CHAPITRE 2 MADEMOISELLE TRAHISON


Voici Tiphaine Patraque, elle chevauche un balai à travers les forêts de montagne à cent cinquante kilomètres de chez elle. C’est un très vieux balai, et elle vole en rase-mottes ; deux balais plus petits sont fixés à l’arrière comme les deux roulettes d’un vélo d’enfant, afin de l’empêcher de se renverser. Il appartient, il faut dire, à mademoiselle Trahison, une très vieille sorcière de cent treize ans qui vole encore moins bien que Tiphaine.

Tiphaine est plus jeune d’un tout petit peu plus de cent ans, plus grande qu’elle ne l’était même un mois plus tôt, et moins bardée de certitudes sur tout que l’année précédente.

Elle est en formation de sorcière. Les sorcières s’habillent le plus souvent de noir, mais, pour ce qu’elle en sait, c’est parce qu’elles n’ont jamais porté autre chose. Cette raison ne lui paraissant pas assez bonne, elle a plutôt tendance à préférer le bleu ou le vert. Elle ne se moque jamais avec mépris des fanfreluches parce qu’elle n’en a jamais vu.

On ne peut pourtant pas échapper au chapeau pointu. Un chapeau pointu n’a rien de magique, il signale seulement que la personne en dessous est une sorcière. On fait toujours attention à un chapeau pointu.

Tout de même, c’est difficile d’être une sorcière dans le village où on a grandi. C’est difficile d’être une sorcière aux yeux de voisins pour qui on reste « la gamine à Joseph Patraque » et devant lesquels on a cavalé en tous sens avec juste un tricot de corps sur le dos quand on avait deux ans.

Partir du pays avait fait du bien. La plupart des gens que connaissait Tiphaine n’étaient pas allés au-delà de quinze kilomètres de leur lieu de naissance, du coup, quand on s’était rendu dans de mystérieux pays étrangers, on s’auréolait aussi d’un peu de mystère. On en revenait légèrement différent. Une sorcière se devait d’être différente.

La sorcellerie faisait en fin de compte davantage appel au labeur acharné et très peu à la magie du type « zap ! ding-ding-ding ». Il n’y avait pas d’école ni rien de comparable à des leçons. Mais il n’était pas prudent de vouloir apprendre la sorcellerie par soi-même, surtout quand on bénéficiait d’un don naturel. Qu’on s’y prenne mal, et on risquait de passer de l’ignorance au radotage et ricanage en l’espace d’une semaine…

À bien y réfléchir, ça n’était qu’affaire de radotage et de ricanage. Mais personne n’en parlait. Les sorcières répétaient à l’envi « On n’est jamais trop vieille, ni trop maigre ni trop verruqueuse », mais elles ne mentionnaient jamais le radotage ni le ricanage. Pas vraiment. Elles y prenaient pourtant garde en permanence.

C’était extrêmement facile de devenir une ricaneuse. La plupart des sorcières vivaient seules (chat en option) et pouvaient passer des semaines sans même voir une collègue. Aux époques où la population détestait les sorcières, on les accusait souvent de parler à leurs chats. Évidemment qu’elles leur parlaient. Au bout de trois semaines sans conversation intelligente à propos d’autre chose que les vaches, on était prête à parler au mur. Et c’était un signe précurseur de ricanage.

Le ricanage, pour une sorcière, ne signifiait pas seulement qu’elle riait méchamment. Ça signifiait que son esprit partait à la dérive. Qu’elle lâchait prise. Que la solitude, le travail acharné, les responsabilités et les problèmes d’autrui la rendaient un peu plus folle à chaque fois, de manière si infime qu’on le remarquait à peine, jusqu’à ce qu’on trouve normal de ne plus se laver et de porter une bouilloire sur la tête. Ça signifiait qu’elle se croyait supérieure aux villageois du fait qu’elle en savait plus long qu’eux tous. Qu’elle s’imaginait le bien et le mal négociables. Et, finalement, qu’elle prenait le « chemin des ténèbres », comme on disait dans le métier. Un mauvais chemin. Qui aboutissait à des rouets empoisonnés et des chaumières en pain d’épices.

Ce qui empêchait d’en arriver là, c’était l’habitude de rendre des visites. Les sorcières se rendaient sans arrêt visite les unes aux autres, se déplaçaient parfois loin pour une tasse de thé et un petit pain au lait. Elles le faisaient en partie pour potiner, évidemment, parce que les sorcières adorent potiner, surtout quand c’est plus excitant que véridique. Mais c’était essentiellement pour se tenir mutuellement à l’œil.

Aujourd’hui, Tiphaine rendait visite à Mémé Ciredutemps, qui était, de l’avis de la majorité des collègues (et de l’avis de Mémé elle-même), la sorcière la plus puissante des montagnes. Les échanges étaient d’une très grande courtoisie. Aucune ne disait : « Alors, pas encore perdu la boule ? » ni « Sûrement pas ! J’ai l’esprit aussi affûté qu’une cuiller ! » Elles n’en avaient nul besoin. Elles comprenaient de quoi il retournait, aussi discutaient-elles d’autre chose. Mais, quand elle était de mauvais poil, Mémé Ciredutemps donnait du fil à retordre.

Elle restait silencieuse, immobile dans son fauteuil à bascule. Certaines personnes ont le don de la parole ; Mémé Ciredutemps avait celui du silence. Elle pouvait rester tellement silencieuse et immobile qu’elle disparaissait. On oubliait sa présence. Les lieux se vidaient.

Ce qui troublait tout le monde. C’était sans doute le but. Mais Tiphaine avait elle aussi appris le silence auprès de Mémé Patraque, sa vraie grand-mère. Aujourd’hui elle apprenait qu’en restant parfaitement tranquille on devenait presque invisible.

Mémé Ciredutemps était une experte.

Pour Tiphaine, ça tenait du sortilège « je ne suis pas là », si c’était bien un sortilège. Chacun, se disait-elle, a quelque chose en lui qui révèle au monde où il se trouve. Voilà pourquoi on sent souvent quand on a quelqu’un derrière soi, même s’il ne fait aucun bruit. On reçoit son signal « je suis là ! »

Chez certains, le signal était très puissant. C’étaient les clients qu’on servait en premier dans les boutiques. Celui de Mémé Ciredutemps se répercutait sur les montagnes quand elle le voulait ; quand elle marchait en forêt, tous les loups et les ours s’enfuyaient dans l’autre sens.

Elle pouvait aussi l’interrompre.

C’était ce qu’elle faisait maintenant. Tiphaine devait se concentrer pour la voir. La majeure partie de son cerveau lui disait qu’il n’y avait personne en face d’elle.

Bon, songea-t-elle, ça suffit comme ça. Elle toussa. Soudain, ce fut comme si Mémé Ciredutemps avait toujours été là.

« Mademoiselle Trahison va très bien, dit Tiphaine.

— Une brave femme, fit Mémé. Oh oui.

— Elle a ses petites manies.

— Aucune d’entre nous est parfaite.

— Elle essaye de nouveaux yeux.

— Bien, ça.

— Il s’agit de deux corbeaux…

— Pas plus mal.

— Mieux que la souris dont elle se sert d’habitude.

— J’imagine. »

La conversation se poursuivit un moment sur le même registre, jusqu’à ce que Tiphaine commence à se lasser d’effectuer tout le travail. La plus élémentaire des politesses, ça existait, après tout. Très bien, elle savait maintenant ce qu’elle devait faire.

« Madame Persoreille a écrit un autre livre, dit-elle.

— Il paraît », répliqua Mémé. Les ombres de la chaumière parurent s’épaissir un peu plus.

Bon, ça expliquait la bouderie. Rien que penser à madame Persoreille mettait Mémé Ciredutemps en rogne. Pour Mémé Ciredutemps, rien ne méritait grâce chez madame Persoreille. Elle n’était pas née dans le pays, ce qui constituait déjà presque un crime. Elle écrivait des livres, et Mémé Ciredutemps ne faisait pas confiance aux livres. Et madame Persoreille (prononcé Perce-raye, du moins par l’intéressée) croyait aux baguettes étincelantes, aux amulettes magiques, aux runes mystiques et au pouvoir des étoiles, tandis que Mémé Ciredutemps croyait aux tasses de thé, aux gâteaux secs, à la toilette du matin à l’eau froide et… Enfin, elle croyait surtout à Mémé Ciredutemps.

