Kaye disposa ses notes sur le bureau de Mitch et attrapa le manuscrit de La Bibliothèque de la reine. Trois semaines plus tôt, elle avait décidé d’écrire un livre consacré à SHEVA, à la biologie moderne et à tout ce que l’espèce humaine aurait besoin de savoir dans les années à venir. Le titre était une métaphore par laquelle elle désignait le génome, avec son ferment, ses éléments mobiles et ses joueurs égoïstes, qui d’un côté servaient la reine du génome, espérant figurer dans sa bibliothèque, à savoir l’ADN, et de l’autre adoptaient parfois un rôle différent, plus égoïste qu’utile, agissant comme des parasites ou des prédateurs, déclenchant des troubles et même des catastrophes… Une métaphore politique qui lui semblait à présent particulièrement pertinente.
Ces deux dernières semaines, elle avait rédigé plus de cent soixante pages sur son ordinateur portable, qu’elle avait sorties sur sa petite imprimante, en partie pour rassembler ses idées avant la conférence.
Et pour passer le temps. Les heures sont interminables quand Mitch n’est pas là.
Elle tassa les feuillets sur le bureau, satisfaite par le bruit solide qu’ils produisaient, puis les posa devant la photo encadrée de Christopher Dicken qu’elle avait placée près d’un portrait de Sam et d’Abby. La troisième et dernière photo en sa possession était une image de Saul, en noir et blanc et sur papier glacé, œuvre d’un photographe professionnel de Long Island. Saul y apparaissait compétent, souriant, sage et plein d’assurance. Cette photo avait été jointe aux brochures d’EcoBacter qu’ils avaient envoyées aux entreprises de capital-risque il y avait cinq ans de cela. Une éternité.
Kaye n’avait passé que peu de temps à se pencher sur son passé ou à rassembler des souvenirs. Aujourd’hui, elle le regrettait. Elle voulait que leur bébé ait une idée de ce qui s’était passé. Quand elle se regardait dans la glace, elle était presque rayonnante de santé et de vitalité. La grossesse lui faisait un bien fou.
Comme prise d’une frénésie d’écriture et d’archivage, elle avait entamé trois jours plus tôt un journal intime, le premier qu’elle ait jamais tenu.
10 juin
Nous avons passé la semaine dernière à préparer la conférence et à chercher une maison. Les taux d’intérêt ont crevé le plafond et atteignent vingt et un pour cent, mais nous pouvons nous payer quelque chose de plus grand que cet appartement, et Mitch n’est pas difficile. Moi si. Mitch écrit plus lentement que moi, sur les momies et sur la grotte, et il envoie son travail page par page à Oliver Merton, à New York, qui le corrige parfois avec une certaine cruauté. Mitch prend ça calmement et s’efforce de s’améliorer. Nous sommes devenus si littéraires, presque nombrilistes, peut-être un peu suffisants, car il n’y a pas grand-chose d’autre pour nous occuper.
Cet après-midi, Mitch est sorti pour aller s’entretenir avec le nouveau directeur du muséum Hayer, dans l’espoir de retrouver son poste. (Il ne reste jamais plus de vingt minutes loin de l’appartement et, avant-hier, nous avons acheté un autre téléphone mobile. Je lui dis que je suis capable de prendre soin de moi, mais il s’inquiète toujours.)
Il a reçu une lettre du professeur Brock lui décrivant la nature de la controverse actuelle. Brock est apparu dans quelques talk-shows. Certains journaux ont repris l’information, et l’article que Merton a publié dans Nature attire beaucoup d’attention et pas mal de critiques.
Innsbruck détient toujours tous les échantillons de tissus et s’abstient de tout commentaire et de toute communication, mais Mitch travaille ses amis de l’université du Washington pour qu’ils parlent de leurs découvertes au public, afin de protester contre l’attitude d’Innsbruck. Selon Merton, les gradualistes responsables des momies ont deux ou trois mois pour préparer leurs rapports et les rendre publics, sous peine d’être remplacés par des scientifiques plus objectifs, du moins l’espère-t-il, et il espère aussi être désigné comme responsable de la nouvelle équipe. Mitch pourrait faire partie de celle-ci, mais ce serait inespéré.
Merton et Daney ont été incapables de convaincre le Bureau de gestion des urgences de l’État de New York d’autoriser une conférence à Albany. Quelque chose à voir avec 1845, le gouverneur Silas Wright et les émeutes anti-loyers[19] ; ils ne tiennent pas à assister à une récidive dans le cadre de cet état d’urgence « expérimental » et « temporaire ».
Nous avons adressé une demande au Bureau de gestion des urgences du Washington par l’intermédiaire de Maria Konig, et il a autorisé une conférence de deux jours à Kane Hall, limitée à cent participants et soumise à approbation ultérieure. Les libertés civiques ne sont pas tout à fait passées à la trappe, mais c’est tout comme. Personne ne parle de loi martiale, et les tribunaux sont d’ailleurs toujours en activité, mais, dans tous les États, ils travaillent sous le contrôle du Bureau.
On n’a jamais vu ça depuis 1942, d’après Mitch.
Je me sens bizarre, en parfaite santé, pleine de vitalité et d’énergie, et je n’ai pas vraiment l’air enceinte. Mais les hormones sont les mêmes, et les effets aussi.
Demain, je passe une échographie et un scanner à Marine Pacific, et on fera ensuite l’amniocentèse et le chorionic villi en dépit des risques, car on tient à connaître la nature des tissus.
L’étape suivante sera plus difficile.
Mrs. Hamilton, je suis désormais un cobaye, moi aussi.
Dicken se propulsa d’une main le long du corridor du dixième étage du centre clinique Magnuson, négocia un virage – toujours d’une main – avec autant d’élégance qu’on peut en avoir en fauteuil roulant et distingua deux hommes avançant sur son chemin. Le costume gris, les longues et lentes enjambées et la taille du premier lui permirent d’identifier Augustine. Il ignorait qui pouvait être le second.
