravier, comme si la tâche consistant à mettre un pied devant l’autre réclamait toute sa concentration. Au moment de passer sous l’étrave du navire, il bascula la tête en arrière afin de scruter, les yeux plissés, le grand V recourbé que dessinait la proue. Sma vit bien l’expression qui se peignit alors sur son visage en sueur, mais ne put dire s’il s’agissait de crainte respectueuse, d’incrédulité ou d’une émotion proche de la terreur.

Le train souterrain les emporta à toute allure vers le centre-ville en empruntant une série de tunnels en béton ; la gare principale était surpeuplée, haute de plafond, pleine d’échos et très propre. Le soleil faisait étinceler le dôme vitré. Skaffen-Amtiskaw refaisait pour l’occasion son numéro de valise et se balançait légèrement dans la main de Sma. Le blessé pesait plus lourdement sur l’autre bras de la jeune femme.

Le train de Maglev entra en gare et dégorgea ses passagers ; ils embarquèrent en compagnie de quelques autres individus.

— Tu tiendras le coup, Chéradénine ? s’inquiéta Sma.

Tassé sur son siège, il avait posé ses avant-bras sur la tablette de telle façon qu’on aurait pu les croire brisés ou paralysés. Il regardait fixement le siège qui lui faisait face sans prêter attention au paysage urbain derrière la vitre, tandis que le train prenait de la vitesse sur le viaduc qui l’emmenait vers la banlieue et, plus loin, vers les campagnes.

— Je n’en mourrai pas, répondit-il.

— Peut-être, mais combien de temps tiendrez-vous ainsi ? fit le drone, posé sur la tablette de Sma. Vous êtes en très mauvais état, Zakalwe.

— C’est toujours mieux que de ressembler à une valise, lança-t-il avec un coup d’œil à la machine.

— Ah, très drôle, commenta cette dernière.

— Alors, on a fini de dessiner ? demanda-t-elle ensuite au Xénophobe.

— Non.

— Tu ne pourrais pas affecter ne serait-ce qu’une infime partie de ton prétendu Mental vertigineusement rapide pour essayer de savoir en quoi ce navire peut bien l’intéresser à ce point ?

— Ma foi, ça ne me paraît pas impossible, mais…

— Attends un peu ; il se passe quelque chose. Écoute-moi ça :

— … Tu le sauras bien un jour. Je te l’ai dit, c’est du passé, poursuivit-il en regardant par la fenêtre, mais en s’adressant à Sma.

La ville défilait sous leurs yeux, baignée de soleil. L’homme avait les yeux grands ouverts et les pupilles dilatées, et d’une certaine manière Sma eut l’impression qu’il contemplait une ville mais en en voyant une autre ; ou qu’il voyait bien celle-ci, mais loin dans le passé, comme sous une lumière polarisée dans le temps où seuls ses yeux éperdus, enfiévrés, savaient voir.

— C’est d’ici que tu viens ?

— C’était il y a très longtemps, répondit-il en toussant et en se pliant en deux, un bras serré contre son flanc. (Il inspira profondément.) Je suis né ici…, commença-t-il.

La jeune femme écouta. Le drone écouta. Le vaisseau écouta.

L’histoire de la vaste demeure qui se dressait à mi-chemin entre les montagnes et la mer, en amont de la grande cité. Il leur parla du domaine qui entourait la maison, de ses jardins magnifiques, des trois puis des quatre enfants élevés là et qui jouaient dans le jardin. Il leur décrivit les pavillons d’été, le navire de pierre, les labyrinthes végétaux, les fontaines, les pelouses, les ruines et les animaux de la forêt. Il leur parla des deux garçons et des deux filles, puis des deux mères, du père très strict et du père emprisonné en ville qu’on ne voyait jamais. Il leur raconta leurs visites en ville, que les enfants trouvaient toujours interminables, et évoqua l’époque où ils n’eurent plus le droit de s’aventurer dans le jardin sans escorte ; puis il arriva au jour où ils avaient volé un fusil et voulu s’éloigner pour s’exercer à tirer, sans toutefois aller plus loin que le navire de pierre : ils avaient surpris un commando d’assassins venu massacrer la famille, et sauvé tout le monde en donnant l’alarme. Il leur parla ensuite de la balle perdue qui avait atteint Darckense, et l’esquille d’os qui l’avait transpercé, lui, presque jusqu’au cœur.

