CHAPITRE 9 LES POUSSES VERTES


Il faisait beaucoup plus froid le lendemain matin, un froid morne, inerte, pratiquement capable de geler les flammes d’un feu.

Tiphaine fit atterrir le balai entre les arbres à quelque distance de la chaumière de Nounou Ogg. La neige ici ne s’était pas trop entassée, mais elle montait jusqu’aux genoux et le froid lui donnait un craquant qui la fit crépiter comme du pain rassis quand Tiphaine marcha dedans.

Elle venait en théorie dans les bois pour comprendre le fonctionnement de la corne d’abondance, mais en réalité pour s’en débarrasser. Les poulets n’avaient pas trop contrarié Nounou Ogg. Après tout, elle se trouvait maintenant à la tête de cinq cents volailles qui faisaient pour l’heure le pied de grue dans son appentis en lâchant des coot. Mais les planchers étaient dans un état épouvantable, des déjections tapissaient même les rampes d’escalier. Et si, comme le fit remarquer Mémé Ciredutemps (tout bas), quelqu’un avait dit « requins » ?

La corne d’abondance sur les genoux, Tiphaine resta assise sur une souche au milieu des arbres enneigés. Autrefois, la forêt était jolie. Aujourd’hui, elle était détestable. Des troncs noirs sur fond de congères, un monde rayé de noir et blanc, des barreaux sur fond de lumière. Elle avait grande envie d’horizons.

Marrant… la corne d’abondance était toujours très légèrement chaude, même dehors, et paraissait savoir à l’avance quelle taille elle devait prendre. Je grandis, je rétrécis, songea Tiphaine. Et moi, je me sens toute petite.

Quoi ensuite ? Quoi maintenant ? Elle n’avait pas cessé d’espérer que le… le pouvoir lui tomberait dessus, tout comme la corne d’abondance. Mais non.

Il y avait de la vie sous la neige. Elle le sentait dans les extrémités de ses doigts. Quelque part là-dessous, hors de portée, se trouvait le véritable été. En se servant de la corne comme d’une pelle, elle gratta la neige et la déblaya jusqu’à ce qu’elle atteigne des feuilles mortes. Ça vivait là-dessous, dans l’entrelacs blanc de moisissures et de nouvelles racines pâles. Un ver à demi gelé s’éloigna lentement en rampant et se réfugia sous un squelette de feuille aussi fin que de la dentelle. À côté se trouvait un gland.

Les bois n’étaient pas silencieux. Ils retenaient leur souffle. Ils l’attendaient, elle, et elle ne savait pas quoi faire.

Je ne suis pas la Dame de l’Été, se dit-elle. Je ne pourrai jamais l’être. J’occupe ses chaussures, mais je ne serai jamais elle. J’arriverais peut-être à faire pousser quelques fleurs, mais jamais à l’incarner. Elle parcourt le monde, et des océans de sève montent dans ces arbres morts, un mil-lion de tonnes d’herbe pousse en une seconde. Est-ce que je peux faire ça ? Non. Je suis une enfant stupide qui connaît une poignée de tours, c’est tout. Je ne suis que Tiphaine Patraque, et ça me rend patraque de ne pas rentrer chez moi.

Prise d’un sentiment coupable vis-à-vis du ver, elle souffla un peu d’air chaud sur le terreau puis remit les feuilles en place pour le recouvrir. Pendant l’opération se produisit un petit bruit mouillé, comme un claquement de doigts de grenouille, et le gland se fendit. Une pousse blanche s’en échappa et, sous ses yeux, poussa de plus d’un centimètre.

Elle creusa aussitôt avec les doigts un trou dans la moisissure, y fourra le gland et remit en place le terreau, qu’elle tassa.

Quelqu’un l’observait. Elle se releva et se retourna brusquement. Personne en vue, mais ça ne voulait rien dire.

« Je sais que vous êtes là ! lança-t-elle en continuant de pivoter sur elle-même. Qui que vous soyez ! »

Sa voix rebondit en écho parmi les arbres noirs. Même à ses oreilles, elle paraissait fluette et apeurée.

Elle se surprit à lever la corne d’abondance.

« Montrez-vous, chevrota-t-elle, sinon…»

Sinon quoi ? se demanda-t-elle. Je vous bourre de fruits ?

De la neige chuta d’un arbre avec un bruit sourd, faisant sauter en l’air Tiphaine, qui se sentit du coup encore plus bête. Voilà qu’elle tressaillait parce qu’une poignée de neige tombait par terre ! Une sorcière ne devait jamais avoir peur dans la plus obscure des forêts, lui avait un jour dit Mémé Ciredutemps, parce qu’elle devait avoir la conviction intime que l’être le plus terrifiant à y rôder, c’était elle.

Elle leva encore la corne d’abondance et dit sans conviction : « Fraise…»

Quelque chose fusa de la corne avec un pfuit et marqua d’une tache rouge un arbre vingt pas plus loin. Tiphaine ne se soucia pas de vérifier : la corne fournissait toujours ce qu’on lui demandait.

Elle ne pouvait pas en dire autant sur son propre compte.

Pour couronner le tout, c’était son jour de rendre visite à Annagramma. Tiphaine poussa un grand soupir. Là aussi, elle allait sûrement mal s’y prendre.

