PRÉFACE[24]

Un des thèmes bien représentés dans la littérature de science-fiction est celui du mutant, du surhomme, de l’être qui viendra après l’homme[25]. Son histoire est passionnante pour deux raisons au moins. D’abord, il est possible de repérer son apparition et son évolution avec une bonne précision et elle est étroitement dépendante de celles des théories de l’évolution ; contrairement à certains autres, comme celui du robot, il ne peut pas être renvoyé à des modèles plus anciens venus de la mythologie ou du fantastique. Ensuite, il connaît des fortunes diverses qui expriment soit des avatars de la théorie de l’évolution, soit des influences sociologiques et des biais idéologiques ; il reflète ainsi indirectement une partie de l’histoire des idées et de la politique du XIXe siècle finissant et du XXe siècle révolu.

L’événement déclencheur est évidemment la parution, en 1859, de L’Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la Lutte pour l’existence dans la nature, de Charles Darwin.[26] Certes la spéculation sur la succession des espèces est bien antérieure, mais l’œuvre de Darwin apporte plusieurs innovations décisives qui secouent la société. Elle présente des preuves de la différenciation récente d’espèces dans cinq catégories différentes, paléontologiques, biogéographiques, systématiques, morphologiques et embryologiques. Elle affirme que la lignée humaine est d’origine animale, et Darwin précisera même dans La Descendance de l’homme (1871) qu’elle a dû naître en Afrique. Selon cette théorie, l’homme descend du « singe », selon une formule exagérément abrupte qui fit dire à une lady victorienne que si c’était vrai, il valait mieux le taire. Elle demeure déductive et sans preuve immédiate du fait de l’échelle des temps considérés, ce qui ouvre la voie à la controverse. Enfin, intervenant assez tardivement, la théorie de Darwin et de Wallace[27] rencontre une opinion préparée dont une partie est prête à en découdre avec la religion, et connaît une audience immédiate et considérable.

Les prolongements dans la philosophie et la littérature ne se font pas trop attendre.

C’est peut-être Nietzsche qui ouvre le feu. En 1882-1883, il publie Ainsi parlait Zarathoustra où apparaît la figure du surhomme, symétrique dans l’avenir du singe des origines. Les spécialistes discutent encore de savoir s’il s’agit d’un simple dépassement de l’humain par l’humain lui-même, ou d’une race, voire d’une espèce, supérieure. Mais l’insistance du philosophe sur une volonté de puissance qui peut se traduire par une sorte de force vitale poussant l’être à s’accomplir dans tous les possibles en dehors de toute considération morale, et l’accent mis par lui sur la lutte entre faibles et forts et sur les valeurs de la vie aux dépens des valeurs de culture et de savoir sonnent darwinien. Il sait qu’il y a un animal sous la peau de l’homme et qu’une force immense bouscule les formes.

Quelques années plus tard, en 1886 et 1887, Guy de Maupassant introduit en force et sans ambiguïté le thème proprement darwinien de l’espèce qui dominera et supplantera l’humanité dans les deux versions du Horla[28].

Je ne suis pas un admirateur inconditionnel de cette nouvelle, contrairement à beaucoup d’universitaires qui cherchent en la vantant à se faire pardonner leur ignorance et leur incompréhension, voire leur mépris, de la littérature fantastique du XIXe siècle. Sa construction me semble bancale, elle accumule les thèmes fantastiques ou bizarres : l’intrusion de l’étrange et peut-être du double, le soupçon de la folie, l’invasion de la liquidité, le détour par la légende et le religieux à travers la visite au moine du Mont-Saint-Michel, l’hypnose et la transmission de pensée, le contrôle à distance de la volonté d’autrui et finalement l’incendie purificateur qui n’est pas sans évoquer la chute de la maison Usher. Cette procession excessive d’effets, si elle converge sur le Horla, aurait tenu sans difficulté dans un roman mais nuit à la crédibilité d’un texte court qui en devient presque caricatural[29].

Cependant, malgré cette réserve, je reconnais la dimension précursive d’une nouvelle de science-fiction qui introduit, presque comme en passant, plusieurs idées qui deviendront par la suite des poncifs. D’abord le thème évolutionniste du Horla lui-même sur lequel je reviendrai, et celui de la pluralité des mondes habités[30], mais aussi celui de la parapsychologie et du pouvoir exercé à distance sur des esprits humains, de la possibilité d’êtres qui nous contrôlent et nous exploitent à notre insu, et enfin celui de l’invisibilité due à l’insuffisance de notre perception[31]. Cette nouvelle a certainement inspiré le Guerre aux invisibles (1939) d’Éric Frank Russell, peut-être le thème de L’Homme invisible chez Wells (1897) ou chez Verne (Le Secret de Wilhelm Storitz, 1902, publié en 1910).

