Au-dessus des montagnes gris et noir, le ciel plat de l’après-midi se déployait à la façon d’un décor peint, de la couleur de l’œil pâle et fou d’un chien.
Les chevilles douloureuses et le dos scié par un rouleau de corde de nylon mal placé, Mitch Rafelson suivait la silhouette vive et féminine de Tilde le long d’un étroit couloir séparant un névé blanc d’un champ de poudreuse. Aux blocs de glace tombés des hauteurs se mêlaient des flèches et des créneaux d’une glace plus ancienne, que la chaleur de l’été avait transformés en pointes laiteuses et acérées.
À gauche de Mitch, les montagnes surmontaient un chaos de rochers noirs flanquant la chute de glacier. Sur sa droite, resplendissante à la lumière du soleil, la glace montait, aveuglante, vers le cirque à section en chaînette.
Franco se trouvait à vingt mètres au sud, dissimulé par la bordure des lunettes protectrices de Mitch. Celui-ci l’entendait sans toutefois le voir. Quelques kilomètres derrière eux, également hors de vue, se trouvait la tente orange vif, un dôme d’aluminium et de fibre de verre, où ils avaient fait leur dernière pause. Il ignorait combien de kilomètres les séparaient du dernier refuge, dont il avait oublié le nom ; mais le souvenir du soleil éclatant, du thé bien chaud dégusté dans le salon, le Gaststube, lui donnait un peu de forces. Quand cette épreuve aurait pris fin, il se servirait une autre tasse de thé bien fort, s’assiérait dans le Gaststube et remercierait le Ciel d’être au chaud et encore en vie.
Ils approchaient d’une paroi rocheuse et d’un pont de neige surplombant une crevasse creusée par les eaux. De tels courants, à présent gelés, se formaient durant le printemps et l’été et érodaient les bordures du glacier. Un peu plus loin, au creux d’une dépression en forme de U sur la paroi, se dressait ce qui ressemblait à un château de gnome inversé ou à un orgue taillé dans la glace : une cascade gelée formée de plusieurs épaisses colonnes. À leur base d’un blanc sale s’amassaient des débris de glace et des monticules de neige ; à leur sommet, le soleil brûlait leur surface blanc crème.
Franco apparut, comme surgissant d’un banc de brume, et rejoignit Tilde. Jusqu’ici, ils n’avaient arpenté qu’un terrain relativement plat. Mais Tilde et Franco avaient apparemment l’intention d’escalader l’orgue.
Mitch fit halte quelques instants pour attraper son piolet, attaché à son dos. Il releva ses lunettes, s’accroupit, puis tomba sur les fesses en grognant pour examiner ses chaussures. Son couteau eut raison des bouts de glace qui s’étaient logés entre les crampons.
Tilde rebroussa chemin pour venir lui parler. Il leva la tête, ses sourcils noirs et broussailleux formant un pont au-dessus de son nez épaté, ses yeux verts papillonnant sous l’effet du froid.
— Ça nous fait gagner une heure, dit Tilde en désignant l’orgue. Il est tard. Tu nous as ralentis.
De ses lèvres minces sortait un anglais précis, teinté d’un charmant accent autrichien. Dotée d’une silhouette menue mais bien proportionnée, elle avait des cheveux blond cendré protégés par une casquette Polartec bleu marine, un visage d’elfe et des yeux gris clair. Séduisante, mais pas le type de Mitch ; pourtant, ils avaient été amants avant l’arrivée de Franco.
— Ça fait huit ans que je n’ai pas fait d’alpinisme, je te l’ai dit, répliqua Mitch.
Franco le surclassait, et ça se voyait. L’Italien se tenait près de l’orgue, appuyé sur son piolet.
Tilde jaugeait tout, soupesait tout, et ne gardait que ce qu’il y avait de mieux, sans toutefois couper les ponts avec le reste, au cas où ses relations lui seraient utiles à l’avenir. Franco avait des mâchoires carrées, des dents blanches, une tête carrée et des cheveux noirs rasés sur les tempes, un nez aquilin, une peau olivâtre de Méditerranéen, de larges épaules, des bras musclés, des mains fines et très fortes. Il n’était pas trop malin par rapport à Tilde, mais ce n’était pas non plus un crétin. Mitch imaginait sans peine celle-ci s’arrachant à sa forêt autrichienne pour le plaisir de coucher avec Franco, la lumière et les ténèbres, comme deux strates dans une tourte. Il se sentait curieusement détaché de cette image. Tilde faisait l’amour avec une rigueur mécanique qui l’avait un temps déçu, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle se contentait d’exécuter les mouvements voulus, l’un après l’autre, un peu comme un exercice intellectuel. Elle mangeait de la même façon. Rien ne pouvait vraiment l’émouvoir, mais elle se montrait parfois spirituelle et avait un sourire adorable qui faisait naître des rides au coin de ses lèvres si minces, si nettes.
— Nous devons redescendre avant le coucher du soleil, dit-elle. Je ne sais pas ce que va donner le temps. Il nous faut deux heures pour arriver à la grotte. Ce n’est pas très loin, mais l’escalade sera dure. Avec un peu de chance, tu auras une heure pour examiner notre découverte.
— Je ferai de mon mieux, dit Mitch. Est-ce qu’on est loin des pistes touristiques ? Ça fait des heures que je n’ai pas vu une balise rouge.
Tilde ôta ses lunettes pour les essuyer, lui adressa un bref sourire dépourvu de chaleur.
— Il n’y a jamais de touristes par ici. La plupart des alpinistes chevronnés évitent aussi ce coin. Mais je le connais comme ma poche.
— La déesse des neiges.
— À quoi t’attendais-tu ? répliqua-t-elle, interprétant cette remarque comme un compliment. Je connais ces montagnes depuis que je suis jeune fille.
— Tu es toujours une jeune fille. Quel âge as-tu ? Vingt-cinq ans ? Vingt-six ?
Tilde ne lui avait jamais révélé son âge. Elle le détailla comme s’il était une pierre précieuse qu’elle réenvisageait d’acquérir.
— J’ai trente-deux ans. Franco en a quarante, mais il est plus rapide que toi.
— Que Franco aille au diable, dit Mitch sans colère.
Tilde retroussa les lèvres en signe d’amusement.
— Nous sommes tous bizarres aujourd’hui, remarqua-t-elle en se retournant. Même Franco le sent. Mais un autre Hibernatus… Combien ça vaudrait ?
Mitch sentit son souffle s’accélérer à cette idée, et le moment était mal choisi. Son excitation se recroquevilla sur elle-même, confondue avec son épuisement.
— Je ne sais pas.
C’était dans un hôtel de Salzbourg qu’ils lui avaient ouvert leurs petits cœurs de mercenaires. Ils étaient ambitieux mais pas stupides ; Tilde était certaine que leur découverte n’était pas un banal corps d’alpiniste. Elle était bien placée pour le savoir. Alors qu’elle avait quatorze ans, elle avait participé à l’évacuation de deux cadavres rejetés par les glaciers. L’un d’eux était vieux de plus de cent ans.
Mitch se demanda comment tourneraient les choses si leur découverte était un authentique Hibernatus. Tilde, il en était sûr, ne saurait pas gérer sur le long terme la gloire et la réussite. Franco était suffisamment peu imaginatif pour s’en tirer, mais elle était fragile à sa façon. À l’instar d’un diamant, elle était assez dure pour couper l’acier, mais frappez-la sous le mauvais angle, et elle se briserait en mille morceaux.
Franco survivrait à la gloire, mais survivrait-il à Tilde ? En dépit de tout, Mitch aimait bien Franco.
— Plus que trois kilomètres, lui dit Tilde. Allons-y.
Franco et elle montrèrent à Mitch comment escalader la cascade gelée.
— Elle ne coule qu’au début de l’été, expliqua Franco. Pendant un mois, elle restera de glace. Tu dois comprendre comment elle gèle. Ici, c’est du solide.
Il donna un coup de piolet sur la base massive de l’orgue, d’une couleur gris pâle. La glace tinta, projeta quelques éclats.
— Mais plus haut, reprit-il, c’est du verglas, de la glace bulleuse – spongieuse. Si tu frappes là où il ne faut pas, il va tomber plein de morceaux. Ça pourrait blesser quelqu’un. Tilde est capable de creuser des prises, pas toi. Tu passes entre Tilde et moi.
Tilde serait donc première de cordée, ce qui signifiait que Franco reconnaissait sa supériorité. L’Italien attrapa les cordes, et Mitch leur montra qu’il n’avait pas oublié les nœuds qu’on lui avait enseignés dans les monts Cascades, dans l’État de Washington. Tilde fit la moue et renoua la corde à la mode alpine autour de sa taille et de ses épaules.
— La pointe de tes chaussures devrait te suffire pour monter, dit-elle. Rappelle-toi, je creuserai des prises si tu en as besoin. Je ne veux pas que tu fasses tomber de la glace sur Franco.
Elle se mit à grimper.
Arrivé à mi-hauteur de la colonne, comme il plantait la pointe de ses crampons dans la glace, Mitch franchit un seuil et son épuisement sembla goutter de lui par ses pieds, le laissant nauséeux l’espace d’un instant. Puis son corps se sentit purifié, comme infusé d’eau fraîche, et son souffle se fit moins pénible. Il suivait Tilde, calant ses chaussures dans la glace et se collant à celle-ci, s’accrochant à la moindre prise disponible. Il utilisait son piolet avec parcimonie. L’air était plus chaud près de la glace.
Il leur fallut un quart d’heure pour atteindre le niveau où l’orgue prenait une couleur crème. Surgissant derrière les nuages gris et bas, le soleil éclaira la cascade gelée suivant un angle aigu, épinglant Mitch sur une paroi d’or translucide.
Il attendit que Tilde leur dise qu’elle était en position au sommet. Franco lui lança une réponse laconique. Mitch s’insinua entre deux colonnes. La glace devenait en effet imprévisible. Il y planta ses pointes latérales, faisant choir sur Franco une nuée d’éclats. L’Italien poussa un juron, mais pas une fois Mitch ne lâcha prise, pas une fois il ne se retrouva suspendu dans le vide, ce qui était une bénédiction.
Il gravit la bordure arrondie de la cascade en rampant à moitié. Ses gants glissaient dangereusement sur les rigoles glacées. Il agita les pieds, trouva une corniche rocheuse avec son crampon droit, s’y cala, trouva d’autres prises dans la roche, attendit d’avoir repris son souffle et se hissa près de Tilde en se trémoussant comme un morse.
Le lit du ruisseau gelé était défini par les rochers d’un gris poussiéreux qui le bordaient. Il leva les yeux vers l’étroite vallée rocailleuse, à moitié plongée dans l’ombre, où un petit glacier avait jadis coulé depuis l’est, traçant une strie en forme de U des plus caractéristiques. Il n’était guère tombé de neige ces dernières années, et le glacier avait continué de couler, s’éloignant de la strie glaciaire qui le dominait à présent d’une douzaine de mètres.
Mitch roula sur le ventre et aida Franco à grimper. Près d’eux, Tilde se tenait sur la corniche, comme si elle ignorait la peur, en équilibre parfait, mince et ravissante.
Elle fixa Mitch des yeux en plissant le front.
— Nous avons pris du retard, déclara-t-elle. Que peux-tu apprendre en une demi-heure ?
Mitch haussa les épaules.
— Nous devons repartir avant le coucher de soleil, dit Franco à Tilde. Alors, cette glace, c’était pas si dur que ça, hein ? demanda-t-il à Mitch en souriant.
— Ça pouvait aller, répondit Mitch.
— Il apprend bien, dit Franco à Tilde, qui leva les yeux au ciel. Tu as déjà escaladé de la glace ?
— Pas de la glace comme celle-ci.
Ils marchèrent quelques mètres sur le ruisseau gelé.
— Encore deux escalades, dit Tilde. Franco, c’est toi qui passes le premier.
À travers l’atmosphère cristalline, Mitch contempla les pics en dents de scie qui se dressaient au-dessus de la strie glaciaire. Il ne pouvait toujours pas dire où il se trouvait. Franco et Tilde préféraient qu’il l’ignore. Ils avaient parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis le Gaststube de pierre, là où il avait dégusté son thé.
En se retournant, il aperçut la tente orange, à environ quatre kilomètres de distance et plusieurs centaines de mètres en contrebas. Elle se tenait derrière une selle, à présent dans l’ombre.
La couverture neigeuse semblait des plus minces. Les montagnes venaient de connaître l’été le plus chaud de l’histoire moderne des Alpes, marqué par une fonte accélérée des glaciers, une série de pluies torrentielles et d’inondations dans les vallées, et la neige avait été rare les saisons précédentes. Le réchauffement de la planète était devenu un cliché médiatique ; mais sa réalité s’imposait aux yeux pourtant peu experts de Mitch. Dans quelques décennies, les Alpes risquaient d’être vierges de neige.
La chaleur et la sécheresse toutes relatives avaient ouvert un chemin vers la vieille grotte, permettant à Franco et à Tilde de découvrir une tragédie secrète.
Franco leur annonça qu’il était arrivé, et Mitch gravit péniblement la dernière paroi rocheuse, sentant le gneiss s’effriter et se répandre sous ses chaussures. La pierre était friable, poudreuse par endroits ; la neige avait recouvert cette zone pendant très longtemps, sans doute plusieurs millénaires.
Franco le hissa, et, ensemble, ils amarrèrent la corde pendant que Tilde les rejoignait. Elle se dressa à nouveau sur la corniche, porta une main à ses yeux pour se protéger du soleil, qui n’était plus qu’à une main de l’horizon fracturé.
— Sais-tu où tu te trouves ? demanda-t-elle à Mitch.
Celui-ci secoua la tête.
— Jamais je n’ai été aussi haut, dit-il.
— Un gars des vallées, lança Franco en souriant.
Mitch plissa les yeux.
Ils contemplaient un champ de glace lisse et arrondi, le doigt filiforme d’un glacier qui avait jadis coulé sur une bonne dizaine de kilomètres en formant des cascades spectaculaires. Aujourd’hui, le flot s’était ralenti le long de cette branche. Il n’y avait que peu de neige pour nourrir la source du glacier en altitude. Au-dessus de la déchirure glacée de la rimaye, la paroi rocheuse inondée de soleil se dressait sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à un pic dont la hauteur impressionna Mitch.
— C’est là, dit Tilde en désignant un amas rocheux sous une arête.
Au prix d’un certain effort, Mitch distingua un minuscule point rouge parmi les ombres noir et gris : un petit drapeau planté par Franco lors de leur précédente expédition. Ils s’avancèrent sur la glace.
La grotte, une crevasse naturelle, avait une petite ouverture d’un mètre de diamètre, qu’on avait dissimulée par un muret de rochers gros comme la tête. Tilde attrapa son appareil photo numérique et la mitrailla sous plusieurs angles, reculant et tournant autour d’elle pendant que Franco démontait le muret et que Mitch examinait l’entrée.
— C’est loin ? demanda-t-il à Tilde lorsqu’elle les rejoignit.
— Dix mètres, dit Franco. Il fait très froid là-dedans, pire que dans un congélateur.
— Mais pas pour longtemps, ajouta Tilde. Je crois que c’est la première année que cette zone est aussi dégagée. L’été prochain, la température passera peut-être au-dessus de zéro. Un vent chaud pourrait entrer dans la grotte.
Elle fit la grimace et se pinça le nez.
Mitch se défit de son sac à dos et le fouilla en quête des torches électriques, des couteaux, des gants de vinyle, bref, de tout ce qu’il avait pu acheter dans les magasins du village. Il fourra tous ces objets dans un sachet en plastique, ferma celui-ci, le glissa dans la poche de son manteau et fixa un point situé entre Franco et Tilde.
— Alors ? demanda-t-il.
— Vas-y, lui dit Tilde en faisant mine de le pousser.
Son sourire était généreux.
Il s’accroupit, se mit à quatre pattes et entra le premier dans la grotte. Franco le suivit quelques secondes plus tard, et Tilde ferma la marche.
La lanière de la lampe torche serrée entre ses dents, Mitch avançait en marquant une pause tous les vingt centimètres. La glace et la poudreuse formaient une fine couverture sur le sol de la grotte. Les parois étaient lisses et dessinaient un coin en se rejoignant au plafond. Il ne serait même pas capable de s’accroupir ici.
— Ça va s’élargir, lui lança Franco.
— Un petit trou bien douillet, commenta Tilde d’une voix qui sonnait creux.
L’odeur de l’air était neutre, vide. La température bien au-dessous de zéro. La roche aspirait la chaleur corporelle de Mitch, pourtant protégé par une veste et un pantalon isolants. Il passa sur une veine de glace, d’une couleur laiteuse sur la roche noire, et la gratta avec les ongles. Solide. La neige et la glace avaient dû s’amasser jusqu’ici quand l’entrée de la grotte était encore bouchée. Un peu plus loin, le tunnel s’inclinait vers le haut, et il sentit une bouffée d’air monter d’une anfractuosité récemment libérée de la glace.
Mitch se sentait mal à l’aise, non pas à l’idée de ce qu’il allait faire mais plutôt à cause du caractère peu orthodoxe, voire criminel, de cette expédition. S’il faisait un faux mouvement, si la nouvelle se répandait, si l’on apprenait qu’il n’avait pas suivi la procédure normale, qu’il ne s’était pas mis en règle avec la loi…
Il avait déjà eu des ennuis avec les institutions. Moins de six mois auparavant, il avait perdu son poste au muséum Hayer de Seattle, mais c’était suite à une décision politique, aussi grotesque qu’injuste.
Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait jamais trompé dame Science elle-même.
À Salzbourg, il avait bataillé des heures durant avec Franco et Tilde, mais ils avaient refusé de céder. S’il n’avait pas décidé de les accompagner, ils auraient emmené quelqu’un d’autre – Tilde avait évoqué un étudiant en médecine au chômage qu’elle avait naguère fréquenté. Apparemment, elle avait une large sélection d’ex-amants, tous bien moins qualifiés et bien moins scrupuleux que Mitch.
En dépit des mobiles et du sens moral de Tilde, Mitch n’était pas du genre à la dénoncer après avoir refusé son offre ; tout le monde a ses limites, ses frontières dans le territoire sauvage de la vie sociale. Pour Mitch, il n’était pas question de lâcher la police autrichienne aux trousses d’une ancienne amante.
Franco tapota la semelle d’une des chaussures de Mitch.
— Un problème ? demanda-t-il.
— Aucun, répondit Mitch, qui progressa à nouveau de vingt centimètres.
Soudain, une masse lumineuse oblongue apparut devant ses yeux, pareille à une grosse lune floue. Son corps sembla augmenter de volume. Il déglutit avec difficulté.
— Merde, souffla-t-il, espérant se tromper sur la signification de ce phénomène.
La masse oblongue disparut. Son corps revint à la normale.
Le tunnel se rétrécissait, formant un passage haut de moins de trente centimètres et large de cinquante à peine. Inclinant la tête sur le côté, il s’agrippa à une fissure derrière le seuil et s’y insinua. Son manteau s’accrocha à la roche, et il entendit un bruit de déchirure alors qu’il s’efforçait d’avancer.
— C’est la partie la plus délicate, dit Franco. Je peux à peine passer.
— Pourquoi êtes-vous allés jusque-là ? demanda Mitch, rassemblant son courage en sentant autour de lui un espace plus dégagé, mais toujours étroit et plongé dans les ténèbres.
— Parce que c’était là, non ? répondit Tilde, dont la voix évoquait l’appel d’un oiseau dans le lointain. J’ai mis Franco au défi de le faire, et il l’a fait.
Elle éclata de rire, et un écho cristallin retentit dans l’obscurité. Les cheveux de Mitch se dressèrent sur sa tête. Le nouvel Hibernatus riait avec eux, se moquait d’eux, peut-être. Il était déjà mort. Le fait que tous ces gens se donnent autant de mal pour contempler ses restes ne lui causait aucun souci, mais au contraire l’amusait au plus haut point.
— Quand êtes-vous venus ici pour la dernière fois ? s’enquit Mitch.
Il se demanda pourquoi il n’avait pas posé cette question plus tôt. Peut-être ne les avait-il pas vraiment crus jusqu’à maintenant. Ils étaient venus là, sans qu’il puisse soupçonner une quelconque farce, dont Tilde, de toute façon, était sans doute incapable.
— Il y a sept ou huit jours, répondit Franco.
Cette partie du tunnel était assez large pour que Franco puisse ramper le long des jambes de Mitch, et celui-ci lui éclaira le visage avec sa torche. Franco le gratifia d’un sourire de Méditerranéen.
Mitch se retourna. Il distinguait quelque chose un peu plus loin, quelque chose de sombre, comme un petit tas de cendres.
— Est-ce qu’on est près ? demanda Tilde. Mitch, d’abord, il n’y a plus qu’un pied.
Mitch resta quelques instants sans comprendre puis se rappela que Tilde n’employait que le système métrique. Elle parlait d’un appendice et non d’une unité de mesure.
— Je ne vois encore rien.
— Non, d’abord il y a les cendres, dit Franco. C’est peut-être ça.
Il désigna le petit tas noir. Mitch sentit l’air se déplacer doucement devant lui, lui caresser les flancs, sans aller troubler le fond de la grotte.
Il tendit le cou avec une lenteur pleine de révérence, examinant soigneusement tout ce qui l’entourait, le moindre indice susceptible d’avoir survécu à une visite antérieure : des éclats de pierre, des morceaux de branches ou de brindilles, des inscriptions sur les murs…
Rien. Il se remit à quatre pattes avec un immense soulagement et recommença à ramper. Franco s’impatienta.
— C’est juste devant, dit-il en tapotant à nouveau la chaussure de Mitch.
— Si j’avance lentement, c’est pour être sûr de ne rien rater, bon sang !
Mitch se retint de décocher une ruade.
— D’accord, fit Franco d’une voix affable.
Mitch distinguait ce qui se trouvait derrière le coude.
Le sol devenait un peu plus plat. Il sentit une odeur salée qui lui évoqua celle du poisson frais. Ses cheveux se dressèrent à nouveau sur sa tête, et une brume se forma devant ses yeux. Anciennes sympathies.
— Je le vois, dit-il.
Un pied apparaissait derrière la paroi, recroquevillé sur lui-même – aussi petit que celui d’un enfant, très ridé, marron foncé, presque noir. La grotte s’élargissait et le sol était jonché de fibres noircies et séchées – de l’herbe, peut-être. Des roseaux. Ötzi, le premier Hibernatus, portait une casquette tressée avec des roseaux.
— Mon Dieu, s’exclama Mitch.
Encore cette masse oblongue, qui s’estompait lentement, et un murmure de douleur à sa tempe.
— C’est plus spacieux par ici, lança Tilde. On peut y rentrer tous sans les déranger.
— « Les » ? répéta Mitch en faisant passer sa torche entre ses jambes.
Encadré par ses genoux, Franco lui sourit.
— C’est ça, la surprise, dit-il. Il y en a deux.
Kaye se pelotonna sur le siège passager tandis que Lado guidait la petite Fiat geignarde le long des inquiétants méandres de la route militaire géorgienne.
Bien qu’elle fût épuisée et couverte de coups de soleil, elle ne parvenait pas à dormir. Ses longues jambes tressaillaient à chaque virage. En entendant couiner les pneus usés jusqu’à la corde, elle passa les mains dans ses cheveux châtains coupés court et bâilla ostensiblement.
Lado sentit que le silence avait duré trop longtemps. Il posa sur Kaye ses yeux marron, dont la douceur illuminait son visage finement ridé et cuit par le soleil, leva sa cigarette au-dessus du volant et eut un petit mouvement de menton.
— Notre salut est dans la merde, hein ? demanda-t-il.
Kaye ne put s’empêcher de sourire.
— Je vous en prie, n’essayez pas de me remonter le moral.
Lado fit comme s’il n’avait rien entendu.
— Tant mieux pour nous. La Géorgie a quelque chose à offrir au monde. Des égouts fantastiques.
Dans sa bouche, le mot anglais sewage ressemblait à see-yu-edge.
Elle corrigea dans un murmure :
— See-yu-age[1].
— Je l’ai bien prononcé ? demanda Lado.
— Parfaitement, répondit Kaye.
Lado Jakeli dirigeait l’équipe scientifique de l’institut Eliava, à Tbilissi, où l’on extrayait des bactériophages – des virus qui n’attaquent que les bactéries[2] des égouts de la ville et des hôpitaux, de déchets agricoles et de spécimens collectés dans le monde entier. Et voici que l’Occident, y compris Kaye, venait poliment demander aux Géorgiens d’enrichir leurs connaissances sur les propriétés curatives des phages.
Elle avait sympathisé avec le personnel d’Eliava. Après une semaine de conférences et de visites guidées des labos, certains des chercheurs les plus jeunes l’avaient invitée à les accompagner dans les collines moutonnantes et les pâturages verdoyants situés au pied du mont Kazbek.
Puis tout avait basculé. Ce matin même, Lado avait roulé depuis Tbilissi pour gagner leur camp de base, près de la vieille église orthodoxe isolée de Gergeti. Il était porteur d’une enveloppe contenant un fax envoyé par le quartier général de la Force de pacification de l’ONU à Tbilissi, la capitale.
Lado avait pris le temps de vider une cafetière, puis, toujours gentleman, et se considérant comme le sponsor de Kaye, il lui avait proposé de la conduire à Gordi, un village situé cent vingt kilomètres au sud-ouest du mont Kazbek.
Kaye n’avait pas le choix. Son passé venait de la rattraper, de façon totalement imprévue et au moment le plus mal choisi.
L’équipe de l’ONU avait fouillé les archives en quête d’experts médicaux dans un domaine bien particulier, qui ne soient pas de nationalité géorgienne. Son nom était le seul à être ressorti : Kaye Lang, trente-quatre ans, directrice d’EcoBacter Research en partenariat avec Saul Madsen, son époux. Au début des années 90, elle avait étudié la médecine légale à l’université d’État de New York dans l’idée de se spécialiser dans les enquêtes criminelles. Elle avait changé de filière en moins d’un an, choisissant la microbiologie et en particulier l’ingénierie génétique ; mais elle était la seule étrangère présente sur le sol géorgien qui ait une fraction des connaissances requises par l’ONU.
Lado lui faisait traverser l’un des plus beaux paysages qu’elle ait jamais vus. À l’ombre du Caucase central, ils roulaient le long de champs cultivés en terrasses, de petites fermes en pierre, de silos et d’églises en pierre, de villages aux maisons de pierre et de bois, dont les porches ouvragés et accueillants s’ouvraient sur d’étroites routes de briques, de pavés ou de terre battue, des villages éparpillés parmi les épaisses forêts et les vastes pâtures à chèvres et à moutons.
Au fil des siècles, ces étendues apparemment désertes avaient fait l’objet de quantité de peuplements et de conflits, comme tous les lieux qu’elle avait visités en Europe de l’Ouest et maintenant de l’Est. Elle se sentait parfois étouffée par la simple proximité de ses semblables, par les sourires édentés des vieillards des deux sexes qui se plantaient sur le bord de la route pour regarder passer ces véhicules en provenance ou en partance pour des mondes nouveaux et inconnus. Leurs visages étaient ridés et amicaux, leurs mains s’agitaient pour saluer la petite voiture.
Tous les jeunes étaient partis à la ville, laissant aux vieux le soin de s’occuper de la campagne, excepté dans les stations de montagne. La Géorgie avait l’intention de devenir un pays touristique. Le taux de croissance annuel de son économie atteignait les deux chiffres ; sa devise, le lari, devenait elle aussi plus forte, et elle avait remplacé le rouble depuis longtemps ; elle remplacerait bientôt le dollar. On ouvrait des oléoducs entre la mer Caspienne et la mer Noire ; et le vin devenait un produit d’exportation de première importance dans ce pays qui lui avait donné son nom.
Dans les années à venir, la Géorgie allait exporter un nectar d’une nature bien différente : des solutions de phages conçues pour venir en aide à un monde en train de perdre la guerre contre les maladies bactériennes.
La Fiat se déporta alors qu’elle négociait un virage sans visibilité. Kaye déglutit mais ne pipa mot. Lado s’était montré plein de sollicitude envers elle à l’institut. Durant les dernières semaines, elle l’avait parfois surpris en train de la contempler d’un air matois et pensif, typique du Vieux Continent, les yeux plissés tel un satyre sculpté dans le bois d’olivier. À en croire les femmes qui travaillaient à Eliava, on ne pouvait pas toujours lui faire confiance, en particulier si l’on était jeune. Mais il avait toujours traité Kaye avec une extrême politesse, voire avec compassion, comme en ce moment. Il ne souhaitait pas qu’elle soit triste, mais il ne voyait pas pour quelle raison elle serait heureuse.
En dépit de sa beauté, la Géorgie avait bien des imperfections : la guerre civile, les assassinats, et maintenant les charniers.
Ils emboutirent une muraille de pluie. Les essuie-glaces traînaient des bouts de caoutchouc noir et ne dégageaient qu’un tiers du champ visuel de Lado.
— Grâces soient rendues à Joseph Staline, il nous a laissé nos égouts, dit-il d’une voix songeuse. Brave fils de la Géorgie. Notre denrée la plus appréciée à l’exportation, encore plus que le vin.
Lado lui adressa un sourire contrefait. Il semblait à la fois honteux et sur la défensive. Kaye ne put résister au désir de le provoquer.
— Il a tué des millions de gens, murmura-t-elle. Il a tué le docteur Eliava.
Lado regarda fixement devant lui pour distinguer la chaussée par-delà le petit capot. Il rétrograda, freina, puis contourna une ornière assez grande pour abriter une vache. Poussant un petit couinement, Kaye s’accrocha à son siège. Il n’y avait pas de garde-fou sur ce tronçon d’autoroute et une rivière coulait trois cents mètres en contrebas.
— C’est Beria qui a déclaré que le docteur Eliava était un ennemi du peuple, expliqua Lado sur le ton de la conversation, comme s’il racontait une vieille histoire de famille. À l’époque, il était à la tête du KGB en Géorgie, ce n’était qu’un bourreau d’enfants local et non le loup enragé de toute la Russie.
— C’était l’homme de Staline, dit Kaye, en s’efforçant de ne pas penser à la route.
Impossible de comprendre pourquoi les Géorgiens étaient aussi fiers de Staline.
— Ils étaient tous les hommes de Staline, ou alors ils mouraient. (Lado haussa les épaules.) Ça a fait du foin, ici, quand Khrouchtchev a dit que Staline était un criminel. Qu’est-ce qu’on en savait, nous autres ?
Il nous avait baisés pendant si longtemps, et de tant de façons, qu’on croyait qu’il était notre mari.
Voilà qui était amusant. Lado sembla encouragé par le sourire de Kaye.
— Certains souhaitent encore un retour à la prospérité sous l’égide du communisme. Ou sous celle de la merde. (Il se frotta le nez.) Je préfère la merde.
L’heure qui suivit les vit descendre vers des plateaux et des contreforts moins vertigineux. Les panneaux routiers rédigés en caractères sinueux étaient criblés d’impacts de balle rouillés.
— Une demi-heure, pas plus, dit Lado.
La pluie diluvienne les empêcha de distinguer le moment où le jour céda la place à la nuit. Lado alluma les petits phares pitoyables de la Fiat alors qu’ils approchaient d’un carrefour et d’une sortie menant au village de Gordi.
Deux transports de troupe armés flanquaient la chaussée avant le carrefour. Cinq Russes des Forces de pacification, vêtus de cirés et coiffés de casques évoquant des pots de chambre, leur enjoignirent mollement de faire halte.
Lado freina et se mit à l’arrêt en mordant sur le bas-côté. Kaye aperçut une nouvelle ornière à quelques mètres à peine, en plein milieu du carrefour. Ils devraient quitter la chaussée pour la contourner.
Lado baissa sa vitre. Un soldat russe de dix-neuf ou vingt ans, aux joues roses d’enfant de chœur, passa la tête dans l’habitacle. De l’eau goutta de son casque sur la manche de Lado. Celui-ci s’adressa à lui en russe.
— Américaine ? demanda le soldat à Kaye.
Elle lui montra son passeport, ses permis de travail délivrés par l’Union européenne et la Communauté des États indépendants, et le fax qui la priait – ou plutôt lui ordonnait – de se rendre à Gordi. Le jeune homme s’empara de celui-ci et tenta de le déchiffrer en plissant le front, le transformant en chiffon mouillé. Il s’éloigna de la voiture pour aller consulter un officier accroupi dans l’habitacle arrière du véhicule le plus proche.
— Ils n’ont pas envie d’être ici, marmonna Lado. Et nous n’avons pas envie qu’ils soient ici. Mais nous avons demandé de l’aide… À qui la faute ?
Il cessa de pleuvoir. Kaye scruta la pénombre embrumée devant elle. Oiseaux et criquets étaient audibles en dépit des geignements du moteur.
— Descendez, puis tournez à gauche, dit le soldat à Lado, tout fier de son anglais.
Il gratifia Kaye d’un sourire, puis leur fit signe de se diriger vers un autre soldat, qui se dressait tel un poteau près de l’ornière. Lado passa en première, et la petite voiture contourna l’obstacle, passa près du troisième soldat et s’engagea sur la route secondaire.
Lado laissa sa vitre grande ouverte. L’air frais et moite du soir s’engouffra dans l’habitacle et fit hérisser le duvet sur la nuque de Kaye. La route était bordée de bouleaux serrés les uns contre les autres. Une atroce puanteur lui monta soudain aux narines. Il y avait des gens tout près. Puis Kaye se dit que cette odeur ne provenait peut-être pas des égouts. Elle avait les narines plissées et l’estomac noué. Mais c’était peu probable. Leur destination se trouvait à deux kilomètres de Gordi, et le village était à trois kilomètres de l’autoroute.
Un ruisseau traversait la chaussée, et Lado ralentit pour le franchir. Les roues s’enfoncèrent jusqu’aux enjoliveurs, mais la voiture émergea intacte et roula sur une centaine de mètres. Des étoiles apparurent entre les nuages mouvants. Les montagnes dessinaient contre le ciel des masses aux contours brisés. Une forêt apparut, puis s’évanouit, et ils découvrirent Gordi, des bâtiments de pierre, des chalets en bois plus récents de deux étages avec de minuscules fenêtres, un unique cube administratif en béton, vierge de toute décoration, des chaussées d’asphalte défoncé et de vieux pavés. Pas d’éclairage – des fenêtres noires et aveugles. Encore une panne d’électricité.
— Je ne connais pas cette ville, marmonna Lado.
Il pila sur les freins, arrachant Kaye à sa rêverie.
La voiture traversa au ralenti la place du village, entourée de bâtiments à deux étages. Kaye distingua une antique pancarte de l’Intourist au-dessus d’une auberge baptisée Le Tigre de Rustaveli.
Lado alluma la petite veilleuse et attrapa le fax pour consulter la carte qui y figurait. Puis il le jeta d’un air dégoûté et ouvrit la portière de la Fiat. Les charnières émirent un fort gémissement métallique. Il se pencha à l’extérieur et hurla en géorgien :
— Où est le charnier ?
Les ténèbres restèrent muettes.
— Splendide, fit Lado.
Il dut s’y reprendre à deux fois pour refermer la portière. Kaye plissa fermement les lèvres comme la voiture redémarrait en trombe. Ses rouages produisant une cacophonie stridente, la Fiat dévala une ruelle bordée de magasins obscurs, protégés par des rideaux de fer rouillé, puis déboucha derrière le village, passant près de deux granges abandonnées, de tas de graviers et de ballots de foin épars.
Au bout de quelques minutes, ils aperçurent de la lumière, la lueur des torches et l’éclat d’un petit feu de camp, puis ils entendirent le ronronnement saccadé d’un générateur portable et des voix qui sonnaient creux au cœur de la nuit.
Le charnier était plus près que ne l’indiquait la carte, à quinze cents mètres du village. Kaye se demanda si les villageois avaient entendu des cris, s’il y avait seulement eu des cris.
Fini de rire.
Les soldats de l’ONU portaient des masques à gaz équipés de filtres à aérosols industriels. Ceux de la Sécurité géorgienne devaient se contenter de mouchoirs plaqués sur leurs visages. Dans d’autres circonstances, leur allure sinistre aurait porté à rire. Leurs officiers portaient des masques de chirurgien blancs.
Le chef du sakrebulo, le conseil local, un petit homme aux poings massifs, aux abondants cheveux noirs et crépus et au nez proéminent, se tenait près des officiers de la Sécurité, l’air à la fois buté et chagriné.
Le leader de l’équipe de l’ONU, le colonel Nicholas Beck, originaire de Caroline du Sud, fit des présentations rapides et passa un masque à gaz à Kaye. Elle se sentait un peu gauche, mais elle le mit quand même. L’assistante de Beck, une caporale noire du nom de Hunter, lui tendit une paire de gants de chirurgien en latex blanc. Lorsqu’elle les enfila, ils produisirent sur ses poignets un claquement familier.
Beck et Hunter s’éloignèrent du feu de camp et des Jeep blanches, conduisant Kaye et Lado au charnier en empruntant un petit sentier tracé entre les arbres et les buissons.
— Le chef du conseil local n’a pas que des amis. Certains membres de l’opposition ont creusé des tranchées, puis ils ont appelé le QG de l’ONU à Tbilissi, expliqua Beck. Je pense que les gars de la Sécurité n’apprécient pas notre présence. Tbilissi refuse de coopérer. Vous êtes le seul expert que nous ayons pu trouver au débotté.
Trois tranchées parallèles avaient été ouvertes, puis balisées par des ampoules fichées sur des poteaux plantés dans le sol sablonneux et alimentées par un générateur portable. Des rubans de plastique rouge et jaune reliaient les poteaux, d’une immobilité parfaite en l’absence de vent.
Kaye fit le tour de la première tranchée et souleva son masque. Plissant les narines pour se préparer au pire, elle renifla. Elle ne sentit qu’une odeur de boue et de terre.
— Ils ont plus de deux ans, déclara-t-elle.
Elle rendit le masque à Beck. Lado fit halte dix pas derrière eux, hésitant à s’approcher du charnier.
— Nous devons nous en assurer, dit Beck.
Kaye se dirigea vers la deuxième tranchée, s’accroupit et balaya du rayon de sa lampe les tas de tissu, d’os noircis et de terre sèche. Le sol était sec et sablonneux, sans doute s’agissait-il du lit d’un vieux ruisseau né du dégel. Les cadavres n’avaient plus rien de reconnaissable, les os étaient brun pâle et encroûtés de terre, les chairs marron et noir étaient toutes plissées. Les vêtements avaient pris la couleur de la glèbe, mais ces débris et ces lambeaux ne provenaient pas d’uniformes de l’armée : c’étaient des robes, des pantalons, des manteaux. La laine et le coton ne s’étaient pas tout à fait désagrégés. Kaye chercha des matériaux synthétiques, plus colorés ; ils l’aideraient à situer plus précisément le charnier dans le temps. Rien ne lui sauta aux yeux.
Elle braqua sa lampe sur les parois de la tranchée. Les racines les plus épaisses, coupées par les coups de pelle, avaient un peu plus d’un centimètre de diamètre. Les arbres les plus proches, pareils à des spectres élancés, poussaient à dix mètres de là.
Un officier de la Sécurité, un quinquagénaire au nom ronflant de Vakhtang Chikourichvili, un bel homme dans le style massif, aux larges épaules et au nez maintes fois cassé, s’avança vers elle. Il ne portait pas de masque. Il brandissait un objet sombre. Kaye mit quelques secondes à reconnaître une chaussure. Chikourichvili s’adressa à Lado dans un géorgien guttural.
— Il dit que ces souliers sont vieux, traduisit Lado. Il dit que ces gens sont morts il y a cinquante ans. Peut-être davantage.
Agitant le bras en signe de colère, Chikourichvili bombarda Lado et Beck d’un feu roulant de déclarations où le russe se mêlait au géorgien.
Lado traduisit.
— Il dit que les Géorgiens qui ont creusé ici sont des imbéciles. Ceci n’est pas pour l’ONU. Ceci date d’avant la guerre civile. Il dit que ces gens-là ne sont pas des Ossètes.
— Qui a parlé d’Ossètes ? demanda sèchement Beck.
Kaye examina la chaussure. Elle avait une épaisse semelle de cuir, un dessus également en cuir et des œillets pourris et bouchés par des caillots de terre. Le cuir était dur comme la pierre. Elle scruta l’intérieur. De la poussière, mais pas de chaussette ni de tissu – on ne l’avait pas arrachée à un pied décomposé. Chikourichvili soutint le regard interrogateur qu’elle lui lançait, puis craqua une allumette et alluma une cigarette.
Mise en scène, se dit Kaye. Elle se rappela les cours qu’elle avait suivis dans le Bronx, des cours qui avaient fini par la détourner de la médecine légale – les visites sur des scènes d’homicides, les masques pour se protéger de la putréfaction.
Beck tenta d’apaiser l’officier, s’adressant à lui dans un géorgien hésitant et un russe correct. Lado traduisit aimablement ses propos. Puis Beck prit Kaye par le coude et la conduisit dans une tente en toile qui avait été dressée à quelques mètres des tranchées.
À l’intérieur, on avait étalé des fragments de cadavres sur deux tables pliantes quelque peu cabossées. Du boulot d’amateur, songea Kaye. Peut-être que les ennemis du chef du sakrebulo avaient disposé ces corps et pris des photos en guise de preuves.
Elle fit le tour de la première table : deux torses et un crâne. Sur les torses subsistait une certaine quantité de chair momifiée, et sur les crânes on trouvait d’étranges ligaments, pareils à des sangles de cuir noir séché, autour du front, des yeux et des joues. Elle chercha des traces d’insectes et trouva dans une gorge flétrie quelques cadavres de larves de mouche à viande. Ces corps avaient été enterrés quelques heures après le décès. Elle supposa qu’ils n’avaient pas été enfouis durant l’hiver, période où l’on ne trouve pas de mouches à viande. Certes, à cette altitude, les hivers étaient doux en Géorgie.
Saisissant un canif posé près du torse le plus proche, elle souleva un lambeau de tissu, sans doute du coton blanc, puis sonda un carré de peau raide et concave au-dessus de l’abdomen. Au niveau du pelvis, il y avait des empreintes de balles dans le tissu et dans la peau.
— Mon Dieu, souffla-t-elle.
À l’intérieur du pelvis, emmailloté dans la terre et la chair desséchée, gisait un corps plus petit, guère plus qu’un tas d’os minuscules, au crâne défoncé.
— Colonel.
Elle montra sa trouvaille à Beck. Le visage de celui-ci se pétrifia.
Ces corps étaient peut-être vieux de cinquante ans, mais, en ce cas, ils étaient dans un état remarquable. Il restait un peu de laine et de coton. Tout était très sec. Cette région était aujourd’hui bien irriguée. Les tranchées étaient profondes. Mais les racines…
Chikourichvili reprit la parole. À en juger par le ton de sa voix, il était un peu plus coopératif, voire contrit. L’histoire de la région encourageait la contrition.
— Il dit que les deux cadavres sont de sexe féminin, murmura Lado à l’oreille de Kaye.
— J’ai vu, marmonna-t-elle.
Elle fit le tour de la table pour examiner le second torse. Il n’y avait pas de peau au-dessus de son abdomen. Elle écarta la terre, faisant bouger la cage thoracique qui résonna comme une gourde sèche. Un petit crâne gisait aussi dans ce pelvis, celui d’un fœtus d’environ six mois, comme l’autre. Le torse n’avait plus de membres ; impossible de dire si les jambes avaient été collées l’une à l’autre sous terre. Aucun des fœtus n’avait été expulsé par la pression des gaz abdominaux.
— Enceintes toutes les deux, dit-elle.
Lado traduisit sa remarque en géorgien.
— Nous avons compté une soixantaine d’individus, dit Beck à voix basse. Apparemment, les femmes ont été tuées par balle. Les hommes aussi, quand ils n’ont pas été battus à mort.
Chikourichvili pointa son doigt sur Beck, puis sur le camp au-dehors, et, le visage cramoisi à la lueur des torches, s’écria :
— Djougachvili, Staline.
D’après l’officier, les tombes avaient été creusées quelques années avant la Grande Guerre du Peuple, durant les purges – la fin des années 30. Elles avaient donc presque soixante-dix ans, c’était de l’Histoire ancienne, ça ne regardait pas l’ONU.
— Il veut que l’ONU et les Russes partent d’ici, dit Lado. Il dit que ça relève des Affaires intérieures, pas de la Force pacificatrice.
Beck s’adressa de nouveau à l’officier géorgien, sur un ton nettement moins conciliant. Refusant de servir d’interprète aux deux hommes, Lado rejoignit Kaye, qui se penchait sur le second torse.
— Sale affaire, dit-il.
— C’est trop long, chuchota Kaye.
— Pardon ?
— Soixante-dix ans, c’est beaucoup trop long. Dites-moi ce qu’ils sont en train de se raconter.
De la pointe de son canif, elle toucha les étranges lanières entourant les orbites. On aurait dit une sorte de masque. Leur avait-on passé une cagoule avant de les exécuter ? Elle ne le pensait pas. Ces filaments étaient noirs, fibreux et résistants.
— L’homme de l’ONU dit qu’on n’oublie jamais les crimes de guerre, dit Lado. Qu’il n’y a pas de… comment dit-on… de prescription.
— Il a raison.
Kaye retourna doucement le crâne. L’occiput portait les traces d’une fracture latérale et d’un enfoncement sur une profondeur de trois centimètres.
Elle s’intéressa de nouveau au minuscule squelette enchâssé dans le pelvis du second torse. Elle avait suivi quelques cours d’embryologie durant sa deuxième année de médecine. La structure osseuse du fœtus semblait quelque peu étrange, mais elle ne tenait pas à endommager son crâne en l’extrayant du magma de terre et de tissu desséché. Elle avait fait assez de dégâts comme ça.
Kaye se sentait mal à l’aise, écœurée non pas tant par ces restes flétris et desséchés que par ce que son imagination était déjà en train de reconstituer. Elle se redressa et fit un signe à Beck pour attirer son attention.
— Ces femmes ont reçu une balle dans le ventre, dit-elle. (Tuez tous les premiers-nés. Monstres furieux.) Elles ont été assassinées.
Elle serra les dents.
— Il y a combien de temps ? demanda Beck.
— Il a peut-être raison à propos de l’âge de cette chaussure, si elle vient bien d’ici, mais le charnier est nettement moins vieux. Les racines sont trop petites près du bord de la tranchée. Je pense que les victimes sont mortes il y a deux ou trois ans. La terre a l’air sèche, par ici, mais le sol est probablement acide et dissoudrait n’importe quel os au bout de quelques années. Et puis il y a le tissu ; on dirait de la laine et du coton, ce qui signifie que les tombes n’ont que quelques années. S’il s’agit de synthétique, elles sont peut-être plus anciennes, mais, en tout cas, ça ne remonte pas à Staline.
Beck s’approcha d’elle et souleva son masque.
— Pouvez-vous nous aider jusqu’à ce que les autres nous rejoignent ? demanda-t-il à voix basse.
— Combien de temps ?
— Quatre ou cinq jours.
À plusieurs pas de là, Chikourichvili, les mâchoires crispées, les observait d’un air méchant, comme si des flics venaient de l’interrompre en pleine scène de ménage.
Kaye s’aperçut qu’elle retenait son souffle. Elle se retourna, recula d’un pas, aspira une bouffée d’air et demanda :
— Vous allez ordonner une enquête pour crimes de guerre ?
— C’est ce que nous conseillent les Russes, dit Beck. Ils ont une envie folle de discréditer leurs nouveaux communistes. De vieilles atrocités leur fourniraient de nouvelles munitions. Si vous pouviez nous donner une idée, même approximative – deux ans, cinq, trente ?
— Moins de dix. Probablement moins de cinq. Je suis pas mal rouillée. Je ne peux faire que quelques examens. Prélever des échantillons, des spécimens de tissu. Sûrement pas effectuer une autopsie digne de ce nom.
— Votre compétence est mille fois supérieure à celle des autochtones. Je n’ai aucune confiance en eux. Et je ne suis pas sûr que les Russes soient fiables, eux non plus. Ils ont tous des vieux comptes à régler.
Lado conserva un visage neutre et s’abstint de tout commentaire, ainsi que d’une traduction pour le bénéfice de Chikourichvili.
Kaye sentit poindre ce qu’elle avait attendu et tant redouté : cette humeur sombre qui s’emparait d’elle comme jadis.
Elle avait cru qu’en partant en voyage, en s’éloignant de Saul, elle réussirait à chasser le malheur, la dépression. Elle s’était sentie libérée en regardant médecins et techniciens travailler à l’Institut Eliava, accomplir de tels exploits avec si peu de moyens, extraire littéralement la santé des égouts. La face grandiose et splendide de la république de Géorgie. Et maintenant… Le revers de la médaille. Le Petit Père des peuples ou la purification ethnique, les Géorgiens qui tentent de chasser les Arméniens ou les Ossètes, les Abkhazes qui tentent de chasser les Géorgiens, les Russes qui envoient leurs troupes, les Tchétchènes qui s’en mêlent. De sales petites guerres opposant d’anciens voisins entretenant d’anciennes querelles.
Ça n’allait pas lui faire du bien, mais elle ne pouvait refuser.
Lado se renfrogna et regarda Beck.
— Elles allaient être mères ?
— Pour la plupart, dit Beck. Et peut-être que certains allaient être pères.
Le fond de la grotte était des plus étroits. Allongée sous une corniche basse, les genoux ramenés contre le torse, Tilde observait Mitch tandis qu’il s’agenouillait devant ceux qu’ils étaient venus voir. Franco était accroupi derrière lui.
Mitch était bouche bée, comme un gamin éberlué. Il resta un moment incapable de parler. Un silence total régnait dans la grotte. Le seul mouvement était celui du rayon de sa torche, qui balayait les deux silhouettes des pieds à la tête.
— On n’a touché à rien, dit Franco.
Les cendres noircies, d’antiques résidus de bois, d’herbes et de roseaux, semblaient près de se disperser au moindre souffle, mais elles constituaient néanmoins les restes d’un feu. La peau des cadavres était en bien meilleur état. Mitch n’avait jamais vu un exemple aussi frappant de momification à basse température. Les tissus étaient durs et secs, l’air glacial les ayant vidés de toute trace d’humidité. Près des têtes, qui gisaient face à face, la peau et les muscles avaient à peine rétréci avant de se figer. Les traits étaient presque naturels, bien que les paupières soient rétractées et les globes oculaires atrophiés, signe d’un sombre et éternel sommeil. Les corps ne semblaient pas avoir perdu leur substance ; il n’y avait qu’au niveau des jambes que les chairs paraissaient flétries et noircies, sans doute sous l’effet d’une brise venant du tunnel par intermittence. Quant aux pieds, ils étaient tout ridés, aussi noirs que des petits champignons séchés.
Mitch n’en croyait pas ses yeux. Peut-être que leur pose n’avait rien d’extraordinaire – un homme et une femme gisant sur le flanc, face à face dans la mort, succombant au froid lorsque leur dernier feu s’était éteint. Rien d’imprévisible dans la position des mains de l’homme, tendues vers le visage de sa compagne, ni dans celle des bras de la femme, baissés comme si elle se serrait le ventre. Rien d’extraordinaire dans cette peau de bête sous leurs corps, ni dans cette autre, reposant à côté du mâle, comme s’il l’avait rejetée.
Sur la fin, quand le feu se fut éteint, quand il avait commencé à mourir de froid, l’homme avait eu trop chaud et avait écarté sa couverture.