Lentement, à califourchon sur son balai, elle disparut parmi les arbres.

Au bout d’une ou deux minutes, une pousse verte émergea du carré de terreau sur lequel elle avait soufflé, grandit jusqu’à une hauteur d’une quinzaine de centimètres et produisit deux feuilles vertes.

Des pas s’approchèrent. Moins craquants qu’ils ne le sont d’ordinaire sur de la neige gelée.

Deux mains maigres mais vigoureuses écartèrent et façonnèrent doucement ensemble la neige et les feuilles mortes pour former autour de la pousse un grand mur mince qui l’enfermait et la protégeait du vent comme un soldat dans un château.

Un petit chat blanc voulut le flairer de trop près avant d’être prudemment soulevé et mis à l’écart.

Puis Mémé Ciredutemps regagna les bois sans laisser de traces de pas. On n’enseigne jamais à autrui tout ce qu’on connaît.


Les jours s’écoulèrent. Annagramma apprenait, mais il fallait se démener. Ça n’était pas facile de former une fille refusant d’admettre qu’il existait quelque chose qu’elle ignorait, ce qui donnait lieu à des conversations comme : « Tu sais préparer une racine de placebo, dis ?

— Évidemment. Tout le monde sait ça. » Et ce n’était pas le moment de demander « D’accord, alors montre-moi », parce qu’elle lambinerait un certain temps et prétendrait souffrir d’une migraine. C’était le moment de dire « Bon, regarde-moi pour voir si je le fais comme il faut », et ensuite le faire parfaitement. En ajoutant des détails du style : « Comme tu le sais, d’après Mémé Ciredutemps, presque tout marche à la place d’une racine de placebo, mais il vaut mieux utiliser le vrai produit quand on peut s’en procurer. Préparé dans du sirop, c’est un remède étonnant contre des affections mineures, mais tu sais évidemment déjà tout ça. »

Et Annagramma de confirmer : « Évidemment. » Une semaine plus tard, dans les forêts, il faisait si froid que certains vieux arbres explosèrent durant la nuit. De mémoire d’ancien, on n’avait pas vu ça depuis longtemps. Ça se produisait quand la sève gelait puis voulait se dilater.

Annagramma était aussi vaniteuse qu’un canari dans une salle remplie de miroirs et paniquait tout de suite face à ce qu’elle ne connaissait pas, mais elle était dégourdie pour apprendre et très douée pour donner l’impression qu’elle en savait plus long qu’il n’était vrai, un talent précieux pour une sorcière. Tiphaine remarqua un jour le catalogue Pipo ouvert sur la table, dans lequel on avait entouré certains articles. Elle ne posa pas de questions. Elle avait trop à faire.

Une semaine après ça, les puits gelèrent.

Au bout de plusieurs tournées des villages avec elle, Tiphaine sut qu’Annagramma finirait par y arriver. Elle avait du pipo en elle. Grande, arrogante, elle agissait comme si elle connaissait tout alors qu’elle n’avait aucune idée de ce dont on lui parlait. Dans ces conditions, elle irait loin. On l’écoutait.

Bien obligé. Il n’y avait désormais plus de routes dégagées ; les villageois avaient creusé entre les chaumières des tunnels baignant dans une lumière bleue et froide. Tout ce qu’il fallait déménager l’était par balai. Y compris les vieux. Soulevés avec draps, couvertures, cannes et tout, ils étaient transportés dans d’autres maisons. Serrés les uns contre les autres, les gens avaient plus chaud et pouvaient passer le temps en se rappelant mutuellement qu’il faisait peut-être froid, mais moins froid que le froid qu’on avait quand ils étaient jeunes.

Au bout d’un moment, ils cessèrent de le dire.

Parfois ça dégelait un tout petit peu, avant de geler à nouveau. Du coup, les toits se bordaient de stalactites de glace. Au dégel suivant, elles lardaient la terre comme autant de poignards.

Tiphaine ne dormait pas ; du moins, elle n’allait pas au lit. Comme toutes les sorcières. À force d’être piétinée, la neige devint de la glace dure comme de la pierre et on put alors faire rouler des carrioles, mais il n’y avait pas assez de sorcières pour effectuer les tournées ni assez d’heures dans la journée. Pas assez d’heures dans la journée et la nuit à la fois. Pétulia s’était endormie sur son balai pour finir dans un arbre à trois kilomètres. Tiphaine glissa en une occasion du sien et atterrit dans une congère.

Des loups pénétrèrent dans les tunnels. La faim les avait affaiblis et ils étaient désespérés. Mémé Ciredutemps mit un terme à leur invasion et ne dit jamais comment elle s’y était prise.

Le froid faisait l’impression d’une volée ininterrompue de coups de poing, jour et nuit. La neige était constellée de petites taches noires : des oiseaux morts gelés en plein vol. D’autres oiseaux avaient découvert les tunnels, qu’ils peuplaient de leurs gazouillis, et les gens leur donnaient des restes à manger parce qu’ils apportaient au monde un faux espoir de printemps…

… Car il y avait à manger. Oh oui, il y avait à manger. La corne d’abondance travaillait jour et nuit.

Et Tiphaine songeait : J’aurais dû dire non aux flocons…


Il y avait une cabane, vieille et abandonnée. Et, planté dans les planches pourries, un clou. Si l’hiverrier avait eu des doigts, ils auraient tremblé.

