CHAPITRE 8 LA CORNE D’ABONDANCE


Ce soir-là, une fois Nounou Ogg partie se coucher, Tiphaine prit le bain auquel elle aspirait. Ce n’était pas une mince affaire. D’abord, il fallait aller au fond du jardin descendre la baignoire de fer-blanc de son crochet à l’arrière des cabinets, puis la traîner dans la nuit noire et glacée jusqu’à sa place d’honneur devant le feu. Il fallait faire chauffer les bouilloires dans l’âtre et sur le fourneau noir de la cuisine, et obtenir ne serait-ce que dix centimètres d’eau à peu près chaude exigeait beaucoup d’efforts. Une fois le bain pris, il fallait en écoper toute l’eau pour la vider dans l’évier puis ranger la baignoire dans un coin en attendant qu’on la raccroche dehors le lendemain matin. Quitte à passer par toutes ces épreuves, autant se frotter à fond sans oublier un seul carré de peau.

Tiphaine prit une précaution de plus : elle écrivit PRIVE ! ! ! sur un bout de carton qu’elle coinça dans la lampe suspendue au centre de la pièce, de façon à ce qu’on ne puisse le lire que d’en haut. Elle n’était pas sûre que ça dissuaderait des dieux indiscrets, mais elle se sentit mieux après ça.

Elle dormit cette nuit-là sans rêver. Au matin, une couche de neige fraîche recouvrait les congères, et deux des petits-enfants de Nounou Ogg lui dressaient un bonhomme sur la pelouse. Ils entrèrent au bout d’un moment demander une carotte pour le nez et deux boulets de charbon pour les yeux.

Nounou emmena Tiphaine à Tranche, un village isolé où les habitants étaient toujours ravis et surpris de voir des gens auxquels ils n’étaient pas apparentés. Nounou passa tranquillement de chaumière en chaumière en suivant les chemins ouverts dans la neige, but assez de thé pour mettre à flot un éléphant et recourut à la sorcellerie par petites touches. La plupart du temps, ça se réduisait apparemment à des cancans, mais, une fois qu’on avait pigé le truc, on entendait la magie opérer. Nounou changeait la manière de voir des gens, même si ce n’était que pendant quelques minutes. Quand elle les quittait, ils se trouvaient un peu meilleurs. C’était faux, seulement ça leur faisait un sujet d’émulation, comme disait Nounou.

Suivit une autre nuit sans rêves, mais Tiphaine se réveilla d’un coup à cinq heures et demie en se sentant… bizarre.

Elle frotta la fenêtre pour la débarrasser du gel et vit le bonhomme de neige au clair de lune.

Pourquoi on fait ça ? se demanda-t-elle. Dès que la neige tombe, on en fait des bonshommes. On rend un culte à l’hiverrier, d’une certaine manière. On humanise la neige… on lui colle des yeux en charbon, un nez en carotte pour lui donner vie. Oh, et je vois que les enfants lui ont mis une écharpe autour du cou. C’est ce dont a besoin un bonhomme de neige : une écharpe pour lui tenir chaud…

Elle descendit dans la cuisine silencieuse et, faute de mieux à faire, nettoya la table. S’occuper les mains l’aidait à réfléchir.

Quelque chose avait changé, et c’était elle. Elle s’était inquiétée de ce qu’il ferait et de ce qu’il penserait, comme si elle n’était qu’une feuille au gré du vent. Elle redoutait d’entendre sa voix dans sa tête, là où il n’avait aucun droit de se trouver.

Enfin, pas maintenant. Plus maintenant.

C’était à elle de l’inquiéter, lui.

Oui, elle avait commis une erreur. Oui, c’était sa propre faute. Mais elle n’allait pas se laisser persécuter. On ne pouvait pas permettre à des garçons de s’amuser à faire tomber la pluie sur la lave des filles ni reluquer leurs aquarelles.

Trouve l’histoire, répétait toujours Mémé Ciredutemps. Elle croyait le monde farci de schémas d’histoires. Si vous les laissiez faire, elles prenaient possession de vous. Mais quand on les étudiait, quand on était au courant à leur sujet… on pouvait les utiliser, on pouvait les changer…

Mademoiselle Trahison était parfaitement au courant pour les histoires, pas vrai ? Elle les avait tissées comme une toile d’araignée pour se donner du pouvoir. Et elles étaient efficaces parce que les gens voulaient y croire. Et Nounou Ogg racontait aussi une histoire. La grosse, la joviale Nounou Ogg qui ne crachait pas sur un petit verre (ni sur un deuxième, merci infiniment), la grand-mère préférée de tout le monde… mais dont les petits yeux pétillants transperçaient les crânes et lisaient tous les secrets dans les têtes.

Même Mémé Patraque avait une histoire. Elle vivait dans la vieille cabane de berger, en haut des collines, où elle écoutait le vent souffler sur l’herbe. Elle était mystérieuse, solitaire – et les histoires s’élevaient jusqu’à elle, se regroupaient autour d’elle, toutes les histoires racontant qu’elle retrouvait les agneaux égarés quand bien même elle était déjà morte, toutes les histoires racontant qu’elle continuait de veiller sur les gens…

Tous voulaient que le monde soit une histoire, parce que les histoires devaient sonner juste et avoir du sens. Les gens voulaient que le monde ait un sens.

Eh bien, son histoire à elle ne serait pas celle d’une petite fille qui se faisait marcher sur les pieds. Ça n’avait aucun sens.

Sauf… qu’il n’était pas franchement mauvais. Les dieux de Mythologie, ils avaient l’air de piger le coup pour être humains – un peu trop humains parfois –, mais comment une tempête de neige ou une bourrasque le sauraient-elles ? L’hiverrier était dangereux et effrayant – mais on ne pouvait pas s’empêcher de le plaindre…

On tambourina à la porte de derrière. Tiphaine ouvrit et découvrit une grande silhouette en noir.

