9 La salamandre

Les étoiles, à l’extérieur, me parurent plus brillantes. Pour la première fois depuis des semaines, je me rendis compte que la Griffe avait cessé de peser sur ma poitrine.

Il n’était plus nécessaire, en descendant l’étroit chemin, de m’arrêter et de me retourner pour contempler la ville. Scintillant de milliers de lumières, allant des feux de signalisation du château de l’Aiguille au reflet des fenêtres de la salle de garde dans l’eau qui se précipitait sous le Capulus, elle s’étendait à mes pieds sur toute sa longueur.

Toutes les portes d’enceinte devaient certainement m’être fermées à l’heure qu’il était ; et si les dimarques ne se trouvaient pas encore lâchés à mes trousses, ils n’allaient pas tarder à l’être. Je n’avais pas le temps matériel de gagner la rive de l’Acis avant leur sortie, j’en étais convaincu. J’étais tout de même bien déterminé à voir Dorcas avant de quitter la ville, ce que, pour quelque raison inconnue, je me sentais capable d’accomplir. J’étais justement en train de concevoir différents plans d’évasion, lorsque brilla en contrebas l’éclat d’une nouvelle lumière.

Vue d’où j’étais elle paraissait minuscule – une tête d’épingle pas plus grande que les autres. Elle ne leur ressemblait pas du tout, cependant, et si j’ai spontanément parlé de lumière, c’est parce que c’était encore la moins mauvaise façon de décrire la chose. J’avais pu voir une détonation de pistolet, dans la nécropole de Nessus, la nuit où Vodalus était venu chercher le cadavre de la femme enterrée : un rayon cohérent d’énergie qui avait déchiré le brouillard comme un éclair. La lumière que je voyais n’était pas exactement comme cela, mais c’était de cela qu’elle se rapprochait le plus, comparée à tout ce que j’avais pu voir. Son éclat ne dura que quelques instants, puis mourut ; un battement de cœur plus tard, je sentis sa vague de chaleur venir me caresser le visage.


Sans doute à cause de l’obscurité, je manquai l’auberge à l’enseigne du Canard sur son nid. Je ne saurais dire si c’est pour avoir tourné à un mauvais coin de rue, ou bien pour être passé devant ses volets fermés sans la remarquer ni voir le petit panonceau qui pendait du toit. Quoi qu’il en soit, je finis par me retrouver beaucoup plus loin de la rivière que je n’aurais dû, dans une rue qui courait sur une certaine distance parallèlement au cours de l’Acis, tandis que me venait aux narines la même odeur de chair brûlée que lorsque l’on marque des condamnés au fer. J’étais sur le point de rebrousser chemin, quand, dans l’obscurité, j’entrai en collision avec une femme. La rencontre fut si brutale et inattendue que je faillis tomber. Tandis que je reprenais mon équilibre, j’entendis le bruit fait par la chute de son corps.

« Je ne vous avais pas vu, dis-je en lui tendant la main.

— Courez, courez vite », me lança-t-elle d’une voix en hoquets. Puis aussitôt : « Aidez-moi à me relever, je vous en supplie ! » La voix me sembla légèrement familière.

« Pourquoi devrais-je courir ? » lui demandai-je en la remettant sur pied. La pénombre ne me laissait guère deviner que la forme de son visage ; mais j’eus cependant l’impression d’y lire la peur qui l’étreignait.

« Ça a tué Jurmin ; il a brûlé tout vif. Son bâton brûlait encore quand nous l’avons retrouvé. Il…» Ce qu’elle avait l’intention de dire se perdit dans des sanglots.

« Qu’est-ce qui a brûlé Jurmin ? » Comme elle ne répondait pas, je la secouai légèrement par les épaules, mais sans autre résultat que de faire redoubler ses pleurs. « Ne nous connaissons-nous pas ? Parlez, femme ! Vous êtes la patronne du Canard sur son nid… Emmenez-moi chez vous !

— Je ne peux pas, dit-elle. J’ai trop peur. S’il vous plaît, donnez-moi le bras. Il faut entrer quelque part !

— Parfait. Allons au Canard sur son nid. Ça ne doit pas être bien loin. Quelle direction faut-il prendre ?

— Si, c’est trop loin, gémit-elle. Trop loin. »

Nous n’étions pas seuls dans la rue ; quelque chose y rôdait. Je ne l’avais pas senti approcher – mais peut-être que son approche était restée jusque-là indétectable. Sa présence s’était imposée d’un seul coup. J’ai entendu dire par des gens qui craignent les rats qu’ils peuvent en sentir la présence dès qu’ils entrent dans une maison, même si les rongeurs ne sont pas visibles. C’était exactement ce qui m’arrivait. Je sentais dans l’air un souffle de fournaise sans chaleur ; et quoique ce dernier ne fût pas chargé d’odeur, j’avais l’impression que sa faculté de soutenir notre existence était comme minée.