Mitch considéra les doigts recroquevillés de la femme et avala une boule d’émotion qu’il ne pouvait ni définir ni expliquer.
— Ils sont anciens ? demanda Tilde, l’arrachant à sa concentration.
Sa voix résonnait sèche, claire, rationnelle, pareille au bruit d’un couteau qui frappe.
Mitch sursauta.
— Très anciens, dit-il à voix basse.
— Aussi anciens qu’Hibernatus ?
— Non, répondit Mitch.
Sa voix faillit se briser.
La femelle avait été blessée. Elle avait une plaie ouverte au flanc, près de la hanche. Des taches de sang l’entouraient encore, et il crut en distinguer d’autres sur le sol rocheux. Peut-être était-ce là la cause de sa mort.
Aucune arme dans la grotte.
Il se frotta les yeux pour chasser la petite lune blanche fracturée qui montait dans son champ visuel et menaçait de le distraire, puis examina de nouveau les visages, les petits nez camus légèrement retroussés. Les mâchoires de la femme étaient flasques, celles de l’homme crispées. La femme était morte en suffoquant. Mitch ne pouvait en avoir la certitude, mais il se fiait à son sens de l’observation. Ça collait.
Il se décida enfin à contourner les deux silhouettes avec un luxe de précautions, se déplaçant à croupetons, extrêmement lentement, veillant à ne pas toucher la hanche de l’homme avec ses genoux pliés.
— Ils ont l’air anciens, remarqua Franco pour rompre le silence.
Il avait les yeux luisants. Mitch lui jeta un regard, puis examina l’homme de profil.
D’épaisses arcades sourcilières, un large nez aplati, pas de menton. Des épaules puissantes, une taille proportionnellement plus fine. Des bras robustes. Les visages étaient lisses, presque glabres. Sous le cou, cependant, la peau était recouverte d’un fin duvet noir, visible seulement de près. Autour des tempes, les cheveux taillés court semblaient avoir été rasés par une main experte en suivant certains motifs.
Au temps pour les reconstitutions velues des muséums.
Mitch se pencha un peu plus, sentant l’air froid lui emplir les narines, et s’appuya d’une main au plafond de la grotte. Entre les corps se trouvait ce qui ressemblait à deux masques, le premier à moitié fourré sous l’homme, le second sous la femme. Leurs bordures paraissaient déchirées. On distinguait sur chacun d’eux des trous pour les yeux et les narines, ainsi qu’un semblant de lèvre supérieure, le tout revêtu d’un léger duvet, et, en dessous, une sorte d’écharpe encore plus velue qui devait s’envelopper autour du cou et de la mâchoire inférieure. On aurait pu croire qu’ils avaient été arrachés aux visages, qu’on avait écorché ceux-ci, sinon que pas un bout de peau ne manquait sur les têtes.
Le masque qui se trouvait près de la femme paraissait attaché à son front et à ses tempes par des fibres aussi fines que des byssus de moule.
Mitch se rendit compte qu’il se concentrait sur de petits mystères pour oublier une grosse impossibilité.
— De quand datent-ils ? demanda Tilde. Tu peux déjà le dire ?
— Je pense qu’on n’a pas vu des gens comme ceux-ci depuis des dizaines de milliers d’années, répondit Mitch.
Tilde ne sembla pas relever l’importance de cette déclaration.
— Ce sont des Européens, comme Hibernatus ? insista-t-elle.
— Je ne sais pas.
Aussitôt après avoir prononcé ces mots, Mitch secoua la tête et leva la main. Il ne voulait pas parler ; il voulait réfléchir. Ce lieu était extrêmement dangereux sur le plan professionnel, sur le plan mental et sur tous les autres. Dangereux, onirique, impossible.
— Dis-le-moi, Mitch, implora Tilde avec une étonnante gentillesse. Dis-moi ce que tu vois.
Elle tendit une main pour lui caresser le genou. Franco la regarda faire sans broncher.
— Il y a un mâle et une femelle, chacun mesurant environ cent soixante centimètres, commença Mitch.
— Des petites gens, dit Franco, mais Mitch ne lui prêta aucune attention.
— Ils semblent appartenir au genre Homo, espèce sapiens. Mais ils ne sont pas tout à fait comme nous. Peut-être ont-ils souffert d’une sorte de nanisme, d’une distorsion des traits…
Il s’interrompit pour examiner à nouveau les têtes et ne vit aucun signe de nanisme, même si ces masques le troublaient encore.
Ces traits classiques…
— Ce ne sont pas des nains, dit-il. Ce sont des Neandertaliens.
Tilde toussa. L’air sec leur irritait la gorge.
— Pardon ?
— Des hommes des cavernes ? demanda Franco.
— Des Neandertaliens, répéta Mitch, autant pour se convaincre lui-même que pour corriger Franco.
— Conneries, dit Tilde d’une voix vibrante de colère. Nous ne sommes pas des enfants.
— Je parle sérieusement. Vous avez découvert deux Neandertaliens extrêmement bien préservés, un homme et une femme. Les premières momies neandertaliennes… du monde. De tous les temps.
Tilde et Franco méditèrent en silence pendant quelques secondes. Au-dehors, le vent ululait devant l’entrée de la grotte.
— De quand datent-ils ? demanda Franco.
— Tout le monde pense que les Neandertaliens se sont éteints il y a quarante mille ans au minimum, cent mille au maximum, répondit Mitch. Peut-être que tout le monde se trompe. Mais je ne pense pas qu’ils aient pu rester dans cette grotte, dans cet état de préservation, pendant quarante millénaires.
— Peut-être que c’étaient les derniers, dit Franco en se signant avec révérence.
— Incroyable, fit Tilde, le rouge aux joues. Combien valent-ils, à ton avis ?
Mitch sentit une crampe lui nouer la jambe et il alla s’accroupir près de Franco. Il se frotta les yeux de ses phalanges gantées. Comme il faisait froid ! Il frissonnait. La lune floue se mouvait dans son champ visuel.
— Ils ne valent rien du tout, déclara-t-il.
— Ne plaisante pas, dit Tilde. Ils sont rares – uniques en leur genre, pas vrai ?
— Même si nous… si vous parveniez à les faire sortir intacts de cette grotte et à les descendre en bas de la montagne, où iriez-vous les vendre ?
— Il existe des gens qui collectionnent des trucs comme ça, dit Franco. Des gens très friqués. Nous avons déjà parlé à l’un d’eux d’un nouvel Hibernatus. S’il s’agit bien d’un couple…
— Peut-être devrais-je être plus direct, le coupa Mitch. Si cette découverte n’est pas traitée avec toute la rigueur scientifique qui s’impose, j’irai voir les autorités, suisses ou italiennes, peu importe. Et je leur dirai tout.
Nouveau silence. Mitch aurait juré entendre les pensées de Tilde, pareilles aux rouages d’une petite horloge autrichienne.
Franco tapa le sol de la grotte avec sa main gantée et lança à Mitch un regard mauvais.
— Pourquoi tu veux nous baiser ?
— Parce que ces gens ne vous appartiennent pas, répondit Mitch. Ils n’appartiennent à personne.
— Ils sont morts ! s’exclama Franco. Ils n’ont plus de droits sur eux-mêmes, pas vrai ?
Les lèvres de Tilde dessinèrent une ligne droite, sinistre.
— Mitch a raison. Nous n’allons pas les vendre.
Un peu effrayé à présent, Mitch s’empressa d’ajouter :
— Je ne sais pas ce que vous avez l’intention d’en faire, mais je ne pense pas que vous serez en mesure de les contrôler, ni de vendre leurs droits d’exploitation, pour en faire des poupées Barbie des cavernes ou un truc de ce genre.
Il inspira à fond.
— Bon, encore une fois, je pense que Mitch a raison, déclara Tilde d’une voix traînante.
Franco lui adressa un regard interrogatif.
— Notre découverte est de première importance, reprit-elle. Nous allons nous conduire en bons citoyens. Ces gens-là sont nos ancêtres à tous. Le papa et la maman du monde.
Mitch sentit la migraine monter insidieusement en lui. Cette masse oblongue était un signal familier : le phare d’un train fonçant sur lui pour lui écraser la tête. S’il devait souffrir d’une céphalée, d’une migraine incapacitante, il lui serait difficile, voire impossible, de redescendre de la montagne. Il n’avait pas apporté ses médicaments.
— Avez-vous l’intention de me tuer ici ? demanda-t-il à Tilde.
Franco lui jeta un regard vif, puis roula sur lui-même pour se tourner vers Tilde, dans l’attente de sa réponse.
Elle se fendit d’un sourire et se tapota le menton.
— Je réfléchis, dit-elle. Ça ferait de nous des brigands célèbres. On raconterait de sacrées histoires. Les pirates de la préhistoire. Yo-ho-ho ! et une bouteille de schnaps !
— Ce que nous devons faire, déclara Mitch – supposant qu’elle lui avait répondu par la négative –, c’est prélever un échantillon de tissu sur chaque corps, en faisant le minimum de dégâts. Ensuite…
Il saisit sa torche et en braqua le rayon par-delà les têtes ensommeillées, toutes proches, du mâle et de la femelle, en direction du fond de la grotte, à trois mètres de là. Un petit objet s’y trouvait, enveloppé dans de la fourrure.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, imité par Franco.
Il réfléchit. Il pourrait sans doute s’insinuer entre la femelle et la paroi sans troubler autre chose que de la poussière. D’un autre côté, il valait mieux laisser les lieux complètement intacts, ressortir de la grotte et y ramener de véritables experts. Les études effectuées sur des os de Neandertaliens avaient permis d’en apprendre suffisamment sur leur ADN. Son observation serait confirmée, la grotte serait scellée et…
Il se pressa les tempes et ferma les yeux.
Tilde lui tapa sur l’épaule et l’écarta gentiment.
— Je suis plus petite, dit-elle.
Elle rampa le long de la femme pour se diriger vers le fond de la grotte.
Mitch la regarda sans mot dire. Voilà ce qu’on ressentait en commettant un péché mortel – le péché de curiosité irréfléchie. Jamais il ne pourrait se pardonner, mais, tenta-t-il de se raisonner, comment aurait-il pu arrêter Tilde sans abîmer les corps ? En outre, elle se montrait prudente.
Tilde s’avança dans l’encoignure jusqu’à coller son visage au sol, près du paquet. De l’index et du médius, elle agrippa la fourrure et, lentement, la retourna. Mitch sentit sa gorge se serrer.
— Éclaire-moi, ordonna-t-elle.
Il obéit.
Franco en fit autant.
— C’est une poupée, dit Tilde.
Du haut du paquet émergeait un petit visage, pareil à une pomme noire et ridée, avec deux minuscules yeux noirs enfoncés dans leurs orbites.
— Non, dit Mitch. C’est un bébé.
Tilde se recula de quelques centimètres et émit un petit « hum » surpris.
La migraine déferla sur Mitch dans un grondement de tonnerre.
Franco soutenait Mitch devant l’entrée de la grotte. Tilde était toujours à l’intérieur. Mitch avait désormais une migraine de force 9, avec effets visuels et sonores, et se retenait à grand-peine de se rouler en boule et de hurler. Après être passé par le stade des nausées, au fond de la grotte, il était à présent parcouru de frissons.
Il savait, avec une absolue certitude, qu’il allait mourir ici, au seuil de la découverte anthropologique la plus extraordinaire de tous les temps, la laissant aux mains de Tilde et de Franco, qui ne valaient guère mieux que des pillards.
— Qu’est-ce qu’elle fabrique là-dedans ? demanda-t-il en gémissant, la tête basse.
Même le crépuscule lui semblait éclatant. Cependant, le soir tombait vite.
— Ne t’inquiète pas de ça, dit Franco en lui agrippant le bras avec plus de force.
Mitch se dégagea et fouilla sa poche à la recherche des flacons contenant les échantillons. Il avait réussi à prélever deux fragments de la cuisse de l’homme et de celle de la femme avant que la douleur n’atteigne son point culminant ; maintenant, il distinguait à peine ce qui l’entourait.
Se forçant à ouvrir les yeux, il découvrit un ciel bleu saphir encadrant avec netteté la montagne, la glace et la neige, bordé à la lisière de son champ visuel par des lueurs fugaces semblables à des éclairs miniatures.
Tilde émergea de la grotte, son appareil photo dans une main, son sac à dos dans l’autre.
— Nous avons assez d’éléments pour tout prouver, déclara-t-elle.
Elle s’adressa à Franco en italien, à voix basse et dans un débit précipité. Mitch ne comprit pas un traître mot de ce qu’elle disait, mais il n’en avait cure.
Il ne souhaitait qu’une chose : redescendre de la montagne, se glisser dans un lit bien chaud et s’endormir, attendre que s’estompe cette extraordinaire douleur, familière et pourtant toujours surprenante.
La mort était une autre option qui ne manquait pas d’attrait.
Franco l’encorda en un tournemain.
— Viens, mon vieux, dit l’Italien en tirant doucement sur la corde.
Mitch avança en trébuchant, serrant les poings pour ne pas se marteler les tempes.
— Le piolet, intima Tilde.
Franco dégagea le piolet de Mitch de sa ceinture, l’envoyant baller contre ses jambes et son sac à dos.
— Tu es dans un sale état, commenta-t-il.
Mitch ferma les yeux de toutes ses forces ; le crépuscule se peuplait d’éclairs, et le tonnerre lui était douloureux, lui écrasant silencieusement la tête à chaque pas. Tilde ouvrit la marche tandis que Franco le suivait de près.
— On prend un autre chemin, dit Tilde. La glace est traître et le pont trop fragile.
Mitch ouvrit les yeux. L’arête était une lame de couteau rouillée, une ombre de carbone devant le ciel d’un bleu outremer pur virant lentement au noir étoilé. Chaque souffle était plus froid, plus pénible que le précédent. Il transpirait abondamment.
Avançant en pilotage automatique, il tenta de descendre une pente rocheuse tavelée de plaques de neige craquante, glissa et s’entrava dans la corde, traînant Franco derrière lui sur une distance de deux ou trois mètres. Plutôt que de protester, l’Italien lui passa la corde autour de la taille et l’apaisa comme s’il avait été un enfant.
— C’est bien, mon vieux. C’est mieux. C’est beaucoup mieux. Attention où tu mets les pieds.
— Je n’en peux plus, Franco, chuchota Mitch. Ça faisait plus de deux ans que je n’avais pas eu de migraine. Je n’ai même pas apporté mes pilules.
— Peu importe. Regarde où tu vas et fais ce que je te dis.
Franco appela Tilde. Mitch la sentait toute proche et plissa les yeux pour mieux la voir. Son visage lui apparut sur fond de nuages, encadré par les étincelles qui envahissaient son champ visuel.
— Il va neiger, dit-elle. On doit faire vite.
Puis Franco et elle échangèrent quelques mots en italien et en allemand, et Mitch crut qu’ils allaient l’abandonner ici, sur la glace.
— Je peux continuer, murmura-t-il. Je peux marcher.
Ils se remirent donc à descendre sur la glace, accompagnés par le bruit d’une chute de glacier, cette antique rivière qui ne cessait de couler, craquant et rugissant, tressaillant et grondant – des mains de géant applaudissant dans le lointain. Le vent s’intensifia et Mitch se retourna pour s’en protéger. Franco le remit dans la bonne direction, sans ménagement cette fois-ci.
— Ce n’est pas le moment de faire des bêtises, mon vieux. Avance.
— J’essaie.
— Avance, je te dis.
Le vent était un poing pressant son visage. Il se pencha en avant pour lui résister. Des cristaux de glace lui picoraient les joues, il tenta de relever son capuchon, mais ses doigts gantés étaient des saucisses.
— Il n’y arrivera pas, dit Tilde.
Mitch la vit tourner autour de lui, enveloppée d’une neige tourbillonnante. Soudain, ils furent assaillis par des lances de neige, sursautèrent en sentant le vent les saisir. La torche de Franco illuminait des millions de flocons filant à l’horizontale. Ils envisagèrent de se construire un igloo, mais la glace était trop dure, ça leur prendrait trop de temps.
— Fonce ! Descends, c’est tout ! hurla Franco, et Tilde obéit sans mot dire.
Mitch ne savait pas où ils allaient, et il ne s’en souciait plus. Franco lâchait des bordées de jurons en italien, mais le vent étouffait sa voix, et Mitch, qui se traînait péniblement, posant un pied devant l’autre, enfonçant ses crampons dans le sol, s’efforçait de rester debout. Il n’avait conscience de la présence de Franco que grâce à la traction sur la corde.
— Les dieux sont en colère ! hurla Tilde, un cri de plaisir et de défi, d’excitation, d’exaltation, même.
Franco avait dû tomber, car voici que Mitch était tiré vers l’arrière. Il avait agrippé son piolet sans s’en rendre compte et, comme il s’étalait sur le ventre, il eut la présence d’esprit de le planter dans la glace pour stopper sa chute. Franco sembla rester suspendu quelques instants, quelques mètres plus loin sur le versant. Mitch se tourna vers lui. Son champ visuel était vierge d’étincelles. Il était en train de se geler, de se geler vraiment, et cela atténuait sa migraine. Aucune trace de Franco sur les bandes parallèles tracées dans la neige. Le vent siffla puis poussa un cri strident, et Mitch colla son visage contre la glace. Son piolet se délogea, et il glissa sur deux ou trois mètres. À présent que la douleur s’était apaisée, il pouvait se demander comment il allait se tirer de là vivant. Il planta ses crampons dans la glace et remonta le long du versant, tractant Franco de toutes ses forces. Tilde aida l’Italien à se relever. Il avait le nez en sang et semblait sonné. Il avait dû se cogner la tête sur la glace. Elle jeta un regard à Mitch, lui sourit et lui posa une main sur l’épaule. Si amicale. Personne ne dit rien. Ils étaient rapprochés par la douleur et la sournoise chaleur qu’ils partageaient. Franco émit un petit bruit, mi-sanglot, mi-hoquet, lécha ses lèvres sanglantes et rapprocha leurs cordes. Comme ils étaient exposés ! Étouffant les hurlements du vent, la glace au-dessus d’eux craqua, gronda, rugit, tel un tracteur sur une route gravillonnée. Mitch sentit frémir le sol sous ses pieds. Ils étaient trop près de la chute de glacier, et celle-ci était active, bruyante. Il tira sur la corde qui le liait à Tilde, et elle lui resta dans les mains – coupée. Il tira sur la corde derrière lui. Franco se dégagea péniblement d’une bourrasque, le visage couvert de sang, les yeux luisants derrière ses lunettes. Il tomba à genoux près de Mitch, puis s’appuya sur les mains et se laissa choir. Mitch l’agrippa par l’épaule, vit qu’il ne bougeait plus, se releva et se tourna vers le bas. Le vent venait du sommet, et il chancela. Il fit une nouvelle tentative, se pencha maladroitement en arrière, tomba. Pas le choix, il devait ramper. Il tira Franco derrière lui mais dut s’arrêter au bout d’un ou deux mètres à peine. La glace rugueuse l’empêchait de progresser. Il ne savait plus quoi faire. Ils devaient sortir de cette zone venteuse, mais la visibilité était trop médiocre pour qu’il puisse choisir la direction à suivre. Il était ravi que Tilde les ait abandonnés. Seule, elle pouvait s’en tirer, et peut-être que quelqu’un ferait des bébés avec elle, ni Franco ni lui, bien sûr ; désormais, ils étaient éliminés de cette bonne vieille course de l’évolution. Dégagés de toute responsabilité. Il regretta que Franco soit si mal en point.
— Hé, mon vieux, lui cria-t-il à l’oreille. Réveille-toi et donne-moi un coup de main, sinon, on va mourir ici.
Aucune réaction. Peut-être était-il déjà mort, mais Mitch ne pensait pas qu’on puisse mourir d’une simple chute. Il trouva la torche passée autour du poignet de Franco, la lui ôta, l’actionna, examina les yeux de Franco tout en tentant de les ouvrir avec ses doigts gantés, pas facile, mais ses pupilles étaient petites et dissymétriques. Ouais. Il s’était cogné contre la glace, souffrait d’une commotion et d’un nez cassé. D’où ce nouveau flot de sang. Le sang et la neige mêlés lui faisaient un masque de bouillie rouge. Mitch renonça à lui parler. Il envisagea de couper la corde mais ne put s’y résoudre. Franco l’avait bien traité. Deux rivaux unis par la mort, dans la glace. Une femme aurait-elle un pincement au cœur en l’apprenant ? Mitch en doutait. D’après son expérience, les femmes se fichaient un peu de ce genre de truc. La mort, d’accord, mais la camaraderie virile… Il sentait monter en lui la chaleur et la confusion. Son manteau, son pantalon étaient très chauds. Par-dessus le marché, il avait envie de pisser. Une mort digne semblait hors de portée. Franco gémit. Non, ce n’était pas Franco. La glace vibra sous leurs corps, puis explosa, et ils basculèrent sur le côté. Le rayon de la torche éclaira un immense bloc de glace qui s’élevait, non, c’étaient eux qui tombaient. En effet, et il ferma les yeux dans l’attente du choc. Mais il ne se cogna pas la tête, il eut seulement le souffle coupé. Ils atterrirent dans la neige et le vent cessa net. Des paquets de neige tombèrent sur eux, deux lourds blocs de glace coincèrent la jambe de Mitch. Tout devint calme et silencieux. Il tenta de soulever la jambe, mais une douce chaleur lui résista, alors que l’autre jambe était raidie. C’était donc décidé.
Aussitôt après, il ouvrit grands les yeux et découvrit un soleil d’un bleu aveuglant dont l’éclat occupait la totalité du ciel.
Secouant la tête d’un air gêné, Lado laissa Kaye aux bons soins de Beck pour retourner à Tbilissi. Il ne pouvait pas rester très longtemps loin de l’institut Eliava.
L’ONU envahit le petit Tigre de Rustaveli à Gordi, en louant toutes les chambres. Les Russes dressèrent d’autres tentes et dormirent entre le village et le charnier.
Sous l’œil peiné mais souriant de l’aubergiste, une femme trapue aux cheveux noirs du nom de Lika, les Casques bleus eurent droit à un souper de pain et de pot-au-feu, arrosé de grands verres de vodka. Tous gagnèrent bientôt leurs chambres, excepté Kaye et Beck.
Ce dernier rapprocha une chaise de la table en bois et plaça un verre de vin blanc devant Kaye. Elle n’avait pas touché à la vodka.
— C’est du manavi. Le meilleur du coin – du moins pour notre palais. (Il s’assit et étouffa un rot de son poing serré.) Excusez-moi. Que savez-vous de l’histoire de la Géorgie ?
— Pas grand-chose, dit Kaye. Les récents développements politiques. Et scientifiques.
Beck acquiesça et croisa les bras.
— Il est concevable que nos défuntes mères aient été tuées durant les troubles – durant la guerre civile. Mais je n’ai pas eu connaissance de massacres à Gordi, ni dans les environs. (Il prit un air dubitatif.) Peut-être ont-elles péri durant les années 20, 30 ou 40. Mais vous pensez que non. Au fait, bravo pour le coup des racines. (Il se frotta le nez, se gratta le menton.) C’est un beau pays, mais à l’histoire assez sinistre.
Kaye regarda Beck et pensa à Saul. Sans qu’elle sache pourquoi, la plupart des hommes de cet âge lui faisaient penser à Saul, qui était de douze ans son aîné et se trouvait en ce moment à Long Island, bien plus loin d’elle que ne pouvaient le mesurer de simples kilomètres. Saul si brillant, Saul si faible, Saul dont l’esprit se rouillait un peu plus chaque mois. Elle se redressa et s’étira, faisant racler les pieds de sa chaise sur le sol carrelé.
— Son avenir m’intéresse davantage, déclara-t-elle. La moitié des laboratoires médicaux et pharmaceutiques des États-Unis viennent ici en pèlerinage. L’expertise en Géorgie pourrait sauver des millions de vies.
— Ces fameux virus utiles.
— Oui. Les phages.
— Qui n’attaquent que les bactéries.
Kaye opina.
— J’ai lu que les soldats géorgiens avaient sur eux des flacons pleins de phages durant les troubles, reprit Beck. Ils les avalaient avant d’aller au combat ou les pulvérisaient sur leurs blessures avant d’être évacués sur un hôpital.
Kaye hocha la tête.
— Ils utilisent les phages dans un but thérapeutique depuis les années 20, depuis que Félix d’Hérelle est venu ici pour travailler avec George Eliava. D’Hérelle n’était pas très soigneux ; les résultats obtenus étaient variables, et puis voilà qu’on a découvert les sulfamides et la pénicilline. Jusqu’ici, nous avons quasiment négligé les phages. Du coup, nous nous retrouvons avec des bactéries meurtrières résistant à tous les antibiotiques connus. Mais pas aux phages.
Derrière la fenêtre du petit vestibule, au-dessus des toits des maisons basses, elle distinguait les montagnes luisant au clair de lune. Elle aurait voulu se coucher, mais elle savait qu’elle passerait plusieurs heures sur le petit lit dur sans pouvoir fermer l’œil.
— À un avenir plus agréable, dit Beck.
Il leva son verre et le vida. Kaye sirota une gorgée du sien. La douceur et l’acidité du vin formaient un équilibre des plus harmonieux, qui évoquait un abricot encore vert.
— Le docteur Jakeli m’a dit que vous étiez partie escalader le Kazbek, dit Beck. C’est plus haut que le mont Blanc. Moi, j’habite le Kansas. Pas une montagne à l’horizon. À peine quelques rochers. (Il baissa la tête en souriant, comme gêné à l’idée de croiser son regard.) J’adore la montagne. Excusez-moi de vous avoir arrachée à votre travail… et à vos loisirs.
— Ce n’était pas de l’escalade. Seulement de la randonnée.
— Je vais m’efforcer de ne pas vous garder trop longtemps. Genève a des listes de personnes disparues et de massacres possibles. Si nous arrivons à faire des recoupements et à dater ce charnier des années 30, nous refilerons le dossier aux Géorgiens et aux Russes.
Beck préférait que le charnier soit ancien, et elle ne pouvait lui en vouloir.
— Et s’il est récent ? demanda Kaye.
— Nous ferons venir des enquêteurs de Vienne.
Kaye le regarda d’un air grave, sans fléchir.
— Il est récent, affirma-t-elle.
Beck reposa son verre, se leva et agrippa des deux mains le dossier de sa chaise.
— Je sais, dit-il dans un soupir. Qu’est-ce qui vous a fait renoncer à la criminologie ? Si je puis me permettre…
— J’ai appris trop de choses sur les gens, dit Kaye.
Les gens sont cruels, pourris, sales, désespérément stupides. Elle parla à Beck du lieutenant de la criminelle de Brooklyn dont elle avait suivi les cours. C’était un chrétien des plus dévots. En leur montrant les photos d’un crime particulièrement atroce, dont les victimes étaient deux hommes, trois femmes et un enfant, il leur avait dit : « Les âmes de ces personnes ne se trouvent plus dans leurs corps. N’ayez pas de compassion pour elles. Ayez-en pour ceux qui restent. Ressaisissez-vous. Mettez-vous au travail. Et rappelez-vous : c’est pour Dieu que vous travaillez. »
— Sa croyance le préservait de la folie, conclut-elle.
— Et vous ? Pourquoi avez-vous changé de filière ?
— Je ne croyais en rien.
Beck opina, s’assouplit les doigts sur le dossier de la chaise.
— Pas d’armure. Enfin, faites pour le mieux. Pour le moment, nous n’avons que vous.
Il lui souhaita une bonne nuit puis se dirigea vers l’étroit escalier, qu’il monta d’un pas vif.
Kaye resta assise durant plusieurs minutes et sortit de la petite auberge. Elle s’arrêta sur le perron en granité, tout près de l’étroite rue pavée, et inhala l’air nocturne, où perçait faiblement l’odeur des égouts. Au-dessus du toit de la maison d’en face, elle vit le sommet enneigé d’une montagne, si net qu’elle aurait presque pu le toucher en tendant la main.
Le lendemain matin, elle se réveilla enveloppée dans des draps chauds et une couverture qui n’avait pas été lavée depuis longtemps. Elle vit quelques cheveux qui ne lui appartenaient pas, pris dans l’épaisse laine grise près de son visage. Le petit lit en bois, aux montants gravés et peints en rouge, occupait une pièce aux murs de plâtre de trois mètres sur deux mètres cinquante, pourvue d’une unique fenêtre derrière le lit, d’une unique chaise en bois et d’une table en chêne sur laquelle était posée une cuvette. On trouvait des hôtels modernes à Tbilissi, mais Gordi était trop loin des nouveaux circuits touristiques, trop loin de la route militaire.
Elle se glissa hors du lit, se passa de l’eau sur le visage, puis enfila son jean, son chemisier et son manteau. Elle tendait la main vers le loquet de fer lorsqu’on frappa à la porte. Beck l’appela par son nom. Elle lui ouvrit et le regarda en clignant des yeux comme un hibou.
— On nous chasse du village, dit-il, le visage dur. Nous devons tous être rentrés à Tbilissi avant demain.
— Pourquoi ?
— On ne veut pas de nous ici. Des soldats de l’armée régulière doivent nous escorter. Je leur ai dit que vous étiez une conseillère civile, que vous n’apparteniez pas à notre unité. Ils s’en fichent.
— Seigneur, fit Kaye. Pourquoi cette volte-face ?
Beck prit un air écœuré.
— Je présume que c’est le sakrebulo, le conseil. Il tient à protéger sa petite communauté. Ou alors ça vient de plus haut.
— Ça ne ressemble pas à la nouvelle Géorgie.
Kaye se demanda en quoi cela allait affecter son travail avec l’institut.
— Je suis aussi surpris que vous, dit Beck. Nous avons dû froisser quelqu’un. Faites votre valise et rejoignez-nous en bas, s’il vous plaît.
Il se tourna pour partir, mais Kaye l’agrippa par le bras.
— Est-ce que les téléphones fonctionnent ?
— Aucune idée. Vous pouvez utiliser l’un de nos téléphones satellites.
— Merci. Et… le docteur Jakeli a dû regagner Tbilissi, à présent. Je n’aimerais pas l’obliger à venir me chercher ici.
— Nous vous conduirons à Tbilissi, dit Beck. Si c’est là que vous souhaitez aller.
— Ce sera parfait.
Devant l’auberge, les Jeep Cherokee de l’ONU brillaient à la lueur du soleil matinal. Kaye les contempla à travers les fenêtres du vestibule pendant que l’aubergiste allait chercher un antique téléphone noir à cadran circulaire et le branchait à la prise de la réception. Elle décrocha l’écouteur, y colla son oreille, puis le tendit à Kaye : pas de tonalité. Dans quelques années, la Géorgie aurait rattrapé le XXIe siècle. Pour l’instant, il n’existait qu’une centaine de lignes vers le monde extérieur, et, comme tous les appels étaient relayés par Tbilissi, les interruptions de service étaient fréquentes.
L’aubergiste se fendit d’un sourire inquiet. Elle était inquiète depuis leur arrivée.
Kaye porta sa valise dehors. L’équipe de l’ONU s’était rassemblée – six hommes et trois femmes. Kaye se plaça à côté d’une Canadienne nommé Doyle pendant que Hunter apportait le téléphone satellite.
Kaye voulait contacter Tbilissi pour parler à Tamara Mirianichvili, son principal contact à l’institut. Elle n’obtint la communication qu’au bout de plusieurs tentatives. Tamara lui exprima sa compassion, se demanda à quoi rimait toute cette histoire, puis lui assura qu’elle pouvait revenir à l’institut et y passer quelques jours de plus.
— C’est une honte de vous mettre le nez là-dedans. On va s’amuser, on va vous faire retrouver votre bonne humeur.
— Avez-vous reçu des appels de Saul ? demanda Kaye.
— Il a appelé deux fois. Il vous demande de poser davantage de questions sur les spores bactériennes. Comment les phages fonctionnent-ils en présence de spores, quand les bactéries ont-elles une vie sociale ?
— Et vous allez nous le dire ? demanda Kaye sur le ton de la plaisanterie.
Tamara éclata d’un rire cristallin.
— Vous voulez que nous vous confiions tous nos secrets ? Nous n’avons pas encore signé de contrat, ma chère Kaye !
— Saul a raison. C’est peut-être très important.
Même durant les pires moments, Saul ne perdait jamais de vue leurs recherches et leurs affaires.
— Revenez parmi nous, et je vous montrerai une partie de nos recherches sur les spores bactériennes, uniquement parce que vous êtes si gentille, dit Tamara.
— Merveilleux.
Kaye remercia Tamara, puis rendit le téléphone à la caporale.
Une voiture officielle géorgienne, une vieille Volga noire, s’arrêta devant l’auberge, et des officiers de l’armée en descendirent par le côté gauche. Le major Chikourichvili, des forces de sécurité, descendit côté droit, le visage plus ombrageux que jamais. Il semblait sur le point d’exploser dans un nuage de sang et de salive.
Un jeune officier – Kaye n’avait aucune idée de son grade – s’approcha de Beck et s’adressa à lui dans un russe hésitant. Lorsqu’ils eurent fini de discuter, Beck leva la main, et les Casques bleus embarquèrent dans leurs Jeep. Kaye monta dans celle où se trouvait Beck.
Alors qu’ils sortaient de Gordi par l’ouest, quelques villageois se rassemblèrent pour observer leur départ. Près d’un mur de pierre chaulée, une petite fille agita la main pour les saluer : les cheveux noirs, le teint basané, les yeux gris, en pleine santé. Une petite fille normale, adorable.
Ils n’échangèrent que quelques mots après que Hunter eut pris l’autoroute en direction du sud, à la tête du petit convoi. Beck, les yeux fixés sur la route, avait l’air pensif. La Jeep, dont la suspension était un peu rouillée, rebondissait sur les dos-d’âne, plongeait dans les ornières et contournait les nids-de-poule. Assise côté droit sur la banquette arrière, Kaye crut qu’elle allait être malade. La radio diffusa de la musique pop d’Alanya, puis un excellent blues d’Azerbaïdjan, et finalement un talk-show incompréhensible que Beck trouvait parfois amusant. Il jeta un coup d’œil à Kaye, qui lui adressa un sourire qu’elle espérait courageux.
Au bout de quelques heures, elle s’assoupit et rêva de prolifération bactérienne dans les cadavres du charnier. Les spores bactériennes, ce que le commun des mortels prend pour de la bave : des petites cités bactériennes industrieuses réduisant ces cadavres, ces rejetons de l’évolution naguère vivants et gigantesques, à leurs matériaux originels. D’adorables architectures polysaccharides s’édifiant dans les conduits internes, les viscères et les poumons, le cœur, les artères, les yeux et la cervelle, les bactéries renonçant à leur intense activité pour devenir des villes où tout se recycle ; d’immenses dépotoirs urbains de bactéries, ignorant sans regret la philosophie, l’Histoire et la personnalité des carcasses mortes qu’ils avaient revendiquées.
Ce sont les bactéries qui nous ont créés. Ce sont elles qui nous récupèrent quand vient la fin. Bienvenue à la maison.
Elle se réveilla en nage. L’air se réchauffait à mesure qu’ils descendaient vers une longue vallée encaissée. Comme il serait agréable de tout ignorer des mécanismes internes ! Innocence animale ; la plus douce des vies est celle qu’on n’a jamais examinée. Mais les choses vont de travers, d’où introspection et examen – la racine de toute connaissance.
— Vous avez fait de beaux rêves ? lui demanda Beck alors qu’ils s’arrêtaient devant une petite station-service flanquée d’un garage, le tout en tôle ondulée.
— Des cauchemars, répondit Kaye. Je suis trop absorbée par mon travail, je crois.
Mitch vit le soleil bleu osciller et s’assombrir, et il supposa que la nuit était tombée, mais l’air était d’un vert flou et dépourvu de froideur. Il sentit une piqûre de douleur en haut de la cuisse, une sensation de malaise diffus à l’estomac.
Il n’était pas dans la montagne. Il tenta d’ouvrir les yeux, y porta une main pour en chasser des saletés. Des doigts s’emparèrent des siens et une douce voix féminine le pria en allemand d’être sage. Alors qu’elle lui épongeait le front avec un linge frais, la femme ajouta en anglais que son nez et ses doigts souffraient de gelures et qu’il avait une jambe cassée. Quelques minutes plus tard, il se rendormit.
Puis, au bout d’une fraction de seconde, il se réveilla et réussit à s’asseoir dans son lit d’hôpital, dont le matelas était ferme et les draps impeccables.
Quatre autres patients occupaient la chambre, deux à ses côtés et deux autres en face, tous de sexe masculin et âgés de moins de quarante ans. Deux d’entre eux avaient une jambe cassée, maintenue en l’air par un appareil semblant sorti d’un film comique. Les autres avaient un bras cassé. La jambe de Mitch, quoique plâtrée, n’était pas surélevée.
Tous ses compagnons de chambre avaient les yeux bleus, le corps musclé, le visage aquilin, le menton en galoche au-dessus d’un cou étique. Ils l’observaient avec attention.
À présent, Mitch distinguait clairement la pièce : des murs de béton peint, des lits aux montants émaillés, une lampe portable, posée sur un chariot en chrome, qu’il avait prise pour un soleil bleu, un sol carrelé de brun, l’odeur poussiéreuse des antiseptiques et du chauffage à la vapeur, un vague parfum de menthe.
L’homme couché à sa droite, le visage brûlé par la neige, les joues ornées d’une peau neuve aussi rose que celle d’un bébé, se pencha vers lui.
— C’est vous, ce veinard d’Américain, hein ?
On entendit grincer les poids et les poulies qui lui maintenaient la jambe.
— Je suis bien américain, coassa Mitch. Je dois être veinard, puisque j’ai survécu.
Les autres échangèrent un regard solennel. Mitch comprit qu’il avait été le sujet de maintes conversations.
— Nous nous sommes mis d’accord, il vaut mieux que ce soient d’autres alpinistes qui vous apprennent la nouvelle.
Avant que Mitch ait eu le temps de protester, de dire qu’il n’était pas vraiment un alpiniste, le jeune homme brûlé par la neige lui apprit que ses compagnons étaient morts.
— L’Italien qu’on a retrouvé auprès de vous, dans le sérac, a eu la nuque brisée. La femme a été retrouvée beaucoup plus bas, ensevelie dans la glace.
Puis, tournant vers lui des yeux inquisiteurs – de la couleur de l’œil pâle et fou d’un chien, comme le ciel que Mitch avait découvert au-dessus de l’arête –, le jeune homme demanda :
— Les journaux et la télé en ont parlé. Où a-t-elle trouvé le cadavre du bébé ?
Mitch se mit à tousser. Il vit une carafe d’eau sur sa table de chevet et s’en servit un verre. Les alpinistes l’observèrent, pareils à des elfes athlétiques bien bordés dans leurs lits.
Mitch leur rendit leurs regards. Il tenta de dissimuler sa consternation. Désormais, il était vain de porter un jugement sur Tilde ; complètement vain.
L’inspecteur d’Innsbruck arriva à midi et s’assit à son chevet pour l’interroger, assisté d’un officier de la police locale. Ce dernier parlait mieux l’anglais que lui et servait d’interprète. Il s’agissait d’un interrogatoire de routine, déclara l’inspecteur, nécessaire pour compléter le rapport d’accident. Mitch leur affirma ignorer l’identité de la femme, et, après avoir observé une pause polie, l’inspecteur lui répondit qu’on les avait vus ensemble à Salzbourg.
— Franco Maricelli, Mathilda Berger et vous.
— C’était la copine de Franco, dit-il, s’efforçant de cacher son malaise.
L’inspecteur soupira et plissa les lèvres d’un air réprobateur, comme si tout cela était banal quoique légèrement agaçant.
— Elle avait sur elle la momie d’un nouveau-né. Une momie peut-être très ancienne. Vous avez une idée de l’endroit où elle l’a trouvée ?
Mitch espérait que la police ne lui avait pas fouillé les poches, n’avait pas trouvé les flacons et identifié leur contenu. Peut-être les avait-il perdus sur le glacier.
— C’est trop bizarre pour être expliqué, dit-il.
L’inspecteur haussa les épaules.
— Je ne suis pas un expert en matière de cadavres dans la glace. Mitchell, j’aimerais vous donner un conseil paternel. Suis-je assez âgé pour cela ?
Mitch reconnut que tel était sans doute le cas. Les alpinistes n’essayaient même pas de dissimuler leur fascination.
— Nous avons parlé à vos anciens employeurs, le muséum Hayer de Seattle.
Mitch battit lentement des paupières.
— Ils nous ont dit que vous aviez été impliqué dans un vol d’antiquités au préjudice du gouvernement fédéral, celui d’un squelette d’Indien, l’homme de Pasco, un squelette très ancien. Dix mille ans, découvert sur les berges de la Columbia River. Vous avez refusé de restituer ces restes aux Géniaux.
— Au Génie, corrigea Mitch à voix basse.
— Donc, on vous a arrêté conformément à la loi, et le muséum vous a renvoyé pour cause de mauvaise publicité.
— Les Indiens prétendaient que ces os appartenaient à l’un de leurs ancêtres, dit Mitch, s’empourprant de colère à ce souvenir. Ils voulaient les enterrer une nouvelle fois.
L’inspecteur consulta ses notes.
— On vous a refusé l’accès à vos collections du muséum, et les os ont été saisis à votre domicile. Il y a encore eu des photos, encore un peu de mauvaise publicité.
— C’était une magouille ! Le Génie n’avait pas le droit de confisquer ces os. Leur valeur scientifique est inestimable…
— Autant que celle de ce bébé momifié découvert dans les glaces, peut-être ? demanda l’inspecteur.
Mitch ferma les yeux et détourna la tête. Il ne comprenait que trop bien, à présent. Ce n’est pas une question de stupidité. C’est l’œuvre de la destinée, tout simplement.
— Est-ce que vous avez envie de vomir ? demanda l’inspecteur en se reculant.
Mitch fit non de la tête.
— Nous savons déjà que vous avez été vu en compagnie de la femme dans le dôme de Braunschweiger, à moins de dix kilomètres de l’endroit où on vous a retrouvé. Une femme blonde d’une grande beauté, selon les témoins.
Les alpinistes opinèrent, comme s’ils s’étaient trouvés sur les lieux.
— Il vaut mieux que vous nous disiez tout et que nous soyons les premiers à vous entendre. Je transmettrai mon rapport à la police italienne, la police autrichienne reviendra vous interroger, et peut-être que les choses en resteront là.
— Je les connaissais tous les deux, dit Mitch. Elle était… mais c’était avant… mon amie. Je veux dire, nous étions amants.
— Oui. Pourquoi est-elle revenue vers vous ?
— Ils avaient trouvé quelque chose. Elle pensait que je pourrais leur dire ce que c’était.
— Oui ?
Mitch comprit qu’il n’avait pas le choix. Il but un nouveau verre d’eau, puis raconta à l’inspecteur presque tout ce qui était arrivé, avec la clarté et la précision voulues. Comme on n’avait pas parlé des flacons, il les passa sous silence. L’officier prit des notes et enregistra sa confession sur un petit magnétophone.
Lorsqu’il eut achevé son récit, l’inspecteur déclara :
— Quelqu’un tiendra sûrement à savoir où se trouve cette grotte.
— Tilde… Mathilda avait un appareil photo, dit Mitch d’une voix lasse. Elle a pris des clichés.
— Nous ne l’avons pas retrouvé. Les choses iraient peut-être plus vite si vous nous disiez où se situe la grotte. C’est une découverte… très excitante.
— Ils ont déjà le bébé, répliqua Mitch. Ça devrait être suffisamment excitant. Un nouveau-né neandertalien.
L’inspecteur prit un air dubitatif.
— Personne n’a parlé de Neandertalien. Peut-être s’agit-il d’une illusion, ou d’un canular ?
Mitch avait depuis longtemps perdu tout ce qui lui tenait à cœur – sa carrière, sa réputation de paléontologue. Il s’était une nouvelle fois débrouillé pour tout foutre en l’air.
— C’est peut-être la migraine. Je suis encore sonné. Je les aiderai à retrouver la grotte, bien entendu.
— Alors, il n’y a pas eu de crime, seulement une tragédie.
L’inspecteur se leva, l’officier porta une main à son képi pour saluer.
Quand ils furent partis, l’alpiniste aux joues pelées dit à Mitch :
— Vous n’allez pas rentrer chez vous de sitôt.
— La montagne veut vous reprendre, dit le moins brûlé des quatre.
Couché en face de Mitch, il hocha la tête d’un air plein de sagesse, comme si ça expliquait tout.
— Allez vous faire foutre, marmonna Mitch.
Il se pelotonna dans les draps blancs et rêches.
Lado, Tamara, Zamphyra et sept autres personnes, chercheurs ou étudiants, étaient rassemblés autour de deux tables en bois dans la partie sud du bâtiment principal. Tous levèrent leurs béchers emplis de brandy pour saluer Kaye. Les bougies allumées un peu partout dans le labo projetaient des étincelles dorées dans les récipients ambrés. On n’en était qu’à la moitié du repas, et c’était le huitième toast que portait Lado, le tamada – maître de cérémonie – de la soirée.
— À notre chère Kaye, qui apprécie notre travail… et a promis de nous rendre riches !
Dans leurs cages, lapins, souris et poulets observaient la scène d’un œil ensommeillé. Les longs établis noirs, couverts de bocaux, de tubes à essai, d’incubateurs et d’ordinateurs reliés aux séquenceurs et aux analyseurs, disparaissaient dans la pénombre au bout de la pièce.
— À Kaye, ajouta Tamara, qui en visitant le Sakartvelo, la Géorgie, en a vu… peut-être plus que nous ne l’aurions souhaité. À une femme courageuse et compréhensive.
— Qu’est-ce qui te prend de porter un toast pareil ? demanda Lado, irrité. Pourquoi nous rappeler ces choses si pénibles ?
— Et toi, pourquoi parles-tu de richesse, d’argent, en un moment pareil ?
— Je suis le tamada !
Debout à côté de la table pliante en chêne, il agita son verre de fortune devant les convives. Ceux-ci sourirent peu à peu, mais nul n’osa le contredire.
— D’accord, concéda Tamara. Tes désirs sont des ordres.
— Ils n’ont plus aucun respect ! se plaignit Lado en se tournant vers Kaye. La prospérité va-t-elle détruire la tradition ?
Les établis formaient un réseau serré de V dans le champ visuel de Kaye. L’équipement était alimenté par un générateur qui bourdonnait doucement dans la cour du bâtiment. Saul avait fourni deux séquenceurs et un ordinateur ; le générateur avait été offert par Aventis, une gigantesque multinationale.
L’électricité en provenance de Tbilissi était coupée depuis la fin de l’après-midi. Ils avaient cuisiné le dîner d’adieu grâce aux becs Bunsen et à leur four à gaz.
— Vas-y, maître de cérémonie, dit Zamphyra d’une voix mi-résignée, mi-affectueuse.
Elle fit un geste de la main à Lado.
— J’y vais, dit celui-ci.
Il posa son bécher et lissa son costume. Son visage ridé, dont la couleur évoquait une betterave frappée d’un coup de soleil, luisait comme du vieux bois à la lueur des bougies. Kaye repensa à un troll qu’elle avait aimé étant enfant. Il attrapa une boîte dissimulée sous la table et en sortit un petit verre en cristal biseauté délicatement ouvragé. Puis il s’empara d’une splendide corne de bouquetin rehaussée d’argent et se dirigea vers une grande amphore, rangée dans une caisse en carton posée dans le coin le plus proche, derrière la table. Cette amphore, récemment mise au jour dans son petit vignoble des environs de Tbilissi, contenait une immense quantité de vin. Il en remplit une louche, qu’il vida dans la corne, répétant l’opération à sept reprises, jusqu’à ce qu’elle soit pleine à ras bord. Puis il fit doucement tourner le vin pour le laisser respirer. Quelques gouttes rouges tombèrent sur son poignet.
Finalement, il remplit le verre de cristal à la corne et le tendit à Kaye.
— Si vous étiez un homme, je vous demanderais de vider toute cette corne à boire et de porter un toast.
— Lado ! glapit Tamara en lui donnant une tape sur le bras.
Manquant lâcher la corne, il se tourna vers elle en feignant la surprise.
— Quoi ? demanda-t-il. Ce verre n’est pas assez beau ?
Zamphyra se leva et agita l’index dans sa direction. Lado sourit de toutes ses dents, de troll, devenant satyre cramoisi. Il se tourna lentement vers Kaye.
— Que puis-je y faire, ma chère Kaye ? dit-il avec un geste plein d’emphase, faisant tomber de nouvelles gouttes de vin. Elles exigent que vous buviez tout.
Kaye avait déjà absorbé son content d’alcool et doutait de sa capacité à tenir debout. Elle était emplie d’une délicieuse sensation de chaleur et de sécurité, entourée par des amis, dans une ancienne ténèbre peuplée d’ambre et d’étoiles d’or.
Elle avait presque oublié le charnier, Saul et les difficultés qui l’attendaient à New York.
Elle tendit les mains, et Lado dansa jusqu’à elle avec une grâce surprenante, vu la maladresse dont il venait de faire preuve. Il déposa la corne de bouquetin entre ses mains sans avoir renversé une seule goutte.
— À vous, maintenant, dit-il.
Kaye savait ce qu’on attendait d’elle. Au fil de la soirée, Lado avait porté quantité de toasts interminables, pleins de poésie et d’invention. Elle ne se sentait pas capable d’égaler son éloquence, mais elle allait faire de son mieux, car elle avait beaucoup de choses à dire, des choses qui lui trottaient dans la tête depuis son retour du mont Kazbek, deux jours plus tôt.
— Aucun pays sur Terre ne ressemble à la patrie du vin, commença-t-elle en levant la corne. (Tous les convives sourirent et levèrent leurs béchers.) Il n’existe aucun pays qui offre autant de beauté, autant de promesses à ceux qui souffrent dans leur cœur ou dans leur corps. Vous avez distillé de nouveaux nectars pour bannir la pourriture et la maladie qui tourmentent la chair. Vous avez préservé les traditions et les connaissances de sept décennies, les gardant en réserve pour le XXIe siècle. Vous êtes les mages et les alchimistes de l’ère du microscope, et vous rejoignez à présent les explorateurs de l’Occident, avec un immense trésor à partager.
Dans un murmure nettement audible, Tamara traduisait ses propos pour les chercheurs et les étudiants massés autour de la table.
— Je suis honorée d’être ainsi traitée, comme une amie et une collègue. Vous avez partagé avec moi ce trésor, ainsi que le trésor du Sakartvelo : ses montagnes, son hospitalité, son histoire et surtout, surtout, son vin.
Elle leva la corne d’une main et lança :
— Gaumarjos phage ! Gaumarjos Sakartvelos !
Puis elle se mit à boire. Elle était incapable de savourer comme il le méritait le vin de Lado, gardé par la terre et bonifié par les ans, et les larmes lui montèrent aux yeux, mais elle ne voulait pas s’arrêter, que ce soit par crainte d’afficher sa faiblesse ou de voir s’interrompre ce moment. Elle avala goulée après goulée. Le feu se propagea de son estomac à ses membres, et elle manqua succomber à la torpeur. Mais elle garda les yeux ouverts, but le contenu de la corne jusqu’à la dernière goutte, puis la retourna et la brandit devant elle.
— Au royaume microscopique, et à l’œuvre qu’il va accomplir pour nous ! À toutes les gloires, à toutes les nécessités pour lesquelles nous devons pardonner la… la souffrance…
Sa langue se raidit, ses mots se tarirent. Elle s’appuya d’une main sur la table pliante, et Tamara cala discrètement celle-ci pour l’empêcher de se renverser.
