Ce n’est que vers midi le jour suivant que nous trouvâmes de nouveau de l’eau, la seule que nous devions d’ailleurs boire sur cette montagne. Il ne restait plus que quelques morceaux de la viande séchée laissée par Casdoé ; je les partageai avec le petit Sévérian, après quoi nous bûmes à même le filet d’eau, qui faisait à peine la grosseur de mon pouce. La chose me paraissait d’autant plus étrange que je voyais toute cette neige accumulée sur les sommets et les épaulements de la montagne ; je découvris par la suite que dans les parties assez basses pour que le soleil puisse la faire fondre, la neige était balayée par les vents avant que se produisent les chaleurs de l’été. Plus haut, les congères pouvaient s’accumuler pendant des siècles.
Nos couvertures étaient humides de rosée, et nous les étendîmes sur des pierres pour les faire sécher. En dépit du manque de soleil, le vent très sec de l’altitude en vint à bout en une seule veille, à peu de chose près. Je savais qu’il nous faudrait passer la nuit suivante très haut sur les pentes, comme la première nuit qui avait suivi ma fuite de Thrax. Je n’en ressentais pourtant aucun pessimisme. Ce n’était pas tant de s’éloigner des dangers que nous avions courus qui me mettait dans cet état d’esprit, que de savoir que je mettais un terme à tout ce que mon passage dans la jungle avait comporté de sordide. J’avais l’impression d’y avoir été sali, souillé, et que l’atmosphère glacée de la montagne allait me purifier. Impression que je restai quelque temps sans analyser ou presque ; puis lorsque nous commençâmes à grimper sérieusement, je pris conscience que ce qui m’avait perturbé était le souvenir de tous les mensonges que j’avais contés aux magiciens, leur faisant croire que, comme eux, je commandais à d’immenses puissances et détenais de profonds secrets. Ces mensonges étaient parfaitement justifiés, dans la mesure où ils m’avaient sauvé la vie ainsi que celle du petit Sévérian. Je me sentais malgré tout un peu moins homme pour y avoir recouru. Maître Gurloes, que j’en étais arrivé à détester avant de quitter la guilde, mentait fréquemment. Et maintenant, je ne savais plus si je l’avais haï parce qu’il mentait, ou si je haïssais les mensonges parce qu’il en faisait.
Or maître Gurloes possédait une excuse aussi valable que la mienne, sinon davantage ; il avait en effet menti pour protéger la guilde et en sauvegarder les intérêts, donnant des comptes rendus flatteurs de nos travaux aux divers officiels concernés, exagérant l’importance des résultats obtenus, et cachant, lorsque c’était nécessaire, les erreurs que nous avions commises. Certes, il avait par la même occasion amélioré sa situation en tant que responsable de notre guilde ; mais il avait aussi amélioré celle de Drotte, de Roche, d’Eata et la mienne, ainsi que celle de tous les apprentis et compagnons qui finiraient un jour ou l’autre par en hériter. S’il n’avait été que l’homme simple et brutal qu’il voulait que l’on crût qu’il était, j’aurais pu penser que ses malhonnêtetés n’étaient faites qu’à son seul bénéfice. Mais je savais bien qu’il n’en était rien, et peut-être s’était-il vu lui-même, durant des années, comme je me voyais maintenant.
Néanmoins, je ne pouvais pas être sûr non plus d’avoir uniquement agi pour sauver le petit Sévérian. Lorsqu’il s’était enfui et que j’avais rendu mon épée, peut-être l’aurais-je mieux aidé en combattant. C’était mon avantage immédiat que servait cette docile capitulation : je risquais la mort en me battant. Plus tard, lorsque je me fus échappé, je suis tout autant revenu pour récupérer Terminus Est que le garçon ; j’étais déjà une fois retourné sur mes pas pour elle, dans la mine des hommes-singes, alors que l’enfant n’était pas avec moi. Car sans elle, je serais devenu un simple vagabond.
Une veille après m’être fait ces réflexions, je me retrouvai en train d’escalader une paroi, avec l’enfant et l’épée sur mon dos, mais sans plus avoir déterminé dans quelle mesure je me souciais de l’un et de l’autre. J’étais heureusement en bonne condition physique, et l’escalade ne présentait pas de difficultés particulières, relativement parlant ; une fois au sommet, nous tombâmes sur une ancienne grande route.