C’était l’ultime élément ! Il avait tant fallu apprendre ! Tout avait été si dur, si dur ! Qui aurait cru l’homme composé de substances comme de la craie, de la suie, des gaz, des poisons et des métaux ? Mais de la glace se formait à présent sous le clou rouillé, et le bois gémit et grinça tandis qu’elle croissait et expulsait le bout de métal.

Le clou tournoya doucement dans l’espace, et on aurait pu entendre la voix de l’hiverrier dans le vent qui gelait la cime des arbres :

« ASSEZ DE FER POUR FAIRE UN HOMME ! »

En haut des montagnes, la neige explosa. Elle s’enfla comme si des dauphins jouaient dessous, des formes apparurent puis disparurent…

Puis, aussi soudainement qu’elle s’était élevée, la neige retomba. Mais il restait désormais un cheval, d’une blancheur de neige, et sur son dos un cavalier scintillant de gelée. Si on avait demandé au plus grand sculpteur que le monde avait connu d’édifier un bonhomme de neige, c’est à ça qu’il aurait ressemblé.

Ça n’était pas fini. Des mouvements continuaient d’animer cheval et cavalier qui paraissaient de plus en plus vivants. Des détails se fixèrent. Des couleurs se mirent de la partie, toujours pâles, jamais éclatantes.

Et il y eut un cheval, et il y eut un cavalier à resplendir dans la clarté désolée d’un soleil de plein hiver.

L’hiverrier tendit la main et fléchit les doigts. La couleur n’est, après tout, qu’une question de reflet ; les doigts prirent la coloration de la chair.

L’hiverrier parla. Disons qu’il émit toutes sortes de bruits allant du rugissement d’une bourrasque au crépitement des succions du ressac sur une plage de galets après une tempête naufrageuse en mer. Quelque part au milieu de tout ça se trouvait une tonalité qui paraissait convenir. Il la répéta, l’étira, l’agita et la transforma en langage avec lequel il joua jusqu’à obtenir la voix parfaite.

Il dit : « Tasbnlerizwip ? Ggokyziofwa ? Wiswip ? Nananana… Nyip… nap… Ah… Ah ! Je parle ! » L’hiverrier rejeta la tête en arrière et chanta l’ouverture de L’Hiver d’Uberwald du compositeur Wotua Doinov. Il l’avait entendue par hasard un jour qu’il pilotait une bourrasque vrombissante autour des toits d’un opéra et avait été étonné de découvrir qu’un être humain – autant dire rien de plus qu’un sac d’eau sale sur pattes – arrivait à si bien comprendre la neige.

« CHOBA ПОХОЛОАЛО ! » chanta-t-il au ciel glacial.

La seule petite erreur que commettait l’hiverrier tandis que son cheval trottait entre les pins, c’était qu’il chantait les instruments en plus des voix. Il chantait tout, à vrai dire, et, véritable philharmonie équestre ambulante, il reproduisait les voix des chanteurs, les percussions et le reste de l’orchestre, tout à la fois.

Sentir l’odeur des arbres ! Sentir l’attraction du sol ! Être solide ! Sentir les ténèbres derrière les yeux et savoir que c’est soi ! Être – et se savoir – un homme !

Il n’avait encore jamais éprouvé ça ! C’était grisant. Il y avait tellement de… de tout qui lui arrivait de partout. La terre ferme, par exemple. Elle exerçait une attraction permanente. Se tenir debout requérait beaucoup de réflexion. Et les oiseaux ! L’hiverrier n’avait jusque-là vu en eux que des impuretés aériennes qui contrecarraient le cours du climat, mais c’étaient à présent des organismes vivants tout comme lui. Ils jouaient même avec la pesanteur et le vent, et le ciel leur appartenait.

L’hiverrier n’avait encore jamais vu, jamais ressenti, jamais entendu. On ne pouvait pas connaître ça à moins d’être… à part, dans les ténèbres derrière les yeux. Avant, il n’était pas à part ; il était une part, une partie de tout l’univers d’attraction et de pression, de son et de lumière, qui flottait, qui dansait. Il avait depuis toujours propulsé des orages contre les montagnes, mais il n’avait jamais su ce qu’était une montagne avant ce jour.

Les ténèbres derrière les yeux… quelle merveille ! Elles apportaient le… soi intime. La main, avec ses dérisoires appendices frétillants, amenait le toucher ; les trous de chaque côté de la tête laissaient pénétrer les sons ; les trous sur le devant, les odeurs merveilleuses. Que c’était astucieux pour de simples orifices de savoir quoi faire ! Phénoménal ! Quand on était un esprit, tout arrivait d’un coup, intérieurement et extérieurement, en un gros… machin.

Machin. Un mot utile, ça… machin. Un machin, c’était tous les machins que l’hiverrier n’arrivait pas à décrire. Tout était… des machins, et c’était passionnant.

C’était bon d’être un homme ! Oh, il se composait surtout de glace sale, mais ce n’était que de l’eau sale mieux agencée, après tout.

