34 Masques

La pluie se mit à tomber à ce moment-là ; une pluie froide, qui frappait la pierre grise et grossière du château de ses millions de poings glacés. Je m’assis, serrant Terminus Est entre mes genoux pour les empêcher de trembler.

« J’en étais déjà arrivé à la conclusion, dis-je avec autant de sang-froid et de calme qu’il m’était possible, que lorsque les insulaires m’avaient parlé d’un petit homme qui aurait payé pour la construction de cet endroit, ils faisaient allusion au docteur. Mais ils disaient également que vous, le géant, étiez venu plus tard.

— C’était moi, le petit homme ; et c’est le docteur qui est venu par la suite. »

Je vis apparaître un instant à la fenêtre la tête cauchemardesque et ruisselante d’un cacogène ; elle s’évanouit sans que j’aie pu remarquer si elle transmettait quelque message à Ossipago. Si c’était le cas, cela s’était fait silencieusement. Toujours sans se retourner, Ossipago parla. « La croissance a ses inconvénients, quoique pour votre espèce ce soit la seule méthode pour retrouver la jeunesse. »

Le Dr Talos bondit sur ses pieds. « Nous les vaincrons ! Il s’est lui-même placé entre mes mains.

— J’ai été obligé, expliqua Baldanders. Il n’y avait personne d’autre, et j’ai dû créer moi-même mon propre médecin. »

J’essayais toujours de retrouver mon équilibre mental, en les considérant l’un après l’autre, mais sans déceler le moindre changement dans l’apparence ou dans le comportement de Talos et Baldanders. « Mais il vous battait, dis-je. Je l’ai vu faire.

— Je vous ai involontairement entendu, une fois, alors que vous étiez en train de vous confier à la petite femme aux cheveux clairs. Vous avez contribué à la destruction d’une autre femme, que vous aimiez. Et cependant, vous étiez son esclave.

— Je dois l’aider à grandir, vous comprenez, me dit le Dr Talos. Il lui faut s’entraîner, et c’est en cela que je lui suis utile. J’ai entendu dire que l’Autarque – dont la bonne santé fait le bonheur de ses sujets – possède un isochrone dans sa chambre à coucher, cadeau d’un autre autarque d’au-delà des limites du monde.

« Peut-être est-ce le maître de ces excellences ici présentes. Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, il craint de se retrouver avec une dague sous la gorge, et ne permet à personne de l’approcher lorsqu’il dort. Cet appareil lui donne les veilles de la nuit ; et quand le jour arrive, il le réveille. Comment peut-il, lui qui est le maître de la Communauté, permettre que son sommeil soit interrompu par une simple machine ? Comme Baldanders vous l’a dit, il m’a créé pour que je devienne son médecin. Voilà maintenant quelque temps que vous me connaissez, Sévérian. Diriez-vous que la fausse modestie, cet infâme défaut, soit une de mes caractéristiques ? »

Je réussis à sourire tout en secouant la tête.

« Je dois donc vous avouer que je ne suis nullement responsable de ce que j’ai de qualités. Très sagement, Baldanders m’a donné toutes celles qu’il n’avait pas, afin que je puisse compenser ses propres carences. Je n’aime pas l’argent, par exemple ; c’est une excellente chose pour un malade, quand il dépend d’un médecin personnel. Et je suis loyal envers mes amis, dont il est le premier.

— J’ai cependant toujours été étonné qu’il ne vous mette pas en pièces. » Il faisait tellement froid dans la salle que je resserrai la cape autour de mes épaules. J’avais cependant la certitude que le calme trompeur dans lequel se déroulait cette conversation ne pouvait pas durer.

« Vous devez savoir pourquoi je suis obligé de surveiller mes humeurs, intervint Baldanders. Vous m’avez vu perdre le contrôle. Les voir assis devant moi, en train de me regarder comme une bête curieuse…»

Le Dr Talos lui toucha la main, avec un geste qui avait quelque chose de féminin. « Ce sont ses glandes, Sévérian. Tout le système endocrinien et notamment la thyroïde. Il faut tout contrôler avec le plus grand soin, sans quoi il grandirait trop vite. Je dois également veiller à ce que ses os ne se rompent pas sous son propre poids et à mille autres choses.