« Mauvaise adresse, dit-elle. Personne ici n’est même qu’un peu malade. »

Une main souleva la capuche noire et, de ses profondeurs, une voix siffla : « C’est moi, Annagramma ! Elle est là ?

— Madame Ogg n’est pas encore levée, répondit Tiphaine.

— Tant mieux. Je peux entrer ? »

À la table de la cuisine, au-dessus d’une tasse de thé qui la réchauffait, Annagramma révéla tout. La vie dans les bois ne se passait pas bien.

« Deux hommes sont venus me voir pour une imbécile de vache dont ils se croient tous les deux propriétaires ! dit-elle.

— C’est sûrement Jo Troubalais et Sournois Adam. Je t’ai aussi laissé un mot sur eux, rappela Tiphaine. Chaque fois que l’un ou l’autre est soûl, ils se disputent cette vache.

— Qu’est-ce que je suis censée y faire ?

— Hocher la tête et sourire. Attendre que la vache meure, disait toujours mademoiselle Trahison. Ou un des deux types. C’est la seule solution.

— Et une femme est passée me voir avec un cochon malade !

— Et qu’est-ce que tu as fait ?

— Je lui ai dit que je ne m’occupais pas des cochons ! Mais elle s’est mise à pleurer, alors j’ai essayé le Remède Universel de Bracelet.

— Tu as donné ça à un cochon ? s’offusqua Tiphaine.

— Ben, la sorcière à cochons se sert de magie, alors je ne vois pas pourquoi…, voulut se défendre Annagramma.

— Elle sait, elle, que ça marche !

— Il allait tout à fait bien quand je l’ai redescendu de l’arbre ! Ça n’était pas la peine qu’elle fasse tout ce foin ! Je suis sûre que ses poils vont repousser ! Avec le temps !

— Ça n’était pas un cochon tacheté, des fois ? Celui d’une femme qui louche ? demanda Tiphaine.

— Si ! Je crois bien ! C’est important ?

— Madame Lacolle est très attachée à ce cochon, répondit Tiphaine d’un air de reproche. Elle l’amène à la chaumière à peu près une fois par semaine. La plupart du temps, il a juste l’estomac dérangé. Elle lui donne trop à manger.

— Ah bon ? Alors je ne lui ouvrirai pas la prochaine fois, dit Annagramma d’un ton ferme.

— Non, fais-la entrer. En réalité, c’est parce qu’elle se sent seule et qu’elle veut bavarder.

— Ben, j’estime avoir mieux à faire de mon temps qu’écouter une vieille qui veut juste discuter », s’indigna Annagramma.

Tiphaine la regarda. Par où commencer, à part cogner la tête de la fille sur la table jusqu’à ce que le cerveau se mette en marche ?

« Écoute attentivement, ordonna-t-elle. Écoute-la, elle, je veux dire, pas seulement moi. Tu ne peux pas mieux employer ton temps qu’à écouter les vieilles dames qui ont envie de parler. Tout le monde raconte des choses aux sorcières. Alors écoute-les tous, tais-toi le plus souvent, réfléchis à ce qu’ils disent, comment ils le disent, et observe leurs yeux… Ça finit par ressembler à un grand puzzle, mais tu es la seule à voir toutes les pièces. Tu sauras ce qu’ils veulent que tu saches, ce qu’ils ne veulent pas que tu saches, et même ce qu’ils croient que personne ne sait. C’est pour ça qu’on fait la tournée des maisons. C’est pour ça que tu vas la faire jusqu’à ce que tu sois partie intégrante de leur vie.

— Tout ça pour gagner un peu de pouvoir sur une bande de fermiers et de paysans ? »

Tiphaine se retourna d’un bloc et flanqua un coup de chaussure si violent dans une chaise qu’elle en cassa un pied. Annagramma recula prestement.

« Pourquoi tu fais ça ?

— Tu es futée, devine !

— Oh, j’avais oublié… ton père est berger…

— Bien ! Tu t’en souviens ! » Tiphaine hésita. La certitude lui envahissait la tête, cadeau de son troisième degré. Elle connaissait soudain Annagramma.

« Et ton père à toi ? demanda-t-elle.

— Quoi ? » Annagramma se redressa instinctivement. « Oh, il possède plusieurs fermes…

— Menteuse ! »

Annagramma recula. « Tu en as du culot de me parler comme…

— Et toi de ne pas me dire la vérité ! »

Dans le silence qui s’installa, Tiphaine entendit tout : le léger crépitement du bois dans le fourneau, le bruit des souris dans la cave, sa propre respiration rugissant comme un océan dans une caverne…

« Il travaille pour un fermier, d’accord ? débita très vite Annagramma, qui parut aussitôt scandalisée par ses propres paroles. On n’a pas de terre, la chaumière n’est même pas à nous. Voilà la vérité, si c’est ce que tu veux. T’es contente, maintenant ?

— Non. Mais merci, dit Tiphaine.

— Tu vas le répéter aux autres ?

— Non. Ça n’a pas d’importance. Mais Mémé Ciredutemps veut que tu fasses du sale boulot, tu comprends ? Elle n’a rien contre toi…» Tiphaine hésita puis poursuivit : « Enfin, rien de plus que contre tout le monde. Elle veut juste démontrer à tous que le style de sorcellerie de madame Persoreille ne mène à rien. C’est tout elle, ça ! Elle n’a pas dit un mot contre toi, elle s’est contentée de te laisser obtenir exactement ce que tu voulais. C’est comme une histoire. Tout le monde sait que si on obtient exactement ce qu’on souhaite, ça tourne mal. Toi, tu souhaitais une chaumière. Et tu vas y mettre la pagaïe.

— J’ai seulement besoin d’un jour ou deux pour prendre le pli…

— Pourquoi ? Tu es une sorcière avec une chaumière. Tu es censée pouvoir te débrouiller ! Pourquoi l’accepter si tu n’en étais pas capable ? »

Tu es censée pouvoir te débrouiller, bergère ! Pourquoi l’accepter si tu n’en étais pas capable ?