— À toutes les choses que… à tout ce dont nous avons hérité. Aux bactéries, nos farouches adversaires, aux petites mères du monde !
Lado et Tamara donnèrent le signal des vivats. Zamphyra aida Kaye à atterrir sur sa chaise pliante depuis des hauteurs apparemment stratosphériques.
— C’était merveilleux, Kaye, lui murmura-t-elle à l’oreille. Revenez à Tbilissi quand vous voudrez. Vous y avez une maison, un abri loin de chez vous.
Kaye sourit et s’essuya les yeux car, sous l’effet de l’alcool autant que des épreuves des derniers jours, elle pleurait à chaudes larmes.
Le lendemain matin, Kaye se sentait vaseuse et un peu déprimée, mais le dîner d’adieu n’eut pas d’autre effet sur son organisme. Avant que Lado la conduise à l’aéroport, elle passa deux heures à arpenter les couloirs de deux des trois bâtiments, à présent presque vides. Le personnel et la majorité des étudiants faisant office d’assistants s’étaient rassemblés dans le hall d’Eliava pour discuter des propositions présentées par les compagnies américaines, britanniques et françaises. C’était un moment crucial pour l’institut ; au cours des deux prochains mois, ses dirigeants allaient probablement décider avec qui et quand ils noueraient des alliances. Mais on ne pouvait rien dire pour l’instant. L’annonce viendrait plus tard.
L’institut affichait les signes de plusieurs décennies de négligence. Dans la plupart des labos, l’épaisse couche de brillante peinture émaillée, blanche ou vert pâle, s’était écaillée et révélait le plâtre lézardé. La plomberie datait au mieux des années 60 ; le plus souvent, on l’avait installée durant les années 20 ou 30. L’étincelant plastique blanc et l’acier inoxydable des équipements neufs faisait encore plus ressortir la Bakélite, l’émail noir, le cuivre et le bois des microscopes et autres instruments antiques. L’un des bâtiments abritait deux microscopes électroniques – de grosses machines encombrantes posées sur de massives plates-formes antivibrations.
Saul leur avait promis avant la fin de l’année trois microscopes scanners à effet tunnel dernier cri… à condition qu’ils sélectionnent EcoBacter parmi leurs nouveaux partenaires. Aventis et Bristol-Myers Squibb étaient sûrement capables de faire mieux.
Kaye s’avança entre les établis, scrutant l’intérieur des incubateurs où se trouvaient des piles de boîtes de Pétri, abritant une couche d’agar-agar brouillée par une colonie bactérienne, où l’on remarquait parfois une tache plus claire, une plaque circulaire, là où les phages avaient tué toutes les bactéries. Jour après jour, année après année, les chercheurs analysaient et cataloguaient les bactéries naturelles ainsi que leurs phages. Pour chaque souche de bactérie, il existe au moins un et souvent plusieurs centaines de phages correspondants, et, à mesure que les bactéries mutent pour se défaire de ces intrus indésirables, les phages mutent pour les soumettre, dans une course poursuite sans fin. L’institut Eliava contenait l’une des plus vastes bibliothèques de phages au monde, et il lui suffisait de recevoir un échantillon bactérien pour produire en quelques jours les phages correspondants.
Au-dessus des équipements flambant neufs, des affiches accrochées au mur permettaient d’admirer les étranges configurations, quasi astronautiques, des phages de la catégorie bien connue T-pair – T2, T4 et T6, appellations datant des années 20 – flottant au-dessus des surfaces comparativement immenses de bactéries Escherichia coli. Photos datées, conceptions datées : on croyait alors que les phages étaient de simples prédateurs, qu’ils s’emparaient de l’ADN des bactéries dans le seul but de produire de nouveaux phages. En fait, la plupart d’entre eux se contentent d’agir ainsi, de réguler la population bactérienne. D’autres, les phages lysogènes, deviennent des passagers clandestins génétiques, se dissimulant au sein des bactéries et insérant dans leur ADN des messages génétiques. Les rétrovirus agissent d’une façon similaire chez les animaux et les grands végétaux.
Les phages lysogènes suppriment leur propre expression, leur propre assemblage, et se perpétuent à l’intérieur de l’ADN bactérien, transmis au fil des générations. Ils sautent par-dessus bord quand leur hôte présente des signes évidents de stress, créant des centaines, voire des milliers de nouveaux phages par cellule, qui jaillissent de l’hôte dans leur fuite.
Les phages lysogènes n’ont quasiment aucune utilité dans le cadre de la phagothérapie. Ils sont bien plus que de simples prédateurs. Ces envahisseurs viraux confèrent souvent à leurs hôtes une résistance aux autres phages, voire aux antibiotiques. Parfois, ils transportent des gènes d’une cellule à l’autre, des gènes susceptibles de transformer ces cellules. On sait que les phages lysogènes peuvent transformer des bactéries relativement inoffensives – les souches bénignes de Vibrio, par exemple – en bactéries virulentes comme le Vibrio cholerae. L’apparition dans la viande de bœuf de souches mortelles d’E. coli a été attribuée à des gènes producteurs de toxines transmis par les phages. L’institut consacrait de grands efforts à identifier et à éliminer ces phages de ses préparations.
Kaye, quant à elle, les trouvait fascinants. Elle avait en grande partie consacré sa carrière à l’étude des phages lysogènes en milieu bactérien et à celle des rétrovirus chez les singes et les humains. Des rétrovirus évidés sont d’un usage commun en thérapie génique, en tant que transporteurs de gènes correcteurs, mais la passion de Kaye n’avait guère d’applications pratiques.
Nombre de métazoaires – de formes de vie non bactériennes – sont porteurs dans leurs gènes de résidus dormants d’anciens rétrovirus. Au moins un tiers du génome humain, notre bibliothèque génétique, est composé de ces rétrovirus qualifiés d’endogènes.
Elle avait rédigé trois articles sur les rétrovirus endogènes humains, ou HERV[3], suggérant qu’ils pourraient produire de nouvelles révélations sur le génome – entre autres choses. Saul l’encourageait dans cette voie. « Tout le monde sait qu’ils sont porteurs de petits secrets », lui avait-il dit un jour, pendant qu’il lui faisait sa cour. Celle-ci avait été aussi étrange qu’adorable. Saul lui-même était étrange, et parfois adorable et très tendre ; l’ennui, c’est qu’elle ne savait jamais quand.
Kaye s’arrêta un moment près d’un tabouret en métal et s’appuya d’une main sur son siège en Masonite. Saul avait toujours opté pour la vue d’ensemble ; elle, d’un autre côté, se contentait de succès plus modestes, de bribes de connaissances bien définies. Tant d’appétit, et tant de déceptions. Il avait observé en silence l’ascension de sa jeune épouse. Elle savait qu’il en souffrait. Se voir privé d’un succès colossal, ne pas être reconnu comme un génie, c’était un échec de taille aux yeux de Saul.
Kaye leva la tête et inspira à fond : l’air sentait la javel, la chaleur humide, plus une bouffée de peinture fraîche et de bois neuf provenant de la bibliothèque adjacente. Elle aimait bien ce vieux labo, ses équipements antiques, son humilité, sa longue histoire faite de succès et de temps difficiles. Les journées qu’elle avait passées en ce lieu, et dans les montagnes, étaient parmi les plus agréables de son existence récente. Non seulement Tamara, Zamphyra et Lado l’avaient accueillie avec joie, mais en outre ils semblaient s’être aussitôt ouverts à elle, devenant à ses yeux d’étrangère et d’errante une nouvelle famille des plus généreuses.
Saul allait sans doute connaître un grand succès ici. À double titre, peut-être. Ce dont il avait besoin, c’était de se sentir important et utile.
Elle se retourna et, à travers la porte ouverte, aperçut Tengiz, le vieux laborantin chargé de l’entretien, qui discutait avec un petit jeune homme grassouillet vêtu d’un sweat-shirt et d’un pantalon gris. Ils se trouvaient dans le couloir entre le labo et la bibliothèque. Le jeune homme se tourna vers elle et lui sourit. Tengiz fit de même, opina vigoureusement et la désigna de l’index. Le jeune homme pénétra dans le labo comme s’il était chez lui.
— Kaye Lang ? demanda-t-il en américain, d’une voix où perçait un accent du Sud.
Il était nettement plus petit qu’elle, à peu près du même âge ou un peu plus vieux, avec une courte barbe et des cheveux noirs et frisés. Ses yeux, également noirs, étaient petits et intelligents.
— Oui, répondit-elle.
— Enchanté de faire votre connaissance. Je m’appelle Christopher Dicken. J’appartiens au National Center for Infectious Diseases[4], section Epidemic Intelligence Service[5], à Atlanta – je viens d’une autre Géorgie, bien loin d’ici.
Kaye lui sourit et lui serra la main.
— J’ignorais votre présence. Qu’est-ce que le NCID, le CDC[6]… ?
— Il y a deux jours, vous vous êtes rendue sur un site près de Gordi, la coupa Dicken.
— On nous en a chassés.
— Je sais. J’ai vu le colonel Beck hier.
— Pourquoi cela vous intéresse-t-il ?
— Pour rien, sans doute. (Il plissa les lèvres et arqua les sourcils, puis haussa les épaules en souriant.) D’après Beck, les Casques bleus et les Forces pacificatrices russes se sont retirés de la zone pour retourner à Tbilissi, à la demande expresse du Parlement et du président Chevardnadze. Bizarre, non ?
— Mauvais pour les affaires, murmura Kaye.
Tengiz tendait l’oreille dans le couloir. Kaye le considéra en plissant le front, intriguée plutôt que contrariée. Il s’éloigna.
— Ouais, fit Dicken. De vieilles histoires. Mais vieilles de combien d’années, à votre avis ?
— Quoi donc… le charnier ?
Dicken hocha la tête.
— Cinq ans. Peut-être moins.
— Les femmes étaient enceintes.
— Oui…
Elle marqua une pause quelques instants, se demandant pourquoi l’événement intéressait un envoyé du CDC.
— Les deux que j’ai examinées, précisa-t-elle.
— Aucune chance d’erreur ? C’étaient peut-être des enfants nés à terme et introduits dans le charnier.
— Non. Ils étaient à leur sixième ou septième mois de gestation.
— Merci.
Dicken tendit une main et serra poliment celle de Kaye. Puis il se dirigea vers la porte. Tengiz, qui était resté dans le couloir, s’écarta vivement pour le laisser passer. L’enquêteur de l’EIS se retourna une dernière fois pour saluer Kaye.
Tengiz inclina la tête sur le côté et se fendit d’un sourire édenté. De toute évidence, il se sentait coupable.
Kaye fonça vers la sortie et rattrapa Dicken dans la cour. Il s’installait au volant d’une petite Nissan de location.
— Excusez-moi ! lança-t-elle.
— Désolé. Il faut que j’y aille.
Dicken claqua la portière et fit démarrer le moteur.
— Bon Dieu, vous avez le chic pour éveiller les soupçons ! s’exclama Kaye, assez fort pour qu’il l’entende.
Dicken baissa sa vitre et eut une grimace affable.
— Des soupçons à quel propos ?
— Qu’est-ce que vous foutez ici ?
— Il y a eu des rumeurs, dit-il en regardant par-dessus son épaule pour voir si le chemin était dégagé. C’est tout ce que je peux dire.
Il négocia un demi-tour sur le gravier et s’en fut, passant entre le bâtiment principal et le deuxième labo. Kaye croisa les bras et le regarda partir en fronçant les sourcils.
Lado l’appela depuis une fenêtre du bâtiment principal.
— Kaye ! Nous avons fini ! Vous êtes prête ?
— Oui ! répondit Kaye en se dirigeant vers lui. Vous l’avez vu ?
— Qui ça ? demanda Lado, le visage inexpressif.
— Un envoyé du CDC. Il m’a dit s’appeler Dicken.
— Je n’ai vu personne. Ils ont une antenne dans la rue Abacheli. Vous devriez l’appeler.
Elle secoua la tête. Elle n’avait pas le temps et, de toute façon, ça ne la regardait pas.
— Aucune importance, dit-elle.
Lado se montra étrangement sombre lors du trajet.
— Les nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? demanda-t-elle.
— Je n’ai pas le droit d’en parler. Nous devons… comment dites-vous ?… envisager toutes les options. Nous sommes pareils à des enfants égarés dans les bois.
Kaye acquiesça et regarda droit devant elle lorsqu’ils entrèrent dans le parking. Lado l’aida à porter ses valises dans le terminal international flambant neuf, sous les yeux vifs des chauffeurs de taxi attendant le client. Il y avait une file d’attente tolérable devant le guichet de British Mediterranean Airlines. Kaye se sentait déjà entre deux mondes, plus proche de New York que de la Géorgie de Lado, de l’église de Gergeti et du mont Kazbek.
Alors qu’elle se présentait au guichet, sortant son passeport et son billet, Lado croisa les bras à côté d’elle, plissant les yeux pour contempler le soleil aqueux derrière les baies vitrées du terminal.
La guichetière, une jeune femme blonde à la pâleur de spectre, scruta lentement billet et pièce d’identité. Puis elle leva la tête et déclara :
— Pas de décollage. Pas de départ.
— Je vous demande pardon ?
L’autre leva les yeux au ciel, comme en quête de courage ou d’astuce, et fit une nouvelle tentative.
— Pas de Bakou. Pas de Heathrow. Pas de Kennedy. Pas de Vienne.
— Quoi, ils sont déjà partis ? demanda Kaye, exaspérée.
Impuissante, elle se tourna vers Lado, qui enjamba la barrière de sécurité et s’adressa à la jeune femme sur un ton sévère et réprobateur, puis désigna Kaye et haussa ses épais sourcils, comme pour dire : V.I.P. !
Les joues de la guichetière s’empourprèrent. Avec une infinie patience, elle regarda Kaye droit dans les yeux et, s’exprimant dans un débit précipité, lui expliqua en géorgien que le temps se gâtait, qu’il y avait des menaces de grêle, une tempête d’une force inhabituelle. Lado traduisit des bribes de sa tirade : grêle, inhabituelle, bientôt.
— Quand pourrai-je partir ? demanda Kaye.
Lado écouta les explications de la jeune femme d’un air sévère, puis haussa les épaules et se tourna vers Kaye.
— La semaine prochaine, le prochain vol. Ou alors l’avion pour Vienne, mardi. Soit après-demain.
Kaye opta pour cette solution. Il y avait maintenant quatre personnes derrière elle, qui montraient des signes d’impatience et d’amusement. À en juger par leur langage et leurs vêtements, elles ne se rendaient sûrement pas à New York ni à Londres.
Lado l’accompagna à l’étage et s’assit en face d’elle dans la salle d’attente résonnant d’échos. Elle avait besoin de réfléchir, de faire des plans. Quelques vieilles femmes vendaient des cigarettes et des parfums occidentaux, ainsi que des montres japonaises, dans des petits stands disposés sur le pourtour de la salle. Non loin de là, deux jeunes gens dormaient sur des banquettes en vis-à-vis, ronflant en cadence. Les murs étaient tapissés d’affiches en russe, en arabesques géorgiennes, en allemand et en français. Des châteaux, des plantations de thé, des bouteilles de vin, des montagnes soudain petites et lointaines dont les couleurs pures survivaient même à l’éclairage fluorescent.
— Je sais, vous devez appeler votre mari, vous allez lui manquer, dit Lado. Nous pouvons retourner à l’institut – vous y êtes toujours la bienvenue !
— Non, merci, dit Kaye, se sentant soudain mal à l’aise.
Rien à voir avec une quelconque prémonition : elle lisait dans Lado comme dans un livre ouvert. Quelle erreur avaient-ils commise ? Une grande compagnie leur avait-elle fait une offre encore plus alléchante ?
Comment Saul allait-il réagir en apprenant la nouvelle ? Il était persuadé que les démonstrations d’amitié et de charité pouvaient déboucher sur des relations d’affaires solides, et cet optimisme avait déterminé toute leur stratégie.
Ils étaient si proches.
— Le palais Metechi, dit Lado. Le meilleur hôtel de Tbilissi… de toute la Géorgie. Je vous emmène au Metechi ! Vous serez une vraie touriste, comme dans les guides de voyage ! Peut-être que vous aurez le temps de vous baigner dans les sources chaudes… de vous détendre avant de rentrer chez vous.
Kaye acquiesça en souriant, mais, de toute évidence, le cœur n’y était pas. Obéissant à une impulsion subite, Lado se pencha vers elle et lui agrippa la main de ses doigts secs, craquelés, durcis par tant de lavages et d’immersions. Il tapa leurs mains jointes sur le genou de Kaye.
— Ce n’est pas la fin ! Ce n’est qu’un commencement ! Nous devons tous nous montrer forts et pleins de ressources !
Kaye sentit les larmes venir. Elle se tourna de nouveau vers les affiches – l’Elbrouz et le Kazbek festonnés de nuages, l’église de Gergeti, les vignobles et les champs cultivés.
Lado leva les bras au ciel, lâcha une bordée de jurons en géorgien et se leva d’un bond.
— Je leur ai dit que ce n’était pas la meilleure solution ! insista-t-il. Je l’ai dit aux bureaucrates du gouvernement : ça fait trois ans que nous travaillons avec vous, avec Saul, et il ne faut pas barrer ça d’un trait de plume ! On n’a pas besoin d’exclusivité, hein ? Je vous emmène au Metechi.
Kaye le remercia d’un sourire, et il se rassit, les épaules voûtées, secouant la tête et croisant les doigts.
— C’est scandaleux, dit-il, ce qu’on doit faire dans le monde d’aujourd’hui.
Les jeunes gens ronflaient toujours.
Le hasard voulut que Christopher Dicken arrive à l’aéroport Kennedy le même soir que Kaye Lang et l’aperçoive alors qu’elle attendait de passer la douane. Elle posait ses bagages sur un chariot et ne le remarqua pas.
Elle paraissait vannée. Dicken lui-même avait passé trente-six heures en avion et revenait de Turquie avec deux mallettes verrouillées et un sac de voyage. Étant donné les circonstances, il ne tenait pas à rencontrer Lang une nouvelle fois.
Dicken ignorait pourquoi il était allé la voir à Eliava. Peut-être parce qu’ils avaient vécu séparément les mêmes horreurs près de Gordi. Peut-être pour savoir si elle était au courant de ce qui se passait aux États-Unis et qui lui avait valu d’y être rappelé ; peut-être, tout simplement, pour faire la connaissance de la femme séduisante et intelligente dont il avait vu la photo sur le site web d’EcoBacter.
Il présenta sa carte du CDC et son certificat d’importation du NCID à un officier des douanes, remplit les cinq formulaires obligatoires et gagna un hall vide par une porte dérobée. L’abus de café imprégnait son esprit d’amertume. Il n’avait pas dormi durant le trajet et avait englouti cinq tasses pendant l’heure précédant l’atterrissage. Il avait besoin de temps pour faire des recherches, réfléchir à la situation et se préparer à son entretien avec Mark Augustine, le directeur du CDC.
En ce moment, Augustine se trouvait à Manhattan, où il participait à une conférence sur les nouveaux traitements du sida.
Dicken transporta ses bagages jusqu’au parking. Comme il avait perdu toute notion de temps dans l’avion, puis dans le terminal, il fut un peu surpris de découvrir que le soir tombait sur New York.
Après avoir traversé un labyrinthe d’escaliers et d’ascenseurs, il sortit du parking longue durée au volant de sa Dodge de fonction et contempla le ciel d’un gris sinistre qui s’étendait au-dessus de Jamaica Bay. Il y avait de la circulation sur la Van Wyck Expressway. D’un geste plein de sollicitude, il cala les mallettes scellées sur le siège passager. La première contenait quelques flacons de sang et d’urine provenant d’une patiente turque, ainsi que des échantillons prélevés sur son fœtus avorté, le tout conservé dans de la neige carbonique. Dans la seconde, il y avait deux sachets en plastique scellés abritant des tissus musculaires et épidermiques momifiés, obtenus grâce au colonel Nicholas Beck, responsable de la mission pacificatrice des Nations unies en république de Géorgie.
Dicken ignorait si ces tissus provenant du charnier de Gordi avaient un rapport avec son enquête, mais il commençait à élaborer certaines hypothèses – des hypothèses aussi étranges qu’inquiétantes. Il venait de passer trois ans à traquer l’équivalent viral d’un snark, une maladie sexuellement transmissible qui ne frappait que les femmes enceintes et déclenchait invariablement des fausses couches. Potentiellement une véritable bombe, exactement ce qu’Augustine lui avait demandé de dénicher : quelque chose de si horrible, de si provocant, que les fonds octroyés au CDC seraient obligatoirement revus à la hausse.
Au cours de ces trois dernières années, Dicken s’était rendu à maintes reprises en Ukraine, en Géorgie et en Turquie, dans l’espoir de rassembler des échantillons et de dresser une carte épidémiologique. Et, à maintes reprises, les fonctionnaires de la santé de ces trois nations lui avaient mis des bâtons dans les roues. Ils avaient leurs raisons. Dicken avait eu vent d’un nombre indéterminé de charniers – entre trois et sept – contenant des cadavres d’hommes et de femmes mis à mort dans le seul but d’empêcher la propagation de cette maladie. Il avait eu un mal fou à se procurer des échantillons auprès des hôpitaux, même dans des pays ayant signé un accord avec le CDC et l’Organisation mondiale de la santé. Il n’avait pu visiter qu’un seul charnier, celui de Gordi, et ce uniquement parce qu’il faisait déjà l’objet d’une enquête de l’ONU. Il avait prélevé ses échantillons une heure après le départ de Kaye Lang.
C’était la première fois que Dicken découvrait une conspiration ayant pour but de dissimuler l’existence d’une maladie.
Son travail était sans doute de la plus haute importance, parfaitement conforme aux vœux d’Augustine, mais il allait bientôt passer au second plan, sinon à la trappe. Pendant que Dicken se trouvait en Europe, son gibier s’était subitement manifesté dans le terrain de chasse du CDC. Un jeune chercheur du Centre médical de l’UCLA, en quête d’un point commun entre sept fœtus avortés, avait découvert un virus inconnu. Il avait transmis ses prélèvements à des épidémiologistes de San Francisco financés par le CDC. Ceux-ci avaient copié et séquencé le matériel génétique du virus. Ils avaient aussitôt communiqué leurs résultats à Mark Augustine.
Et celui-ci avait rappelé Dicken.
Il circulait déjà des rumeurs sur la découverte du premier rétrovirus endogène humain infectieux. Et la presse se faisait à présent l’écho d’un virus responsable de fausses couches. Pour l’instant, personne n’avait fait le rapprochement, excepté au sein du CDC. Dans l’avion qui le ramenait de Londres, Dicken avait passé à grands frais une demi-heure sur Internet, accédant à des sites et à des listes de diffusions spécialisés parmi les mieux informés, n’y trouvant aucune description précise de la découverte, rien qu’une curiosité aussi forte que prévisible. Ce qui n’avait rien d’étonnant. Il y avait un prix Nobel à la clé… et Dicken aurait parié que son futur lauréat était Kaye Lang.
En tant que chasseur de virus professionnel, Dicken était depuis longtemps fasciné par les HERV, les fossiles génétiques des maladies du passé. Il avait commencé à s’intéresser à Lang deux ans plus tôt, quand elle avait publié trois articles décrivant des locus du génome humain, sur les chromosomes 14 et 17, où l’on trouvait des éléments de HERV potentiellement complets et infectieux. Le plus détaillé de ces trois articles était paru dans Virology : « Un modèle pour l’expression, l’assemblage et la transmission latérale des gènes env, pol et gag chromosomiquement dispersés : des anciens éléments rétroviraux viables chez l’homme et chez le singe. »
Pour l’instant, la nature et l’ampleur possible de l’épidémie étaient tenues secrètes, mais quelques membres du CDC avaient déjà connaissance du fait suivant : les rétrovirus découverts dans les fœtus avortés étaient génétiquement identiques à des HERV qui faisaient partie du génome humain depuis que les singes du Vieux Continent et du Nouveau Monde étaient apparus sur l’échelle de l’évolution. Tous les êtres humains étaient porteurs de ces HERV, mais ceux-ci n’étaient plus des détritus génétiques ni des fragments abandonnés. Quelque chose avait stimulé leurs segments dispersés pour exprimer puis assembler les protéines et l’ARN qu’ils encodaient afin de former une particule capable de quitter l’organisme et d’infecter un autre individu.
Les sept fœtus avortés présentaient tous de graves difformités.
Ces particules causaient une maladie, probablement celle-là même que Dicken traquait depuis trois ans. On lui avait déjà trouvé un nom au sein du CDC : la grippe d’Hérode.
Grâce à ce mélange de chance et d’intelligence qui est l’apanage des grandes carrières scientifiques, Lang avait très précisément localisé les gènes apparemment responsables de la grippe d’Hérode. Mais elle n’avait pour l’instant aucune idée de ce qui se passait ; il l’avait lu dans ses yeux à Tbilissi.
Un autre détail avait attiré l’attention de Dicken. En collaboration avec son mari, Kaye Lang avait écrit des articles sur la signification évolutionnaire des éléments génétiques transposables, surnommés les gènes sauteurs : les transposons, les rétrotransposons et même les HERV. Ces éléments transposables peuvent modifier le lieu, le moment et la façon dont les gènes s’expriment, causant ainsi des mutations et altérant en fin de compte la nature physique d’un organisme.
Jadis, ces éléments transposables, ces rétrogènes, avaient sans doute été les précurseurs des virus ; certains avaient muté et appris à quitter la cellule, abrités par des capsides et des enveloppes protectrices, l’équivalent génétique d’un scaphandre spatial. Quelques-uns étaient revenus sous la forme de rétrovirus, pareils à des fils prodigues ; au fil des millénaires, certains rétrovirus avaient infecté des cellules de la lignée germinale – ovules, spermatozoïdes ou leurs précurseurs – et perdu leur puissance. Ils étaient devenus des HERV.
Durant ses séjours en Ukraine, Dicken avait eu vent, grâce à des sources dignes de foi, de femmes accouchant d’enfants présentant des anomalies plus ou moins subtiles, d’immaculées conceptions, de villages entiers rasés et stérilisés… Les conséquences d’une épidémie de fausses couches.
Des rumeurs, rien de plus, mais toutefois évocatrices, fascinantes à ses yeux. Dans l’exercice de la chasse, Dicken se fiait à son instinct bien affûté. Ces récits faisaient écho à des idées qui le travaillaient depuis plus d’un an.
Peut-être s’agissait-il d’une conspiration de mutagènes. Peut-être que Tchernobyl, ou une autre catastrophe nucléaire survenue en Russie, avait activé le rétrovirus endogène responsable de la grippe d’Hérode. Cependant, il n’avait encore exposé cette théorie à personne.
Dans le Midtown Tunnel, un camion décoré de vaches souriantes et dansantes fit une embardée et faillit l’emboutir. Il se mit debout sur les freins.
Secoué par le gémissement des pneus et la collision évitée de justesse, il fut pris d’une soudaine suée et sentit céder le barrage qui retenait sa colère et sa frustration.
— Va te faire foutre ! hurla-t-il au routier invisible. La prochaine fois, je transporterai le virus Ébola !
Il n’était guère d’humeur charitable. Le CDC allait être obligé de révéler ses informations au public, peut-être dans quelques semaines. À ce moment-là, si les projections étaient exactes, il y aurait plus de cinq mille cas de grippe d’Hérode dans les seuls États-Unis.
Et Christopher Dicken ne serait, au mieux, crédité que d’un bon boulot de subalterne.
La maison vert et blanc, d’un style colonial datant des années 40, imposante en dépit de sa taille moyenne, se dressait au sommet d’une petite colline, entourée de chênes et de peupliers d’un âge respectable, ainsi que de rhododendrons que Kaye avait plantés trois ans plus tôt.
Elle avait téléphoné depuis l’aéroport, découvrant un message laissé par Saul. Occupé au labo d’un client de Philadelphie, il ne comptait rentrer que dans la soirée. Il était à présent dix-neuf heures, et le crépuscule brossait un ciel splendide au-dessus de Long Island. Des nuages cotonneux se libéraient d’une masse d’un gris sinistre en train de se dissiper. Sur les branches des chênes, les moineaux faisaient autant de bruit que tout un jardin d’enfants.
Elle ouvrit la porte, poussa ses valises dans l’entrée et composa le code qui désactivait l’alarme. La maison sentait le renfermé. Alors qu’elle posait ses bagages, l’un de leurs deux chats, un tigré orange baptisé Crickson, surgit de la salle de séjour, claquant doucement des griffes sur le plancher en teck du couloir. Kaye le prit dans ses bras, le gratta sous le menton, et il se mit à ronronner et à miauler comme un jeune faon malade. Temin, le second chat, était invisible. Sans doute était-il dehors en train de chasser.
Son cœur se serra lorsqu’elle découvrit la salle de séjour. Du linge sale s’y étalait un peu partout. Devant le canapé, la table basse et le tapis d’Orient disparaissaient sous les assiettes en carton. Quant à la table pour manger, elle était jonchée de livres, de journaux et de pages jaunes arrachées à un vieil annuaire. L’odeur de renfermé provenait de la cuisine : légumes avariés, café moulu éventé, emballages de plastique.
Saul s’était laissé dépasser. Comme d’habitude, elle était rentrée juste à temps pour tout nettoyer.
Kaye ouvrit en grand la porte d’entrée ainsi que toutes les fenêtres.
Elle se prépara un petit steak grillé et une salade assaisonnée avec une sauce en bouteille. Comme elle ouvrait une bouteille de pinot noir, elle aperçut une enveloppe sur le plan de travail carrelé, près de la machine à espresso. Pendant que le vin respirait, elle ouvrit l’enveloppe. À l’intérieur se trouvait une carte de vœux surchargée où Saul avait gribouillé un message.
Kaye,
Ma chérie, mon amour, mon amour, je suis profondément navré. Tu m’as manqué et, cette fois-ci, ça se voit dans toute la maison. Ne t’occupe pas du nettoyage. Je demanderai à Caddy de passer demain et je la paierai en heures supplémentaires. Détends-toi. La chambre est impeccable, je m’en suis assuré,
Toujours contrariée, Kaye rangea le message avec un petit reniflement et considéra les placards et le plan de travail. Ses yeux se posèrent sur un tas bien net de vieux journaux et de magazines qui n’avait rien à faire sur le billot de boucher. Elle le souleva, découvrant une douzaine de sorties d’imprimante ainsi qu’un autre message. Elle éteignit la plaque chauffante, recouvrant la poêle d’une assiette pour garder son steak au chaud, puis prit les documents et lut le message.
Kaye,
Tu as touché le jackpot ! Tout cela en guise d’excuses. Très excitant. Je l’ai eu chez Virion et j’ai demandé des tuyaux à Ferris et à Farrakhan Mkebe, de l’UCI. Ils n’ont rien voulu me dire, mais je crois bien que ÇA y est, comme on l’avait prédit. Ils appellent ça SHERVA – Scattered Human Endogenous RetroVirus Activation[7]. Pas grand-chose d’exploitable sur les sites web, mais voici le fil de discussion.
Avec mon amour et mon admiration,
Kaye se mit à pleurer sans savoir pourquoi. Elle parcourut les feuillets à travers un voile de larmes, puis les posa sur le plateau avec son steak et sa salade. Elle était épuisée, à bout de nerfs. Elle emporta son plateau vers le coin télé pour manger en regardant les infos.
Six ans plus tôt, Saul avait gagné une petite fortune en brevetant une variété particulière de souris transgéniques ; l’année suivante, il rencontrait Kaye, l’épousait et investissait la quasi-totalité de son argent dans EcoBacter. Les parents de Kaye avaient également apporté une somme considérable dans l’entreprise, juste avant de périr dans un accident de voiture. Trente techniciens et cinq administratifs travaillaient au siège social, un bâtiment rectangulaire gris et bleu situé dans un parc industriel de Long Island, au milieu d’une douzaine d’autres boîtes bio-tech. Il se trouvait à six kilomètres de leur domicile.
Kaye n’était attendue à EcoBacter que le lendemain à midi. Elle espérait que Saul serait retardé, qu’elle disposerait d’un peu de temps et de solitude pour réfléchir et se préparer, mais elle sentit sa gorge se serrer comme elle formulait ce vœu. Elle secoua la tête, dégoûtée par ses émotions incontrôlées, et porta un verre de vin à ses lèvres salées par les larmes.
Tout ce qu’elle voulait, c’était que Saul aille mieux, qu’il recouvre la santé. Elle voulait retrouver l’homme qu’elle avait épousé, celui qui lui avait fait voir la vie sous un autre jour, sa source d’inspiration, son partenaire, son point d’ancrage dans un monde qui lui donnait le vertige.
Tout en mâchant ses bouchées de steak, elle lut les contributions à la liste de discussion de Virion. Il y en avait plus d’une centaine, envoyées par des scientifiques mais surtout par des étudiants et des amateurs, commentant la nouvelle et spéculant sur ses conséquences.
Elle versa de la sauce sur ce qui restait du steak et inspira à fond.
Tout cela était peut-être d’une importance capitale. Saul avait raison d’être excité. Mais les messages ne donnaient que peu de détails, et personne ne savait qui était à l’origine de la découverte, où il allait publier ses travaux, comment la fuite s’était produite.
Elle rapportait le plateau à la cuisine lorsque le téléphone sonna. Pivotant avec souplesse sur ses pieds, elle tint le plateau en équilibre sur une main et décrocha de l’autre.
— Bienvenue à la maison ! salua Saul.
Sa voix de basse la faisait encore frissonner.
— Chère Kaye, mon intrépide globe-trotteuse. (Voix contrite :) Je voulais m’excuser pour le désordre. Caddy n’a pas pu venir hier.
Caddy était leur femme de ménage.
— Ça me fait plaisir d’être rentrée. Tu travailles ?
— Je suis coincé ici. Impossible de m’enfuir.
— Tu m’as manqué.
— Ne prends pas la peine de nettoyer.
— Je n’ai rien fait. Enfin, pas grand-chose.
— Tu as lu les sorties d’imprimante ?
— Oui. Elles étaient planquées sur le plan de travail.
— Je voulais que tu les lises demain matin, en buvant ton café, à l’heure où tu es en pleine possession de tes moyens. Je devrais en savoir plus à ce moment-là. Je serai sans doute de retour vers onze heures. Ne pars pas tout de suite pour le labo.
— Je t’attendrai.
— Tu as l’air vannée. Le vol a été pénible ?
— C’est l’air pressurisé. Il m’a fait saigner du nez.
— Pauvre Mädchen. Ne t’inquiète pas. Tout va bien maintenant que tu es rentrée. Est-ce que Lado… ?
Il laissa sa phrase inachevée.
— Aucune idée, mentit Kaye. J’ai fait de mon mieux.
— Je sais. Dors bien et attends-toi à une surprise. Demain, il va y avoir du sensationnel.
— Tu as eu d’autres nouvelles ? Raconte.
— Pas encore. L’anticipation est un plaisir qui se savoure pour lui-même.
Kaye détestait ce genre de petit jeu.
— Saul…
— N’insiste pas. De plus, je n’ai pas encore reçu toutes les confirmations nécessaires. Je t’aime. Tu me manques.
Il lui souhaita bonne nuit dans un bruit de baiser mouillé, et, après une nouvelle litanie d’adieux, ils raccrochèrent simultanément, comme ils en avaient l’habitude. Saul n’aimait pas se retrouver seul au bout du fil.
Kaye jeta un regard circulaire sur la cuisine, empoigna un chiffon et se mit à l’ouvrage. Elle n’avait pas envie d’attendre Caddy. Une fois satisfaite par son ménage, elle se doucha, se lava les cheveux, s’enveloppa la tête d’une serviette, enfila son pyjama en rayonne préféré et alluma un feu dans la cheminée de la chambre de l’étage. Puis elle s’assit au pied du lit, dans la position du lotus, laissant l’éclat des flammes et la douceur de la rayonne la rassurer peu à peu. Le vent se leva au-dehors, et elle aperçut un éclair derrière les rideaux de dentelle. Le temps se gâtait.
Kaye s’allongea et remonta l’édredon jusqu’à son menton.
— Au moins ne suis-je plus en train de m’apitoyer sur mon sort, dit-elle avec hardiesse.
Crickson vint la rejoindre, arpentant le lit en dressant sa queue orange tout ébouriffée. Temin fit à son tour son apparition, bien plus digne quoiqu’un peu mouillé. Il condescendit à ce qu’elle le frictionne avec la serviette de toilette.
Pour la première fois depuis le mont Kazbek, elle se sentit en sécurité, en équilibre. Pauvre petite fille, s’accusa-t-elle. Qui attend le retour de son mari. De son vrai mari.
Campé devant la fenêtre de sa petite chambre d’hôtel, un verre de bourbon à l’eau on the rocks à la main, Mark Augustine écoutait le rapport de Dicken.
C’était un homme compact et efficient, aux yeux marron et rieurs, aux cheveux gris, drus et bien plantés, avec un nez petit mais proéminent et des lèvres expressives. Des années qu’il avait passées en Afrique équatoriale, il avait gardé un hâle permanent, de celles qu’il avait vécues à Atlanta une voix douce et mélodieuse. D’un tempérament ferme et plein de ressource, il était rompu aux jeux de la politique, comme il seyait à un directeur, et l’on murmurait au CDC que son poste actuel n’était qu’une préparation à celui de ministre de la Santé.
Il reposa son verre lorsque Dicken eut fini son exposé.
— Très intéressant, dit-il en forçant son accent du Sud. Vous avez fait de l’excellent boulot, Christopher.
Dicken sourit mais attendit un commentaire plus détaillé.
— Ça colle en grande partie avec ce que nous savons déjà. J’ai parlé à la ministre de la Santé, reprit Augustine. Elle pense que nous allons devoir révéler la vérité sans tarder, mais de façon progressive. Je suis d’accord. On laissera d’abord les scientifiques s’amuser un peu, entretenir le mystère. De minuscules envahisseurs tapis dans notre corps, bon sang, c’est fascinant, on ne sait pas encore de quoi ils sont capables. Ce genre de truc. Doel et Davison, en Californie, peuvent exposer leur découverte et faire le boulot à notre place. Ils ont bien bossé et méritent leur parcelle de gloire. (Il reprit son verre de bourbon et fit tinter les glaçons.) Le docteur Mahy vous a-t-il dit quand vos prélèvements pourront être analysés ?
— Non.
Augustine se fendit d’un sourire compatissant.
— Vous auriez préféré les suivre à Atlanta ?
— J’aurais préféré aller là-bas et les analyser moi-même.
— Je me rends à Washington jeudi prochain – pour soutenir la ministre devant le Congrès. Le NIH y sera peut-être. Nous n’avons pas encore demandé l’intervention du secrétaire du HHS. Je veux que vous m’accompagniez. Je vais demander à Francis et à Jon de publier leur communiqué demain matin. Ça fait une semaine qu’il est prêt.
Dicken exprima son admiration avec un petit sourire ironique. Le HHS – Health and Human Services[8] – était la gigantesque agence gouvernementale supervisant le NIH – National Institute of Health[9] – et le CDC basé à Atlanta, en Géorgie.
— Une machine bien huilée, dit-il.
Augustine interpréta cette remarque comme un compliment.
— On a encore la tête dans le cul. Notre position sur le tabac et les armes à feu a irrité le Congrès. Ces salauds à Washington ont décidé de nous prendre pour cible. Ils ont diminué nos subventions d’un tiers pour aider à financer une nouvelle baisse des impôts. Et maintenant un danger apparaît et, cette fois-ci, il ne vient ni d’Afrique ni de la forêt amazonienne. Rien à voir avec les sévices que nous infligeons à mère Nature. Un coup du sort né au sein même de nos petits corps bénis. (Le sourire d’Augustine se fit carnassier.) Ça me donne des frissons, Christopher. C’est un don du Ciel. Nous devons présenter cette histoire dans les règles de l’art, comme un spectacle. Si nous nous plantons, il y a de grandes chances pour que Washington ne réagisse que lorsque nous aurons perdu toute une génération de bébés.
Dicken se demanda comment il pourrait contribuer à cette présentation. Il existait sûrement un moyen de mettre en avant son propre travail, les années qu’il avait passées à traquer les rumeurs.
— J’ai envisagé la possibilité d’une mutation, dit-il, la bouche sèche.
Il rapporta les histoires de bébés mutants qu’il avait entendues en Ukraine et résuma en partie sa théorie relative à l’origine radioactive des apparitions de HERV.
Augustine plissa les yeux et secoua la tête.
— Nous connaissons déjà les ravages génétiques de Tchernobyl. Ce n’est pas nouveau, murmura-t-il. Mais cette histoire n’a rien à voir avec la radioactivité. Ça ne colle pas, Christopher.
Il ouvrit la fenêtre, et la rumeur de la circulation monta jusqu’au dixième étage. La brise gonfla les voilages blancs.
Dicken insista, s’efforça de défendre son hypothèse, conscient toutefois de la faiblesse des preuves susceptibles de l’étayer.
— Il y a une forte possibilité pour que la grippe d’Hérode ne se contente pas de causer des fausses couches. Elle semble se manifester dans des populations relativement isolées. Elle est active au moins depuis les années 60. La réaction des politiques a souvent été de nature extrême. Personne n’aurait l’idée de rayer un village de la carte, de tuer des douzaines de parents et d’enfants à naître rien que pour éliminer une épidémie locale de fausses couches.
Augustine haussa les épaules.
— C’est trop vague, dit-il en contemplant la rue en bas.
— Ça suffit pour ouvrir une enquête, suggéra Dicken.
Augustine fronça les sourcils.
— Il est question ici de matrices vides, Christopher, dit-il posément. Nous avons besoin d’une idée terrifiante, pas de rumeurs ni de science-fiction.
Kaye entendit un bruit de pas dans l’escalier, se redressa et aperçut Saul alors qu’elle écartait de son front une mèche de cheveux. Il avançait dans la chambre sur la pointe des pieds, prenant soin de rester sur le tapis, tenant dans ses mains un paquet cadeau rouge vif fermé par un ruban et un bouquet de roses et de gypsophiles.
— Zut, fit-il en voyant qu’elle était réveillée.
Brandissant son bouquet d’un geste plein d’emphase, il se pencha au-dessus du lit pour l’embrasser. Ses lèvres étaient entrouvertes, légèrement moites, mais nullement agressives. Il lui signalait ainsi que, tout en respectant ses désirs, il était disposé à passer à l’action.
— Bienvenue à la maison. Tu m’as manqué, Mädchen.
— Merci. Ça fait plaisir d’être de retour.
Saul s’assit au bord du lit, les yeux fixés sur les roses.
— Je suis de bonne humeur. Ma chérie est à la maison.
Un large sourire aux lèvres, il s’allongea à côté de Kaye, étendant les jambes et posant ses pieds déchaussés sur l’édredon. Elle sentait le parfum des roses, intense et douceâtre, presque trop pour cette heure matinale. Il lui tendit son cadeau.
— Pour ma géniale amie.
Elle s’assit, et Saul cala l’oreiller dans son dos. Le voir en pleine forme éveillait toujours en elle les mêmes sentiments : l’espoir, la joie d’être chez elle, de se sentir un peu plus proche de l’équilibre. Elle lui passa les bras autour des épaules pour le serrer contre elle, se blottit contre son cou.
— Ah, fit-il. Maintenant, ouvre ton cadeau.
Elle arqua les sourcils, plissa les lèvres et tira sur le ruban.
— Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? demanda-t-elle.
— Tu n’as jamais compris à quel point tu étais précieuse et merveilleuse. Peut-être que c’est seulement parce que je t’aime. Peut-être est-ce pour fêter ton retour. Ou… pour fêter autre chose.
— Quoi donc ?
— Ouvre-le.
Elle se rappela nerveusement que son absence avait duré plusieurs semaines. Elle prit le paquet et embrassa doucement la main de Saul, les yeux rivés à son visage. Puis elle contempla son cadeau.
Le paquet contenait une large médaille frappée du buste familier d’un célèbre fabricant de munitions. C’était un prix Nobel… en chocolat.
Kaye éclata de rire.
— Où… où as-tu trouvé ça ?
— Stan m’a prêté le sien et j’ai fait un moulage, avoua Saul.
— Vas-tu te décider à me dire ce qui se passe ? demanda Kaye en lui étreignant la cuisse.
— Pas tout de suite.
Saul posa les roses par terre et ôta son sweater ; elle entreprit de déboutonner la chemise qu’il portait en dessous.
Les rideaux étaient toujours tirés et la chambre n’avait pas encore reçu sa ration de soleil matinal. Ils étaient allongés sur le lit, au milieu des draps, des couvertures et de l’édredon en désordre. Kaye distingua des bosses parmi les plis et fit courir ses doigts sur le tissu floral. Saul s’arc-bouta en émettant de petits craquements cartilagineux et avala quelques goulées d’air.
— J’ai perdu la forme, dit-il. Je passe trop de temps au bureau. J’ai besoin de soulever quelques établis en guise d’exercice.
Kaye lui montra son pouce et son index, séparés par deux ou trois centimètres, puis leur imprima des mouvements rythmiques.
— Commence par manipuler une éprouvette, lui conseilla-t-elle.
— Cerveau droit, cerveau gauche. (Saul se plaqua les mains sur les tempes et fit osciller sa tête.) Tu as trois semaines de blagues à rattraper sur Internet.
— Pauvre de moi.
— Petit déjeuner ! s’exclama-t-il en mettant le pied à terre. En bas, tout frais, prêt à être réchauffé.
Kaye enfila sa robe de chambre et le suivit. Saul est de retour, se dit-elle pour se convaincre. Le Bon Saul est de retour.
Il s’était arrêté à l’épicerie du coin pour acheter des croissants au jambon et au fromage. Il posa leurs plateaux sur la petite table du porche de derrière, entre des tasses de café et des verres de jus d’orange. Le soleil était brillant, et l’air purifié par l’averse se réchauffait doucement. La journée s’annonçait magnifique.
Lorsque Kaye se trouvait en présence du Bon Saul, l’attrait des montagnes s’estompait doucement, comme un espoir juvénile. Elle n’avait pas besoin de s’enfuir. Saul lui raconta ce qui s’était passé à EcoBacter, lui parla du périple qui l’avait conduit en Californie, dans l’Utah puis à Philadelphie, où il avait rencontré des clients et des associés.
— L’enquêteur chargé de notre dossier à la FDA[10] a encore ordonné quatre tests préalables à l’application clinique, dit-il d’une voix sardonique. Mais on leur a au moins montré qu’on pouvait mettre en concurrence quatre bactéries antagonistes sur les mêmes ressources et les obliger à produire des armes chimiques. Nous avons démontré que nous étions capables d’isoler les bactériocines, de les purifier, de les produire en masse sous une forme neutralisée… puis de les activer. Inoffensives chez le rat, le hamster et le cercopithèque, efficaces contre les souches résistantes de trois méchants pathogènes. Nous avons tellement d’avance sur Merck et Aventis qu’ils ne peuvent même pas nous cracher sur le dos.
Les bactériocines sont des substances chimiques produites par des bactéries et capables de tuer d’autres bactéries – une nouvelle arme prometteuse parmi un arsenal d’antibiotiques dangereusement réduit.
Kaye buvait ses paroles. Il ne lui avait pas encore annoncé sa fameuse surprise ; il prenait tout son temps, faisait monter le suspense à sa façon. Elle connaissait bien ce petit numéro et refusait d’afficher son impatience – cela aurait trop fait plaisir à Saul.
— Et comme si ça ne suffisait pas, poursuivit-il, les yeux brillants, Mkebe me dit qu’on est sur le point de maîtriser la chaîne de commandement, de contrôle et de communication de Staphylococcus aureus. On va attaquer ces petits salauds sous trois angles différents. Boum !
Abaissant les mains avec lesquelles il soulignait ses propos, il se passa les bras autour du torse comme un petit garçon tout content. Puis son humeur s’altéra.
— Bien, fit-il, le visage soudain neutre. Dis-moi la vérité à propos de Lado et d’Eliava.
Kaye le fixa un instant d’un regard si intense qu’elle faillit loucher. Puis elle baissa les yeux.
— Je crois qu’ils ont décidé de signer avec quelqu’un d’autre.
— Mr. Bristol-Myers Squibb, dit Saul, qui chassa cette contrariété d’un geste de la main. Une architecture d’entreprise fossilisée contre de l’authentique sang neuf. S’ils savaient à quel point ils se trompent !
Il contempla le détroit dans le lointain, plissant les yeux pour mieux voir quelques voiliers qui filaient sur l’écume, propulsés par la brise matinale. Puis il vida son verre de jus d’orange et claqua des lèvres de façon appuyée. Il se trémoussa sur son siège, se pencha en avant, regarda Kaye de ses yeux gris foncé et joignit les mains autour des siennes.
Ça y est, se dit-elle.
— Ils vont le regretter. Nous allons être sacrément occupés durant les mois à venir. Le CDC a annoncé la nouvelle ce matin. Ils ont confirmé l’existence du premier rétrovirus endogène humain viable. Ils ont établi qu’il pouvait se transmettre par contagion latérale. Ils l’ont appelé SHERVA, puis ils ont laissé tomber le R de rétro pour que ça sonne mieux. SHEVA. Joli nom pour un virus, tu ne trouves pas ?
Kaye le regarda fixement.
— Ce n’est pas une blague ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. C’est confirmé ?
Saul eut un large sourire et écarta les bras tel Moïse.
— Absolument. La science marche vers la Terre promise.
— À quoi ressemble-t-il ? Il est gros ?
— C’est un rétrovirus, un véritable monstre, quatre-vingt-deux kilobases, trente gènes. Ses composants gag et pol sont sur le chromosome 14, le env sur le chromosome 17. Selon le CDC, il est peut-être légèrement pathogène et l’être humain ne lui oppose qu’une faible résistance, ce qui permet de conclure qu’il est resté en sommeil pendant très longtemps.
Il posa de nouveau sa main sur celle de Kaye et l’étreignit doucement.
— Tu l’avais prédit. Tu avais décrit ces gènes. C’est ton candidat favori, un HERV-DL3 brisé, qu’ils ont sélectionné comme cible, et ils mentionnent ton nom. Ils ont cité tes articles.
— Hou !
Kaye se sentit pâlir. Elle se pencha au-dessus de son plateau, les tempes battantes.
— Est-ce que ça va ?
— Oui, répliqua-t-elle, prise d’un léger vertige.
— Profitons de notre intimité tant que c’est possible, dit Saul d’une voix triomphale. Tous les journalistes scientifiques du pays vont nous téléphoner. Je leur donne deux minutes pour consulter leurs Rolodex et faire des recherches dans MedLine. Tu vas passer à la télé, sur CNN, à Good Morning America.
Kaye ne parvenait pas à croire ce qui lui arrivait.
— Quel type de maladie cause-t-il ? réussit-elle à demander.
— Personne ne l’a expliqué clairement.
Les possibilités se bousculaient dans son esprit. Si elle appelait Lado à l’institut, si elle apprenait la nouvelle à Tamara et à Zamphyra, peut-être qu’ils changeraient d’avis, qu’ils signeraient avec EcoBacter. Saul resterait le Bon Saul, heureux et productif.
— Mon Dieu, nous sommes célèbres, dit-elle, toujours un peu sonnée.
Elle agita les doigts – tra-la-lère.
— Tu es célèbre, ma chérie. C’est ton boulot, et c’est pas de la merde.
Le téléphone sonna dans la cuisine.
— Ça doit être l’Académie royale de Suède, dit Saul en hochant la tête avec sagesse.