Avant d’en venir au personnage du Horla, arrêtons-nous un instant sur l’inspiration de la nouvelle. Pendant longtemps, le refus d’admettre qu’un écrivain aussi notable ait pu galvauder son talent à écrire du fantastique ou, pis encore, du merveilleux scientifique a donné du crédit à une thèse réductrice selon laquelle cette inspiration aurait découlé de la paralysie générale, conséquence de la syphilis, qui devait emporter Maupassant en 1893[32]. On en a fait justice depuis longtemps et Marie-Claire Bancquart ne l’évoque que pour la rejeter. Elle préfère situer la nouvelle dans le courant fantastique[33] qui traverse la fin du XIXe siècle et, en fait, tout le siècle, et emploie même avec raison, pour la qualifier, le terme de science-fiction. Cependant elle néglige une très probable source d’inspiration pour Maupassant, l’œuvre d’Edgar Poe, introduite en France par Baudelaire entre 1848 et 1868, et que Maupassant peut d’autant moins ignorer qu’il lui a consacré un article[34]. Cette filiation est d’autant plus vraisemblable que plusieurs thèmes présents dans Le Horla le sont aussi chez Poe, le double, l’hypnotisme, et surtout la recherche d’un fantastique rationnel qui ne soumette pas la raison à la superstition. Le Horla fait de surcroît appel à la théorie de l’évolution et au darwinisme qui aurait certainement passionné l’auteur d’Eureka (1848) disparu en 1849.

Le Horla ? « Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les autres créés avant nous ? C’est que sa nature est plus parfaite, son corps plus fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si maladroitement conçu, encombré d’organes toujours fatigués, toujours forcés comme des ressorts trop complexes, que le nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête, en se nourrissant péniblement d’air, d’herbe et de viande, machine animale en proie aux maladies, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve et bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche d’être qui pourrait devenir intelligent et superbe.

Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l’huître jusqu’à l’homme. Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui sépare les apparitions successives de toutes les espèces diverses ? »

Dans cette dernière phrase, on entend comme un écho de l’hypothèse catastrophiste de Cuvier selon laquelle l’enchaînement des espèces correspond à une succession de déluges et de créations, hypothèse récusée puis, sous une autre forme il est vrai, réhabilitée de nos jours.

Mais quelle est l’interprétation que donne Maupassant de ce passage de la primauté de l’homme à celle du Horla ? Elle est tout entière orientée vers le pouvoir, thème récurrent voire dominant dans son œuvre. Et il écrit : « Le règne de l’homme est fini. Il est venu. Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs, Celui qu’exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les nuits sombres, sans le voir apparaître encore…

… les médecins… ont joué avec cette arme du Seigneur nouveau, la domination d’un mystérieux vouloir sur l’âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion… Malheur à nous ! Malheur à l’homme. Il est venu le… le… comment se nomme-t-il… il me semble qu’il me crie son nom… le… Horla…

… le Horla va faire de l’homme ce que nous avons fait du cheval et du bœuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la seule puissance de sa volonté. Malheur à nous[35]. »

Étrangement, ce texte évoque le passage du livre de Rauschning, Hitler m’a dit[36], où Hitler, apparemment terrorisé, bafouille : « L’homme nouveau vit au milieu de nous ! Il est là ! Cela vous suffit-il ? Je vais vous dire un secret : j’ai vu l’homme nouveau. Il est intrépide et cruel ! J’ai eu peur devant lui ! »

Alors Hitler aurait lu Maupassant ? Ou bien Rauschning ? Comme d’après les historiens, ce dernier n’aurait jamais approché personnellement Hitler et encore moins recueilli ses confidences, la seconde hypothèse est la moins invraisemblable.


Dans l’intérêt de la raison, il convient de distinguer à propos de l’expression ambiguë de théorie de l’évolution, entre le fait de l’évolution des espèces, généralement accepté sauf des créationnistes de tout poil et plume, et les théories qui visent à expliquer ce fait, et qui peuvent être invalidées et précisées sur tel ou tel point. Cette distinction est importante car certains créationnistes avoués ou camouflés, comme Michael Denton, arguent de la relative fragilité des secondes pour contester le premier[37]. Comme toute théorie authentiquement scientifique, la théorie explicative de l’évolution est complexe, inachevée, incomplète et perpétuellement remise en question dans ses détails. Mais ses lacunes et ses incertitudes, les débats entre spécialistes dont elle est l’objet, n’autorisent en rien la négation du fait de l’évolution[38]. Il est essentiel de comprendre que la discussion, la contestation, voire la réfutation, de tel ou tel aspect de la théorie de l’évolution ne conduisent aucunement à son abandon dans sa totalité.


Les explications de l’évolution peuvent être ramenées très schématiquement à quatre périodes qu’on retrouvera dans leurs dérivations littéraires.

Après que le concept de la succession des espèces est devenu à peu près incontestable dès le XVIIIe siècle du fait de l’accumulation des indices paléontologiques, Cuvier, gêné et qui ne souhaite pas s’engager dans des débats théologiques, invoque la succession des déluges : il y a eu plusieurs créations dont les traces demeurent lisibles dans les entrailles de la Terre[39].

Lamarck, plus radical, admet à la génération suivante le transformisme. On lui attribue souvent la paternité de l’idée de l’hérédité des caractères acquis bien qu’elle soit plus ancienne. Comme y insiste Marcel Blanc, Lamarck défend en fait l’idée d’une « évolution de la vie en correspondance avec l’évolution de la Terre » et par extension celle d’un progrès à travers la transformation d’espèces qui ne s’éteignaient pas mais s’adaptaient. Bien qu’elle n’ait jamais reçu, bien au contraire, le début d’une validation scientifique, après avoir été un cheval de bataille de la paléontologie française, elle tient une place importante dans les fictions de Greg Bear comme j’y reviendrai.