« Alors tu ne vas pas m’aider ? » Annagramma jeta un regard noir à Tiphaine, puis son expression, fait exceptionnel, s’adoucit légèrement, et elle demanda : « Tu vas bien ? »

Tiphaine cligna des yeux. C’est horrible d’entendre sa propre voix revenir en écho depuis le fond de son cerveau.

« Écoute, je n’ai pas le temps, répondit-elle d’une petite voix. Peut-être que les autres peuvent… donner un coup de main, non ?

— Je ne veux pas qu’elles sachent ! » La panique inscrivit ses courbes sur la figure d’Annagramma.

Elle sait faire de la magie, songea Tiphaine. Mais elle n’est pas bonne en sorcellerie. Elle va tout bousiller. Elle va bousiller les gens.

Elle céda. « D’accord, je peux sans doute trouver un peu de temps : je n’ai pas beaucoup de boulot à Tir Noun Ogg. Et j’expliquerai la situation aux autres. Faut qu’elles le sachent. Elles donneront sûrement un coup de main. Tu apprends vite, tu pourrais assimiler les bases en une semaine ou à peu près. »

Tiphaine observa la figure d’Annagramma. Elle était bel et bien en train de cogiter ! Si elle était sur le point de se noyer et qu’on lui envoyait une corde, elle se plaindrait qu’elle ne soit pas de la bonne couleur…

« Ben, si c’est juste pour un coup de main…» fit Annagramma dont le visage s’éclaira.

On aurait presque admiré la fille pour la façon dont elle arrivait à réarranger le monde dans sa tête. Une autre histoire, songea Tiphaine ; entièrement consacrée à Annagramma.

« Oui, ce sera un coup de main, soupira-t-elle.

— On pourrait même peut-être dire aux gens que vous venez me voir pour apprendre, pourquoi pas ? » lança Annagramma d’un ton rempli d’espoir.

On disait qu’il fallait toujours compter jusqu’à dix avant de se mettre en colère. Mais quand on avait affaire à Annagramma, il fallait passer à des chiffres supérieurs, comme peut-être un million.

« Non, répondit Tiphaine. Je ne crois pas qu’on fera ça. C’est toi qui apprends. »

Annagramma ouvrit la bouche pour discuter, vit la tête de Tiphaine et se ravisa.

« Euh… oui, fit-elle. Évidemment. Euh… merci. »

Ça, c’était une surprise.

« Elles te donneront sûrement un coup de main, dit Tiphaine. Ça ne fera pas bonne impression si l’une de nous te lâche. »

À son grand étonnement, la fille pleurait réellement. « C’est que je ne croyais pas vraiment qu’elles étaient mes amies…» « Je ne l’aime pas, dit Pétulia, qui baignait jusqu’aux genoux dans les cochons. Elle m’appelle la sorcière à cochons.

— Ben, tu es une sorcière à cochons », fit observer Tiphaine, debout devant la porcherie. La grande cabane était bondée de porcs. Le bruit était aussi terrible que l’odeur. Une neige poudreuse comme de la poussière tombait dehors.

« Oui, mais quand c’est elle qui le dit, il y a beaucoup trop de cochon et pas assez de sorcière, répliqua Pétulia. Chaque fois qu’elle ouvre la bouche, j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. » Elle agita la main devant la tête d’un cochon et marmonna quelques mots. Les yeux de l’animal tourneboulèrent et il ouvrit la gueule. Il eut droit à une bonne dose de liquide vert d’une bouteille.

« On ne va pas la laisser en baver, dit Tiphaine. Des gens pourraient en pâtir.

— Ben, ça ne serait pas notre faute, quand même ? » répliqua Pétulia en administrant son médicament à un autre cochon. Elle mit ses mains en coupe et brailla par-dessus le vacarme vers un homme à l’autre bout des parcs : « Fred, ceux-là, c’est fait ! » Puis elle passa par-dessus le muret du parc pour rejoindre Tiphaine, qui remarqua qu’elle avait coincé sa robe à la taille et qu’elle portait en dessous un pantalon de cuir épais.

« Ils font un drôle de ramdam, ce matin, commenta-t-elle. On dirait qu’ils commencent à s’exciter.

— S’exciter ? fit Tiphaine. Oh… oui.

— Écoute, on entend les verrats brailler dans leur cabane. Ils sentent le printemps.

— Mais on n’est pas encore au Porcher !

— C’est après-demain. N’importe comment, le printemps dort sous la neige, comme le répète toujours mon père », dit Pétulia en se lavant les mains dans un seau.

Pas de « hum », fit observer le troisième degré de Tiphaine. Quand elle travaille, Pétulia oublie les « hum ». Elle n’a aucun doute sur rien quand elle travaille. Elle se tient droite. C’est elle qui dirige.

« Écoute, ce sera notre faute si on voit quelque chose qui cloche et qu’on n’y fait rien, dit Tiphaine.

— Oh, encore Annagramma. » Pétulia haussa les épaules. « Écoute, je pourrai y passer peut-être une fois par semaine après le Porcher et lui montrer quelques bases. Tu es contente, comme ça ?

— Je suis sûre qu’elle t’en remerciera.

— Moi, je suis sûre que non. Tu as demandé aux autres ?

— Non, je me suis dit qu’elles accepteraient sans doute aussi quand elles sauraient que tu es d’accord.

— Hah ! Ben, on pourra au moins dire qu’on a essayé, j’imagine. Tu sais, je croyais Annagramma vraiment forte parce qu’elle connaissait des tas de mots et lançait des sortilèges qui en mettaient plein la vue. Mais montre-lui un cochon malade et elle n’est plus bonne à rien ! »

Tiphaine lui raconta le coup du cochon de madame Lacolle, et Pétulia parut choquée.