Poussant un sourd gémissement, il abaissa la main droite et se dirigea vers les nouveaux venus. À mesure de son approche, il vit que le visage d’Augustine était en voie de guérison mais qu’il garderait à jamais un aspect mal dégrossi. Les portions qui n’étaient pas recouvertes de bandages, traces d’une chirurgie plastique encore inachevée lui barrant le nez et une partie des joues et des tempes, portaient toujours des impacts de grenaille. Les yeux d’Augustine avaient été épargnés. Dicken en avait perdu un et l’autre avait été brûlé en surface par l’explosion.
— Vous êtes toujours aussi beau à voir, Mark, dit Dicken, freinant d’une main et laissant traîner sur le sol un pied chaussé d’une pantoufle.
— Vous de même, Christopher. J’aimerais vous présenter le docteur Kelly Newcomb.
Ils se serrèrent la main avec prudence. Dicken jaugea Newcomb du regard puis déclara :
— Vous êtes le nouvel émissaire de Mark.
— Oui, répondit Newcomb.
— Félicitations pour votre nomination, dit Dicken à Augustine.
— Ne vous dérangez pas. Ça va être un cauchemar.
— Rassembler tous les enfants sous un seul parapluie. Comment va Frank ?
— Il sort de Walter Reed la semaine prochaine.
Nouveau silence. Dicken ne voyait rien à ajouter.
Newcomb joignit les mains, mal à l’aise, et ajusta ses lunettes, les remontant sur son nez. Dicken détestait le silence ; alors qu’Augustine allait reprendre la parole, il déclara :
— Ils comptent me garder encore deux semaines. Une nouvelle opération de la main. J’aimerais sortir du campus quelque temps, voir ce qui se passe dans le monde.
— Allons discuter dans votre chambre, proposa Augustine.
— Je vous en prie.
Une fois qu’ils furent arrivés, Augustine demanda à Newcomb de fermer la porte.
— J’aimerais que Kelly passe deux ou trois jours en votre compagnie. Pour se mettre au courant. Nous entrons dans une nouvelle phase. Le président nous a placés dans le cadre de ses fonds secrets.
— Génial, fit Dicken d’une voix pâteuse.
Il déglutit et tenta de s’humecter le palais. Les antalgiques et les antibiotiques semaient la panique dans sa chimie.
— Nous ne comptons prendre aucune décision drastique, reprit Augustine. L’état des choses est des plus délicats, tout le monde en convient.
— Vous voulez dire l’État, avec une majuscule, rétorqua Dicken.
— Pour le moment, sans aucun doute, dit doucement Augustine. Je n’ai pas souhaité ce qui m’arrive, Christopher.
— Je sais.
— Mais si des enfants SHEVA devaient survivre, il nous faudra agir vite. J’ai reçu des rapports de sept labos différents prouvant que SHEVA peut mobiliser d’anciens rétrovirus présents dans le génome.
— Il s’amuse avec toutes sortes de HERV et de rétrotransposons. (Dicken avait consulté les études les plus récentes grâce à un lecteur installé dans sa chambre.) Je ne suis pas sûr que ce soient vraiment des virus. Peut-être que…
— Quel que soit le nom qu’on leur donne, ils ont les gènes viraux nécessaires, coupa Augustine. Comme ça fait des millions d’années que nous ne les avons pas affrontés, ils seront probablement pathogènes. Ce qui m’inquiète, c’est l’émergence d’un mouvement susceptible d’encourager les femmes à mener leur grossesse à terme. On ne rencontre pas ce genre de problème en Europe de l’Est et en Asie. Le Japon a déjà monté un programme de prévention. Mais, ici, nous sommes plus butés.
Euphémisme, songea Dicken.
— Ne tentez pas de franchir à nouveau cette limite, Mark.
Augustine n’était pas d’humeur à écouter ses sages conseils.
— Christopher, nous risquons de perdre bien plus qu’une génération d’enfants. Kelly est d’accord avec moi.
— Les études sont sérieuses, avança celui-ci.
Dicken se mit à tousser, contrôla son spasme, mais son visage s’empourpra de frustration.
— Qu’est-ce qui est prévu ? Des camps d’internement ? Des crèches de concentration ?
— À la fin de l’année, selon nos estimations, on recensera sur le continent nord-américain un ou deux mille enfants SHEVA ayant survécu à leur naissance, pas plus. Peut-être n’y en aura-t-il aucun, Christopher. Le président a déjà signé un décret d’urgence nous accordant la garde de tout enfant survivant. En ce moment, nous nous préoccupons de régler les détails juridiques. Dieu seul sait ce que va faire l’Union européenne. L’Asie fait preuve de sens pratique. Avortement et quarantaine. Si seulement nous avions leur courage !
— À mes yeux, cela ne ressemble pas à une menace pour la santé publique, Mark, observa Dicken.
Sa gorge se coinça une nouvelle fois, et il se remit à tousser. Sa vision endommagée l’empêchait de déchiffrer l’expression d’Augustine sous ses bandages.
— Ce sont des réservoirs, Christopher. Si ces bébés se mêlent à la population, ils deviendront des vecteurs. Le sida n’a eu besoin que de quelques porteurs.
— C’est horrible, nous l’admettons, intervint Newcomb en jetant un regard à Augustine. J’en ai les tripes nouées. Mais nous avons soumis certains de ces HERV activés à une analyse informatique. Vu qu’ils permettent l’expression de gènes env et pol viables, nous risquons d’avoir quelque chose de pire que le VIH. Les ordinateurs prévoient une maladie comme nous n’en avons jamais connu au cours de l’Histoire. Cela pourrait détruire l’espèce humaine, docteur Dicken. Nous réduire en poussière.
Dicken s’extirpa de son fauteuil roulant pour s’asseoir au bord de son lit.
— Qui est en désaccord avec vous ? demanda-t-il.
— Le docteur Mahy, du CDC, répondit Augustine. Bishop et Thorne. Et James Mondavi, évidemment. Mais les types de Princeton nous approuvent, et ils ont l’entière confiance du président. Ils veulent travailler avec nous sur ce coup.
— Que disent vos opposants ? demanda Dicken à Newcomb.
Ce fut Augustine qui répondit.