Darwin introduit le principe de la sélection naturelle des variétés et de leur spéciation. Elle ne fait appel à aucun principe métaphysique. Mais son moteur est peu clair : si Darwin indique bien comment la spéciation a pu s’effectuer par la « descendance avec modification » et une sélection naturelle comparable à celle pratiquée par les éleveurs, il ne sait pas à partir de quoi. Il accepte une petite dose de mutations sous la forme de variations héréditaires survenues au hasard chez des individus, et une autre d’hérédité des caractères acquis, avec réticence, car les premières lui semblent réintroduire les créations successives de Cuvier, Agassiz, Owen, Lyell et quelques autres, et la seconde le lamarckisme. C’est qu’il ne dispose d’aucune hypothèse solide sur l’origine de la différenciation : il ignore tout des travaux de Mendel bien qu’ils soient exactement contemporains des siens.

En 1901, dans un ouvrage qui fait suite à de longs travaux, Hugo de Vries propose une nouvelle théorie, le mutationisme par opposition au gradualisme. Pour lui, la nature fait bien des sauts, connaît des mutations, et il fait l’hypothèse des gènes puis découvre et tire de l’oubli les travaux de Mendel. L’idée de mutation qui fait surgir d’un seul coup une espèce nouvelle, connaîtra un grand succès dans la littérature de science-fiction. Fort hypothétique et critiquée par les darwiniens, elle sera partiellement validée en 1910 par l’observation de mutations chez la mouche drosophile dans le laboratoire de Thomas H. Morgan puis en 1927 par leur déclenchement artificiel par H. J. Muller. La synthèse, au demeurant difficile, de ces recherches et courants mènera à la théorie néodarwinienne, théorie synthétique de l’évolution, officiellement fondée en 1947. C’est notre quatrième période. L’histoire n’est bien entendu pas achevée pour autant. Au contraire, et sa suite est passionnante mais je dois renvoyer ici à des ouvrages spécialisés dont celui cité.


Ce qui est intéressant pour notre littérature, c’est que ces étapes y sont très inégalement représentées.

Assez curieusement, Rosny Aîné dans Les Xipéhuz (1887) puis dans La Mort de la Terre (1912) semble exploiter tardivement la conception de Cuvier de la succession des règnes dans une discontinuité absolue : les Xipéhuz[40] en forme de cônes n’ont aucune relation biologique avec les humains qui vont les exterminer, pas plus que les ferro-magnétaux de La Mort de la Terre n’en ont avec les humains qu’ils vont remplacer, ni du reste avec aucune forme de vie biologique. Pas trace d’évolution ici, ce qui est tout de même surprenant de la part d’un auteur qui s’est beaucoup intéressé à la paléontologie. On a déjà dit ce que la nouvelle presque contemporaine de Maupassant devait sans doute au darwinisme[41]. Celui-ci cependant inspirera relativement peu d’œuvres. On en trouve une expression dans La Machine à explorer le temps (1895) de H. G. Wells. Son gradualisme est peu encourageant pour des écrivains qui doivent retenir l’attention du lecteur par l’évocation d’un moment de crise. C’est pourquoi le mutationnisme de De Vries aura une postérité littéraire plus abondante, à ce point qu’un ouvrage de la taille de celui-ci ne suffirait pas à résumer les nombreuses histoires de mutants et de surhommes[42]. Mais il faudra attendre les années 1930 pour les voir se multiplier.

Je n’en signalerai ici que quelques-unes pour baliser l’histoire du thème. Dès 1929, René Thévenin, dans Les Chasseurs d’hommes[43], illustre le thème avec une pointe de génie. Le mutationnisme tient la vedette dans l’extraordinaire fresque d’Olaf Stapledon, Les Derniers et les Premiers (1930), qui décrit la succession de quinze espèces d’hommes, radicalement différentes les unes des autres. Dans Rien qu’un surhomme (1935), Stapledon brosse le portrait peut-être le plus convaincant jamais imaginé de l’espèce qui aurait pu nous succéder si elle n’avait choisi de s’effacer. Mais c’est À la poursuite des Slans (1940, 1946, 1951), le roman d’A. E. Van Vogt, qui popularisera le thème. Les Slans sont en fait des mutants artificiellement produits pour aider l’espèce humaine normale à résoudre ses problèmes grâce à leurs facultés supérieures ; les humains ordinaires supportent mal d’être distancés et se livrent à leur encontre à des pogroms. Aussi par la suite, l’intolérance à l’endroit des nouveaux venus différents devient un poncif. Arthur C. Clarke et Théodore Sturgeon renouvellent le thème en 1953 respectivement dans Les Enfants d’Icare et Les Plus qu’humains en insistant sur une conscience collective voire cosmique.

À partir des années 1970, le thème du surhomme se raréfie progressivement peut-être parce qu’il est devenu idéologiquement suspect. Peut-être aussi parce que les auteurs ont pris conscience de la quasi-impossibilité de décrire subtilement un être beaucoup plus avancé que nous, et de la naïveté qu’il y a à s’imaginer son apparition soudaine : le néodarwinisme a fait des progrès.


C’est pourquoi lorsque Greg Bear publie en l’an 2000 L’Échelle de Darwin puis lui donne une suite, Les Enfants de Darwin[44] en 2002, la surprise est considérable. Et Bear ne se contente pas de rénover le thème du successeur de l’Homo sapiens sapiens ; il imagine aussi, pour la première fois, de façon audacieuse et astucieuse, un mécanisme original de l’évolution qui explique, à un moment donné de l’histoire, l’apparition de cette espèce. Chose singulière, sans qu’ils aient pu se donner le mot, un autre écrivain, australien celui-là, Greg Egan, propose lui aussi dans Téranésie[45], en 2000 également, un nouveau processus évolutionnaire. Décidément, au moment du changement de millénaire, la problématique de l’évolution est de retour.