Il tendit la médaille en chocolat à Kaye, qui en arracha une bouchée d’un coup de dents.
— Mon cul ! s’exclama-t-elle, ravie, et elle se leva pour aller répondre.
La direction de l’hôpital transféra Mitch dans une chambre individuelle en signe de reconnaissance de sa nouvelle notoriété. Il était ravi de fuir les alpinistes… mais ses propres idées, ses propres sentiments n’avaient plus aucune importance à ses yeux.
En l’espace de deux jours, il avait peu à peu succombé à l’engourdissement mental. L’apparition de son visage aux infos, sur BBC, sur Sky World, et dans les journaux locaux confirmait ce qu’il savait déjà : tout était fini. Il était foutu.
À en croire la presse de Zurich, il était le « seul survivant de l’expédition montagnarde des profanateurs de sépulture ». Munich voyait en lui le « kidnappeur du bébé Hibernatus ». À Innsbruck, on se contentait de le qualifier de « scientifique et voleur ». Grâce à l’obligeance de la police locale, tous les articles mentionnaient sa ridicule histoire de momie neandertalienne. Tous précisaient qu’il avait volé les « os d’un Amérindien » dans le « nord-ouest des États-Unis ».
Bref, il n’était qu’un cinglé d’Américain, au bout du rouleau, capable de tout pour se faire de la publicité.
Le bébé Hibernatus avait été confié à l’université d’Innsbruck, pour y être étudié par Herr Doktor Professor Emiliano Luria et son équipe. Luria devait rendre visite à Mitch cet après-midi pour discuter de sa découverte.
Tant que Mitch posséderait des informations utiles, il resterait dans la course – ce serait encore un scientifique, un enquêteur, un anthropologue. Pas seulement un voleur. Dès qu’il cesserait d’être utile à quiconque, ce serait la plongée dans l’abîme.
Il contemplait fixement le mur lorsqu’une aide-soignante bénévole vint lui apporter son déjeuner sur une table roulante. C’était une septuagénaire joviale, mesurant environ un mètre cinquante, au visage ridé comme une vieille pomme, qui parlait dans un débit précipité et avec un doux accent viennois. Mitch ne comprenait quasiment rien à ses propos.
L’aide-soignante déplia une serviette de table et la lui passa autour du cou. Plissant les lèvres, elle se redressa pour le considérer.
— Mangez, lui conseilla-t-elle. (Plissant le front, elle ajouta :) Un sacré jeune Américain, nein ? Je me fiche de ce que vous êtes. Mangez, ou la maladie va venir.
Mitch attrapa la fourchette en plastique, la leva en guise de salut et attaqua son poulet accompagné de purée. Avant de sortir, l’aide-soignante alluma la télévision montée sur le mur en face de son lit.
— Foutrement trop calme, ici, dit-elle.
Elle agita la main de droite à gauche, comme pour lui envoyer une gifle. Puis elle repartit en poussant sa table roulante.
Le poste était réglé sur Sky News. Un reportage sur la destruction longtemps retardée et enfin accomplie d’un gros satellite militaire. De saisissantes images vidéo, tournées sur l’île de Sakhaline, montraient son agonie flamboyante. Mitch contempla le spectacle de cette boule de flammes étincelante. Dépassé, inutile, démoli.
Il s’empara de la télécommande, bien résolu à éteindre le poste, lorsque apparut en médaillon une séduisante jeune femme, aux courts cheveux châtains rehaussés de boucles, aux yeux immenses, dont le portrait illustrait l’annonce d’une importante découverte biologique effectuée aux États-Unis.
— Un provirus humain, tapi depuis des millions d’années dans notre ADN tel un passager clandestin, vient d’être associé à une nouvelle variété de grippe qui ne frappe que les femmes, commença le présentateur. Le docteur Kaye Lang, une biologiste moléculaire de Long Island, New York, avait prédit l’apparition de cet incroyable envahisseur surgi du passé de l’humanité. Voici Michael Hertz, notre envoyé spécial à Long Island.
Hertz, un homme qui respirait la sincérité et le respect, interviewait la jeune femme devant une grande maison vert et blanc à la dernière mode. Lang semblait se méfier de la caméra.
— Le Centre de contrôle des maladies et l’Institut national de la Santé ont déclaré que cette nouvelle variété de grippe avait été identifiée avec certitude à San Francisco et à Chicago, et que l’on attendait une confirmation de Los Angeles. Pensez-vous qu’il s’agisse de l’épidémie de grippe que le monde redoute depuis 1918 ?
Lang lança un regard inquiet à la caméra.
— Primo, il ne s’agit pas vraiment d’une grippe. Ce virus ne ressemble pas à celui de l’influenza, ni d’ailleurs à aucun virus associé au rhume ou à la grippe… Il est tout à fait différent. Tout d’abord, il ne semble causer de symptômes que chez les femmes.
— Pourriez-vous nous décrire ce nouveau virus, ou plutôt ce virus très ancien ? demanda Hertz.
— Il est gros, environ quatre-vingt mille bases, c’est-à-dire…
— Plus précisément, quel type de symptômes provoque-t-il ?
— Il s’agit d’un rétrovirus, un virus qui se reproduit en transcrivant le matériel génétique de son ARN sous la forme d’ADN, qu’il insère ensuite dans l’ADN de son hôte. Comme le VIH. Il ne frappe apparemment que les êtres humains…
Le journaliste haussa vivement les sourcils.
— Est-il aussi dangereux que le virus du sida ?
— Je n’ai rien entendu qui me porte à croire que ce virus est dangereux. Cela fait des millions d’années qu’il est présent dans notre ADN ; à cet égard, donc, il n’a rien de commun avec le rétrovirus VIH.
— Comment nos spectatrices peuvent-elles savoir si elles ont attrapé cette grippe ?
— Les symptômes ont été décrits par le CDC, et je ne sais rien de plus que ce qui a été annoncé. Une légère fièvre, des douleurs à la gorge, des quintes de toux.
— Cela pourrait s’appliquer à une centaine de virus.
— Exact, dit Lang en souriant.
Mitch examina son visage, son sourire avec un pincement au cœur.
— Je vous conseille de suivre les nouvelles, ajouta-t-elle.
— Si ce virus n’est pas mortel, et si ses symptômes sont relativement bénins, pourquoi est-il aussi important ?
— C’est le premier HERV – le premier rétrovirus endogène humain – qui ait été activé, le premier à sortir des chromosomes humains et à être transmis latéralement.
— Qu’entendez-vous par transmis latéralement ?
— Cela signifie qu’il est infectieux. Il peut passer d’une personne à l’autre. Pendant des millions d’années, il n’a été transmis que verticalement – des parents aux enfants, par le biais de leur patrimoine génétique.
— Existe-t-il d’autres virus anciens dans nos cellules ?
— Selon la dernière estimation, il est possible qu’un tiers de notre génome soit composé de rétrovirus endogènes. Il leur arrive parfois de produire des particules dans les cellules, comme s’ils cherchaient de nouveau à sortir, mais aucune de ces particules ne s’est montrée efficace… jusqu’à aujourd’hui.
— Peut-on dire sans risque de se tromper que ces virus survivants ont été jadis brisés ou réduits à l’impuissance ?
— C’est plus compliqué que ça, mais, en gros, oui.
— Comment se sont-ils introduits dans nos gènes ?
— À un moment donné, un rétrovirus a infecté des cellules germinales, des cellules sexuelles telles que les ovules ou les spermatozoïdes. Nous ignorons les symptômes que la maladie a pu causer à cette époque. Au fil du temps, d’une façon qui reste à élucider, le provirus, le patron viral enfoui dans notre ADN, a subi une rupture, une mutation ou une neutralisation pure et simple. On peut supposer que ces séquences d’ADN rétroviral ne sont plus que des déchets. Mais, il y a trois ans, j’ai émis l’hypothèse que des fragments de provirus attachés à différents chromosomes humains pourraient exprimer toutes les parties d’un rétrovirus actif. À l’intérieur de la cellule se trouvent l’ARN et les protéines nécessaires à l’assemblage d’une particule complète et infectieuse.
— Et c’est bien ce qui s’est produit. La science spéculative anticipant hardiment la réalité…
Mitch entendit à peine la suite du commentaire, tant il se concentrait sur les yeux de Lang : toujours aussi immenses, toujours aussi méfiants, mais suprêmement attentifs. Pleins de courage. Les yeux d’une survivante.
Il éteignit la télé et s’allongea pour faire une sieste, pour oublier. Sa jambe lui faisait mal à l’intérieur du plâtre.
Kaye Lang était sur le point de décrocher le gros lot, de remporter un round crucial sur le ring de la science. Mitch, quant à lui, s’était vu livrer une médaille d’or… Et elle lui avait échappé, il l’avait laissée choir dans la glace, elle était perdue pour toujours.
Une heure plus tard, il était réveillé par un coup frappé à la porte.
— Entrez, dit-il, et il s’éclaircit la gorge.
Apparut un infirmier vêtu d’une blouse verte, accompagnant trois hommes et une femme, tous d’âge mûr et vêtus avec sobriété. Ils parcoururent la chambre du regard, comme en quête d’une issue de secours. Le plus petit des trois hommes s’avança vers Mitch et se présenta en lui tendant la main.
— Emiliano Luria, de l’Institut des études humaines, dit-il. Voici mes collègues de l’université d’Innsbruck, Herr Professor Friedrich Brock…
Mitch oublia aussitôt les noms de ses visiteurs. L’infirmier alla chercher deux chaises supplémentaires dans le couloir, puis se planta devant la porte en position de repos, les bras croisés et le nez levé comme un garde du palais.
Luria fit pivoter sa chaise pour s’asseoir à califourchon. Les épais verres de ses lunettes luisaient à la lumière grise filtrée par les rideaux. Il observa Mitch, émit un petit grognement, puis décocha un regard noir à l’infirmier.
— Tout ira bien, déclara-t-il. Veuillez nous laisser seuls. Pas de fuites dans la presse et pas d’expéditions stupides pour aller chercher des cadavres dans les glaciers !
L’infirmier acquiesça d’un air affable et s’en fut.
Luria pria ensuite la femme, une quinquagénaire mince, au visage sévère et à l’abondante chevelure grise réunie en chignon, de s’assurer que l’infirmier n’écoutait pas à la porte. Elle alla ouvrir celle-ci pour jeter un coup d’œil dans le couloir.
— L’inspecteur Haas, de Vienne, m’a confirmé que la police ne s’intéressait plus à cette histoire, dit Luria à Mitch une fois ces formalités accomplies. Tout cela reste entre nous, et je travaillerai en liaison avec les Italiens et les Suisses si nous devons franchir une frontière.
Il attrapa une carte pliante dans sa poche, et le docteur Brock – ou Block, peu importait – produisit un carton contenant des albums illustrés sur les Alpes.
— Très bien, jeune homme, dit Luria, dont les yeux nageaient derrière ses verres épais. Aidez-nous à réparer les dégâts que vous avez infligés au tissu de la science. Les montagnes où on vous a retrouvé nous sont familières. C’est dans la chaîne voisine qu’on a découvert le véritable Hibernatus. Elles ont été très fréquentées durant des millénaires, de sorte que vous êtes peut-être tombé sur une route commerçante ou sur des sentiers tracés par les chasseurs.
— Je ne pense pas qu’ils suivaient une route, dit Mitch. Je pense qu’ils fuyaient.
Luria consulta ses notes. La femme se rapprocha du lit.
— Deux adultes, en excellente condition, sauf la femme, qui présentait une blessure à l’abdomen.
— Un coup de lance, dit Mitch.
Le silence se fit dans la chambre.
— J’ai passé quelques coups de fil et parlé à des gens qui vous connaissent, reprit Luria au bout d’un moment. On m’a dit que votre père allait venir ici pour vous faire sortir de l’hôpital, et j’ai pu parler à votre mère…
— S’il vous plaît, venez-en au fait, professeur, le coupa Mitch.
Luria arqua les sourcils et agita ses papiers.
— On m’a dit que vous étiez un excellent scientifique, un homme consciencieux, un expert en matière d’organisation de fouilles méticuleuses. Vous avez découvert le squelette baptisé homme de Pasco. Lorsque les Amérindiens ont protesté, affirmant que l’homme de Pasco était l’un de leurs ancêtres, vous avez extrait les os de leur site.
— Pour les protéger. Ils avaient été mis au jour par un glissement de terrain et se trouvaient sur la berge d’une rivière. Les Indiens voulaient qu’ils soient de nouveau ensevelis. Ces os avaient une valeur scientifique inestimable. Je ne pouvais pas permettre ça.
Luria se pencha en avant.
— Si je me souviens bien, l’homme de Pasco est mort d’une blessure à la cuisse qui s’est infectée, n’est-ce pas ?
— C’est possible, dit Mitch.
— Vous avez du flair pour les anciennes tragédies, commenta Luria en se grattant l’oreille.
— La vie était dure à cette époque.
Le professeur acquiesça.
— Ici, en Europe, quand on découvre un squelette, il n’y a jamais de problème. (Il sourit à ses collègues.) Nous n’avons aucun respect pour les morts – on les déterre pour les exposer et les touristes paient pour les voir. Donc, votre acte n’est pas nécessairement blâmable à nos yeux, même s’il semble avoir entraîné une rupture entre votre institution et vous-même.
— Le politiquement correct, dit Mitch en s’efforçant de ne pas laisser transparaître son aigreur.
— Possible. Je suis disposé à écouter un homme d’expérience tel que vous, mais, docteur Rafelson, à notre grand chagrin, ce que vous avez décrit est hautement improbable. (Luria pointa son stylo sur Mitch.) Quelles sont les parties de votre récit qui relèvent du mensonge et quelles sont celles qui sont véridiques ?
— Pourquoi aurais-je menti ? rétorqua Mitch. Ma vie est désormais foutue.
— Pour garder un pied dans la science, peut-être ? Pour ne pas être séparé trop vite de dame Anthropologie ?
Mitch eut un sourire penaud.
— J’en serais peut-être capable, oui. Mais jamais je n’inventerais une histoire aussi dingue. L’homme et la femme de la grotte avaient des caractéristiques de Neandertaliens.
— Sur quels critères fondez-vous cette identification ? demanda Brock, prenant la parole pour la première fois.
— Le docteur Brock est un expert en matière de Neandertaliens, expliqua Luria d’un ton plein de respect.
Mitch décrivit les cadavres, lentement et soigneusement. Il lui suffisait de fermer les yeux pour les voir, comme s’ils flottaient au-dessus du lit.
— Ainsi que vous le savez certainement, les chercheurs n’utilisent pas tous les mêmes critères pour décrire les prétendus Neandertaliens, déclara Brock.
Première, deuxième ou troisième période, région d’origine, stature, présence éventuelle de plusieurs groupes raciaux au sein de la sous-espèce… Ces distinctions sont parfois de nature à induire l’observateur en erreur.
— Ce n’étaient pas des Homo sapiens sapiens.
Mitch se servit un verre d’eau, en proposa à ses visiteurs. Luria et la femme acceptèrent, Brock secoua la tête.
— Eh bien, si on les retrouve, ce problème sera facilement résolu. Je suis curieux de connaître votre chronologie de l’évolution humaine…
— Je ne suis pas dogmatique, affirma Mitch.
Luria secoua la tête – comme ci, comme ça[11] – et manipula ses notes.
— Clara, je vous en prie, passez-moi le gros livre. J’ai marqué des photographies et des cartes correspondant à des endroits où vous êtes peut-être passé avant qu’on vous retrouve. Est-ce que ceci vous rappelle quelque chose ?
Mitch prit le livre et l’ouvrit maladroitement sur ses cuisses. Les images étaient éclatantes, nettes, splendides. La plupart avaient été prises en plein jour, sous un ciel d’azur. Il examina les pages marquées et secoua la tête.
— Je ne vois pas de cascade gelée.
— Aucun guide n’en connaît à proximité du sérac, ni d’ailleurs dans la masse principale du glacier. Peut-être pouvez-vous nous donner un autre indice…
Mitch fit non de la tête.
— Si je le pouvais, je le ferais, professeur.
Luria replia ses notes d’un air décidé.
— Je pense que vous êtes un jeune homme sincère, et peut-être même un bon scientifique. Je vais vous confier quelque chose, à condition que vous n’en parliez ni à la télé ni aux journaux. D’accord ?
— Je n’ai aucune raison de leur parler.
— Le bébé était mort ou grièvement blessé quand il est né. Elle a la nuque brisée, peut-être par la pointe d’un bâton durcie au feu.
Elle. Le nouveau-né était une fille. Pour une raison inconnue, Mitch en fut profondément troublé. Il but une nouvelle gorgée d’eau. Il était envahi par toutes les émotions que lui inspiraient sa situation présente, la mort de Tilde et de Franco… la tristesse de cette ancienne histoire. Les larmes lui montaient aux yeux, menaçant de déborder.
— Excusez-moi, dit-il, et il s’essuya d’un revers de manche.
Luria le regardait avec compassion.
— Cela confère quelque crédibilité à votre histoire, non ? Cependant… (Le professeur leva la main, l’agita en pointant l’index sur le plafond et conclut :) Elle reste difficile à croire.
— Le nouveau-né n’est pas un Homo sapiens neandertalensis, aucun doute là-dessus, enchaîna Brock. Elle a des traits intéressants, mais elle est tout à fait moderne. Quoique pas exactement européenne. Plutôt anatolienne, voire turque, mais cela reste encore du domaine de la supposition. Et je ne connais aucun autre spécimen récent de ce type. Ce serait incroyable.
— J’ai dû rêver, alors, dit Mitch en détournant les yeux.
Luria haussa les épaules.
— Une fois rétabli, accepteriez-vous de retourner sur le glacier avec nous, de rechercher vous-même la grotte ?
Mitch n’hésita pas un instant.
— Évidemment.
— J’essaierai de prendre les dispositions nécessaires. Mais pour le moment…
Luria considéra la jambe plâtrée de Mitch.
— Au moins quatre mois, dit celui-ci.
— Dans quatre mois, le moment sera mal choisi pour faire de l’alpinisme. L’année prochaine, peut-être, à la fin du printemps.
Luria se leva, et Clara prit leurs deux verres pour les reposer sur le plateau.
— Merci, dit Brock. J’espère que vous avez raison, docteur Rafelson. Ce serait une découverte fantastique.
Ils s’inclinèrent légèrement, d’une façon très formelle, puis prirent congé.
— Les femmes vierges n’attrapent pas notre grippe, déclara Dicken en levant les yeux de son bureau couvert de notes et de graphiques. C’est bien ce que vous êtes en train de me dire ?
Il haussa ses sourcils noirs jusqu’à ce que son large front soit sillonné de rides.
Jane Salter récupéra ses documents, les remit en ordre avec un air inquiet, puis les reposa sur le bureau d’un geste décidé. Les murs en béton de la pièce souterraine amplifièrent le froissement du papier.
La plupart des bureaux en sous-sol du bâtiment 1 du CDC avaient jadis été des labos et des cellules pour animaux. Les murs étaient bordés de rigoles creusées dans le béton. Dicken avait parfois l’impression de sentir une odeur de désinfectant et de merde de singe.
— C’est la plus grosse surprise que j’aie pu tirer des données, confirma Salter. (C’était un de leurs meilleurs statisticiens, une magicienne des divers ordinateurs personnels affectés aux recherches, à la modélisation et à l’archivage.) Les hommes l’attrapent parfois, ou sont testés positifs, mais ils ne développent pas de symptômes. Ils deviennent des vecteurs pour la population féminine, mais probablement pas pour les mâles. Et… (elle tambourina sur le bureau) nous n’avons trouvé aucun cas d’auto-infection.
— SHEVA est donc un spécialiste, commenta Dicken en secouant la tête. Comment diable le savons-nous ?
— Regardez cette note, Christopher, et surtout sa formulation. « Les femmes dans une situation de partenariat domestique, ou celles ayant une expérience sexuelle étendue. »
— Combien de cas, jusqu’ici ? Cinq mille ?
— Six mille deux cents femmes, et seulement soixante ou soixante-dix hommes, tous partenaires de femmes infectées. Seule une exposition répétée assure la transmission du rétrovirus.
— Ce n’est pas si dingue que ça, dit Dicken. Un peu comme le VIH, alors.
— Exact, rétorqua Salter avec un rictus. Dieu en veut aux femelles. L’infection attaque d’abord les muqueuses des fosses nasales et des bronches, puis on constate une légère inflammation des alvéoles, ensuite elle passe dans le système sanguin – légère inflammation des ovaires… et elle disparaît. Courbatures, quintes de toux, douleurs abdominales. Et si la femme tombe enceinte, il y a de grandes chances qu’elle fasse une fausse couche.
— Mark devrait pouvoir vendre ce truc, conclut Dicken. Mais essayons d’étoffer son dossier. Il a besoin d’impressionner des électeurs plus fiables que les jeunes femmes. Et le troisième âge ?
Il lui jeta un regard plein d’espoir.
— Les femmes les plus âgées ne sont pas affectées, répondit-elle. Elles ne sont frappées que si elles ont entre quatorze et soixante ans. Regardez les chiffres. (Elle se pencha pour lui indiquer un diagramme en camembert.) Age moyen : trente et un ans.
— C’est trop dingue. Mark m’a demandé de lui fournir pour quatre heures de l’après-midi une explication susceptible d’aider la ministre de la Santé.
— Encore une réunion ? demanda Salter.
— En présence du chef de cabinet et du conseiller scientifique. C’est bon, c’est terrifiant, mais je connais Mark. Jetez un nouveau coup d’œil à vos fichiers – peut-être qu’on dénichera quelques milliers de morts du troisième âge au Zaïre.
— Vous me demandez de truquer les chiffres ?
Dicken se fendit d’un sourire malicieux.
— Alors, allez vous faire foutre, monsieur, dit Salter d’une voix posée en inclinant la tête. Nous n’avons plus de statistiques en provenance de Géorgie. Peut-être que vous devriez appeler Tbilissi, suggéra-t-elle. Ou Istanbul.
— Ils sont muets comme des carpes. Je n’ai jamais pu leur arracher grand-chose, et, à présent, ils refusent d’admettre la présence d’un seul cas.
Il leva les yeux vers Salter, qui prit un air pincé.
— Je vous en supplie, donnez-moi un vieillard, un seul, qui se soit liquéfié à bord d’un avion venant de Tbilissi.
Salter s’esclaffa bruyamment. Elle ôta ses lunettes pour les essuyer, puis les remit en place.
— Ce n’est pas drôle. À en juger par ces diagrammes, la situation est grave.
— Mark veut faire monter la pression. Comme s’il voulait ferrer un marlin.
— Je ne suis pas douée pour la politique.
— Moi, je prétends être naïf. Mais plus je passe de temps ici, plus je me sens doué.
Salter parcourut le petit bureau du regard comme si elle s’y sentait enfermée.
— Est-ce qu’on a fini, Christopher ?
Dicken sourit de toutes ses dents.
— Un accès de claustrophobie ?
— C’est cette pièce. Vous ne les entendez pas ?
Elle se pencha vers Dicken, le visage terrorisé. Il avait du mal à dire quand Jane Salter plaisantait et quand elle était sérieuse.
— Les hurlements des singes ?
— Ouais, fit Dicken sans broncher. Je m’efforce de rester sur le terrain le plus longtemps possible.
Dans le bâtiment 4, qui abritait le bureau directorial, Augustine parcourut les statistiques, jeta un bref coup d’œil aux vingt pages de chiffres et de diagrammes et les reposa brutalement devant lui.
— Voilà qui est rassurant, commenta-t-il. À ce rythme, nous serons au chômage à la fin de l’année. Nous ne savons même pas si SHEVA déclenche une fausse couche chez toutes les femmes enceintes ou s’il ne s’agit que d’un tératogène bénin. Bon Dieu. Je croyais qu’on tenait le bon bout, Christopher.
— C’est bon, c’est terrifiant et c’est public.
— Vous sous-estimez la haine des républicains pour le CDC, rétorqua Augustine. La National Rifle Association nous déteste. L’industrie du tabac ne peut pas nous sentir parce que nous les serrons de près. Vous avez vu ce panneau publicitaire au bord de l’autoroute ? Près de l’aéroport ? « Remède garanti contre la langue de bois. » C’était pour quelle marque… Camel ? Marlboro ?
Dicken éclata de rire et secoua la tête.
— La ministre de la Santé va entrer dans la fosse aux lions. Elle n’est pas très contente de moi, Christopher.
— Il y a toujours les chiffres que j’ai ramenés de Turquie.
Augustine leva les mains, fit osciller son fauteuil et agrippa le bord de son bureau.
— Un hôpital. Cinq fausses couches.
— Sur cinq grossesses, monsieur.
Le directeur se pencha au-dessus de son bureau.
— Si vous êtes allé en Turquie, c’est parce que votre contact là-bas vous a parlé d’un virus abortif. Mais pourquoi êtes-vous allé en Géorgie ?
— Il y a cinq ans, on a assisté à une épidémie de fausses couches à Tbilissi. Je n’ai pu obtenir aucune information sur place, rien d’officiel. Mais j’ai bu un pot avec un entrepreneur des pompes funèbres – officieusement. Il m’a parlé d’une épidémie similaire survenue à Gordi à peu près au même moment.
Augustine ignorait ce détail. Dicken ne l’avait pas fait figurer dans son rapport.
— Continuez, dit-il, à moitié intéressé.
— Il y avait eu des problèmes, il n’a pas voulu me préciser de quelle nature. Donc, je suis allé jusqu’à Gordi, et la ville était cernée par la police. J’ai posé quelques questions en m’arrêtant aux barrages, et on m’a parlé d’une enquête de l’ONU, de l’implication des Russes. J’ai appelé l’ONU. Mon correspondant m’a appris qu’ils avaient demandé l’aide d’une Américaine.
— Qui ?
— Kaye Lang.
— Seigneur ! fit Augustine en se fendant d’un petit sourire. La vedette du jour. Vous connaissiez son travail sur les HERV ?
— Bien sûr.
— Donc, vous vous êtes dit que quelqu’un à l’ONU avait levé un lièvre et avait besoin de ses conseils.
— Cette idée m’a traversé l’esprit, monsieur. Mais, en fait, on l’avait contactée à cause de ses connaissances en médecine légale.
— Quelle était votre hypothèse, alors ?
— Des mutations. Des anomalies congénitales déclenchées par un facteur extérieur. Des virus tératogènes, peut-être. Et je me demandais aussi pourquoi les gouvernements souhaitaient la mort des parents.
— Et nous y revoilà, dit Augustine. Encore des spéculations infondées.
Dicken fit la grimace.
— Vous me connaissez mieux que ça, Mark.
— Parfois, j’ignore totalement comment vous obtenez d’aussi bons résultats.
— Je n’avais pas fini mon travail. Vous m’avez rappelé en me disant que nous avions du solide.
— Dieu sait qu’il m’est déjà arrivé de me tromper, admit Augustine.
— Je ne pense pas que vous vous trompiez. Ceci n’est probablement que le commencement. Nous en saurons bientôt davantage.
— C’est ce que vous souffle votre instinct ?
Dicken opina.
Mark plissa le front et posa ses doigts croisés sur le bureau.
— Vous rappelez-vous ce qui est arrivé en 1963 ?
— Je n’étais qu’un bébé, monsieur. Mais j’en ai entendu parler. La malaria.
— Moi, je n’avais que sept ans. Le Congrès a coupé les crédits au programme d’élimination des maladies transmises par les insectes, y compris la malaria. La décision la plus stupide de l’histoire de l’épidémiologie. Plusieurs millions de morts dans le monde, de nouvelles variantes de maladies résistantes… une catastrophe.
— De toute façon, le DDT ne serait pas resté efficace très longtemps, monsieur.
— Qui peut le dire ? (Augustine leva ses deux index.) Les êtres humains pensent comme des enfants, ils sautent d’une passion à l’autre. Soudain, la santé mondiale n’est plus à la mode. Peut-être que nous en avons trop fait. La mort de la forêt amazonienne semble moins imminente, et le réchauffement global est toujours aussi peu spectaculaire. Il n’y a pas eu de vraie pandémie à l’échelle planétaire et monsieur Tout-le-monde n’a jamais été séduit par la complainte du tiers monde. L’apocalypse commence à barber les gens. Si nous n’avons pas très bientôt une crise politiquement défendable, sur notre territoire, nous allons nous faire démolir au Congrès, Christopher, et il se produira ce qui s’est produit en 1963.
— Je comprends, monsieur.
Augustine soupira et leva les yeux vers les plafonniers fluorescents.
— La ministre de la Santé pense que notre fruit est encore trop vert pour qu’elle l’offre au président, de sorte qu’elle s’est déclarée atteinte d’une migraine fort pratique. Elle a repoussé la réunion de cet après-midi à la semaine prochaine.
Dicken réprima un sourire. L’idée que la ministre de la Santé puisse feindre un mal de tête était du plus haut comique.
Augustine regarda fixement son subordonné.
— Très bien, vous avez reniflé une proie, allez la traquer. Vérifiez les statistiques relatives aux fausses couches dans les hôpitaux américains sur l’année écoulée. Menacez la Turquie et la Géorgie de les dénoncer à l’OMS. Dites-leur que nous les accuserons d’avoir violé tous nos traités de coopération. Je vous appuierai. Trouvez des femmes qui se sont rendues en Europe ou au Proche-Orient, qui ont attrapé le SHEVA et qui ont fait une ou deux fausses couches. Nous avons une semaine et, si vous ne me dégotez pas un SHEVA plus meurtrier, je devrai me rabattre sur un spirochète inconnu que des bergers afghans ont chopé… en copulant avec des moutons.
Augustine prit une expression de chien battu.
— Sauvez-moi, Christopher.
Épuisée, fêtée comme une reine, Kaye baignait depuis une semaine dans le respect et l’adoration amicale de ses collègues, qui saluaient en elle une scientifique reconnue pour avoir triomphé de l’adversité et fait progresser la vérité. Elle n’avait certes pas souffert des critiques et des injustices qui avaient été le lot d’autres biologistes au cours des cent cinquante dernières années – rien de comparable, en tout cas, à ce qu’avait dû affronter Charles Darwin, son héros. Ni aux réactions qui avaient accueilli la théorie de l’évolution symbiotique des cellules eucaryotes avancée par Lynn Margulis. Mais on ne l’avait pas ménagée non plus.
Les lettres sceptiques et furieuses envoyées aux journaux par des généticiens de la vieille garde persuadés qu’elle chassait des chimères ; les commentaires entendus lors de ses conférences, émanant d’hommes et de femmes souriants qui se croyaient plus proches qu’elle d’une grande découverte… plus haut dans l’échelle du succès, plus près du hochet du Savoir et de la Reconnaissance.
Kaye n’en était pas troublée outre mesure. Telle était la science, bien trop humaine et d’autant plus riche pour cette raison même. Mais il y avait eu la querelle opposant Saul au rédacteur en chef de Cell, qui lui avait barré l’accès à cette publication. Son article était donc paru dans Virology, un journal excellent quoique moins prestigieux. Jamais elle n’avait forcé les portes de Science ou de Nature. Après une progression remarquable, elle s’était retrouvée à faire du surplace.
À présent, plusieurs douzaines de labos et de centres de recherche étaient impatients de lui montrer les résultats des travaux qu’ils avaient engagés pour confirmer ses spéculations. Soucieuse de préserver sa tranquillité d’esprit, elle décida de répondre aux invitations émanant des facultés, des centres et des labos qui l’avaient encouragée ces dernières années – en particulier le centre de recherche Cari Rose, sis à Cambridge, dans le Massachusetts.
Le centre Rose, situé au cœur d’une épaisse forêt de pins plantée dans les années 50 sur une surface de plusieurs centaines d’ares, occupait un bâtiment cubique surélevé sur l’une de ses faces. Deux niveaux de labos étaient aménagés au sous-sol, en dessous et à l’est du cube surélevé. Financé en grande partie par un don des Van Buskirk, une famille de millionnaires bostoniens, le centre Rose œuvrait depuis trente ans dans le domaine de la biologie moléculaire.
Trois de ses chercheurs avaient reçu des bourses du projet « Génome humain » – une gigantesque entreprise multilatérale dont l’objectif était le séquençage et la compréhension du patrimoine génétique humain dans sa totalité – pour analyser des fragments de gènes archaïques présents dans les introns, les fractions non codantes des gènes humains. La responsable de ce projet n’était autre que Judith Kushner, la directrice de thèse que Kaye avait eue à Stanford.
Mesurant un peu plus d’un mètre soixante, Judith Kushner avait des cheveux bouclés poivre et sel, un visage rond et rêveur qui semblait toujours sur le point de sourire et de petits yeux noirs légèrement globuleux. Elle jouissait à l’échelle internationale d’une réputation de magicienne, due à sa capacité à concevoir des expériences et à tirer tout le parti de son équipement – en d’autres termes, elle n’avait pas son pareil pour accomplir ces expériences reproductibles nécessaires au fonctionnement de la science.
Si elle passait désormais le plus clair de son temps à remplir de la paperasse et à orienter les étudiants et les thésards, c’était tout simplement parce que ainsi le voulait la science moderne.
Fiona Bierce, l’assistante et secrétaire de Kushner, une jeune fille rousse maigre à faire peur, guida Kaye dans le labyrinthe de labos jusqu’à une cabine d’ascenseur.
Le bureau de Kushner se trouvait à l’entresol, au-dessus des labos souterrains ; ses murs de béton dépourvus de fenêtres étaient peints d’un beige clair agréable à l’œil. Les étagères étaient pleines de livres et de journaux reliés rangés avec soin. Quatre ordinateurs bourdonnaient doucement dans un coin, dont un super-ordinateur Sim Engine offert par Concepts Spirituels, une boîte de Seattle.
— Kaye Lang, je suis fière de vous !
Rayonnante, Kushner quitta son siège, ouvrit les bras et étreignit Kaye dès qu’elle entra dans la pièce. Poussant un petit cri, elle entraîna son ancienne étudiante dans un tour de valse, un sourire professoral aux lèvres.
— Alors, dites-moi, qui vous a appelée ? Lynn ? Le vieux en personne ?
— Lynn a téléphoné hier, répondit Kaye en rougissant.
Kushner joignit les mains et les leva au ciel, telle une boxeuse célébrant sa victoire.
— Fantastique !
— En fait, c’est un peu trop pour moi, avoua Kaye.
Sur un signe de Kushner, elle s’assit près du large moniteur ultraplat du Sim Engine.
— Profitez-en ! Prenez votre pied ! conseilla Kushner d’un air jouissif. Vous l’avez mérité, ma chérie. Je vous ai vue trois fois à la télévision. Et Jackie Oniama de Triple C Network qui s’essayait au jargon scientifique ! Comme c’était drôle ! Est-ce qu’elle ressemble autant à une poupée, dans la vie ?
— Ils ont tous été très gentils. Mais c’est épuisant d’expliquer les choses sans arrêt.
— Il y a tant de choses à expliquer. Comment va Saul ? demanda Kushner, dissimulant relativement bien son appréhension.
— Bien. Nous ne sommes pas encore sûrs de pouvoir signer un partenariat avec les Géorgiens.
— S’ils ne vous sautent pas dessus tout de suite, ils ont encore du chemin à faire avant de devenir des capitalistes, répliqua Kushner en s’asseyant à côté de Kaye.
Fiona Bierce semblait ravie de les écouter. Elle souriait de toutes ses dents.
— Eh bien…, fit Kushner en regardant fixement Kaye. La route a été plutôt courte, non ?
Kaye éclata de rire.
— Je me sens si jeune !
— Et moi si envieuse. Aucune de mes théories excentriques ne m’a valu autant d’attention.
— Seulement des paquets de fric.
— Plein de paquets. Vous en voulez un peu ?
Kaye sourit.
— Il ne faudrait pas compromettre notre réputation professionnelle.
— Ah ! le monde merveilleux de la biologie lucrative d’aujourd’hui, si important, si secret et si prétentieux. Les femmes sont censées aborder la science sous un autre jour, ma chérie, ne l’oubliez pas. On écoute et on rame, on écoute et on rame, comme cette pauvre Rosalind Franklin, rien à voir avec ces téméraires garçonnets. Et le tout dans le cadre d’une pureté éthique irréprochable. Alors… quand est-ce que Saul et vous allez entrer en Bourse ? Mon fils essaie de me constituer un fonds de pension.
— Probablement jamais, dit Kaye. Saul n’aimerait pas devoir rendre des comptes à des actionnaires. Et puis nous devons d’abord réussir, gagner de l’argent, et ce n’est pas demain la veille.
— Assez de bavardages, la coupa Kushner. J’ai quelque chose d’intéressant à vous montrer. Fiona, pouvez-vous mettre en route notre petite simulation ?
Kaye poussa sa chaise de côté. Bierce s’assit devant le clavier du Sim Engine et fit craquer ses phalanges à la façon d’un pianiste.
— Ça fait trois mois que Judith bosse là-dessus, expliqua-t-elle. Elle s’est inspirée de votre article, ainsi que de données provenant de trois projets « génome » différents, et, quand la nouvelle a été annoncée, nous étions prêts.
— Nous avons foncé sur vos marqueurs et trouvé les routines d’assemblage, dit Kushner. L’enveloppe de SHEVA et son petit système universel de livraison humaine. Ceci est la simulation d’une infection, fondée sur les résultats obtenus par les labos du quatrième étage, l’équipe de John Dawson. Ils ont infecté des hépatocytes en culture dense. Voici ce qui en est sorti.
Sous les yeux attentifs de Kaye, Bierce lança la séquence simulée d’assemblage. Les particules de SHEVA pénétrèrent dans des hépatocytes – des cellules de foie dans une boîte de Pétri – et désactivèrent certaines fonctions cellulaires, en détournèrent d’autres, puis transcrivirent leur ARN pour en faire de l’ADN, qu’elles intégrèrent dans celui des cellules, et commencèrent à se reproduire. De nouvelles particules virales, que la simulation parait de couleurs éclatantes, se formaient dans le cytosol – le fluide interne de la cellule. Après avoir migré vers la membrane externe de celle-ci, les virus surgirent dans le monde extérieur, chaque particule étant soigneusement enveloppée dans un fragment de peau cellulaire.
— La membrane est attaquée, mais modérément et de façon contrôlée. Les virus agressent les cellules sans les tuer. Et il semble qu’une particule virale sur vingt soit viable – c’est cinq fois mieux que le VIH.
Zoom sur des molécules créées en même temps que le virus, enveloppées dans des colis cellulaires baptisés vésicules et accompagnant le flot des nouvelles particules infectieuses. Elles étaient marquées par des lettres orange vif : PGA ? et PGE ?
— Arrêt sur image, Fiona. (Kushner pointa du doigt ces inscriptions.) SHEVA ne transporte pas tous les ingrédients nécessaires au déclenchement de la grippe d’Hérode. Nous avons constaté dans les cellules infectées la présence d’un amas de protéines non codées dans SHEVA et ne ressemblant à rien de connu. Quand cet amas se disperse, il nous reste un tas de protéines plus petites qui n’ont rien à faire ici.
— Nous avons recherché les protéines altérant nos cultures de cellules, enchaîna Bierce. On s’est concentrés à fond là-dessus. Après quinze jours de recherches infructueuses, nous avons envoyé des cellules infectées à une bibliothèque de tissus privée à fin de comparaison. Elle a dissocié ces nouvelles protéines et découvert…
— C’est à moi de raconter cette histoire, Fiona, dit Kushner en agitant l’index.
— Pardon, dit la jeune fille avec un sourire penaud. Mais on a trouvé si vite, c’est trop cool !
— Nous avons fini par conclure que SHEVA activait un gène dans un autre chromosome. Mais comment ? On a continué de chercher… et on a trouvé le gène en question dans le chromosome 21. Il est codant pour notre polyprotéine, ce que nous appelons le LPC – Large Protein Complex. Il existe un facteur unique de transcription contrôlant l’expression de ce gène. Nous l’avons cherché, et nous l’avons trouvé dans le génome de SHEVA. Il y a un coffre dans le chromosome 21, et le virus apporte la clé pour l’ouvrir. Ce sont des partenaires.
— Stupéfiant, souffla Kaye.
Bierce relança la simulation, se concentrant cette fois-ci sur le chromosome 21 – sur la création de la polyprotéine.
— Mais, Kaye – ma chère Kaye –, ce n’est pas fini, loin de là. Nous avons un mystère à élucider. La protéase de SHEVA déclenche l’apparition de trois nouvelles cyclo-oxygénases et lipoxygénases, qui à leur tour synthétisent trois prostaglandines différentes et uniques. Deux de celles-ci sont complètement nouvelles, vraiment stupéfiantes. Elles semblent toutes très puissantes. (De la pointe d’un stylo, Kushner désigna les prostaglandines exportées d’une cellule.) Cela explique peut-être ces histoires de fausses couches.
Kaye plissa le front, concentrée.
— D’après nos calculs, une infection aiguë de SHEVA produirait ces prostaglandines en quantité suffisante pour déclencher l’avortement d’un fœtus en moins d’une semaine.
— Et comme si ce n’était pas déjà assez étrange, enchaîna Bierce en désignant la simulation, les cellules infectées produisent également des séries de glycoprotéines. Nous ne les avons pas totalement analysées, mais elles ressemblent beaucoup à la FSH et à la LH – l’hormone folliculostimulante et l’hormone lutéotrope. Et ces peptides semblent libérer des hormones.
— Les maîtres bien connus du destin féminin, commenta Kushner. Ovogenèse et ovulation.
— Pourquoi ? demanda Kaye. S’il vient d’y avoir un avortement… pourquoi une ovulation forcée ?
— Nous ne savons pas ce qui vient en premier, expliqua Kushner. L’ovulation précède peut-être l’avortement. Ceci est une cellule de foie, ne l’oubliez pas. Nous n’avons même pas entamé une étude de l’infection des tissus reproducteurs.
— Ça n’a aucun sens !
— Voilà le vrai défi, dit Kushner. Quelle que soit la nature de votre petit rétrovirus endogène, il n’est sûrement pas inoffensif – du moins pour nous, les femmes. On dirait une arme conçue pour nous envahir, nous soumettre et nous ravager.
— Vous êtes les seuls à avoir effectué ces travaux ? s’enquit Kaye.
— Probablement, admit Kushner.
— Nous envoyons nos résultats aujourd’hui au NIH et au projet « Génome humain », précisa Bierce.
— Tout en vous prévenant à l’avance, ajouta Kushner en posant une main sur l’épaule de Kaye. Je ne veux pas qu’on s’en prenne à vous.
Kaye plissa le front.
— Je ne comprends pas.
— Ne soyez pas naïve, ma chérie, dit Kushner avec un regard soucieux. Nous avons peut-être affaire à un cataclysme de proportions bibliques. Un virus qui tue les bébés. Plein de bébés. On risque de voir en vous un messager. Et vous connaissez le sort réservé aux messagers porteurs de mauvaises nouvelles.
Porté par ses jambes longilignes, le docteur Michael Voight précédait Dicken dans le couloir menant à la salle de repos des praticiens hospitaliers.
— Bizarre que vous me posiez cette question, déclara-t-il. Nous avons constaté tout un tas d’anomalies obstétriques. Nous leur avons même consacré plusieurs réunions internes. Mais sans aucun rapport avec la grippe d’Hérode. Nous voyons passer toutes sortes d’infections, dont la grippe, bien entendu, mais nous n’avons pas encore reçu le test de dépistage de SHEVA. (Il se retourna à moitié pour demander :) Un café ?
Construit six ans plus tôt et financé par la ville d’Atlanta et le gouvernement fédéral, l’hôpital d’Olympic City avait pour but de désengorger les établissements du centre-ville. Grâce aux dons des particuliers et aux retombées des Jeux olympiques, il était devenu l’un des hôpitaux les mieux équipés de l’État, attirant les plus brillants représentants de la nouvelle génération ainsi que des médecins plus âgés et déçus par le programme de rationalisation des soins médicaux. Au fil de la décennie écoulée, les spécialistes de talent avaient vu leurs revenus chuter et leurs pratiques médicales de plus en plus étroitement contrôlées par les comptables. Au moins Olympic City les traitait-il avec respect.
Voight amena Dicken dans la salle de repos et lui servit une tasse de café à une urne en acier inoxydable. Cette pièce était ouverte aux internes comme aux PH, expliqua-t-il.
— En général, il n’y a personne à cette heure de la nuit. C’est l’heure de pointe – le moment où la vie nous apporte ses victimes insouciantes.
— Quel genre d’anomalies ? souffla Dicken.
Voight haussa les épaules, attrapa une chaise placée devant une table en Formica et replia ses jambes à la Fred Astaire. Sa blouse verte émit un froissement ; c’était un accessoire jetable en papier rêche. Dicken s’assit et referma les mains autour de sa tasse. Le café allait sans doute l’empêcher de dormir, mais il avait besoin d’énergie, besoin de se concentrer.
— Je ne m’occupe que des cas extrêmes, et je n’ai pas eu à examiner certains des plus bizarres. Mais ces deux dernières semaines… sept femmes incapables de dire pourquoi elles sont enceintes, vous y croyez ?
— Je suis tout ouïe.
Voight compta les cas sur ses doigts.
— Deux femmes qui pratiquent la contraception avec un zèle religieux, si je puis dire, et voilà que ça ne marche plus… Ça n’a peut-être rien d’extraordinaire. Mais il y a la troisième, qui ne prenait pas la pilule mais affirmait n’avoir jamais eu de relations sexuelles. Et devinez quoi ?
— Quoi ?
— Elle était virgo intacta. Elle a beaucoup saigné pendant un mois, puis plus rien, et voilà qu’arrivent les nausées matinales, plus de règles, son docteur lui déclare qu’elle est enceinte, et elle vient nous voir une fois que ça tourne mal. Une jeune femme du genre timide, qui vit avec un vieillard, une relation vraiment étrange. Rien de sexuel là-dedans, insiste-t-elle.
— Le Second Avènement ? demanda Dicken.
— Je vous en prie. J’ai retrouvé ma foi dans le Seigneur, répliqua Voight avec un rictus.
— Excusez-moi.
Voight se fendit d’un sourire un peu contrit.
— Ensuite, son « vieil ami » est venu nous trouver et nous a dit la vérité. En fait, il se faisait beaucoup de souci pour elle… et il tenait à ce que nous sachions tout afin d’être mieux à même de la traiter. Elle l’avait laissé entrer dans son lit et se frotter contre elle… par compassion. Voilà donc comment elle est tombée enceinte la première fois.
Dicken hocha la tête. Rien de choquant dans cette histoire – la vie et l’amour sont infiniment versatiles.
— Fausse couche, reprit Voight. Mais, trois mois plus tard, elle revient nous voir, à nouveau enceinte.
De deux mois. Son vieil ami l’accompagne, et il affirme qu’il ne l’a plus touchée, de quelque manière que ce soit, et qu’elle n’a vu aucun homme, il en est convaincu. Est-ce qu’on doit le croire ?
Dicken inclina la tête, arqua les sourcils.
— Il se passe tout un tas de trucs bizarres, murmura Voight. Beaucoup plus que d’ordinaire.
— Ces femmes se sont-elles plaintes de douleurs ?
— Les symptômes habituels. Frissons, fièvres, courbatures. Je crois que nous avons encore deux ou trois spécimens au labo, si vous voulez y jeter un coup d’œil. Vous êtes allé à Northside ?
— Pas encore.
— Pourquoi n’allez-vous pas à Midtown ? Ils ont beaucoup plus de tissus.
Dicken fit non de la tête.
— Combien de jeunes femmes frappées par une fièvre inexplicable, par une infection non bactérienne ?
— Des douzaines. Ce qui n’a rien d’extraordinaire non plus. On ne garde les prélèvements qu’une semaine ; si les tests ne dépistent aucune bactérie, on les jette.
— Entendu. Voyons ces tissus.
Dicken suivit Voight vers l’ascenseur, sa tasse de café à la main. Le laboratoire de biopsie et d’analyse se trouvait au sous-sol, à deux portes de la morgue.
— Les laborantins finissent leur service à neuf heures, dit Voight.
Il alluma les lumières et fouilla un petit meuble à fiches en acier.
Dicken considéra le labo : trois longs établis blancs équipés d’éviers, deux fumigateurs, des incubateurs, des placards où s’alignaient des bouteilles marron ou transparentes, emplies de réactifs, des tests de dépistage impeccablement rangés dans des petits cartons orange et vert, deux réfrigérateurs en acier inoxydable et un congélateur blanc plus ancien ; un ordinateur relié à une imprimante à jet d’encre, le tout étiqueté HORS SERVICE ; et, reléguée dans un réduit derrière une porte à deux battants, une armoire rotative aux compartiments d’un gris et kaki réglementaire.
— Ils n’ont pas encore mis ces trucs dans l’ordinateur ; ça nous prend environ trois semaines. Apparemment, il nous en reste un… C’est désormais la procédure suivie par l’hôpital : nous laissons le choix à la mère, elle peut disposer des tissus pour une cérémonie funèbre. Le travail de deuil se fait plus facilement. Mais, ici, nous avions affaire à une indigente – ni argent ni famille. Tenez.
Il brandit une carte, entra dans le réduit, fit tourner l’armoire, localisa l’étagère correspondant au numéro figurant sur la carte.
Dicken attendait près de la porte. Voight ressortit avec un petit flacon, le leva pour l’examiner à la lumière du labo.
— Faux numéro, mais c’est quand même le bon type. Celui-ci date de six mois. Celui que je cherche est peut-être encore réfrigéré.
Il tendit le flacon à Dicken et se dirigea vers le premier réfrigérateur.
Dicken examina le fœtus : douze semaines environ, gros comme son pouce, recroquevillé sur lui-même, un minuscule extraterrestre blafard qui avait raté son examen d’entrée sur Terre. Les anomalies le frappèrent tout de suite. Les membres n’étaient que des moignons et l’abdomen enflé était entouré de protubérances qu’il n’avait jamais observées sur un fœtus difforme.
Le petit visage semblait étrangement pincé, vide.
— Il y a quelque chose qui cloche dans sa structure osseuse, dit Dicken, alors que Voight refermait le frigo.
Le médecin tenait dans la main un autre fœtus, conservé dans un bécher festonné de givre, enveloppé dans du plastique, scellé par un élastique et portant une étiquette.
— Tout un tas de problèmes, aucun doute là-dessus, dit-il en échangeant son flacon contre celui de Dicken. Dieu a installé des postes de contrôle dans chaque grossesse. Ces deux-là ont été refoulés. (Il jeta vers le ciel un regard appuyé.) Retour à la crèche paradisiaque.
Dicken n’aurait su dire si cette remarque relevait d’une philosophie sincère ou du cynisme médical. Il compara le bécher réfrigéré au flacon conservé à température ambiante. Les deux fœtus avaient le même âge et étaient fort semblables.
— Puis-je emporter celui-ci ? demanda-t-il en levant le bécher.
— Quoi ? et priver nos étudiants d’un sujet en or ? (Voight haussa les épaules.) Signez-nous un reçu, on dira que c’est un prêt au CDC, pas de problème. (Il regarda le bécher.) Quelque chose de significatif ?
— Peut-être.
Dicken fut parcouru d’un frisson de tristesse et d’excitation. Voight lui donna un flacon plus solide, un petit carton, du coton et de la glace emballée dans un sac plastique scellé pour conserver le spécimen au frais. Ils le transférèrent dedans avec des languettes de bois, et Dicken ferma le carton avec du ruban adhésif extrafort.
— Si vous en recevez d’autres comme celui-ci, faites-le-moi savoir aussitôt, d’accord ? demanda-t-il.