« On ne peut pas accepter des trucs pareils, dit-elle. Dans un arbre ? J’essayerai peut-être de faire un saut dans l’après-midi, alors. » Elle hésita. « Tu sais que ça ne va pas faire plaisir à Mémé Ciredutemps. Est-ce qu’on tient à se retrouver coincées entre madame Persoreille et elle ?

— Est-ce qu’on agit comme il faut ou pas ? répliqua Tiphaine. De toute manière, quel est le pire qu’elle pourrait nous faire ? »

Pétulia émit un petit rire totalement dépourvu d’humour. « Ben, répondit-elle, d’abord, elle pourrait nous…

— Non.

— J’aimerais avoir ta confiance. Alors, d’accord. Pour le cochon de madame Lacolle. »


Tiphaine volait au ras de la cime des arbres, si bien que certains rameaux plus hauts que d’autres lui effleuraient régulièrement les chaussures. Le soleil d’hiver brillait juste assez pour rendre la neige craquante et scintillante comme un gâteau glacé au sucre.

La matinée avait été bien remplie. Le convent n’avait pas manifesté un grand enthousiasme pour aider Annagramma. Le convent lui-même paraissait dater. L’hiver avait été bien rempli.

« Tout ce qu’on faisait, c’était les andouilles pendant qu’Annagramma nous menait à la baguette », avait dit Basine Brouhaha tandis qu’elle broyait des minéraux avant de les vider très délicatement, un peu à la fois, dans une toute petite marmite que chauffait une bougie. « Je suis trop occupée pour perdre mon temps avec la magie. Elle n’a jamais rien fait d’utile. Tu sais ce qui ne va pas chez elle ? Elle croit qu’on peut devenir sorcière en achetant assez d’articles dans le commerce.

— Suffit qu’elle apprenne à s’occuper des gens », avait dit Tiphaine. C’est alors que la marmite avait explosé.

« Bon, je crois qu’on peut affirmer sans risque que ce n’est pas le remède ordinaire contre le mal de dents, avait commenté Basine en se retirant des fragments de marmite des cheveux. D’accord, je peux trouver un jour de temps en temps si Pétulia a accepté. Mais ça n’avancera pas à grand-chose. »

Lucie Ruguerre était étendue de tout son long et tout habillée dans une baignoire en fer-blanc remplie d’eau quand Tiphaine était passée la voir. Elle avait la tête juste sous la surface, mais, en voyant Tiphaine jeter un coup d’œil inquiet, elle avait brandi un écriteau disant : JE NE ME NOIE PAS ! Miss Tique avait déclaré qu’elle ferait une bonne chasseuse de têtes de sorcières, alors elle s’entraînait dur.

« Je ne vois pas pourquoi on devrait dépanner Annagramma, avait-elle dit alors que Tiphaine l’aidait à se sécher. Elle aime rabaisser les gens de ses remarques sarcastiques. D’ailleurs, qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu sais qu’elle ne t’aime pas.

— Je trouve qu’on s’est toujours entendues… plus ou moins.

— Ah oui ? Tu fais des trucs hors de sa portée ! Comme celui de te rendre invisible… Tu y arrives et tu fais comme si c’était facile ! Mais tu viens aux réunions, tu te comportes comme nous toutes, après tu aides à ranger, et elle, ça la rend folle !

— Écoute, je ne comprends pas de quoi tu parles…»

Lucie avait ramassé un autre torchon. « Elle ne supporte pas l’idée qu’une fille soit meilleure qu’elle et ne le crie pas sur les toits.

— Pourquoi je ferais ça ? avait demandé une Tiphaine abasourdie.

— Parce que c’est ce qu’elle ferait, elle, à ta place, avait répondu Lucie en renfonçant soigneusement le couteau et la fourchette dans ses cheveux remontés en tas sur la tête[9]. Elle croit que tu te moques d’elle. Et maintenant, un comble, elle doit dépendre de toi. Tu aurais aussi bien pu lui enfoncer des épingles dans le nez. »

Mais Pétulia avait signé, Lucie avait donc suivi son exemple ainsi que le reste du convent. On parlait partout de la réussite de Pétulia depuis qu’elle avait gagné le concours de sorcières avec son célèbre tour du cochon deux ans plus tôt. On s’était moqué d’elle – enfin, Annagramma, et toutes les autres avaient plus ou moins souri jaune –, mais elle s’était accrochée à sa spécialité, et on racontait qu’elle avait des talents dans le domaine animal avec lesquels même Mémé Ciredutemps ne pouvait pas rivaliser. On lui témoignait aussi un respect unanime. La population ne comprenait pas grand-chose aux méthodes des sorcières, mais quiconque pouvait remettre une vache malade sur pattes… eh bien, cette personne-là… on avait de la considération pour elle. Aussi, pour tout le convent, après le Porcher, on allait s’occuper à fond du cas d’Annagramma.

Tiphaine avait la tête qui tournait durant son vol retour vers Tir Noun Ogg. Elle n’avait jamais imaginé qu’on puisse la jalouser. D’accord, elle avait appris deux ou trois trucs, mais n’importe qui pouvait en faire autant. Il fallait juste être capable de se déconnecter.

Elle s’était assise sur le sable du désert au-delà de la Porte, elle avait affronté des chiens aux dents comme des rasoirs… ce n’étaient pas des choses qu’elle tenait à se rappeler. Et, pour couronner le tout, il y avait maintenant l’hiverrier.

Il ne pourrait pas la retrouver sans le cheval, nul n’en doutait. Il pouvait lui parler dans la tête, et elle lui parler en retour, mais c’était une espèce de magie sans rapport avec les cartes géographiques.

Il se tenait tranquille depuis un moment. Il devait sans doute bâtir des icebergs.

Elle fit atterrir le balai sur une petite colline dénudée parmi les arbres. Il n’y avait aucune chaumière en vue. Elle descendit du balai mais ne le lâcha pas, juste au cas où.

