Je m’étais levé et avais tiré mon épée en entendant les bruits de pas ; j’attendis dans l’ombre pendant ce qui me parut au moins une veille, mais fut probablement bien moins long. Je les entendis encore par deux fois, rapides et légers, mais avec quelque chose de ferme qui suggérait un homme athlétique, puissamment bâti, se déplaçant en courant presque.
Les étoiles, ici, scintillaient dans toute leur gloire, aussi brillantes qu’elles doivent apparaître aux yeux des marins dont elles sont les ports, quand ils s’élancent vers le ciel en déroulant le voile d’or immense qui pourrait envelopper tout un continent. Je pouvais voir les gardes immobiles presque aussi nettement que de jour, ainsi que les bâtiments tout autour de moi, baignés de la lumière aux mille couleurs différentes venue d’une infinité de soleils. Nous imaginons avec horreur les plaines glacées de Dis, le compagnon le plus lointain de notre soleil – mais de combien de soleils sommes-nous les plus lointains compagnons ? Pour le peuple de Dis, si cette planète est habitée, n’existe qu’une éternelle nuit étoilée.
À plusieurs reprises, tandis que je restais debout, immobile sous les étoiles, je faillis m’endormir ; et lorsque mon esprit s’égarait ainsi aux frontières du sommeil, je m’inquiétais pour l’enfant, me demandant si je ne l’avais pas réveillé en me levant, et où j’allais lui trouver de la nourriture une fois le soleil revenu. Puis à ces pensées, comme la nuit engloutissant les montagnes, succédait la conscience de sa mort et un sentiment de désespoir. Je compris alors ce qu’avait ressenti Dorcas à la mort de Jolenta. Les rapports que j’avais eus avec le garçon étaient restés dépourvus de tout caractère sexuel, alors que je soupçonnais ceux de Dorcas et Jolenta d’avoir été marqués par un certain érotisme ; mais ce n’était pas l’aspect charnel de leur amour qui avait provoqué ma jalousie. La profondeur de mes sentiments pour le petit Sévérian avait égalé ceux de Dorcas pour Jolenta, j’en étais convaincu – et certainement surpassé ceux de Jolenta pour Dorcas. Et si Dorcas les avait connus, elle en aurait été aussi jalouse que je l’avais parfois été moi-même des siens, du moins, pensai-je, si elle m’avait autant aimé que je l’aimais de mon côté.
Finalement, n’entendant plus le moindre bruit de pas depuis un moment, je me rencognai du mieux que je pus dans mon abri sommaire, et m’efforçai de retrouver le sommeil. Je m’attendais plus ou moins à ne jamais me réveiller, ou alors pour me retrouver avec un couteau appuyé sur la gorge ; il n’en fut rien. Rêvant d’eau, je dormis jusque bien après l’aube, me retrouvant toujours seul à mon réveil, glacé, les membres raides et douloureux.
Je ne me souciais absolument plus des bruits de pas, des grands cataphractes de métal, de l’anneau ni de quoi que ce soit dans cet endroit maudit. Je ne désirais plus qu’une seule chose, le quitter, le plus vite possible ; et je fus ravi, sans seulement savoir pourquoi, de constater que je n’aurais pas à repasser à proximité du bâtiment circulaire pour gagner le flanc nord-ouest de la montagne.
Je me suis senti devenir fou à de nombreuses occasions, ayant vécu d’innombrables aventures extraordinaires – les plus extraordinaires étant celles qui agissent le plus puissamment sur l’esprit. Et c’était ce qui m’arrivait, une fois de plus. Un homme, plus grand que moi et d’une carrure beaucoup plus imposante, sortit d’entre les pieds d’un cataphracte ; on aurait dit que l’une des constellations monstrueuses de la nuit étoilée était tombée sur Teur pour prendre forme humaine. Car cet homme était pourvu de deux têtes, comme l’ogre de l’un des contes oubliés dans Les Merveilles de Teur et de Ciel.
Je portai instinctivement la main au pommeau de Terminus Est, sur mon épaule. L’une des têtes se mit à rire ; je crois bien que c’est la seule et unique fois où je vis quelqu’un s’esclaffer en me voyant dégainer l’impressionnante lame.
« De quoi as-tu donc peur ? me lança-t-il. Je vois que tu es aussi bien équipé que je le suis moi-même. Quel est le nom de ton amie ? »
Au milieu de ma surprise, je trouvai quand même moyen d’admirer son courage. « Terminus Est », répondis-je en tournant la lame pour qu’il puisse en déchiffrer l’inscription gravée dans l’acier.