Madame Persoreille jouissait d’une grande popularité auprès des jeunes sorcières, parce qu’en adoptant son style de sorcellerie elles pouvaient porter tellement de bijoux qu’elles avaient du mal à marcher. Mémé Ciredutemps, elle, ne jouissait pas d’une grande popularité…

… sauf quand on avait besoin d’elle. Si la Mort attendait près du berceau, que la hache ripait en forêt et que le sang coulait dans la mousse, on envoyait quelqu’un en vitesse à la petite chaumière difforme et froide dans la clairière. Quand tout espoir était perdu, on allait chercher Mémé Ciredutemps parce qu’elle était la meilleure.

Et elle venait toujours. Toujours. Mais populaire, elle ? Non. On peut avoir besoin de quelqu’un sans pour autant l’apprécier. Mémé Ciredutemps était réservée aux cas graves.

Tiphaine l’appréciait, pourtant, d’une manière étrange. Elle se disait que Mémé Ciredutemps l’appréciait aussi. Elle permettait à Tiphaine de l’appeler Mémé devant elle, alors que toutes les autres jeunes sorcières devaient l’appeler maîtresse Ciredutemps. Quand quelqu’un était amical avec elle, se disait parfois Tiphaine, Mémé Ciredutemps le mettait à l’épreuve pour voir s’il allait le rester. Tout était épreuve avec Mémé Ciredutemps.

« Le nouveau livre s’intitule Premiers vols en sorcellerie », poursuivit-elle en observant attentivement la vieille sorcière.

Mémé Ciredutemps sourit. A savoir que ses lèvres se relevèrent aux commissures.

« Hah ! fit-elle. Je l’ai déjà dit, et je l’dirai encore, on apprend pas la sorcellerie dans les livres. Laitie Persoreille se figure qu’on peut devenir une sorcière en courant les boutiques. » Elle lança un regard perçant à Tiphaine, comme si elle prenait une décision. Puis elle reprit : « Et j’parie qu’elle sait pas faire ça. »

Elle saisit sa tasse de thé chaud, qu’elle nicha dans sa main. Puis elle tendit l’autre main et prit celle de Tiphaine.

« Prête ? demanda Mémé.

— Prête à qu… ? » voulut demander Tiphaine, qui sentit soudain sa main devenir chaude. La chaleur lui remonta le bras, qu’elle réchauffa jusqu’à l’os.

« Tu sens ?

— Oui ! »

La chaleur s’évanouit. Et Mémé Ciredutemps, sans quitter le visage de Tiphaine des yeux, retourna la tasse de thé.

Le thé tomba d’un bloc. Complètement gelé.

Tiphaine était assez âgée pour ne pas demander : « Comment est-ce que vous avez fait ça ? » Mémé Ciredutemps ne répondait pas aux questions idiotes ni, en réalité, à beaucoup d’autres.

« Vous avez déplacé la chaleur, dit-elle. Vous avez enlevé la chaleur au thé pour me la transmettre, c’est ça ?

— Oui, mais sans jamais passer par moi, lança Mémé d’un air triomphant. Tout est question d’équilibre, tu vois ? L’équilibre, c’est ça l’truc. Maintenir l’équilibre et…» Elle s’interrompit. « T’es déjà montée sur ces balançoires à bascule, les tapeculs ? Y a une extrémité qui monte, et y a l’autre qui descend. Mais le point au centre, pile dans l’mitan, lui reste à sa place. Montée ou descente, ça lui passe carrément à travers. Que les extrémités montent très haut ou descendent très bas, lui garde l’équilibre. » Elle renifla. « La magie, c’est surtout affaire de déplacements.

— Je peux apprendre ça ?

— Dame, sûrement. C’est pas dur, si t’as le bon état d’esprit.

— Vous pouvez m’apprendre ?

— Ça y est. Je t’ai montré.

— Non, Mémé, vous m’avez juste montré comment faire, pas… comment vraiment faire !

— Peux pas te dire ça. Je sais comment j’fais. Ta façon à toi de l’faire sera différente. Faut juste que tu t’mettes dans le bon état d’esprit.

— Comment j’y arrive ?

— Est-ce que j’sais, moi ? C’est ton esprit à toi, répliqua sèchement Mémé. Remets la bouilloire sur le feu, tu veux ? Mon thé s’est refroidi. »

Il y avait presque de la méchanceté chez la vieille femme, mais c’était ça, Mémé. Pour elle, quand on était capable d’apprendre, on devait comprendre. Ça ne servait à rien de faciliter les choses aux gens. La vie n’était pas facile, disait-elle.

« Tu portes toujours cet affûtiau, à ce que j’vois. » Et elle n’aimait pas les affûtiaux, terme par lequel elle désignait tout objet métallique que portait une sorcière et qui ne servait pas à soutenir, fermer ni attacher. Les affûtiaux, ça relevait des courses en boutique.

Tiphaine toucha le cheval d’argent miniature autour de son cou. Il était petit, simple et il avait une grande importance pour elle.

« Oui, dit-elle calmement. Je le porte toujours.

— Qu’esse t’as dans ce panier ? » demanda alors Mémé en faisant preuve d’une impolitesse inhabituelle. Le panier de Tiphaine était sur la table. Il contenait un cadeau, évidemment. Tout le monde savait qu’on apportait toujours un petit cadeau quand on rendait visite, mais la personne qui le recevait était censée afficher de la surprise et se fendre d’un « Ooh, il ne fallait pas ».

« Je vous ai apporté quelque chose, dit Tiphaine en balançant la grosse bouilloire noire sur le feu.

— T’as pas besoin de m’apporter des cadeaux, dame, répliqua Mémé d’un ton sévère.

— Oui, bon », fit Tiphaine, qui s’en tint là.

Dans son dos, elle entendit Mémé soulever le couvercle du panier. Il contenait un chaton.

« Sa mère, c’est Rosie, la chatte de la veuve Câble, dit Tiphaine pour meubler le silence.

— Il fallait pas, gronda la voix de Mémé Ciredutemps.

— Ça ne m’a pas embêtée. » Tiphaine sourit au feu.

« Des chats, j’en veux pas.

— Elle chassera les souris, dit Tiphaine toujours sans se retourner.

— J’ai pas d’souris. »

Elles n’ont rien à manger, songea Tiphaine. « Madame Persoreille a six gros chats noirs », dit-elle à voix haute.

Dans le panier, la chatonne blanche devait lever vers Mémé Ciredutemps les yeux tristes et bouleversés de tous les minous du monde. Tu me mets à l’épreuve, je te mets à l’épreuve, songea Tiphaine.

« J’sais pas ce que j’vais en faire, c’est sûr. Faudra qu’elle dorme dans la cabane aux biques », dit Mémé Ciredutemps. La plupart des sorcières avaient des chèvres.

Le chaton se frotta contre les jambes de Mémé et fit « miip ».

Plus tard, quand Tiphaine s’en alla, Mémé Ciredutemps lui dit au revoir à la porte, qu’elle referma en prenant bien soin de laisser le chaton dehors.

Tiphaine traversa la clairière pour se rendre là où elle avait attaché le balai de mademoiselle Trahison.

Mais elle ne l’enfourcha pas, pas encore. Elle recula tout contre un buisson de houx et ne bougea plus jusqu’à ce qu’elle ne soit plus là, jusqu’à ce que tout en elle atteste : je ne suis pas là.

Tout le monde est capable de voir des images dans le feu et dans les nuages. Il suffisait d’inverser le phénomène. On oubliait la part de soi disant qu’on était là. On se dissolvait. On devenait très difficile à discerner. Le visage se changeait en un bout de feuille et d’ombre, la silhouette en une portion d’arbre et de buisson. Le cerveau de l’observateur remplissait les vides.

Ressemblant à s’y méprendre au reste du buisson de houx, elle observa la porte. Le vent s’était levé, chaud mais inquiétant, il arrachait des sycomores les feuilles jaunes et rouges qui tournoyaient dans la clairière en vrombissant. Le chaton tenta d’en attraper certaines au vol à coups de patte puis ne bougea plus en poussant de petits miaulements.

D’un instant à l’autre maintenant, Mémé Ciredutemps allait se dire que Tiphaine était partie, ouvrir la porte et…

« Oublié quèque chose ? » lui demanda Mémé dans le creux de l’oreille.

Le buisson, c’était elle.

« Euh… il est très mignon. J’ai pensé que vous pourriez, comprenez, finir par l’aimer », dit Tiphaine qui songeait : D’accord, elle aurait pu venir jusqu’ici en courant, mais pourquoi est-ce que je ne l’ai pas vue ? Est-ce que tu arrives à courir et te cacher en même temps ?

« T’inquiète pas pour moi, ma fille, répliqua la sorcière. Retourne en vitesse chez mademoiselle Trahison et fais-lui mes amitiés, tout d’suite. Mais… (sa voix s’adoucit un peu) t’as bien su te cacher, tout à l’heure. Y en a beaucoup qui t’auraient pas vue. J’ai à peine entendu tes cheveux pousser, dis donc ! »

Après que le balai de Tiphaine eut décollé de la clairière, et après s’être assurée par d’autres moyens subtils que la gamine était bien partie, Mémé Ciredutemps rentra dans sa chaumière en prenant bien soin d’ignorer une fois encore le chat.