Bien que les solutions spéculatives avancées par Bear et Egan diffèrent totalement, elles affrontent de conserve certaines difficultés rencontrées par la théorie néodarwinienne.

Tout d’abord, les espèces apparaissent dans la nature « parfaites » relativement à leurs conditions d’existence, et leurs organes, ainsi l’œil, celui du poulpe aussi bien que ceux des vertébrés, forcent l’admiration : il est souvent pris à témoin par les adversaires de l’évolution sous le prétexte qu’on ne voit pas bien comment des formes incomplètes auraient pu y conduire[46]. Ensuite les espèces, pour la plupart, sont remarquablement stables, sur des dizaines et parfois des centaines de millions d’années. Dans les deux cas, c’est tout le problème dit du « chaînon manquant » qui ne se pose pas seulement à propos de l’espèce humaine mais de presque toutes les espèces : les « archives » paléontologiques offrent rarement de séries à peu près complètes de phénotypes intermédiaires et les lacunes sont difficilement imputables à la rareté des fossiles si l’évolution s’est déroulée très graduellement sur de longues périodes de temps.

Tout se passe donc comme si l’évolution faisait des sauts, ce que George Simpson, l’un des fondateurs du néodarwinisme, a appelé l’évolution quantique. Ce que confirme la paléontologie : des groupes d’espèces, voire des espèces, surgissent assez brusquement à des moments bien identifiés. C’est ce qui conduit Stephen Jay Gould et Nils Eldredge, après les « mutations systémiques » de Richard Goldschmidt et sa théorie « saltationiste » (1940), à avancer la théorie des « équilibres ponctués » (1972). L’explication catastrophiste selon laquelle ces explosions d’espèces nouvelles feraient suite à des cataclysmes comme celui qui a exterminé les dinosaures à la fin du crétacé n’est pas suffisante.


On peut invoquer trois acteurs de l’évolution : un Grand Ordonnateur, éventuellement divin ou extraterrestre, qui appliquerait un Plan ; la sélection naturelle qui ne laisse subsister que les « plus aptes » dans un environnement présumé stable (ou dynamiquement stable) ; la contingence dont le hasard génétique est un volet et la chute d’astéroïdes (ou les changements climatiques brutaux) un autre. La thèse du Grand Ordonnateur a pour avantage d’éviter la nécessité de toute autre explication, ce qui est aussi son principal inconvénient : une telle position épistémologique n’a jamais été efficace ; il a toujours été possible de trouver des interprétations rationnelles plus détaillées et mieux étayées, même si elles n’étaient ni complètes ni définitives.

La sélection naturelle s’est vu opposer l’impossible définition de l’aptitude, objection qui revient à jouer sur les mots. Sont les « plus aptes » ceux qui survivent et se reproduisent : les forces évolutionnaires agissent comme un filtre du vivant, mais le plus important est ici de comprendre que ce filtre est dynamique et non pas statique ; c’est tout le milieu vivant, tous les écosystèmes, nombreux et complexes, qui se transforment et se rééquilibrent en interagissant, et les règles du jeu de la survie changent constamment ou brusquement. L’évolution sculpte globalement et dans le détail les formes du vivant.

Enfin la contingence a pour inconvénient manifeste d’être imprévisible et d’entrer difficilement dans un schéma bien ordonné, ce qui a longtemps conduit à la considérer avec méfiance comme la réintroduction d’une intervention extérieure, éventuellement divine ; mais elle a l’imparable avantage d’introduire la complexité nécessaire dans le système explicatif qui renonce du coup à être prédictif et normatif.

Ce qu’il y a de fascinant sur deux siècles au moins, c’est que des oppositions comparables s’observent même si les rationalisations ou explications changent : gradualisme contre saltationisme, déluges et cataclysmes contre uniformitarisme, avec d’étonnants retournements idéologiques : Cuvier défend l’idée des déluges pour préserver celle de créations successives, mais Lyell s’y oppose au nom de la constance des desseins divins. Lamarck soutient contre Cuvier le transformisme qui évite l’affront au Créateur que serait la disparition pure et simple d’espèces alors que leur transformation poursuit la création dans le sens d’un Progrès, à travers la grande Chaîne des Êtres jusqu’au plus parfait de tous, l’Homme. Darwin admet l’uniformitarisme géologique de Lyell parce qu’il n’aime pas le cataclysmisme qui lui semble, non sans raison, empreint de souvenirs bibliques, et en cela il fonde avec Lyell une sorte de dogme paléontologique qui rendra difficile à la fin du XXe siècle l’acceptation des extinctions massives d’espèces à la suite de catastrophes telluriques ou cosmiques. Du côté de la génétique, les controverses à portée idéologique ne sont pas moins vives. On ne les détaillera pas ici.

Mais à ne retenir que l’ossature des positions contemporaines, il est surprenant de voir, jusque dans les congrès spécialisés, combien elles reproduisent (les arguments théologiques en moins dans le milieu scientifique) et avec certes infiniment plus d’indices et de subtilité, des thèses pluriséculaires sous-jacentes. Le lamarckisme a subsisté en France, sous une forme ou sous une autre, étonnamment longtemps, jusqu’aux années 1950 au moins, soit par nationalisme, soit parce qu’il est imprégné de catholicisme, soit parce qu’il est progressiste (et planificateur), ou encore parce qu’il apparaît comme un précurseur du lyssenkisme stalinien ; il n’a pas tout à fait rendu son dernier soupir. Et plus récemment, durant les années 1990, la controverse sur la soudaineté de l’extinction des dinosaures qui n’est pas tout à fait close a fait ressurgir de vieilles querelles entre uniformitaristes et catastrophistes, alors qu’il y a de la place pour les deux interprétations. Les convictions idéologiques ont la vie dure surtout dans des sciences éminemment spéculatives. On mesure ici l’importance de Darwin et Wallace, au-delà même de la qualité de leurs travaux : ils rompent sans retour avec la théologie et le créationnisme.