« Voici la ligne de partage, traduisit-il. Très bien, vraiment très bien. Et même encore mieux que ce soit en ce lieu et en cette veille que son nom soit lu, car ce moment sera véritablement celui d’une ligne de partage entre l’ancien et le nouveau comme le monde n’en a encore jamais vu. Le nom de mon ami est Piaton, ce qui, je le crains, ne veut rien dire de particulier. C’est un serviteur de qualité inférieure par rapport au tien, mais c’est peut-être une meilleure monture. »
En entendant prononcer son nom, la deuxième tête ouvrit complètement les yeux, qu’elle avait gardés mi-clos jusqu’ici, et qu’elle fit rouler de manière incohérente. Sa bouche s’ouvrit comme si elle s’apprêtait à parler, mais aucun son n’en sortit. Je la crus atteinte d’une forme d’idiotie.
« Tu peux maintenant ranger ton arme ; comme tu le constates, je n’en possède pas moi-même, et n’ai pas la moindre intention de te faire du mal. »
Il leva les bras tout en parlant, et fit un tour d’un côté puis de l’autre, pour bien me montrer qu’il était entièrement nu, ce qui me paraissait déjà assez évident.
« Ne seriez-vous pas le fils de l’homme mort qui se trouve dans le bâtiment rond, là-derrière ? » demandai-je.
J’avais remis Terminus Est dans son fourreau tout en parlant, et après avoir avancé d’un pas, l’homme à deux têtes me répondit : « Nullement. Je suis cet homme lui-même. »
La silhouette de Dorcas jaillit au milieu de mes pensées, comme si elle sortait des eaux brunâtres du lac aux Oiseaux, et je sentis une nouvelle fois sa main glacée de morte se saisir de la mienne. Avant seulement de me rendre compte de ce que je disais, je lâchai : « Est-ce moi qui vous ai rendu la vie ?
— Dis plutôt que ta venue a provoqué mon réveil. Tu m’as cru mort, alors que je n’étais que desséché. J’ai bu, et comme tu le vois, je vis de nouveau. Boire, c’est vivre ; se plonger dans l’eau, c’est renaître.
— Si ce que vous dites est vrai, c’est merveilleux. Mais j’ai moi-même trop soif pour y réfléchir. Vous dites avoir bu. Par ailleurs, la manière dont vous le dites montre que vous avez des dispositions amicales envers moi. C’est le moment de le prouver : je n’ai ni mangé ni bu depuis longtemps. »
La tête qui parlait sourit. « Tu es en adéquation merveilleuse avec mes intentions. Il y a chez toi, et même dans ta façon de t’habiller quelque chose d’approprié que je trouve charmant. J’étais sur le point de te proposer d’aller là où se trouve de quoi boire et manger à profusion. Suis-moi. »
Je crois qu’au point où j’en étais, j’aurais suivi quiconque m’aurait promis de l’eau. J’ai bien essayé, depuis lors, de me convaincre que je ne l’avais accompagné que par curiosité, ou parce que j’espérais apprendre le secret des grands cataphractes ; mais lorsque j’évoque ces moments, je ne retrouve qu’une sensation de soif lancinante, et un sentiment de désespoir. Devant mes yeux dansaient la cascade au-dessus de la maison de Casdoé, la fontaine Vatique du Manoir Absolu, et je croyais entendre le grondement de l’eau s’élancer dans la conduite, au moment où j’avais ouvert l’écluse du réservoir pour inonder la Vincula, sur la falaise dominant Thrax.
L’homme à deux têtes me précédait comme s’il était convaincu que j’allais le suivre et que je n’avais aucune intention de l’attaquer par-derrière. Ce n’est que lorsqu’il tourna à un angle de rue, que je me rendis compte que, contrairement à ce que j’avais cru, je ne me trouvais pas sur l’un des axes qui rayonnaient vers le bâtiment circulaire. Sa coupole était maintenant devant nous. Une porte – différente de celle par laquelle le petit Sévérian et moi étions entrés – était ouverte comme la veille, et nous en franchîmes le seuil.
« Monte là-dedans », dit la tête qui parlait.
La chose qu’il me montrait rappelait plus ou moins un bateau ; elle était rembourrée de partout à l’intérieur, comme la nacelle en forme de nénuphar du jardin de l’Autarque ; mais c’était sur l’air qu’elle flottait, et non sur l’eau. Lorsque j’en touchai le plat-bord, je sentis l’embarcation tanguer sous la pression de ma main, d’un mouvement presque imperceptible. « Il doit s’agir d’un atmoptère, non ? Je n’en ai jamais vu un d’aussi près, dis-je à l’homme à deux têtes.