Au bout de quelques minutes, la porte s’entrebâilla en grinçant. Ce n’était peut-être qu’un courant d’air. Le chaton entra en trottinant…


Toutes les sorcières étaient un peu bizarres. Tiphaine s’y était habituée au point que le bizarre paraissait presque normal. Il y avait mademoiselle Niveau, par exemple, qui avait deux enveloppes charnelles, même si l’une d’elles était imaginaire. Maîtresse Chandognon, qui élevait des vers de terre de race et leur donnait un nom à tous… eh bien, elle était à peine bizarre, juste un peu à part, et puis les vers de terre ne manquaient pas d’intérêt pour qui appréciait le parfaitement inintéressant. Il y avait aussi eu Mémère Démât, sujette à des crises de confusion temporelle, ce qui peut être très étrange quand ça arrive à une sorcière ; ses lèvres ne remuaient jamais en synchronie avec ses paroles, et le bruit de ses pas descendait parfois l’escalier dix minutes avant elle.

Mais en matière de bizarrerie, mademoiselle Trahison non seulement décrochait la timbale, mais aussi la bouteille de vin, le chapelet de saucisses et le jambon.

Par où commencer quand tout est bizarre de bout en bout… ?

Mademoiselle Euménides Trahison était devenue aveugle à soixante ans. Pour la plupart des gens, perdre la vue aurait été un malheur, mais mademoiselle Trahison était experte en Emprunt, un talent de sorcière particulier.

Elle recourait aux yeux d’animaux dans le cerveau desquels elle lisait directement ce qu’ils voyaient.

Elle était aussi devenue sourde à soixante-quinze ans, mais elle avait depuis attrapé le coup et mobilisait toutes les oreilles qu’elle trouvait à cavaler autour d’elle.

Lorsque Tiphaine était allée s’installer chez elle, mademoiselle Trahison se servait d’une souris pour voir et entendre, parce que son vieux choucas était mort. Le spectacle d’une vieille femme arpentant sa chaumière avec une souris dans sa main tendue faisait un peu froid dans le dos, et très froid quand on disait quelque chose et qu’elle faisait pivoter la souris vers soi. C’est ahurissant comme un petit museau rose peut flanquer la trouille.

Les nouveaux corbeaux marquaient un net progrès. Un villageois d’une des localités environnantes avait conçu pour la vieille femme un perchoir qu’elle se calait en travers des épaules, un oiseau de chaque côté. Comme elle avait de longs cheveux blancs, l’effet était très… ben, « sorcière », quoiqu’un peu dégoûtant par-derrière, au bas de sa cape, en fin de journée.

Et puis il y avait sa pendule. Elle était lourde, en fer rouillé, et l’artisan qui l’avait fabriquée tenait davantage du forgeron que de l’horloger, ce qui expliquait pourquoi elle faisait clong-clang plutôt que tic-tac. Elle la portait à sa ceinture et consultait l’heure en touchant les petites aiguilles courtaudes.

Le bruit courait dans les villages que la pendule était le cœur de mademoiselle Trahison dont elle se servait depuis la mort de son cœur original. Mais des tas de bruits couraient sur mademoiselle Trahison.

Il fallait un seuil de tolérance élevé à la bizarrerie pour la supporter. La tradition voulait que les jeunes sorcières voyagent et fassent des séjours chez leurs aînées afin de bénéficier de l’enseignement d’un grand nombre d’expertes, en échange de ce que miss Tique, la chasseuse de têtes de sorcière, appelait « un peu d’aide pour les tâches ménagères » – ce qui voulait dire qu’elles devaient se les farcir toutes.

La plupart du temps, elles quittaient mademoiselle Trahison dès le lendemain matin. Tiphaine, elle, avait tenu à ce jour trois mois.

Oh… et parfois, quand elle cherchait deux yeux par lesquels voir, mademoiselle Trahison s’introduisait en douce dans les vôtres. Ce qui provoquait une curieuse sensation de picotements, comme si un être invisible regardait par-dessus votre épaule.

Oui… peut-être que mademoiselle Trahison décrochait non seulement la timbale, la bouteille de vin, le chapelet de saucisses et le jambon, mais elle embarquait aussi les ficelles qui les tenaient, le mât de cocagne lui-même et jusqu’au gars qui façonnait à côté d’amusants animaux avec des ballons.

Elle tissait à son métier quand Tiphaine entra. Deux becs se tournèrent vers la jeune sorcière.

« Ah, petite, dit mademoiselle Trahison d’une voix menue et cassée. Tu as eu une bonne journée.

— Oui, confirma docilement Tiphaine.

— Tu as vu la petite Ciredutemps, et elle va bien. » Clic-clac, faisait le métier. Clong-clang, la pendule.

« Elle va bien », répéta Tiphaine. Mademoiselle Trahison ne posait pas de questions. Elle donnait seulement les réponses. La « petite Ciredutemps », songea Tiphaine tandis qu’elle s’en allait chercher le dîner. Mais mademoiselle Trahison était très vieille.

Et flanquait franchement la frousse. Le fait était là. Indéniable. Elle n’avait pas le nez crochu et elle avait toutes ses dents, des dents jaunes, cela dit, mais c’était à part ça une méchante sorcière de livre d’images. Et ses genoux cliquetaient quand elle marchait. Elle marchait d’ailleurs drôlement vite en s’aidant de deux cannes, cavalant en tous sens comme une grande araignée. Tiens, encore un détail étrange : la chaumière pullulait de toiles d’araignée auxquelles mademoiselle Trahison interdisait à Tiphaine de toucher, mais, d’araignées, on n’en voyait jamais.

Oh, et il y avait aussi l’histoire du noir. La plupart des sorcières aimaient le noir, mais mademoiselle Trahison avait jusqu’à des chèvres noires et des poulets noirs. Les murs étaient noirs. Le plancher était noir. Si on laissait tomber un morceau de réglisse, on ne le retrouvait jamais. Et Tiphaine, consternée, devait faire ses fromages noirs, ce qui l’obligeait à leur passer au pinceau une couche de cire noire luisante. Elle était une excellente fromagère, et la cire leur gardait leur moelleux, mais Tiphaine se méfiait des fromages noirs. Elle avait toujours l’impression qu’ils mijotaient un mauvais coup.

Et mademoiselle Trahison ne paraissait pas avoir besoin de dormir. La nuit et le jour, ça ne signifiait plus grand-chose pour elle désormais. Quand les corbeaux allaient se coucher, elle faisait venir un hibou et tissait en se servant des yeux du rapace. Elle appréciait particulièrement les hiboux, disait-elle, parce qu’ils n’arrêtaient pas de tourner la tête pour suivre les va-et-vient de la navette. Clic-clac, faisait le métier, et clong-clang la pendule comme en réplique.

Mademoiselle Trahison, avec sa cape noire au vent, ses yeux bandés et ses cheveux blancs en bataille…

Mademoiselle Trahison, avec ses deux cannes, qui parcourait la chaumière et le jardin par nuit noire et glacée en sentant les souvenirs de fleurs…

Toute sorcière avait un talent particulier, et mademoiselle Trahison, elle, rendait la justice.

On venait de plusieurs kilomètres à la ronde pour lui soumettre des litiges :

Je sais que c’est ma vache, mais lui prétend que c’est la sienne !

Elle dit que c’est sa terre à elle, mais mon père me l’a laissée à moi !

… et mademoiselle Trahison ne bougeait pas de son métier clic-claquant, le dos tourné vers le local noir de plaignants anxieux. Le métier les inquiétait. Ils l’observaient comme s’ils en avaient peur, et les corbeaux les observaient, eux.

Ils exposaient leur cas dans un bredouillis émaillé de hum et de ah tandis que le métier cliquetait sans discontinuer dans la lumière tremblotante des bougies. Ah, oui… la lumière des bougies.

Les bougeoirs étaient deux têtes de mort. L’une portait gravé le mot ENOCHI ; l’autre le mot ATHOOTITA.

Ces mots signifiaient CULPABILITE et INNOCENCE. Tiphaine aurait préféré l’ignorer. Une fillette qui avait grandi sur le Causse n’avait aucun moyen de le savoir, vu que les mots étaient dans une langue étrangère, et ancienne, de surcroît. Elle les connaissait à cause du docteur Sensibilité Billebaude, D. Phi. Ma., L. ès D. T., professeur patricius de magie à l’Université de l’Invisible, qui se trouvait dans sa tête.

