Notre embarcation était peut-être contrôlée par la lumière, car lorsque celle-ci revint brusquement autour de nous, elle s’arrêta instantanément. Au cours de la nuit, entre les genoux de la montagne, j’avais souffert du froid : mais ce n’était rien en comparaison de celui que je ressentais maintenant. Il n’y avait pas de vent, mais sa morsure était plus forte que celle de l’hiver le plus dur que j’aie jamais connu. Le simple effort de m’asseoir me fit tourner la tête.
Typhon sauta à terre. « Cela faisait bien longtemps que je n’étais pas venu ici, remarqua-t-il. Eh bien, c’est agréable d’être de nouveau chez soi. »
Nous étions dans une pièce vide, taillée à même la roche brute, et aussi grande qu’une salle de bal. Dans le coin le plus éloigné s’ouvraient deux fenêtres circulaires, d’où provenait la lumière ; Typhon courut vers l’une d’elles. Elles étaient séparées d’une centaine de pas, et chacune faisait bien dix coudées de large. Je le suivis jusqu’à ce que je me rende compte que ses pieds nus laissaient des empreintes sombres et nettes sur le sol. De la neige était entrée par les fenêtres et poudrait le sol de pierre. Je tombai à genoux et me mis à pelleter frénétiquement la fine couche pour m’en remplir la bouche.
J’avais l’impression de ne jamais avoir rien goûté d’aussi bon. La chaleur de ma langue à demi desséchée paraissait dissoudre la neige en un nectar, et il me semblait que j’aurais pu rester ici à genoux tout le reste de ma vie, à dévorer des boules de neige. Typhon se retourna et éclata de son rire énorme en me voyant. « J’avais oublié que tu étais assoiffé. Vas-y, ne te gêne pas ! Nous avons tout notre temps. Ce que je voulais te montrer peut attendre. »
La bouche de Piaton bougea comme elle l’avait déjà fait à plusieurs reprises, et je crus saisir une fugitive expression de commisération sur son visage abruti. Cela me fit un peu revenir à moi-même, sans doute aussi parce que je venais d’engloutir plusieurs bouchées de neige fondante. Quand j’eus fini d’avaler, je restai sur place en amassant un nouveau tas, mais j’en profitai pour dire : « Vous m’avez raconté l’histoire de Piaton. Pourquoi ne peut-il pas parler ?
— Parce que le souffle lui manque, le pauvre garçon », me répondit Typhon. Je m’aperçus alors qu’il avait une érection, dont il prenait soin d’une main nonchalante. « Comme je te l’ai dit, je contrôle les fonctions volontaires – je contrôlerai aussi bientôt celles qui ne le sont pas. Et si le pauvre Piaton peut toujours bouger les lèvres et la langue, il se retrouve dans la position d’un musicien qui pourrait appuyer sur les pistons d’un instrument à vent sans être capable d’y souffler. Quand tu en auras fini avec cette neige, dis-le-moi, et je te montrerai où te procurer de la nourriture. »
Je remplis une dernière fois ma bouche, avalai et dis : « Cela suffit, pour l’instant. Oui, j’ai très faim.
— Parfait. » Quittant les fenêtres, Typhon se dirigea vers l’un des murs de la vaste salle. En m’approchant, je me rendis compte que cette paroi-là, au moins, n’était en fait pas taillée directement dans la pierre, comme je l’avais tout d’abord cru. On aurait plutôt dit qu’elle était faite d’une sorte de cristal, ou d’un verre épais fumé ; je pouvais voir à travers des tranches de pain et nombre de plats étranges, ayant cette apparence de perfection caractéristique des natures mortes.
« Tu possèdes un talisman de grand pouvoir, me dit alors Typhon. Tu dois maintenant me le donner, si tu veux que nous puissions ouvrir ce buffet.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Voulez-vous mon épée ?
— Non, mais l’objet qui pend à ton cou », répondit-il en tendant la main vers le petit sac de peau.
Je fis un pas en arrière. « Il ne possède aucun pouvoir.
— Alors tu n’as rien à perdre. Donne-le-moi. » Tandis que Typhon parlait, Piaton bougea la tête de droite à gauche, presque imperceptiblement.
« C’est une simple curiosité, dis-je. J’ai cru moi aussi autrefois qu’elle détenait un grand pouvoir, mais elle est restée sans effet quand j’ai tenté de rendre la santé à une femme en train de mourir, et hier encore, elle n’a pu rendre la vie au petit garçon qui voyageait avec moi. Comment avez-vous deviné ?