Dans leurs spéculations fictionnelles, Greg Bear et Greg Egan appuient avec bon sens là où ça fait mal, du côté de l’apparition soudaine d’espèces bien constituées en rupture apparente avec leurs prédécesseurs immédiats. Considérons Bear d’abord.

Dans le cas de l’origine de l’homme moderne, il opère une synthèse audacieuse entre les thèses du saltationisme et du transformisme lamarckien. Il y a mutation et il y a transformation d’une espèce d’hommes en une autre. Et pour ce faire il utilise ce qui demeure une énigme du génome.

Jusqu’à quatre-vingts pour cent des gènes sont réputés silencieux ou « inutiles » en ce qu’ils ne codent pour aucune protéine. Les gènes composés d’ADN « utiles », lorsqu’ils s’expriment, produisent des séquences d’ARN messager qui amènent l’usine cellulaire à fabriquer des protéines. Mais les gènes « inutiles » (en dehors de ceux qui contrôlent la syntaxe génétique encore incomplètement élucidée) demeurent apparemment silencieux. L’hypothèse aujourd’hui généralement admise veut que ces séquences d’ADN correspondent soit à des gènes archaïques désactivés soit même à des virus anciens et neutralisés qui se seraient insérés autrefois dans la double hélice. La question se pose donc de savoir ce qui se passerait si on en débarrassait le génome : peut-être rien, peut-être une catastrophe. Greg Bear spécule que l’évolution ne laisse rien subsister d’inutile, en tout cas pas à cette échelle. Ces gènes inutiles ont pour lui une fonction : ils accumulent des mutations favorables qui ne se manifestent pas aussitôt mais demeurent en quelque sorte en réserve. Lorsque l’espèce, en l’occurrence humaine, est soumise à un stress excessif, ces mutations latentes se combinent et donnent naissance à une nouvelle espèce mieux adaptée aux conditions stressantes. C’est la fin des glaciations qui entraîne de la sorte le passage du Néandertalien à l’homme moderne[47]. Et ce sont dans le présent du roman de Bear les stress sociaux, surpopulation et agressivité corrélative, qui déclenchent le passage à l’échelon suivant de l’échelle de Darwin. Bear n’est pas très disert sur la façon dont les mutations positives se produisent, se sélectionnent et s’accumulent avant même d’être directement soumises à la pression du milieu à travers des phénotypes. Une telle évolution non-phylétique évoque les mutations systémiques de Goldschmidt (1930-1940), les « gènes-sauteurs » (ou transposons) de Barbara McClintock (prix Nobel 1983) qui réorganisent le patrimoine génétique en réponse à un stress[48], et l’évolution quantique de Simpson (1944). Elle pourrait aussi trouver un sérieux appui dans la théorie synergique de l’évolution de Denis Buican (1980), qui concilie mutationnisme et darwinisme et introduit différentes formes de sélection à plusieurs niveaux d’intégration du vivant (génétique, cellulaire, individuel et social)[49]. Il n’est pas certain que Bear connaisse cette dernière.

Mais il imagine un déclenchement très original de la mutation. Le génome excité par le stress produit un rétrovirus (de type ARN) qui « informe » les organismes de la même espèce de la nécessité de l’activation des mutations dormantes. Ce rétrovirus provoque une « maladie » qui entraîne un profond réaménagement génétique en deux temps. On consultera le roman sur les détails.

En imaginant qu’une espèce procède immédiatement d’une précédente, Bear fait appel au transformisme de Lamarck. Chose curieuse, il en a déjà fait usage de façon explicite dans un autre roman, Héritage[50]. Il y décrit une planète où l’évolution s’est effectuée selon un schéma exclusivement lamarckien par adaptations successives d’êtres quasiment immortels.


Il est à remarquer que les néo-humains de L’Échelle de Darwin puis des Enfants de Darwin ne sont pas les mutants classiques disposant de pouvoirs parapsychiques plus ou moins extravagants. Ils sont simplement plus sociaux, plus conviviaux, que leurs prédécesseurs. Alors que l’Homo sapiens sapiens est extraordinairement expansionniste, prédateur et agressif, ce qui était un facteur de survie dans un monde où sa population globale était réduite et clairsemée mais est devenu contre-productif dès lors que sa surpopulation menace sa cohabitation, son environnement et sa survie, l’Homo post sapiens (qu’on pourrait appeler l’Homo sentiens) répond à ce stress en étant naturellement doux et sociable et en constituant des dèmes, groupes de solidarité intégrale, physiologique, d’une vingtaine de sujets, groupes entre lesquels les relations sont coopératives. Leurs modes de communication, phéromones et taches colorées changeantes[51] sur le visage, les empêchent pratiquement de se mentir entre eux. Loin d’être des surhommes nietzschéens, ce sont des êtres sursocialisés, au moins relativement à leurs ancêtres. Il demeure toutefois difficile de comprendre comment des gènes « intelligents » ont pu prendre connaissance des conditions rencontrées par les phénotypes et choisir, dans la bibliothèque de mutations latentes disponibles, les plus convenables. Dans sa postface aux Enfants de Darwin, Greg Bear après avoir précisé qu’il n’est pas « partisan du hasard néodarwinien » et qu’il n’a pas « opté pour une vision intégriste ou créationniste de nos origines » livre son opinion : « La vie sur Terre est constituée de plusieurs strates de réseaux neuronaux, qui interagissent afin de résoudre des problèmes et ainsi d’accéder à des ressources et de poursuivre leur existence. Toutes les créatures vivantes résolvent des problèmes posés par leur environnement, et toutes se sont adaptées afin de pouvoir résoudre de tels problèmes avec un succès raisonnable. L’esprit humain n’est qu’une variété parmi d’autres de ce processus naturel, et pas nécessairement la plus subtile ni la plus sophistiquée. » On n’est guère loin de l’hypothèse « Gaïa » proposée par James Lovelock et on comprend les affinités de Bear avec le progressisme lamarckien.