— Entendu.
Une fois dans l’ascenseur, Voight remarqua :
— Vous avez l’air tout drôle. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir dès maintenant, quelque chose qui m’aiderait à mieux servir le public ?
Dicken savait qu’il avait gardé un visage impassible, aussi se contenta-t-il de sourire et de secouer la tête.
— Surveillez les cas de fausses couches, dit-il. En particulier de ce type. Tout lien avec la grippe d’Hérode serait le bienvenu.
Voight retroussa les lèvres en signe de déception.
— Rien d’officiel ?
— Pas pour l’instant, dit Dicken. Je remonte une piste loin des sentiers battus.
Le dîner à base de pizzas et de spaghettis réunissant Saul et ses vieux collègues du MIT se déroulait à merveille. Saul avait débarqué à Boston dans l’après-midi, et ils s’étaient retrouvés chez Pagliacci.
Dans la pénombre complice du vieux restaurant italien, les sujets de conversation allaient de l’analyse mathématique du génome humain à l’élaboration d’un outil de prédiction chaotique des systoles et diastoles du flot de données sur Internet.
Kaye s’empiffra d’amuse-gueule et de poivrons avant même qu’on lui serve ses lasagnes. Saul grignotait une tranche de pain à l’ail.
L’une des célébrités du MIT, le docteur Drew Miller, fit son apparition à neuf heures, imprévisible comme à son habitude, pour émettre quelques commentaires sur l’action communautaire bactérienne, sujet brûlant s’il en fut. Saul écouta attentivement le chercheur légendaire, expert en matière d’intelligence artificielle et de systèmes s’auto-organisant. Miller changea de place à plusieurs reprises, puis, finalement, il tapa sur l’épaule de Derry Jacobs, l’ancien colocataire de Saul. Un sourire aux lèvres, Jacobs se leva, en quête d’une autre place, et Miller s’assit à côté de Kaye. Il prit un pain à l’ail dans l’assiette de Saul, fixa Kaye de ses grands yeux enfantins, plissa les lèvres et remarqua :
— Vous avez vraiment semé la merde chez les vieux gradualistes.
— Moi ? fit Kaye en riant. Pourquoi ?
— S’ils ont une once de bon sens, les héritiers d’Ernst Mayr doivent transpirer des glaçons. Dawkins est hors de lui. Ça fait des mois que je leur dis qu’il suffit d’un nouveau maillon dans la chaîne pour nous donner une boucle en feed-back.
Selon le gradualisme, l’évolution progresse par étapes imperceptibles, au moyen de mutations s’accumulant sur des dizaines de milliers, voire des millions d’années, en général au détriment de l’individu. Les mutations bénéfiques sont sélectionnées en fonction des avantages et des occasions accrues qu’elles confèrent à la reproduction et à la recherche de nourriture. Ernst Mayr avait été un brillant porte-parole de cette théorie. Richard Dawkins avait défendu avec éloquence une synthèse moderne du darwinisme et décrit le prétendu gène égoïste.
En entendant ces mots, Saul se leva pour se placer derrière Kaye, se penchant au-dessus de la table pour se rapprocher de Miller.
— Vous pensez que SHEVA nous donne cette boucle ? s’enquit-il.
— Oui. Un cercle de communication fermé entre les individus d’une même population, sans rapport aucun avec le sexe. L’équivalent pour nous de ce que les plasmides sont pour les bactéries, sauf qu’on pense davantage aux phages.
— Drew, SHEVA n’a que quatre-vingts kilobases et trente gènes, fit remarquer Saul. Il ne peut pas transporter beaucoup d’informations.
Kaye et Saul avaient déjà exploré ce territoire avant qu’elle publie son article dans Virology. Ils n’avaient parlé à personne de leurs théories. Kaye était un peu surprise de voir Miller aborder le sujet. Il n’avait pas une réputation de progressiste.
— Il n’a pas besoin de transporter toute l’information, dit Miller. Il lui suffit de transporter un code d’accès. Une clé. Nous ignorons encore nombre des capacités de SHEVA.
Kaye jeta un coup d’œil à Saul.
— Faites-nous part de vos réflexions, docteur Miller.
— Appelez-moi Drew, je vous en prie. Ce n’est pas vraiment mon domaine de compétence, Kaye.
— Ça ne vous ressemble pas de jouer la prudence, Drew, observa Saul. Et nous savons tous que la notion d’humilité vous est étrangère.
Miller sourit de toutes ses dents.
— Eh bien, je pense que vous soupçonnez déjà quelque chose. En ce qui concerne votre épouse, j’en suis sûr. J’ai lu vos articles sur les gènes transposables.
Kaye sirota son verre d’eau presque vide.
— Nous ne sommes jamais sûrs de ce que nous pouvons dire, ni à qui nous pouvons le dire, murmura-t-elle. Nous risquons d’offenser quelqu’un ou d’abattre nos cartes trop tôt.
— Ne vous souciez pas d’être originaux, rétorqua Miller. Il y a toujours quelqu’un en avance sur vous, mais, en général, ce quelqu’un n’a pas fait son boulot. Les découvertes sont dues aux gens qui bossent tout le temps. Vous accomplissez du bon travail, vous écrivez de bons articles, et vous avez fait un grand bond.
— Mais nous ne sommes pas sûrs que ce soit le grand bond, répliqua Kaye. Ce n’est peut-être qu’une anomalie.
— Je ne veux imposer de prix Nobel à personne, reprit Miller, mais SHEVA n’est pas vraiment un organisme pathogène. D’un point de vue évolutionniste, quelque chose qui se planque aussi longtemps dans le génome humain et s’exprime soudain à seule fin de déclencher une grippe, ça n’a aucun sens. En réalité, SHEVA est une sorte d’élément génétique mobile, n’est-ce pas ? Un promoteur ?
Kaye repensa à sa conversation avec Judith, aux symptômes que SHEVA était susceptible de faire naître.
Miller ne se laissa pas décourager par son silence.
— Tout le monde a envisagé l’hypothèse que les virus puissent être des messagers de l’évolution, des amorces ou tout simplement des aiguillons aléatoires. Et ce depuis qu’on a découvert que certains virus transportaient des bribes de matériel génétique d’un hôte à l’autre. Je pense qu’il y a deux ou trois questions que vous devriez vous poser, si ce n’est déjà fait. Que déclenche SHEVA ? Supposons que le gradualisme soit mort et enterré. Nous avons des éruptions de spéciation adaptative chaque fois que s’ouvre une niche – de nouveaux continents qui apparaissent, un météore qui éradique les anciennes espèces. Ça se passe très vite, en moins de dix mille ans ; ce bon vieux saltationisme. Nous reste à résoudre un vrai problème. Où sont stockés ces changements potentiels ?
— Excellente question, remarqua Kaye.
Les yeux de Miller brillaient.
— Vous avez réfléchi là-dessus ?
— Qui ne l’a pas fait ? contra Kaye. Je me suis demandé si les virus et les rétrovirus ne pourraient pas contribuer au renouvellement du génome. Ce qui revient au même. Oui, peut-être que chaque espèce est équipée d’un ordinateur biologique, d’un processeur quelconque qui traite les mutations potentiellement bénéfiques. Il décide de ce qui va changer, où et quand… Il effectue des estimations, si vous voulez, en fonction du taux de réussite des expériences évolutionnaires passées.
— Qu’est-ce qui déclenche un changement ?
— Nous savons que les hormones liées au stress peuvent affecter l’expression des gènes. Cette bibliothèque évolutionnaire de nouvelles formes possibles…
Miller se fendit d’un large sourire.
— Continuez, souffla-t-il.
— … réagit aux hormones liées au stress. Si les organismes stressés sont en nombre suffisant, ils échangent des signaux, parviennent à une sorte de quorum, et cela déclenche un algorithme génétique qui compare les causes du stress avec une liste d’adaptations, de réponses évolutionnaires.
— Une évolution de l’évolution, intervint Saul. Les espèces pourvues d’un ordinateur adaptatif changent plus vite et plus efficacement que les espèces archaïques incapables de contrôler et de sélectionner leurs mutations, obligées de se fier au hasard.
Miller opina.
— Bien. Voilà qui est plus efficient que la méthode consistant à laisser s’exprimer n’importe quelle mutation, au risque de détruire un individu ou de nuire à une population. Supposons que cet ordinateur génétique adaptatif, ce processeur évolutionnaire, n’autorise que la mise en œuvre de certains types de mutations. Les individus stockent les résultats de son travail, dont la nature serait, je suppose…
Miller se tourna vers Kaye, quémandant son aide d’un geste de la main.
— Des mutations grammaticales, dit-elle, des propositions physiologiques qui ne violent aucune des règles structurelles importantes de l’organisme.
Miller eut un sourire béat, puis empoigna son genou et se mit à osciller d’avant en arrière. Son large crâne carré accrocha la lueur rouge d’un plafonnier. Il s’amusait comme un fou.
— Où serait stockée cette information évolutionnaire ? Dans la totalité du génome, de façon holographique, dans différentes parties de différents individus, dans les seules cellules germinales ou… ailleurs ?
— Des marqueurs rangés dans une section non codante du génome de chaque individu, répondit Kaye, qui se mordit aussitôt la langue.
Aux yeux de Miller – et à ceux de Saul, d’ailleurs –, une idée était assimilable à de la nourriture qui devait être mâchée et passée autour de la table avant de pouvoir être utile à quiconque. Kaye préférait avoir des certitudes avant de prendre la parole. Elle chercha un exemple parlant.
— Comme la réaction au choc thermique chez les bactéries ou l’adaptation au climat en une génération chez les drosophiles.
— Mais, chez un être humain, cette section doit être gigantesque. Nous sommes beaucoup plus complexes que les drosophiles. Et si nous l’avions déjà découverte sans savoir de quoi il s’agissait ?
Kaye posa une main sur le bras de Saul pour l’inciter à la prudence. Ils avaient désormais la réputation d’explorer un domaine bien précis et, même en face d’un scientifique de la vieille garde comme Miller, une mouche du coche ayant autant de réussites à son actif qu’une douzaine de ses collègues, elle hésitait à exposer le fruit de ses réflexions les plus récentes. Le bruit pourrait se répandre : Kaye Lang affirme ceci et cela…
— Personne ne l’a encore découverte, dit-elle.
— Ah bon ?
Miller l’observa d’un œil inquisiteur. Elle se sentait dans la peau d’une biche paralysée par les phares d’une voiture.
Le scientifique haussa les épaules.
— Peut-être. À mon avis, l’expression ne se produit que dans les cellules germinales. Les cellules sexuelles. D’un haploïde à l’autre. Le travail ne commence qu’après une confirmation envoyée par un autre individu. Des phéromones. Ou un simple contact oculaire.
— Ce n’est pas notre avis, dit Kaye. Nous pensons que les instructions transmises par cette section non codante ne concerneront que de petites altérations conduisant à l’émergence d’une nouvelle espèce. Les autres détails restent codés dans le génome, et il s’agit d’instructions standard pour le niveau inférieur… s’appliquant sans doute aux chimpanzés tout autant qu’à nous.
Miller plissa le front, cessa de se balancer.
— Il faut que je fasse tourner tout ça une petite minute. (Il leva les yeux vers le plafond obscur.) Ça se tient. Protéger le mécanisme dont le fonctionnement est garanti, à un coût minimal. Ces changements subtils transmis par la section non codante vont-ils s’exprimer par unités, à votre avis – un changement à la fois ?
— Nous n’en savons rien, dit Saul. (Il plia sa serviette à côté de son assiette et tapa du poing dessus.) Et nous ne vous dirons rien de plus, Drew.
Miller sourit de toutes ses dents.
— J’ai discuté avec Jay Niles. Il pense que le saltationisme a le vent en poupe, et il pense aussi qu’il s’agit d’un problème de système, de réseau. Le travail d’une intelligence en réseau neuronal. Je me suis toujours méfié de ces histoires de réseaux neuronaux. Ce n’est qu’une façon d’obscurcir le débat, de se dispenser de décrire ce que l’on doit décrire. (Faisant preuve d’une sincérité déconcertante, Miller ajouta :) Je pense pouvoir vous aider, si vous le souhaitez.
— Merci, Drew, dit Kaye. Peut-être que nous vous appellerons, mais, pour le moment, nous voulons simplement nous amuser.
Miller eut un haussement d’épaules expressif, porta un index à son front et se dirigea vers l’autre bout de la table, où il attrapa un nouveau pain à l’ail et se lança dans une nouvelle conversation.
À bord de l’avion à destination de La Guardia, Saul s’affala sur son siège.
— Drew ne sait rien, rien.
Kaye leva les yeux de Threads, le magazine offert par la compagnie aérienne.
— Que veux-tu dire ? Il m’a semblé sur la bonne voie.
— Si un biologiste – toi, moi ou un autre – venait à évoquer une intelligence responsable de l’évolution…
— Oh, fit Kaye. (Elle frissonna de la plus délicate façon.) Le vieux spectre du vitalisme.
— Bien entendu, quand Drew parle d’intelligence ou d’esprit, il ne parle pas de pensée consciente.
— Ah bon ?
Kaye se sentait délicieusement fatiguée, rassasiée de pâtes. Elle rangea le magazine dans la poche placée sous le plateau et inclina son siège vers l’arrière.
— De quoi parle-t-il, alors ? demanda-t-elle.
— Tu as déjà réfléchi aux réseaux écologiques.
— Ce n’est pas ce que j’ai fait de plus original. Et qu’est-ce que ça nous permet de prédire ?
— Peut-être rien du tout, dit Saul. Mais cela m’aide à ordonner mes réflexions. Des nœuds ou des neurones dans un réseau conduisant à une structure neuronale, retransmettant aux nœuds les résultats de toute activité du réseau, entraînant une augmentation de l’efficience de chaque nœud et du réseau en particulier.
— Voilà qui est parfaitement clair, dit Kaye en grimaçant.
Saul agita la tête de droite à gauche, acceptant sa critique.
— Tu es plus intelligente que je ne le serai jamais, Kaye Lang.
Elle le regarda attentivement et ne vit que ce qu’elle admirait en lui. Les idées s’étaient emparées de Saul ; découvrir une nouvelle vérité lui importait bien plus qu’une quelconque récompense. Ses yeux se brouillèrent et elle se rappela, avec une intensité presque pénible, les sentiments que Saul avait éveillés en elle durant leur première année de vie commune. Il ne cessait de l’aiguillonner, de l’encourager, de la tourmenter jusqu’à ce qu’elle s’exprime clairement et comprenne toutes les implications d’une idée, d’une hypothèse.
— Éclaircis-moi les idées, Kaye. Tu es douée pour ça.
— Eh bien… (Elle plissa le front.) C’est ainsi que fonctionne le cerveau humain, comme une espèce ou un écosystème, d’ailleurs. Et c’est aussi la définition la plus élémentaire de la pensée. Les neurones échangent plein de signaux. Ces signaux peuvent s’ajouter ou se soustraire les uns aux autres, se neutraliser mutuellement ou coopérer afin de parvenir à une décision. Ils accomplissent les actes fondamentaux de la nature : coopération et compétition ; symbiose, parasitisme, prédation. Les cellules nerveuses sont des nœuds dans le cerveau, et les gènes sont des nœuds dans le génome, se livrant à la compétition et à la coopération pour être reproduits dans la génération suivante. Les individus sont des nœuds dans une espèce, et les espèces sont des nœuds dans un écosystème.
Saul se gratta la joue et la considéra avec fierté.
Kaye leva le doigt en signe d’avertissement.
— Les créationnistes vont sortir du bois et prétendre que nous parlons enfin de Dieu.
— À chacun son fardeau, soupira Saul.
— Miller a dit que SHEVA fermait la boucle en feed-back pour les organismes individuels – c’est-à-dire les êtres humains. Cela ferait de SHEVA une sorte de neurotransmetteur, conclut Kaye, songeuse.
Saul se rapprocha d’elle, agitant les mains pour englober une foule d’idées.
— Soyons plus précis. Les humains coopèrent pour en retirer des avantages, et ils forment une société. Ils communiquent sur les plans sexuel, chimique, mais aussi social – par la parole, l’écriture, la culture. Les molécules et les mêmes. Nous savons que les molécules à action olfactive, les phéromones, affectent le comportement ; chez des femmes vivant en groupe, l’ovulation se produit au même moment. Un homme évite de s’asseoir sur une chaise où un autre homme s’est assis ; une femme sera attirée par cette même chaise. Nous commençons à peine à comprendre les signaux de ce type, les messages qu’ils délivrent, la façon dont ces messages sont transportés. Et, maintenant, nous soupçonnons nos corps d’échanger des virus endogènes, tout comme le font les bactéries. Tout cela est-il vraiment étonnant ?
Kaye n’avait pas parlé à Saul de sa conversation avec Judith. Elle ne voulait pas gâcher leur plaisir, pas tout de suite, d’autant plus qu’ils ne savaient pas encore grand-chose, mais elle devrait tôt ou tard l’informer de la situation. Elle se redressa.
— Et si SHEVA avait plusieurs objectifs ? suggéra-t-elle. Pourrait-il avoir aussi des effets de bord néfastes ?
— Tout ce qui est naturel peut aller de travers, répliqua Saul.
— Et si cela s’était déjà produit ? Si l’expression du rétrovirus était erronée, s’il avait perdu de vue son objectif et se contentait de nous rendre malades ?
— Ce n’est pas impossible.
À en juger par le ton de sa voix, Saul n’était guère intéressé par le sujet. Seule l’évolution le préoccupait, pour le moment.
— Je pense que nous devrions réfléchir sérieusement durant la semaine à venir et préparer un autre article, reprit-il. Le matériel est presque prêt – nous pourrions passer toutes les spéculations en revue, faire appel aux gars de Cold Spring Harbor et à ceux de Santa Barbara… Peut-être même à Miller. On ne refuse pas l’offre de quelqu’un comme Drew. On devrait aussi discuter avec Jay Niles. Préparer des bases vraiment solides. Alors, on y va, on s’attaque à l’évolution ?
Kaye était terrifiée par cette possibilité. Cela lui paraissait dangereux, et elle voulait laisser à Judith le temps de découvrir ce dont SHEVA était capable. Plus important encore, cela n’avait rien à voir avec leurs activités, à savoir la recherche de nouveaux antibiotiques.
— Je suis trop fatiguée pour penser, dit-elle. Reparlons-en demain.
Saul soupira d’aise.
— Tant d’énigmes et si peu de temps.
Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas vu aussi énergique, aussi comblé. Il se mit à tapoter l’accoudoir à un rythme saccadé et à fredonner doucement pour lui-même.
Sam, le père de Mitch, trouva celui-ci dans le hall de l’hôpital, son sac de voyage bouclé et sa jambe prise dans un plâtre plutôt encombrant. L’opération s’était bien passée, on lui avait ôté les agrafes deux jours plus tôt, sa jambe guérissait conformément aux prévisions. Il pouvait donc partir.
Sam l’aida à gagner le parking, se chargeant du sac de voyage. Une fois près de l’Opel de location, ils repoussèrent au maximum le siège avant droit. Mitch réussit tant bien que mal à caser sa jambe, et Sam s’engagea dans la circulation, peu importante à cette heure de la matinée. Ses yeux inquiets se focalisaient dans toutes les directions.
— Ce n’est rien comparé à Vienne, commenta Mitch.
— Oui, d’accord, mais je ne sais pas comment on traite les étrangers, ici, répliqua Sam. Moins mal qu’au Mexique, sans doute.
Le père de Mitch avait des cheveux bruns et drus et un large visage d’Irlandais, constellé de taches de rousseur, qui semblait propice au sourire. Mais Sam souriait rarement, et il y avait dans ses yeux gris un éclat d’acier que Mitch n’avait jamais appris à interpréter.
Mitch avait loué un appartement dans la banlieue d’Innsbruck, mais il n’y avait pas mis les pieds depuis l’accident. Sam alluma une cigarette et la fuma rapidement tandis qu’ils montaient l’escalier de béton jusqu’au premier étage.
— Tu te débrouilles bien avec ta jambe, dit-il.
— Je n’ai pas vraiment le choix.
Sam aida Mitch à négocier un tournant et à se stabiliser sur ses béquilles. Mitch trouva ses clés et ouvrit la porte. Le petit appartement, au plafond bas et aux murs en béton, n’avait pas été chauffé depuis des semaines. Mitch s’inséra dans la salle de bains et se rendit compte qu’il lui faudrait déterminer un angle d’attaque pour aller au petit coin ; le plâtre ne passait pas entre le mur et les toilettes.
— Je vais devoir apprendre à viser, dit-il en ressortant.
Cette remarque arracha un sourire à son père.
— La prochaine fois, choisis une salle de bains plus grande. Un appartement Spartiate mais propre, commenta Sam en se fourrant les mains dans les poches. Ta mère et moi avons supposé que tu reviendrais à la maison. On aimerait bien t’accueillir.
— C’est probablement ce que je vais faire pour un temps, dit Mitch. Je me sens un peu dans la peau d’un chien battu, papa.
— Foutaises, murmura Sam. Rien ne t’a jamais battu.
Mitch considéra son père d’un air neutre, puis pivota sur ses béquilles et examina le poisson rouge que Tilde lui avait offert plusieurs mois auparavant. Elle avait apporté un petit aquarium, ainsi qu’une boîte de nourriture, et avait disposé le tout sur le plan de travail de la kitchenette. Il avait pris soin du poisson même après leur rupture.
Son cadavre n’était qu’un misérable petit radeau moisi flottant à la surface de l’aquarium à moitié vide. Le rythme d’évaporation de l’eau était matérialisé par des stries verdâtres. Répugnant.
— Merde, fit Mitch.
Il avait complètement oublié le poisson rouge.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Sam en fixant des yeux l’aquarium.
— Le dernier vestige d’une liaison qui a failli me tuer.
— Et qui s’est terminée dans le drame, je suppose ?
— Plutôt dans la dérision, corrigea Mitch. Peut-être qu’un requin aurait mieux fait l’affaire.
Il ouvrit le minuscule réfrigérateur et offrit une Carlsberg à son père. Sam engloutit un bon tiers de la canette tandis qu’il faisait le tour du salon.
— Tu as encore quelque chose à faire ici ? s’enquit-il.
— Je ne sais pas.
Mitch emporta son sac dans la chambre microscopique, dont les murs de béton nu étaient éclairés par un plafonnier de verre. Il jeta le sac sur son matelas, manœuvra ses béquilles et regagna le séjour.
— Ils veulent que je les aide à retrouver les momies.
— Alors, qu’ils te paient un billet d’avion, dit Sam. On rentre à la maison.
Mitch se rappela d’écouter le répondeur. Il avait trente messages, soit la capacité maximale.
— Il est temps que tu reviennes chez nous et reprennes des forces, insista Sam.
En fait, l’idée était séduisante. Réintégrer le cocon familial à trente-sept ans, laisser maman lui préparer de bons petits plats et papa lui apprendre la pêche à la mouche, ou quelque autre de ses hobbies, les accompagner chez leurs amis, redevenir un petit garçon libéré de toute responsabilité importante.
Mitch eut une soudaine nausée. Il rembobina la cassette du répondeur. À ce moment-là, le téléphone sonna, et il décrocha.
— Excusez-moi, dit en anglais une voix de ténor. Mitch Rafelson ?
— Lui-même.
— Je vais vous dire une chose, et ensuite adieu. Peut-être que vous reconnaissez ma voix, mais… peu importe. Ils ont retrouvé vos cadavres dans la grotte. Les gens de l’université d’Innsbruck. Sans votre aide, je suppose. Ils n’ont encore rien dit à personne, je ne sais pas pourquoi. Je ne plaisante pas, ceci n’est pas une farce, Herr Rafelson.
Un clic, puis la tonalité.
— Qui était-ce ? demanda Sam.
Mitch renifla, tenta de décrisper ses mâchoires.
— Des connards. Ils avaient seulement envie de m’emmerder.
Je suis célèbre, papa. Je suis un célèbre excentrique.
— Foutaises, répéta Sam, le visage déformé par la colère et le dégoût.
Mitch regarda son père avec un mélange d’amour et de honte ; ainsi apparaissait Sam quand il se sentait impliqué, farouchement protecteur.
— Foutons le camp de ce trou à rats, dit Sam, écœuré.
Kaye prépara le petit déjeuner juste après le lever du soleil. Assis à la table en pin de la cuisine, Saul semblait éteint et sirotait lentement une tasse de café noir. Il en avait déjà bu trois, ce qui était mauvais signe. Quand il était de bonne humeur – le Bon Saul –, il ne buvait pas plus d’une tasse par jour. S’il se remet à fumer…
Kaye lui servit des toasts et des œufs brouillés, puis s’assit près de lui. Il se pencha, sans lui prêter attention, et se mit à manger lentement, délibérément, sirotant une gorgée de café entre deux bouchées. Comme il vidait son assiette, il fit la grimace et la repoussa.
— Les œufs n’étaient pas bons ? demanda doucement Kaye.
Saul l’observa un moment et secoua la tête. Ses mouvements étaient plus lents que d’ordinaire, encore un mauvais signe.
— Hier, j’ai appelé Bristol-Myers Squibb, dit-il. Ils n’ont rien signé avec Lado et Eliava et, apparemment, ils ne pensent pas qu’ils vont signer quoi que ce soit. Il y a un problème politique en Géorgie.
— C’est peut-être une bonne nouvelle ?
Saul agita la tête et fit tourner sa chaise vers la porte-fenêtre, vers le ciel gris du matin.
— J’ai aussi appelé un ami chez Merck. Il pense qu’il se trame quelque chose du côté d’Eliava, mais il ne sait pas quoi. Lado Jakeli a pris l’avion pour les États-Unis afin de les rencontrer.
Kaye faillit pousser un soupir, se retint de justesse. Encore en train de marcher sur des œufs… Le corps savait, son corps savait. Saul était de nouveau souffrant, bien plus qu’il ne le laissait paraître. Elle avait traversé cette épreuve au moins à cinq reprises. D’un moment à l’autre, il allait dénicher un paquet de cigarettes, inhaler la nicotine âcre et brûlante pour remettre de l’ordre dans la chimie de son cerveau, cela bien qu’il ait détesté la fumée, détesté le tabac.
— Donc, on est grillés, dit-elle.
— Je n’en suis pas encore sûr. (Saul plissa les yeux pour se protéger d’un éphémère rayon de soleil.) Tu ne m’avais pas parlé du charnier.
Kaye se sentit rougir comme une petite fille.
— Non, fit-elle avec raideur. Non, en effet.
— Et les journaux n’en ont rien dit.
— Non.
Repoussant sa chaise en arrière, Saul agrippa le bord de la table puis se redressa et effectua une série de pompes, les yeux braqués devant lui. Au bout d’une trentaine, il se rassit et s’essuya les joues avec le carré d’essuie-tout qui lui servait de serviette de table.
— Bon Dieu, je suis navré, Kaye, dit-il avec rudesse. Tu as une idée de l’effet que ça me fait ?
— Quoi donc ?
— L’idée que ma femme ait vécu une expérience comme celle-ci.
— Tu savais que j’avais étudié la médecine légale à New York.
— Quand même, ça me fait tout drôle, insista Saul.
— Tu voudrais me protéger.
Elle posa une main sur la sienne, lui frictionna les doigts. Il les retira lentement.
— De tout, dit-il en balayant la table de la main, englobant le monde entier. De la cruauté et de l’échec. De la stupidité. (Son débit s’accéléra.) C’est politique. Nous sommes suspects. Nous sommes associés aux Nations unies. Lado ne peut pas signer avec nous.
— Ce n’est pas l’impression que j’ai retirée de la politique géorgienne.
— Quoi, tu as accompagné une équipe de l’ONU et tu n’as pas pensé que ça pourrait nous nuire ?
— Bien sûr que si !
— Ouais. (Saul opina puis agita la tête d’avant en arrière, comme pour soulager les muscles tendus de son cou.) Je vais donner quelques coups de fil. Essayer de savoir qui Lado a prévu de rencontrer. Apparemment, nous ne sommes pas du nombre.
— Dans ce cas, on renoue avec les gens d’Evergreen, dit Kaye. Ils ont pas mal d’expertise, et leur travail de labo est…
— Ça ne suffit pas. Nous serons en compétition avec Eliava et leur partenaire, quel qu’il soit. Ils seront les premiers à déposer les brevets et à pénétrer sur le marché. À s’emparer du capital. (Il se frotta le menton.) Nous devons compter avec deux banques, deux ou trois associés et… pas mal de gens qui comptaient sur nous pour décrocher le contrat, Kaye.
Elle se leva, les mains tremblantes.
— Je suis navrée, mais ce charnier… c’étaient des gens, Saul. On avait besoin de moi pour déterminer la cause de leur mort. (Elle se savait sur la défensive, et cela la déstabilisait.) J’étais là. Je me suis rendue utile.
— Y serais-tu allée si on ne t’en avait pas donné l’ordre ? demanda Saul.
— On ne m’a pas donné d’ordre. Enfin, pas précisément.
— Y serais-tu allée si ça n’avait pas été officiel ?
— Bien sûr que non.
Saul lui tendit sa main, et elle la saisit. Il lui étreignit les doigts presque à lui faire mal, puis elle vit ses paupières s’alourdir. Il la lâcha, se leva, se servit une nouvelle tasse de café.
— Le café ne sert à rien, Saul. Dis-moi comment ça va. Comment tu te sens.
— Je me sens bien, répliqua-t-il, sur la défensive à son tour. Le remède qu’il me faut en ce moment, c’est le succès.
— Ça n’a rien à voir avec les affaires. C’est comme les marées. Tu dois lutter contre tes marées. C’est toi-même qui me l’as dit, Saul.
Il acquiesça sans toutefois la regarder en face.
— Tu vas au labo, aujourd’hui ? demanda-t-il.
— Oui.
— Je t’appellerai d’ici après avoir fait ma petite enquête. Organisons une réunion avec les chefs d’équipe ce soir au labo. On commandera des pizzas.
Un tonnelet de bière. (Vaillamment, il tenta de sourire.) Nous devons préparer une position de repli, et vite.
— Je vais voir comment se passent les travaux en cours.
Tous deux savaient qu’une année au moins s’écoulerait avant qu’ils ne retirent des bénéfices de leurs projets actuels, dont le travail sur les bactériocines.
— Voir dans combien de temps nous…
— Laisse-moi m’inquiéter de ça, la coupa Saul.
Il s’écarta de la table en adoptant une démarche de crabe, légèrement chaloupée, se moquant de lui-même comme il aimait à le faire, et lui passa un bras autour de la taille, posant le menton sur son épaule. Elle lui caressa les cheveux.
— Je déteste ça, dit-il. Je me déteste quand je suis comme ça.
— Tu es très fort, Saul, murmura Kaye à son oreille.
— Ma force, c’est toi, répondit-il en s’écartant, se frottant la joue comme un petit garçon qu’on vient d’embrasser. Je t’aime encore plus que la vie elle-même, Kaye. Tu le sais. Ne t’inquiète pas pour moi.
L’espace d’un instant, elle perçut dans ses yeux une lueur farouche, celle d’un animal pris au piège. Puis cela passa, son dos se voûta, il haussa les épaules.
— Tout ira bien. Nous vaincrons, Kaye. Il faut juste que je passe quelques coups de fil.
Debra Kim était une Eurasienne à la silhouette fine et au visage large, dont les épais cheveux noirs lui faisaient sur le crâne un casque lisse. D’un autoritarisme tempéré de douceur, elle s’entendait à merveille avec Kaye mais se montrait distante avec la plupart des hommes, Saul en particulier.
Kim dirigeait le laboratoire d’étude du choléra avec une main de velours dans un gant d’acier. Ce labo, le deuxième d’EcoBacter en termes de taille, fonctionnait à un niveau 3 de sécurité, pour protéger les souris ultrasensibles de Kim plutôt que les employés, même si le choléra était une affaire sérieuse. Elle utilisait pour ses recherches des souris frappées d’immunodéficience sévère combinée, génétiquement privées de leur système immunitaire.
Kim entraîna Kaye dans le bureau attenant au labo et lui offrit une tasse de thé. Elles bavardèrent quelques minutes, observant à travers un panneau en acrylique transparent les conteneurs stériles de plastique et d’acier, alignés contre un mur, à l’intérieur desquels s’agitaient les souris.
Kim cherchait une thérapie à base de phages qui puisse lutter efficacement contre le choléra. Ses souris étaient équipées de tissu intestinal humain qu’elles étaient incapables de rejeter ; elles devenaient ainsi des petits modèles de l’infection cholérique chez l’être humain. Ce projet avait coûté plusieurs centaines de milliers de dollars, sans résultat probant jusqu’ici, mais Saul continuait à le maintenir en activité.
— D’après Nicki, à la compta, il ne nous reste plus que trois mois, dit Kim sans prévenir, posant sa tasse et adressant à Kaye un sourire forcé. C’est vrai ?
— Probablement, répondit Kaye. Trois ou quatre mois. À moins que nous ne signions un partenariat avec Eliava. Ce serait suffisamment sexy pour entraîner des rentrées de capitaux.
— Merde. La semaine dernière, j’ai refusé une proposition de Procter and Gamble.
— J’espère que vous n’avez pas fermé toutes les portes.
Kim secoua la tête.
— Je me plais ici, Kaye. Je préfère travailler avec Saul et vous qu’avec presque n’importe qui. Mais je ne rajeunis pas, et j’ai des projets plutôt ambitieux.
— Comme nous tous.
— Je suis sur le point de développer un traitement sur deux fronts, poursuivit Kim en s’approchant du panneau. J’ai trouvé la connexion génétique entre les endotoxines et les adhésines. Les Cholerae s’attachent aux cellules des muqueuses de l’intestin grêle et les enivrent. L’organisme résiste en se débarrassant des membranes des muqueuses. Résultat : des selles liquides. Je peux créer un phage porteur d’un gène qui stoppe la production de piline dans les Cholerae. S’ils peuvent produire des toxines, ils ne peuvent plus faire de piline, donc ils ne peuvent plus adhérer aux cellules des muqueuses. Nous livrons des capsules de phages dans les zones infectées par le choléra, et voilà[12]. On peut même les utiliser dans le traitement de l’eau. Six mois, Kaye. Encore six mois, et on pourra vendre ça à l’Organisation mondiale de la santé pour soixante-quinze cents la dose. Il suffirait de quatre cents dollars pour traiter une station de purification des eaux. Chaque mois, on ferait un chouette profit tout en sauvant plusieurs milliers de vies.
— J’ai bien entendu.
— Pourquoi tout est-il toujours une question de timing ? murmura Kim en se servant une nouvelle tasse de thé.
— Votre travail ne s’arrêtera pas là. Si nous coulons, vous pourrez l’emporter avec vous. Dans une autre boîte. Et emportez aussi vos souris. S’il vous plaît.
Kim éclata de rire et plissa le front.
— C’est atrocement généreux de votre part. Mais vous, qu’allez-vous devenir ? Est-ce que vous comptez vous accrocher et crouler sous les dettes, ou bien vous déclarer en faillite et aller bosser pour Squibb ? Vous n’auriez aucune peine à trouver du boulot, Kaye, surtout si vous profitez de la pub qui vous est faite tant qu’il en est encore temps. Mais… et Saul ? Son entreprise, c’est toute sa vie.
— Nous avons des options, dit Kaye.
Kim, soucieuse, se mordilla les lèvres. Elle posa une main sur le bras de Kaye.
— Nous connaissons tous ses cycles, dit-elle. Est-ce qu’il accuse le coup ?
Kaye exagéra le frisson qui la parcourait, comme pour chasser le malheur.
— Je ne peux pas parler de Saul, Kim. Vous le savez.
Kim leva les bras au ciel.
— Bon sang, Kaye, peut-être que vous devriez profiter de cette pub pour entrer en Bourse, vous procurer des fonds. Ça nous permettrait de tenir un an…
Kim n’avait qu’une piètre connaissance du monde des affaires. Ce qui la rendait fort atypique ; la plupart des chercheurs biotech travaillant dans le privé étaient nettement plus avisés. Pas de francs, pas de monstre de Frankenstein, avait déclaré un jour l’un de ses collègues.
— Personne n’accepterait de nous financer si nous décidions d’émettre des actions, dit Kaye. SHEVA n’a rien à voir avec EcoBacter, du moins pour le moment. Et le choléra, c’est une maladie du tiers monde. Ça n’a rien de sexy, Kim.
— Ah bon ? fit Kim, agitant les mains en signe de dégoût. Eh bien, bon sang, qu’est-ce qui est sexy dans le monde des affaires, en ce moment ?
— Les alliances, les superprofits et les actions à la hausse, rétorqua Kaye.
Elle se leva et tapota le panneau en acrylique au niveau d’une cage à souris. Les rongeurs se dressèrent sur leurs pattes postérieures et frémirent du museau.
Kaye se dirigea vers le labo 6, où elle effectuait la plupart de ses recherches. Un mois plus tôt, elle avait confié son étude sur les bactériocines aux étudiants du labo 5 en période postdoctorale. En ce moment, il était également occupé par les assistants de Kim, mais ils s’étaient rendus à Houston pour assister à une conférence, et le labo était fermé, la lumière éteinte.
Quand elle ne travaillait pas sur les antibiotiques, ses sujets préférés étaient les cultures Henle 407, dérivées de cellules intestinales ; elle les avait utilisées pour étudier méticuleusement les génomes des mammifères et localiser des HERV potentiellement actifs. Saul l’avait encouragée dans cette voie, ce qui était peut-être stupide ; elle aurait pu se concentrer entièrement sur les bactériocines, mais Saul lui avait assuré qu’elle était l’équivalent du roi Midas. Tout ce qu’elle toucherait serait profitable à l’entreprise.
À présent, elle avait la gloire, mais pas l’argent.
L’industrie biotech était, au mieux, impitoyable. Peut-être que Saul et elle n’étaient pas de taille, tout simplement.
Kaye s’assit au milieu de la salle sur une chaise qui avait perdu une roulette, se pencha sur le côté, les mains sur les genoux, et sentit les larmes couler sur ses joues. Au fond de son crâne, une voix faible mais insistante lui répétait que ça ne pouvait pas continuer comme ça. Cette même voix lui affirmait sans se lasser qu’elle avait fait de mauvais choix dans sa vie personnelle, mais elle ne voyait pas comment elle aurait pu agir autrement. En dépit de tout, Saul n’était pas son ennemi ; loin d’être une brute ou un tyran, il n’était que la victime d’un tragique déséquilibre biologique. L’amour qu’il avait pour elle n’aurait pu être plus pur.
C’était cette voix qui la faisait pleurer, cette voix traîtresse affirmant qu’elle devait s’extirper de sa situation présente, abandonner Saul, repartir de zéro ; le moment n’aurait pu être mieux choisi. Elle arriverait sans peine à se faire recruter par une université, à trouver des fonds pour un projet de recherche pure dans ses cordes, à fuir cette satanée course de rats, au sens littéral du terme.
Mais Saul s’était montré si aimant, si parfait quand elle était rentrée de Géorgie ! L’article sur l’évolution avait semblé ranimer son intérêt pour la science sans but lucratif. Et puis… contretemps, découragement, spirale descendante. Le Mauvais Saul.
Elle ne voulait pas affronter une nouvelle fois ce qui s’était produit huit mois auparavant. La pire des dépressions de Saul avait mis ses limites à l’épreuve. Ses deux tentatives de suicide l’avaient laissée épuisée et plus aigrie qu’elle n’osait se l’avouer. Elle s’était imaginée vivant avec d’autres hommes, des hommes calmes et normaux, d’un âge plus proche du sien.
Kaye n’avait jamais parlé à Saul de ses fantasmes, de ses rêves éveillés ; elle s’était demandé si elle n’avait pas besoin de consulter un psy, elle aussi, mais elle avait répondu par la négative. Saul avait dépensé des dizaines de milliers de dollars en psychothérapie, il avait suivi cinq traitements chimiques différents, se retrouvant à un moment donné réduit à l’impuissance, tant sur le plan sexuel que sur le plan mental, et ce durant plusieurs semaines. Pour lui, les drogues miracles ne marchaient pas.
Que leur resterait-il, que resterait-il à Kaye si la marée déferlait à nouveau, si elle perdait le Bon Saul ? La proximité de Saul au cours de ses mauvaises périodes avait entamé en elle des réserves d’un autre type – des réserves spirituelles, accumulées lors de son enfance, quand ses parents lui disaient : Tu es responsable de ta vie, de tes actes. Dieu t’a fait don de certains talents, d’outils magnifiques…
Elle savait qu’elle était bonne ; naguère, elle avait été autonome, forte, déterminée, et elle voulait le redevenir.
Saul jouissait apparemment d’une bonne santé physique et d’un intellect acéré, mais il y avait des moments où il était incapable de contrôler son existence, sans pour autant être responsable de cette carence. Quelles conclusions en tirer à propos de Dieu et de l’âme ineffable ? Dire qu’il suffisait de quelques substances chimiques pour causer de telles déviances…
Kaye n’avait jamais été très portée sur Dieu, sur la foi ; les scènes de crimes qu’elle avait examinées à Brooklyn avaient ébranlé ses vagues convictions religieuses ; ébranlé puis terrassé.
Mais il subsistait en elle un ultime article de foi, un ultime lien avec le monde des idéaux : chacun de nous contrôle ses actes.
Elle entendit quelqu’un entrer dans le labo. On alluma la lumière. La chaise cassée se retourna en couinant. C’était Kim.
— Vous voilà ! dit-elle, le visage livide. Nous vous avons cherchée partout.
— Où vouliez-vous que je sois ? lança Kaye.
Kim lui tendit le téléphone portable du labo.
— Ça vient de votre domicile.
— Ceci n’est pas un bébé, Mr. Dicken. Ça n’aurait jamais pu devenir un bébé.
Dicken examina les photos et l’analyse de la fausse couche de Crown City. Le vieux bureau en acier tout cabossé de Tom Scarry se trouvait au fond d’une petite pièce aux murs bleu pâle, emplie de terminaux d’ordinateurs, adjacente à son labo de pathologie virale du bâtiment 15. Il disparaissait sous un amoncellement de disquettes, de photos et de chemises bourrées de papiers. À l’étonnement de tous, Scarry réussissait à suivre l’ensemble de tous ses projets ; c’était l’un des meilleurs analystes de tissus du CDC.
— Qu’est-ce que c’est, alors ? s’enquit Dicken.
— À l’origine, c’était peut-être un fœtus, mais presque tous ses organes internes souffrent d’un grave sous-développement. La colonne vertébrale ne s’est pas entièrement formée – on pourrait croire à un cas de spina-bifida, mais on trouve aussi toute une série de nerfs reliée à une masse folliculaire dans ce qui aurait été la cavité abdominale chez un autre sujet.
— Folliculaire ?
— Comme un ovaire. Mais ne contenant qu’une douzaine d’ovules.
Dicken fronça les sourcils. La voix traînante de Scarry était au diapason de son visage amical, mais son sourire était triste.
— Donc… il aurait été de sexe féminin ? demanda Dicken.
— Christopher, si ce fœtus a été avorté, c’est parce que c’est l’assemblage de matériau cellulaire le plus mal foutu que j’aie jamais vu. Cette fausse couche est un acte de miséricorde. Peut-être aurait-il été de sexe féminin… mais quelque chose a sacrément mal tourné lors de la première semaine de grossesse.
— Je ne comprends pas.
— Le crâne est gravement difforme. Le cerveau n’est qu’un bout de tissu à l’extrémité d’une moelle épinière atrophiée. Il n’y a pas de mâchoire. Les orbites sont ouvertes sur le côté, comme chez un chaton. Le crâne, ou ce qu’il en reste, ressemble davantage à celui d’un lémurien. Aucune fonction cérébrale n’aurait été possible après les trois premières semaines. Aucun métabolisme après le premier mois. Cette chose fonctionne à la façon d’un organe capable de s’alimenter, mais elle n’a pas de reins, son foie est minuscule, elle n’a ni estomac ni intestins dignes de ce nom… On trouve ce qui ressemble à un cœur, mais il est minuscule, lui aussi. Les membres ne sont que des petits boutons de chair. Ce n’est rien de plus qu’un ovaire avec une réserve de sang. D’où diable est-ce que vous avez sorti ce truc ?
— De l’hôpital de Crown City, répondit Dicken. Mais ne le répétez pas.
— Je serai muet comme la tombe. Ils en ont beaucoup d’autres comme celui-là ?
— Quelques-uns.
— À votre place, je chercherais une importante source de tératogènes. La thalidomide était une plaisanterie à côté de ça. Ce qui a causé ces difformités est un authentique cauchemar.
— Ouais. (Dicken se pinça le bout du nez.) Une dernière question.
— D’accord. Ensuite, ôtez ça de ma vue et laissez-moi reprendre une existence normale.
— Vous dites que cet organisme a un ovaire. Serait-il capable de fonctionner ?
— Les ovules sont parvenus à maturité, si c’est ce que vous voulez savoir. Et on dirait bien que l’un des follicules a été rompu. C’est mentionné dans mon rapport… Ici.
Après avoir feuilleté le rapport en question, il désigna du doigt le paragraphe qui l’intéressait, impatient et un peu en colère – contre la nature plutôt que contre moi, songea Dicken.
— Donc, nous avons un fœtus qui a connu une ovulation avant d’être avorté ? demanda-t-il, incrédule.
— Je ne pense pas que ce soit allé aussi loin.
— Nous n’avons pas le placenta.
— Si vous le retrouvez, inutile de me l’apporter, dit Scarry. J’en ai assez vu. Oh… encore autre chose. Le docteur Branch a déposé ses tissus ce matin.
Scarry poussa une feuille de papier sur son bureau, la levant délicatement pour ne pas déplacer les autres.
Dicken la prit.
— Seigneur !
— Vous pensez que c’est SHEVA le responsable ? demanda Scarry en tapotant sur son rapport.
Branch avait trouvé dans les tissus fœtaux une importante quantité de particules de SHEVA – plus d’un million par gramme. Elles s’étaient diffusées dans la totalité du fœtus, si tant est qu’on puisse appeler ainsi cette entité biologique ; on ne constatait leur absence qu’au sein de la masse folliculaire, autrement dit l’ovaire. Elle avait ajouté une brève note en fin de page.
Ces particules contiennent moins de 80 000 nucléotides d’ARN à un seul brin. Ils sont tous associés à un complexe protéinique non identifié, de 12 000 kilodaltons ou plus, dans le noyau de la cellule hôte. Le génome viral fait apparaître une homologie substantielle avec SHEVA. Contactez mon bureau. J’aimerais obtenir des échantillons plus récents pour procéder à une PCR[13] et à séquençage en règle.
— Alors ? insista Scarry. Est-ce que c’est dû à SHEVA, oui ou non ?
— Peut-être, répondit Dicken.
— Est-ce qu’Augustine a ce qu’il lui fallait, maintenant ?
Les nouvelles allaient vite, au 1600 Clifton Road.
— Pas un mot à quiconque, Tom. Je parle sérieusement.
— À vos ordres, chef.
Scarry fit mine de sceller ses lèvres avec une fermeture à glissière.
Dicken glissa rapport et analyse dans une chemise puis consulta sa montre. Six heures. Augustine était peut-être encore à son bureau.
Six autres hôpitaux de la région d’Atlanta, qui appartenaient au réseau de Dicken, signalaient un fort taux de fausses couches produisant des résidus similaires. Les tests montraient que de plus en plus de mères étaient porteuses de SHEVA.
Il fallait absolument en informer la ministre de la Santé.
Un camion de pompiers jaune vif et une ambulance rouge s’étaient garés dans l’allée gravillonnée. La lueur de leurs gyrophares bleu et rouge éclairait les ombres que l’après-midi gravait sur la vieille maison. Contournant le camion, Kaye se rangea près de l’ambulance, les yeux écarquillés et les mains moites, le cœur au bord des lèvres. Elle ne cessait de murmurer : « Bon Dieu, Saul. Pas maintenant. »
Des nuages arrivaient de l’est, occultant le soleil et dressant une muraille grise derrière l’éclat des gyrophares. Elle descendit de voiture et découvrit deux pompiers, qui lui retournèrent son regard d’un air neutre. Une douce brise tiède lui ébouriffa les cheveux. L’atmosphère était humide, oppressante ; il y aurait sans doute de l’orage ce soir.
Un jeune ambulancier s’approcha d’elle, le visage empreint d’une inquiétude toute professionnelle, un porte-bloc à la main.
— Mrs. Madsen ?
— Lang, corrigea-t-elle. Kaye Lang. L’épouse de Saul.
Elle se retourna pour reprendre ses esprits et aperçut la voiture de police garée derrière le camion de pompiers.
— Mrs. Lang, nous avons reçu un appel d’une Miss Caddy Wilson…
Caddy, la femme de ménage, ouvrit la porte grillagée et sortit sous le porche, suivie par un officier de police. La porte se referma derrière eux avec un bruit sourd, un bruit familier, amical, qui devenait soudain sinistre.
— Caddy ! appela Kaye.
Caddy descendit les marches d’un pas précipité, agrippant son chemisier de coton, ses cheveux filasse volant au vent. Proche de la cinquantaine, plutôt mince, elle avait des bras robustes, des mains masculines, un visage volontaire et de grands yeux marron qui, en ce moment, semblaient partagés entre l’inquiétude et un début de panique, évoquant ceux d’un cheval près de ruer.
— Kaye ! Je suis venue cet après-midi, comme d’habitude…
L’ambulancier l’interrompit.
— Mrs. Lang, votre mari n’est pas chez vous. Nous ne l’avons pas trouvé.
Caddy lui lança un regard plein de ressentiment, comme si c’était à elle, et à elle seule, de raconter cette histoire.
— La maison est horrible à voir, Kaye. Il y a du sang…
— Mrs. Lang, peut-être devriez-vous d’abord parler à la police…
— Je vous en prie ! s’écria Caddy. Vous ne voyez pas qu’elle est terrifiée ?
Kaye prit la main de Caddy dans la sienne et lui adressa un murmure apaisant. Caddy s’essuya les yeux du poignet et hocha la tête en déglutissant à deux reprises. L’officier de police les rejoignit, un géant au ventre de taureau, à la peau noire comme le jais, au front haut et au visage de patricien ; il avait des yeux las, pleins de sagesse, à la sclérotique jaune. Kaye le trouva fort impressionnant, bien plus rassurant que les autres personnes qui avaient envahi son jardin.
— M’dame, commença-t-il.
— Lang, souffla l’ambulancier.
— M’dame Lang, votre maison est dans un drôle d’état…
Kaye monta les quelques marches. Qu’ils se débrouillent pour les questions de juridiction et de procédure. Il fallait qu’elle voie ce que Saul avait fait avant de se demander où il pouvait se trouver, ce qu’il avait bien pu faire depuis… et ce qu’il était en train de faire.
L’officier de police la suivit.
— Votre époux a-t-il une tendance à l’automutilation, m’dame Lang ?
— Non, dit Kaye en serrant les dents. Il se ronge les ongles, c’est tout.
Pas un bruit à l’intérieur, excepté celui d’un autre policier descendant l’escalier. Quelqu’un avait ouvert les fenêtres du séjour. Les rideaux blancs se gonflaient au-dessus du sofa trop rembourré. Le second officier de police, un quinquagénaire maigre et pâle, aux épaules voûtées, au visage figé dans une expression douloureuse, ressemblait à un croque-mort ou à un médecin légiste. Il commença à parler, d’une voix lointaine et liquide, mais Kaye l’écarta sans lui prêter attention. L’homme au ventre de taureau la suivit à l’étage.