— Je vous surveillais, bien entendu. Je suis monté assez haut pour pouvoir vous observer dans les meilleures conditions possibles. Lorsque mon anneau a tué l’enfant et que tu es allé près de lui, j’ai vu la flamme sacrée. Il n’est pas nécessaire que tu la déposes dans ma main si tu ne veux pas – fais simplement ce que je te dis.
— Mais vous auriez pu nous avertir ! m’écriai-je.
— Et pourquoi donc ? À ce moment-là, vous ne m’étiez rien, ni l’un ni l’autre. Veux-tu manger ou non ? »
Je sortis la Griffe de son sac. Après tout, Dorcas et Jonas l’avaient déjà vue, et je savais que dans les grandes occasions, les pèlerines en faisaient monstrance devant la foule des fidèles. Elle reposait comme un simple morceau de verre bleu dans le creux de ma main, sans éclat particulier.
Typhon s’inclina avec curiosité pour la regarder. « Elle n’est guère impressionnante. Agenouille-toi, maintenant. »
Je m’agenouillai.
« Répète après moi : je jure par tout ce que représente ce talisman, que je deviendrai, pour la nourriture que je vais recevoir, la créature de celui qui s’appelle Typhon et cela pour toujours…»
Un piège était en train de se refermer, à côté duquel le filet lancé par Décuman n’était qu’un lacet grossier. Il était d’une telle subtilité que c’est à peine si j’en devinais la présence, mais je savais pourtant que la moindre de ses mailles était tissée dans l’acier le mieux trempé.
« … lui abandonnant tout ce que j’ai et tout ce que je serai, ce que je possède actuellement et ce que je posséderai à l’avenir, vivant et mourant selon son bon plaisir.
— J’ai déjà rompu des serments, par le passé. Si je jurais celui-ci, je le romprais certainement aussi.
— Dans ce cas-là, jure, objecta-t-il. Ce n’est qu’une simple procédure que nous devons suivre. Répète-le, et je t’en délivrerai dès que tu auras mangé. »
Au lieu de cela, je me relevai. « Vous m’avez dit aimer la vérité. Je comprends maintenant pourquoi. C’est la vérité qui lie le mieux les hommes. » Je rangeai la Griffe.
Si je ne l’avais pas fait, elle aurait été perdue pour toujours un instant plus tard. Typhon me saisit de telle manière que j’avais les bras collés le long du corps, et que j’étais dans l’impossibilité de dégainer Terminus Est ; me portant, il se précipita vers l’une des fenêtres. Je me débattais, mais je n’étais qu’un jeune chiot entre les mains d’un géant.
Comme nous nous en rapprochions, les grandes dimensions de la fenêtre firent qu’elle disparut presque complètement en tant que telle : on aurait dit que nous étions déjà à l’extérieur, ou que le monde extérieur pénétrait dans la pièce. Or, il ne s’agissait pas de champs et d’arbres qui auraient été situés à la base de la montagne, comme je m’y attendais, mais d’une simple extension, d’une portion du ciel. Le mur de roche de la pièce, épais de moins d’une coudée en cet endroit, flottait en arrière à la périphérie de ma vision comme la ligne trouble que nous voyons, lorsque nous nageons les yeux ouverts, et qui est la ligne de démarcation entre l’air et l’eau.
Puis je me retrouvai complètement à l’extérieur. Typhon me tenait maintenant par les chevilles ; mais, soit à cause de l’épaisseur de mes bottes, soit simplement du fait de ma panique, je ne me sentis plus du tout tenu pendant un instant. Mon dos s’appuyait à la masse de la montagne. Retenue par mon menton, la Griffe se balançait devant mes yeux dans son petit sac. Je me souviens d’avoir un instant été pris d’angoisse à l’idée que Terminus Est pouvait glisser de son fourreau, mais c’était absurde.
Je me redressai par un effort des muscles abdominaux, comme les gymnastes lorsqu’ils sont accrochés par les pieds à la barre. Typhon lâcha l’une de mes chevilles pour me frapper sur la bouche d’un revers de main, et je retombai. Je poussai un cri, et tâchai d’essuyer le sang qui, de mes lèvres, coulait dans mes yeux.
La tentation de tirer Terminus Est, de me soulever de nouveau et de frapper fut telle que j’eus toutes les peines du monde à y résister. Mais je savais que Typhon aurait largement le temps de me laisser tomber en voyant ce que je préparais. Même en cas de succès, je n’aurais pas survécu.