Greg Egan propose dans Téranésie une solution plus aventureuse encore. Dans des circonstances très particulières, des êtres vivants explorent dans les possibles coexistant dans une superposition quantique (dans des mondes parallèles si l’on préfère) les différentes solutions évolutionnaires et ils adoptent la meilleure relativement à un environnement donné. L’évolution est ici devenue le produit des calculs d’un ordinateur quantique et elle est donc extraordinairement rapide. Les termes risquant d’introduire une confusion, précisons que cette évolution quantique n’a rien à voir avec celle de Simpson déjà évoquée. J’y reviendrai dans ma préface à venir de ce roman.


Reste que la rapidité de l’évolution phylétique humaine pose un réel problème. Alors que de nombreux mammifères, dont les grands singes, existent sous des formes apparemment stabilisées depuis plusieurs millions d’années, l’homme moderne, apparu il y a cent à deux cent mille ans, aurait évolué à partir de formes antérieures en quelques centaines de milliers d’années. Cette durée peut apparaître très longue mais elle est incroyablement brève eu égard à l’importance des transformations anatomiques et physiologiques enregistrées : développement du crâne, transformation substantielle de l’organisation cérébrale, apparition du langage et de la pensée symbolique. Un indice de la rapidité de cette évolution est classiquement fourni par l’accrochage des organes abdominaux à la paroi postérieure, comme chez un quadrupède, ce qui crée aux bipèdes vieillissants quelques problèmes. L’évolution n’a pas eu le temps d’installer des solutions mieux adaptées à la posture verticale.


Si l’on admet qu’une génération correspond à une vingtaine d’années, cent mille ans ne comptent que cinq mille générations, et cinq cent mille ans que vingt-cinq mille. Une évolution phylétique progressive néodarwinienne semble un peu difficile à loger dans une série aussi brève[52], même si l’on double le nombre. Le concept de l’exaptation (par opposition à adaptation), introduit par Gould, vient un peu améliorer la perspective : il s’agit de la réutilisation de caractères qui ne sont pas immédiatement sélectifs mais qui peuvent se révéler efficaces plus tard, dans des circonstances inédites, ce que Gould appelle le bricolage du vivant à travers l’évolution. On peut se trouver avoir un gros cerveau par contingence et n’en découvrir le mode d’emploi que plus tard. Encore faut-il que ce cerveau, gros consommateur d’énergie, ne se montre pas, dans la période intermédiaire entre son apparition et son plein usage, un facteur négatif de sélection. Soit. Mais pour qu’une telle exaptation se manifeste, il faut que la pression de sélection soit très forte. Et c’est là que mon hypothèse personnelle est beaucoup plus pessimiste, au moins d’un point de vue moral, que celle de Greg Bear.

Mon sentiment est que le filtre dynamique de la pression de sélection, sur lequel j’ai déjà insisté, a été exercé par l’espèce humaine en gestation sur elle-même, le milieu devenant secondaire. L’homme a été son principal ennemi et son principal sélecteur. Une espèce extraordinairement agressive a précipité son évolution néodarwinienne, profitant d’une multitude de micro-mutations en sélectionnant avec une brutalité inédite les variétés les plus efficaces dans ce jeu même de la violence.

Et comme dans une espèce sexuée, la sélection peut être considérablement accélérée à travers celle des mâles, les femelles fécondables étant présumées toutes fécondées (de gré ou de force), ce sont les mâles les plus agressifs, les plus violents et les plus efficaces qui se sont prioritairement reproduits, transmettant au demeurant leurs qualités à leurs rejetons des deux sexes. L’histoire évolutionnaire de l’espèce humaine se serait ainsi édifiée sur le meurtre et le viol. Aucune autre espèce de mammifères ne pratique du reste couramment et constamment, avec autant d’enthousiasme, la lutte à mort et le viol. C’est notre péché originel : nous avons massacré et probablement dévoré nos frères et nos cousins à peine moins performants. D’où la réduction à une seule espèce de ce qui fut presque certainement un buisson foisonnant.