Il eut bientôt la gorge sèche et la voix rauque. Sma avisa un serveur qui poussait un chariot dans le couloir, tout au fond du wagon, et lui acheta quelques boissons ; Zakalwe voulut tout d’abord boire goulûment, mais cela provoqua une toux si pénible qu’il dut se contenter de siroter.

— Et c’est alors que la guerre a commencé, reprit-il en regardant défiler sans les voir les derniers quartiers de banlieue. (Le train accéléra encore et la campagne apparut, verte et floue.) Et les deux garçons, qui étaient devenus des hommes… se retrouvèrent dans deux camps opposés.

— Passionnant, communiqua le Xénophobe à Skaffen-Amtiskaw. Je crois que je vais entreprendre quelques recherches rapides, finalement.

— Pas trop tôt, lui renvoya le drone sans cesser d’écouter l’homme qui parlait.

Ce dernier leur raconta la guerre, le siège du Staberinde, la percée des troupes assiégées… et leur raconta l’homme, le garçon qui avait, lui aussi, joué dans le jardin, et qui, au plus profond d’une nuit atroce, avait provoqué l’événement qui fit que, par la suite, on l’appela le Chaisier ; et il leur parla du petit matin où le frère et la sœur de Darckense avaient découvert le forfait d’Éléthiomel, et où le frère avait voulu attenter à ses jours, renoncer à ses responsabilités de général, abandonner ses armées et sa sœur dans l’égoïsme du désespoir.

Et il leur parla de Livuéta, qui n’avait jamais pardonné et qui l’avait suivi – encore qu’il ne l’ait pas su à l’époque – sur un autre vaisseau froid, un siècle durant, à travers l’intraitable et paisible lenteur de l’espace, jusqu’à cet endroit où les icebergs tournoyaient autour d’un pôle-continent, en se multipliant, en se heurtant les uns aux autres et en perdant peu à peu de l’ampleur, pour l’éternité… Mais là, elle l’avait perdu, comme si sa piste s’était effectivement retrouvée prise sous les glaces ; alors elle était restée, et pendant des années elle l’avait cherché. Comment aurait-elle pu savoir qu’il s’était embarqué pour une tout autre vie, emmené par la dame si grande qui marchait dans le blizzard comme si le blizzard n’existait pas, avec derrière elle un petit vaisseau qui la suivait comme un animal bien dressé.

Alors Livuéta Zakalwe avait baissé les bras et entrepris un autre interminable voyage, destiné celui-là à soulager le fardeau des souvenirs et, là où elle avait échoué – le vaisseau interrogea le drone sur l’emplacement exact, et Skaffen-Amtiskaw lui fournit le nom de la planète et de son système, qui se trouvaient à quelques décennies de là –, on avait fini par retrouver sa trace, après la dernière mission que Zakalwe avait remplie pour leur compte.

Skaffen-Amtiskaw se souvint. Il se souvint de cette femme aux cheveux gris ; au seuil de la vieillesse, elle travaillait dans une clinique, au beau milieu des taudis d’un fragile bidonville, taudis éparpillés comme autant de déchets sur la boue et les collines boisées surplombant une ville tropicale ; celle-ci donnait sur des lagons miroitants et des bancs de sable et, plus loin, sur les rouleaux d’un immense océan. Maigre, des cernes sous les yeux, un enfant au ventre proéminent calé sur chaque hanche… c’était ainsi qu’ils l’avaient trouvée lors de leur première visite ; debout au centre d’une salle noire de monde, entourée d’enfants qui la tiraient par l’ourlet de sa robe en geignant.