— Beaucoup pensent que les particules produites seront des rétrovirus pleinement adaptés mais non pathogènes et que, dans le pire des cas, nous ne relèverons que quelques cas de cancers rarissimes. Mondavi ne voit pas de pathogenèse, lui non plus. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes ici, Christopher.
— Ah bon ?
— Nous avons besoin de votre opinion. Kaye Lang s’est fait mettre enceinte. Vous connaissez bien le père. C’est un bébé SHEVA du premier stade. Elle va faire sa fausse couche d’un jour à l’autre.
Dicken détourna la tête.
— Elle va organiser une conférence à l’université du Washington. On a essayé de la faire annuler par le Bureau de gestion des urgences, mais…
— Une conférence scientifique ?
— Encore ses délires sur l’évolution. Et un encouragement pour les futures mères, sans aucun doute. Ça risque d’être une catastrophe au niveau relations publiques, un coup porté au moral du pays. Nous ne contrôlons pas la presse, Christopher. Pensez-vous qu’elle adoptera des positions extrêmes ?
— Non. Je pense qu’elle se montrera très raisonnable.
— Bon. Mais nous pourrons nous en servir contre elle, si elle affirme se fonder sur la Science avec un grand S. La réputation de Mitch Rafelson n’est plus à faire.
— C’est un type correct, protesta Dicken.
— C’est un type dangereux, Christopher, répliqua Augustine. Heureusement, c’est pour elle qu’il est dangereux, pas pour nous.
Kaye emporta son bloc-notes dans la cuisine. Mitch se trouvait à l’université du Washington depuis neuf heures du matin. Sa première visite au muséum Hayer avait suscité des réactions négatives ; ses anciens employeurs fuyaient toute controverse, et il leur était indifférent que Mitch soit recommandé par Brock ou tout autre scientifique. D’ailleurs, comme ils l’avaient fait remarquer, Brock lui-même était fort controversé et, selon certaines sources restées anonymes, il avait été « écarté », voire « chassé » des études neandertaliennes à l’université d’Innsbruck.
Kaye avait toujours détesté la politique universitaire. Elle posa son bloc et son verre de jus d’orange sur une petite table, près du fauteuil avachi de Mitch, puis s’assit en gémissant. Comme elle n’avait aucune idée ce matin, comme elle était bloquée dans la rédaction de son livre, elle avait entamé un bref essai qu’elle espérait utiliser lors de la conférence prévue dans quinze jours.
Mais l’essai n’était pas allé très loin, lui non plus. L’inspiration n’était pas à la hauteur face à l’étrange sensation qui lui nouait le ventre.
Cela faisait presque quatre-vingt-dix jours. La veille, elle avait écrit dans son journal intime : C’est déjà aussi gros qu’une souris. Et rien de plus.
Elle attrapa la télécommande pour allumer la vieille télé de Mitch. Le gouverneur Harris donnait une énième conférence de presse. Il passait à l’antenne chaque jour pour parler de l’état d’urgence, de la coopération entre l’État de Washington et Washington, DC, des mesures auxquelles il résistait – il insistait beaucoup sur sa résistance, soucieux de ménager les farouches individualistes de l’est des monts Cascades – et du caractère parfois bénéfique et essentiel de la coopération. Il se lança une nouvelle fois dans une sinistre litanie de statistiques.
— Dans le Nord-Ouest, de l’Oregon à l’Idaho, les services du maintien de la loi m’informent qu’il s’est déroulé au moins une trentaine de sacrifices humains. Quand nous ajoutons ce chiffre aux vingt-deux mille actes de violence à l’encontre des femmes commis dans tout le pays, l’état d’urgence apparaît comme une mesure pleinement justifiée. Nous formons une communauté, un État, une région, une nation déchirés par le chagrin et paniqués par un acte de Dieu incompréhensible.
Kaye se frotta doucement le ventre. La tâche de Harris était impossible. Les fiers citoyens des États-Unis d’Amérique, se dit-elle, adoptaient une attitude très chinoise. Ayant visiblement perdu la faveur des cieux, ils ne montraient guère d’enthousiasme à soutenir leur gouvernement, quel qu’il soit.
La conférence de presse fut suivie par une table ronde réunissant deux scientifiques et un représentant de l’État. On évoqua les enfants SHEVA considérés comme des porteurs de maladies ; c’était complètement ridicule, et elle n’avait ni envie ni besoin d’écouter cela. Elle éteignit la télévision.
Le téléphone mobile sonna. Kaye décrocha.
— Allô !
— Ô image de la beauté… J’ai Wendell Packer, Maria Konig, Oliver Merton et le professeur Brock réunis dans la même pièce.
Kaye se détendit, envahie d’une douce chaleur au son de la voix de Mitch.
— Ils aimeraient te rencontrer, reprit celui-ci.
— Seulement s’ils veulent jouer aux sages-femmes.
— Seigneur… tu sens quelque chose ?
— Des aigreurs d’estomac. Des baisses de joie et d’inspiration. Mais, non, je ne pense pas que ce soit pour aujourd’hui.
— J’ai quelque chose pour ton inspiration. Ils vont rendre publique leur analyse des échantillons de tissus provenant d’Innsbruck. Et ils vont prononcer un discours lors de notre conférence. Packer et Konig sont prêts à nous soutenir.
Kaye ferma les yeux quelques instants. Elle tenait à savourer cette victoire.
— Et leurs mandarins ?
— Pas question. Trop dangereux politiquement. Mais Maria et Wendell vont travailler leurs collègues au corps. Nous espérons dîner ensemble ce soir. Tu te sens d’attaque ?
L’estomac de Kaye s’était calmé. Sans doute aurait-elle faim dans une heure ou deux. Cela faisait des années qu’elle suivait les travaux de Maria Konig, pour laquelle elle avait une grande admiration. Mais, dans cette équipe essentiellement masculine, le sexe de Konig était peut-être son meilleur atout.
— Où irons-nous manger ?
— À moins de cinq minutes de l’hôpital Marine Pacific, répondit Mitch. À part ça, je n’en sais rien.
— Je me contenterai sans doute d’un bol de céréales. Je dois prendre le bus ?