La pression de sélection se serait toutefois exercée aussi dans des directions que nous considérerions volontiers comme plus acceptables : l’allongement de la durée de la vie et la sociabilité corrélative au développement du langage et de la pensée symbolique. Cela implique que ne soit pas prise en considération la seule sélection entre individus mais aussi celle entre petits groupes. La sélection entre groupes, si elle était admise par Darwin, a longtemps été considérée avec suspicion, voire avec hostilité, par les néodarwiniens. Elle est redevenue recevable ces dernières années. Il est difficile en effet d’expliquer autrement le probable doublement de la durée de la vie des humains en quelque cent mille ans[53] soit, rappelons-le, environ cinq mille générations. L’allongement de la durée de la vie au-delà de la période de reproduction doit donc représenter un facteur fortement favorable à la transmission des gènes. On peut proposer deux hypothèses, en apparence contradictoires.

Selon la première, la présence de sujets âgés qui ont survécu à de nombreux aléas et acquis des compétences augmente la pression de sélection intraspécifique dans le groupe ; les sujets plus jeunes, en âge de devenir procréateurs ou de procréer, sont soumis à cette pression, et ceux dont les capacités « naturelles » sont inférieures au nouveau niveau définis par les aptitudes et les compétences des plus vieux, tendent à être éliminés. Le processus est cumulatif et dynamique : la faculté d’acquérir des compétences concourt elle-même à la sélection des caractères favorisant cette faculté. C’est un problème assez classique pour les économistes que celui de la définition d’un optimum en situation de concurrence pour l’obtention de ressources rares et, si les conditions s’y prêtent, d’un optimum dynamique qui inclura les innovations. Les groupes soumis à cette sélection rivalisent entre eux, ceux qui recèlent le plus de vieux compétents ayant plus de chances de survivre et de se reproduire, et l’espèce dans son ensemble évolue dans le sens d’une plus grande longévité.

Un aspect plus sympathique de la pression de sélection exercée par les vieux malins tient à la transmission d’informations. À long terme, les groupes qui disposent du plus d’informations au travers du plus grand nombre supportable de vieux malins survivent et se reproduisent mieux que les autres.

Selon la seconde hypothèse qui est revenue à la mode ces dernières années, le facteur favorisant la longévité tiendrait à la protection des jeunes. La présence d’adultes valides, ayant dépassé leur période de fécondité, motivés par le lien affectif propre aux mammifères, et astucieux, protégerait les jeunes et assurerait de surcroît leur éducation. Le groupe se reproduisant ainsi mieux et à un moindre coût disposerait d’un avantage sur les groupes comptant moins de personnes âgées. Sur la longue période, là encore, les groupes comportant les meilleurs gènes de longévité tendraient à l’emporter. On mesure d’une part que ces hypothèses semblent parfois contradictoires, bien qu’elles puissent en fait se compléter[54] plutôt que se contrarier, ou se succéder, dans des ensembles complexes de contraintes. Elles imposent toutefois le recours à des « variables cachées » : il faut notamment que la capacité d’acquisition d’expériences ne soit pas étroitement limitée. Les grands singes ont une certaine capacité à acquérir des connaissances, à utiliser des outils et à transmettre une « culture » mais leurs espèces semblent stabilisées depuis peut-être des millions d’années. La lignée humaine a bénéficié de quelque chose de plus ou d’autre, à travers l’adaptation ou l’exaptation.

Les néodarwiniens classiques n’aiment pas l’idée de la sélection intraspécifique entre petits groupes : elle impliquerait selon eux que ces groupes constituent de relatifs isolats génétiques devant se reproduire principalement entre leurs membres assez longtemps pour que des différences significatives apparaissent entre les groupes ; cette hypothèse incestueuse n’est pourtant pas nécessaire. Richard Dawkins est un partisan fanatique de la thèse du Gène égoïste[55] par ailleurs souvent vérifiée… chez des insectes sociaux, thèse qui privilégie la sélection entre individus (ou un peu au-delà en tenant compte de la proximité génétique). La sélection entre individus est certes la plus facile à comprendre là où pour une espèce donnée les ressources sont rares, la prédation forte et où la simple survie est le facteur déterminant de la reproduction. Seul celui qui survit pour se reproduire transmet ses gènes. Mais comment expliquer alors la longévité humaine qui déborde largement la période de reproduction et surtout l’accroissement relativement récent de cette longévité ?

C’est que, dans la lignée humaine, depuis peut-être des millions d’années, le problème central des protohumains n’est ni la nourriture, ni la menace de prédateurs. Des chasseurs-cueilleurs peu nombreux et se déplaçant facilement en petits groupes ne doivent pas avoir de mal à se nourrir ni même y consacrer beaucoup de temps. Et si j’étais un machairodonte, j’y réfléchirai à deux fois avant de rôder auprès de ces bipèdes teigneux, volontiers solidaires face à un ennemi commun, vifs, inventifs et armés de griffes de silex au bout de longs bâtons. Du reste, les machairodontes ont disparu tandis que les humains sont toujours là.

Le souci principal des protohumains, c’est le sexe et la reproduction. Et si un groupe s’assure un meilleur succès dans l’accès à des femmes (je n’ose plus écrire femelles), que ce soit par la séduction ou par des méthodes plus énergiques, il assure mieux la transmission de ses gènes, par exemple ceux de la longévité et ceux que l’on peut rattacher d’une manière ou d’une autre au langage, à la mémoire et à la performance intellectuelle (pour ne pas dire l’intelligence).


Cependant, même le recours à ces spéculations néodarwiniennes plus ou moins améliorées ne règle pas la question. Les espèces de grands singes ont en gros bénéficié des mêmes circonstances. Elles n’ont pas évolué significativement et sont en voie de disparition. Certes la lignée humaine qui a survécu (et qui n’était pas forcément la meilleure sub specie æternitatis) a probablement éliminé tous ses concurrents de même origine un peu moins chanceux, si bien que la plupart de ses autres possibles nous demeurent inconnus, au moins présentement[56].