Le drone avait appris à reconnaître toute la gamme des expressions faciales panhumaines ; en déchiffrant celle qui s’était peinte sur les traits de Livuéta Zakalwe au moment où elle avait aperçu Zakalwe, il avait eu la sensation d’assister à une scène extraordinaire. Il y avait là tant de surprise, mais aussi tant de haine !

— Chéradénine…, dit Sma avec tendresse en recouvrant doucement de sa main celle de son compagnon.

Son autre main alla se poser sur la nuque du blessé, qu’elle se mit à caresser à mesure que sa tête s’inclinait vers la tablette. Il se détourna pour regarder les prairies défiler à toute vitesse, telle une mer d’or pur.

Puis il leva une main et la passa lentement sur son front et son crâne chauve, comme on passe la main dans une longue chevelure.

Couraz était passée par tous les stades : la glace et le feu, la terre et l’eau. Jadis, cet isthme de belle taille avait été rocs et glaciers, puis terre boisée à mesure que le monde et ses continents bougeaient et que le climat changeait. Par la suite ce devint un désert, puis la région subit un sort qui dépassait les capacités du globe proprement dit : un astéroïde gros comme une montagne la frappa de plein fouet, telle une balle entrant dans la chair.

Dans un déchaînement de violence, la chose atteignit le cœur de granite et, sous le choc, la planète tinta comme une cloche. Deux océans se rencontrèrent pour la première fois ; la poussière soulevée par cette gigantesque explosion masqua entièrement le soleil, déclencha l’apparition d’une brève ère glaciaire et raya de la surface des milliers d’espèces vivantes. Ce cataclysme donna leur chance aux ancêtres de l’espèce qui, plus tard, gouvernerait la planète.

Au fil des millénaires, à mesure que la planète réagissait au traumatisme, le cratère devint un dôme ; les océans se retrouvèrent à nouveau séparés lorsque la roche – dont même les couches apparemment les plus solides ondulèrent et se déformèrent, sur une formidable échelle temporelle et spatiale – se souleva en retour, telle une contusion se formant, avec des millénaires de retard, sur la peau du monde.

Sma avait trouvé une brochure d’information dans la pochette d’un siège. Elle la délaissa une seconde pour regarder l’occupant du siège voisin du sien. Il s’était endormi. Il avait les traits tirés, le teint grisâtre ; il paraissait vieux tout à coup. Jamais elle ne lui avait vu l’air aussi décrépit, aussi mal en point. Même le jour où il s’était fait décapiter, il avait meilleure mine !

— Zakalwe, murmura-t-elle en secouant la tête. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?

— Désir de mort, marmonna le drone à voix basse. Avec des complications d’extraverti.

Sma secoua à nouveau la tête et retourna à sa brochure. L’homme dormait d’un sommeil agité sous le contrôle étroit du drone.

En prenant connaissance de l’histoire de Couraz, Sma se remémora brusquement la forteresse où le module du Xénophobe était venu la chercher par une belle journée ensoleillée, qui lui paraissait à présent aussi éloignée dans le temps que dans l’espace. Elle détourna les yeux d’une photo de l’isthme vu de l’espace, retourna en pensée à sa maison sous le barrage et se sentit toute pleine de nostalgie.

… Couraz avait été une ville fortifiée, une prison, une forteresse, une cité, une cible. À présent – et cela tombait peut-être à point, songea-t-elle en contemplant le blessé qui frissonnait à ses côtés –, le vaste dôme rocheux contenait une petite ville dont la majeure partie était occupée par le plus grand hôpital du monde.

Le train fonça dans un tunnel creusé à même la roche.

Ils sortirent de la gare et prirent un ascenseur en direction d’un des niveaux d’accueil de l’hôpital. Ils prirent place sur un divan entouré de plantes en pot et baignant dans une musique douce pendant que le drone, posé par terre à leurs pieds, se branchait sur le plus proche terminal d’ordinateur afin d’y puiser les renseignements requis.

— J’ai trouvé ! annonça-t-il tranquillement. Va voir la réceptionniste et donne-lui ton nom ; je t’ai commandé un laissez-passer. Aucune vérification ne sera demandée.