Enfin, une infime part de lui, toujours bien.

Deux étés plus tôt, un rucheur – un… être qui collectionnait les esprits depuis des millions d’années – avait possédé Tiphaine. Elle avait réussi à se le chasser de la tête, mais quelques éléments étaient restés enchevêtrés dans son cerveau. Entre autres un imperceptible fragment d’ego et un fouillis de souvenirs, tout ce qui restait de feu le docteur Billebaude. Il ne la gênait pas beaucoup, mais dès qu’elle tombait sur des mots en langue étrangère, elle les lisait – ou plutôt elle entendait la voix flûtée du docteur Billebaude les lui traduire. (C’était manifestement tout ce qui restait de lui, mais elle évitait autant que possible de se déshabiller devant un miroir.)

La cire des bougies avait goutté sur toute la surface des têtes de mort, et les visiteurs leur lançaient sans cesse des coups d’œil pendant tout le temps qu’ils étaient là.

Puis, une fois le cas exposé, le métier s’interrompait dans une secousse de silence soudain, mademoiselle Trahison se tournait dans son gros et lourd fauteuil sur roulettes, ôtait le bandeau noir qui masquait ses yeux gris perle et déclarait : « J’ai entendu. Maintenant je vais voir. Je vais voir ce qui est vrai. »

Certains prenaient littéralement leurs jambes à leur cou à ce moment-là, quand elle les fixait à la lueur des têtes de mort. Ses yeux qui ne voyaient pas les visages arrivaient à voir dans les esprits. Quand mademoiselle Trahison regardait carrément à travers un interlocuteur, il ne pouvait que dire la vérité, à moins d’être très, très bête.

Aussi, nul ne discutait jamais avec mademoiselle Trahison.

Les sorcières n’avaient pas le droit de se faire payer pour l’exercice de leurs talents, mais tous ceux qui venaient demander à mademoiselle Trahison de régler un litige lui apportaient un cadeau, le plus souvent des vivres, parfois des vêtements usagés mais propres du moment qu’ils étaient noirs, ou une paire de vieilles chaussures si elles étaient à sa pointure. Quand mademoiselle Trahison prononçait un jugement contre un plaignant, il n’avait vraiment pas intérêt (disait-on) à vouloir récupérer son cadeau, car c’est souvent vexant de se retrouver changé en un petit machin visqueux.

On disait qu’en mentant à mademoiselle Trahison on s’exposait à une mort atroce dans la semaine. On disait que des rois et des princes venaient voir mademoiselle Trahison la nuit pour lui poser des questions sur de graves affaires d’État. On disait que sa cave recelait un tas d’or sous la garde d’un démon à trois têtes et à la peau comme du feu qui sautait sur tous les gens qu’il voyait pour leur dévorer le nez.

Tiphaine soupçonnait au moins deux de ces assertions de relever de l’affabulation. Elle savait que la troisième n’était pas vraie, parce qu’elle était un jour descendue dans la cave (avec un seau d’eau et un tisonnier au cas où) et qu’elle n’y avait trouvé que des monceaux de patates et de carottes. Ainsi qu’une souris qui l’observait d’un œil prudent.

Tiphaine n’avait pas peur, pas trop. D’abord, à moins qu’il sache se déguiser en pomme de terre, le démon n’existait sans doute pas. Et ensuite, même si mademoiselle Trahison avait une mauvaise allure, une mauvaise voix et dégageait une odeur de vieille penderie fermée, elle ne donnait pas l’impression d’une méchante femme.

Première vue et second degré, voilà sur quoi devait compter une sorcière : la première vue pour voir ce qui était réellement là, et le second degré pour veiller à ce que le premier degré ne raisonne pas de travers. Puis il y avait le troisième degré, que Tiphaine n’avait jamais entendu quiconque mentionner, et dont elle ne parlait donc pas ; c’était un phénomène étrange, qui donnait l’impression de réfléchir par lui-même et ne se manifestait pas très souvent. Il lui disait aujourd’hui que mademoiselle Trahison était davantage que ce qu’on en percevait.

Puis un jour, alors qu’elle époussetait, Tiphaine avait renversé la tête de mort Enochi… Elle en avait soudain su beaucoup plus long sur mademoiselle Trahison que ne l’aurait sans doute souhaité la vieille sorcière.

Et voilà que ce soir-là, alors qu’elles mangeaient leur ragoût (aux haricots noirs), la vieille sorcière annonça : « Le vent se lève. Il faut qu’on parte bientôt. Je ne fais pas confiance au balai pour voler au-dessus des arbres par une nuit pareille. Il risque d’y avoir des êtres bizarres en maraude.

— On part ? On sort ? » s’étonna Tiphaine. Elles ne sortaient jamais le soir, raison pour laquelle les soirées paraissaient toujours durer un siècle.

« Oh oui. Ils vont danser cette nuit.

— Qui ça ?

— Les corbeaux seront incapables de voir et le hibou va s’y perdre, poursuivit mademoiselle Trahison. Je vais avoir besoin de tes yeux.

— Qui va danser, mademoiselle Trahison ? » demanda Tiphaine. Elle aimait danser, mais personne n’avait l’air de danser dans la région.

« Ce n’est pas loin, mais il va y avoir une tempête. »

Bon, d’accord ; elle ne dirait rien. Mais c’était prometteur. Et puis ce serait sûrement instructif de voir des êtres que la sorcière trouvait bizarres.

Évidemment, ça voulait dire que mademoiselle Trahison allait se coiffer de son chapeau pointu. Tiphaine détestait ce moment-là. Elle allait devoir se tenir devant l’aveugle, la regarder fixement, et sentir le petit picotement dans les yeux quand la vieille sorcière se servirait d’elle comme d’une espèce de miroir.

Le vent rugissait dans les bois comme un gros animal sombre quand elles eurent terminé leur dîner. Il arracha la porte des mains de Tiphaine sitôt qu’elle l’ouvrit et s’engouffra dans la maison, où il fit bourdonner les cordes du métier à tisser.

« Vous êtes sûre, mademoiselle Trahison ? demanda-t-elle en poussant sur la porte pour la refermer.

— Ne me dis pas ça ! Je ne veux pas entendre ça ! Il faut assister à la danse ! Je n’ai jamais raté la danse ! » Mademoiselle Trahison avait l’air nerveuse et à cran. « Faut qu’on y aille ! Et faut que tu portes du noir.

— Mademoiselle Trahison, vous savez bien que je ne porte pas de noir, rappela Tiphaine.

— Cette nuit est une nuit pour le noir. Tu porteras ma cape de tous les jours. » C’était dit sur le ton sans réplique d’une sorcière, comme si l’idée qu’on pût lui désobéir ne l’avait pas une seconde effleurée. Elle avait cent treize ans. Elle avait beaucoup d’expérience. Tiphaine ne discuta pas.

Je n’ai rien contre le noir, d’ailleurs, songea Tiphaine alors qu’elle allait chercher la cape de tous les jours, mais il ne me correspond pas. Quand on prétend que les sorcières portent du noir, on veut en réalité dire que les vieilles dames portent du noir. Et puis ce n’est pas comme si je portais du rose, par exemple…

Après ça, elle dut emmailloter la pendule de mademoiselle Trahison dans des bouts de couverture afin que le clong-clang ne soit plus qu’un clong-clang. Pas question de la laisser à la maison. Mademoiselle Trahison gardait toujours sa pendule sous la main.

Pendant que Tiphaine se préparait, la vieille femme remonta la pendule dans d’affreux grincements de métal au martyre. Elle la remontait à tout bout de champ ; elle s’arrêtait parfois pour ça au beau milieu d’un jugement devant une assemblée de villageois horrifiés.

Il ne pleuvait pas encore, mais des brindilles et des feuilles en grand nombre volaient au vent quand elles se mirent en route. Mademoiselle Trahison était assise en amazone sur le balai que Tiphaine remorquait à pied au moyen d’un bout de fil à linge.

Le ciel du crépuscule rougeoyait encore et la lune, gibbeuse, était haute, mais les nuages défilaient à toute allure et peuplaient les bois d’ombres mouvantes. Des branches s’entrechoquaient, et Tiphaine entendit un craquement suivi d’un fracas quand, quelque part dans les ténèbres, l’une d’elles s’écrasa par terre.

« On va aux villages ? hurla Tiphaine par-dessus le vacarme.

— Non ! Prends le sentier à travers bois ! » cria mademoiselle Trahison.

Ah, se dit Tiphaine, s’agirait-il de la fameuse « danse sans culotte » dont j’ai tant entendu parler ? Quoique pas tant que ça, car dès que quelqu’un y fait allusion, quelqu’un d’autre lui dit de la fermer, donc je n’en ai pas beaucoup entendu parler, mais ces silences sont très éloquents.