Mais il y a quelque chose qui nous échappe plus radicalement dans l’histoire du phylum humain et des possibilités qui se sont ouvertes à lui du fait de sa propre transformation. En un million d’années (deux ou trois si l’on compte large), l’organisation du système nerveux de certains hominidés a connu plus de remaniements que tous les systèmes nerveux de toutes les espèces au cours des deux cents millions d’années précédentes. Et l’on comprend mieux l’attachement de Greg Bear à la perspective lamarckienne même si elle pose une question qu’elle ne résout pas. Il manifeste cet attachement en abordant une question corollaire : celle de l’évolution sur d’autres mondes. Dans Héritage, il décrit comme j’ai déjà dit, sur une autre planète, une évolution de type purement lamarckien. Évitant le modèle généralement considéré comme dominant sur notre planète, il renonce au Principe de Médiocrité.

Lorsqu’on ne sait rien de positif sur un domaine donné, ce qui est le cas en exobiologie, science éminemment conjecturale, et qu’on ne dispose que d’un seul exemple, la prudence méthodologique conduit à adopter le Principe de Médiocrité. Selon ce principe, la Terre n’occupe pas le centre du monde, le Soleil est une étoile quelconque, la Galaxie une nébuleuse moyenne et nous ne bénéficions d’aucun privilège d’espèce. Tout cela est assez vraisemblable et parfois vérifié.

Malheureusement, le Principe de Médiocrité, auquel il n’est fait appel qu’en l’absence de toute population statistiquement observable, conduit parfois à des conclusions fâcheuses et peut-être absurdes : ainsi puisque la civilisation humaine a de six à huit mille ans et que le plus probable est qu’elle se situe aujourd’hui au sommet de la courbe de Gauss des civilisations, elle devrait avoir disparu dans six à huit mille ans. Il devient même possible d’évaluer la probabilité qu’elle atteigne les cent mille ans, et cette probabilité est quasiment nulle.

La question est de savoir si le Principe de Médiocrité s’applique également aux différentes étapes de la vie observées sur Terre. Mon opinion personnelle est qu’on peut distinguer quatre grandes étapes dans l’évolution de la vie terrestre, la provirale (ARN et/ou ADN), la procaryote (qui implique déjà probablement la symbiose de plusieurs formes d’êtres vivants bien organisés), l’eucaryote ou pluricellulaire, ou encore métazoaire, et finalement la symbolique, toute récente, avec l’humanité, le langage, les mathématiques et les prix littéraires. Il n’est pas du tout certain que le Principe de Médiocrité s’applique aisément à la procession de ces quatre étapes entre lesquelles il semble que quelque chose de très singulier soit chaque fois advenu. Il est assez difficile de l’admettre pour la planète Terre.

Admettons que le Soleil soit une étoile de type assez ordinaire. Il reste à établir qu’une planète d’une taille précise, ni trop petite, ni trop grosse, et en orbite dans une zone non moins définie autour de son étoile, soit commune dans le cosmos ; cela est assez vraisemblable. Encore faut-il qu’elle dispose d’un satellite disproportionné, en l’occurrence la Lune, issue d’un improbable cataclysme, qui provoque des effets de marée peut-être indispensables à l’apparition de la vie et presque certainement à sa migration hors des océans. Il faut aussi, afin d’accélérer un peu les choses, que cette planète soit soumise périodiquement à des extinctions massives d’espèces, possiblement provoquées par des bombardements d’astéroïdes, et que notamment un groupe très prospère qui avait vécu à peu près paisiblement pendant deux cents millions d’années, les dinosaures, soit éradiqué par une catastrophe inattendue pour laisser place à des rats négligeables qui devaient donner naissance à une race merveilleuse d’observateurs conscients de l’univers, dont un représentant signe cette préface sceptique. Cela fait beaucoup de circonstances singulières, et encore a-t-on négligé ici la plupart de celles qu’enfilent les tenants du principe anthropique fort. À moins qu’un projet n’ait enchaîné cette incroyable série.

En invoquant la contingence, Stephen Jay Gould balaie la tentation du Principe de Médiocrité et par extension celle du projet et du téléfinalisme. La vie a pu surgir ailleurs, et même fréquemment puisqu’elle semble apparue sur Terre très peu de temps après que la planète s’est à peu près stabilisée. Elle est peut-être une propriété émergente et à peu près inéluctable de l’univers physico-chimique. Mais la succession de hasards qui a orienté la vie sur Terre n’a aucune probabilité raisonnable de se reproduire sur d’autres mondes, et l’évolution, qui peut dans son principe être souvent à l’œuvre, a suivi ailleurs d’autres voies, comme le suggère Greg Bear.

L’intelligence est peut-être rare, elle est peut-être différente ; elle est peut-être unique, ce qui serait pour nous flatteur mais redoutable. Si toutefois, par rationalisme exacerbé, on s’en tient au Principe de Médiocrité, il faut en accepter les conséquences : il n’y a aucune raison pour que notre espèce soit exceptionnelle et occupe le sommet de l’échelle. Notre position ne peut être que moyenne. Il y a donc nécessairement, dans l’univers, et même sur notre planète, des êtres supérieurs à l’homme. On les appelle les Horla. Pour les plus petits d’entre eux.

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