Saul avait saccagé leur chambre. Tous les tiroirs étaient vides, tous ses vêtements traînaient un peu partout. Sans avoir besoin de réfléchir, elle sut qu’il avait cherché le slip qu’il fallait, les chaussettes qu’il fallait, dans un but bien précis.
Sur le rebord de la fenêtre, un cendrier empli de mégots. Des Camel sans filtre. Les plus fortes. Kaye détestait l’odeur du tabac.
Des traces de sang sur les murs de la salle de bains. La baignoire à moitié remplie d’une eau rosâtre, des traces de pas sanglantes sur le tapis de bain jaune, le sol carrelé de noir et blanc, le parquet en teck et, finalement, dans la chambre, où toute trace de sang avait disparu.
— Théâtral, murmura-t-elle en considérant le miroir, le filet de sang sur le verre et la porcelaine. Bon Dieu ! Pas maintenant, Saul !
— Avez-vous une idée de l’endroit où il a pu se rendre ? demanda le policier au ventre de taureau. Est-ce qu’il s’est lui-même infligé ceci ou bien est-ce qu’une tierce personne est impliquée ?
C’était sans aucun doute la pire crise qu’il ait jamais eue. Soit il lui avait dissimulé son état d’esprit, soit il avait subitement craqué, perdu tout sens commun, tout sens des responsabilités. Un jour, il lui avait décrit l’arrivée d’une dépression comme la chute d’une couverture d’ombre tirée par des démons au visage flasque et aux vêtements fripés.
— Ce n’est que lui, ce n’est que lui, dit-elle en toussant.
À son grand étonnement, elle ne se sentait pas malade. Elle vit le lit impeccablement fait, la couette blanche soigneusement tirée et placée sous les oreillers – Saul tentant de mettre un peu d’ordre dans son monde enténébré –, puis elle s’immobilisa devant un cercle de gouttes de sang au pied de sa table de nuit.
— Ce n’est que lui, répéta-t-elle.
— Mr. Madsen est parfois très triste, ajouta Caddy depuis le seuil de la chambre, ses doigts longilignes posés sur la porte en érable.
— Votre époux a-t-il déjà fait une tentative de suicide ? demanda l’ambulancier.
— Oui. Mais ça n’a jamais été aussi grave que ça.
— Apparemment, il s’est tailladé les poignets dans la baignoire, dit le policier au visage triste.
Il souligna ses propos en hochant la tête avec sagesse. Kaye décida qu’elle le baptiserait M. Mort, son collègue étant M. Taureau. M. Mort et M. Taureau pouvaient lui en dire beaucoup sur la maison, peut-être plus qu’elle n’en savait.
— Il est sorti de la baignoire, dit M. Taureau, et…
— Il s’est pansé les poignets, comme un Romain, tentant de prolonger son séjour en ce monde, dit M. Mort. (Il adressa à Kaye un sourire penaud.) Excusez-moi, m’dame.
— Puis il a dû se rhabiller et quitter la maison.
Exactement, se dit Kaye. Ils ont tout à fait raison.
Elle s’assit au bord du lit, regrettant de ne pas être du genre à tomber dans les pommes, de ne pas pouvoir occulter cette scène, laisser les autres la prendre en charge.
— Mrs. Lang, nous devrions pouvoir retrouver votre mari…
— Il ne s’est pas tué.
Elle désigna les taches de sang, puis la direction du couloir et de la salle de bains. Elle cherchait des bribes d’espoir, crut un instant en avoir trouvé.
— C’est grave, mais il… comme vous l’avez dit, il s’est arrêté à temps.
— M’dame Lang…, commença M. Taureau.
— On doit le retrouver et le conduire à l’hôpital, dit-elle.
Soudain, à l’idée qu’il puisse encore être sauvé, elle se mit à pleurer doucement, la voix brisée.
— Le bateau a disparu, dit Caddy.
Kaye se redressa brusquement et alla près de la fenêtre. S’agenouillant sur le fauteuil, elle scruta l’embarcadère qui jaillissait de la falaise pour s’enfoncer dans les eaux gris-vert du détroit. Le petit voilier était invisible.
Kaye fut prise de frissons. Elle commençait à comprendre que cette fois-ci serait la bonne. Son courage, son refus de croire rendaient les armes face au sang, au désordre, à la folie de Saul, au triomphe du Mauvais Saul.
— Je ne le vois pas, dit-elle d’une voix stridente en parcourant du regard la mer agitée. Il a une voile rouge. Il n’est pas là.
On lui demanda une description, une photographie, qu’elle fournit. M. Taureau descendit au rez-de-chaussée, sortit pour regagner la voiture de police. Kaye le suivit puis échoua dans le séjour. Elle ne voulait pas rester dans la chambre. M. Mort et l’ambulancier lui posèrent encore quelques questions, mais elle n’avait guère de réponses à leur donner. Le photographe de la police et l’assistant du légiste montèrent à l’étage avec leur équipement.
Caddy observait tout cela avec la curiosité d’un hibou, la fascination d’un chat. Elle serra Kaye dans ses bras, lui murmura quelques mots, et Kaye lui répondit automatiquement que oui, tout irait bien. Caddy aurait voulu s’en aller, mais elle ne pouvait s’y résoudre.
À ce moment-là, Crickson, le chat orange, entra dans la pièce. Kaye le prit dans ses bras et le caressa, se demanda soudain s’il avait tout vu, se baissa pour le reposer doucement par terre.
Les minutes semblaient durer des heures. Le soir tomba, la pluie tambourina sur les fenêtres du séjour. Finalement, M. Taureau revint, et ce fut au tour de M. Mort de partir.
Caddy observait toujours, emplie de honte par son horreur et sa fascination.
— Nous ne pouvons pas nettoyer tout ceci, déclara M. Taureau. (Il tendit à Kaye une carte de visite.) Ces gens ont monté une petite société. Ils nettoient les maisons où il s’est passé des choses. Ce n’est pas donné, mais ils font du bon boulot. C’est un couple de bons chrétiens. Très gentils.
Elle accepta la carte en hochant la tête. Pour l’instant, elle ne voulait pas de cette maison ; elle allait la verrouiller et s’en aller.
Caddy fut la dernière à prendre congé.
— Où comptez-vous passer la nuit, Kaye ? demanda-t-elle.
— Je ne sais pas.
— Vous êtes la bienvenue chez nous, ma chérie.
— Merci. Il y a un lit de camp au labo. Je pense que je vais aller dormir là-bas. Pouvez-vous vous occuper des chats ? Je… je n’ai pas la tête à ça.
— Bien sûr. Je vais les récupérer. Vous voulez que je revienne ? Pour nettoyer après… enfin, vous voyez ? Après que les autres auront fini.
— Je vous rappellerai, dit Kaye, se sentant sur le point de craquer une nouvelle fois.
Caddy l’étreignit avec une intensité presque douloureuse, puis alla chercher les chats. Elle partit dix minutes plus tard, et Kaye se retrouva seule dans la maison.
Pas de mot, pas de message, rien.
Le téléphone sonna. Elle refusa tout d’abord de répondre, mais la sonnerie persista, et le répondeur avait été débranché, peut-être par Saul. Peut-être que c’était lui, se dit-elle, choquée, se détestant pour avoir brièvement perdu espoir, et elle décrocha aussitôt.
— Kaye ?
— Oui.
Sa voix était rauque. Elle s’éclaircit la gorge.
— Mrs. Lang, ici Randy Foster, d’AKS Industries. Je dois parler à Saul. À propos du contrat. Est-ce qu’il est là ?
— Non, Mr. Foster.
Une pause. Maladroite. Que dire ? Que dire maintenant, et à qui ? Et qui était Randy Foster, et quel contrat ?
— Désolé. Dites-lui que nous avons fini de consulter nos avocats et que les documents sont prêts. Ils seront livrés demain. Nous avons prévu une conférence à seize heures. Je suis impatient de faire votre connaissance, Mrs. Lang.
Elle marmonna quelque chose puis raccrocha. L’espace d’un instant, elle crut qu’elle allait s’effondrer, s’effondrer pour de bon. Au lieu de quoi, lentement, délibérément, elle remonta à l’étage et emplit une grande valise des vêtements dont elle aurait sans doute besoin durant la semaine à venir.
Elle quitta la maison et roula jusqu’à EcoBacter. Le bâtiment était presque désert, c’était l’heure du dîner, mais elle n’avait pas faim. Elle se dirigea vers le petit bureau où Saul avait installé un lit de camp et des couvertures, hésita un instant avant d’en ouvrir la porte. Elle la poussa doucement.
La minuscule pièce sans fenêtres était obscure, vide et fraîche. Odeur de propreté. Tout était en ordre.
Kaye se déshabilla, se glissa sous la couverture en laine beige et les draps blancs.
Ce matin-là, très tôt, juste avant l’aube, elle se réveilla en sueur, frissonnante, non pas malade mais terrifiée par le spectre de son nouveau moi : une veuve.
Les journalistes finirent par retrouver Mitch à Heathrow. Sam et lui avaient pris place à une petite table, à la terrasse du restaurant de fruits de mer, et cinq d’entre eux, deux femmes et trois hommes, se pressaient devant la barrière de plantes en plastique, le bombardant de questions. Les voyageurs curieux et agacés observaient la scène depuis leurs tables ou en poussant leurs chariots à bagages.
— Êtes-vous le premier à avoir confirmé leur nature préhistorique ? demanda la plus âgée des deux femmes, les doigts crispés sur son appareil photo.
D’un geste affecté, elle repoussa de son front des mèches de cheveux teints au henné, et ses yeux allèrent de droite à gauche avant de se braquer sur Mitch, en quête d’une réponse.
Mitch savourait son cocktail aux crevettes.
— Pensez-vous qu’ils aient un lien avec l’homme de Pasco ? demanda le journaliste numéro un, de toute évidence dans un but provocateur.
Mitch n’arrivait pas à distinguer les trois hommes les uns des autres. Ils avaient tous la trentaine, un complet noir froissé, un carnet de notes et un Caméscope numérique.
— C’était votre dernier fiasco en date, n’est-ce pas ?
— Avez-vous été expulsé d’Autriche ? s’enquit le deuxième journaliste.
— Quelle somme les alpinistes morts vous ont-ils versée pour que vous gardiez leur secret ? Quel prix allaient-ils exiger pour ces momies ?
Mitch se cala sur le dossier de son siège, s’étira ostensiblement et sourit. La femme aux cheveux teints enregistra la scène. Sam secoua la tête, voûta les épaules comme pour se protéger d’une averse.
— Posez-moi des questions sur le nouveau-né, dit Mitch.
— Quel nouveau-né ?
— Des questions sur le bébé. Ce bébé si normal.
— Combien de sites avez-vous pillés ? demanda d’une voix joviale la femme aux cheveux teints.
— Nous avons trouvé le bébé dans la grotte, avec ses parents, dit Mitch en se levant, repoussant bruyamment sa chaise en fer forgé. Allons-nous-en, papa.
— Bonne idée, dit Sam.
— Quelle grotte ? La grotte des hommes des cavernes ? demanda le journaliste numéro deux.
— De l’homme et de la femme des cavernes, corrigea la femme la plus jeune.
— Vous pensez qu’ils l’avaient kidnappé ? demanda la femme aux cheveux teints en se léchant les babines.
— Ils kidnappent un bébé, le tuent, l’emportent dans les Alpes, peut-être pour le dévorer… Ils sont pris dans la tempête et ils meurent ! lança le journaliste numéro deux avec enthousiasme.
— Quelle histoire ça ferait ! renchérit le numéro trois.
— Parlez-en aux scientifiques, dit Mitch, qui se dirigea vers la caisse en manœuvrant ses béquilles avec difficulté.
— Ils dispensent l’information au compte-gouttes ! lança derrière eux la plus jeune des deux femmes.
Dicken était assis près de Mark Augustine dans le bureau du docteur Maxine Kirby, la ministre de la Santé. De taille moyenne et de corpulence assez forte, Kirby avait des yeux en amande très vifs, une peau couleur chocolat et relativement peu de rides pour une sexagénaire ; ces rides, toutefois, s’étaient creusées durant l’heure écoulée.
Il était vingt-trois heures et ils avaient déjà examiné le dossier à deux reprises. La troisième fois, l’ordinateur portable diffusa automatiquement sa série de graphiques et de définitions, mais seul Dicken y prêta attention.
Frank Shawbeck, directeur adjoint de l’Institut national de la Santé, regagna la pièce en poussant la lourde porte grise après s’être rendu aux toilettes, situées au bout du couloir. Tout le monde savait que Kirby se réservait l’usage exclusif de sa salle d’eau privée.
La ministre de la Santé contempla le plafond, et Augustine adressa à Dicken un petit rictus, craignant que leur présentation n’ait pas été assez convaincante.
Elle leva la main.
— Arrêtez cet ordinateur, s’il vous plaît, Christopher. J’ai la tête qui tourne.
Dicken appuya sur la touche ESCAPE du portable et coupa le projecteur. Shawbeck alluma la lumière et se fourra les mains dans les poches. Il se plaça près du bureau en érable de Kirby, comme le serviteur loyal qu’il était.
— Ces statistiques nationales, commença Kirby, provenant toutes d’hôpitaux de la région, c’est un argument de poids, la crise frappe chez nous… et nous continuons à recevoir des rapports d’autres villes, d’autres États.
— En permanence, confirma Augustine. Nous nous efforçons d’être le plus discrets possible, mais…
— Ils commencent à avoir des soupçons.
Kirby considéra son index, à l’ongle verni et cassé. Couleur bleu pétrole. La ministre avait beau avoir soixante et un ans, elle se faisait les ongles à la mode adolescente.
— La presse va se jeter dessus d’une minute à l’autre, poursuivit-elle. SHEVA n’est pas un simple objet de curiosité. C’est la même chose que la grippe d’Hérode. Celle-ci cause des mutations et des fausses couches. À propos, ce nom…
— Peut-être un peu trop approprié, dit Shawbeck. Qui l’a trouvé ?
— Moi, dit Augustine.
Shawbeck faisait office de chien de garde. Dicken l’avait déjà vu s’opposer à Augustine, et il ne savait jamais si l’autre était sincère ou jouait un rôle.
— Eh bien, Frank, Mark, est-ce là les munitions dont je dispose ? s’enquit Kirby. (Avant qu’ils aient pu répondre, elle prit un air approbateur, teinté de réflexion, plissa les lèvres et dit :) C’est proprement terrifiant.
— En effet, commenta Augustine.
— Mais ça n’a aucun sens, contra Kirby. Quelque chose qui surgit de nos gènes et produit des bébés monstrueux… avec un seul et unique ovaire ? Qu’est-ce que ça veut dire, Mark ?
— Nous n’avons aucune idée de l’étiologie de la chose, madame, répondit Augustine. Nous avons pris du retard, nous ne disposons même pas du personnel suffisant pour un projet ordinaire.
— Nous allons demander des fonds, Mark. Vous le savez. Mais le Congrès est de méchante humeur ces temps-ci. Je ne veux pas me faire piéger par une fausse alerte.
— Sur le plan biologique, nous avons fait de l’excellent travail. Sur le plan politique, nous avons fabriqué une bombe à retardement, continua Augustine. Si nous tardons à rendre nos découvertes publiques…
— Bon sang, Mark, intervint Shawbeck, nous n’avons établi aucun lien direct ! Les gens qui attrapent cette grippe… tous leurs tissus sont imbibés de SHEVA pendant des semaines ! Et si ces virus étaient vieux, faibles, impuissants ? Et s’ils s’exprimaient… (il agita les mains) à cause du trou dans la couche d’ozone, parce que nous recevons une trop forte dose d’UV ou quelque chose dans le genre, comme de l’herpès apparaissant à la lèvre ? Peut-être qu’ils sont inoffensifs, peut-être qu’ils n’ont rien à voir avec ces fausses couches.
— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence, dit Kirby. Les chiffres prouvent le contraire. Ce que je veux savoir, c’est pourquoi l’organisme n’élimine pas ces virus.
— Parce qu’ils sont libérés de façon continue pendant plusieurs mois, dit Dicken. Quelle que soit la réaction de l’organisme, ils continuent d’être exprimés par différents tissus.
— Lesquels ?
— Nous n’en sommes pas encore sûrs, dit Augustine. Nous nous concentrons sur la moelle épinière et sur la lymphe.
— Il n’y a absolument aucun signe de virémie, reprit Dicken. Aucune dilatation de la rate ou des ganglions lymphatiques. Des virus un peu partout, mais aucune réaction extrême. (Nerveux, il se frotta la joue.) J’aimerais que nous revenions sur un point précis.
La ministre de la Santé porta son regard sur lui ; Shawbeck et Augustine, percevant son intérêt, firent silence.
Dicken avança sa chaise de quelques centimètres.
— Les femmes attrapent SHEVA quand elles ont un partenaire régulier. Les femmes célibataires – les femmes qui n’ont pas de partenaire régulier – ne l’attrapent pas.
— C’est ridicule ! s’exclama Shawbeck, le visage déformé par le dégoût. Comment diable une maladie pourrait-elle savoir si une femme baise ?
Ce fut au tour de Kirby de faire la grimace. Shawbeck s’excusa en hâte.
— Enfin, vous comprenez ce que je veux dire, ajouta-t-il, sur la défensive.
— Les statistiques le prouvent, affirma Dicken. Nous les avons vérifiées avec beaucoup de soin. Le virus est transmis aux femmes par les hommes, à l’issue d’une période d’exposition relativement longue. Les homosexuels mâles ne le transmettent pas à leurs partenaires. Il n’y a pas de contamination sans contact hétérosexuel. C’est une maladie sexuellement transmissible, mais elle est sélective.
— Seigneur ! fit Shawbeck.
Dicken n’aurait su dire s’il manifestait son scepticisme ou son étonnement.
— Acceptons cette hypothèse pour le moment, dit la ministre. Pour quelle raison SHEVA est-il apparu maintenant ?
— De toute évidence, SHEVA et l’espèce humaine ont des liens très anciens, dit Dicken. Peut-être s’agit-il de l’équivalent humain d’un phage lysogène. En milieu bactérien, les phages lysogènes s’expriment lorsque les bactéries sont soumises à des stimuli pouvant être interprétés comme potentiellement létaux – soumises au stress, pourrait-on dire. Peut-être que SHEVA réagit à des causes de stress chez les humains – la surpopulation ; les conditions sociales ; les radiations.
Augustine lui lança un regard d’avertissement.
— Mais nous sommes beaucoup plus compliqués que les bactéries, conclut-il.
— Vous pensez que SHEVA s’exprime maintenant à cause de la surpopulation ? demanda Kirby.
— Peut-être, mais ce n’est pas là où je veux en venir, répondit Dicken. En fait, les phages lysogènes sont utiles aux bactéries. Ils ont quelquefois une fonction symbiotique. En échangeant leurs gènes, ils aident les bactéries à s’adapter à des conditions nouvelles, voire à de nouvelles sources de nourriture et d’opportunités. Et si SHEVA remplissait une fonction utile en ce qui nous concerne ?
— En abaissant le taux de population ? proposa Shawbeck d’un air sceptique. Le stress dû à la surpopulation nous amènerait à exprimer des petits experts en avortement ? Ouaouh !
— Peut-être, je n’en sais rien, conclut Dicken, nerveux, en s’essuyant les mains sur son pantalon.
Kirby perçut son geste et leva les yeux, un peu gênée pour lui.
— Qui en saurait davantage ? s’enquit-elle.
— Kaye Lang, répondit Dicken.
Augustine fit un petit geste de la main, veillant à ne pas être vu par la ministre ; Dicken avançait en terrain miné. Ils n’avaient pas discuté de cela entre eux.
— Apparemment, elle a repéré SHEVA avant tout le monde, dit Kirby. (Elle se pencha en avant et adressa à Dicken un regard inquisiteur.) Mais, Christopher, comment le saviez-vous ? En août dernier, quand vous étiez en Géorgie ? Votre intuition de chasseur ?
— J’avais lu ses articles. Ils m’ont fasciné pour leur valeur intrinsèque.
— Je suis un peu curieuse. Pourquoi Mark vous a-t-il envoyé en Géorgie et en Turquie ?
— Il est rare que j’envoie Christopher où que ce soit, intervint Augustine. Il a des instincts de loup quand il s’agit de lever les proies qui nous intéressent.
Kirby garda les yeux fixés sur Dicken.
— Ne soyez pas timide, Christopher. Mark vous avait lancé sur la piste d’une maladie terrifiante. Ce que je trouve admirable – de la médecine préventive appliquée sur le terrain politique. Et, en Géorgie, vous avez rencontré Ms. Kaye Lang par hasard ?
— Il y a une antenne du CDC à Tbilissi, dit Augustine, s’efforçant d’aider son subordonné.
— Une antenne où Mr. Dicken n’a pas mis les pieds, même pour se présenter, dit la ministre en plissant le front.
— J’ai cherché à la rencontrer. J’admirais son travail.
— Et vous ne lui avez rien dit.
— Rien de substantiel.
Kirby se carra dans son siège et se tourna vers Augustine.
— Pouvons-nous la faire entrer dans l’équipe ? demanda-t-elle.
— Elle a des problèmes en ce moment.
— Quel genre de problèmes ?
— Son mari est porté disparu, probablement un suicide.
— C’était il y a plus d’un mois, précisa Dicken.
— Et il semble que ses problèmes ne s’arrêtent pas là. Avant de disparaître, son mari a vendu leur société sans l’en informer, pour rembourser un investissement de capital-risque dont, apparemment, il ne l’avait pas informée non plus.
Voilà qui était nouveau pour Dicken. De toute évidence, Augustine avait mené sa propre enquête sur Kaye Lang.
— Seigneur ! s’exclama Shawbeck. Donc, elle est complètement retournée et on lui laisse le temps de se remettre ?
— Si nous avons besoin d’elle, il nous la faut, trancha Kirby. Messieurs, je n’aime pas la façon dont se présente ce dossier. Disons que c’est une question d’intuition féminine, d’ovaires et tout le reste. Je veux tous les avis d’experts possibles et imaginables. Mark ?
— Je vais la contacter, dit Augustine.
Il était rare qu’il rende les armes aussi vite. Il avait senti le vent tourner, vu la girouette bouger ; Dicken avait marqué un point.
— Faites-le. (Kirby fit pivoter son siège pour regarder Dicken bien en face.) Christopher, vous nous cachez encore quelque chose, j’en mettrais ma main à couper. Qu’est-ce que c’est ?
Dicken sourit et secoua la tête.
— Rien de très solide.
— Ah bon ? fit Kirby en arquant les sourcils. Vous êtes le meilleur chasseur de virus du NCID. Mark dit qu’il se fie entièrement à votre flair.
— Mark se montre parfois trop sincère, dit l’intéressé.
— Ouais, maugréa Kirby. Christopher devrait en faire autant. Que vous dit votre nez ?
Dicken, un peu déconcerté par les questions de la ministre, hésitait à abattre ses cartes, doutant de la valeur de son jeu.
— SHEVA est très, très ancien, répéta-t-il.
— Et ?
— Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une maladie.
Shawbeck eut un petit reniflement dubitatif.
— Continuez, l’encouragea Kirby.
— C’est un élément très ancien de la biologie humaine. En fait, il était présent dans notre ADN longtemps avant l’apparition de l’espèce humaine. Peut-être qu’il ne fait que ce qu’il est censé faire.
— Tuer des bébés ? railla Shawbeck.
— Réguler une fonction à l’échelle de l’espèce.
— Limitons-nous aux faits avérés, s’empressa de suggérer Augustine. SHEVA, c’est la grippe d’Hérode. Il cause des fausses couches et des malformations congénitales.
— Le lien est suffisamment probant à mes yeux, déclara Kirby. Je pense pouvoir convaincre le président et le Congrès.
— Je suis d’accord, dit Shawbeck. Permettez-moi cependant de souligner un danger. Nous risquons d’être rattrapés par nos cachotteries et de nous faire mordre le cul.
Dicken se sentit un peu soulagé. Il avait failli perdre la partie, mais il avait réussi à garder un as pour la suite : on avait trouvé des traces de SHEVA dans les cadavres du charnier géorgien. Maria Konig, de l’université du Washington, venait juste de lui envoyer les résultats de ses analyses.
— Je vois le président demain, dit la ministre de la Santé. J’ai droit à dix minutes d’entretien. Procurez-moi un tirage des statistiques nationales, dix exemplaires en couleur.
SHEVA allait officiellement devenir une crise. La politique de la santé voulait qu’une crise soit résolue au moyen de méthodes scientifiques bien établies et de routines bureaucratiques bien éprouvées. Dicken ne pensait pas que quiconque accepterait ses conclusions tant que l’étrangeté de la situation ne serait pas évidente aux yeux de tous. Lui-même avait du mal à les croire.
Dehors, sous le ciel gris feutré de novembre, Augustine ouvrit la portière de sa Lincoln de fonction et lança à Dicken par-dessus le toit :
— Que faites-vous quand on vous demande ce que vous pensez vraiment ?
— Je suis le mouvement.
— Vous avez tout pigé, petit génie.
Augustine prit le volant. Il semblait ravi de cette réunion, en dépit de la gaffe que Dicken avait failli commettre.
— Elle prend sa retraite dans six semaines. Elle va me proposer comme successeur au chef de cabinet de la Maison-Blanche.
— Félicitations.
— Avec Shawbeck en numéro deux sur la liste. Mais cette histoire risque de faire pencher la balance en ma faveur, Christopher. De me faire tirer le gros lot.
Assise au creux d’un fauteuil de cuir brun dans un bureau richement lambrissé, Kaye se demandait pourquoi les avocats hors de prix de la côte est optaient toujours pour un décor sombre et élégant. Ses doigts étaient crispés sur les clous en cuivre des accoudoirs.
Daniel Munsey, l’avocat d’AKS Industries, se tenait près du bureau de J. Robert Orbison, qui représentait depuis trente ans les intérêts de la famille Lang.
Les parents de Kaye étaient morts cinq ans auparavant, et elle n’avait pas payé les forfaits provisionnels de l’homme de loi. Atteinte coup sur coup par la disparition de Saul puis par les révélations d’AKS Industries et de l’avocat d’EcoBacter, qui avait tout de suite retourné sa veste, elle s’était empressée d’aller voir Orbison. C’était un homme honnête et compatissant, qui lui avait demandé la même somme que Mr. et Mrs. Lang lui avaient versée pendant trente ans.
Maigre à faire peur, Orbison avait un nez busqué, un crâne dénudé, un visage constellé de tavelures, des naevus velus, des lèvres molles et mouillées, et des yeux bleus et chassieux, mais il était vêtu d’un splendide complet rayé taillé sur mesure, aux larges revers, et d’une cravate qui cachait complètement sa chemise.
Âgé d’une trentaine d’années, Munsey était un beau ténébreux à la voix doucereuse. Il portait un costume de laine couleur tabac et connaissait le biotech presque aussi bien que Kaye ; beaucoup mieux sur certains points, en fait.
— AKS n’est certes pas responsable des échecs de Mr. Madsen, dit Orbison d’une voix polie mais ferme, toutefois, étant donné les circonstances, nous pensons que votre entreprise doit des compensations à Ms. Lang.
— Des compensations monétaires ? interrogea Munsey en levant les bras d’un air déconcerté. Saul Madsen n’a pas pu convaincre ses investisseurs de continuer à le financer. Apparemment, il s’était concentré sur une alliance avec une équipe de chercheurs géorgiens. (Il secoua la tête avec tristesse.) Mes clients ont racheté leurs parts à ces investisseurs. Leur prix était plus que généreux, si l’on considère ce qui est arrivé ensuite.
— Kaye a consacré beaucoup d’énergie à l’entreprise. Des compensations pour son travail intellectuel…
— Elle a grandement contribué à l’avancement de la science, mais elle n’a conçu aucun produit susceptible d’être mis sur le marché par les acheteurs.
— En ce cas, elle mérite une compensation pour avoir contribué à la valeur du nom d’EcoBacter.
— Du point de vue légal, Ms. Lang n’était pas propriétaire de l’entreprise. Apparemment, Saul Madsen a toujours considéré son épouse comme un simple membre du personnel d’encadrement.
— Il est regrettable que Ms. Lang ait négligé de s’informer sur ce point, admit Orbison. Elle faisait entièrement confiance à son époux.
— Nous pensons qu’elle a droit à tous les actifs de la succession. Mais EcoBacter ne fait pas partie de ces actifs, tout simplement.
Kaye détourna les yeux.
Orbison considéra la plaque de verre qui protégeait son bureau.
— Ms. Lang est une biologiste réputée, Mr. Munsey.
— Mr. Orbison, Ms. Lang, AKS Industries achète et vend des entreprises saines. Après le décès de Saul Madsen, EcoBacter a cessé d’en être une. Elle n’a déposé aucun brevet de valeur, elle n’a signé aucun contrat, public ou privé, qui ne puisse être renégocié sans notre accord. Le seul produit susceptible d’intéresser le marché, un traitement contre le choléra, est en fait la propriété d’une prétendue employée. Mr. Madsen faisait preuve d’une remarquable générosité dans la rédaction de ses contrats de travail. Nous aurons de la chance si la liquidation des immobilisations nous permet de couvrir dix pour cent du prix d’achat. Nous ne pouvons même pas verser les salaires ce mois-ci, Ms. Lang. Personne ne veut acheter.
— Nous pensons que, dans un délai de cinq mois, en tirant profit de sa réputation, Ms. Lang pourrait rassembler un groupe d’investisseurs sûrs et faire redémarrer EcoBacter. La loyauté à son égard est très élevée parmi les salariés. Nombre d’entre eux ont manifesté par écrit leur volonté de l’aider à reconstruire l’entreprise.
Munsey leva de nouveau les bras : pas question.
— Mes clients suivent leurs instincts. Peut-être que Mr. Madsen aurait dû choisir un autre genre d’acheteurs. Avec tout le respect que je dois à Ms. Lang – et soyez assurés que je la tiens en très haute estime –, elle n’a accompli aucun travail ayant un intérêt commercial à court terme. Le biotech est une activité où la concurrence est très dure, Ms. Lang, comme vous le savez sûrement.
— L’avenir, c’est ce que nous pouvons créer, Mr. Munsey, rétorqua Kaye.
Munsey secoua la tête avec tristesse.
— Personnellement, je serais prêt à vous signer un chèque sur-le-champ, Ms. Lang. Mais c’est parce que j’ai bon cœur. Les autres membres de la société…
Il laissa sa phrase inachevée.
— Je vous remercie, Mr. Munsey, dit Orbison.
Il joignit les mains et laissa reposer son nez sur le bout de ses doigts.
Munsey semblait étonné par ce soudain renvoi.
— Je suis profondément navré, Ms. Lang. Vu la façon dont Mr. Madsen a disparu, nous avons encore des difficultés à conclure la transaction, sans parler des négociations avec les assurances.
— Il ne reviendra pas, si c’est ce qui vous inquiète, dit Kaye, la voix brisée par l’émotion. On l’a retrouvé, Mr. Munsey. Il ne risque pas de revenir, de se marrer un bon coup et de me dire comment reprendre le cours de ma vie.
Munsey la fixa avec des yeux écarquillés.
Impossible de se taire. Les mots se bousculaient dans sa bouche.
— On l’a retrouvé sur les récifs du détroit de Long Island. Il était dans un état atroce. Je l’ai identifié grâce à son alliance.
— Je suis profondément navré, dit Munsey. Je ne savais pas.
— L’identification a été officialisée ce matin, précisa Orbison à voix basse.
— Je suis vraiment navré, Ms. Lang.
Munsey sortit à reculons et referma doucement la porte.
Orbison regarda Kaye en silence.
Elle s’essuya les yeux du revers de la main.
— Je n’avais pas idée de ce qu’il représentait pour moi. À force de travailler ensemble, nous ne formions plus qu’un seul cerveau. Je croyais avoir mon propre esprit, ma propre vie… et voilà que je constate le contraire. J’ai l’impression de ne plus être tout à fait un être humain. Il est mort.
Orbison acquiesça en silence.
— Cet après-midi, je vais retourner à EcoBacter et faire une petite veillée funèbre avec les employés présents sur les lieux. Je leur dirai qu’il est temps pour eux de chercher du travail et que je vais faire la même chose.
— Vous êtes jeune et intelligente. Vous y arriverez, Kaye.
— Je sais que j’y arriverai ! s’exclama-t-elle.
Puis elle se mit à rire, percevant confusément l’écho de ses paroles. Elle se frappa le genou du poing.
— Qu’il aille au diable. Le… salaud. L’ordure. Il n’avait pas le droit, bon sang !
— Pas le droit, en effet, dit Orbison. Il vous a fait un coup bas, un sacré coup bas.
Dans ses yeux apparut une lueur de colère et de compassion digne d’un ténor du barreau, qui embrasa ses émotions comme une lampe tempête.
— Ouais, fit-elle, jetant autour d’elle des regards égarés. Ô mon Dieu, ça va être si dur ! Et le pire, dans tout ça, vous savez ce que c’est ?
— Quoi donc, ma chère ? demanda Orbison.
— Il y a une partie de moi qui est contente, dit Kaye, et elle se mit à pleurer.
— Allons, allons.
Il ressemblait de nouveau à un vieil homme fatigué.
— Des momies neandertaliennes, dit Augustine. (Il traversa le minuscule bureau de Dicken et posa un journal plié devant lui.) L’info est dans Time. Et aussi dans Newsweek.
Écartant une liasse de rapports d’autopsie provenant de l’hôpital Northside d’Atlanta – les fausses couches des deux mois écoulés –, il ramassa le quotidien. La manchette de l’Atlanta Journal-Constitution proclamait : CONFIRMATION DE LA DÉCOUVERTE DANS LES GLACES D’UN COUPLE PRÉHISTORIQUE.
Il parcourut l’article avec un intérêt poli puis se tourna vers Augustine.
— La température monte à Washington, dit celui-ci. On m’a demandé de former une brigade spéciale.
— Sous votre direction ?
Augustine opina.
— C’est une bonne nouvelle, alors, commenta Dicken avec méfiance, pressentant le contraire.
Augustine le regarda sans broncher.
— Les statistiques que vous avez rassemblées ont fichu une trouille bleue au président. La ministre de la Santé lui a montré l’une des fausses couches. En photo, bien entendu. À l’en croire, c’est la première fois qu’un problème de santé l’affecte à ce point. Il veut que nous rendions l’information publique sans tarder, et sans omettre aucun détail. « Il y a des bébés qui meurent, a-t-il déclaré. Si nous pouvons résoudre ça, mettez-vous au travail tout de suite. »
Dicken attendit patiemment la suite.
— Le docteur Kirby pense qu’il va s’agir d’une mission à plein temps. Avec un financement supplémentaire, y compris peut-être des fonds pour une intervention internationale.
Dicken se préparait à afficher un air compatissant.
— On ne souhaite pas me distraire de cette tâche en me confiant sa succession, conclut Augustine, les yeux glacials.
— Shawbeck ?
— Il a reçu le feu vert. Mais le président peut encore choisir quelqu’un d’autre. Demain, il y aura une conférence de presse à propos de la grippe d’Hérode. « La guerre totale est déclarée contre le tueur international. » C’est encore mieux que la polio et, sur le plan politique, nettement moins sulfureux que le sida.
— On compte guérir les bébés en leur faisant la bise ?
Augustine ne daigna pas être amusé.
— Le cynisme ne vous va pas, Christopher. Vous êtes du genre idéaliste, rappelez-vous.
— La faute à l’atmosphère trop chargée.
— Ouais. On m’a demandé de monter une équipe et de la soumettre avant demain midi à l’approbation de Kirby et de Shawbeck. Vous êtes le premier sur la liste, naturellement. Ce soir, je vais discuter avec des gars du NIH et des chasseurs de têtes d’œufs de New York. Tous les directeurs d’agences voudront leur part de ce gâteau. Mon boulot consiste en partie à leur refiler des miettes qui les occuperont avant qu’ils aient le temps de s’emparer du plat. Pouvez-vous contacter Kaye Lang et lui apprendre qu’elle est enrôlée ?
— Oui, fit Dicken. (Il avait le cœur battant, le souffle court.) J’aimerais proposer quelques candidats, moi aussi.
— Pas toute une armée, j’espère.
— Pas tout de suite.
— J’ai besoin d’une équipe, pas d’une foule de petits chefs. Je ne veux pas de prima donna.
Dicken sourit.
— Vous accepterez quelques divas ?
— Si elles savent chanter en mesure. La Bannière étoilée de préférence. Au moindre signe suspect, je veux une enquête poussée sur la personne concernée. Martha et Karen, des ressources humaines, peuvent s’en occuper. Pas de contestataires, pas de fanatiques. Et pas de cinglés.
— Bien entendu, dit Dicken. Mais cela m’exclut automatiquement.
— Mon petit génie. (Augustine se mouilla l’index et feignit de tracer un signe dans le vide.) On m’en autorise un seul. Décision du gouvernement. Soyez dans mon bureau à six heures. Apportez du Pepsi, des gobelets et de la glace du labo – de la glace propre, c’est compris ?
Trois camions de déménageurs étaient garés devant l’entrée d’EcoBacter lorsque Kaye y arriva au volant de sa voiture. Près du bureau d’accueil, elle croisa deux hommes transportant sur un diable un réfrigérateur en acier inoxydable. Un troisième s’occupait d’un compteur automatique pour microscope et un quatrième de l’unité centrale d’un PC. Les fourmis nettoyaient la carcasse de l’entreprise.
Aucune importance. Elle avait déjà perdu tout son sang.
Kaye se rendit dans son bureau, auquel on n’avait pas encore touché, et referma violemment la porte derrière elle. Prenant place dans son fauteuil bleu – deux cents dollars, confort assuré –, elle alluma son ordinateur personnel et accéda aux offres d’emploi de l’Association internationale des entreprises biotech. Son agent à Boston n’avait pas menti. Elle intéressait au moins quatorze universités et sept sociétés. Elle fit défiler leurs offres. Se faire titulariser, créer et diriger un petit labo de recherche virologique dans le New Hampshire… devenir professeur de biologie dans une fac privée de Californie, dans une école chrétienne, plus précisément baptiste…
Elle sourit. L’École de médecine de l’UCLA lui proposait de travailler en collaboration avec un professeur de génétique réputé – mais anonyme –, au sein d’un groupe de recherche sur les maladies héréditaires et leurs liens avec l’activation des provirus. Elle cocha cette offre.
Au bout d’un quart d’heure, elle se redressa sur son siège et se frotta le front d’un geste théâtral. Elle avait toujours détesté aller à la pêche aux jobs. Mais pas question de se laisser abattre ; on ne lui avait pas encore décerné de prix, peut-être que ça ne viendrait pas avant plusieurs années. Il était temps pour elle de prendre sa vie en charge, de se secouer un peu.
Elle avait sélectionné trois offres sur les vingt et une initiales, et elle se sentait déjà épuisée, en sueur.
Craignant le pire, elle consulta son courrier électronique. Elle y trouva un bref message émanant de Christopher Dicken, du NCID. Son nom lui était familier ; elle se rappela soudain de qui il s’agissait et pesta contre son ordinateur, contre le message qu’il venait de lui transmettre, contre le tournant que prenait sa vie, contre l’univers en général.
Debra Kim frappa à la porte en verre de son bureau. Kaye poussa un nouveau juron, et Kim passa la tête par l’entrebâillement, les sourcils levés.
— C’est contre moi que vous en avez ? demanda-t-elle d’un air innocent.
— On me demande d’intégrer une équipe du CDC, dit Kaye en tapant du poing sur son bureau.
— Du travail de fonctionnaire. Une excellente couverture sociale. La possibilité de mener ses propres recherches durant son temps libre.
— Saul détestait travailler pour l’État.
— Saul était un individualiste rugueux, dit Kim en s’asseyant sur le bord du bureau. Ils sont en train d’évacuer mon équipement. Apparemment, je n’ai plus rien à faire ici. J’ai récupéré mes photos, mes disques et… Ô mon Dieu, Kaye.
Elle éclata en sanglots, et Kaye se leva pour la serrer dans ses bras.
— Je ne sais toujours pas ce que je vais faire de mes souris. Il y a pour plus de dix mille dollars de souris !
— Nous allons trouver un labo qui les hébergera.
— Mais comment les transporter ? Elles sont pleines de vibrio ! Je vais devoir les sacrifier avant qu’ils emportent l’équipement de stérilisation et l’incinérateur.
— Qu’ont dit les gens d’AKS ?
— Ils vont les laisser dans la chambre de confinement. Ils ne veulent rien faire.
— C’est incroyable !
— D’après eux, ce sont mes brevets, et, par conséquent, c’est mon problème.
Kaye se rassit puis consulta son Rolodex, espérant y trouver une inspiration, mais ce geste était futile. Kim était sûre de retrouver du travail dans un ou deux mois, et même de poursuivre ses recherches en utilisant des souris immunodéficientes. Mais la perte de celles d’EcoBacter risquait de la retarder de six mois, voire d’un an, dans son planning.
— Je ne sais pas quoi vous dire, déclara Kaye d’une voix nouée par l’émotion.
Elle leva les bras en signe d’impuissance.
Kim la remercia – pourquoi, elle n’en savait trop rien – puis prit congé après l’avoir à nouveau serrée dans ses bras.
Kaye ne pouvait pas faire grand-chose pour Kim ni pour les autres ex-salariés d’EcoBacter. Elle savait qu’elle était tout aussi fautive que Saul, son ignorance ayant en partie causé cette catastrophe. Elle détestait collecter des fonds, s’occuper des finances de l’entreprise, rechercher du travail. Y avait-il en ce monde une activité pratique qui ne la rebutât point ?
Elle relut le message de Dicken. Il fallait qu’elle prenne un nouveau départ, qu’elle se relève, qu’elle rentre dans la course. Un contrat à court terme avec le gouvernement, c’était peut-être la solution. Cependant, elle ne voyait pas pourquoi Christopher Dicken avait besoin d’elle ; à peine si elle se rappelait le petit homme rondouillard qu’elle avait rencontré en Géorgie.
Kaye attrapa son téléphone mobile – les lignes du labo avaient été déconnectées – et composa le numéro de Dicken à Atlanta.
— Nous avons reçu des résultats en provenance de quarante-deux hôpitaux répartis sur l’ensemble du pays, dit Augustine au président des États-Unis. Tous les cas de mutation et de rejet conséquent du fœtus du type étudié ont été positivement associés à la présence de la grippe d’Hérode.
Le président était assis à la tête de la grande table en érable de la salle de crise de la Maison-Blanche. Il était grand, plutôt corpulent, et sa crinière blanche ressortait comme un phare. Durant sa campagne électorale, on l’avait affectueusement surnommé « Coton-Tige », terme péjoratif par lequel les jeunes femmes désignaient les hommes mûrs et dont il avait fini par être fier. À ses côtés étaient assis : le vice-président ; le président de la Chambre des représentants, un démocrate ; le leader de la majorité au Sénat, un républicain ; le docteur Kirby ; Shawbeck ; le secrétaire du Service sanitaire et humanitaire ; Augustine ; trois proches collaborateurs de la présidence, dont le chef de cabinet ; le chargé de liaison de la Maison-Blanche affecté aux problèmes de santé publique ; et plusieurs personnes que Dicken était incapable d’identifier. La table était très grande, et la réunion prévue pour durer trois heures.
Comme toutes les personnes présentes, Dicken avait dû remettre au poste de contrôle son téléphone mobile, son bipeur et son assistant personnel. À peine quinze jours plus tôt, l’explosion d’un faux mobile introduit par un touriste avait causé au bâtiment des dégâts considérables.
Il était un peu déçu par la salle de crise – on n’y voyait aucun équipement dernier cri, ni écran géant, ni console informatique, ni simulation tactique. Ce n’était qu’une salle ordinaire, avec une grande table et plein de téléphones. Mais le président écoutait les intervenants avec attention.
— SHEVA est le premier exemple attesté de transmission latérale d’un rétrovirus endogène, poursuivit Augustine. Et il est à l’origine de la grippe d’Hérode, cela ne fait plus l’ombre d’un doute. Durant toute ma carrière de médecin et de scientifique, je n’ai jamais rien vu d’aussi virulent. Si une femme au premier stade de la grossesse contracte la grippe d’Hérode, son fœtus – son bébé – sera victime d’un avortement. D’après nos statistiques, plus de dix mille fausses couches peuvent d’ores et déjà être attribuées à ce virus. Selon les informations en notre possession, l’homme est la seule source possible de la grippe d’Hérode.
— Ce nom est horrible, commenta le président.
— Mais parfaitement approprié, fit remarquer le docteur Kirby.
— Horriblement approprié, concéda le président.
— Nous ignorons la cause de l’expression du virus chez les personnes de sexe masculin, dit Augustine, mais nous soupçonnons que le processus est déclenché par une sorte de phéromone, provenant peut-être du partenaire de sexe féminin. Nous n’avons aucune idée sur la façon de le stopper. (Il distribua des feuillets autour de la table.) Selon nos statisticiens, nous risquons de déplorer plus de deux millions de cas de grippe d’Hérode au cours de l’année prochaine. Soit deux millions de fausses couches potentielles.
Le président accueillit cette projection d’un air pensif, en ayant déjà été informé par Frank Shawbeck et par le secrétaire du HHS lors de réunions précédentes. Il est nécessaire de répéter les choses aux politiciens profanes, songea Dicken, c’est le seul moyen qu’ils prennent conscience du désarroi des scientifiques.
— Je ne comprends toujours pas comment quelque chose qui est en nous peut nous nuire à ce point, dit le vice-président.
— C’est notre démon intérieur, déclara le président de la Chambre des représentants.
— Des aberrations génétiques du même ordre sont à l’origine du cancer, dit Augustine.
Dicken estima qu’il allait un peu trop loin, et Shawbeck sembla penser la même chose. Le moment était venu pour lui de faire son petit discours optimiste de candidat au poste de ministre de la Santé.
— Le problème que nous affrontons est entièrement nouveau pour la médecine, cela ne fait aucun doute, commença-t-il. Mais nous avons réussi à envoyer le VIH dans les cordes. Grâce à notre expérience, je suis sûr que nous parviendrons à faire quelques percées en moins de six ou huit mois. Dans tout le pays, dans le monde entier, d’importants centres de recherche sont prêts à s’attaquer à ce problème. Nous avons conçu un programme à l’échelle nationale qui utilise les ressources du NIH, du CDC et du Centre national des maladies infectieuses et allergiques. Nous avons coupé le gâteau en tranches afin de le manger plus vite. En tant que nation, jamais nous n’avons été plus aptes à résoudre une crise de cette envergure. Dès que ce programme sera en place, plus de cinq mille chercheurs, répartis dans vingt-huit centres, vont se mettre au travail. Nous comptons également faire appel à des entreprises et à des chercheurs du secteur privé du monde entier. En ce moment même, nous sommes en train de jeter les bases d’un programme international. Tout commence ici, dans cette pièce. Ce qu’il nous faut, mesdames et messieurs, c’est une réaction rapide et coordonnée de vos organismes respectifs.
— Je pense que personne à la Chambre, ni dans la majorité ni dans l’opposition, ne s’opposera à ce que des fonds soient débloqués pour répondre à cette situation extraordinaire, déclara le président de la Chambre des représentants.
— Idem pour le Sénat, ajouta le leader de la majorité. Messieurs, je suis impressionné par le travail que vous avez accompli jusqu’ici, mais j’ai peur de ne pas partager votre enthousiasme en ce qui concerne nos performances scientifiques. Docteur Augustine, docteur Shawbeck, il nous a fallu plus de vingt ans pour commencer à maîtriser la crise du sida, bien que nous ayons consacré plusieurs milliards de dollars à la recherche fondamentale. Je suis bien placé pour le savoir, cette maladie a emporté ma fille il y a cinq ans. (Il parcourut l’assemblée du regard.) Si cette grippe d’Hérode est vraiment un phénomène nouveau, comment pouvons-nous espérer des miracles dans les six mois ?
— Pas des miracles, corrigea Shawbeck. Des premiers éclaircissements.
— Dans ce cas, combien de temps allons-nous attendre avant d’avoir un traitement ? Je n’ai pas dit un remède, messieurs. Mais un traitement. À tout le moins un vaccin.
Shawbeck admit qu’il n’en savait rien.
— Seule la puissance de la science pourra rythmer nos progrès, dit le vice-président, qui regarda autour de lui d’un air neutre pour jauger les réactions à ses propos.
— J’ai des doutes, je le répète, dit le leader de la majorité sénatoriale. Et je me demande s’il ne s’agit pas d’un signe. Peut-être que l’heure est venue pour nous de mettre de l’ordre dans nos affaires, de regarder au fond de notre cœur et de faire la paix avec notre Créateur. De toute évidence, nous avons dérangé des forces très puissantes.
Le président se passa l’index sur le nez, le visage empreint de gravité. Shawbeck et Augustine comprirent qu’il valait mieux s’abstenir de tout commentaire.
— Sénateur, déclara le président, je prie pour que vous vous trompiez.
Alors que la réunion s’achevait, Augustine et Dicken suivirent Shawbeck dans un couloir latéral, qui débouchait sur un ascenseur au sous-sol. Shawbeck était fou de rage.
— Quelle bande d’hypocrites, marmonna-t-il. Ça me fout en boule quand ils invoquent Dieu. (Il s’ébroua pour détendre les muscles de son cou et se fendit d’un petit gloussement.) Personnellement, je voterais pour les extraterrestres. Contactez donc les X-Files.
— J’aimerais pouvoir en rire, Frank, dit Augustine, mais je suis mort de trouille. Nous sommes en terra incognita. La moitié des protéines activées par SHEVA nous sont inconnues. Nous n’avons aucune idée de la nature de leur action. C’est peut-être foutrement plus grave que nous ne le pensons. Et pourquoi moi, Frank ? Je n’arrête pas de me le demander.
— Parce que vous êtes ambitieux, Mark, répliqua l’autre. C’est vous qui avez trouvé cette pierre et qui avez eu l’idée de regarder dessous. (Il eut un petit sourire cruel.) Certes, vous n’aviez pas vraiment le choix… sur le long terme.
Augustine inclina la tête. Sa nervosité était presque palpable. Dicken lui-même se sentait engourdi. Nous voguons sur les rapides, songea-t-il, et nous ramons comme des dératés.
Incapable de rester en place, Mitch ne passa qu’une journée dans la petite ferme de ses parents avant de prendre un train à destination de Seattle. Il loua un appartement à Capitol Hill, puisant dans un plan retraite, et acheta à l’un de ses amis de Kirkland une vieille Buick Skylark qui lui coûta deux mille dollars.
Fort heureusement, on était loin d’Innsbruck et les momies neandertaliennes n’intéressaient que modérément la presse. Il n’accorda qu’une seule interview, au chef du service scientifique du Seattle Times qui, trahissant sa confiance, le qualifia de criminel récidiviste à l’encontre du monde si sensé de l’archéologie.
Huit jours après son retour à Seattle, la Confédération des Cinq Tribus du comté de Kumash enterra une nouvelle fois l’homme de Pasco, dans le cadre d’une cérémonie alambiquée qui se tint sur les berges de la Columbia River, dans l’est de l’État de Washington. Le Génie enfouit la sépulture sous une chape de béton pour prévenir toute érosion. Le monde scientifique éleva des protestations, mais Mitch ne fut pas invité à s’y joindre.
Il souhaitait plus que tout avoir un peu de temps pour réfléchir en solitaire. Ses économies lui permettraient de tenir six mois, mais cela ne suffirait sans doute pas pour qu’on oublie sa réputation et qu’on lui accorde une nouvelle chance.