J’ai visité beaucoup d’endroits étranges, mais il en est peu qui m’aient donné une impression d’anomalie aussi forte que celui où nous nous trouvions. Sur notre gauche, à peine à une vingtaine de pas, je voyais cette route incroyablement large s’interrompre brusquement, sans doute emportée par un glissement de terrain. Mais devant nous, elle s’étendait, dans un parfait état de conservation, et se déroulait comme un ruban de pierre noire sans solution de continuité, ses méandres montant à l’assaut de l’immense personnage dont le visage était en ce moment caché par les nuages.
Le garçon me prit la main quand je le posai à terre.
« Maman disait que l’on ne pouvait pas utiliser les routes, à cause des soldats.
— Ta mère avait raison. Mais vous vous dirigiez vers les plaines, là où se trouvent les soldats. Cette route a certainement été occupée par l’armée, autrefois, mais le dernier soldat à l’avoir patrouillée était certainement mort depuis longtemps quand l’arbre le plus vieux de la forêt n’était encore qu’une graine. » Comme il avait froid, je lui donnai l’une des couvertures, et lui montrai la façon de s’y enrouler et de la tenir bien serrée pour en faire un manteau. Quelqu’un nous apercevant de loin aurait pu croire voir un petit personnage gris suivi d’une ombre démesurée.
Nous entrâmes dans un banc de brume, et la chose me parut étrange à cette altitude ; ce n’est qu’en nous retrouvant au-dessus, après avoir continué à monter, et en le voyant d’en haut, éclairé par le soleil, que je me rendis compte qu’il s’agissait simplement de l’un de ces nuages qui m’avaient paru tellement éloignés lorsque je les avais regardés depuis l’épaulement, à la sortie de la forêt.
Et cependant, cet épaulement, tellement au-dessous de nous, se trouvait déjà lui-même à plusieurs milliers de coudées au-dessus de Nessus et du cours du Gyoll… Je me dis alors que j’avais dû voyager très loin, pour pouvoir trouver des jungles à de telles altitudes, et que je devais être tout près de la ceinture du monde, dans la région de l’éternel été, là où justement l’altitude est à l’origine des seules différences de climat. Si, d’après ce que m’avait appris maître Palémon, je me dirigeais maintenant vers l’ouest, en quittant ces montagnes, je finirais par tomber sur une jungle tellement pestilentielle (une forêt côtière à la chaleur humide et étouffante d’étuve et grouillante d’insectes) que celle que nous venions de quitter me paraîtrait un paradis à côté. Mais en dépit de sa luxuriance, j’y trouverais néanmoins des signes de décadence, car même si cette jungle recevait autant de lumière du soleil que n’importe quel autre endroit de Teur, sinon davantage, elle en recevait moins que par le passé ; et, poussée par l’avancée des glaces dans le Sud, la végétation des zones tempérées se déplaçait, obligeant peu à peu les plantes et les arbres des tropiques à lui céder la place.
Tandis que je contemplais les nuages en dessous de moi, le petit Sévérian avait continué sa progression. Il m’attendait, maintenant, tourné vers moi, et, les yeux brillants, me lança quand je fus à portée de voix : « Qui a fait cette route ?
— Les mêmes ouvriers qui ont sculpté la montagne. Ils devaient disposer d’énormes sources d’énergie, et de machines d’une telle puissance que nous n’en avons même pas idée. Il a cependant bien fallu qu’ils enlèvent les déblais ; des milliers de charrettes et de tombereaux ont dû rouler là-dessus. » J’étais tout de même perplexe, car les roues de fer de ces véhicules arrivent à entamer même les durs pavés de Thrax ou de Nessus, alors que cette route était aussi unie et plane qu’un chemin de procession. En réalité, me dis-je, il n’a dû y avoir que le soleil et le vent pour venir l’effleurer.
« Regarde, grand Sévérian ! Est-ce que tu vois la main ? »
L’enfant me montrait un éperon rocheux qui se dressait très haut au-dessus de nos têtes. Je levai les yeux, mais pendant quelques instants, je ne vis rien d’autre que ce que j’avais cru voir jusqu’ici : un long promontoire de roche grise et inhospitalière. Puis le soleil fit briller quelque chose près de son extrémité, quelque chose qui me parut être de l’or, presque à coup sûr ; voyant cela, je vis aussi que cet or était une bague, en dessous de laquelle je découvris un pouce figé dans la pierre, le long de l’entablement – un pouce faisant peut-être une centaine de pas de long, tandis que le reste des doigts se refermait sur le promontoire.