— Allez, viens, Zakalwe. (Sma se releva, alla chercher son sauf-conduit et aida l’homme à se remettre debout, ce qu’il fit en chancelant.) Écoute, Chéradénine, dit-elle, laisse-moi essayer de…

— Emmène-moi jusqu’à elle, c’est tout.

— Laisse-moi d’abord lui parler.

— Non, emmène-moi. Tout de suite.

Le service en question se trouvait à quelques niveaux de là, dans la lumière du soleil, dont les rayons entraient par de hautes fenêtres limpides. Le ciel était blanchi de nuages filant à toute allure et, au-dessous, dans le lointain, au-delà des champs mouchetés et des terres boisées, l’océan dessinait une ligne de brume bleue.

La vaste salle divisée en compartiments était peuplée de vieillards paisibles. Sma soutint Zakalwe jusqu’à ce qu’ils en atteignent l’extrémité opposée où, selon le drone, devait se trouver Livuéta. Ils pénétrèrent dans un couloir court et large. Livuéta sortit d’une pièce adjacente et s’immobilisa en les voyant arriver.

Livuéta Zakalwe paraissait plus âgée ; ses cheveux étaient blancs, sa peau adoucie et ridée par l’âge. Ses yeux avaient retrouvé leur flamme. Elle se redressa légèrement. Elle tenait un profond plateau chargé de petites boîtes et de minuscules flacons.

Elle les observa : l’homme, la femme, la petite valise de couleur claire qui était le drone.

Sma coula un regard de côté et siffla : « Zakalwe ! » en le poussant pour qu’il se tienne plus droit.

Il avait les yeux fermés. Il les ouvrit et contempla d’un air hésitant, les paupières plissées, la femme qui se tenait devant eux. Tout d’abord, il ne parut pas la reconnaître ; puis, lentement, la lucidité lui revint.

— Livu ? dit-il en battant rapidement des paupières, les yeux toujours fixés sur elle. Livu ?

— Je vous salue, madame Zakalwe, enchaîna Sma en voyant que l’autre ne réagissait pas.

L’air méprisant, Livuéta détourna son regard de l’homme à demi pendu au bras droit de Sma. Puis elle la regarda en secouant la tête de telle manière que, l’espace d’un instant, cette dernière crut qu’elle allait répondre que non, qu’elle ne s’appelait pas Livuéta.

— Pourquoi vous acharnez-vous ainsi ? dit Livuéta Zakalwe d’une voix douce et où perçait encore la jeunesse, songea le drone, juste au moment où le Xénophobe reprenait contact avec lui pour lui fournir des faits passionnants glanés dans diverses archives historiques.

(— Vraiment ? s’étonna le drone. Mort ?)

— Pourquoi faites-vous cela ? reprit la femme. Pourquoi lui faire cela à lui, à moi… Pourquoi ? Vous ne pouvez donc pas nous laisser tranquilles, tous ?

Sma eut un haussement d’épaules un peu gauche.

— Livu…, proféra l’homme.

— Je suis désolée, madame Zakalwe, reprit Sma. C’est lui qui l’a voulu ; nous lui avions promis.

— Livu, je t’en prie, parle-moi, laisse-moi m’expl…

— Vous ne devriez pas faire ça, dit Livuéta à Sma.

Là-dessus, elle reporta son attention sur l’homme qui se frottait le crâne d’une main en lui souriant bêtement et en clignant les yeux.

— Il a l’air malade, constata-t-elle.

— Il l’est, l’informa Sma.

— Faites-le entrer là-dedans, répondit Livuéta Zakalwe en ouvrant une autre porte, qui se révéla donner sur une chambre à un lit.

Skaffen-Amtiskaw, qui se demandait encore ce qui se passait à la lumière des renseignements qu’il venait de recevoir du vaisseau, trouva tout de même le temps de s’étonner quelque peu que cette femme prenne les choses aussi calmement, cette fois-ci. La dernière fois, elle avait essayé de tuer le gaillard, et le drone avait dû s’interposer en toute hâte.