— Ridicule. J’arrive dans quelques minutes.
Mitch l’embrassa, puis Oliver Merton demanda qu’on lui passe l’appareil.
— Nous ne nous sommes pas encore rencontrés, pas vraiment, dit-il d’une voix essoufflée, comme s’il venait de se disputer ou de monter un escalier quatre à quatre. Seigneur, Ms. Lang, rien que de vous parler me rend nerveux.
— Vous ne m’avez pas ménagée, à Baltimore, lui fit remarquer Kaye.
— En effet, mais c’est du passé, répondit Merton sans une once de regret. Je ne peux pas vous dire à quel point j’admire ce que vous faites, Mitch et vous. Je suis muet d’émerveillement.
— Nous ne faisons que suivre la nature.
— Et tirer un trait sur le passé. Ms. Lang, je suis votre ami.
— Nous verrons.
Merton gloussa et lui repassa Mitch.
— Maria Konig suggère un excellent restaurant vietnamien. C’est ce qui lui faisait envie quand elle était enceinte. Ça te va ?
— Après mes céréales. Est-ce que la présence de Merton est obligatoire ?
— Pas si tu ne veux pas de lui.
— Dis-lui que je n’arrêterai pas de le fusiller du regard. De le faire souffrir.
— Je le lui dirai. Mais il s’épanouit sous les critiques.
— Cela fait dix ans que j’analyse des tissus provenant de cadavres, déclara Maria Konig. Wendell sait de quoi je parle.
— Oh, que oui, fit Packer.
Konig, assise en face de Kaye, n’était pas seulement belle – elle correspondait parfaitement à ce que Kaye voulait devenir une fois qu’elle aurait atteint la cinquantaine. Wendell Packer était plutôt bel homme, dans le genre mince et compact – l’exact contraire de Mitch. Brock, vêtu d’un manteau gris et d’un tee-shirt noir, était calme et élégant ; il semblait perdu dans ses méditations.
— Chaque jour, on reçoit un colis qui en contient deux ou trois, reprit Maria, on l’ouvre, et on trouve des éprouvettes ou des flacons en provenance de Bosnie, du Timor-Oriental ou du Congo, et dedans il y a ce triste petit bout de peau ou d’os prélevé sur une victime, en général innocente, une enveloppe avec des copies d’archives, et d’autres éprouvettes, avec des échantillons de sang ou de muqueuses des parents des victimes. Chaque jour que Dieu fait. Ça ne s’arrête jamais. Si ces bébés représentent l’étape suivante, s’ils se débrouillent mieux que nous pour vivre sur cette planète, j’attends leur venue avec impatience. Il est grand temps que les choses changent.
La serveuse qui prenait les commandes s’arrêta d’écrire.
— Vous identifiez les morts pour l’ONU ? demanda-t-elle à Maria.
Celle-ci leva les yeux, un peu gênée.
— Oui, parfois.
— Je viens du Kampuchéa, du Cambodge, je suis ici depuis quinze ans. Vous travaillez sur des Kampuchéens ?
— C’était avant mon époque, ma chère.
— Je suis toujours furieuse. Ma mère, mon père, mon frère, mon oncle. Et les assassins n’ont pas été punis. De méchants hommes et de méchantes femmes.
Le silence régna sur la tablée pendant que les grands yeux noirs de la femme s’emplissaient de souvenirs. Brock se pencha en avant, joignant les mains et se touchant le nez avec les pouces.
— Aujourd’hui aussi, c’est très grave. Je vais quand même avoir mon bébé. (La serveuse se toucha le ventre et se tourna vers Kaye.) Et vous ?
— Oui, moi aussi.
— Je crois en l’avenir. Il sera forcément meilleur.
Elle acheva de prendre les commandes et s’éloigna.
Merton attrapa ses baguettes et les manipula quelques secondes avec maladresse.
— Il faudra que je me souvienne de ça la prochaine fois que je me sentirai opprimé, déclara-t-il.
— Gardez ça pour votre livre, dit Brock.
— Oui, j’écris un livre, leur déclara Merton en arquant les sourcils. Rien de spécial. Le reportage scientifique le plus important de notre époque.
— J’espère que vous y parvenez mieux que moi, dit Kaye.
— Je suis coincé, complètement bloqué. (Le journaliste poussa son verre avec une baguette.) Mais ça ne durera pas. Ça ne dure jamais.
La serveuse leur apporta des rouleaux de printemps, des crevettes, des pousses de soja et des feuilles de basilic enveloppées dans une pâte translucide. Kaye avait perdu son envie de céréales. Renonçant à la sécurité en faveur de l’aventure, elle attrapa un rouleau avec ses baguettes et le trempa dans un petit bol contenant de la sauce aromatique. Le goût était extraordinaire – elle aurait pu mâcher sa bouchée pendant plusieurs minutes pour en savourer chaque molécule. Le basilic et la menthe étaient presque trop forts, la crevette était croustillante et embaumait l’océan.
Tous ses sens étaient en éveil. La grande salle, quoique fraîche et obscure, lui semblait colorée, pleine de relief.
— Qu’est-ce qu’ils mettent là-dedans ? demanda-t-elle en achevant de mâcher sa bouchée.
— C’est vraiment délicieux, renchérit Merton.
— Je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit, déclara Maria, toujours sous le coup du récit émouvant de la serveuse.
— Nous croyons tous à l’avenir, intervint Mitch. Nous ne serions pas ici si nous vivions coincés dans nos petites ornières.
— Nous devons déterminer la teneur de nos déclarations, définir les limites que nous nous fixerons, déclara Wendell. Je ne peux pas en dire trop de peur de sortir de mon domaine d’expertise et de m’attirer les foudres de mon unité, même si je ne m’exprime qu’en mon nom personnel.
— Courage, Wendell, l’exhorta Merton. Nous devons présenter un front uni. Freddie ?
Brock but une gorgée de bière blonde. Il se tourna vers eux avec une expression de chien battu.
— Je n’arrive pas à croire que nous sommes tous là, que nous sommes allés aussi loin. Les changements sont si proches que cela me terrifie. Savez-vous ce qui va se passer quand nous présenterons nos découvertes ?