Tout le monde croyait que les sorcières s’adonnaient à cette pratique, tout le monde sauf les sorcières. Tiphaine devait reconnaître qu’elle comprenait pourquoi. Mais les nuits chaudes de l’été ne l’étaient pas vraiment, et il y avait toujours des hérissons et des chardons dont il fallait se méfier. Et puis c’était impossible d’imaginer une Mémé Ciredutemps danser sans… Bref, c’était impossible : rien qu’en l’imaginant, on risquait une explosion du cerveau.

Le vent se calma quand elle prit le sentier à travers la forêt sans cesser de remorquer une mademoiselle Trahison aéroportée. Mais le vent avait charrié de l’air froid qu’il avait laissé derrière lui. Tiphaine était bien contente de porter une cape, même une cape noire.

Elle chemina ainsi péniblement, bifurquant dans d’autres sentiers quand mademoiselle Trahison le lui signifiait, jusqu’à ce qu’elle aperçoive la lueur d’un feu à travers les arbres dans un petit creux de terrain.

« Arrête-toi là et aide-moi à descendre, ma fille, ordonna la vieille sorcière. Et écoute-moi bien. Il y a des règles. Et d’une, ne parle pas ; et de deux, ne regarde que les danseurs ; et de trois, ne bouge sous aucun prétexte avant la fin de la danse. Je ne te le dirai pas deux fois !

— Oui, mademoiselle Trahison. Il fait très froid ici.

— Et il va faire encore plus froid. »

Elles se dirigèrent vers la lueur au loin. À quoi bon une danse qu’on ne peut que regarder ? se demanda Tiphaine. Elle ne trouvait pas ça très marrant.

« Ça n’a pas pour but d’être marrant », dit mademoiselle Trahison.

Des ombres passaient devant la lumière du feu, et Tiphaine perçut des voix d’hommes. Puis, alors qu’elles arrivaient au bord de la déclivité, quelqu’un jeta de l’eau sur le feu.

Un sifflement s’ensuivit, et un nuage de fumée mêlée de vapeur s’éleva parmi les arbres. Tout se passa en un instant et arriva comme un choc. La seule chose qui paraissait vivante dans le paysage était morte.

Des feuilles tombées à terre, desséchées, craquaient sous les pas de Tiphaine. La lune, dans un ciel désormais balayé de ses nuages, découpait de petites formes argentées sur le tapis de la forêt.

Tiphaine ne s’aperçut pas tout de suite que six hommes se tenaient debout au centre de la clairière. Ils devaient porter des habits noirs ; au clair de lune, on aurait dit des trous de forme humaine ouverts sur le néant. Ils se faisaient face en deux rangs de trois, mais restaient à ce point immobiles qu’au bout d’un moment Tiphaine se demanda si elle ne les imaginait pas.

Des battements sourds de tambour retentirent : bom… bom… bom.

Ils se poursuivirent une trentaine de secondes puis se turent. Mais, dans le silence de la forêt glacée, ils se prolongèrent sous le crâne de Tiphaine, et peut-être pas seulement sous le sien, parce que les hommes hochaient doucement la tête pour garder le rythme.

Ils se mirent à danser.

On n’entendait d’autres sons que le choc de leurs chaussures par terre tandis que leurs ombres s’engageaient et se dégageaient les unes des autres. Mais c’est alors que Tiphaine, la tête pleine du tambour muet, perçut un autre bruit. Son pied tapait tout seul en cadence.

Elle avait déjà entendu ce rythme-là, déjà vu des hommes danser de cette façon. Mais c’était par de belles journées chaudes sous un soleil radieux. Ils portaient de petits grelots sur leurs vêtements !

« C’est une danse Morris ! dit-elle pas tout à fait à voix basse.

— Chuuut ! fit mademoiselle Trahison.

— Mais ce n’est pas comme…

— Tais-toi ! »

Le rouge au front et furieuse dans le noir, Tiphaine détacha les yeux des danseurs et fit d’un regard provocant le tour de la clairière. D’autres ombres arrivaient en foule, humaines ou du moins de forme humaine, mais elle ne les distinguait pas nettement, ce qui n’était sans doute pas plus mal.

Il faisait plus froid, elle en était sûre. Une gelée blanche se formait en crépitant sur les feuilles.

Le battement continuait toujours. Mais il semblait à Tiphaine qu’il n’était maintenant plus seul, qu’il avait récupéré d’autres rythmes et des échos dans sa tête.

Tous les « chut » de mademoiselle Trahison n’y pourraient rien. C’était une danse Morris. Mais pas en mesure !

Les danseurs Morris venaient au village courant mai. On ne savait jamais vraiment à quelle date, parce qu’ils passaient voir beaucoup de localités sur le Causse, et chacune avait sa buvette qui les ralentissait.

Ils avaient des bâtons et portaient des vêtements blancs cousus de grelots pour les empêcher de s’approcher des gens en douce. Personne n’aime l’irruption inopinée d’un danseur Morris. Tiphaine les attendait sur le chemin avec les autres enfants et les suivait en dansant tout au long de leur entrée dans le village.

Ensuite ils dansaient sur la place au rythme d’un tambour en entrechoquant leurs bâtons en l’air, après quoi tout le monde se rendait à la buvette et l’été arrivait.

Tiphaine ne comprenait pas comment un tel prodige était possible. Les danseurs dansaient, puis l’été arrivait – c’était manifestement tout ce qu’on en savait. D’après son père, il y avait longtemps, les danseurs n’étaient pas venus une année, et on était passé d’un printemps humide et froid à un automne glacial via des mois de brumes, de pluies et même de gelées en août.

Les battements des tambours lui emplissaient maintenant la tête et lui donnaient comme des vertiges. Ils ne jouaient pas correctement ; quelque chose clochait…

Elle se souvint alors du septième danseur, celui qu’on appelait le fou. Souvent petit, l’homme portait un haut-de-forme cabossé et des guenilles aux couleurs vives cousues sur tous ses vêtements. Il se baladait la plupart du temps en tendant le chapeau et en souriant de toutes ses dents aux gens jusqu’à ce qu’ils lui donnent des sous pour qu’il se paye une bière. Mais il posait parfois le chapeau par terre et partait en virevoltant se joindre aux danseurs. On s’attendait alors à une collision massive de bras et de jambes, mais ça ne se produisait jamais. Sautant et tournoyant parmi les hommes en sueur, il parvenait toujours à se trouver là où les autres n’étaient pas.

Le monde se déplaçait autour de Tiphaine. Elle battit des paupières. Les tambours dans sa tête retentissaient à présent avec la force du tonnerre et selon un rythme aussi profond que les océans. Oubliée, mademoiselle Trahison. Ainsi que l’étrange et mystérieuse foule. Ne restait désormais plus que la danse.

La danse se trémoussait comme un être vivant. Mais Tiphaine y voyait un vide qui se déplaçait lui aussi. Sa place était là, elle le savait. Mademoiselle Trahison le lui avait interdit, mais ça faisait longtemps, et puis comment pouvait-elle comprendre ? Qu’est-ce qu’elle y connaissait ? Quand avait-elle dansé pour la dernière fois, elle ? La danse, maintenant dans son sang, appelait Tiphaine. Six danseurs, ça n’était pas assez !

Elle se rua en avant et bondit parmi eux.

Les yeux des danseurs lui lancèrent des regards mauvais tandis qu’elle sautillait et dansait entre eux, toujours là où ils n’étaient pas. Les tambours, maîtres de ses pieds, les envoyaient là où ils voulaient.

Puis…

… quelqu’un d’autre fut là.

C’était comme la sensation d’avoir quelqu’un derrière elle – mais aussi devant elle, et à côté, au-dessus, en dessous, tout à la fois.

Les danseurs se figèrent, mais le monde se mit à tournoyer. Les hommes n’étaient que des ombres noires, des contours plus marqués dans l’obscurité. Les battements de tambour cessèrent et Tiphaine continua un long moment de tourner doucement, silencieusement, les bras ouverts, les pieds décollés de terre, le visage levé vers des étoiles aussi froides que la glace et aussi piquantes que des épingles. C’était une sensation… merveilleuse.

Une voix demanda : « Qui es-tu ? » Elle avait un écho, ou peut-être deux voix avaient-elles posé la question en même temps.

Le rythme reprit soudain, et six hommes la percutèrent.


Quelques heures plus tard, au petit village de Courbachien, dans les plaines, les habitants balancèrent une sorcière dans la rivière, pieds et poings liés.

De tels méfaits ne se commettaient jamais dans les montagnes, où les sorcières inspiraient le respect, mais, dans les grandes plaines plus bas, il restait encore des gens assez crétins pour croire aux histoires horribles. D’un autre côté, il fallait bien s’occuper le soir.