— Mais je ne veux pas m’étendre ! protesta l’homme en voyant le lit.

— Alors assieds-toi, Chéradénine, fit Sma.

Livuéta Zakalwe branla du chef et marmonna quelques mots que même le drone ne put intercepter. Puis elle posa son plateau à médicaments sur une table et alla se planter dans un angle de la pièce tandis que l’homme prenait place sur le lit.

— Je vais vous laisser, déclara Sma à l’intention de la vieille femme. Nous attendrons devant la porte.

Assez près pour que j’entende, se dit le drone, et pour que je l’empêche de tenter de l’assassiner à nouveau, s’il lui en venait l’idée.

— Non, répondit la femme en secouant la tête et en contemplant d’un air étrangement dépassionné l’homme assis sur le lit. Non, ne partez pas. Il n’y a rien que vous ne…

— Mais moi je veux qu’ils partent, intervint Zakalwe ; cela déclencha une quinte de toux qui le plia en deux et faillit le faire tomber du lit.

— Qu’y a-t-il que tu ne puisses dire devant eux ? s’enquit Livuéta Zakalwe. Qu’y a-t-il qu’ils ne sachent pas ?

— Je veux seulement… m’entretenir avec toi en privé, Livu, s’il te plaît, dit-il en relevant les yeux sur elle. Je t’en prie…

— Je n’ai rien à te dire. Et il n’y a rien que tu puisses me dire.

Le drone entendit venir quelqu’un dehors, dans le couloir ; on frappa à la porte. Livuéta alla ouvrir. Une jeune infirmière, qui l’appela « ma sœur », déclara qu’il était l’heure de préparer tel patient.

Livuéta Zakalwe consulta sa montre.

— Il faut que j’y aille, leur apprit-elle.

— Livu, Livu, je t’en supplie ! (Il se pencha vers l’avant, les coudes au corps, les deux mains ouvertes devant lui, paumes en l’air et doigts recourbés.) Je t’en supplie !

Il avait les yeux pleins de larmes.

— Tout ceci est inutile, remarqua l’autre en secouant la tête. Et tu es un imbécile. Quant à vous, reprit-elle en s’adressant à Sma, ne me le ramenez plus.

— LIVU !

Il s’effondra sur le lit et se recroquevilla, tremblant de tous ses membres. Le drone perçut la chaleur qui émanait de son crâne rasé et vit battre les vaisseaux sanguins sur sa nuque et le dos de ses mains.

— Calme-toi, Chéradénine, fit Sma en s’approchant du lit avant de poser un genou en terre et de prendre le blessé par les épaules.

Un bruit de choc retentit : Livuéta Zakalwe venait de frapper de la paume sur la table près de laquelle elle se tenait. L’homme était secoué de sanglots. Le drone capta de curieuses formes d’ondes cérébrales. Sma releva les yeux sur l’autre femme.

— Ne l’appelez pas ainsi, fit Livuéta Zakalwe.

— Comment ? interrogea Sma.

Elle peut être drôlement bouchée, parfois, songea le drone.

— Ne l’appelez pas Chéradénine.

— Et pourquoi ?

— Ce n’est pas son nom.

— Ah bon ? fit Sma, interloquée.

Le drone contrôla l’activité cérébrale du blessé et sa pression sanguine, et décréta qu’on allait vers une brusque aggravation de son état.

— Non, ce n’est pas son nom.

— Mais…, commença Sma qui se mit tout à coup à secouer la tête. Il est votre frère, Chéradénine Zakalwe.

— Non, madame, répliqua Livuéta Zakalwe en reprenant son plateau avant d’ouvrir la porte d’une main. Non, ce n’est pas mon frère.

— Rupture d’anévrisme ! jeta précipitamment le drone.

Puis il glissa dans les airs, passa devant Sma et arriva devant le lit, où l’homme gisait, agité de spasmes. La machine l’examina plus en détail et découvrit un gros vaisseau qui s’était rompu et dont le sang se déversait dans le cerveau de Zakalwe.