— Nous allons être crucifiés par la quasi-totalité des publications scientifiques de la planète, répondit Packer en riant.
— Pas par Nature, corrigea Merton. J’ai préparé le terrain. Accompli un coup scientifique et journalistique.
Il se fendit d’un large sourire.
— Non, s’il vous plaît, mes amis, reprit Brock. Réfléchissez un instant. Nous venons de passer le millénaire, et nous sommes sur le point d’apprendre comment nous sommes devenus humains.
Il ôta ses verres épais et les essuya avec sa serviette. Ses yeux étaient lointains et très ronds.
— À Innsbruck, nous avons nos momies, figées dans les dernières phases d’un changement qui s’est déroulé sur des dizaines de milliers d’années. La femme devait être dure et plus courageuse que nous ne pouvons l’imaginer, mais elle ne savait que très peu de choses. Docteur Lang, vous savez beaucoup de choses, mais vous continuez quand même. Votre courage est peut-être encore plus fantastique. (Il leva son verre de bière.) Le moins que je puisse faire est de vous porter un toast.
Tous levèrent leurs verres. Kaye sentit à nouveau son estomac se retourner, mais cette sensation n’avait rien de désagréable.
— À Kaye, dit Friedrich Brock. À la prochaine Ève.
Kaye était restée dans la vieille Buick pour s’abriter de la pluie. Mitch marchait le long des voitures exposées dans le parking près de Roosevelt Avenue, en quête du modèle qu’elle souhaitait – une berline de la fin des années 90, une Volvo ou une japonaise, bleue ou verte ; il se tourna vers elle et vit qu’elle avait baissé sa vitre pour avoir un peu d’air.
Il ôta son Stetson trempé et lui sourit.
— Que dis-tu de cette beauté ? demanda-t-il en désignant une Caprice noire.
— Non, fit sèchement Kaye.
Mitch adorait les grosses américaines. Il se sentait chez lui dans leur habitacle spacieux. Leur coffre pouvait contenir des outils et des échantillons de roche. Il aurait adoré acheter un pick-up, et ils en avaient discuté pendant quelques jours. Kaye n’était pas hostile aux 4x4, mais ils n’avaient vu aucun modèle dans leurs prix. Elle tenait à conserver une réserve en cas d’urgence. Leur limite était fixée à douze mille dollars.
— Je ne suis qu’un homme entretenu, dit-il en tenant son chapeau d’un air endeuillé et en s’inclinant devant la Caprice.
Kaye afficha une indifférence appuyée. Elle était de mauvaise humeur depuis le début de la matinée – en fait, elle l’avait engueulé deux fois durant le petit déjeuner, ne suscitant chez lui qu’une commisération des plus irritantes. Ce qu’elle voulait, c’était une vraie querelle, pour se réchauffer les sangs, l’esprit… le corps. Elle en avait marre de cette sensation qui lui rongeait les tripes depuis trois jours. Elle en avait marre d’attendre, de tenter d’accepter ce qu’elle portait.
Ce qu’elle voulait par-dessus tout, c’était punir Mitch pour avoir accepté de l’engrosser, pour avoir déclenché cet horrible et interminable processus.
Mitch se dirigea vers la seconde rangée de voitures et examina les panneaux collés à leurs pare-brise. Une femme portant un parapluie descendit de la petite caravane aménagée en bureau pour discuter avec lui.
Kaye les observa d’un air soupçonneux. Elle se détestait, détestait ses émotions démentes et chaotiques. Aucune de ses idées n’était sensée.
Mitch désigna une Lexus fatiguée.
— Trop cher, murmura Kaye en se mordillant un ongle. (Puis :) Oh, merde.
Elle crut qu’elle avait mouillé sa culotte. Le liquide coulait toujours, mais il ne venait pas de sa vessie. Elle se palpa entre les jambes.
— Mitch ! hurla-t-elle.
Il arriva en courant, ouvrit la portière côté conducteur, se mit au volant d’un bond et démarra alors qu’elle commençait à se tordre de douleur. Elle faillit se cogner sur le tableau de bord. Il la maintint en place d’une main.
— Ô mon Dieu !
— On y va, dit-il.
Il fonça sur Roosevelt Avenue et obliqua dans la 45e rue, doublant les voitures sur la bretelle et gagnant la file de gauche sur la voie rapide.
La douleur était moins intense. Kaye avait l’impression que son estomac était plein d’eau glacée, et ses cuisses tremblaient.
— Comment ça va ? s’enquit Mitch.
— C’est terrifiant. Et si étrange.
Mitch accéléra jusqu’à 120.
Elle sentit quelque chose qui ressemblait à un mouvement péristaltique. Si vulgaire, si naturel, si indicible. Elle s’efforça de serrer les jambes. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle ressentait, ce qui s’était passé. La douleur avait presque disparu.
Lorsqu’ils arrivèrent devant les urgences de Marine Pacific, elle était raisonnablement sûre que tout était fini.
Maria Konig leur avait recommandé le docteur Felicity Galbreath après que Kaye eut rencontré plusieurs pédiatres refusant de suivre une grossesse SHEVA. Elle n’avait plus de couverture médicale, son contrat d’assurance ayant été annulé ; SHEVA était considéré comme une maladie et sa grossesse comme n’ayant rien de naturel.
Le docteur Galbreath exerçait dans plusieurs hôpitaux, mais son cabinet se trouvait à Marine Pacific, un gigantesque bâtiment de style Art déco, datant de la Dépression, qui dominait la voie rapide, le lac Union et une bonne partie de l’ouest de Seattle. En outre, elle donnait des cours deux fois par semaine à l’université de Western Washington, et Kaye se demandait où elle trouvait le temps d’avoir une vie privée.
Galbreath, une petite femme ronde au visage quelconque et avenant et aux cheveux châtain clair, entra dans la chambre de Kaye vingt minutes après son admission. Kaye avait été soumise à une toilette et à un bref examen par une infirmière et un médecin de garde. Une sage-femme qui lui était inconnue était également venue la voir, ayant lu dans le Seattle Weekly un article qui lui était consacré.