Oui, il était humain. C’était si facile. Ça revenait à savoir agencer des machins. Il avait des sens, il pouvait se déplacer parmi les humains, il pouvait… chercher. Voilà comment on cherchait des humains. On en devenait un ! C’était si dur de les trouver en tant qu’esprit ; dur même d’en reconnaître un dans le machin bouillonnant du monde physique. Mais un humain pouvait parler à d’autres humains grâce au trou pour le son. Il pouvait leur parler sans qu’ils ne soupçonnent rien !

Et maintenant qu’il était humain, il n’y aurait pas de retour en arrière. Le roi Hiver !

Tout ce qu’il lui fallait, c’était une reine.


Tiphaine se réveilla parce qu’on la secouait.

« Tiphaine ! »

Elle s’était endormie dans la chaumière de Nounou Ogg, la tête contre la corne d’abondance. De quelque part tout près, un bruit étrange se produisit, pif, comme une goutte sèche. Une lumière neigeuse bleu pâle baignait les lieux.

Elle ouvrit les yeux alors que Mémé Ciredutemps la repoussait doucement dans son fauteuil.

« Tu dors depuis neuf heures, ma fille, dit-elle. L’est temps de rentrer à la maison, j’pense. »

Tiphaine regarda autour d’elle. « J’y suis, non ? répliqua-t-elle en se sentant prise de vertiges.

— Non, t’es chez Nounou Ogg. Et voici un bol de soupe…»

Tiphaine se réveilla. Un bol de soupe flou attendait devant elle. Elle lui trouva un air… familier.

« T’as dormi quand pour la dernière fois dans un lit ? » demanda une vague silhouette tremblotante.

Tiphaine bâilla. « Quel jour on est ?

— Mardi, répondit Mémé Ciredutemps.

— Mmm… c’est quoi, un mardi ? »

Tiphaine se réveilla pour la troisième fois. On l’empoigna et on la mit debout.

« Là, fit la voix de Mémé Ciredutemps. Ce coup-ci, te rendors pas. Mange ta soupe. Réchauffe-toi. Faut que tu rentres chez toi. »

Cette fois, le ventre de Tiphaine prit les commandes d’une main et d’une cuiller, et la jeune sorcière se réchauffa petit à petit.

Mémé Ciredutemps, assise en face d’elle, la petite Toi sur les genoux, regarda Tiphaine jusqu’à disparition de la dernière goutte de soupe. « J’ai trop attendu de toi, dit-elle. J’avais espéré qu’avec l’allongement des jours tu trouverais davantage de pouvoir. C’est pas ta faute à toi. »

La cadence des pif augmentait. Tiphaine baissa les yeux et vit du blé s’écouler de la corne d’abondance. Le nombre de grains s’accrut même alors qu’elle regardait.

« Tu l’as réglée sur le blé avant de t’endormir, expliqua Mémé. Elle ralentit quand t’es fatiguée. Tant mieux, d’ailleurs, sinon les poulets nous auraient picorées vives.

— C’est à peu près la seule chose que je fais bien, dit Tiphaine.

— Oh, j’sais pas. Annagramma Falcone donne des espérances, j’ai l’impression. L’a d’la chance d’avoir de bonnes amies, j’ai entendu dire. » Si mademoiselle Trahison avait essayé de jouer contre Mémé Ciredutemps à qui garderait l’impassibilité du joueur de poker, elle aurait perdu.

Le crépitement des grains de blé s’écoulant de la corne devint soudain beaucoup plus sonore dans le silence.

« Écoutez, je…» voulut dire Tiphaine.

Mémé renifla. « Personne est forcé de m’donner, à moi, des explications, c’est sûr, dit-elle d’un ton vertueux. Est-ce que tu me promets que tu rentreras chez toi ? Deux voitures ont réussi à passer ce matin, et le temps est pas encore trop moche dans les plaines, il paraît. Retourne dans ton Causse. T’es la seule sorcière qu’ils ont. »

Tiphaine soupira. Elle voulait plus que tout rentrer au pays. Mais ça équivaudrait à un abandon.

« Ça équivaudrait p’t-être à des retrouvailles, poursuivit Mémé en cédant à sa vieille manie de répondre à des remarques qu’on n’avait pas réellement formulées.

— Je partirai demain, alors, consentit Tiphaine.

— Bien. » Mémé se leva. « Viens. J’veux te montrer quèque chose. »

Tiphaine la suivit dans un tunnel qui débouchait près de la lisière de la forêt. La neige y était tassée suite au passage des villageois qui avaient traîné du bois pour se chauffer chez eux, et les congères ne gênaient pas trop dès lors qu’on s’enfonçait un peu sous les arbres ; beaucoup de neige s’accrochait aux branches et peuplait le décor d’ombres bleues glaciales.

« On cherche quoi ? » demanda Tiphaine.

Mémé Ciredutemps pointa le doigt.

Une flaque de vert colorait le blanc et le gris ambiants : des feuilles toutes fraîches sur un jeune chêne d’une soixantaine de centimètres de haut. Quand Tiphaine se fraya un chemin dans la croûte de neige craquante et tendit le bras pour le toucher, elle eut une impression d’air chaud.

« Tu sais comment t’es arrivée à ça ? demanda Mémé.

— Non !

— Moi non plus. Moi, j’aurais pas pu l’faire. Toi si, ma fille. Tiphaine Patraque.

— Ce n’est qu’un seul arbre.