— Le cerveau, grommela le géant, de toutes, c’est la pire et la meilleure.

— Est-ce que la Griffe vous a aidé ? demandai-je. Sinon, elle le fera peut-être une fois dans mes mains. Elle a accompli plus de miracles pour moi en quelques mois que pour les pèlerines pendant des années. »

Comme le visage de Baldanders ne donnait pas le moindre signe de compréhension, le Dr Talos ajouta : « Il veut parler de la gemme envoyée par les pêcheurs. Elle passe pour accomplir des guérisons miraculeuses. »

À ces mots, Ossipago se tourna finalement vers nous. « Comme c’est intéressant ! L’avez-vous ici ? Puis-je la voir ? » Le Dr Talos jeta un regard anxieux sur le masque dénué d’expression du cacogène, puis sur le géant, avant de revenir sur l’autre. « Je vous en prie, vos Excellences. Ce n’est rien, un simple fragment de corindon. »

Depuis l’instant où j’avais pénétré dans ce niveau de la tour, pas un des cacogènes ne s’était déplacé de plus d’une coudée ; mais à ce moment-là, Ossipago vint vers moi d’un pas court et en se dandinant. Sans doute ai-je dû avoir un mouvement de recul involontaire, car il me dit : « Vous n’avez pas à avoir peur de moi, même si nous avons fait beaucoup de mal à ceux de votre espèce. Je veux simplement en savoir un peu plus sur cette Griffe, dont l’homoncule a dit qu’elle n’est qu’un morceau de minerai. »

À ces mots, je me mis à craindre que lui et ses compagnons ne s’emparassent du talisman pour l’emporter sur leur planète, au-delà du vide ; puis je me dis que pour cela, il faudrait auparavant qu’ils obligent Baldanders à le leur montrer. Or, dans ce cas, j’avais une chance de m’en saisir, alors que pour l’instant, je n’en avais guère. C’est pourquoi je racontai finalement à Ossipago tout ce que la Griffe avait accompli tant qu’elle s’était trouvée entre mes mains – le uhlan sur la route, les hommes-singes… bref, tous les exemples de sa puissance que j’ai déjà relatés dans ces pages. Au fur et à mesure que je parlais, l’expression du géant se faisait plus dure, celle du Dr Talos, plus inquiète.

Quand j’eus terminé, Ossipago dit : « Et maintenant, il nous faut voir cette merveille. Allez donc la chercher, s’il vous plaît. » Baldanders se leva et se mit en devoir de traverser la pièce de sa démarche lourde. À côté de lui, ses machines avaient l’air de jouets. Il ouvrit le tiroir d’une petite table au dessus peint en blanc. Il en sortit la gemme, qui, entre ses doigts, était plus terne que je ne l’avais jamais vue. On aurait vraiment dit un morceau de verre bleu.

Le cacogène la lui prit des mains et la tint en l’air avec son gant imitant la peau ; mais son visage n’était pas tourné vers la Griffe comme l’aurait été celui d’un être humain. Là, la gemme parut refléter la lumière qui émanait de lampes jaunes placées en hauteur, et se mit à émettre une vive lueur d’azur. « C’est un très bel objet, et très intéressant, dit-il, bien qu’il n’ait pas pu accomplir les miracles qu’on lui attribue.

— C’est évident », chanta Famulimus, qui fit en même temps l’un de ces gestes étranges qui me rappelaient tant les statues des jardins de l’Autarque.

« Elle est à moi, fis-je remarquer. Les gens du rivage me l’ont prise de force. Puis-je la récupérer ?

— Si elle est à vous, me demanda Barbatus, où l’avez-vous trouvée ? »

J’entrepris de raconter ma rencontre avec Aghia, la destruction de l’autel des pèlerines et l’interrogatoire de la domnicellae, mais il me coupa la parole.