Kaye était assise sur son lit, détendue malgré son dos douloureux, et buvait un verre de jus d’orange.
— Eh bien, c’est arrivé, lança Galbreath.
— C’est arrivé, répéta Kaye d’une voix éteinte.
— On me dit que vous allez bien.
— Je vais mieux, maintenant.
— Désolée de ne pas être arrivée plus tôt. J’étais au centre médical de la fac.
— Je crois que tout était fini avant mon admission.
— Comment vous sentez-vous ?
— Vaseuse. En bonne santé, mais vaseuse.
— Où est Mitch ?
— Je lui ai demandé de me ramener le bébé. Le fœtus.
Galbreath la fixa avec un mélange d’irritation et d’émerveillement.
— Vous ne poussez pas un peu loin votre rigueur scientifique ?
— Conneries, répliqua farouchement Kaye.
— Vous êtes peut-être en état de choc.
— Re-conneries. Ils l’ont emporté sans me le dire. Je dois le voir. Je dois savoir ce qui s’est passé.
— C’est un rejet du premier stade. Nous savons à quoi ils ressemblent, murmura Galbreath.
Elle prit le pouls de Kaye et examina son moniteur. Par mesure de précaution, on lui injectait une solution saline.
Mitch revint porteur d’un petit récipient en acier recouvert d’un tissu.
— Ils allaient l’évacuer dans… (Il leva les yeux, le visage blanc comme un linge.) Je ne sais pas où. J’ai dû élever la voix.
Galbreath les considéra tous les deux, s’efforçant visiblement de se contrôler.
— Ce n’est qu’un tas de tissus, Kaye. L’hôpital doit les envoyer dans un centre d’autopsie agréé par la Brigade. C’est la loi.
— C’est ma fille, dit Kaye, les joues inondées de larmes. Je veux la voir avant qu’on l’emporte.
Elle se mit à sangloter sans pouvoir se retenir. L’infirmière passa la tête par la porte de la chambre, vit que Galbreath était présente et resta sur le seuil, l’air soucieuse et impuissante.
Galbreath prit le récipient des mains de Mitch, qui sembla soulagé d’en être débarrassé. Elle attendit que Kaye se soit calmée.
— S’il vous plaît ! implora Kaye.
Galbreath posa le récipient sur ses genoux.
L’infirmière s’en fut, refermant la porte derrière elle.
Mitch détourna les yeux comme Kaye soulevait le tissu.
Gisant sur un lit de glace pilée, dans un petit sac plastique à fermeture hermétique, à peine plus grosse qu’une souris de laboratoire, se trouvait la fille intermédiaire. Sa fille. Kaye avait nourri, porté et protégé cela pendant plus de quatre-vingt-dix jours.
L’espace d’un instant, elle se sentit nettement mal à l’aise. Du bout du doigt, elle traça les contours de la silhouette dans le sac, son échine courte et incurvée derrière le bord de la minuscule poche amniotique déchirée. Elle caressa la tête, relativement large et presque sans visage, localisant des petites fentes en guise d’yeux, une bouche flétrie évoquant la gueule d’un lapin, totalement close, des boutons à la place des bras et des jambes. Le petit placenta pourpre reposait sous la poche amniotique.
— Merci, dit Kaye au fœtus.
Elle recouvrit le récipient. Galbreath tenta de le reprendre, mais Kaye lui agrippa la main.
— Laissez-la quelques minutes avec moi. Je veux m’assurer qu’elle ne sera pas seule. Où qu’elle aille.
Galbreath rejoignit Mitch dans la salle d’attente. La tête entre les mains, il était assis sur un canapé en chêne délavé sous un paysage marin encadré de frêne.
— On dirait que vous avez besoin de boire un coup, dit-elle.
— Est-ce que Kaye dort toujours ? Je veux être auprès d’elle.
Galbreath acquiesça.
— Vous pouvez la rejoindre quand vous le désirez. Je l’ai examinée. Vous voulez les détails ?
— S’il vous plaît, répondit Mitch en se frottant les joues. Je ne savais pas que j’allais réagir ainsi. Je vous prie de m’excuser.
— Pas la peine. C’est une femme courageuse qui pense savoir ce qu’elle veut. Enfin, elle est toujours enceinte. Le bouchon de mucus secondaire est apparemment en position. Il n’y a pas eu de traumatisme, pas d’hémorragie ; la séparation s’est déroulée de façon normale, si tant est que l’on puisse utiliser ce mot. L’hôpital a procédé à une biopsie rapide. C’est bel et bien un rejet SHEVA du premier stade. La quantité de chromosomes a été confirmée.
— Cinquante-deux ?
Galbreath fit oui de la tête.
— Comme tous les autres. Au lieu de quarante-six. Anomalies chromosomiques fondamentales.
— Nous avons changé de normalité.
Galbreath s’assit à côté de Mitch et croisa les jambes.
— Espérons-le. Nous ferons d’autres tests dans quelques mois.
— J’ignore ce que peut ressentir une femme après un truc pareil, bredouilla-t-il en croisant et en décroisant les mains. Que puis-je lui dire ?
— Laissez-la dormir. Quand elle se réveillera, dites-lui que vous l’aimez et qu’elle est courageuse et splendide. Ce qu’elle a vécu lui apparaîtra sans doute comme un mauvais rêve.
Mitch la regarda fixement.
— Qu’est-ce que je lui dis si le suivant est aussi un échec ?
Galbreath pencha la tête sur le côté et se passa un doigt sur la joue.
— Je n’en sais rien, Mr. Rafelson.
Mitch remplit les formulaires de sortie et lut le rapport médical signé par Galbreath. Kaye plia sa chemise de nuit, la rangea dans sa mallette, puis se dirigea d’un pas raide vers la salle de bains pour y récupérer sa brosse à dents.
— J’ai mal partout, déclara-t-elle d’une voix lasse.
— Je peux aller chercher un fauteuil roulant, lui proposa Mitch.
Il était presque sur le seuil de la chambre lorsque Kaye sortit de la salle de bains pour le retenir d’une main sur l’épaule.