En tout cas, ce n’était sûrement pas courant d’offrir une tasse de thé et des gâteaux secs à la sorcière avant son bain forcé.

C’était arrivé à Courbachien parce que ses habitants se conformaient au manuel.

Le manuel s’intitulait : Magavenatio obtusis[1].

Les villageois ignoraient comment l’ouvrage avait atterri chez eux. Il était apparu un jour sur une étagère d’une des boutiques.

Ils savaient lire, bien entendu. Il fallait un minimum de connaissances en lecture et en écriture pour faire son chemin dans le monde, même à Courbachien. Seulement ils ne se fiaient pas trop aux livres ni à ceux qui les lisaient.

Mais ce livre-là expliquait comment s’y prendre avec les sorcières. Il paraissait aussi faire autorité en la matière et n’abusait pas de mots trop longs (donc louches) comme « marmelade ». Voilà enfin, se dirent-ils les uns aux autres, ce qu’il nous faut. C’est un livre pratique. D’accord, ce n’est pas à ça qu’on s’attend, mais vous vous rappelez la sorcière de l’an dernier ? On l’a plongée dans la rivière puis on a voulu la brûler vive. Seulement elle était trop mouillée et elle s’est sauvée. On ne va pas subir encore ça !

Ils avaient porté une attention toute particulière au passage suivant :


Il est très important, une fois votre sorcière capturée, de ne pas lui faire le moindre mal (pour l’instant !). Ne lui mettez en aucun cas le feu. C’est un travers dans lequel tombent les débutants. Cette erreur la met dans une rage folle et elle revient encore plus forte. Comme chacun sait, l’autre moyen de se débarrasser d’une sorcière est de la jeter dans une rivière ou un étang.

Voici la meilleure marche à suivre :

Tout d’abord, l’emprisonner pour la nuit dans un local raisonnablement chaud et lui donner toute la soupe qu’elle demande. Aux carottes et lentilles peut convenir, mais, pour de meilleurs résultats, nous recommandons aux poireaux et pommes de terre avec un bon bouillon de bœuf. Il a été prouvé que cette recette affaiblit sérieusement ses pouvoirs magiques. Ne lui donnez pas de soupe à la tomate qui la rendrait très puissante.

Pour plus de sûreté, glissez une pièce en argent dans chacun de ses souliers. Elle ne pourra pas les en retirer parce qu’elles lui brûleront les doigts.

Fournissez-lui des couvertures chaudes et un oreiller. Cette ruse l’incitera à dormir. Verrouillez la porte et veillez à ce que personne n’entre.

Environ une heure avant l’aube, retournez dans le local. Vous pourriez alors penser que la meilleure façon serait de vous ruer à l’intérieur en criant. CE SERAIT UNE ERREUR ON NE PEUT PLUS GRAVE. Entrez lentement sur la pointe des pieds, laissez une tasse de thé près de la sorcière endormie, regagnez la porte toujours sur la pointe des pieds et toussez doucement. C’est important. Réveillée en sursaut, elle risquerait de devenir franchement mauvaise.

Certains experts recommandent un biscuit au chocolat avec le thé ; d’autres disent qu’un biscuit au gingembre suffit. Si vous tenez à la vie, ne lui donnez pas de biscuit ordinaire, des étincelles lui jailliraient des oreilles. Quand elle se réveille, récitez les puissantes runes mystiques suivantes qui l’empêcheront de se changer en essaim d’abeilles et de s’envoler vers la liberté :


ITI SAPIT EYI MA NASS.

Quand elle a fini son thé et ses biscuits, attachez-lui les mains et les pieds à l’aide d’une corde avec une préférence pour les nœuds de gabier n°1 et jetez-la dans l’eau.

REMARQUE IMPORTANTE POUR VOTRE SECURITE : agissez avant qu’il commence à faire jour. Ne restez pas pour regarder !


Évidemment, cette fois-là certains étaient restés. Et, ce qu’ils avaient vu, c’était la sorcière qui coulait et ne remontait pas pendant que son chapeau pointu s’éloignait au fil du courant. Puis ils étaient rentrés chez eux pour le petit-déjeuner.

Dans la rivière, il ne se passa pas grand-chose durant encore plusieurs minutes. Puis le chapeau pointu mit le cap vers un carré touffu de roseaux. Il s’y arrêta et se souleva très lentement. Deux yeux par-dessous le bord fouillèrent les environs…

Une fois certaine qu’il n’y avait personne en vue, miss Perspicacia Tique, enseignante et chasseuse de têtes de sorcière, remonta la berge à plat ventre avant de filer à toute allure dans les bois juste au moment où le soleil se levait. Elle avait laissé dans un terrier de blaireau un sac contenant une robe propre et quelques sous-vêtements de rechange, ainsi qu’une boîte d’allumettes (elle ne gardait jamais d’allumettes dans sa poche quand elle courait le risque de se faire capturer, des fois que ça donnerait des idées aux gens).

Bah, se dit-elle en se séchant devant un feu, ça aurait pu être pire. Dieux merci, il restait encore des villageois qui savaient lire, sinon elle aurait été dans de beaux draps. Elle avait peut-être eu une bonne idée de faire imprimer le livre en gros caractères.

C’était en réalité miss Tique qui avait écrit La Chasse aux sorcières pour les nuls, et elle veillait à ce que des exemplaires pénètrent dans les secteurs où les habitants croyaient encore qu’il fallait brûler ou noyer les sorcières.

Comme la seule sorcière susceptible de passer ces temps-ci était miss Tique elle-même, ça voulait dire que, si la visite tournait mal, elle aurait droit à une bonne nuit de sommeil et un repas correct avant d’être jetée à l’eau. L’eau ne posait aucun problème à miss Tique, qui avait fréquenté le collège de jeunes filles de Quirm, où les élèves devaient prendre un bain glacé tous les matins pour se tremper le caractère. Et le nœud de gabier n°1 était très facile à défaire avec les dents, même sous l’eau.

Ah oui, songea-t-elle alors qu’elle vidait ses souliers, elle avait par-dessus le marché récupéré deux pièces de six sous en argent. Franchement, les habitants de Courbachien devenaient des crétins finis. Voilà ce qui arrivait quand on se débarrassait de ses sorcières, tiens. Une sorcière, c’était seulement une petite futée qui en savait un peu plus long que le commun des mortels. Voilà ce qu’il fallait entendre par cette appellation. Et certains n’aimaient pas ceux qui en savaient plus long qu’eux, aussi les professeurs itinérants et les bibliothécaires ambulants passaient-ils ces temps-ci au large du village.

Du train où ça allait, si les habitants de Courbachien voulaient jeter des cailloux sur tous ceux qui en savaient plus long qu’eux, il leur faudrait bientôt lapider les cochons.

Le village ne valait rien. Y vivait hélas une fillette de huit ans à l’avenir très prometteur, et miss Tique passait de temps en temps pour garder l’œil sur elle. Pas en tant que sorcière, bien entendu, car elle avait beau apprécier un bain froid le matin, il ne fallait pas abuser des bonnes choses. Elle se déguisait en humble marchande de pommes ou en diseuse de bonne aventure. (Les sorcières évitent de dire la bonne aventure parce qu’elles seraient alors trop fortes à ce jeu-là. On ne tient pas vraiment à savoir ce qui va réellement se passer, seulement que ce sera agréable. Mais les sorcières n’ajoutent pas de sucre.)

Malheureusement, le ressort du chapeau furtif de miss Tique avait flanché pendant qu’elle descendait la rue principale, et la pointe s’était soudain dressée. Même elle n’avait pas pu se sortir de ce pétrin-là par le boniment. Ah, bah, il allait désormais lui falloir trouver d’autres solutions. Rechercher les sorcières était toujours risqué. Mais il fallait le faire. Une sorcière qui grandissait toute seule était une enfant triste et dangereuse…

Elle s’arrêta et fixa le feu. Pourquoi venait-elle de penser à Tiphaine Patraque ? Pourquoi maintenant ?

A gestes vifs, elle vida ses poches et commença un fourbi.

Les fourbis, ça marchait. C’était à peu près tout ce qu’on en pouvait dire sans se tromper. On les confectionnait avec un peu de ficelle, deux baguettes et tout ce qu’on avait sur le moment en poche. C’était l’équivalent pour une sorcière de ces couteaux à quinze lames, trois tournevis, une loupe miniature et un bidule pour extraire le cérumen des poulets.