« Je t’exhorte maintenant…» venant d’au-dessus de moi, la voix de Typhon paraissait éloignée, au milieu de cette immensité dorée dans laquelle j’étais suspendu. «… à exiger de ton talisman toute l’aide qu’il peut t’apporter. »
Il se tut, et chaque instant qui passait semblait l’éternité même.
« Peut-il quelque chose pour toi ? »
Je réussis à lancer un « non » retentissant.
« Sais-tu seulement où tu te trouves ?
— Je l’ai vu. Je suis sur le visage. La montagne de l’Autarque.
— C’est mon visage – avais-tu vu cela aussi ? L’Autarque, c’était moi. Et c’est moi, l’Autarque, qui suis de retour. Tu es dans mon œil droit, et ton dos s’appuie sur son iris. Comprends-tu ? Tu es une larme, rien qu’une petite larme que je verse. Je peux te laisser tomber, et ton corps fera une tache minuscule sur mon vêtement. Qui peut maintenant te sauver, toi qui portes le talisman ?
— Vous, Typhon.
— Moi, seulement ?
— Typhon seulement. »
Il me ramena à l’intérieur, et je m’accrochai à lui comme le petit Sévérian s’était accroché à moi, jusqu’à ce que nous nous retrouvions enfin à l’intérieur de la grande salle qui n’était autre que la boîte crânienne du sommet de la montagne.
« Bon, dit le géant à deux têtes. Nous allons faire une seconde tentative. Tu vas retourner avec moi dans l’œil, mais il faudra que tu viennes de ton plein gré, cette fois. Peut-être trouveras-tu plus facile d’aller dans le gauche au lieu du droit. »
Il prit mon bras. Je suppose que l’on pourrait dire que je m’avançai de mon plein gré, puisque j’étais sur mes jambes ; mais je ne crois pas avoir jamais marché d’aussi mauvaise grâce de toute ma vie. Seul le souvenir de l’humiliation que je venais de subir m’empêchait de refuser. Nous ne nous arrêtâmes qu’une fois au bord absolu de la pupille ; d’un geste, Typhon m’intima l’ordre de regarder devant moi. Un océan cotonneux de nuages s’étendait en dessous de nous, bleui d’ombre aux endroits où le soleil ne le teintait pas de rose.
« Autarque, demandai-je, comment se fait-il que nous soyons ici, alors que le vaisseau que nous avons pris a plongé si longtemps dans un tunnel ? »
D’un mouvement d’épaules, il rejeta ma question. « Pourquoi la gravitation devrait-elle servir Teur, quand elle peut servir Typhon ? Mais Teur est belle : regarde ! Tu contemples la robe du monde ; n’est-elle pas splendide ?
— Absolument splendide.
— Si tu le veux, tu pourras la revêtir. Je t’ai dit que j’étais l’Autarque de nombreux mondes. Je le serai de nouveau et de bien plus de mondes encore. Celui-ci, qui est le plus ancien de tous, j’en avais fait ma capitale. Ce fut une erreur, car j’ai trop attendu quand le désastre s’est produit. Au moment où je décidai de fuir, la fuite n’était plus possible pour moi – ceux à qui j’avais confié le contrôle des vaisseaux capables d’atteindre les étoiles avaient fui à leur bord, et j’étais assiégé sur cette montagne. Je ne commettrai pas cette erreur une deuxième fois. Je bâtirai ma capitale ailleurs, et je te donnerai ce monde-ci, pour que tu y règnes comme mon féal.
— Je n’ai rien fait, répondis-je, pour mériter une position aussi élevée.
— Porteur du talisman, personne, pas même toi, ne peut me demander de justifier mes actes. Au lieu de cela, contemple donc ton empire. »
Tandis qu’il parlait, très loin au-dessous de nous, le vent s’était levé. Et sous son fouet puissant, les nuages bouillonnaient et se rangeaient comme des soldats, en rangs serrés qui s’étiraient vers l’orient. Je vis apparaître en dessous d’eux d’autres montagnes, puis les plaines de la côte, et, encore au-delà, la ligne bleue et à peine perceptible de la mer.