— Ah, bah. Faut commencer petit, avec les chênes. »

Elles contemplèrent l’arbre quelques instants en silence.

Le vert paraissait réfléchir la neige environnante. L’hiver volait la couleur, mais l’arbre rutilait.

« Bon, on a toutes à faire, dit Mémé en rompant le charme. Toi, je crois, tu devrais normalement être déjà en route pour l’ancienne chaumière de mademoiselle Trahison. J’en attends pas moins de toi…»


Il y avait une auberge qui faisait relais de poste. Elle était en pleine activité, même à cette heure de la matinée. La malle-poste rapide marquait une brève halte pour prendre des chevaux frais après le long trajet en montagne, et une autre, prête à descendre vers les plaines, attendait ses passagers. Le souffle des attelages saturait l’atmosphère de vapeur. Des cochers tapaient des pieds. On chargeait des sacs et des paquets. Des hommes s’affairaient avec des musettes pour les chevaux. Quelques gars aux jambes arquées poireautaient en fumant et en bavardant. Dans un quart d’heure, la cour de l’auberge serait à nouveau déserte, mais à cet instant tout le monde était trop occupé pour prêter grande attention à un étranger de plus.

Après coup, tous raconteraient des histoires différentes et se contrediraient à tue-tête. Le compte rendu sans doute le plus exact viendrait de mademoiselle Dymphnia Stoot, la fille de l’aubergiste, qui aidait son père à servir le petit-déjeuner :

« Ben, il est, comme qui dirait, entré, et j’ai vu tout d’suite qu’il était bizarre. Il marchait drôlement, vous savez, il levait les jambes pareil qu’un cheval au trot. Et puis il était plus ou moins, comme qui dirait, brillant. Mais on en voit de toutes sortes ici ; ça vaut rien de faire des remarques personnelles ; on a eu une bande de loups-garous la semaine dernière et ils étaient comme vous et moi, sauf qu’il fallait mettre leurs assiettes par terre… D’accord, oui, le gars… Ben, il s’est assis à une table et il a dit : « Je suis un humain tout comme vous ! » Il a sorti ça, comme ça !

» Évidemment, personne d’autre faisait attention, mais, que je lui dis, je suis contente de l’apprendre, et je lui demande ce qu’il veut manger, vu que les saucisses sont bien bonnes ce matin, alors il me dit qu’il peut manger que des plats froids, ce qui est marrant parce que tout le monde grognait qu’on se les gelait dans la salle, et pourtant il y avait un gros feu qui brûlait. Bref… on avait justement des saucisses froides de reste à l’office et qui commençaient un peu à tourner, si vous me suivez, alors je les lui sers, il en mastique une un moment, et puis il me dit, la bouche pleine s’il vous plaît : « Ce n’est pas à ça que je m’attendais. Qu’est-ce que je fais maintenant ? » Alors je lui dis : « Vous avalez. – J’avale ? », il me dit, alors je lui réponds : « Oui, vous l’avalez jusque dans votre estomac, voilà », et il me dit, en postillonnant des bouts de saucisse partout : « Oh, une poche creuse ! » Alors il se tortille plus ou moins puis il dit : « Ah, je suis un humain, j’ai mangé avec succès des saucisses humaines ! » Moi, je lui dis qu’il a pas besoin de se mettre dans un état pareil, qu’elles sont surtout à base de cochon, comme toujours.

» Ensuite il demande ce qu’il doit maintenant en faire, alors je lui réponds que c’est pas à moi de lui dire et que ça fera deux sous s’il vous plaît, du coup il sort une pièce en or, alors moi je fais la révérence parce que… ben, on sait jamais. Puis il me dit : « Je suis un humain tout comme vous. Où sont les humains pointus qui volent dans le ciel ? » Ce qui est à mon avis une drôle de façon de s’exprimer, mais je lui dis que si c’est des sorcières qu’il cherche, y en a plein de l’autre côté du pont de Lancre, alors il me fait : « Du nom de Trahison ? » Moi, je lui réponds qu’elle est morte, à ce qu’on raconte, mais qu’avec les sorcières on sait jamais. Et le voilà qui s’en va. Tout le temps il a gardé une espèce de sourire éclatant et un peu inquiétant. Quelque chose clochait aussi dans ses vêtements, comme s’ils lui étaient collés dessus, un truc comme ça. Mais faut pas faire trop les difficiles dans ce métier. On a eu des trolls hier. Ils mangent pas comme nous, vous savez, vu qu’ils sont des espèces de rochers ambulants, mais on leur a servi un repas aux petits oignons de tasses cassées et de graisse. Lui, par contre, c’était un drôle de zigoto. Et l’auberge s’est nettement réchauffée après son départ. »


J’en attends pas moins de toi…

Ces paroles tinrent chaud à Tiphaine tandis qu’elle volait au-dessus des arbres. Le feu dans sa tête brûlait fièrement mais recelait deux ou trois grosses bûches crépitantes de colère.