Difficile d’expliquer précisément leur fonction, mais miss Tique voyait en eux un moyen pour une sorcière de retrouver ce que des recoins cachés de son esprit savaient inconsciemment. Il fallait à chaque fois réaliser un fourbi à partir de zéro, et toujours avec des bricoles qu’on avait en poche. Mais il n’y avait pas de mal à garder en poche des babioles intéressantes, juste au cas où.

Moins d’une minute plus tard, miss Tique avait assemblé un fourbi à partir de :


Une règle de trente centimètres.

Un lacet de chaussure.

Un bout de ficelle usagé.

Un peu de coton noir.

Un crayon.

Un taille-crayon.

Un petit caillou percé d’un trou.

Une boîte d’allumettes renfermant un ver de farine du nom de Roger et un bout de pain pour qu’il ait à manger parce que tout fourbi doit contenir un élément vivant.

À peu près un demi-sachet de Pastilles lubrifiantes pour la gorge de Madame Puror.

Un bouton.


Ça ressemblait à un berceau du chat, ou peut-être aux ficelles emmêlées d’une marionnette très étrange.

Miss Tique regarda fixement son fourbi et attendit qu’il lise en elle. La règle pivota alors, les pastilles pour la gorge explosèrent en un petit nuage de poussière rouge, le crayon fusa pour aller se planter dans le chapeau de la sorcière, et la règle se couvrit de givre.

Une telle réaction n’était pas prévue.


Mademoiselle Trahison, assise immobile au rez-de-chaussée de sa chaumière, observait Tiphaine qui dormait dans la chambre basse de plafond au-dessus d’elle. Elle faisait appel en la circonstance à une souris qui se tenait sur le châlit en laiton terni. Au-delà des fenêtres grises (mademoiselle Trahison ne s’embêtait plus à faire les carreaux depuis cinquante-trois ans et Tiphaine n’était pas arrivée à enlever toute la crasse), le vent hurlait dans les arbres quand bien même c’était le milieu de l’après-midi.

Il la cherche, songea-t-elle en donnant à manger un vieux bout de fromage à une autre souris sur ses genoux. Mais il ne la trouvera pas. Elle est ici à l’abri.

Puis la souris leva les yeux de son fromage. Elle avait entendu quelque chose.

« Je vos l’ai dit ! Elle est ichi quaet part, les gars !

— Je vwas pwint pourkwa on peut pwint parleu à la michante sorcieure. On se compraene bieu aveu les michantes sorcieures.

— Pit-aete, mais c’eut une rrrudmaet monvaese michante sorcieure. On dit qu’elle a un dinmon aefrouyant dans sa raeserve de loques. »

Mademoiselle Trahison parut déroutée. « Eux ? » murmura-t-elle tout bas. Les voix venaient de sous le plancher. Elle envoya la souris, qui cavala sur les lattes et disparut dans un trou.

« Je veux pwint vos contrarieu, mais on est en ce moumaet dans une raeserve et elle est pline de loques. »

Quelques instants plus tard, une voix demanda : « Où il est, alors ?

— Pit-aete qu’il a pris son jou de conjeu ?

— Pourkwa un dinmon aurwat beswin d’un jou de conjeu ?

— Pour alleu vwar sa viaele man et son vieux pa, pit-aete ?

— Oh, win ? Les dinmons ont des mans, hin ?

— Miyards ! Vos alleuz vos araeteu de vos chamayeu ! Elle pourwat nos aetaene !

— Non, elle est aveugue comme une cacat-soris et sorde comme un pot, il paraet. »

Les souris ont l’ouïe très fine. Mademoiselle Trahison se permit un sourire quand le rongeur diligent sortit la tête au bas du mur de pierre brute dans la réserve. Elle regarda par ses yeux. Les souris voient aussi très bien dans l’obscurité.

Un groupe de petits hommes se déplaçait à pas de loup. Ils avaient la peau bleue, couverte de tatouages et de saleté. Ils portaient tous des kilts crasseux et une épée aussi grande qu’eux attachée dans le dos. Ils avaient aussi les cheveux roux, d’un vrai roux orangé, mal coiffés en nattes crottées. L’un d’eux était affublé d’un crâne de lapin en guise de casque. Un casque qui aurait inspiré davantage d’effroi s’il avait cessé de lui tomber sur les yeux.

Dans le salon au-dessus, mademoiselle Trahison sourit encore. Ainsi, ils avaient entendu parler d’elle ? Mais pas suffisamment.

Alors que les quatre petits hommes se contorsionnaient pour sortir de la cave par un trou de rat, deux autres souris les surveillaient, ainsi que trois insectes différents et un papillon de nuit. Ils avancèrent à pas feutrés sur le plancher, passèrent devant une vieille sorcière visiblement endormie… jusqu’au moment où elle frappa les bras de son fauteuil et beugla :

« Daedjous ! Je vos vwas, ch’tits aepwasonneus ! »

Les Feegle réagirent par une panique soudaine et se cognèrent les uns dans les autres, horrifiés, cédant à une peur mêlée d’un sentiment de respect.

« Je me rapaele pwint vos avwar dit de boujeu », cria mademoiselle Trahison. En se fendant d’un sourire épouvantable.

« Oh, bondlae de bondlae de bondlae ! Elle counwat not langue ! sanglota quelqu’un.

— Vos aetes des Nac mac Feegle, c’eut cha ? Mais je rcounwas pwint vos marques de clan. Calmeuz-vos, je vais pwint vos faere frire. Vos, là ! Coumaet vos vos apeleuz ?

— Mi, c’eut Rob Deschamps, chef du clan du Causse, répondit celui qui portait un casque en crâne de renard. Et…

— Win ? Chef, hein ? Alors, faetes-mi le plaesi d’oteu vot bouneu quand vos me parleuz ! dit mademoiselle Trahison qui s’amusait comme une folle. Et taeneuz-vos drwat ! Je veux pwint de ramollis chae mi ! »

Aussitôt, les quatre Feegle se redressèrent au garde-à-vous.

« Bon ! fit mademoiselle Trahison. Et qui sont les otes ?

— Cha, c’eut mon fraere Guiton Simpleut, mamzaele », répondit Rob Deschamps en secouant l’épaule du Feegle qui gémissait pour un rien. Il fixait d’un œil horrifié Enochi et Athootita.

« Et les deux autres… je veux dire les deus otes ? demanda mademoiselle Trahison. Toi, là. Enfin, vos, là. Vos qui aveuz la sourimuse. Vos aetes un gonnagle ?

— Win, maetesse », répondit un Feegle qui avait l’air plus soigné et plus propre que ses collègues – mais, il faut l’avouer, sous de vieilles souches vivaient des bestioles plus soignées et plus propres que Guiton Simpleut.

« Et vot nom, c’eut… ?

— Guillou Gromenton, maetesse.

— Vos mi raviseuz d’un air dur, Guillou Gromenton. Vos aveuz la trouye ?

— Non, maetesse, je vos anmirwas. Cha mi faet chaud au keur de vwar une sorcieure si… sorcieure.

— Win, hein ? dit mademoiselle Trahison d’un air méfiant. Vos aetes seur de pwint avwar la trouye de mi, mossieu Guillou Gromenton ?

— J’ai pwint la trouye, maetesse. Mais je peux l’avwar si cha vos faet plaesi, répliqua prudemment Guillou.

— Hah ! Ben, je vois… vwas que j’ai afaere à un ch’tit futeu. Qui est vot grand amisse, mossieu Guillou ? »

Guillou envoya son coude dans les côtes de Grand Yann. Malgré sa taille immense pour un Feegle, il avait l’air très nerveux. Comme beaucoup de gens aux muscles développés, il se sentait mal à l’aise en présence d’interlocuteurs costauds dans d’autres domaines.

« C’eut Grand Yann, maetesse, renseigna Guillou Gromenton tandis que l’intéressé gardait le nez baissé.

— Je vwas qu’il a un coyeu de grandes dents, dit mademoiselle Trahison. Des dents humaenes ?

— Win, maetesse. Quate, maetesse. Une par homme qu’il a assoumeu.

— Vos parleu d’hommes jaeyants ? demanda mademoiselle Trahison d’un air étonné.

— Win, maetesse, confirma Guillou Gromenton. Le pus souvaet, il leur tombe dessus la tchaete la premieure du haut d’un arbe. Il a la tchaete traes dure », ajouta-t-il des fois qu’il n’aurait pas été assez clair.

Mademoiselle Trahison se carra dans son fauteuil. « Et maetnant vos alleuz gentimaet m’aespliqueu pourkwa vos rodjeuz chae mi seur la pwinte des pieuds, dit-elle. Et tout de swite ! »

Après une toute, toute petite pause, Rob Deschamps répondit joyeusement : « Oh, bin, c’eut facile. On chasswat le haggis.