Sa jambe plâtrée étendue devant lui, il était assis face à l’imposante baie vitrée de son appartement, en train de contempler les passants dans Broadway. Il ne pouvait s’empêcher de penser au bébé momifié, à la grotte, à l’expression du visage de Franco.
Il avait dissimulé les deux flacons dans un carton contenant des vieilles photos, qu’il avait planqué au fond d’un placard. Avant d’exploiter les échantillons de tissu prélevés sur les momies, il devait déterminer la nature précise de sa découverte.
Cultiver sa colère ne le mènerait nulle part.
Il avait fait le rapprochement. Les plaies de la femelle correspondaient à la blessure du bébé. Elle venait de lui donner naissance, à moins qu’il n’ait été avorté. Le mâle, qui était resté avec eux, avait enveloppé le bébé dans des fourrures, bien qu’il ait probablement été mort-né. Le mâle avait-il agressé la femelle ? Mitch ne le pensait pas. Ils étaient amoureux. Il était dévoué à sa compagne. Tous deux fuyaient quelque chose. Mais comment savait-il tout ça ?
Rien à voir avec de quelconques pouvoirs psi ou un contact avec les esprits. Mitch avait consacré une bonne partie de sa carrière à interpréter les ambiguïtés des sites archéologiques. Parfois, les réponses à ses questions lui venaient durant ses songeries nocturnes, ou quand il s’asseyait sur un rocher pour contempler les nuages ou le firmament. Plus rarement, elles lui venaient en rêve. L’interprétation était une science et un art.
Au fil des jours, Mitch dessina des diagrammes, rédigea de brèves notes, tint un journal dans un petit carnet relié de vinyle. Il colla une feuille de papier d’emballage sur le mur de sa petite chambre et y dessina un plan de la grotte conforme à ses souvenirs. Il y plaça les silhouettes des momies découpées dans du papier. Puis il contempla son œuvre un long moment. Il ne cessait de se ronger les ongles.
Un jour, il but six canettes de Coors en un après-midi – il aimait se réhydrater de cette façon après une longue journée de fouilles, mais, cette fois-ci, il n’avait pas creusé la terre, il n’avait aucun but précis, rien que l’envie d’essayer autre chose. Il s’assoupit, se réveilla à trois heures du matin et alla se promener dans la rue, passant devant un Jack-in-the-Box, un restaurant mexicain, une librairie, un kiosque à journaux, un café Starbuck.
Il rentra chez lui et se rappela de lever son courrier. Il y avait un petit colis dans la boîte. Il le remua doucement en montant.
Il avait commandé à une librairie new-yorkaise un vieux numéro du National Géographie contenant un article sur Hibernatus. Le magazine venait d’arriver, enveloppé dans de vieux journaux.
Dévoués. Ils étaient dévoués l’un à l’autre, il le savait. La façon dont ils gisaient côte à côte. La position des bras du mâle. Il était resté auprès de la femelle alors qu’il aurait pu s’échapper. Et puis zut, autant utiliser les mots appropriés. L’homme était resté auprès de la femme. Les Neandertaliens n’étaient pas des sous-hommes ; on s’accordait désormais à penser qu’ils avaient un langage, une organisation sociale des plus complexes, des tribus. C’étaient des nomades, des troqueurs, des fabricants d’outils, des chasseurs-cueilleurs.
Mitch s’efforça d’imaginer ce qui avait pu les conduire à se cacher dans les montagnes, dans une grotte dissimulée par la glace, dix ou onze mille ans plus tôt. Peut-être étaient-ils les derniers de leur espèce.
Et ils avaient donné le jour à un bébé presque impossible à distinguer d’un enfant d’aujourd’hui.
Il déchira les vieux journaux qui enveloppaient le magazine, ouvrit celui-ci et trouva les pages montrant les Alpes, les vallées verdoyantes, les glaciers, l’endroit où Hibernatus avait été arraché aux glaces avec rudesse.
Aujourd’hui, Hibernatus était exposé en Italie. La localisation précise du site avait déclenché une querelle internationale et, après que le plus gros des recherches eut été effectué à Innsbruck, c’était l’Italie qui en avait revendiqué la propriété.
Celle des Neandertaliens irait sans conteste à l’Autriche. On les étudierait à l’université d’Innsbruck, peut-être dans les mêmes installations que celles d’Hibernatus ; ils seraient conservés à très basse température, à un taux d’hygrométrie strictement contrôlé, visibles par un minuscule hublot, gisant l’un près de l’autre comme à l’heure de leur mort.
Mitch referma le magazine et se pinça le bout du nez, se rappelant l’horrible gâchis qui avait suivi sa découverte de l’homme de Pasco. J’ai perdu mon calme. J’ai failli aller en prison. Je suis parti en Europe pour essayer autre chose. J’ai trouvé quelque chose. Je me suis fait piéger et j’ai tout foutu en l’air. Je n’ai plus aucune crédibilité. Qu’y puis-je, si je crois à l’impossible ? Je suis un pilleur de tombes. Je suis un criminel, un récidiviste.
Désœuvré, il lissa les feuilles de journal, provenant du New York Times. Son œil se posa sur un article en bas de page. Il s’intitulait : « Vieux crimes et nouvelle aube en république de Géorgie. » La superstition et la mort à l’ombre du Caucase. Dans trois villages différents, des femmes enceintes avaient été victimes de rafles, ainsi que leurs époux ou partenaires, et conduites près d’une ville nommée Gordi afin d’y creuser leurs propres tombes. Un entrefilet placé à côté d’une pub pour le boursicotage sur Internet.
Lorsqu’il en eut fini la lecture, Mitch tremblait de colère et d’excitation.
On avait abattu les femmes d’une balle dans le ventre. Les hommes aussi, quand on ne les avait pas battus à mort. Le gouvernement géorgien était secoué par ce scandale. Il affirmait que ces meurtres s’étaient produits sous le régime de Gamsakhourdia, qui avait été renversé au début des années 90, mais certains des présumés responsables étaient toujours en poste.
Les raisons de ces meurtres étaient loin d’être claires. Certains des habitants de Gordi accusaient les victimes d’avoir copulé avec le diable et déclaraient que leur mort était nécessaire ; elles donnaient naissance aux enfants du diable et causaient des fausses couches dans leur voisinage.
À en croire certaines suppositions, les malheureuses avaient été frappées par les premières manifestations de la grippe d’Hérode.
Mitch fonça dans la cuisine, cognant contre une chaise l’orteil qui saillait de son plâtre. Il grimaça, pesta, puis se baissa pour attraper sur un petit tas de journaux près des bacs de recyclage – un gris, un vert et un bleu – une section du Seattle Times de l’avant-veille. Sur la manchette, une déclaration conjointe du président, de la ministre de la Santé et du secrétaire du HHS à propos de la grippe d’Hérode. Un insert – rédigé par le plumitif qui avait jugé Mitch avec tant de sévérité – expliquait le lien entre SHEVA et la grippe d’Hérode : maladie, fausses couches.
Mitch se rassit dans le fauteuil élimé, devant la baie vitrée donnant sur Broadway, et regarda ses mains trembler.
— Je sais quelque chose que personne d’autre ne sait, dit-il en plaquant ses mains sur les accoudoirs. Mais je ne sais absolument pas comment je le sais, ni ce que je dois en faire !
Difficile d’imaginer pire candidat que Mitch Rafelson pour avoir une telle intuition, pour faire une si invraisemblable corrélation. Tout le monde aurait préféré qu’il recherche des visages sur Mars.
Il était temps pour lui de renoncer, de se noyer dans les canettes de Coors, de se préparer à un lent et pénible déclin, ou alors de fabriquer un édifice capable de soutenir sa thèse, un édifice dont toutes les planches seraient frappées du sceau de la rigueur scientifique.
— Espèce de connard, dit-il en se campant devant la baie vitrée, des vieux journaux new-yorkais dans une main, la première page du quotidien local dans l’autre. Espèce de connard immature !
Venant des nuages bas, paresseux, une lumière neutre pénétrait dans le bureau du directeur. Mark Augustine s’écarta du tableau blanc, couvert d’un gribouillis de flèches et de noms, et, s’appuyant le coude sur la main, se frotta le nez. Tout en bas de l’organigramme complexe, en dessous de Shawbeck, le directeur du NIH, et du futur remplaçant d’Augustine à la tête du CDC, se trouvait la Taskforce for Human Provirus Research[14], la THUPR – un sigle que tout le monde prononçait « super » en zozotant. Augustine, qui détestait cette appellation, se contentait de parler de Brigade tout court.
Il indiqua d’un geste l’impressionnant édifice administratif.
— Et voilà, Frank. Je pars la semaine prochaine pour aller m’enterrer à Bethesda, tout en bas de l’échelle hiérarchique. Une descente de trente-trois barreaux. Pourquoi s’étonner ? C’est le triomphe de la bureaucratie.
Frank Shawbeck se carra dans son siège.
— Ça aurait pu être pire. On a passé le plus clair du mois à élaguer ce truc.
— Qu’importe le degré de terreur, un cauchemar reste un cauchemar.
— Au moins, vous savez qui est votre supérieur. Moi, je dois rendre des comptes à l’HHS et au président. (Shawbeck avait appris la nouvelle deux jours plus tôt : il restait au NIH mais était promu directeur.) En plein dans l’œil du cyclone. Franchement, je suis ravi que Maxine ait décidé de rester à son poste. Elle se débrouille mieux que moi dans le rôle de paratonnerre.
— Ne rêvez pas, répliqua Augustine. Elle est meilleure politicienne que nous deux. Quand la foudre tombera, ce sera sur nous.
— Si elle tombe, corrigea Shawbeck, mais son visage resta grave.
— Quand elle tombera, Frank. (Augustine gratifia l’autre du sourire grimacier qui lui était familier.) L’OMS veut que nous coordonnions toutes les recherches extérieures… et elle veut envoyer des équipes ici pour faire leurs propres tests. La Communauté des États indépendants est incapable de faire quoi que ce soit… la Russie a trop longtemps méprisé les autres républiques. Ils n’arriveront jamais à coordonner leurs efforts, et Dicken ne reçoit toujours aucune information de Géorgie et d’Azerbaïdjan. Nous ne pourrons enquêter là-bas que lorsque la situation politique se sera stabilisée, ce qui ne veut rien dire.
— C’est vraiment grave, ce qui se passe là-bas ? s’enquit Shawbeck.
— Tout ce qu’on sait, c’est que ça va mal. Et ils ne nous demandent pas notre aide. Ça fait dix ou vingt ans, peut-être davantage, qu’ils connaissent la grippe d’Hérode… et qu’ils la traitent à leur façon, au niveau local.
— En massacrant les malades.
Augustine opina.
— Ils ne tiennent pas à ce que ça se sache, pas plus qu’ils ne tiennent à ce que nous disions que SHEVA est originaire de chez eux. Fierté d’un nationalisme de fraîche date. Nous allons rester discrets aussi longtemps que possible, de manière à avoir un moyen de pression sur eux.
— Seigneur ! Et la Turquie ?
— Ils ont accepté notre aide, ils ont laissé entrer nos enquêteurs, mais ils nous interdisent l’accès aux zones frontalières avec l’Iran et la Géorgie.
— Où est Dicken en ce moment ?
— À Genève.
— Il tient l’OMS informée ?
— À tout moment, répondit Augustine. Une copie de chaque rapport est transmise à l’OMS et à l’Unicef. Le Sénat ne décolère pas. Ils menacent de retarder les versements à l’ONU jusqu’à ce que nous ayons une idée claire du financement des recherches à l’échelon international. Ils ne veulent pas que nous leur présentions la facture du traitement que nous trouverons… et ils sont persuadés que c’est nous qui en trouverons un.
Shawbeck leva la main.
— Ce sera probablement le cas. Demain, j’ai rendez-vous avec quatre dirigeants d’entreprise : Merck, Schering Plough, Lilly et Bristol-Myers. La semaine prochaine, ce sera le tour d’Americol et d’Euricol. Ils veulent tous parler de profits et de subventions. Et, comme si ça ne suffisait pas, le docteur Gallo débarque cet après-midi – il veut avoir accès à toutes nos recherches.
— Mais notre travail n’a rien à voir avec le VIH, protesta Augustine.
— Il affirme qu’il y a sans doute une activité réceptrice similaire. C’est une idée un peu tirée par les cheveux, mais n’oubliez pas qu’il est célèbre et qu’il est très écouté à Washington. Et, apparemment, il peut nous aider avec les Français, maintenant qu’ils coopèrent de nouveau.
— Comment allons-nous traiter ce truc, Frank ? Bon sang, mes gars ont déniché SHEVA chez tous les singes de la création, du gorille au singe vert.
— Il est trop tôt pour sombrer dans le pessimisme, tempéra Shawbeck. Ça ne fait que trois mois que nous sommes sur le coup.
— On a recensé quarante mille cas de grippe d’Hérode rien que sur la côte est, Frank ! Et nous ne voyons toujours rien venir !
Augustine tapa du poing sur le tableau.
Shawbeck secoua la tête et écarta les bras, émettant des petits bruits apaisants.
Augustine baissa la voix et ses épaules se voûtèrent.
Puis il attrapa un chiffon et, méticuleusement, essuya les taches d’encre sur sa main.
— Côté positif, le message commence à passer, dit-il. Nous avons eu plus de deux millions de visites sur notre site web. Mais vous avez vu Audrey Korda chez Larry King hier soir ?
— Non, dit Shawbeck.
— Elle va presque jusqu’à traiter les hommes de diables incarnés. Elle affirme que les femmes pourraient se passer de nous, que nous devrions être placés en quarantaine et tenus à l’écart des femmes… Pfft ! fit-il en agitant la main. Plus de sexe, plus de SHEVA.
Un éclat minéral apparut dans les yeux de Shawbeck.
— Elle a peut-être raison, Mark. Vous avez vu la liste des mesures extrêmes établie par la ministre de la Santé ?
Augustine passa une main dans ses cheveux drus.
— Bon sang, j’espère que la presse n’aura pas vent de ça.
Au fond du lavabo gisaient des bribes de dentifrice pareilles à des petits têtards bleus. Kaye acheva de se rincer la bouche, recracha une petite cascade qui envoya les têtards dans la bonde et s’essuya le visage avec une serviette. Puis elle se planta sur le seuil de la salle de bains et contempla, à l’autre bout du long couloir, la porte close de la grande chambre.
C’était la dernière nuit qu’elle passait à la maison ; elle avait dormi dans la chambre d’amis. Un nouveau camion de déménagement – un petit – devait arriver à onze heures du matin pour évacuer les quelques possessions qu’elle emportait avec elle. Caddy avait décidé d’adopter Crickson et Temin.
La maison était à vendre. Vu le boom de l’immobilier, elle allait en tirer un bon prix. Au moins une chose qui échapperait aux créanciers. Saul avait veillé à ce que Kaye soit la seule propriétaire.
Elle sélectionna une tenue pour la journée – un slip et un soutien-gorge tout simples, un sweater et un chemisier crème, un pantalon de toile bleu – et fourra dans une valise les éléments de sa garde-robe qui n’étaient pas déjà dans les cartons. Elle était lasse de s’occuper de tout ça, d’attribuer tel ou tel objet à la sœur de Saul, de préparer des sacs de vêtements pour les bonnes œuvres, d’autres pour la poubelle.
Kaye avait mis presque une semaine à se débarrasser des résidus de leur vie commune qu’elle ne souhaitait pas conserver et que la négociatrice de l’agence estimait de nature à nuire à la vente. Elle lui avait expliqué avec ménagements les réactions que risquaient de susciter « tous ces ouvrages scientifiques, toutes ces publications… Trop abstraits. Trop froids. Et de la mauvaise couleur. »
Kaye imaginait la maison envahie par des couples de jeunes parvenus, dépourvus de tout esprit critique, lui en veste de tweed et souliers de daim, elle en jupe stricte de soie ou de microfibre, évitant comme la peste tout signe d’individualisme ou d’intelligence et péchant la notion de charme dans les suppléments dominicaux des journaux. La maison, une fois vidée, aurait en gros le type de charme qu’ils recherchaient. Les meubles, les rideaux et les tapis que Saul et elle avaient achetés en étaient totalement dépourvus. Avant de pouvoir mettre le bien sur le marché, il faudrait en expurger la vie de ses occupants passés.
Leur vie… Saul n’y avait plus sa part. Elle effaçait les preuves de leurs années d’intimité ; AKS démantelait et dispersait leur vie professionnelle.
Grâce à Dieu, la négociatrice n’avait pas évoqué les actes sanglants de Saul.
Combien de temps encore vais-je me sentir coupable ? Elle se figea dans l’escalier et se mordilla le pouce. Elle avait beau faire des efforts pour se ressaisir, pour se concentrer sur les options qui lui étaient encore offertes, elle s’égarait de plus en plus souvent dans un dédale d’associations d’idées et d’émotions qui ne faisait que la rendre plus malheureuse. La proposition de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode était à ses yeux une ligne bien droite, la sienne, solide et rationnelle. Les bizarreries de la nature allaient l’aider à guérir les bizarreries de sa vie, et cela, quoique étonnant, était crédible, acceptable ; elle concevait l’idée que sa vie puisse fonctionner ainsi.
La sonnette émit la mélodie d’Eleanor Rigby. Une idée de Saul. Kaye gagna le rez-de-chaussée et ouvrit la porte. Judith Kushner se tenait sur le seuil, le visage tendu.
— Je suis venue dès que j’ai compris ce qui se passait, expliqua-t-elle.
Elle portait une jupe en laine noire, des souliers noirs et un chemisier blanc sous un imperméable London Fog qui retombait sur les marches.
— Bonjour, Judith, dit Kaye, un peu déconcertée.
Kushner agrippa le battant de la porte, sembla demander la permission d’entrer d’un bref coup d’œil et pénétra dans le vestibule. Elle se débarrassa de son imperméable, qu’elle accrocha à un portemanteau en érable.
— J’ai appelé huit personnes de ma connaissance, et Marge Cross les avait toutes contactées. Elle s’est rendue personnellement à leur domicile, prétextant être en route pour je ne sais quelle réunion d’affaires – comme cinq d’entre elles vivent dans les environs de New York, l’excuse était potable.
— Marge Cross… d’Americol ? demanda Kaye.
— Et aussi d’Euricol. Elle tire également les ficelles outre-Atlantique, ne l’oubliez pas. Bon sang, Kaye, elle est vraiment persuasive, vous n’avez pas idée – Linda et Herb ont rejoint ses troupes ! Et ce n’est pas fini.
— Moins vite, Judith, s’il vous plaît.
— Fiona a failli fondre en larmes quand j’ai dit non à Cross, je vous le jure ! Mais je déteste ces conneries de conglomérats. Je les hais. Je n’ai pas honte d’être traitée de socialiste… d’enfant des années 60…
— S’il vous plaît, répéta Kaye en leva les mains pour endiguer ce torrent verbal. Nous allons y passer la journée si vous ne vous calmez pas.
Kushner se tut et lui lança un regard noir.
— Vous êtes intelligente, ma chère. Vous trouverez bien toute seule.
Kaye resta interloquée quelques secondes.
— Marge Cross, d’Americol, veut un morceau de SHEVA ?
— Non seulement ça lui permettra de remplir ses hôpitaux, mais en outre elle leur fournira elle-même les produits développés par son équipe. Des traitements qui seront la propriété exclusive des entreprises médicales affiliées à Americol. Et, si elle annonce la formation d’une équipe d’experts, les actions de sa boîte vont atteindre une valeur record.
— Et elle me veut, moi ?
— J’ai reçu un appel de Debra Kim. Marge Cross aurait promis de lui donner un labo, d’héberger ses souris immunodéficientes et d’acheter le brevet de son traitement contre le choléra – le tout pour un montant qui la débarrassera définitivement de tout problème financier. Avant même qu’elle ait trouvé un traitement. Debra voulait savoir ce qu’elle devait vous dire.
— Debra ?
Kaye était abasourdie.
— Marge est passée maître dans la manipulation psychologique. Je suis bien placée pour le savoir. J’ai fait médecine avec elle, durant les années 70. Elle a fait une maîtrise de commerce en même temps. Bourrée d’énergie, laide à faire peur, pas l’ombre d’un flirt qui l’aurait empêchée de bachoter… Elle est entrée dans le privé en 1987, et regardez le résultat.
— Mais que veut-elle de moi ?
Kushner haussa les épaules.
— Vous êtes une pionnière, une célébrité… bon sang, Saul a un peu fait de vous une martyre, en particulier aux yeux des femmes. Des femmes qui vont bientôt exiger un traitement. Vous avez d’excellentes références, vous avez publié d’excellents articles, vous êtes l’image même de la crédibilité. Je croyais qu’ils allaient lapider le messager, Kaye. Maintenant, je pense qu’on va vous offrir une médaille.
— Mon Dieu !
Kaye alla dans le séjour aux murs désormais vierges et s’assit sur le sofa fraîchement nettoyé. Il régnait dans la pièce une odeur de savon, comme dans un hôpital.
Kushner renifla et fronça les sourcils.
— Si l’on ne se fiait qu’à l’odeur, on dirait que ce sont des robots qui vivaient ici.
— L’agence immobilière m’a dit que ça devait sentir le propre, dit Kaye, gagnant du temps pour s’éclaircir les idées. Et quand ils ont nettoyé en haut… après Saul… il est resté un parfum. Un désinfectant au pin maritime ou quelque chose comme ça.
— Seigneur, murmura Kushner.
— Vous avez dit non à Marge Cross ?
— J’ai assez de boulot pour m’occuper durant le restant de mes jours, ma chérie. Je n’ai pas besoin qu’une machine à faire du fric m’organise mon planning. Vous l’avez déjà vue à la télé ?
Kaye acquiesça.
— Ne vous fiez pas à son image.
Il y eut un bruit de voiture dans l’allée. Kaye s’approcha de la baie vitrée et vit une grosse Chrysler couleur kaki. Le jeune homme en costume gris qui la conduisait descendit et ouvrit la portière arrière droite. Debra Kim apparut, embrassa les lieux du regard et leva une main pour se protéger de la brise marine plutôt fraîche. Quelques flocons de neige tombaient déjà.
Le jeune homme en gris ouvrit l’autre portière, et Marge Cross déplia son mètre quatre-vingts, vêtue d’un manteau de laine bleu marine, ses cheveux grisonnants réunis en un chignon plein de dignité. Elle dit quelques mots au jeune homme, qui hocha la tête et alla s’appuyer sur la voiture pendant que Cross et Debra Kim se dirigeaient vers le porche.
— Je n’en crois pas mes yeux, dit Kushner. Elle est encore plus rapide que la vitesse de la pensée.
— Vous ne saviez pas qu’elle allait venir ici ?
— Pas aussi vite. Vous voulez que je fuie par la porte de derrière ?
Kaye fit non de la tête et, pour la première fois depuis des jours, ne put s’empêcher de rire.
— Non. J’aimerais vous voir vous disputer mon âme, toutes les deux.
— Je vous aime bien, Kaye, mais je sais qu’il vaut mieux éviter les disputes avec Marge.
Kaye s’empressa de gagner l’entrée et ouvrit la porte avant que Cross ait eu le temps de sonner. Cross se fendit d’un large sourire amical, son visage mal dégrossi et ses petits yeux verts s’éclairant d’une lueur maternelle.
Kim eut un sourire nerveux.
— Bonjour, Kaye, dit-elle en rougissant.
— Kaye Lang ? Nous n’avons pas été présentées, dit Cross.
Mon Dieu, songea Kaye. Elle a la voix de Julia Child[15] !
Kaye prépara dans une vieille casserole du café instantané aromatisé à la vanille et le servit dans les tasses qu’elle avait décidé d’abandonner avec la maison. Pas un instant Cross ne lui donna l’impression qu’elle négligeait ses devoirs d’hôtesse envers une femme pesant vingt milliards de dollars.
— Je tiens à être franche avec vous, commença-t-elle. Je suis allée visiter le labo de Debra à AKS. Elle accomplit un travail extrêmement intéressant. Nous avons une place pour elle. Debra m’a parlé de votre situation…
Kushner jeta un regard en coin à Kaye, hocha imperceptiblement la tête.
— Et, franchement, ça fait plusieurs mois que j’ai envie de vous rencontrer. J’ai cinq jeunes gens dont la mission est de lire les publications pour moi – tous aussi beaux qu’intelligents. L’un des plus beaux, qui est aussi le plus intelligent, m’a dit un jour : « Lisez ceci. » C’était votre article prédisant l’expression d’anciens provirus humains. Ouaouh ! Aujourd’hui, il est plus pertinent que jamais. Kim m’a dit que vous avez accepté une offre du CDC. De Christopher Dicken.
— Plus précisément de Mark Augustine et de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode, corrigea Kaye.
— Je connais bien Mark. Il sait déléguer. Vous travaillerez avec Christopher. Un jeune homme brillant. (Cross poursuivit, adoptant le ton qu’elle aurait employé pour parler jardinage.) Nous comptons mettre sur pied une équipe d’enquête et de recherche d’envergure mondiale pour travailler sur la grippe d’Hérode. Nous allons trouver un traitement, peut-être même un remède. Ce traitement sera offert à tous les hôpitaux d’Americol, mais nous sommes prêts à le vendre à tout le monde. Nous avons l’infrastructure, mon Dieu, nous avons les finances… Nous allons faire équipe avec le CDC, et votre rôle pourra être celui d’un de nos représentants au sein du HHS et du NIH. Comme le programme Apollo : le gouvernement et l’industrie privée engagés dans une coopération à grande échelle, sauf que, cette fois-ci, nous ne repartirons pas après avoir aluni. (Cross changea de position pour faire face à Kushner.) La proposition que je vous ai faite tient toujours, Judith. Je serais ravie que vous travailliez pour nous, toutes les deux.
Kushner eut un petit rire, presque enfantin.
— Non, merci, Marge. Je suis trop vieille pour enfiler un nouveau harnais.
Cross secoua la tête.
— Il n’y aura aucune contrainte, je vous le garantis.
— J’hésite avant de servir deux maîtres, déclara Kaye. Je n’ai même pas encore commencé à travailler avec la Brigade.
— Je vois Mark Augustine et Frank Shawbeck cet après-midi. Si vous le souhaitez, vous pouvez m’accompagner à Washington. Nous les verrons ensemble. Vous êtes aussi invitée, Judith.
Kushner secoua la tête, mais, cette fois-ci, son rire était forcé.
Kaye resta silencieuse pendant quelques secondes, les yeux fixés sur ses mains jointes, sur ses ongles et ses phalanges qui passaient du blanc au rose à mesure qu’elle se tendait et se détendait. Elle connaissait déjà sa réponse, mais elle voulait en entendre davantage de Cross.
— Quelle que soit la nature de vos recherches, vous n’aurez plus jamais à vous soucier de trouver des fonds, dit celle-ci. Nous inclurons dans votre contrat une clause à cet effet. J’ai vraiment confiance en vous.
Mais ai-je envie d’être l’un des joyaux de votre couronne, ma reine ? se demanda Kaye.
— Je me fie à mes instincts, Kaye. J’ai déjà demandé à mes gars des ressources humaines d’examiner votre cas. Ils estiment que vous allez faire un travail d’exception durant les décennies à venir. Rejoignez-nous, Kaye. Rien de ce que vous ferez ne sera ignoré ni méprisé.
Kushner s’esclaffa une nouvelle fois, et Cross gratifia les deux femmes d’un sourire.
— Je veux quitter cette maison le plus tôt possible, dit Kaye. Je ne comptais me rendre à Atlanta que la semaine prochaine… Je suis encore à la recherche d’un appartement là-bas.
— Je demanderai à mes gars de s’en occuper. Nous vous trouverons quelque chose de bien à Atlanta ou à Baltimore, à vous de choisir.
— Mon Dieu, fit Kaye avec un petit sourire.
— Je suis au courant d’autre chose, d’une chose qui a beaucoup d’importance à vos yeux. Saul et vous avez beaucoup travaillé avec la république de Géorgie. J’ai peut-être les contacts qu’il faut pour sauver la situation là-bas. J’aimerais faire des recherches supplémentaires sur la phagothérapie. Je pense pouvoir convaincre Tbilissi de relâcher la pression politique. De toute façon, c’est ridicule – une bande d’amateurs essayant de gouverner un pays.
Cross posa une main sur son bras et le serra doucement.
— Venez avec moi, accompagnez-moi à Washington, allons voir Mark et Frank, rencontrez les gens que vous voulez voir, faites-vous une idée de ce qui vous attend. Prenez votre décision dans deux ou trois jours. Consultez votre avocat si vous le souhaitez. Nous vous donnerons même un projet de contrat. Si ça ne marche pas, je vous laisse au CDC, et sans rancune.
Kaye se tourna vers Kushner et vit que son mentor arborait la même expression que le jour où elle lui avait appris qu’elle allait épouser Saul.
— Quelles seront les restrictions, Marge ? demanda Kushner à voix basse en croisant les doigts sur son giron.
Cross se redressa et plissa les lèvres.
— Rien d’extraordinaire. Le crédit de toute découverte ira à l’équipe. Le service de presse de l’entreprise orchestrera tous les communiqués et supervisera tous les articles afin d’en déterminer la date de publication idéale. Pas de prima donna, chez nous. Les retombées financières seront partagées au moyen d’un contrat de royalties plutôt généreux. (Elle croisa les bras.) Kaye, votre avocat est un peu vieux et il n’est guère versé dans le domaine qui nous intéresse. Judith peut sûrement vous recommander un meilleur choix.
Kushner opina.
— Je peux lui recommander un excellent avocat, en effet… si elle envisage sérieusement d’accepter votre proposition.
Elle avait une voix pincée, déçue.
— Je n’ai pas l’habitude d’être courtisée à coups de bouquets de roses et de boîtes de chocolats, croyez-moi, dit Kaye, les yeux fixés sur le tapis. J’aimerais savoir ce que la Brigade attend de moi avant de prendre une quelconque décision.
— Si vous m’accompagnez dans le bureau d’Augustine, il saura ce que je mijote. Je pense qu’il l’acceptera.
Surprise, Kaye s’entendit dire :
— En ce cas, j’aimerais vous accompagner à Washington.
— Vous le méritez, Kaye, dit Cross. Et j’ai besoin de vous. Ce qui nous attend n’est pas une partie de plaisir. Je veux les meilleurs chercheurs, la meilleure armure pour me protéger.
Dehors, la neige tombait en abondance. Kaye vit que le chauffeur de Cross s’était abrité dans la voiture et utilisait un téléphone mobile. C’était un autre monde, rapide, affairé, connecté, où l’on n’avait que peu de temps pour réfléchir.
Peut-être exactement ce qu’il lui fallait.
— Je vais appeler ce fameux avocat, dit Kushner. (Puis, s’adressant à Cross :) J’aimerais rester seule avec Kaye pendant quelques minutes.
— Bien entendu, dit Cross.
Une fois dans la cuisine, Judith Kushner empoigna le bras de Kaye et la fixa d’un air farouche que Kaye l’avait rarement vue arborer.
— Vous avez conscience de ce qui va arriver, j’espère.
— Quoi donc ?
— Vous allez devenir une marionnette. Vous allez passer la moitié de votre temps dans des salles de réunion, à parler à des gens au sourire plein d’espoir qui n’auront pas peur de vous dire exactement ce que vous souhaitez entendre, et qui vous dénigreront dès que vous aurez le dos tourné. On dira de vous que vous êtes une poupée de Marge, l’un de ses jouets.
— Allons, fit Kaye.
— Vous serez persuadée de faire de l’excellent travail et puis, un jour, vous vous rendrez compte qu’elle vous a amenée à faire ce qu’elle voulait et rien d’autre. Elle pense que ce monde lui appartient et que c’est elle qui en dicte les règles. Il faudra bien que quelqu’un vienne à votre secours, Kaye Lang. Je ne sais pas si ce sera moi, je n’en suis pas sûre. Et j’espère pour vous que ce ne sera pas un autre Saul.
— J’apprécie votre sollicitude. Et je vous remercie, dit Kaye sur un ton posé, où perçait néanmoins une certaine défiance. Je me fie à mes instincts, moi aussi, Judith. Et puis je veux percer le secret de la grippe d’Hérode. Ce ne sera pas une mince affaire. Je pense qu’elle a raison à propos du CDC. Et si nous parvenions à… finir notre travail avec Eliava ? Pour Saul. En sa mémoire.
L’intensité qui habitait Kushner sembla s’évanouir, et elle prit appui contre le mur, secoua la tête.
— D’accord, fit-elle.
— À vous entendre, Cross est le diable en personne.
Rire de Kushner.
— Non, ce n’est pas le diable. Mais ce n’est pas non plus ma tasse de thé.
La porte de la cuisine s’ouvrit sur Debra Kim. Elle jeta aux deux femmes un regard nerveux, puis supplia :
— Kaye, c’est vous qu’elle veut. Pas moi. Si vous ne montez pas à bord, elle trouvera un moyen de me larguer…
— Je vais le faire, dit Kaye en agitant les mains. Mais je ne peux pas partir tout de suite, bon Dieu. La maison…
— Marge s’en occupera pour vous, dit Kushner, comme si elle développait devant une étudiante un peu lente un sujet qu’elle-même n’appréciait pas.
— Mais oui, affirma Kim, soudain ravie. Elle est fantastique.
— Bonjour, Christopher ! Comment se porte le Vieux Continent ?
Marian Freedman tenait ouverte la porte en haut des marches de béton. Un vent glacial s’engouffrait dans l’allée. Tout en grimpant l’escalier, Dicken remonta son écharpe autour de son cou et se frotta ostensiblement les yeux.
— Je suis encore à l’heure de Genève. Ben Tice vous envoie ses amitiés.
Freedman se fendit d’un salut militaire.
— L’Europe est sur les dents, déclara-t-elle en forçant le ton. Comment va-t-il ?
— Il est mort de fatigue. La semaine dernière, ils se sont occupés des protéines membranaires. Moins évident qu’ils ne le croyaient. SHEVA ne se cristallise pas.
— Il aurait dû m’en parler.
Dicken ôta son écharpe et son manteau.
— Vous avez du café chaud ?
— Dans le salon.
Elle le guida le long d’un couloir aux murs de béton peints d’un orange des plus bizarres et lui indiqua une porte sur sa gauche.
— Comment est le bâtiment ? demanda-t-il.
— Nul. Les inspecteurs ont trouvé du tritium dans la plomberie, vous étiez au courant ? L’année dernière, ce lieu était un centre d’élimination de déchets médicaux, mais, Dieu sait comment, ils se sont retrouvés avec ce tritium dans les tuyaux. On n’a pas eu le temps de protester et de dénicher autre chose. La loi du marché ! Conséquence, il a fallu dépenser dix mille dollars pour installer des moniteurs et renforcer les mesures de sécurité. Il y a un gars du National Radiation Center qui se balade tous les deux jours dans l’immeuble avec son compteur Geiger.
Dicken s’arrêta devant le tableau d’affichage du salon. Il était divisé en deux parties d’inégale importance : une surface blanche et, sur la gauche, un petit carré de liège punaisé de notices. « Cherche à partager appartement moins cher que le mien. » « Quelqu’un peut-il aller récupérer mes chiens à la quarantaine de Dulles mercredi prochain ? Je suis de service toute la journée. » « Comment sont les crèches à Arlington ? » « Cherche voiture pour aller à Bethesda lundi prochain. De préférence quelqu’un du Métabolisme ou de l’Excrétion : de toute façon, il faut qu’on se parle. »
Ses yeux s’embrumèrent. Quoique épuisé, il était profondément ému de voir cette chose prendre vie, tous ces gens qui se rassemblaient, qui parcouraient le monde en faisant suivre leurs familles et leurs vies.
Freedman lui tendit un gobelet de café.
— Il est frais. Nous faisons du bon café, ici.
— Un excellent diurétique, commenta-t-il. Ça devrait vous aider à éliminer le tritium.
Freedman fit la grimace.
— Vous avez réussi à induire l’expression ? s’enquit Dicken.
— Non. Mais l’ERV simien dispersé est si proche de SHEVA question génome que c’en est proprement terrifiant. Nous sommes en train de prouver l’une de nos hypothèses de départ : ce truc est très ancien. Il a pénétré le génome simien avant que les cercopithèques et nous-mêmes ne soyons distincts.
Dicken avala son café et s’essuya les lèvres.
— Donc, ce n’est pas une maladie, déclara-t-il.
— Holà, ce n’est pas ce que j’ai dit. (Freedman lui reprit le gobelet des mains et le jeta dans une poubelle.) Ça s’exprime, ça se répand, ça infecte. C’est une maladie, d’où que ça vienne.
— Ben Tice a analysé deux cents fœtus avortés.
Chacun d’entre eux contenait une grosse masse folliculaire, similaire à un ovaire mais ne contenant qu’une vingtaine de follicules. Dans chacun des cas…
— Je sais, Christopher. Trois follicules brisés au plus. Il m’a envoyé son rapport hier soir.
— Marian, le placenta est minuscule, la poche amniotique ridicule, et, après la fausse couche, qui est incroyablement aisée – la plupart des femmes ne sentent strictement rien –, elles ne perdent même pas l’endomètre. Comme si elles étaient encore enceintes.
Marian commençait à s’agiter.
— Écoutez, Christopher…
Deux chercheurs, deux jeunes Noirs, entrèrent dans le salon, reconnurent Dicken, qui ne les avait pourtant pas encore rencontrés, le saluèrent et se dirigèrent vers le réfrigérateur. Freedman baissa la voix.
— Christopher, je ne tiens pas à me trouver entre Mark Augustine et vous quand ça fera des étincelles. Oui, vous avez démontré que SHEVA était présent dans les tissus des victimes géorgiennes. Mais leurs bébés n’avaient rien à voir avec ces créatures difformes. C’étaient des fœtus dont le développement était parfaitement normal.
— J’aimerais bien pouvoir analyser l’un d’eux.
— Allez faire ça ailleurs. La médecine légale n’a pas sa place chez nous, Christopher. J’ai ici cent vingt-trois personnes, trente cercopithèques et douze chimpanzés, tous enrôlés pour une mission bien précise : explorer l’expression des virus endogènes dans les tissus simiens. Un point, c’est tout. (Cette dernière phrase n’était qu’un murmure. Elle haussa le ton.) Venez donc jeter un coup d’œil à ce qu’on a.
Elle conduisit Dicken dans un petit dédale d’espaces de travail, dont chacun était pourvu d’un écran plat. Ils croisèrent un groupe de femmes en blouse blanche et un technicien en salopette verte. L’air sentait l’antiseptique jusqu’à ce que Marian ouvre la porte d’acier du labo principal. Dicken perçut alors l’odeur rassise de la bouffe de singe, la puanteur âcre de l’urine et des fèces, puis, à nouveau, le parfum du savon et du désinfectant.
Elle l’amena dans une grande salle aux murs de béton où se trouvaient trois chimpanzés femelles, chacune dans son enclos scellé de plastique et d’acier. Chaque enclos était équipé de son propre système d’aération. Un technicien avait inséré un carcan dans le premier enclos, et le chimpanzé s’efforçait de se libérer de son étreinte. Lentement, le carcan se refermait sur lui, manipulé par l’homme qui sifflait doucement, attendant que l’animal accepte son sort. Le carcan empêchait maintenant celui-ci de bouger ; il ne pouvait plus mordre personne et un seul de ses bras était libre, du côté opposé où la laborantine allait se mettre au travail.
Sous le regard neutre de Marian, le chimpanzé piégé fut extrait de son enclos. Le carcan pivota sur ses roues en caoutchouc, et la laborantine préleva des échantillons de sang et de muqueuses vaginales. Le chimpanzé protestait en poussant des cris aigus. Ses tortionnaires les ignoraient consciencieusement.
Marian s’approcha du carcan et caressa la main tendue du chimpanzé.
— Allons, Kiki. Allons, ma fille. C’est ma fille. Nous sommes navrés, ma chérie.
Les doigts du chimpanzé dansèrent dans la paume de Marian. Il grimaçait, se trémoussait, mais il avait cessé de hurler. Lorsqu’il eut regagné son enclos, Marian fit face au technicien et à la laborantine.
— Le prochain qui traitera ces animaux comme des machines se fera virer sur-le-champ, dit-elle en grondant. C’est compris ? Cette femelle est socialisée. Elle vient d’être violentée et elle cherche à toucher quelqu’un pour se rassurer. À ses yeux, vous êtes ce qui se rapproche le plus d’un ami, d’une famille. Est-ce que vous avez bien compris ?
Les deux autres s’excusèrent d’un air penaud.
Marian pivota sur elle-même et, d’un vif signe de tête, intima à Dicken l’ordre de la suivre.
— Je suis sûr que tout va bien, dit-il, troublé par l’incident. Je vous fais confiance, Marian.
Soupir de l’intéressée.
— Alors suivez-moi dans mon bureau et discutons encore un peu.
Le couloir était vide, les portes fermées à chaque extrémité. Dicken soulignait ses propos en agitant les mains.
— Ben est de mon côté. Il pense qu’il s’agit d’un événement significatif et non d’une maladie.
— Est-ce qu’il est prêt à s’opposer à Augustine ? On nous verse des fonds dans la seule intention de nous voir trouver un traitement, Christopher ! Si ce n’est pas une maladie, pourquoi se fatiguer ? Les gens sont malheureux, ils sont malades et ils pensent perdre des bébés.
— Ces fœtus avortés ne sont pas des bébés, Marian.
— Alors de quoi s’agit-il, bon Dieu ? Je dois faire avec ce que je sais, Christopher. Si nous nous égarons dans la théorie…
— Ce que je veux, c’est savoir ce que vous pensez. Comme pour un sondage.
Marian se planta derrière son bureau, posa les mains sur sa surface en Formica, qu’elle tambourina de ses ongles courts. Elle semblait exaspérée.
— Je suis généticienne et biologiste moléculaire. Je ne connais que dalle à presque tout le reste. Chaque soir, je mets cinq heures à lire un centième de ce dont j’ai besoin pour rester à jour dans mon domaine.
— Vous avez accédé à MedWeb ? à Bionet ? à Virion ?
— Je ne vais pas souvent sur le Net, sauf pour lever mon courrier.
— Virion est un petit zine informel de Palo Alto. Uniquement sur abonnement. C’est Kiril Maddox qui le dirige.
— Je sais. Je suis sortie avec Kiril à Stanford.
Dicken en resta bouche bée.
— Je l’ignorais.
— Ne le répétez à personne, je vous en supplie ! À l’époque, c’était déjà un petit crétin brillant et subversif.
— Parole de scout. Mais vous devriez y jeter un coup d’œil. Il y a en ce moment une trentaine de participants anonymes. Kiril m’assure que ce sont tous d’authentiques chercheurs. Et ils ne parlent ni de maladie ni de traitement.
— Entendu, et, quand ils communiqueront leurs idées au public, je vous accompagnerai pour prendre d’assaut le bureau d’Augustine.
— Promis ?
— Jamais de la vie ! Je ne suis pas un chercheur de génie jouissant d’une réputation internationale à protéger. Je ne suis qu’une humble ouvrière criblée de dettes et sexuellement frustrée, qui adore son boulot et tient à le garder.
Dicken se frictionna la nuque.
— Il se passe quelque chose. Quelque chose de vraiment important. J’ai besoin de personnes capables de me soutenir quand j’en parlerai à Augustine.
— Dites plutôt : quand vous tenterez de le remettre sur le droit chemin. Il va vous foutre dehors à coups de pied au cul.
— Je ne le pense pas. J’espère bien que non. (Puis, lançant un clin d’œil à Freedman, Dicken demanda :) Comment le savez-vous ? Vous êtes aussi sortie avec lui ?
— Il faisait médecine. Je restais toujours à l’écart des carabins.
Jessie’s Cougar se trouvait à l’entresol, annoncé par une petite enseigne au néon, une plaque en bois factice et un escalier à la rampe de bronze poli. Dans la longue et étroite salle, un type costaud vêtu d’une veste de smoking bidon et d’un pantalon noir servait les clients assis autour de minuscules tables en bois, et sept ou huit filles nues se succédaient sans conviction sur la petite scène.
Près de la cage vide, un message rédigé à la main sur un écriteau informait la clientèle que, le couguar étant malade cette semaine, Jessie était en chômage technique. Des photos du félin avachi et de sa maîtresse blonde, souriante et plantureuse décoraient le mur derrière le bar.
La salle, large de trois mètres à peine, était bondée et enfumée, et Dicken se sentit mal dès qu’il s’assit. Il parcourut les lieux du regard et découvrit des hommes d’âge moyen, vêtus de costumes stricts et groupés par deux ou trois, et des jeunes hommes en jean, seuls, tous blancs, un petit verre de bière devant eux.
Un quadragénaire aborda une danseuse qui quittait la scène, lui murmura quelque chose à l’oreille, et elle hocha la tête. Suivi de ses compagnons de table, l’homme se dirigea vers un salon privé pour y goûter un nouveau spectacle.
En l’espace d’un mois, Dicken n’avait pas disposé de plus de deux heures de loisirs. Comme il était libre ce soir, coincé dans sa chambre du Holiday Inn sans amis ni connaissances, il s’était rendu dans le quartier des night-clubs, croisant nombre de voitures de police et deux ou trois flics à pied ou en vélo. Il était resté quelques minutes dans une librairie, jugeant finalement insupportable l’idée de passer la soirée à lire, et ses pieds l’avaient conduit automatiquement là où il avait toujours souhaité aller, ne serait-ce que pour regarder une femme étrangère à son milieu professionnel.
Âgées d’une trentaine d’années au maximum, les danseuses étaient plutôt séduisantes, saisissantes dans leur nudité, le plus souvent pourvues de seins rectifiés, pour ce qu’il pouvait en juger, et d’une toison pubienne rasée formant un point d’exclamation quasiment universel. Aucune d’elles ne se tourna vers lui à son arrivée. Dans quelques minutes, elles lui adresseraient des œillades et des sourires vénaux mais, pour le moment, elles n’avaient aucune réaction.
Il commanda une Budweiser – le choix se limitait aux Coors, aux Bud et aux Bud Lite – et s’adossa au mur. La fille qui occupait la scène était jeune, mince, pourvue de seins en obus qui juraient avec sa cage thoracique étroite. Il la regarda sans grand intérêt et, quand elle eut fini son numéro et parcouru la salle de ses yeux inexpressifs, elle enfila un peignoir en rayonne et descendit dans la salle pour se mêler aux clients.
Dicken n’avait jamais réussi à apprendre les codes en vigueur dans une boîte de ce type. Il connaissait l’existence des salons privés mais ignorait ce qui y était autorisé et interdit. Il se surprit à oublier les filles, la fumée et la bière pour réfléchir au lendemain, à la visite du matin au centre médical de l’université Howard, à la réunion de l’après-midi avec Augustine et les nouveaux membres de l’équipe… Encore une journée bien remplie.
En découvrant la fille qui entrait en scène, plus petite, moins maigrichonne, avec de petits seins et une taille fine, il pensa à Kaye Lang.
Dicken acheva sa bière, jeta deux pièces de vingt-cinq cents sur la petite table et fit reculer sa chaise. Une rouquine à moitié nue lui exhiba ses bas, écartant les pans de son peignoir pour lever la jambe. Se faisant l’effet d’un crétin, il glissa vingt dollars dans sa jarretière et lui adressa un regard qui se voulait plein d’autorité nonchalante, mais qui exprimait probablement davantage sa nervosité.
— C’est un début, chéri, dit la fille d’une petite voix pleine d’assurance.
Elle jeta un vif regard circulaire sur la salle. En ce moment, il était le gibier le plus appétissant.
— Tu as travaillé trop dur, pas vrai ? lui dit-elle.
— Oui.
— Tu as bien besoin d’un petit numéro en privé.
— Ce serait agréable, dit-il, la bouche sèche.
— Nous avons un endroit pour ça. Mais tu connais le règlement, chéri. Il n’y a que moi qui touche. La direction souhaite que tu restes assis. Tu verras, c’est amusant.
C’est atroce, oui. Dicken la suivit quand même, se retrouvant au premier étage du bâtiment, dans l’une des huit ou dix petites pièces, de la taille d’une chambre, où étaient installés une scène et un fauteuil pliant. Il prit place sur celui-ci alors que la fille laissait choir son peignoir. Elle portait un string microscopique.
— Je m’appelle Danielle. (Elle porta un doigt à ses lèvres comme il faisait mine de parler.) Ne me dis rien. J’aime le mystère.
Puis, d’un petit sac fixé à son bras, elle retira un paquet en plastique et le déballa avec dextérité d’un mouvement du poignet. Elle plaqua un masque de chirurgien sur son visage.
— Navrée, chuchota-t-elle. Tu sais ce que c’est. D’après ce qu’on dit, rien ne résiste à cette nouvelle grippe – ni la pilule, ni la capote. On n’a même plus besoin d’être… comment dire… pervers pour avoir des emmerdes. Et on dit que tous les mecs sont porteurs. J’ai déjà deux gamins. Je ne peux pas me permettre d’arrêter de bosser pour accoucher d’un petit monstre.
Dicken était si épuisé qu’il parvenait à peine à bouger. Elle monta sur scène et prit la pose.
— Tu préfères que ça se passe vite ou en douceur ?
Il se leva, faisant basculer son siège, qui tomba bruyamment. Elle le regarda en plissant les yeux, son front creusé de rides d’inquiétude. Son masque était d’un vert médical.
— Excusez-moi, dit-il.
Il lui tendit un nouveau billet de vingt dollars puis s’enfuit, se retrouva dans la salle enfumée, bouscula les clients sur son passage, remonta l’escalier vers la rue, s’accrocha à la rampe pour reprendre son souffle.
Il s’essuya vigoureusement les mains sur son pantalon, comme si c’était lui qui risquait d’être infecté.
Mitch s’assit sur le banc et s’étira devant la lumière aqueuse du soleil. Il s’était dispensé de manteau, ne portant qu’une chemise écossaise, un jean élimé et des chaussures de marche fatiguées.
Les arbres dénudés dressaient leurs branches grises au-dessus d’un champ de neige moucheté de traces de pas. Dédaignant les trottoirs, les étudiants avaient sillonné les pelouses recouvertes de blancheur. Des flocons tombaient lentement des nuages gris et fracturés qui se mouvaient dans le ciel.
Wendell Packer s’approcha en agitant la main, un sourire pincé aux lèvres. Âgé d’une trentaine d’années comme Mitch, c’était un homme mince et élancé, aux cheveux clairsemés et aux traits réguliers que gâchait quelque peu un nez bulbeux. Vêtu d’un épais sweater et d’un anorak bleu marine, il tenait à la main un petit cartable en cuir.
— J’ai toujours voulu faire un film sur ce coin, dit-il en se frottant les mains avec nervosité.
— Quel genre ? demanda Mitch, dont le cœur se serrait déjà.
Il avait dû se forcer à lui téléphoner et à se rendre au campus. Mitch apprenait à se blinder contre les réactions de ses anciens collègues et de ses amis scientifiques.
— Rien qu’une scène. La neige recouvrant tout en janvier ; les pruniers en fleur en avril. Une jolie fille qui marche, ici. Fondu : elle est entourée de flocons qui se transforment en pétales.
Packer désigna l’allée que les étudiants empruntaient pour se rendre à leurs cours en traînant le pas. Il dégagea un coin du banc de sa neige et s’assit à côté de Mitch.
— Tu aurais pu venir à mon bureau. Tu n’es pas un paria, Mitch. Personne ne va te chasser du campus.
Mitch haussa les épaules.