Mémé était au courant ! Avait-elle tout prévu ? Parce que ça faisait bonne impression, non ? Toutes les sorcières allaient le savoir. L’élève de madame Persoreille n’y arrivait pas, mais Tiphaine Patraque avait fait le nécessaire pour que les autres filles donnent un coup de main et n’avait rien dit à personne. Évidemment, dans le milieu des sorcières, ne rien dire à personne était le plus sûr moyen pour que tout le monde l’apprenne. Les sorcières s’y entendaient pour écouter ce qu’on ne disait pas. Annagramma resterait donc dans sa chaumière, madame Persoreille ne saurait plus où se mettre et Mémé Ciredutemps prendrait des airs supérieurs. Tant de travail, tant d’allées et venues en catastrophe pour que Mémé prenne des airs supérieurs. Enfin, aussi pour le cochon de madame Lacolle et tous les autres, évidemment. Ça compliquait les choses. Quand on pouvait, on faisait le nécessaire. Fourrer son nez dans les affaires des autres, c’était de la sorcellerie élémentaire. Elle le savait. Mémé savait qu’elle le savait. Alors Tiphaine avait galopé partout comme une petite souris mécanique…

Il y aurait une addition à payer !

La clairière était envahie de grandes congères glacées, mais elle vit avec plaisir qu’un sentier, conséquence de passages nombreux, menait à la chaumière.

Il y avait du nouveau. Du monde se tenait devant la tombe de mademoiselle Trahison, et on avait déblayé une partie de la neige.

Oh non, se dit Tiphaine alors qu’elle descendait en cercles successifs, ne me dites pas qu’elle a voulu récupérer les têtes de mort !

En réalité, par certains côtés, c’était encore pire.

Elle reconnut ceux qui entouraient la tombe. C’étaient des villageois, et ils lancèrent à Tiphaine le regard à la fois inquiet et provocateur de gens à moitié morts de trouille à la vue du petit mais peut-être furieux chapeau pointu devant eux. Et il y avait quelque chose dans leur obstination évidente à ne pas regarder le monticule qui attira aussitôt l’attention de la jeune sorcière dessus. Il était recouvert de petits bouts de papier déchirés que des bâtons maintenaient en place. Ils s’agitaient au vent.

Elle en attrapa deux ou trois d’un geste vif :




Il y en avait d’autres. Et juste au moment où elle allait reprocher vertement aux villageois d’embêter encore mademoiselle Trahison, elle se rappela les paquets de tabac Joyeux Marin que les bergers continuaient de laisser dans l’herbe où s’était dressée la vieille cabane sur roues de sa grand-mère. Ils n’y inscrivaient pas leurs requêtes, mais elles étaient tout de même là, en suspension dans l’air ambiant :

« Mémé Patraque, qui gardez les nuages dans le ciel bleu, veillez s’il vous plaît sur mon troupeau… Mémé Patraque, guérissez mon fils… Mémé Patraque, retrouvez mes agneaux. »

C’étaient les prières de petites gens trop effrayées pour embêter les dieux dans leur séjour céleste. Ils se fiaient à ce qu’ils connaissaient. Ils n’avaient ni raison ni tort. Seulement… espoir.

Eh bien, mademoiselle Trahison, se dit-elle, vous êtes à présent un mythe, pas de doute. Vous pourriez même devenir une déesse. Ça n’est pas très drôle, croyez-moi.

« Est-ce qu’on a retrouvé Rebecca ? » demanda-t-elle en se tournant vers les villageois.

Un homme évita son regard quand il lui répondit : « M’est avis que mademoiselle Trahison comprendra pourquoi la p’tite voudra pas revenir à la maison dans l’immédiat. »

Oh, se dit Tiphaine, je vois.

« Des nouvelles du garçon, alors ? lança-t-elle.

— Ah, là, ç’a marché, fit une femme. Sa m’man a reçu une lettre hier disant qu’il a fait un naufrage terrible mais qu’on l’a récupéré en vie, ce qui prouve bien, hein ! »

Tiphaine ne demanda pas ce que ça prouvait. Ça prouvait quelque chose, c’était suffisant.

« Ben, tant mieux, dit-elle.

— Mais beaucoup de pauvres marins se sont noyés, poursuivit la femme. Ils ont percuté un iceberg dans le brouillard. Une grosse montagne de glace en forme de femme, il paraît. Qu’esse vous en pensez ?

— J’imagine que s’ils sont restés longtemps en mer, n’importe quoi devait ressembler à une femme, hein ? » dit l’homme, qui gloussa. Les femmes lui jetèrent un regard mauvais.

« Il n’a pas dit à qui elle… si elle ressemblait à… vous voyez, à quelqu’un ? demanda Tiphaine d’un ton qu’elle voulait indifférent.

— Ça dépend où ils regardaient…, commença à répondre joyeusement l’homme.

— Vous devriez vous laver la cervelle avec du savon et de l’eau, dit la femme en lui donnant du doigt des coups secs dans la poitrine.

— Euh… non, mademoiselle, fit-il en baissant le nez. Il a juste dit qu’elle avait la tête couverte de… crottes de mouette, mademoiselle. »

Cette fois, Tiphaine tâcha de ne pas paraître soulagée. Elle se tourna vers les bouts de papier tremblotants sur la tombe puis à nouveau vers la femme qui s’efforçait de cacher dans son dos ce qui devait être une autre requête.