Les étoiles commençaient à poindre. L’hiverrier aimait les nuits claires. Elles étaient plus froides.

Et les mots vinrent. C’étaient ses mots à elle, dits avec sa voix à elle, et elle en connaissait le sens, mais elle y percevait comme un écho.

« Hiverrier ! Je te donne un ordre ! »

Alors qu’elle clignait des yeux en entendant le ton supérieur qu’elle avait pris, la réponse lui parvint.

La voix était tout autour d’elle.

Qui donne des ordres à l’hiverrier ?

« Je suis la femme de l’Été. » Enfin, songea-t-elle, une espèce de remplaçante.

« Alors pourquoi te caches-tu de moi ?

— Je crains votre glace. Je crains votre froid. Je fuis vos avalanches. Je me cache de vos tempêtes. » Ah, voilà, ça, ce sont des paroles de déesse.

« Vis avec moi dans mon monde de glace !

— Comment osez-vous me commander ? Ne vous avisez pas de jouer à ça !

— Mais tu as choisi de vivre dans mon hiver…» L’hiverrier paraissait hésitant.

« Je vais où ça me chante. Je fais mon chemin toute seule. Je ne demande de permission à aucun homme. Dans votre pays, vous m’honorerez – sinon il y aura une addition à payer ! » Et cette phrase-là est de moi, songea Tiphaine, ravie de pouvoir placer un mot.

Un long silence suivit, fait d’hésitation et de perplexité. Puis l’hiverrier le rompit : « Comment puis-je vous servir, madame ?

— Plus d’icebergs à mon image. Je ne veux pas être un visage qui coule mille vaisseaux.

— Et le gel ? Est-ce qu’on peut collaborer sur les gelées ? Et les flocons ?

— Pas les gelées. Il ne faut plus écrire mon nom aux carreaux des fenêtres. Ça ne peut qu’attirer des ennuis.

— Mais puis-je vous honorer en flocons ?

— Euh…» Tiphaine s’interrompit. Les déesses ne devaient pas dire « euh », elle en était sûre.

« Les flocons seront… les bienvenus », consentit-elle. Après tout, songea-t-elle, ce n’est pas comme s’ils portaient mon nom. Je veux dire, la plupart des gens ne remarqueront rien, et même, ils ne sauront pas que c’est moi.

Alors il y aura des flocons, madame, jusqu’au moment où nous danserons encore. Et nous danserons, car je fais de moi un homme !

La voix de l’hiverrier… disparut.

Tiphaine était à nouveau seule au milieu des arbres.

Sauf que… non.

« Je sais que vous êtes encore là, lança-t-elle dans un souffle qui scintilla devant sa bouche. C’est ça, hein ? Je vous sens. Vous n’êtes pas mes pensées. Je ne vous imagine pas. L’hiverrier est parti. Vous pouvez parler par ma bouche. Vous êtes qui ? »

Le vent fit tomber de la neige des arbres à proximité. Les étoiles clignotaient. Rien d’autre ne bougeait.

« Vous êtes là, insista Tiphaine. Vous m’avez mis des pensées dans la tête. Ma propre voix m’a parlé. Ça ne se reproduira plus. Maintenant que je connais la sensation, je vous empêcherai d’entrer en moi. Si vous avez quelque chose à me dire, dites-le tout de suite. Quand je partirai d’ici, je vous fermerai mon esprit. Je ne vous laisserai pas…»

Quelle impression ça fait d’être aussi impuissante, petite bergère ?

« Vous êtes l’Été, c’est ça ? » demanda Tiphaine.

Et toi comme une petite fille qui s’habille avec les vêtements de sa mère, ses petits pieds dans des chaussures trop grandes, la robe qui traîne dans la poussière. Le monde va geler à cause d’une jeune imbécile…

Tiphaine fit… quelque chose qu’elle n’aurait su décrire, et la voix finit en bourdonnement d’insecte au loin.

La colline baignait dans la solitude et le froid. Et on n’avait d’autre choix que continuer. On pouvait hurler, pleurer et taper du pied, mais ça n’avançait pas à grand-chose à part se réchauffer. On pouvait trouver ça injuste, ce qui était vrai, mais l’univers s’en fichait parce que la justice ne signifiait rien pour lui. Voilà le gros hic quand on était sorcière. C’était à soi de décider.

Toujours à soi.


Vint la veille du Porcher, avec encore de la neige et quelques cadeaux. Mais rien du pays, même si de rares voitures réussissaient à passer. Tiphaine se dit qu’il y avait sans doute une bonne raison à ça et s’efforça d’y croire.

C’était le jour le plus court de l’année, ce qui était pratique car il coïncidait pile avec la nuit la plus longue. On était au cœur de l’hiver, mais Tiphaine ne s’attendait pas au cadeau qui arriva le lendemain.

Il avait neigé dru, mais le ciel en soirée était rose, bleu et glacial.

Il tomba du ciel rose dans un sifflement et atterrit dans le jardin de Nounou Ogg, où il souleva une gerbe de gadoue et laissa un grand trou.

« Ben, on peut dire adieu aux choux », commenta Nounou qui regardait par la fenêtre.

De la vapeur montait du trou quand elles sortirent et il flottait une forte odeur de bourgeons.

Tiphaine fouilla des yeux à travers la vapeur. De la saleté et des tiges végétales couvraient l’objet, mais elle distingua quelque chose d’arrondi.

Elle se laissa glisser un peu plus dans le trou jusqu’auprès du mystérieux projectile, dans la boue et la vapeur. Il n’était plus très chaud à présent, et, tandis qu’elle le grattait pour enlever la saleté, elle sentit peu à peu monter en elle le sentiment désagréable qu’elle en connaissait la nature.