« Tout ça, ce ne sont que des spéculations. Vous n’avez pas vu ce bijou sur l’autel, vous n’avez pas senti la main de la femme quand elle l’a caché sur vous, si c’est bien ainsi que les choses se sont passées. Où l’avez-vous trouvé ?

— Dans un compartiment de ma sabretache. » Il n’y avait rien d’autre à dire, me sembla-t-il.

Barbatus se détourna comme si ma réponse le décevait. « Et vous…» dit-il en s’adressant cette fois à Baldanders, « C’est Ossipago qui détient pour l’instant le joyau, et il l’a reçu de vous. Où l’avez-vous trouvé ?

— Vous m’avez vu. » La voix du géant grondait et roulait. « Dans le tiroir de la table. »

En signe d’acquiescement, le cacogène fit bouger son masque de haut en bas avec les mains. « Vous constaterez, Sévérian, que ses prétentions sont aussi valables que les vôtres.

— Mais la Griffe est à moi, non à lui.

— Il n’est pas de notre ressort de trancher ; vous réglerez ce problème quand nous serons partis. Mais par simple curiosité, un sentiment qui tourmente aussi les étranges créatures que vous croyez que nous sommes –, allez-vous la garder, Baldanders ? »

Le géant secoua la tête. « Je refuse de conserver dans mon laboratoire un tel monument à la superstition.

— Dans ce cas-là, vous ne devriez pas avoir de difficultés à vous entendre, déclara Barbatus. Voudriez-vous voir notre vaisseau décoller, Sévérian ? Baldanders assiste toujours à notre départ, et on ne saurait le suspecter de lyrisme devant un spectacle, qu’il soit naturel ou artificiel. Je crois, pour ma part, que cela mérite d’être vu. » Le cacogène se détourna, et se mit à ajuster son vêtement.

« Excellents hiérodules, répondis-je, cela me ferait le plus grand plaisir, mais je voudrais vous poser une dernière question avant que vous nous quittiez. Lorsque je suis arrivé, vous avez déclaré que rien ne vous réjouissait autant que de me voir, puis vous vous êtes tous trois agenouillés. Pensiez-vous réellement ce que vous disiez, ou quelque chose de semblable ? Ou bien me confondiez-vous avec quelqu’un d’autre ? »

Baldanders et le Dr Talos s’étaient tous deux levés de leur siège lorsque le cacogène avait fait allusion à leur prochain départ. Mais bien que Famulimus fût resté en arrière pour écouter ma question, les autres s’éloignaient déjà ; Barbatus gravissait l’escalier conduisant au niveau supérieur, et Ossipago, qui tenait toujours la Griffe, le suivait à quelques pas.

Je pris le même chemin, car je craignais d’être séparé de la gemme, et Famulimus marcha à mes côtés. « Quoique vous n’ayez pas encore passé notre épreuve, je ne voulais rien dire d’autre que ce que j’ai dit. » Sa voix était comme le chant d’un merveilleux oiseau, franchissant les abysses en provenance de quelque forêt inaccessible. « Nous avons si souvent débattu, Suzerain. Nous avons si souvent fait la volonté l’un de l’autre. Il me semble que vous connaissez les femmes des eaux, n’est-ce pas ? Est-ce qu’Ossipago, le brave Barbatus et moi-même serions moins conscients qu’elles ? »

Je pris une profonde inspiration. « Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Mais, d’une façon mystérieuse, je sens que, bien que vous et ceux de votre race soient hideux, vous êtes bons. Tandis que les ondines ne le sont pas, bien qu’elles soient si délicieuses, et si monstrueuses, que je peux difficilement les regarder.

— Le monde se réduit-il à une guerre du bien et du mal ? N’avez-vous jamais pensé qu’il puisse être davantage ? »

Je n’y avais pas songé, en effet, et restai les yeux ronds à cette idée.

« Et vous aurez certainement l’amabilité de tolérer ma vue. Puis-je, sans vous offenser, retirer ce masque ? Nous savons tous deux que c’en est un, et il me tient terriblement chaud. Baldanders ne verra rien, puisqu’il marche en avant.