« Vous croyez à ces trucs-là, madame Charretier ? »

La femme parut soudain troublée. « Oh non, mademoiselle, évidemment que non. Mais c’est juste que… ben, vous savez…»

Ça vous aide à vous sentir mieux, songea Tiphaine. C’est quelque chose que vous faites quand il n’y a plus d’autre recours. Et, allez savoir, ça pourrait marcher. Oui, je sais. C’est…

Sa main la démangea. Elle prit alors conscience qu’elle la démangeait depuis un moment.

« Ah, oui ? fit-elle tout bas. Vous osez ?

— Vous allez bien, mademoiselle ? » s’inquiéta l’homme. Tiphaine l’ignora. Un cavalier approchait, suivi d’une neige qui se répandait et s’élargissait dans son dos comme une cape, silencieuse comme un souhait, épaisse comme du brouillard.

Sans en détacher les yeux, Tiphaine mit la main à sa poche et serra la toute petite corne d’abondance. Hah !

Elle s’avança.

L’hiverrier descendit de son cheval blanc comme neige quand il parvint à la hauteur de la vieille chaumière.

Tiphaine s’arrêta à une vingtaine de pas, le cœur battant.

« Madame », fit l’hiverrier avant de s’incliner.

Il paraissait… mieux, et plus âgé.

« Je vous avertis, j’ai une corne d’abondance et je n’ai pas peur de m’en servir ! » dit Tiphaine.

Mais elle hésitait. Il avait l’air presque humain, à part son étrange sourire figé. « Comment vous m’avez retrouvée ? demanda-t-elle.

— Pour vous, j’ai appris, répondit la silhouette. J’ai appris à chercher. Je suis humain ! »

Ah oui ? Mais cette bouche n’a pas une allure normale, fit observer son troisième degré. Elle est pâle à l’intérieur, comme de la neige. Ce n’est pas un jeune homme, ça. Il se figure en être un, c’est tout.

Une grosse citrouille, conseilla vivement son deuxième degré. Elles sont très dures en cette saison. Descends-le tout de suite !

La Tiphaine externe, celle qui sentait le souffle du vent sur son visage, songea : Je ne peux pas faire ça. Il se contente de me parler, rien d’autre. Tout ça, c’est ma faute !

Il veut un hiver éternel, dit le troisième degré. Tous ceux que tu connais mourront !

Elle était sûre que les yeux de l’hiverrier lisaient carrément dans ses pensées.

L’été tue l’hiver, insista le troisième degré. Voilà comment ça marche !

Mais pas de cette façon-là, se dit Tiphaine. Je sais que ce n’est pas censé se passer comme ça ! J’ai l’impression que ça ne colle pas. Ce n’est pas la bonne… histoire. Une citrouille volante ne peut pas tuer le roi de l’hiver !

L’hiverrier l’observait attentivement. Des milliers de flocons en forme de Tiphaine tombaient autour de lui.

« Nous finissons la danse maintenant ? demanda-t-il. Je suis humain, tout comme vous ! » Il tendit la main.

« Vous savez ce que c’est, un humain ? demanda Tiphaine.

— Oui ! Facile ! Assez de fer pour faire un clou ! » répondit aussitôt l’hiverrier. Il avait la figure épanouie, comme s’il avait réussi un tour. « Et maintenant, s’il vous plaît, nous allons danser…»

Il fit un pas en avant. Tiphaine recula.

Si tu danses maintenant, prévint son troisième degré, ce sera la fin. Tu croiras en toi-même, tu t’en remettras à ton étoile, et ça ne gêne pas de gros machins clignotants à des milliers de kilomètres dans le ciel de scintiller sur une neige éternelle.

« Je… ne suis pas prête, dit Tiphaine dans ce qui n’était guère plus qu’un chuchotement.

— Mais le temps passe, insista l’hiverrier. Je suis humain. Je connais ces choses-là. N’êtes-vous pas une déesse sous forme humaine ? »

Les yeux sondaient les siens.

Non, songea-t-elle. Je ne serai toujours que… Tiphaine Patraque.

L’hiverrier se rapprocha, la main toujours tendue. « Le moment est venu de danser, madame. Le moment est venu de finir la danse. »

Les pensées échappaient à l’emprise de Tiphaine. Les yeux de l’hiverrier lui emplissaient la tête uniquement de blancheur, comme un champ de neige pure…

« Aaaiiiiieeeee ! »

La porte de la chaumière de la vieille mademoiselle Trahison s’ouvrit à la volée… puis quelque chose sortit et tituba dans la neige.

C’était une sorcière. Impossible de se méprendre. Elle – car c’était probablement du genre féminin, mais on a parfois affaire à de telles horreurs qu’il est ridicule de se demander sous quel titre leur adresser une lettre – portait un chapeau dont la pointe se recourbait comme un serpent. Il coiffait des mèches dégoulinantes de cheveux fous et graisseux au-dessus d’un visage de cauchemar. Un visage vert, comme les mains au bout desquelles s’agitaient des ongles noirs, ou plus exactement des griffes effroyables.

Tiphaine avait les yeux écarquillés. L’hiverrier aussi. Tout comme les villageois.

À mesure que s’approchait l’horrible créature hurlante et titubante, les détails se précisèrent, comme les dents cariées marron et les verrues. Des tas de verrues. Même les verrues sur les verrues avaient des verrues.