C’était, elle n’en doutait pas, le bidule dont avait parlé Anoia. Il avait l’air pas mal mystérieux. Et, alors qu’il émergeait de la boue, elle sut qu’elle l’avait déjà vu…

« Ça va, en bas ? J’te vois pas, avec toute cette vapeur ! » s’inquiéta Nounou. Manifestement, les voisins avaient accouru : ça jacassait avec excitation.

Tiphaine nettoya rapidement la boue et les choux écrasés du projectile. « Je crois que ça risque d’exploser, lança-t-elle. Dites à tout le monde de se mettre à couvert dans les maisons ! Ensuite tendez votre bras dans le trou et attrapez ma main, vous voulez bien ? »

Elle entendit des cris au-dessus d’elle, puis des bruits de course. La main de Nounou Ogg apparut, s’agita dans la brume, et leurs efforts conjugués permirent à Tiphaine de s’extraire de la cavité.

« On va s’cacher sous la table de la cuisine ? » demanda Nounou tandis que Tiphaine s’efforçait du revers de la main de chasser saleté et choux de sa robe. Puis la sorcière fit un clin d’œil. « Si ça doit réellement exploser, hein ? »

Son fils Shawn apparut à l’angle de la maison, un seau d’eau dans chaque main, et s’arrêta, l’air déçu de n’avoir pas à s’en servir.

« Qu’est-ce que c’était, m’man ? » haleta-t-il.

Nounou regarda Tiphaine, qui répondit : « Euh… un caillou géant est tombé du ciel.

— Les cailloux géants, ça tient pas dans l’ciel, mademoiselle ! fit observer Shawn.

— M’est avis que c’est pour ça que çui-là est tombé, mon garçon, répliqua sèchement Nounou. Si tu veux t’rendre utile, t’as qu’à monter la garde et veiller à ce que personne s’en approche.

— Qu’est-ce que j’fais si ça explose, m’man ?

— Viens me l’dire, d’accord ? » répondit Nounou.

Elle fit entrer en hâte Tiphaine dans la chaumière et referma la porte derrière elles. « J’suis une horrible vieille menteuse, Tiph, dit-elle, et j’sais reconnaître quand on me ment. Qu’est-ce qu’y a là-dedans ?

— Ben, je ne crois pas que ça va exploser, reconnut Tiphaine. Et si jamais ça explosait, le pire qui nous arriverait, d’après moi, ce serait d’être couvertes de salade de chou. Je crois que c’est la corne d’abondance. »

Des voix retentirent dehors, et la porte s’ouvrit à la volée.

« Bénie soit cette maison, lança Mémé Ciredutemps en tapant des pieds pour faire tomber la neige de ses chaussures. Ton gars m’a dit que j’devais pas entrer, mais j’crois qu’il avait tort. J’suis venue aussi vite que j’ai pu. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On a des cornes d’abondance, répondit Nounou, mais j’sais pas ce que c’est. »


Plus tard le même soir. Elles avaient attendu qu’il fasse noir pour sortir la corne d’abondance du trou. Elle était beaucoup plus légère que ne l’avait cru Tiphaine ; à la vérité, elle donnait l’impression d’un objet très, très lourd qui, pour une raison personnelle, était devenu léger l’espace d’un instant.

Elle reposait à présent sur la table de la cuisine, entièrement nettoyée de la boue et des choux. Tiphaine lui trouvait un air vaguement vivant. Elle était chaude au toucher et paraissait vibrer légèrement sous ses doigts.

« D’après Commelautre, dit-elle avec le Mythologie ouvert sur ses genoux à la page représentant la Dame de l’Été, le dieu Io l’Aveugle a créé la corne d’abondance à partir d’une corne de la chèvre magique Almeg pour nourrir les deux enfants qu’il a eus de la déesse Bissonomie, qui a plus tard été changée en pluie d’huîtres par Épidite, dieu de tout ce qui a la forme d’une pomme de terre, parce qu’elle avait insulté Resonata, déesse des belettes, en jetant une taupe vers son ombre. C’est maintenant l’insigne de fonction de la déesse de l’Été.

— J’ai toujours dit qu’y avait bien trop d’ces machins-là dans le temps », fit observer Mémé Ciredutemps.

Les sorcières ne quittaient pas la chose des yeux. Elle ressemblait effectivement un peu à une corne de chèvre, mais en beaucoup plus grand.

« Comment ça marche ? » demanda Nounou Ogg. Elle se fourra la tête à l’intérieur et brailla : « Hé ho ! » Des « hé ho » lui revinrent en écho pendant un long moment, comme s’ils étaient allés bien plus loin qu’on ne s’y serait attendu.

« Pour moi, ça ressemble à un gros coquillage », tel était l’avis de Mémé Ciredutemps. La chatonne Toi tournait à pas feutrés autour de l’objet géant qu’elle reniflait délicatement. (Gredin se cachait derrière les casseroles sur l’étagère du haut. Tiphaine vérifia.)

« Je pense que personne ne le sait, répondit Tiphaine à la question de Nounou. Mais ça s’appelle aussi cornucopia.

— Un cor ? On peut jouer de la musique avec ? demanda Nounou.

— Je ne crois pas, répondit Tiphaine. Ça contient… euh… des choses.

— Quoi, comme choses ? fit Mémé Ciredutemps.

— Ben, techniquement… tout, répondit Tiphaine. Tout ce qui pousse. »

Elle leur montra l’illustration du livre. Toutes sortes de fruits, de légumes et de grains s’écoulaient de l’ouverture béante de la corne d’abondance.

« Surtout des fruits, tout d’même, fit observer Nounou. Pas beaucoup de carottes, mais j’imagine qu’elles sont au fond dans le bout pointu. Sont plus faciles à caser là-haut.

— Un peintre typique, dit Mémé. Il a peint tout ce qu’est tape-à-l’œil devant. Trop fier pour peindre une brave patate ! » Elle donna à la page de petits coups d’un doigt accusateur. « Et ces chérubins ? On va pas y avoir droit aussi, dis ? J’aime pas voir ça, moi, des bébés qui volent dans les airs.