— Si un atmoptère était une hirondelle, cet engin serait – je ne sais pas, moi –, disons un moineau, peut-être. Ou une taupe, ou bien encore ce jouet volant que les enfants frappent d’une raquette pour le faire aller et venir entre eux. Je crains que les règles de la courtoisie n’exigent que tu entres en premier. Je te certifie qu’il n’y a aucun danger. »
Néanmoins, j’hésitai. Ce vaisseau me paraissait quelque chose de tellement mystérieux que je ne pouvais me décider à y poser le pied. « Je viens de Nessus et de la rive orientale du Gyoll, dis-je alors, et on m’a appris que celui à qui revient la place d’honneur dans un véhicule doit être le dernier à y entrer et le premier à en sortir.
— Précisément », répondit la tête qui parlait. Avant que je puisse me rendre compte de ce qui m’arrivait, il m’avait saisi par la taille et jeté dans le bateau, comme j’aurais pu faire avec le petit Sévérian. L’engin plongea et roula sous mon poids, et se remit à tanguer violemment l’instant d’après lorsque le géant à deux têtes sauta à côté de moi. « Tu n’imaginais tout de même pas prendre le pas sur moi ? »
Il murmura quelque chose, et l’embarcation commença à se déplacer, glissant doucement, tout d’abord, puis prenant peu à peu de la vitesse.
« La véritable courtoisie, reprit-il, doit mériter son nom. La courtoisie doit être sincère. Lorsqu’un plébéien s’agenouille devant son monarque, il lui offre son cou sans défense. Il sait que son maître tout-puissant peut le lui faire trancher s’il le veut. Les gens du commun aimaient à dire – ou plutôt avaient pris l’habitude de dire, en des temps fort lointains et meilleurs qu’aujourd’hui – que je n’aimais pas la vérité. Or la vérité, c’est que c’est justement la vérité que j’aime ; j’apprécie que les faits soient ouvertement reconnus pour ce qu’ils sont. »
Nous étions étendus de tout notre long dans l’embarcation, à peine séparés par la largeur d’une paume ; la tête stupide que l’autre avait appelée Piaton me regardait d’un œil exorbité, et bougeait les lèvres en même temps qu’il parlait, émettant un murmure confus.
Je voulus m’asseoir. Me saisissant avec un bras de fer, l’homme à deux têtes m’obligea à rester couché, et dit : « C’est dangereux. Ces engins ont été construits pour qu’on y reste allongé. Tu ne voudrais tout de même pas perdre la tête, n’est-ce pas ? C’est presque aussi désagréable, crois-moi, que d’en recevoir une supplémentaire. »
Notre embarcation piqua du nez et s’enfonça dans l’obscurité. Je crus pendant quelques instants que nous allions périr, mais j’éprouvai bientôt cette sensation d’ivresse particulière à la vitesse, quelque chose qui se rapprochait de ce que j’avais vécu enfant, lorsque nous glissions sur les branches des conifères de la nécropole, entre les mausolées, pendant l’hiver. Lorsque je m’y fus accoutumé, je demandai : « Êtes-vous né tel que vous êtes ? Ou bien vous a-t-on imposé Piaton, d’une manière ou d’une autre ? » Je crois que j’avais déjà commencé à prendre plus ou moins conscience que ma vie allait dépendre des renseignements que je pourrais obtenir de cette créature étrange.
La tête qui parlait se mit à rire : « Mon nom est Typhon. Autant m’appeler ainsi. As-tu entendu parler de moi ? Il fut un temps où j’étais le maître de cette planète, ainsi que de beaucoup d’autres. »
J’avais la certitude qu’il mentait, mais je lui répondis tout de même : « Le bruit de votre puissance est parvenu jusqu’à nous… Typhon. »
Il rit de nouveau. « Je parie que tu étais sur le point de m’appeler Impérator ou quelque chose comme ça, non ? Eh bien, fais-le. Non, je ne suis pas né comme je suis, ni né d’aucune manière – comme tu l’entends. Piaton n’a pas non plus été greffé sur moi ; c’est moi qui ai été greffé sur lui. Qu’en dis-tu ? »
Notre vaisseau se déplaçait maintenant à une telle vitesse que j’entendais l’air siffler au-dessus de nos têtes, mais la pente qu’il suivait me paraissait moins vertigineuse qu’au début, pour se redresser presque complètement quand je repris la parole. « Est-ce vous qui l’avez voulu ?