« Regarde ! » me dit Typhon en montrant une direction du doigt ; sur les montagnes du nord-est, une étincelle de lumière venait d’apparaître. « On a utilisé là une arme à énergie d’une grande puissance, continua-t-il. Peut-être est-ce le prince actuel, peut-être ses ennemis. Quoi qu’il en soit, je l’ai maintenant localisée et elle sera détruite. Les armées de ce temps ne sont guère puissantes. Leurs soldats s’égailleront sous nos fléaux comme le blé qu’on bat.
— Mais comment pouvez-vous savoir tout cela ? demandai-je. Vous étiez comme mort, jusqu’à ce que mon fils et moi venions vous réveiller.
— En effet. Mais j’ai déjà vécu presque un jour, et j’ai envoyé mes pensées jusqu’aux endroits les plus éloignés. Il existe au plus profond des mers des puissances qui s’apprêtent à régner. Elles deviendront nos esclaves, comme les hordes du Nord sont actuellement les leurs.
— Et qu’adviendra-t-il des habitants de Nessus ? » J’étais glacé jusqu’aux os, et mes jambes tremblaient sous moi.
« Nessus sera ta capitale, si tu le souhaites. Et depuis ton trône de Nessus, tu me paieras tribut en belles jeunes femmes et en beaux garçons, en anciens mécanismes et en livres antiques, ainsi qu’en toutes les bonnes choses produites par ce monde de Teur. »
Il indiqua un autre point. Je crus discerner les jardins du Manoir Absolu comme un châle d’or et de vert jeté sur une pelouse, et au-delà, la grande muraille de Nessus ; puis la puissante cité elle-même, l’impérissable métropole, s’étendant sur tant de centaines de lieues que même les donjons de la Citadelle se perdaient au milieu de cette marée infinie de toits, de clochers, de tours et de rues sinueuses.
« Il n’existe pas de montagne aussi haute, dis-je. Et celle-ci serait-elle la plus élevée de toute la planète, quand bien même elle se dresserait au-dessus du sommet de la deuxième, nul ne pourrait voir aussi loin que moi en ce moment.
— Cette montagne est aussi haute que je veux qu’elle soit, dit Typhon en me saisissant par les épaules. As-tu donc oublié quel visage elle porte ? »
Je le fixai sans répondre.
« Imbécile, reprit-il. Tu vois à travers mes yeux. Sors donc ton talisman, maintenant. J’exige que tu prêtes serment sur lui. »
Je sortis la Griffe, me disant que c’était sans doute pour la dernière fois, de la pochette de cuir cousue par Dorcas. Pendant ce temps, j’eus l’impression d’un mouvement léger, très loin en contrebas. Certes, la vue que l’on avait du monde depuis l’étrange fenêtre était toujours grandiose, dépassant tout ce que l’on pourrait imaginer – mais ce n’était tout de même que la vue qu’un homme ayant de bons yeux aurait pu admirer de quelque très haut sommet : le disque bleu de Teur. Je pouvais aussi voir, à travers les nuages, les genoux puissants de la montagne et entre eux les bâtiments rectangulaires avec la construction circulaire en leur centre, et les cataphractes. Et lentement, ces derniers détournaient leurs visages du soleil pour regarder vers le haut, vers nous.
« Ils veulent me rendre hommage », dit Typhon. La bouche de Piaton bougea également, mais pas en même temps. Cette fois-ci, je l’observais.
« Vous vous êtes montré tout à l’heure dans l’autre œil, et ils ne vous ont pas rendu hommage, fis-je remarquer à Typhon. C’est la Griffe qu’ils saluent. Dites-moi, Autarque, qu’en sera-t-il du Nouveau Soleil, s’il vient enfin ? Serez-vous son ennemi, comme vous avez été celui du Conciliateur ?
— Fais-moi ton serment d’allégeance et crois-moi, je serai son maître lorsqu’il viendra, et lui mon esclave le plus abject. »
C’est à cet instant-là que je frappai.
Il y a une façon de porter un coup sur l’arête du nez avec le tranchant de la main qui projette son os fendu à l’intérieur du crâne. Le geste doit être cependant extrêmement rapide, car instinctivement, sans même avoir à y penser, un homme lève les mains pour se protéger le visage en voyant venir le coup. Je n’étais pas aussi rapide que Typhon, mais il leva la main devant son propre visage. Or c’est celui de Piaton que je frappai, et je sentis l’affreux petit craquement qui est le glyphe de la mort. Le cœur qui n’était plus à son service depuis des kiliades cessa de battre.
Après un instant, je poussai du pied le corps de Typhon dans le vide.