— Je suis devenu un sauvage, Wendell. Je ne dors presque plus. J’ai un tas de livres chez moi… je passe toutes mes journées à bosser la biologie. Je ne sais pas par où je dois commencer pour rattraper mon retard.
— Eh bien, commence par dire adieu à l’élan vital[16]. Désormais, nous sommes des ingénieurs.
— Je veux t’inviter à déjeuner et te poser quelques questions. Ensuite, je voudrais assister à quelques cours dans ton unité. Les textes seuls ne me suffisent pas.
— Je peux en parler aux professeurs. Quelles matières en particulier ?
— Embryologie. Développement des vertébrés. Un peu d’obstétrique, mais ce n’est pas de ton ressort.
— Pourquoi ?
Mitch contempla les murs ocre des bâtiments qui entouraient le champ enneigé.
— J’ai besoin d’apprendre pas mal de choses avant d’ouvrir à nouveau ma gueule ou de faire de nouvelles conneries.
— Mais encore ?
— Si je te le disais, tu serais persuadé que j’ai pété les plombs.
— Mitch, l’un des plus beaux jours de mon existence est celui où nous sommes allés à Gingko Tree avec mes gosses. Ils adoraient ça, marcher dans tous les coins, chercher des fossiles. J’ai passé des heures à observer le sol. Et j’ai attrapé un coup de soleil sur la nuque. J’ai compris pourquoi tu coinçais toujours un mouchoir sous ton chapeau.
Mitch sourit.
— Je suis toujours ton ami, Mitch.
— C’est très important pour moi, Wendell.
— On se caille, ici, dit Packer. Où m’emmènes-tu déjeuner ?
— Chinois, ça te dit ?
Au restaurant Little China, ils s’assirent dans un box près d’une fenêtre, attendant qu’on leur serve leur riz, leurs nouilles et leur curry. Packer sirotait une tasse de thé brûlant ; Mitch, poussé par le démon de la perversité, avait commandé une limonade bien fraîche. La vitre donnant sur l’Avenue – ainsi était surnommée University Street, qui longeait le campus – était embuée. Quelques jeunes gens en blouson de cuir et pantalon bouffant battaient la semelle en fumant autour d’un kiosque à journaux cadenassé. La neige avait cessé de tomber, et la chaussée était d’un noir étincelant.
— Alors, dis-moi pourquoi tu veux assister à des cours, demanda Packer.
Mitch étala sur la table trois coupures de journaux relatives à des événements survenus en Ukraine et en Géorgie. Packer les lut en plissant le front.
— Quelqu’un a tenté de tuer la mère dans la grotte. Et, des milliers d’années plus tard, voilà qu’on tue les mères atteintes de la grippe d’Hérode.
— Ah ! tu penses que les Neandertaliens… Le bébé retrouvé devant la grotte. (Packer inclina la tête en arrière.) Je ne suis pas sûr de te suivre.
— Bon Dieu, Wendell, j’étais là. J’ai vu le bébé dans la grotte. Je suis persuadé que les chercheurs d’Innsbruck l’ont confirmé à présent, mais ils n’en parlent à personne. Je leur ai écrit plusieurs lettres, et ils ne se donnent même pas la peine de me répondre.
Packer s’abîma dans ses réflexions, le front barré de rides, s’efforçant de se faire une idée complète de la situation.
— Tu penses être tombé sur un cas d’équilibre ponctué. Dans les Alpes.
Une petite femme au joli visage rond leur apporta leurs plats et leur donna des baguettes. Packer attendit son départ pour reprendre :
— Tu penses qu’ils ont comparé les tissus à Innsbruck et qu’ils refusent de publier leurs résultats ?
Mitch acquiesça.
— L’idée est tellement improbable que personne ne dit rien. Aussi improbable qu’incroyable. Je ne veux pas m’étendre… je ne veux pas te noyer dans les détails. Donne-moi seulement une chance de savoir si je me trompe ou si j’ai raison. Sans doute que je me trompe tellement que je devrais me reconvertir dans les travaux publics. Mais… j’étais là, Wendell.
Packer parcourut la salle du regard, écarta ses baguettes, versa quelques cuillerées de sauce au poivre dans son assiette et planta une fourchette dans son porc au curry.
— Si je te laisse assister à des cours, tu accepteras de t’asseoir au fond ? demanda-t-il, la bouche pleine.
— Et même derrière la porte.
— Je plaisantais. Enfin, je crois.
— J’en suis sûr, dit Mitch en souriant. Maintenant, je voudrais te demander un autre service.
Packer arqua les sourcils.
— N’insiste pas trop, Mitch.
— As-tu des étudiants qui travaillent sur SHEVA ?
— Je veux. Le CDC a lancé un programme de coordination des recherches, et on y a adhéré. Tu as vu toutes ces femmes sur le campus portant un masque de chirurgien ? On aimerait bien injecter un peu de raison dans ce merdier. Tu sais… De la raison.
Il fixa Mitch d’un air qui en disait long.
Mitch attrapa ses deux flacons.
— Ces trucs sont très précieux à mes yeux. Je ne veux pas les perdre.
Il les tendit à Packer. Ils tintèrent doucement et leur contenu s’agita – on aurait dit deux bouchées de bœuf séché.
Packer posa sa fourchette.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Deux échantillons de tissu neandertalien. Un du mâle et un de la femelle.
Packer cessa de mâcher.
— Quelle quantité te faudrait-il ? s’enquit Mitch.
— Pas beaucoup, dit Packer, la bouche pleine de riz. Si je devais faire quelque chose.
Mitch agita la main, faisant rouler les flacons sur sa paume.
— Si je devais te faire confiance, ajouta Packer.
— Je dois te faire confiance, dit Mitch.
Packer plissa les yeux et se tourna vers la vitre embuée, vers les gamins, dehors, occupés à rire et à fumer.
— Qu’est-ce que je devrais y chercher… SHEVA ?
— Ou quelque chose qui ressemble à SHEVA.
— Pourquoi ? Quel rapport entre SHEVA et l’évolution ?
Mitch posa la main sur les coupures de presse.
— Ça expliquerait toutes ces histoires d’enfants du diable. Il se passe quelque chose de vraiment étrange. Je pense que ça s’est déjà produit, et j’en ai trouvé la preuve.
Packer s’essuya les lèvres d’un air pensif.
— Je n’arrive pas à y croire, vraiment pas. (Il prit les flacons, les examina avec attention.) Ils sont si vieux. Il y a trois ans, deux de mes étudiants ont réalisé un projet de recherche sur des séquences d’ADN mitochondrial provenant de tissu osseux neandertalien. Il ne restait que des fragments.
— Alors, tu peux confirmer l’authenticité de ces échantillons. Ils sont desséchés, dégradés, mais probablement complets.
Packer posa doucement les flacons sur la table.
— Pourquoi devrais-je faire ça ? Uniquement parce que nous sommes amis ?
— Parce que, si j’ai raison, ce sera la plus grande découverte scientifique de notre époque. Nous saurons peut-être comment fonctionne l’évolution.
Packer prit son portefeuille et en sortit vingt dollars.
— C’est moi qui régale. Les grandes découvertes me rendent très nerveux.
Mitch le regarda d’un air consterné.
— Oh, je vais le faire, dit Packer d’un air sinistre. Mais uniquement parce que je suis un crétin et un pigeon. S’il te plaît, ne me demande plus de services, Mitch.
Cross et Dicken étaient assis face à face dans une petite salle de conférences du bâtiment Natcher, et Kaye avait pris place à côté de Cross. Dicken, les yeux fixés sur la large table, tripotait son stylo comme un petit garçon nerveux.
— Quand est-ce que Mark va faire sa grande entrée ? demanda Cross.
Dicken leva la tête et lui sourit.
— Je lui donne cinq minutes. Peut-être moins. Tout cela ne l’enchante guère.
Cross glissa entre ses dents l’un de ses longs ongles fracturés.
— La seule chose qui vous manque, c’est le temps, pas vrai ? lança Dicken.
Cross se contenta de sourire poliment.
— On dirait que c’est hier que nous nous sommes vus en Géorgie, remarqua Kaye, pour dire quelque chose.
— En effet, répondit Dicken.
— Vous vous êtes rencontrés en Géorgie ? s’enquit Cross.
— Brièvement, dit Dicken.
Avant que la conversation ait pu se poursuivre, Augustine entra dans la pièce. Il portait un costume gris et coûteux, qui commençait à se froisser dans le dos et derrière les cuisses. Ce n’était pas sa première réunion de la journée, devina Kaye.
Il serra la main de Cross et s’assit. Puis il joignit les mains devant lui.
— Alors, Marge, vous nous placez devant le fait accompli ? Vous avez mis le grappin sur Kaye et nous devons nous la partager ?
— Rien n’est encore décidé, dit Cross d’un air jovial. Je voulais d’abord en discuter avec vous.
Augustine ne semblait pas convaincue.
— Qu’est-ce que ça nous rapporte ?
— Sans doute rien de plus que ce que vous auriez dû avoir, Mark, répondit Cross. Nous pouvons décider dès à présent des grandes lignes et remettre les détails à plus tard.
Augustine s’empourpra légèrement, serra les mâchoires l’espace d’un instant, puis déclara :
— J’adore le marchandage. Pourquoi avons-nous besoin d’Americol, au fait ?
— Ce soir, je dîne avec trois sénateurs républicains. Du genre conservateur. Ils se fichent de ce que je fais, du moment que je participe au financement de leur campagne. Je leur expliquerai pourquoi, à mon sens, la Brigade et le programme de recherche dans son ensemble ont besoin de fonds et pourquoi nous devrions établir une connexion Intranet entre Americol, Euricol et des membres choisis de la Brigade et du CDC. Ensuite, je leur expliquerai la situation. À propos de la grippe d’Hérode, je veux dire.
— Ils vont invoquer la volonté divine, avertit Augustine.
— En fait, je ne le crois pas, dit Cross. Ils sont peut-être plus intelligents que vous ne le pensez.
— J’ai déjà expliqué tout cela aux sénateurs et à la plupart des représentants.
— Dans ce cas, nous nous compléterons. Je leur donnerai l’impression qu’ils sont informés et spécialistes, ce que vous ne savez pas faire, Mark. Quant à ce que nous aurons à partager… cela débouchera sur un traitement, voire sur un remède, en moins d’un an. Je vous le garantis.
— Comment pouvez-vous garantir une chose pareille ? demanda Augustine.
— Comme je l’ai dit à Kaye en venant ici, ça fait des années que je prends ses articles au sérieux. J’ai demandé à certains de mes meilleurs éléments de San Diego de creuser la question. Quand on a appris l’activation de SHEVA puis l’apparition de la grippe d’Hérode, j’étais prête. J’ai confié le dossier aux gars de notre programme Sentinelle. Ils font un travail similaire au vôtre, Christopher, mais au niveau industriel. Nous connaissons déjà la structure de la membrane capsidique de SHEVA, la façon dont SHEVA s’introduit dans une cellule humaine, les récepteurs auxquels il s’attache. Le CDC et la Brigade pourront revendiquer une moitié des crédits, et nous nous occuperons de la distribution du traitement. Nous le ferons pour un profit modique, bien entendu, sinon pas de profit du tout.
Augustine la considéra avec une surprise non feinte. Cross gloussa. Elle se pencha au-dessus de la table comme pour lui décocher un coup de poing et annonça :
— Je vous ai bien eu, Mark.
— Je ne vous crois pas, répliqua Augustine.
— Mr. Dicken me dit qu’il préférerait travailler avec Kaye sans intermédiaire, poursuivit Cross. Je n’y vois pas d’inconvénient.
Augustine croisa les bras.
— Mais cet Intranet sera vraiment précieux. Direct, rapide, dernier cri. Nous allons répertorier tous les HERV du génome pour nous assurer que SHEVA n’est pas dupliqué quelque part, qu’il ne risque pas de nous prendre par surprise. Kaye peut diriger ce projet. Les applications pharmaceutiques peuvent se révéler merveilleuses, absolument merveilleuses.
La voix de Cross se brisa sous l’effet de l’enthousiasme.
Kaye était habitée par une émotion comparable. Cross était vraiment quelqu’un d’exceptionnel.
— Qu’est-ce que votre équipe vous a appris au sujet de ces HERV, Mark ? demanda Cross.
— Beaucoup de choses, répondit Augustine. Nous nous sommes concentrés sur la grippe d’Hérode, évidemment.
— Savez-vous que le plus grand des gènes activés par SHEVA, la polyprotéine sur le chromosome 21, diffère dans ses expressions humaine et simienne ? Qu’il n’y a que deux autres gènes dans la cascade déclenchée par SHEVA qui en font autant ?
Augustine secoua la tête.
— Nous étions sur le point de le découvrir, dit Dicken.
Il jeta autour de lui un regard gêné. Cross fit comme s’il n’avait rien dit.
— Ce que nous avons devant nous, c’est un catalogue archéologique de la maladie humaine qui remonte à des millions d’années, reprit Cross. Il existe au moins un vieux visionnaire qui l’a déjà compris, et nous en aurons élaboré la description complète bien avant le CDC… La recherche publique va se retrouver complètement dépassée, Mark, sauf si nous coopérons. Kaye peut nous aider à rester en communication. Et, ensemble, nous réussirons beaucoup plus vite, naturellement.
— Vous avez l’intention de sauver le monde, Marge ? demanda Augustine à voix basse.
— Non, Mark. À mon sens, la grippe d’Hérode n’est qu’une cruelle nuisance. Mais elle nous frappe là où ça fait mal. Là où nous faisons des bébés. Il suffit de regarder la télé ou de lire les journaux pour être mort de trouille. Kaye est célèbre, c’est une femme, et elle est présentable. Exactement ce qu’il nous faut à tous les deux. C’est pour ça que Mr. Dicken et la ministre de la Santé ont jugé qu’elle pourrait être utile, n’est-ce pas ? Outre son incontestable qualité d’experte ?
Augustine posa sa question suivante à Kaye.
— Je suppose que vous n’êtes pas allée voir Ms. Cross de votre propre chef après avoir accepté notre offre ?
— Non, répondit Kaye.
— Que comptez-vous retirer d’un tel arrangement ?
— Je pense que Marge a raison, dit Kaye, habitée par une assurance qui lui donna des frissons. Nous devons coopérer, découvrir la nature de cette chose et lutter contre elle.
Kaye Lang, biologiste et femme d’affaires, détendue et détachée, imperméable au doute. Saul, tu serais fier de moi.
— Ceci est un projet à l’échelle internationale, Marge, déclara Augustine. Nous mettons sur pied une coopération entre vingt nations différentes. Le rôle de l’OMS est prépondérant. Pas de prima donna.
— J’ai déjà formé une équipe de gestion pour régler ce genre de problème. Robert Jackson dirigera notre programme vaccin. Transparence totale sur nos activités. Ça fait vingt-cinq ans que nous travaillons à l’échelon planétaire, Mark. Nous connaissons les règles du jeu.
Augustine considéra Cross, puis Kaye. Il ouvrit les bras comme pour étreindre Cross.
— Mon amour, dit-il, et il se leva pour lui envoyer un baiser.
Cross gloussa comme une vieille poule.
Wendell Packer demanda à Mitch de le retrouver dans son bureau du bâtiment Magnuson. C’était une minuscule pièce de l’aile E, étouffante et dépourvue de fenêtre, remplie de livres et équipée de deux ordinateurs, dont l’un était relié au labo de Packer. Son écran affichait une longue série de protéines en cours de séquençage, un alignement chaotique de lignes bleues et rouges et de colonnes vertes évoquant un escalier de guingois.
— Je m’en suis occupé moi-même, dit Packer en tendant à Mitch une sortie d’imprimante. Ce n’est pas que je me méfie de mes étudiants, mais je ne veux pas ruiner leur carrière. Et je ne veux pas que mon unité soit fermée.
Mitch prit les feuillets et les parcourut du regard.
— Au premier coup d’œil, ça ne veut sans doute pas dire grand-chose, reprit Packer. Les tissus sont beaucoup trop anciens pour que l’on obtienne des séquences complètes, de sorte que j’ai cherché des petits gènes caractéristiques de SHEVA, puis des produits créés quand SHEVA pénètre une cellule.
— Tu les as trouvés ? demanda Mitch, la gorge serrée.
Packer acquiesça.
— SHEVA est bien présent dans tes échantillons. Et ce n’est ni toi ni tes compagnons qui l’y ont introduit par contamination. Mais le virus est vraiment dégradé. J’ai utilisé les sondes antibiotiques envoyées par Bethesda : elles s’attachent aux protéines associées à SHEVA. Il existe une hormone folliculostimulante typique de l’infection par SHEVA. Il y a concordance à soixante-sept pour cent, ce qui n’est pas mal étant donné l’âge des échantillons. Ensuite, j’ai fabriqué des sondes un peu plus efficaces en m’appuyant sur la théorie de l’information, au cas où SHEVA aurait muté ou présenterait d’autres types de différences. Ça m’a pris deux jours, mais j’ai obtenu un taux de quatre-vingts pour cent. Par acquit de conscience, j’ai fait un Southwestern Blot sur l’ADN du provirus de la grippe d’Hérode. Il y a bel et bien des fragments de SHEVA activés dans tes spécimens. Les tissus provenant du mâle en regorgent.
— Tu es sûr que c’est bien SHEVA ? Ça tiendrait devant un tribunal ?
— Compte tenu de la provenance de ces échantillons, ça ne survivrait pas devant un tribunal. Mais s’agit-il bien de SHEVA ? (Sourire de Packer.) Oui. Ça fait sept ans que je suis dans cette unité. Nous disposons du meilleur équipement sur le marché, et de certains des meilleurs scientifiques désireux de l’utiliser, tout cela grâce à trois jeunes millionnaires de chez Microsoft. Mais… assieds-toi, s’il te plaît, Mitch.
Mitch leva les yeux de la sortie d’imprimante.
— Pourquoi ?
— Assieds-toi.
Mitch s’exécuta.
— J’ai un bonus pour toi. Karel Petrovich, de l’unité d’anthropologie, a demandé à Maria Konig, sans doute notre meilleur élément, de travailler sur un très vieil échantillon de tissu. Devine d’où venait cet échantillon.
— D’Innsbruck ?
Packer tendit un nouveau feuillet.
— Ils ont demandé à Karel de nous contacter. Que veux-tu, nous avons une réputation. Ils voulaient que nous cherchions des marqueurs bien précis, ainsi que des combinaisons d’allèles utilisées le plus souvent pour déterminer une filiation. L’échantillon qu’on nous a fourni pesait environ un gramme. Ils voulaient du travail précis et rapide. Mitch, tu dois me jurer le secret absolu.
— Je le jure, dit Mitch.
— Par curiosité, j’ai demandé les résultats à l’un des analystes. Inutile que je rentre dans les détails. Le tissu provient d’un nouveau-né. Il est vieux de dix mille ans, au bas mot. Nous avons trouvé les marqueurs demandés. Et j’ai comparé plusieurs allèles avec tes échantillons.
— Ça concorde ? demanda Mitch, la voix nouée par l’émotion.
— Oui… et non. Je ne pense pas qu’Innsbruck serait d’accord avec moi ni avec ce que tu sembles insinuer.
— Je n’insinue pas. Je sais.
— Oui, bon, je suis intrigué, mais, devant un tribunal, je dégagerais ton mâle de toute responsabilité. Pas de pension alimentaire préhistorique à payer. Quant à la femelle, c’est une autre histoire. Les allèles concordent.
— C’est la mère du bébé ?
— Sans le moindre doute.
— Mais lui n’est pas le père ?
— J’ai dit que je ne pourrais pas en jurer devant un tribunal. Il y a des trucs bizarres côté génétique. Des trucs que je n’avais jamais vus, à vous faire dresser les cheveux sur la tête.
— Mais le bébé est comme nous.
— Mitch, s’il te plaît, ne t’emballe pas. Je ne vais pas t’appuyer sur ce coup, je ne vais pas t’aider à écrire quoi que ce soit. J’ai une unité à protéger et une carrière à défendre. Tu es mieux placé que quiconque pour comprendre cela.
— Je sais, je sais, dit Mitch. Mais je ne peux pas agir seul.
— Je vais te donner quelques indices. Tu sais que l’Homo sapiens sapiens présente une remarquable uniformité sur le plan génétique ?
— Oui.
— Eh bien, je ne pense pas qu’on puisse en dire autant de l’Homo sapiens neandertalensis. C’est un miracle que je puisse t’affirmer ça, Mitch, j’espère que tu en as conscience. Il y a trois ans, il nous aurait fallu huit mois pour faire cette analyse.
Mitch plissa le front.
— Je ne te suis plus.
— Le génotype du nouveau-né est très proche du tien et du mien. C’est quasiment un bébé contemporain. L’ADN mitochondrial des tissus que tu m’as fournis concorde avec celui d’échantillons osseux neandertaliens. Mais, à condition de ne pas y regarder de trop près, je dirai que le mâle et la femelle d’où proviennent tes échantillons sont ses parents biologiques.
Mitch fut pris de vertige. Il se pencha en avant et se prit la tête entre les mains.
— Seigneur, fit-il d’une voix éteinte.
— Une nouvelle candidate au rôle d’Ève. (Packer leva la main.) Regarde-moi. Voilà que je tremble.
— Qu’est-ce que tu peux faire, Wendell ? demanda Mitch en le regardant droit dans les yeux. Je suis assis sur la plus grande découverte scientifique des temps modernes. Innsbruck va étouffer l’affaire, j’en suis sûr.
Ils vont tout nier en bloc. C’est la solution de facilité. Que dois-je faire ? Qui dois-je voir ?
Packer s’essuya les yeux et se moucha le nez.
— Des gens qui n’ont pas l’esprit foncièrement conservateur. Des gens qui n’appartiennent pas au milieu universitaire. Je connais certaines personnes au CDC. Je discute assez souvent avec une amie qui travaille aux labos d’Atlanta, l’amie d’une ancienne copine, en fait. Nous sommes restés en bons termes. Elle a fait pas mal d’analyses de tissu cadavérique pour un chasseur de virus du CDC nommé Dicken, qui fait partie de la Brigade de la grippe d’Hérode. Il cherchait à déceler SHEVA dans des tissus de cadavres, ce qui n’a rien de surprenant.
— Des cadavres venant de Géorgie ?
Packer ne comprit pas tout de suite.
— D’Atlanta, tu veux dire ?
— Non, de République géorgienne.
— Euh… oui, en effet, c’est bien ça. Mais il cherche aussi des traces de la grippe d’Hérode dans les archives. De ce siècle et des précédents. (Packer posa une main sur celle de Mitch.) Peut-être qu’il aimerait savoir ce que tu sais.
Il y avait quatre femmes dans la salle brillamment éclairée. Celle-ci contenait deux canapés, deux fauteuils, une télévision avec magnétoscope, des livres et des magazines. Kaye se demanda comment les designers d’hôpitaux s’y prenaient pour créer invariablement ce genre d’atmosphère stérile : meubles couleur frêne, murs blanc cassé, affiches pastel de plages, de forêts et de fleurs. Un monde aseptisé et apaisant.
Elle observa brièvement les femmes par la porte vitrée tandis qu’elle attendait que Dicken et la directrice du centre la rejoignent.
Deux Noires. La première, corpulente et proche de la quarantaine, assise bien droite sur sa chaise, regardait distraitement la télévision, un numéro d’Elle ouvert sur ses genoux. L’autre, âgée d’une vingtaine d’années ou moins, maigre, avec des petits seins pointus et de courtes nattes sur le crâne, se tenait sur le canapé, le menton calé dans la main, et regardait dans le vide. Deux femmes blanches, la trentaine, la première teinte en blonde et l’air hagarde, la seconde vêtue avec goût, le visage inexpressif, toutes deux en train de lire de vieux numéros de People et de Time.
Dicken s’avança dans le couloir moquetté de gris, accompagné du docteur Denise Lipton. Petite, âgée d’une quarantaine d’années, celle-ci était belle quoique d’allure revêche, avec des yeux qui devaient cracher des étincelles quand elle était en colère. Dicken les présenta l’une à l’autre.
— Prête à voir nos volontaires, Ms. Lang ? demanda Lipton.
— Aussi prête que je le serai jamais.
Lipton eut un sourire sans joie.
— Elles sont plutôt malheureuses. Elles ont subi assez de tests ces derniers jours pour… eh bien, pour les rendre malheureuses.
Les femmes assises dans la salle levèrent la tête en les entendant. Lipton lissa sa blouse et poussa la porte.
— Bonjour, mesdames, leur lança-t-elle.
La rencontre se déroula plutôt bien. Le docteur Lipton escorta trois des femmes jusqu’à leurs chambres, laissant Dicken et Kaye s’entretenir avec la quatrième, la plus âgée des deux Noires, Mrs. Luella Hamilton, de Richmond, Virginie.
Mrs. Hamilton souhaitait boire un peu de café.
— On m’a tellement vidée. Quand ce n’est pas les prises de sang, c’est mes reins qui débloquent.
Dicken se proposa pour aller leur chercher du café et sortit.
Mrs. Hamilton se concentra sur Kaye et plissa les yeux.
— On nous a dit que c’est vous qui avez découvert cette saleté.
— Non, dit Kaye. J’ai écrit quelques articles sur elle, mais je ne l’ai pas découverte.
— Ce n’est qu’une petite fièvre. J’ai déjà eu quatre enfants, et voilà qu’on me dit que celui-ci ne sera pas un vrai bébé. Mais les docteurs ne veulent pas m’avorter. Laissons la maladie suivre son cours, qu’ils disent. Je ne suis qu’un gros cobaye, pas vrai ?
— On dirait. Êtes-vous bien traitée ?
— Je mange à ma faim, dit-elle en haussant les épaules. La bouffe est bonne. Je n’aime pas les livres ni les films qu’on nous propose. Les infirmières sont gentilles, mais ce docteur Lipton… c’est une dure à cuire. Elle parle gentiment, mais j’ai l’impression qu’elle n’aime personne.
— Je suis sûre qu’elle fait du bon travail.
— Ouais, eh bien, Miz Lang, imaginez-vous à ma place un moment et dites-moi que vous n’aurez pas envie de râler.
Kaye sourit.
— Et puis ce qui m’embête, c’est cet infirmier noir qui n’arrête pas de me traiter comme si j’étais un exemple pour les autres. Il veut que je sois forte, comme sa maman. (Elle regarda Kaye sans broncher et secoua la tête.) Je ne veux pas être forte. Je veux pleurer quand ils me font leurs tests, quand je pense à ce bébé, Miz Lang. Vous comprenez ?
— Oui, dit Kaye.
— Pour l’instant, je me sens comme quand j’ai eu les quatre autres. Je me dis que c’est peut-être un vrai bébé, qu’ils se sont trompés. Est-ce que je suis stupide de penser ça ?
— S’ils ont fait les tests, ils savent de quoi ils parlent.
— Ils ne veulent pas que je voie mon mari. Ça fait partie du contrat. C’est lui qui m’a donné la grippe, c’est lui qui m’a donné ce bébé, mais il me manque. Ce n’était pas de sa faute. Je lui parle au téléphone. Il a l’air de tenir le coup, mais je sais que je lui manque. Ça m’inquiète de ne pas être à la maison, vous savez !
— Qui s’occupe de vos enfants ?
— Mon mari. Ils les ont autorisés à me voir, eux. C’est bien. Mon mari les amène, ils viennent me rendre visite, et lui, il attend dans la voiture. Ça va faire quatre mois, quatre mois ! (Mrs. Hamilton tritura son alliance en or.) Il dit qu’il se sent seul et que les enfants sont parfois turbulents.
Kaye étreignit la main de Mrs. Hamilton.
— Je sais que vous êtes courageuse, Mrs. Hamilton.
— Appelez-moi Luella. Non, je ne suis pas courageuse. Quel est votre prénom ?
— Kaye.
— J’ai peur, Kaye. Quand vous aurez trouvé ce qui se passe, vous viendrez me le dire tout de suite, d’accord ?
Kaye prit congé de Mrs. Hamilton. Elle se sentait desséchée, glacée. Dicken l’accompagna au rez-de-chaussée puis devant l’entrée du centre. Il ne cessait de lui jeter des regards en coin quand il ne se croyait pas observé.
Elle lui demanda de faire une pause. Elle croisa les bras et contempla une rangée d’arbres, à l’autre bout d’une petite pelouse manucurée. Celle-ci était entourée de tranchées. Le campus du NIH était en grande partie un dédale de chantiers et de déviations, de trous d’où jaillissaient piliers de béton et tiges métalliques.
— Est-ce que tout va bien ? s’enquit Dicken.
— Non. Je suis retournée.
— Il faut qu’on s’y habitue. C’est la même chose un peu partout.
— Toutes ces femmes sont volontaires ?
— Bien sûr. Nous payons leurs frais médicaux et leur versons des émoluments. Nous ne pouvons contraindre personne, même en cas d’urgence nationale.
— Pourquoi n’ont-elles pas le droit de voir leurs maris ?
— En fait, c’est peut-être à cause de moi, admit Dicken. Lors de la dernière réunion, j’ai présenté des éléments tendant à prouver que la grippe d’Hérode conduisait à une seconde grossesse, sans activité sexuelle. Tous les chercheurs recevront mon rapport dès ce soir.
— Quels éléments ? Mon Dieu, êtes-vous en train de me parler d’immaculée conception ? (Kaye se retourna pour se planter devant lui, les poings sur les hanches.) Vous traquez cette saleté depuis que nous nous sommes rencontrés en Géorgie, n’est-ce pas ?
— Depuis bien avant. Je l’ai traquée en Ukraine, en Russie, en Turquie, en Azerbaïdjan, en Arménie. La grippe d’Hérode a commencé à frapper ces pays il y a dix ans, vingt ans peut-être, voire davantage.
— Puis vous avez lu mes articles, et toutes les pièces du puzzle se sont assemblées, c’est ça ? Vous êtes une sorte de chasseur de fauves scientifique ?
Dicken grimaça.
— Pas exactement.
— Suis-je le catalyseur ? demanda Kaye, incrédule.
— Ce n’est pas aussi simple que ça, Kaye.
— J’aimerais bien être tenue informée, Chris !
— Christopher, s’il vous plaît.
Il semblait mal à l’aise, contrit.
— J’aimerais bien que vous me teniez informée. Vous vous conduisez comme une ombre, toujours à la traîne, alors que je suis persuadée que vous êtes un des membres les plus importants de la Brigade.
— Merci, c’est une erreur fort répandue, dit-il avec un sourire ironique. Je m’efforce d’éviter les ennuis, mais je ne suis pas sûr d’y parvenir. Il arrive parfois qu’on m’écoute, quand mes éléments sont probants – ce qui est le cas ici : des rapports provenant des hôpitaux arméniens, et même de deux ou trois hôpitaux de New York et de Los Angeles.
— Christopher, la prochaine réunion est dans deux heures. Ça fait quinze jours que je suis coincée à faire des conférences sur SHEVA. Ils pensent avoir trouvé ma niche écologique. Un coin peinard où je m’occuperai à chercher d’autres HERV. Marge m’a préparé un chouette petit labo à Baltimore, mais… je pense que la Brigade n’a plus envie d’utiliser mes services.
— Votre association avec Americol a irrité Augustine, dit Dicken. J’aurais pu vous prévenir.
— Donc, je dois me concentrer sur mon travail pour Americol.
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Ils ont les ressources nécessaires. Marge semble vous apprécier.
— Dites-m’en un peu plus sur ce qui se passe… sur le front ? C’est comme ça que vous dites ?
— Oui, répondit Dicken. Il nous arrive parfois de dire que nous allons bientôt rencontrer les véritables soldats, les gens qui tombent malades. Nous ne sommes que des ouvriers ; les soldats, ce sont eux. Ce sont eux qui souffrent et qui meurent.
— Et moi, j’ai l’impression d’être reléguée à l’arrière. Acceptez-vous de me parler ?
— J’en serais ravi. Vous savez ce que j’ai à affronter, n’est-ce pas ?
— Un tank bureaucratique. Ils croient savoir ce qu’est la grippe d’Hérode. Mais… une seconde grossesse sans relations sexuelles !
Kaye sentit un frisson la parcourir.
— Ils se sont résignés à cette idée, reprit Dicken. Nous allons discuter des mécanismes possibles cet après-midi. Ils ne pensent pas dissimuler quoi que ce soit. (Son air tourmenté évoquait un petit garçon détenteur d’un lourd secret.) Si vous posez des questions auxquelles je ne suis pas prêt à répondre…
Kaye baissa les bras, exaspérée.
— Quelles sont les questions qu’Augustine ne pose pas ? Et si nous nous trompions sur toute la ligne ?
— Exactement. (Dicken rougit et fendit l’air du tranchant de la main.) Exactement. Kaye, je savais que vous comprendriez. Puisqu’on parle d’hypothèses… ça vous dérangerait que je me confie à vous ?
Kaye eut un mouvement de recul à cette idée.
— Je veux dire, j’admire tellement votre travail…
— J’ai eu de la chance, et j’ai eu Saul, dit Kaye, non sans raideur. (Dicken paraissait vulnérable, et elle n’aimait pas ça.) Christopher, que cachez-vous, bon sang ?
— Ça m’étonnerait que vous ne le sachiez pas déjà. Nous avons tous refusé de voir l’évidence – excepté un petit nombre d’entre nous. (Il plissa les yeux pour scruter le visage de Kaye.) Je vais vous dire ce que je pense et, si vous convenez que c’est possible – que c’est probable –, alors laissez-moi décider du moment où je présenterai mes arguments. Attendons d’avoir toutes les preuves nécessaires. Ça fait un an que je tâtonne dans le noir, et ni Augustine ni Shawbeck ne veulent écouter les faits que j’ai réussi à rassembler. Parfois, j’ai l’impression de n’être rien de plus qu’un coursier monté sur un piédestal. Donc… (il se balança d’un pied sur l’autre) ce sera notre secret ?
— Bien sûr, dit Kaye en le regardant bien en face. Dites-moi ce qui, à votre avis, va arriver à Mrs. Hamilton.
Mitch se savait endormi, ou plutôt à moitié endormi. De temps à autre, mais assez rarement, son esprit se mettait à traiter les faits de son existence, ses projets, ses hypothèses, de façon rigoureuse et systématique, et toujours quand il était à la lisière du sommeil.
Il lui arrivait souvent de rêver du site qu’il fouillait, en mélangeant les époques. Ce matin-là, le corps engourdi et l’esprit placé dans une situation d’observateur global, il vit un jeune homme et une jeune femme vêtus de fourrures, chaussés de sandales de roseau et de peau lacées autour de leurs mollets. La femme était enceinte. Il les découvrit d’abord de profil, comme s’ils défilaient sur un écran, et s’amusa quelque temps à les observer sous divers angles.
Peu à peu, il perdit le contrôle de son point de vue, et l’homme et la femme s’avancèrent sur de la neige fraîche et de la glace balayée par les vents, dans une lumière éblouissante comme il n’en avait jamais vue en rêve. Ils devaient se protéger les yeux pour ne pas être aveuglés.
Il crut d’abord qu’il s’agissait de gens comme lui. Bientôt, toutefois, il se rendit compte qu’ils étaient différents. Ce ne furent pas leurs traits qui éveillèrent ses soupçons. Ce furent les motifs complexes que dessinaient la barbe et les cheveux de l’homme, ainsi que la douce crinière qui ceignait le visage de la femme, laissant dégagés ses joues, son menton fuyant et son front bas, mais joignant ses deux tempes en passant par les sourcils. Sous ses arcades velues, elle avait de doux yeux marron foncé, presque noirs, et sa peau était d’une riche nuance olivâtre. Ses doigts étaient gris et rose, fortement calleux. Tous deux avaient un large nez épaté.
Ils ne sont pas comme moi, se dit Mitch. Mais je les connais.
L’homme et la femme souriaient. La femme ramassa une poignée de neige. La malice dans l’œil, elle fit mine de s’en désaltérer, et, profitant d’un instant d’inattention de l’homme, elle roula la neige en boule et lui lança celle-ci sur le crâne. Frappé de plein fouet, il poussa un glapissement évoquant celui d’un chien, qui résonna haut et clair. La femme feignit de lever les bras pour se protéger, puis elle s’enfuit et l’homme se lança à sa poursuite. Il la plaqua au sol en dépit de ses grognements de protestation, se redressa, leva les bras au ciel et la gronda. Elle ne semblait guère impressionnée par sa voix grave et rocailleuse. Agitant les mains avec mépris, elle fit claquer ses lèvres à grand bruit.
Puis il les vit marcher l’un derrière l’autre sur un sentier boueux, courbant le dos sous l’averse de pluie et de neige mêlées. Entre les nuages bas, il distinguait des bribes de la vallée en contrebas, des champs et des forêts, et un lac sur lequel flottaient des huttes de roseaux montées sur de larges radeaux de rondins.
Ils se débrouillent très bien, lui dit une voix dans son crâne. Tu ne les reconnais pas, mais ils se débrouillent très bien.
Mitch entendit le chant d’un oiseau, comprit qu’il s’agissait en fait de son téléphone mobile. Il lui fallut quelques secondes pour se débarrasser de l’attirail de son rêve. Les nuages et la vallée éclatèrent comme une bulle de savon, et il leva la tête en gémissant. Son corps était tout engourdi. Il s’était endormi sur le flanc, un bras replié sous la tête, et ses muscles étaient raides.
Le téléphone insistait. Il décrocha à la sixième sonnerie.
— J’espère que je parle bien à Mitchell Rafelson, l’anthropologue, dit une voix d’homme au fort accent britannique.
— C’est bien lui, je crois, dit Mitch. Qui est à l’appareil ?
— Merton, Oliver. Journaliste scientifique pour The Economist. Je fais un reportage sur les Neandertaliens d’Innsbruck. Ça n’a pas été facile de dénicher votre numéro de téléphone, Mr. Rafelson.
— Il est sur liste rouge. J’en ai marre de me faire engueuler.
— Ce n’est pas surprenant. Écoutez, je crois pouvoir prouver qu’Innsbruck a saboté toute l’affaire, mais j’ai besoin de détails. Vous aurez la chance de vous expliquer devant un témoin compatissant. Je serai dans l’État de Washington après-demain pour interviewer Eileen Ripper.
— Bien, dit Mitch.
Il envisageait de raccrocher et de tenter de ressusciter son rêve remarquable.
— Elle fait de nouvelles fouilles dans cette gorge… la Columbia River, c’est ça ? Vous savez où se trouve la grotte de Fer ?
Mitch s’étira.
— J’ai fait des fouilles dans la région.
— Oui, d’accord, la presse n’est pas encore au courant, mais ça ne tardera pas. Elle a découvert trois squelettes, très anciens, pas aussi remarquables que vos momies mais néanmoins intéressants. C’est surtout sur sa tactique que je souhaite enquêter. À notre époque, les autochtones bénéficient d’une sympathie universelle, et elle a eu l’intelligence de créer un consortium pour protéger la science. Ms. Ripper a même demandé le soutien de la Confédération des Cinq Tribus. Que vous connaissez bien, évidemment.
— En effet.
— Elle a embauché un duo d’avocats et elle communique ses découvertes à des sénateurs et à des représentants. Rien à voir avec votre expérience de l’homme de Pasco.
— Ravi de l’entendre, dit Mitch avec un rictus. (Il frotta ses yeux bouffis de sommeil.) Je l’ai trouvé pas loin, à une journée de route.
— Tant que ça ? Je suis à Manchester pour le moment. En Angleterre. J’ai quitté Leeds dès que j’ai bouclé mes valises. Mon avion décolle dans une heure. J’aimerais vous rencontrer.
— Je suis sans doute la dernière personne qu’Eileen souhaite voir débarquer sur son site.
— C’est elle qui m’a donné votre numéro. Vous êtes moins exclu que vous ne le croyez, Mr. Rafelson. Elle aimerait que vous jetiez un coup d’œil sur ses fouilles. Elle est plutôt du genre maternel, si j’ai bien compris.
— Eileen ? C’est un ouragan.
— Je suis vraiment très excité. J’ai visité des fouilles en Éthiopie, en Afrique du Sud, en Tanzanie. Je suis allé deux fois à Innsbruck pour voir ce qu’on voulait bien me laisser voir, c’est-à-dire pas grand-chose. Et maintenant…
— Mr. Merton, je regrette de vous décevoir, mais…
— Oui, au fait, et ce bébé, Mr. Rafelson ? Pouvez-vous m’en dire davantage à propos de cet extraordinaire nouveau-né que la femme avait planqué dans son sac à dos ?
— J’avais une migraine carabinée à ce moment-là.
Mitch était sur le point de raccrocher, Eileen Ripper ou pas. Il avait trop souvent enduré cette épreuve. Il écarta le combiné de son oreille. La voix de Merton était lointaine et sèche.
— Êtes-vous au courant de ce qui se passe à Innsbruck ? Vous saviez qu’ils en étaient venus aux mains dans leur labo ?
Mitch recolla son oreille au combiné.
— Non.
— Vous saviez qu’ils avaient envoyé des échantillons de tissus à l’étranger pour parvenir à une sorte de consensus ?
— Non, répéta Mitch d’une voix traînante.
— Je serais ravi de vous mettre au courant. Je pense qu’il y a de grandes chances pour que vous sortiez d’affaire blanc comme neige, comme la neige qui tombe sur l’État de Washington. Si je demande à Eileen de vous faire venir, de vous inviter, si je lui dis que vous êtes intéressé… Est-ce qu’on pourra se voir ?
— Pourquoi ne pas nous retrouver à SeaTac ? C’est là que vous allez atterrir, n’est-ce pas ?
Merton fit claquer ses lèvres.
— Mr. Rafelson, je vous vois difficilement renoncer à flairer la poussière et à faire un peu de camping. À parler de la plus grande découverte archéologique de notre époque.
Mitch trouva sa montre et regarda la date.
— D’accord, dit-il. Si Eileen accepte de m’inviter.
Lorsqu’il eut raccroché, il alla dans la salle de bains, se brossa les dents, se regarda dans la glace.
Il avait passé plusieurs jours à traîner dans l’appartement, incapable de prendre une décision. Il avait obtenu l’adresse électronique et le numéro de téléphone de Christopher Dicken, mais il n’avait pas encore trouvé le courage de le contacter. Ses économies fondaient plus vite qu’il ne l’avait prévu. Il reculait le moment où il serait obligé d’emprunter de l’argent à ses parents.
Alors qu’il préparait son petit déjeuner, le téléphone sonna une nouvelle fois. C’était Eileen Ripper.
Quand leur conversation eut pris fin, Mitch resta assis un moment dans le vieux fauteuil du séjour, puis il se leva et contempla Broadway derrière la fenêtre. Le jour se levait. Il ouvrit la fenêtre et se pencha dehors. Les piétons envahissaient les trottoirs et les voitures étaient arrêtées au feu rouge.
Il appela ses parents. Ce fut sa mère qui décrocha.
— C’est déjà arrivé, déclara Dicken.
Il déchira son croissant en deux et en trempa une moitié dans son café crème. À cette heure du matin, la gigantesque cafétéria ultramoderne du bâtiment Natcher était presque vide, et l’on y mangeait mieux que dans celle du bâtiment 10. Ils s’étaient assis près des fenêtres en verre teinté, loin des autres employés présents.
— Pour être plus précis, poursuivit-il, c’est arrivé en Géorgie, à Gordi ou dans les environs.
Kaye en resta bouche bée.
— Mon Dieu. Le charnier…
Dehors, le soleil perça les nuages bas, projetant des ombres et des flaques de lumière sur le campus et jusque dans la cafétéria.
— SHEVA était présent dans les tissus de toutes les victimes. Je n’ai eu que deux ou trois jeux d’échantillons, mais ils étaient tous atteints.
— Et vous n’en avez pas parlé à Augustine ?
— Je me suis appuyé sur des preuves cliniques, des rapports récents des hôpitaux… Quelle différence ça aurait fait si j’avais montré que SHEVA était apparu quelques années plus tôt, dix ans au maximum ? Mais, il y a deux jours, j’ai reçu des dossiers provenant d’un hôpital de Tbilissi. J’avais aidé un jeune interne de là-bas à prendre des contacts à Atlanta. Il m’a parlé de certains montagnards. Des survivants d’un autre massacre, survenu il y a presque soixante ans. Pendant la guerre.
— Mais les Allemands ne sont jamais entrés en Géorgie, protesta Kaye.
Dicken opina.
— Les troupes de Staline. Elles ont quasiment exterminé la population d’un village proche du mont Kazbek. On a retrouvé des survivants il y a deux ans. Le gouvernement de Tbilissi les a placés sous sa protection. Peut-être qu’ils en avaient marre des purges… Peut-être qu’ils ne savaient rien de Gordi, ni des autres villages.
— Combien de survivants ?
— Un médecin du nom de Leonid Chougachvili s’est lancé dans une enquête, qu’il a bientôt transformée en croisade. C’est son rapport que m’a envoyé mon interne – un rapport qui n’a jamais été publié. Mais il était sacrément complet. D’après lui, environ treize mille individus – hommes, femmes et enfants – ont été éliminés entre 1943 et 1991 en Géorgie, en Arménie, en Abkhazie et en Tchétchénie. On les a tués parce que quelqu’un pensait qu’ils propageaient une maladie déclenchant des fausses couches chez les femmes enceintes. Ceux qui ont survécu aux premières purges ont été traqués par la suite… parce que les femmes donnaient naissance à des enfants mutants. Des enfants au visage couvert de taches, aux yeux bizarres, qui savaient parler dès le moment de leur naissance. Dans certains villages, c’est la police locale qui s’est occupée de tout. La superstition a la vie dure. Hommes et femmes – pères et mères – étaient accusés d’avoir courtisé le diable. Il n’y en a pas eu beaucoup en quatre décennies. Mais… Chougachvili estime que des incidents similaires ont eu lieu des siècles durant. Des meurtres par dizaines de milliers. Honte, culpabilité, ignorance, silence.
— Vous pensez que c’est SHEVA qui a déclenché ces mutations ?
— D’après le rapport du médecin, la plupart des femmes assassinées déclaraient pour leur défense qu’elles avaient cessé d’avoir des relations sexuelles avec leurs maris ou leurs amants. Elles ne voulaient pas porter le rejeton du diable. Elles avaient entendu parler des enfants mutants nés dans les villages voisins, et, une fois qu’elles avaient subi une fausse couche, elles s’efforçaient de ne pas se faire engrosser. La quasi-totalité des femmes victimes d’une fausse couche étaient de nouveau enceintes trente jours plus tard, quelles que soient les précautions qu’elles avaient prises. La même chose est en train de se produire dans nos hôpitaux.
Kaye secoua la tête.
— C’est tout bonnement incroyable.
Dicken haussa les épaules.
— Et ce n’est pas fini, loin s’en faut. Cela fait déjà quelque temps que j’ai cessé de croire que SHEVA pouvait être un type de maladie connu.
Kaye plissa les lèvres. Elle reposa sa tasse de café et croisa les bras, se rappelant la conversation avec Drew Miller au restaurant italien de Boston, Saul déclarant qu’il était temps qu’ils s’attaquent au problème de l’évolution.
— Peut-être que c’est un signal, dit-elle.
— Quel genre de signal ?
— Une clé ouvrant une réserve génétique, des instructions pour un nouveau phénotype.
— Je ne suis pas sûr de comprendre, dit Dicken en plissant le front.
— Quelque chose qui s’est édifié en l’espace de plusieurs milliers d’années, de plusieurs dizaines de milliers d’années. Des hypothèses plus ou moins fondées relatives à tel ou tel trait, des ajustements effectués selon un programme plutôt rigide.
— À quelle fin ?
— À des fins d’évolution.
Dicken recula son siège et posa les mains sur ses cuisses.
— Holà !
— Vous avez dit que ce n’était pas une maladie, lui rappela Kaye.
— J’ai dit que ça ne ressemblait à aucun type de maladie connu. Ça reste un rétrovirus.
— Vous avez lu mes articles, n’est-ce pas ?
— Oui.
— J’y ai indiqué quelques pistes.
Dicken médita cette remarque.
— Un catalyseur, dit-il.
— Vous le produisez, nous l’attrapons, nous en souffrons.
Dicken s’empourpra.
— Je m’efforce d’éviter le terrain du conflit hommes-femmes. Celui-ci a déjà pris trop d’ampleur.
— Pardon. Peut-être que j’hésite à aborder de front le vrai problème.
Dicken sembla prendre une décision.
— En vous montrant ceci, je mords la ligne jaune.
Il ouvrit sa valise et en sortit l’impression d’un courrier électronique provenant d’Atlanta. Quatre images avaient été collées en bas de la page.
— Une femme est décédée dans un accident de la circulation à Atlanta, expliqua-t-il. Une autopsie a été effectuée à l’hôpital Northside, et l’un de nos pathologistes a constaté qu’elle en était à son troisième mois de grossesse. Il a examiné le fœtus, qui était de toute évidence une créature d’Hérode. Puis il a examiné l’utérus de la victime. Il y a trouvé un deuxième fœtus, en tout début de gestation, à la base du placenta, protégé par une fine membrane de tissu laminaire. Le placenta avait déjà commencé à se dissocier, mais le deuxième œuf ne courait aucun risque. Il aurait survécu à la fausse couche. Un mois plus tard…
— Un petit-enfant, coupa Kaye. Engendré par la…
— La fille intermédiaire. Qui n’est rien de plus qu’un ovaire spécialisé. Elle crée un deuxième œuf. Celui-ci s’attache à la paroi utérine de la mère.
— Et si ses œufs, les œufs de la fille, sont différents ?
Dicken avait la gorge sèche, et il toussa.
— Excusez-moi.
Il alla se servir un verre d’eau puis louvoya entre les tables pour revenir près de Kaye.
Ce fut à voix basse qu’il reprit la parole.
— SHEVA déclenche l’apparition d’un complexe de polyprotéines. Celles-ci dissocient le cytosol hors du noyau. Des hormones lutéotropes, des hormones folliculostimulantes, des prostaglandines.
— Je sais. Judith Kushner m’a mise au courant, dit Kaye d’une petite voix. Certaines d’entre elles sont responsables des fausses couches. D’autres sont susceptibles d’altérer un œuf de façon substantielle.
— De le faire muter ? demanda Dicken, qui s’accrochait toujours aux lambeaux d’un paradigme dépassé.
— Je ne suis pas sûre que ce soit le mot qui convienne. Il sonne vicieux et aléatoire. Non. Peut-être parlons-nous ici d’un autre mode de reproduction.
Dicken vida son verre d’eau.
— Cela n’est pas exactement nouveau pour moi, reprit Kaye d’une voix songeuse. (Elle serra les poings puis tapa nerveusement sur la table avec ses phalanges.) Êtes-vous disposé à soutenir que SHEVA est un élément de l’évolution humaine ? Que nous sommes sur le point de produire un nouveau type d’être humain ?
Dicken scruta le visage de Kaye, où se lisaient l’émerveillement et l’excitation, cette terreur que l’on ressent en tombant sur l’équivalent intellectuel d’un tigre en furie.
— Je n’oserais pas l’affirmer aussi franchement. Mais peut-être ne suis-je qu’un lâche. Peut-être est-ce quelque chose comme ça. J’attache beaucoup d’importance à votre opinion. Dieu sait que j’ai besoin d’un allié.
Kaye sentit son cœur s’accélérer. Elle leva sa tasse de café, et le liquide froid s’agita soudain.
— Mon Dieu, Christopher. (Elle ne put s’empêcher de lâcher un petit rire.) Et si c’était ça ? Et si nous étions tous engrossés ? La totalité de l’espèce humaine ?