La femme ne semblait pas consciente de cette présence. Elle reprit la parole : « Trois ont été brûlés la nuit dernière, près de la harena, et un cette nuit, paraît-il, dans le secteur de la Vincula. Et maintenant Jurmin. La chose cherche quelqu’un, c’est ce que j’ai entendu dire. »

Je me souvins des noctules et de la chose qui reniflait le long du mur de l’Antichambre, au Manoir Absolu, et je lui répondis : « Je pense qu’elle l’a trouvé. »

Je la lâchai un instant, me tournant dans toutes les directions pour essayer de localiser la créature. La chaleur devenait plus forte, mais il n’y avait toujours pas de lumière. Je fus tenté de sortir la Griffe et de m’en servir pour éclairer la rue ; mais je me souvins à temps comment elle avait réveillé l’autre créature qui dormait en dessous de la caverne des hommes-singes. Je craignis que la lueur de la Griffe ne permette à la chose, quelle qu’elle fût, de me localiser, moi. Je n’étais pas sûr non plus que Terminus Est puisse être d’une plus grande efficacité contre elle que contre les noctules, lorsque nous avions fui, Jonas et moi, dans le bois de cèdres. Malgré tout, je défouraillai ma lame.

J’entendis presque en même temps un bruit de sabots et des cris, et vis deux dimarques déboucher au galop d’une rue à angle droit, à une centaine de pas de l’endroit où je me tenais. En d’autres circonstances, j’aurais souri de voir à quel point ils correspondaient à ce que j’avais pu imaginer ; mais ce n’était ni le lieu ni l’heure. La fulgurance au bout de leurs lances dessinait en effet les contours vagues de quelque chose de tordu et d’incliné qui se trouvait entre eux et moi.

La chose – que je ne saurais nommer – parut soudain s’ouvrir comme s’ouvre une fleur, grandissant démesurément à une vitesse telle que c’est à peine si l’œil pouvait la suivre, et s’affinant en même temps, jusqu’à devenir une sorte de créature de gaze luisante, brûlante et reptilienne à la fois – un peu comme ces serpents multicolores ramenés des jungles du Nord que leurs tons éclatants d’émail n’empêchent pas de rester des reptiles. Les montures des soldats se cabrèrent et hennirent, mais l’un des dimarques, avec plus de présence d’esprit que je n’en aurais eu à sa place, fit feu de sa lance au cœur même de la chose qui était en face de lui. Il y eut un éclair de lumière.

L’hôtesse du Canard sur son nid s’effondra sur moi ; ne voulant surtout pas la perdre, je la retins de mon bras libre. « Je crois que c’est de la chaleur vivante qu’elle recherche, lui soufflai-je. Normalement, elle devrait s’attaquer aux destriers. On en profitera pour s’enfuir. »

Mais comme je disais ces mots, la créature se tourna vers nous.

J’ai déjà dit que vue de derrière, lorsqu’elle s’était ouverte en direction des dimarques, elle avait eu l’air d’une fleur reptilienne. Cette impression persistait maintenant que je pouvais la voir dans toute la gloire de son horreur, impression accompagnée, cependant, de deux autres. La première était cette indescriptible sensation de chaleur intense, comme venue d’un autre monde ; elle avait gardé son côté reptilien – mais d’un reptile qui se consumerait d’une façon totalement inconnue sur Teur, à la façon d’un aspic arraché au désert et jeté dans la neige. La deuxième était une impression de délabrement, comme si des morceaux déchirés de la chose flottaient dans un air qui n’était pas de cette planète. Elle ressemblait toujours à une fleur géante, mais une fleur dont les pétales blanc, jaune pâle et couleur de flamme auraient été déchiquetés par quelque monstrueuse tempête née dans son propre sein.

Néanmoins ces impressions étaient toutes dominées et pénétrées d’une autre, faite d’horreur pure, impossible à décrire. Et celle-ci m’enleva toute mon énergie et toute ma résolution, au point que j’étais incapable de fuir comme d’attaquer. La créature et moi avions l’air d’être figés dans une matrice temporelle sans rapport avec le passé, le présent ou l’avenir, que rien, puisque nous étions les deux seuls occupants immobiles, n’aurait pu atteindre ou altérer.

Un hurlement brisa le sortilège ; un deuxième groupe de dimarques venait d’arriver derrière nous au grand galop et, ayant aperçu le monstre, se lançait à la charge. En moins d’une respiration ils grouillaient autour de nous, et ce n’est certainement que grâce à l’intercession de Katharine la Bienheureuse que nous ne fumes pas jetés à terre et piétinés. Si j’avais jamais eu de doutes sur le courage des hommes de l’Autarque, ceux-ci venaient de s’envoler, car d’un côté comme de l’autre, ils se jetèrent sur la créature comme une meute de chiens sur un vieux solitaire.

Tentative inutile. Il y eut un éclair aveuglant, accompagné de l’abominable sensation de chaleur. Soutenant du mieux que je le pouvais la patronne de l’auberge, à demi évanouie, je courus vers le bas de la rue.