Annagramma s’était fait expédier le catalogue complet. Tiphaine avait à moitié envie de rire, même à cet instant, mais l’hiverrier voulut lui saisir la main…

… et la sorcière lui empoigna l’épaule.

« Ne l’attrape pas comme ça ! Comment oses-tu ? Je suis une sorcière, tu sais ! »

La voix d’Annagramma n’était jamais très agréable à l’oreille, mais quand elle était effrayée ou en colère, elle ressemblait à un gémissement qui perforait carrément les boîtes crâniennes.

« Lâche-la, je te dis ! » brailla Annagramma, et l’hiverrier parut stupéfait. Devoir écouter une Annagramma enragée était difficile pour qui n’avait pas d’oreilles depuis très longtemps.

« Lâche-la ! » hurla-t-elle, puis elle projeta une boule de feu.

Elle rata son coup. C’était peut-être son intention. Quand une boule de gaz enflammé leur siffle tout près, la plupart des gens s’arrêtent dans leurs tâches. Mais la plupart des gens ne fondent pas.

La jambe de l’hiverrier tomba.

Plus tard, pendant son trajet dans le blizzard, Tiphaine se demanderait comment fonctionnait l’hiverrier. Il était constitué de neige, mais il la faisait marcher et parler. Ce qui voulait dire qu’il devait y penser en permanence. Il le fallait. Les hommes n’ont pas à penser tout le temps à leurs organes, parce que leurs organes connaissent leur fonction. Mais la neige ne sait même pas comment se tenir correctement debout.

Annagramma le fixait d’un œil mauvais comme s’il avait commis un acte franchement contrariant.

Il regarda autour de lui, l’air perplexe, tandis que des fissures lui apparaissaient sur la poitrine, puis il ne fut plus que de la neige qui s’émietta, qui s’éboula en cristaux scintillants.

Il se mit alors à neiger abondamment, comme si on comprimait les nuages.

Annagramma repoussa son masque de côté et regarda d’abord le tas puis Tiphaine. « D’accord, dit-elle, qu’est-ce qui s’est passé ? Il était censé faire ça ?

— Je venais te voir et… c’est l’hiverrier ! fut tout ce que Tiphaine réussit à articuler.

— Tu veux dire… comme… l’hiverrier ? fit Annagramma. Il n’est pas une légende ? Pourquoi il en a après toi ? ajouta-t-elle d’un ton accusateur.

— C’est… Il… Je…, voulut répondre Tiphaine qui ne savait pas par où commencer. Il est réel ! Il faut que je m’éloigne de lui ! Il faut que je m’en aille ! C’est trop long à expliquer ! »

L’espace d’un instant horrible, elle crut qu’Annagramma allait quand même exiger toute l’histoire, mais elle tendit le bras et saisit la main de Tiphaine dans une griffe de caoutchouc noir.

« Alors pars d’ici tout de suite ! Oh non, tu as toujours le vieux balai de mademoiselle Trahison ? Il ne vaut rien ! Sers-toi du mien ! » Elle remorqua Tiphaine vers la chaumière alors que les flocons s’épaississaient.

« Assez de fer pour faire un clou ! » répéta Tiphaine en s’efforçant de se maintenir à la hauteur d’Annagramma. Elle ne voyait rien d’autre à dire, et c’était soudain très important. « Il s’est cru humain…

— J’ai seulement démoli son bonhomme de neige, espèce d’idiote. Il va revenir !

— Oui, mais assez de fer, tu vois, pour…»

Une main verte gifla Tiphaine, mais elle lui fit moins mal qu’elle n’aurait dû à cause du caoutchouc.

« Arrête de bredouiller ! Je te croyais douée ! Je ne sais pas du tout ce qui se passe, mais si j’avais ce truc-là aux trousses, je ne resterais pas là à bredouiller ! » Annagramma se remit le « Masque de méchante sorcière modèle luxe avec chandelle de morve gratuite », rajusta la position de la chandelle et se tourna vers les villageois, qui étaient restés cloués sur place pendant tout ce temps. « Qu’est-ce que vous regardez, vous autres ? Vous n’avez encore jamais vu de sorcière ? cria-t-elle. Rentrez chez vous ! Oh, et je vais descendre demain avec un remède pour votre petit garçon, madame Charretier ! »

Ils fixèrent encore le visage vert, les dents cariées, les cheveux infects et l’immense chandelle – de verre en réalité – puis se sauvèrent.

Encore ivre de terreur et de soulagement, Tiphaine vacillait doucement en marmonnant « Assez de fer pour faire un clou ! » jusqu’à ce qu’Annagramma la secoue. Les flocons épais tombaient si vite qu’on avait du mal à lui voir la figure.

« Tiphaine, balai. Balai, voler, dit Annagramma. Vole très loin ! Tu m’entends ? Quelque part où tu seras en sécurité !

— Mais il… Le malheureux croit que…

— Oui, oui, tout ça est sûrement très important », dit Annagramma en la traînant vers le mur de la chaumière contre lequel était appuyé le balai. Elle poussa autant qu’elle souleva Tiphaine pour lui faire enfourcher le manche et leva les yeux. La neige tombait maintenant du ciel comme une chute d’eau.

« Il revient ! » dit-elle sèchement avant de murmurer quelques mots tout bas. Le balai fusa, monta en flèche et disparut dans la lumière déclinante saturée de neige.

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