— Je l’ai ordonné, en effet.
— Je trouve cela extrêmement bizarre. Et pour quelle raison l’avez-vous ordonné ?
— Pour conserver la vie, bien entendu. » Il faisait trop noir maintenant pour que je pusse voir l’une ou l’autre tête, alors que celle de Typhon n’était même pas à une coudée de la mienne. « Toutes les formes de vie agissent de manière à préserver leur existence – c’est ce que nous appelons la Loi de l’Existence. Nos corps, comprends-tu, meurent bien avant nous-mêmes. Il serait d’ailleurs plus juste de dire que nous ne mourons que parce qu’ils meurent. Mes médecins – et bien entendu, j’avais les meilleurs de plusieurs mondes – m’ont assuré qu’il m’était possible de prendre un nouveau corps ; leur première idée fut de placer mon cerveau dans le crâne occupé auparavant par un autre. Vois-tu le défaut de cette méthode ? »
Me demandant s’il était sérieux, je lui répondis : « Non, j’en ai bien peur.
— Le visage, le visage ! Je n’aurais plus eu mon visage, et c’est à un visage que les hommes ont l’habitude d’obéir. » Son bras serra le mien dans l’obscurité. « Je leur ai dit qu’il n’en était pas question. Puis un chirurgien proposa une substitution de toute la tête. D’après lui, ce devait même être plus facile, car l’opération laisserait intactes les connexions neuroniques extrêmement complexes de la vision, de l’ouïe et de la parole. Je lui promis une principauté s’il réussissait.
— Il me semble…», commençai-je, mais je fus interrompu par un nouvel éclat de rire de Typhon.
« Il te semble qu’il aurait mieux valu commencer par retirer la tête d’origine ? Eh ! oui, c’est ce que j’ai toujours pensé moi-même ! Mais la technique des connexions neuroniques est d’une très grande difficulté et il découvrit (grâce aux sujets d’expérience que je lui procurai) que le meilleur moyen de réussir était de ne transférer par chirurgie que les fonctions volontaires. Lorsque cela serait fait, les fonctions involontaires finiraient par se transférer d’elles-mêmes, et on pourrait retirer la tête d’origine ; il y aurait bien entendu une cicatrice, qu’une chemise suffirait à cacher.
— Mais quelque chose n’a pas marché ? » Je m’étais déjà écarté de lui autant qu’il était possible dans l’étroite embarcation.
« Ce fut surtout une question de temps. » La puissante sonorité de sa voix de bronze commençait à s’affaiblir.
« Piaton était un de mes esclaves – non pas le plus grand, mais le plus fort de tous ; nous lui avons fait passer des épreuves. Mais il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’un être d’une telle force physique puisse aussi être assez fort pour garder le contrôle de son cœur…
— Je vois », dis-je, bien que ne voyant rien.
« Ce fut aussi une période de grande confusion. Mes astronomes avaient prédit une lente décadence de l’activité du soleil. Beaucoup trop lente, d’après eux, pour être sensible durant la longueur d’une vie humaine. Mais ils s’étaient trompés. La température de la planète déclina de deux pour mille en quelques années, avant de se stabiliser à nouveau. Les récoltes en pâtirent, il y eut de terribles famines et des émeutes. J’aurais dû partir à ce moment-là.
— Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
— Il me semblait qu’il y avait besoin d’une main ferme à la barre. Et il ne peut y en avoir qu’une, que ce soit celle du prince ou de quelqu’un d’autre…
« Et puis un faiseur de miracles avait fait son apparition, comme souvent ; ce n’était pas réellement un fauteur de troubles, en dépit de ce que pensaient certains de mes ministres. Je m’étais retiré en cet endroit, le temps que mon traitement soit terminé, et comme il semblait guérir les maladies et les difformités, j’ordonnai qu’il me fût amené.
— Le Conciliateur », dis-je, avant d’avoir envie de me trancher les veines pour une telle sottise.
« Oui, c’était l’un des noms qu’il portait. Sais-tu où il se trouve, maintenant ?
— Cela fait bien des kiliades qu’il est mort.
— Et cependant, il n’a pas complètement disparu, n’est-ce pas ? »
La manière dont il fit cette remarque me surprit tellement que je ne pus m’empêcher d’abaisser les yeux sur le petit sac en daim suspendu à mon cou, pour vérifier que la lumière azuréenne ne s’en échappait pas.
Là-dessus, notre vaisseau redressa sa proue et se mit à monter, et le gémissement de l’air autour de nous se transforma en un grondement de tourbillon.