— Je suis encore capable de marcher. Nous en avons fini avec cette étape, et ça me remonte le moral. Mais… Cinquante-deux chromosomes, Mitch. J’aimerais vraiment savoir ce que ça signifie.
— Il est encore temps, souffla Mitch.
Kaye eut envie de lui décocher un regard de reproche, mais elle vit en le voyant que ce serait injuste, qu’il était aussi vulnérable qu’elle.
— Non, dit-elle gentiment.
Galbreath frappa à la porte.
— Entrez, dit Kaye.
Elle rabattit le couvercle de sa mallette, la ferma. Le médecin entra, suivi par un jeune homme à l’air gêné vêtu d’un costume gris.
— Kaye, voici Ed Gianelli. C’est le représentant légal du Bureau de gestion des urgences auprès de Marine Pacific.
— Ms. Lang, Mr. Rafelson. Navré de vous importuner dans un moment difficile. Je dois obtenir de vous certaines informations, ainsi qu’une signature, en vertu de l’adhésion de l’État de Washington au décret d’urgence fédéral, entérinée par le Parlement de cet État le 22 juillet de cette année et signée par le gouverneur le 26 juillet. Je m’excuse sincèrement de devoir vous…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mitch. Qu’est-ce qu’on doit faire ?
— Toutes les femmes porteuses d’un fœtus SHEVA du second stade doivent être enregistrées auprès du Bureau de gestion des urgences et accepter un suivi médical. Il vous est possible de choisir le docteur Galbreath comme obstétricienne, et elle procédera aux tests appropriés.
— Nous refusons de nous faire enregistrer, dit Mitch. Tu es prête ? demanda-t-il à Kaye en lui passant un bras autour des épaules.
Gianelli changea de ton.
— Je ne vous en détaillerai pas les raisons, Mr. Rafelson, mais l’enregistrement et le suivi médical sont imposés par la Direction de la Santé du comté de King, en accord avec la loi nationale et fédérale.
— Je ne reconnais pas cette loi, répliqua Mitch avec fermeté.
— Cette infraction est passible d’une astreinte de cinq cents dollars pour chaque semaine de refus.
— N’y accordez pas trop d’importance, intervint Galbreath. C’est un peu comme un addendum au certificat de naissance.
— L’enfant n’est pas encore né.
— Alors, disons un addendum au rapport médical sur le rejet, dit Gianelli en bombant le torse.
— Il n’y a pas eu de rejet, dit Kaye. Ce que nous faisons est parfaitement naturel.
Gianelli écarta les bras en signe d’exaspération.
— Tout ce qu’il me faut, c’est votre adresse actuelle et une autorisation de consulter votre dossier médical, sous le contrôle du docteur Galbreath et de votre avocat si vous le souhaitez.
— Mon Dieu, fit Mitch. (Il poussa Kaye devant lui, écartant de leur passage Galbreath et Gianelli, puis se tourna vers le médecin.) Vous savez ce que ça veut dire, n’est-ce pas ? Les gens vont cesser de se rendre à l’hôpital, cesser de voir leur médecin traitant.
— J’ai les mains plus ou moins liées, répondit Galbreath. L’hôpital a lutté contre cette mesure jusqu’à hier. Nous avons toujours l’intention d’interjeter appel auprès de la Direction de la Santé. Mais en attendant…
Mitch et Kaye s’en furent. Galbreath resta plantée sur le seuil, le visage cramoisi.
Gianelli les suivit dans le couloir, de plus en plus agité.
— Je regrette de vous rappeler que les astreintes sont cumulatives…
— Laissez tomber, Ed ! s’écria Galbreath en tapant du poing sur le mur. Laissez tomber et laissez-les partir, nom de Dieu !
Gianelli s’arrêta au milieu du couloir et secoua la tête.
— Je déteste ces conneries !
— Vous les détestez ? lui lança Galbreath. Foutez la paix à mes patients !
— Ça s’arrange, pour votre visage, on dirait, déclara Shawbeck.
Il s’avança dans le bureau d’Augustine, soutenu par ses béquilles. Son assistant l’aida à s’asseoir. Augustine achevait un sandwich au corned-beef. Il s’essuya les lèvres et referma la boîte en polystyrène ayant contenu son repas.
— Bien, fit Shawbeck une fois installé. Réunion hebdomadaire des survivants du 20 juillet, sous la présidence de der Führer.
Augustine leva les yeux.
— Ce n’est pas drôle.
— Quand Christopher doit-il nous rejoindre ? Nous devrions avoir une bouteille de brandy pour que le dernier survivant porte un toast aux disparus.
— Christopher est de plus en plus désenchanté.
— Pas vous ? Quand avez-vous vu le président pour la dernière fois ?
— Il y a trois jours.
— Pour discuter du budget occulte ?
— Des réserves financières afférentes au décret d’urgence sanitaire, corrigea Augustine.
— Il ne m’en a même pas parlé.
— C’est désormais de mon seul ressort. On va me passer le siège des toilettes autour de la tête.
— Parce que c’est vous qui avez élaboré cette politique. Donc… les nouveaux bébés sont censés mourir à la naissance, mais si jamais certains d’entre eux viennent à survivre nous les enlevons à leurs parents pour les interner dans des hôpitaux financés pour cela. Je trouve qu’on a poussé le bouchon un peu loin.
— Le public semble nous soutenir. Le président a parlé d’un risque majeur pour la santé publique.
— Pour rien au monde je ne voudrais être à votre place, Mark. C’est du suicide politique, ni plus ni moins. Si le président a accepté ça, c’est qu’il est encore en état de choc.
— Pour parler franchement, Frank, il se sent pousser des ailes après avoir passé toutes ces années à l’ombre de la Maison-Blanche. Il va nous entraîner derrière lui, corriger les erreurs du passé et se forger une image de martyr.
— Et vous comptez l’encourager dans ce sens ?
Augustine releva la tête. Acquiesça.
— Incarcérer les bébés malades ?
— Vous connaissez les conclusions des scientifiques.
Shawbeck eut un rictus.
— Vous avez trouvé cinq virologues jugeant qu’il était possible que ces enfants – et leurs mères – soient des nids à anciens virus. Eh bien, trente-sept autres virologues ont publiquement déclaré que c’était faux.