Nous n’avions pas d’argent, et je ne savais que trop bien combien l’argent serait précieux lorsque nous serions forcés de retourner, comme cela était inévitable, dans des régions habitées. Si je faisais encore l’objet de recherches, l’or me permettrait peut-être en outre de convaincre ceux qui étaient à mes trousses de regarder ailleurs. L’or pourrait également me donner les moyens d’acheter une charge d’apprenti dans quelque guilde honorable pour le petit Sévérian, car il était évident qu’il ne pouvait continuer longtemps à voyager ainsi avec moi. Selon toute vraisemblance, la bague ne devait être qu’une feuille d’or posée sur la pierre ; mais même ainsi, s’il était possible de décoller et de rouler une telle quantité d’or, cela devait représenter une somme considérable. J’eus beau m’efforcer de ne pas y penser, je ne pus m’empêcher de me demander comment une simple feuille d’or aurait pu rester ainsi intacte pendant tant de siècles ; n’aurait-elle pas dû se détacher et tomber, avec le temps ? Si l’anneau était en or massif, il valait une fortune ; mais toutes les fortunes de Teur réunies n’auraient pu acheter cette sculpture titanesque, et celui qui en avait ordonné la construction avait dû posséder des ressources inimaginables. Cependant, même si l’anneau n’était pas en or massif, il pouvait représenter une certaine épaisseur de métal.
Tout en réfléchissant à ces questions, j’avançais à grandes enjambées, et je ne tardai pas à devancer le petit Sévérian. La route était par moments tellement raide que je n’arrivais pas à imaginer comment des charrois de lourdes pierres avaient pu l’emprunter. Nous tombâmes par deux fois sur des fissures profondes, et l’une d’elles était tellement large que je dus jeter l’enfant au-dessus avant de sauter à mon tour. J’espérais encore trouver de l’eau avant la nuit, mais je n’en vis pas la moindre trace, et lorsque l’obscurité fut totale, nous dûmes nous contenter de l’abri médiocre offert par un creux de rocher, où nous nous enroulâmes le mieux possible dans nos couvertures et ma cape, pour essayer de dormir un peu.
Au matin, la soif nous desséchait la bouche. Je savais qu’il ne fallait guère espérer de pluie avant l’automne, mais je dis tout de même à l’enfant qu’il pleuvrait peut-être dans la journée, et c’est avec un certain optimiste que nous nous remîmes en route. C’est d’ailleurs lui qui me montra qu’un petit caillou placé dans la bouche apaisait un peu l’impression de soif ; astuce de montagnard dont je n’avais jamais entendu parler. Le vent qui soufflait était plus froid qu’auparavant, et je commençai à éprouver les effets de la ténuité de l’air. Les détours de la route nous menaient par moments dans des zones ensoleillées.
Mais ce faisant, elle nous éloignait de plus en plus de l’anneau, et nous nous retrouvâmes finalement hors de sa vue, en plein dans l’ombre, quelque part à la hauteur de l’un des genoux du personnage sculpté en position assise. Il restait une dernière pente à grimper, mais elle était tellement raide que des marches auraient bien fait notre affaire. Puis soudain, paraissant flotter devant nous dans l’air limpide, se dressa un groupe de tours élancées. « Thrax ! » cria l’enfant en les montrant. Au ton joyeux de son exclamation, je compris que sa mère avait dû lui en parler souvent, mais aussi qu’elle avait dû lui dire que c’était là qu’elle les conduisait, quand ils avaient abandonné la maison où il était né.
« Non, dis-je. Ce n’est pas Thrax. On dirait plutôt notre propre Citadelle – la tour Matachine, la tour des Sorcières, la tour de l’Ours et la tour de la Cloche. »
Il me regarda en ouvrant de grands yeux.
« Non, non, ce n’est pas elle, évidemment. Mais je connais Thrax, et Thrax est une ville de pierre. Ces tours sont par contre en métal, comme le sont les nôtres.