— Si vous le souhaitez, votre Excellence, répondis-je. Mais ne me direz-vous pas…»

D’un geste rapide de la main, exprimant du soulagement, Famulimus arracha son déguisement. Le visage qui apparut n’était pas un visage, mais seulement deux yeux au milieu d’un voile putride et purulent. Mais la main fit un deuxième mouvement aussi vif, et cela aussi disparut. En dessous, se trouvait l’original de cette beauté calme et étrange que j’avais remarquée dans les statues mobiles des jardins du Manoir Absolu – mais elle en différait autant que le visage d’une femme vivante peut différer d’un moulage qu’on en aurait fait.

« Avez-vous jamais pensé, Sévérian, dit-elle, que celui qui portait un masque pouvait bien en porter un second ? Mais moi qui en porte deux n’en porte pas de troisième. Plus aucun artifice ne nous sépare, maintenant, je vous le jure. Touchez, Suzerain. Touchez mon visage de la main. »

Quelque chose me retenait, mais elle prit ma main dans la sienne et l’éleva vers sa joue. Elle était fraîche mais bien vivante, tout à l’opposé de la chaleur sèche dégagée par la main du Dr Talos.

« Tous les masques monstrueux que vous nous avez vu porter sont inspirés directement de vos compatriotes de Teur, si je puis dire : insectes, lamproie, lépreux au stade terminal. Vous êtes tous frères, même si cette idée vous répugne. »

Nous étions déjà presque arrivés au niveau le plus élevé de la tour, foulant parfois du pied des fragments de bois brûlé – les décombres de l’incendie qui avait chassé Baldanders et son médecin du lac Diuturna. Famulimus lâcha ma main, et remit son masque presque aussitôt. Je lui demandai pourquoi.

« Afin que votre peuple nous haïsse et nous craigne tous. Si nous ne le faisions pas, Sévérian, combien de temps croyez-vous que les hommes du commun toléreraient un règne qui ne soit pas le nôtre ? Nous ne voulons pas enlever le pouvoir à ceux d’entre vous qui le détiennent ; en maintenant ainsi la distance entre les vôtres et nous, l’Autarque ne fait que préserver le trône du Phénix. Ne pensez-vous pas ? »

Je ressentis l’impression que j’avais parfois éprouvée dans les montagnes, en m’éveillant d’un rêve : je me demandais où j’étais et ce qui m’arrivait, et en regardant autour de moi, je voyais la lune verte fixée au ciel par les branches d’un pin ainsi que le visage solennel et sévère des montagnes, sous leurs diadèmes fracassés, et non les murs dont j’avais rêvé – l’étude de maître Palémon, notre réfectoire, ou encore les corridors menant aux cellules où je m’étais cru assis à la table du garde, devant la porte de celle de Thècle. Je réussis enfin à demander : « Mais dans ce cas, pourquoi m’avoir montré votre visage ? »

Et elle me répondit : « Vous nous voyez ici, mais nous ne nous verrons plus. Je crains bien que notre amitié ne commence et ne finisse ici. Voyez dans mon geste un cadeau de bienvenue entre amis qui se séparent. »

Le docteur, qui se trouvait en tête de notre groupe, ouvrit alors largement une porte ; le tambourinement étouffé de la pluie se fit grondement, et je sentis le froid glacial et mortifère de la tour envahi par l’air tout aussi glacé mais vivant de l’extérieur. Baldanders dut s’incliner et effacer en partie ses épaules pour franchir le seuil, et je fus soudain frappé par l’idée que, dans quelque temps, il ne pourrait plus le passer, quels que fussent les soins prodigués par le Dr Talos : il faudrait élargir la porte et renforcer les escaliers, car une chute aurait toutes les chances de lui être fatale. Puis je compris quelque chose qui m’intriguait depuis un moment : la raison d’être des salles immenses et des plafonds surélevés de ce qui était sa tour. Et je me demandai un instant à quoi pouvaient bien ressembler les salles voûtées creusées dans le roc où il confinait ses prisonniers en train de mourir de faim.

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