J’avais l’intention de tourner dans le passage d’où avait débouché le second groupe de dimarques, mais dans ma panique (qui n’était pas seulement la mienne, car j’entendais en moi les hurlements de Thècle), je m’engouffrai dans une ruelle située avant ou après, mais qui, au lieu d’être le raidillon descendant vers la ville basse auquel je m’attendais, n’était qu’un cul-de-sac formé par une corniche surplombant le vide. Le temps que je me rende compte de mon erreur, la créature, redevenue la chose tordue et naine qu’elle était auparavant, mais cette fois rayonnant d’une énergie terrible et invisible, s’encadrait dans l’entrée du passage.

On aurait pu la prendre, à la seule et faible lumière des étoiles, pour quelque vieillard bossu enroulé dans un manteau noir trop grand pour lui ; je n’ai cependant jamais éprouvé terreur plus grande que devant cette vision d’horreur. Une masure était juchée à l’extrémité du promontoire, plus vaste que la simple cahute de la fillette malade et de son frère, mais construite de la même manière, en boue et clayonnage. J’ouvris la porte d’un coup de pied et me retrouvai au milieu d’une enfilade de pièces sordides. Je traversai l’une comme un éclair et aboutis dans une autre ; dans la troisième, une demi-douzaine d’hommes et de femmes dormaient et j’échouai dans la quatrième pour aboutir à une fenêtre surplombant le vide, comme celle de mon bureau, à la Vincula. J’avais atteint l’extrémité de la maison, une pièce montée en encorbellement, comme un nid d’hirondelle collé sur un mur, et le gouffre qui s’ouvrait sous elle me parut sans fond.

J’entendis s’élever les protestations outragées des dormeurs réveillés en sursaut dans la pièce voisine. La porte s’ouvrit violemment, mais celui qui s’était chargé d’expulser l’intrus dut apercevoir l’éclat de la lame de Terminus Est, car il s’arrêta net sur le seuil, jura et fit demi-tour. Puis quelques instants à peine plus tard, on entendit un premier hurlement : la créature torride venait de pénétrer dans la cahute.

J’essayai d’obliger l’aubergiste à se tenir debout toute seule, mais elle s’écroula à mes pieds dès que je l’eus lâchée. À l’extérieur de la fenêtre, il n’y avait rien. Les corbeaux qui soutenaient la pièce ne dépassaient pas de la structure, et les clayonnages inégaux s’arrêtaient dans le vide. Seul un avant-toit avançait un peu, mais il était fait de chaume en putréfaction, et je ne trouvai que de la paille fragile à quoi m’accrocher. Comme je tentais désespérément de m’assurer une prise plus solide dans le rebord du toit, il se produisit une vague de lumière d’une telle intensité qu’elle détruisit toutes les couleurs de ce qu’elle éclairait, et projeta des ombres aussi opaques que la fuligine elle-même, des ombres qui étaient autant de crevasses s’ouvrant sur le cosmos. Je compris alors que je devrais combattre et mourir comme les dimarques, ou bien sauter ; je me retournai pour faire face à la chose venue pour me tuer.

Elle était encore dans la pièce précédente, mais je la voyais par la porte restée grande ouverte ; elle avait repris les proportions qu’elle avait dans la rue. Le cadavre à demi calciné d’une pauvre vieille était étendu sur le sol, devant la créature ; pendant que je l’observais, elle me donna l’impression de se pencher sur la partie du corps restée intacte, dans une attitude qui rappelait à s’y méprendre celle d’une personne cherchant quelque chose. La chair de la vieille se mit à se fendiller et à faire des cloques, comme une graisse de rôti, puis se désagrégea. En un instant, même les os n’étaient plus qu’un petit tas de cendres grises, qui s’éparpillèrent quand la créature s’avança.

Je ne doutais pas que Terminus Est fût la meilleure lame jamais forgée, mais je savais qu’elle serait impuissante devant une force qui avait mis à mal autant de valeureux cavaliers ; je la jetai donc de côté, dans le vague espoir que maître Palémon finirait par la récupérer, et sortis la Griffe de son petit sac près de ma gorge.

C’était ma dernière et bien faible chance, mais je compris tout de suite qu’il n’y fallait pas compter. Quelles que fussent les difficultés éprouvées par la créature à se repérer dans notre univers (à ses mouvements, j’avais deviné qu’elle était quasiment aveugle sur Teur), elle distinguait fort bien, en revanche, la présence de la pierre précieuse. Mais hélas, elle ne la redoutait pas. Sa progression lente et hésitante se fit rapide et plus sûre d’elle. Elle atteignit la porte – un nuage de fumée, un craquement, et la créature avait disparu. De la lumière monta du trou qu’elle avait ouvert en brûlant le plancher trop mince de la masure, à l’endroit exact où il remplaçait, au-dessus du vide, le sol en terre battue du reste de l’habitation ; lumière tout d’abord sans couleur de la créature elle-même, puis toute une cascade chatoyante de teintes pastel alternant rapidement – bleu céruléen, lilas et rose. Finalement il n’y eut plus que le rougeoiement faible et hésitant des flammes qui commençaient à se propager.

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