— Elles ont des yeux. »
C’était bien le cas. Je crus tout d’abord être le jouet de mon imagination, en particulier parce qu’elles n’en possédaient pas toutes. Je finis par comprendre que certaines d’entre elles, tout simplement, nous faisaient face et d’autres non ; et non seulement ces tours avaient des yeux, mais aussi des épaules et des bras ; c’étaient en fait des personnages métalliques représentant des cataphractes, ces guerriers dont l’armure allait de la tête aux pieds. « Ce n’est pas une ville véritable, dis-je à l’enfant. Ce que tu vois là est la garde de l’Autarque, qui attend sur ses genoux, afin de détruire ceux qui voudraient lui faire du tort.
— Vont-ils nous faire du mal ?
— Il y a de quoi avoir peur, n’est-ce pas ? Ils pourraient nous écraser sous leurs talons comme des souris. Mais je suis sûr qu’ils n’en feront rien, cependant. Ce ne sont que des statues, une garde spirituelle laissée ici en souvenir de sa puissance.
— Il y a aussi de grandes maisons. »
L’enfant avait raison ; les bâtiments ne dépassaient pas la taille des tours-statues de métal, si bien que nous n’y avions pas prêté attention sur le coup. Cela me rappela également la Citadelle, où des constructions qui n’ont jamais été destinées à braver les étoiles s’élèvent au milieu des tours. Peut-être la tête me tourna-t-elle à cause de la ténuité de l’air, mais j’eus brusquement la vision de ces hommes de métal s’élevant lentement, puis de plus en plus rapidement, les bras tendus vers le ciel comme nous les tendions lorsque nous plongions dans les eaux noires de la citerne, à la lueur des torches.
Il me semble que mes bottes auraient dû produire un bruit de frottement sur le rocher balayé par les vents, mais je n’ai aucun souvenir d’un tel son. Peut-être se perdait-il dans l’immensité de la montagne ; si bien que nous approchions des cataphractes géants aussi silencieusement que si nous avions marché sur de la mousse. Nos ombres, qui s’allongeaient derrière nous et sur notre gauche au début de la matinée, étaient maintenant réduites à une tache ronde à nos pieds. Je me rendis compte aussi que je pouvais voir les yeux de tous les personnages, mais je me dis que j’avais dû mal regarder la première fois. Pourtant, le soleil les faisait étinceler.
Nous finîmes par trouver un chemin qui passait entre les tours stratéomorphes et les bâtiments élevés à leur pied. Je m’attendais que ces derniers fussent en ruine, comme ceux de la ville oubliée d’Apu-Punchau. Ils étaient fermés, mystérieux et silencieux ; leur construction aurait pu dater de quelques années seulement. Aucun toit ne s’était effondré ; aucun lierre n’avait descellé les pierres grises et carrées de leurs murs. Ils étaient dépourvus de fenêtres, et leur architecture ne faisait penser ni à des temples ni à des forteresses ni à des tombes ni à quoi que ce soit qui me fût familier en matière de construction. Ils étaient totalement dépourvus d’ornementation et de grâce. Leur finition était cependant parfaite, et leurs formes différentes laissaient à penser qu’ils remplissaient des fonctions différentes.
Les personnages de métal brillant se tenaient parmi eux comme si quelque vent brutal et glacé les avait figés sur place, et n’avaient pas l’air de monuments.
Je choisis l’un des bâtiments en disant à l’enfant que nous en forcerions l’entrée, et qu’avec un peu de chance, nous y trouverions de l’eau, voire de la nourriture conservée d’une manière ou d’une autre. Mais je m’étais bien imprudemment avancé. Les portes étaient aussi solides que les murs, et les toits aussi résistants que les fondations. Je crois que même avec une hache il m’aurait été impossible de m’ouvrir un chemin, et je n’osai pas me servir de Terminus Est comme d’un vulgaire outil de bûcheron. Je perdis plusieurs veilles à sonder portes et murs à la recherche de quelque point faible sans en trouver aucun, pas plus sur le premier bâtiment que sur les suivants.
« Il y a une maison toute ronde par là », me dit à un moment donné le petit Sévérian. « Je vais aller y voir pour toi. »
Tout à fait convaincu qu’il ne courait aucun danger dans ce lieu totalement désert, je le laissai faire. Il revint très vite. « La porte est ouverte ! »