— Ils figurent beaucoup dans les vieux tableaux, expliqua Nounou Ogg. On les peint pour signaler que c’est de l’Art et pas seulement des images cochonnes de dames avec pas grand-chose sur le derrière.

— Ben, moi, j’suis pas dupe, répliqua Mémé Ciredutemps.

— Vas-y, Tiph, essaye un coup, dit Nounou en faisant le tour de la table.

— Je ne sais pas comment m’y prendre ! répondit Tiphaine. Il n’y a pas de mode d’emploi ! »

Et alors, trop tard hélas, Mémé s’écria : « Toi ! Sors de là ! »

Mais, sur un petit coup de queue, la chatonne blanche entra au petit trot dans la corne.

Elles tapèrent dessus. Elles la retournèrent et la secouèrent. Elles essayèrent de crier dedans. Elles déposèrent une soucoupe de lait devant et attendirent. La minette ne revint pas. Puis Nounou Ogg poussa doucement dedans un balai à franges qui, ce qui n’étonna personne, s’enfonça beaucoup plus loin à l’intérieur de la corne qu’il n’y avait de corne à l’extérieur.

« Elle sortira quand elle aura faim, dit-elle d’un ton rassurant.

— Pas si elle trouve quèque chose à manger là-dedans, répliqua Mémé Ciredutemps en fouillant l’obscurité des yeux.

— Ça m’étonnerait qu’elle trouve des aliments pour chat, dit Tiphaine en examinant l’illustration de près. Mais il peut y avoir du lait.

— Toi ! Sors de là tout d’suite », ordonna Mémé d’une voix à ébranler les montagnes.

Un miip lui répondit au loin.

« Elle est peut-être coincée, non ? suggéra Nounou. J’veux dire, c’est comme une spirale, ça devient plus petit au bout, pas vrai ? Les chats sont pas très forts pour reculer. »

Tiphaine vit la tête que faisait Mémé et soupira. « Les Feegle ? lança-t-elle à la cantonade. Je sais que certains d’entre vous sont ici. Sortez, s’il vous plaît ! »

Des Feegle apparurent de derrière chaque bibelot. Tiphaine tapota la corne d’abondance.

« Est-ce que vous pouvez sortir un petit chat de là-dedans ? demanda-t-elle.

— C’eut tout ? Win, nae problemo, répondit Rob Deschamps. J’espaerwas quaet chose mwins facile ! »

Les Nac mac Feegle disparurent dans la corne au petit trot. Leurs voix s’estompèrent.

Les sorcières attendirent.

Elles attendirent encore un peu.

Et encore.

« Les Feegle ! » cria Tiphaine dans le trou.

Elle crut entendre très loin un tout petit : « Miyards ! »

« Si ça peut produire du grain, ils ont peut-être déniché de la bière là-dedans, reprit Tiphaine. Et ça veut dire qu’ils videront les lieux seulement quand ils auront aussi vidé la bière !

— Les chats, ça vit pas d’un bol de bière ! répliqua sèchement Mémé Ciredutemps.

— Ben, moi, j’en ai ras l’bol d’attendre, dit Nounou. Regardez, y a aussi un p’tit trou dans le bout pointu. J’vais souffler dedans ! »

Du moins, elle essaya. Ses joues se gonflèrent et rougirent, ses yeux lui sortirent des orbites, et il parut évident que si la corne n’explosait pas, ce serait elle, et ce fut à cet instant que la corne céda. On entendit un grondement lointain et indubitablement torsadé qui devint de plus en plus fort.

« J’vois toujours rien », dit Mémé en regardant dans l’ouverture béante de la corne.

Tiphaine la tira en arrière au moment où Toi fusait au galop de la corne d’abondance, la queue toute droite et les oreilles plaquées sur le crâne. Elle glissa sur la table, bondit sur la robe de Mémé Ciredutemps, lui grimpa en catastrophe sur l’épaule, se retourna et cracha d’un air de défi.

Sur un cri de « Miyaaaaaaaards ! » les Feegle jaillirent à leur tour en masse de la corne.

« Derrière le divan, tout l’monde ! hurla Nounou. Vite ! »

Le grondement ressemblait maintenant au tonnerre. Il s’enfla, s’enfla puis…

… cessa.

Dans le silence, trois chapeaux pointus émergèrent de derrière le divan. De petites têtes bleues émergèrent de partout.

Retentit alors un bruit ressemblant beaucoup à pouaît ! Un petit objet roula de l’extrémité de la corne et tomba par terre. Un ananas riquiqui tout desséché.

Mémé Ciredutemps épousseta un peu sa robe.

« Tu ferais bien d’apprendre à t’en servir, dit-elle à Tiphaine.

— Comment voulez-vous que j’apprenne ?

— T’en as aucune idée ?

— Non !

— Ben, ce machin est arrivé pour toi, ma p’tite, et il est dangereux ! »

Tiphaine saisit avec précaution la corne d’abondance, qui lui donna une fois encore l’impression d’un objet terriblement lourd feignant avec un grand succès la légèreté.

« Lui faut p’t-être un mot magique, suggéra Nounou Ogg. Ou alors y a un point précis où il faut appuyer…»

Tandis que Tiphaine tournait la corne à la lumière, quelque chose brilla fugitivement.

« Attendez, on dirait des mots », fit-elle. Elle lut :


П’ANTA П’O’Y EПІΘ’EIΣ, XAΠ’IZΩ E’IO ‘ENA ‘ONOMA

Tout ce que tu désires, je donne sur un nom, murmura la mémoire du docteur Billebaude.

La ligne suivante disait :


MEΓAΛΩNΩ ΣYΣTEΛΛOMI

Je grandis, je rétrécis, traduisit le docteur Billebaude.