— Non, c’est faux, répliqua sèchement mademoiselle Trahison, parce que le haggis est une farce d’abats et de viande de mouton, bien épicée et cuite dans une panse de brebis.

— Ah, cha, c’eut seulmaet quand on trouve pwint le vrai haggis, maetesse, objecta prudemment Rob Deschamps. Cha vieut pwint à la kaeville du vrai. Oh, c’eut une biaete futeu, le haggis, il faet son taerieu dans… les raeserves de loques…

— Et c’est vrai, ça ? Vous étiez à la chasse au haggis ? C’est vrai, Guiton Simpleut ? » demanda mademoiselle Trahison d’une voix soudain cinglante. Tous les regards, y compris celui d’un perce-oreille, se tournèrent vers l’infortuné Guiton.

« Euh… win… oooh… aargh… bondlae de bondlae de bondlae ! gémit Guiton Simpleut qui tomba à genoux. S’il vos plaet, faetes-mi rieu d’orribe, maetesse ! implora-t-il. Vot muche-oraeye me jette un rgard aefrouyant !

— Très bien, on va recommencer au début », dit mademoiselle Trahison. Elle leva le bras et arracha son bandeau. Les Feegle reculèrent quand elle toucha les têtes de mort qui la flanquaient.

« Je n’ai pas besoin d’yeux pour flairer un mensonge quand il se présente, reprit-elle. Dites-moi pourquoi vous êtes ici. Dites-le-moi… encore. »

Rob Deschamps hésita un instant. C’était, en la circonstance, très courageux de sa part. Puis il avoua : « C’eut pour la ch’tite michante sorcieure jaeyante, maetesse, qu’on est venus.

— La ch’tite… Oh, vous voulez dire Tiphaine ?

— Win !

— On a un de ces gros mouchons, dit Guiton Simpleut qui s’efforçait de ne pas croiser les yeux aveugles de la sorcière.

— Il veut parleu d’un jahar, mamzaele, expliqua Rob Deschamps en jetant un regard noir à son frère. C’eut comme…

— … une obligation terrible à laquelle vous ne pouvez pas vous dérober, le coupa mademoiselle Trahison. Je sais ce qu’est un jahar. Mais pourquoi ? »

Mademoiselle Trahison avait entendu beaucoup de choses en cent treize ans, mais elle écoutait à présent avec ahurissement l’histoire d’une fillette humaine qui avait été, au moins durant quelques jours, la kelda d’un clan de Nac mac Feegle. Et quand on était leur kelda, même durant quelques jours, on avait droit à leur protection… éternelle.

« Et c’eut la michante sorcieure de nos collines, dit Guillou Gromenton. Elle s’en ocupe, elle vaeye seur elles. Mais…» Il hésita, et Rob Deschamps continua :

« Not kelda faet des raeves. Des raeves de l’avnir. Elle vwat en raeve les collines completmaet aejeleus, tout le monde mort et la ch’tite michante sorcieure jaeyante cwafeu d’une couronne de glache !

— Bontés divines !

— Win, et c’eut pwint tout ! reprit Guillou en gesticulant. Elle a vu un arbe vaert pousseu dans un paeis de glache ! Elle a vu un aniau en fier ! Elle a vu un homme aveu un clou dans son keur ! Elle a vu une invasion de pouleuts et un froumaje qui marche comme un homme ! »

Un silence suivit, puis mademoiselle Trahison dit : « Les deux premiers, l’arbre et l’anneau, ne posent pas de problème, c’est du bon… symbolisme occulte. Le clou aussi, très métaphorique. J’ai un léger doute sur le fromage – voulait-elle parler d’Horace ? – et sur les poulets… Je ne suis pas sûre qu’on puisse redouter une invasion de poulets, si ?

— Pour Jeannie, y avwat pwint de doutance, répliqua Rob Deschamps. Elle a vu en raeve un moncho d’afaeres aetranjes et tracassantes, alors on s’est dit qu’il falwat vaeni vwar coumaet s’en sortwat la ch’tite michante sorcieure jaeyante.

— Et donc vos aetes venus tous les quate ? demanda mademoiselle Trahison.

— Oh, on a amineu quaeques-uns des gars, dit Rob. On volwat pwint les amineu tous d’un cop, vos vwayeuz. Ils sont dans les bwas.

— Il y en a combien, alors ?

— Oh, dans les chinq chents, à un spog praes. »

Les yeux divers de mademoiselle Trahison se fixèrent sur Rob Deschamps. Il soutint leurs regards avec un air de sincérité féroce et ne sourcilla pas.

« Ça me paraît une entreprise honorable, dit la sorcière. Pourquoi commencer par mentir ?

— Oh, la mintirie proumaetwat d’aete bocop pus intaeressante, répondit Rob Deschamps.

— Moi, je trouve déjà la vérité intéressante.

— Pit-aete, mais je contwas glicheu daedans des jaeyants, des pirates et des belaetes majiques, déclara Rob. On en avwat pour son arjaet !

— Ah bon, fit mademoiselle Trahison. Quand miss Tique m’a amené Tiphaine, elle a dit que d’étranges pouvoirs veillaient sur elle.

— Win, confirma fièrement Rob. C’eut nos, fatalmaet.

— Mais miss Tique a des côtés autoritaires. Je suis navrée d’avouer que je n’ai pas beaucoup écouté son discours. Elle me serine sans arrêt que ses filles sont très avides d’apprendre, mais ce ne sont le plus souvent que des têtes de linotte qui veulent devenir sorcières pour impressionner les jeunes gens, et elles se sauvent en courant au bout de quelques jours. Celle-ci, pas du tout, oh non ! Elle, elle court au-devant des ennuis ! Saviez-vous qu’elle a voulu danser avec l’hiverrier ?

— Win. On sait. On y aetwat, dit Rob Deschamps.

— Ah bon ?

— Win. On vos a swivies.

— Personne ne vous a vus là-bas. Je l’aurais su si on vous avait vus, dit mademoiselle Trahison.

— Win ? Bin, on est des aesperts, paersone nos vwat jamaes, répliqua Rob Deschamps en souriant. C’eut incrwayabe, tout ce monde qui nos vwat pwint.

— Elle a vraiment voulu danser avec l’hiverrier, répéta mademoiselle Trahison. Je le lui avais défendu.

— Ah, les gens nos defaenent toujous des choses. C’eut comme cha qu’on counwat les pus intaeressantes à faere ! »

Mademoiselle Trahison le fixa par les yeux d’une souris, deux corbeaux, plusieurs papillons de nuit et un perce-oreille.

« Très juste, dit-elle avant de soupirer. Oui. L’ennui avec mon grand âge, vous savez, c’est que la jeunesse est maintenant très loin de moi, du coup j’ai parfois l’impression qu’elle est arrivée à quelqu’un d’autre. Une longue vie n’est pas aussi formidable qu’on le raconte, c’est un fait. C’est…

— L’iverieu cheurche la ch’tite michante sorcieure jaeyante, maetesse, dit Rob Deschamps. On l’a vue danseu aveu l’iverieu. Maetnant, il la cheurche. On l’aetene dans les hurlements du vent.

— Je sais. » Mademoiselle Trahison se tut pour tendre l’oreille un instant. « Le vent est tombé, constata-t-elle. Il l’a retrouvée. »

Elle ramassa ses cannes d’un geste vif et détala vers l’escalier, qu’elle gravit à une allure étonnante. Les Feegle la dépassèrent et s’engouffrèrent en masse dans la chambre où Tiphaine était étendue sur un lit étroit.

Une bougie brûlait dans une soucoupe à chaque angle de la chambre.

« Mais comment l’a-t-il retrouvée ? gronda mademoiselle Trahison. Je l’avais cachée ! Vous, les bonshommes bleus, allez me chercher du bois tout de suite ! » Elle leur lança un regard mauvais. « J’ai dit : allez me chercher…»

Elle entendit deux chocs sourds. De la poussière retombait. Les Feegle observaient mademoiselle Trahison, l’air d’attendre. Et du petit bois, beaucoup de petit bois, emplissait l’âtre miniature de la chambre.

« Très bien, dit-elle. Ce n’est pas trop tôt ! »

Des flocons de neige descendaient en voletant par le conduit de la cheminée.

Mademoiselle Trahison croisa ses cannes devant elle et tapa violemment du pied.

« Brûle le bois et s’embrase le feu ! » cria-t-elle. Le bois dans le foyer s’enflamma d’un coup. Mais le givre formait désormais à la fenêtre des vrilles blanches, comme de la fougère, qui envahissaient les carreaux avec des claquements secs.

« Je ne vais pas tolérer ça à mon âge ! » lança la sorcière.

Tiphaine ouvrit les yeux et demanda : « Qu’est-ce qui se passe ? »

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