Il le retourna sur le dos d’un seul mouvement, retendit bien droit et usa de son effecteur pour le plonger dans l’inconscience. À l’intérieur de son crâne, le sang continuait de couler par la déchirure du vaisseau, inondant les tissus environnants et bientôt le cortex.

— Veuillez m’excuser pour ce qui va suivre, mesdames, reprit le drone.

Puis il fit apparaître un champ découpeur et entama le crâne de l’homme, qui cessa brusquement de respirer. Skaffen-Amtiskaw employa alors un autre aspect de son champ de force afin de maintenir le mouvement alterné de sa cage thoracique, tandis que l’effecteur persuadait doucement les muscles des poumons de se remettre au travail. Cela fait, il détacha la calotte crânienne, et une brève décharge de SOERC à basse tension répercutée par un autre composant-champ cautérisa tous les vaisseaux sanguins concernés. Puis il tint le crâne de côté ; déjà le sang apparaissait, de plus en plus répandu de part et d’autre du paysage grisâtre formé par le tissu cérébral. Le cœur s’arrêta ; le drone le remit en marche grâce à son effecteur.

Les deux femmes s’étaient immobilisées, fascinées et horrifiées à la fois par les gestes de la machine.

Par des moyens qui lui étaient propres, celle-ci détacha une à une les couches du cerveau de l’homme : cortex, système limbique, thalamus/cervelet… Elle se mouvait entre ses défenses et ses armements, le long de ses avenues et de ses voies, à travers les entrepôts et les régions de sa mémoire, fouillant, repérant, réparant, cautérisant.

— Que vouliez-vous dire ? reprit Sma comme en un rêve en s’adressant à la femme plus âgée qui était sur le point de quitter la pièce. Que vouliez-vous dire par « non » ? Que vouliez-vous dire en affirmant qu’il n’est pas votre frère ?

— Je veux dire par là que cet homme n’est pas Chéradénine Zakalwe, soupira Livuéta Zakalwe en regardant le drone mener son étrange intervention sur le malade.

Elle était… Elle était… Elle était…

Sma se surprit à contempler la femme en fronçant les sourcils.

— Comment ? Mais alors…

Arrière ; il faut revenir tout droit en arrière. Que fallait-il que je fasse ? Retourner en arrière. L’important est de gagner. En arrière ! Rien ne doit s’opposer à ce fait incontestable.

Chéradénine Zakalwe, mon frère, enchaîna Livuéta Zakalwe, est mort il y a presque deux cents ans. Peu de temps après avoir reçu les os de notre sœur façonnés en forme de chaise.

Le drone aspira le sang contenu dans le cerveau de l’homme, introduisant un filament-champ creux dans les tissus endommagés et collectant le liquide rouge dans un petit flacon translucide. Un autre tube-filament se chargea de recoudre les tissus déchirés. La machine en aspira encore une certaine quantité afin de faire baisser la tension, et se servit de son effecteur pour modifier les taux de sécrétion de certaines glandes afin qu’elle ne remonte pas aussi haut d’un bon moment. Puis le drone étendit un étroit tube de champ en direction d’un petit lavabo situé sous la fenêtre et déversa l’excès de sang dans la bouche d’évacuation avant d’ouvrir brièvement le robinet. Le sang disparut dans un gargouillement.

— L’homme que vous connaissez sous le nom de Chéradénine Zakalwe…

Faire face en faisant face, voilà ce que j’ai toujours fait ; Staberinde, Zakalwe ; ces noms me font mal, mais comment m’y prendre autrement pour…

… est celui qui a pris le nom de mon frère, comme il a pris la vie de mon frère, comme il a pris la vie de ma sœur…

Mais elle…

… C’était lui le commandant du Staberinde. C’est lui le Chaisier. Celui-ci, c’est Éléthiomel.

Livuéta Zakalwe sortit et referma la porte derrière elle.

Sma se retourna, le visage d’une pâleur mortelle, pour contempler le corps de l’homme qui gisait sur le lit… tandis que Skaffen-Amtiskaw poursuivait son œuvre, absorbé par ses efforts, tendu vers la victoire.

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