« Je crois que j’ai peut-être une idée, dit-elle avant de déclarer en mémoire de mademoiselle Trahison : Casse-croûte au jambon ! Avec moutarde ! »

Rien ne se produisit.

Puis le docteur Billebaude traduisit paresseusement, et Tiphaine reprit : « ’Ενα σαντουιτς του ξαμπον με μουταρδι ! »

Avec un fwlap, un casse-croûte au jambon vola hors de la corne d’abondance avant d’être adroitement attrapé par Nounou, qui mordit dedans.

« Pas mauvais du tout ! annonça-t-elle. Essaye encore un peu !

— Δωσε μσμ πολλα σαυσυιτξ Χαμπωυ ! » lança Tiphaine. Suivit un bruit comme on en obtient quand on dérange une caverne remplie de chauve-souris.

« Arrêtez ! » hurla-t-elle, mais rien ne s’arrêta. Puis le docteur Billebaude chuchota quelques mots et elle brailla : « Mην περισσοτερο σαντουιτς των ξαμποv ! »

Des casse-croûte arrivèrent en masse. Le tas atteignait le plafond, pour tout dire. Seul le sommet du chapeau de Nounou Ogg était visible, mais des sons étouffés filtraient de plus profond dans le tas.

Un bras jaillit, et Nounou força le passage à travers le mur de pain et de cochon en tranches en mastiquant d’un air songeur. « Pas de moutarde, je note. Hmm. Ben, on voit au moins que tout le monde ici a de quoi dîner ce soir, dit-elle. Et je m’dis que j’vais devoir préparer d’la soupe pour un régiment. Mais vaut mieux pas recommencer ce truc-là ici, d’accord ?

— J’aime pas ça du tout, lança sèchement Mémé Ciredutemps. D’où ça vient, tout ça, hein ? Des aliments magiques, ç’a jamais bien nourri l’monde !

— C’est pas d’la magie, c’est un truc de dieu, rectifia Nounou Ogg. Comme d’la matière céleste, un truc comme ça. J’imagine que c’est en firmament brut. »

En réalité, ce n’est qu’une métaphore vivante de la fécondité infinie du monde naturel, souffla le docteur Billebaude dans la tête de Tiphaine.

« Les matières, on les reçoit pas du ciel, objecta Mémé.

— Ça s’passait dans les pays étrangers, y a longtemps, expliqua Nounou en se tournant vers Tiphaine. Si j’étais toi, chérie, je l’emporterais demain dans les bois pour voir de quoi elle est capable. Mais, si ça t’ennuie pas, j’aimerais beaucoup du raisin frais, là maintenant.

— Gytha Ogg, tu peux pas te servir d’la corne d’abondance des dieux comme… comme d’un garde-manger ! dit Mémé. L’histoire des pieds, c’était déjà pas fameux !

— Mais c’en est un, répliqua Nounou d’un air innocent. C’est le garde-manger. Comme qui dirait tout ce qui attend de pousser le printemps prochain. »

Tiphaine posa délicatement la corne. Elle lui trouvait un côté… vivant. Elle se demandait s’il s’agissait uniquement d’un outil magique. L’objet avait l’air d’écouter.

Sitôt que la corne toucha le plateau de la table, elle se mit à rapetisser jusqu’à atteindre la taille d’un petit vase.

« Aescuseu mi…, lança Rob Deschamps. Cha faet de la biaere ?

— De la bière ? » répéta Tiphaine sans réfléchir.

Suivit un bruit d’écoulement. Tous les yeux se tournèrent vers le vase. Un liquide brun écumait par-dessus le bord.

Puis tous les yeux se tournèrent vers Mémé Ciredutemps, qui haussa les épaules.

« Me regardez pas, dit-elle avec aigreur. Vous allez en boire, de toute façon ! »

Elle est vivante, songeait Tiphaine tandis que Nounou Ogg partait en hâte chercher d’autres chopes. Elle apprend. Elle a appris ma langue…

Vers les minuit, Tiphaine se réveilla parce qu’elle avait un poulet blanc sur la poitrine. Elle le chassa, puis baissa la main vers ses pantoufles et ne trouva que des poulets. Quand elle alluma la bougie, elle vit une demi-douzaine de poulets au pied du lit. Le plancher disparaissait sous les poulets. L’escalier aussi. Toutes les pièces du rez-de-chaussée aussi. Dans la cuisine, les poulets avaient débordé dans l’évier.

Ils ne faisaient pas beaucoup de bruit, juste le cooot que lâche régulièrement un poulet quand il est un peu indécis, autant dire quasiment tout le temps.

Les poulets se déplaçaient patiemment en traînant la patte pour faire de la place. Coot. Cela parce que la corne d’abondance, à présent un peu plus grande qu’un poulet adulte, en crachait doucement un toutes les huit secondes. Coot.

Sous les yeux de Tiphaine, un nouveau volatile atterrit sur la montagne de casse-croûte au jambon. Coot.

Isolée au sommet de la corne d’abondance, Toi paraissait très intriguée. Coot. Au milieu de tout ça, Mémé Ciredutemps ronflait doucement dans le grand fauteuil, entourée de poulets fascinés. Coot. En dehors des ronflements, du chœur de coot et du bruissement des poulets qui se déplaçaient, tout baignait dans le calme et la lueur des bougies. Coot.

Tiphaine jeta un regard noir à la jeune chatte. Elle se frottait contre n’importe quoi quand elle voulait qu’on lui donne à manger, non ? Coot. Et elle lâchait des miip, non ? Coot. Et la corne d’abondance savait déchiffrer les langues, non ?

Coot.

Elle murmura donc : « Plus de poulets. » Au bout de quelques secondes le flot de poulets s’interrompit. Coot.

Mais elle ne pouvait pas en rester là. Elle secoua Mémé par l’épaule et, alors que la vieille femme se réveillait, elle lui dit : « Bonne nouvelle, une grande partie des casse-croûte au jambon a disparu… euh…»

Coot.

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