— Ils sont moins éminents et moins influents.
— Thorne, Mahy, Mondavi et Bishop, Mark.
— Je suis mon instinct, Frank. C’est aussi mon domaine de compétence, rappelez-vous.
Shawbeck avança son siège.
— Que sommes-nous devenus, des tyranneaux ?
Augustine devint livide.
— Merci, Frank.
— La population commence à se retourner contre les mères et les enfants à naître. Et si les bébés étaient mignons ? Combien de temps avant que le public change d’avis, Mark ? Que ferez-vous à ce moment-là ?
Augustine ne répondit rien.
— Je sais pourquoi le président refuse de me recevoir, reprit Shawbeck. Vous lui dites ce qu’il veut entendre. Il est terrifié, il ne contrôle plus le pays, alors il choisit une solution et vous le soutenez. Ce n’est pas de la science, c’est de la politique.
— Le président est d’accord avec moi.
— Quel que soit le nom qu’on lui donne – le 20 juillet, l’incendie du Reichstag –, cet attentat ne vous donne pas carte blanche[20].
— Nous survivrons. Ce n’est pas moi qui ai distribué les cartes.
— Non. Mais vous vous êtes débrouillé pour qu’elles ne soient pas battues correctement.
Augustine regarda Shawbeck sans rien dire.
— On commence à appeler ça le « péché originel », vous savez ? dit ce dernier.
— Je n’étais pas au courant.
— Branchez-vous sur Christian Broadcasting Network. Les antennes locales se multiplient dans toute l’Amérique. Pat Robertson raconte à ses ouailles que ces monstres sont l’ultime épreuve divine avant l’avènement du nouveau Royaume des Cieux. Il dit que notre ADN essaie de se purger de tous les péchés que nous avons accumulés, afin de… comment le formulait-il, Ted ?
— Apurer nos comptes avant que Dieu ne déclare ouvert le Jugement dernier, lui souffla son assistant.
— C’est ça.
— Nous ne contrôlons toujours pas les ondes, Frank, plaida Augustine. Je ne peux pas être tenu pour responsable de…
— Une demi-douzaine d’autres télévangélistes affirment que ces enfants à naître sont les rejetons du diable, coupa Shawbeck, qui commençait à s’échauffer. Nés avec la marque de Satan, un seul œil et un bec-de-lièvre. Certains disent même qu’ils ont les pieds fourchus.
Augustine secoua la tête avec tristesse.
— Voilà à quoi ressemble votre comité de soutien, à présent, conclut Shawbeck. (Il fit signe à son assistant de s’approcher, puis se leva tant bien que mal, calant ses béquilles sous ses aisselles.) Je présenterai ma démission demain matin. De la Brigade et du NIH. J’en ai ma claque. Je ne supporte plus cette ignorance – la mienne et celle des autres. J’ai pensé que vous aimeriez être le premier à le savoir. Peut-être que vous pouvez consolider tout le pouvoir.
Une fois Shawbeck parti, Augustine se leva de derrière son bureau, respirant avec peine. Il avait les phalanges blanchies et les mains tremblantes. Peu à peu, il reprit le contrôle de ses émotions, s’obligeant à respirer lentement, régulièrement.
— Tout est une question de suivi, dit-il à la pièce vide.
Il neigeait lorsqu’ils évacuèrent les derniers cartons de l’appartement de Mitch. Kaye insista pour porter certains des moins lourds, mais Mitch et Wendell avaient fait le plus gros du travail au petit matin, chargeant le camion de location blanc et orange.
Kaye grimpa dans la cabine à côté de Mitch. Wendell était au volant.
— Adieu la garçonnière, adieu le célibat, dit-elle.
Mitch sourit.
— Il y a une ferme pas loin de la maison, dit Wendell. On achètera un arbre de Noël en chemin. Vous aurez un vrai nid douillet.
Leur nouveau foyer se dressait sur une parcelle boisée, près d’Ebey Slough et de la ville de Snohomish. De style rustique, peinte en vert et blanc, avec une fenêtre à pignons et un vaste porche grillagé, la maison de trois pièces se trouvait au bout d’une longue route de campagne bordée de pins. Ils la louaient aux parents de Wendell, qui en étaient propriétaires depuis trente-quatre ans.
Leur changement d’adresse restait secret.
Pendant que les hommes déchargeaient le camion, Kaye prépara des sandwiches et mit dans le réfrigérateur fraîchement nettoyé six canettes de bière et quelques jus de fruits. Dans ce séjour nu et propre, en chaussettes sur le parquet de chêne, elle se sentait en paix.
Wendell apporta une lampe et la posa sur la table du coin cuisine. Kaye lui tendit une bière. Reconnaissant, il en but une longue goulée, faisant tressauter sa pomme d’Adam.
— Est-ce qu’ils vous l’ont dit ? demanda-t-il.
— Qui ça ? Quoi donc ?
— Mes parents. Je suis né ici. C’était leur toute première maison. (Il désigna le séjour.) J’avais l’habitude d’emporter mon microscope dans le jardin.
— C’est merveilleux.
— C’est ici que je suis devenu un scientifique. Ce lieu est sacré. Qu’il vous bénisse tous les deux !
Mitch apporta un fauteuil et un porte-revues. Il accepta une canette de Full Sail et porta un toast, faisant tinter son verre sur celui de Kaye.
— À notre nouveau destin de taupes. De clandestins.
Quatre heures plus tard, Maria Konig débarquait, accompagnée d’une douzaine d’amis, pour disposer les meubles. Ils avaient presque fini lorsque Eileen Ripper frappa à la porte. Elle portait un lourd sac de toile. Mitch la présenta puis vit que deux autres personnes attendaient sous le porche.
— J’ai amené des amis, expliqua Eileen. Nous aussi, nous avons de bonnes nouvelles à fêter.
Sue Champion s’avança, suivie par un homme de haute taille, plus âgé qu’elle, aux longs cheveux noirs et au ventre proéminent. Tous deux semblaient gênés et les yeux de l’homme luisaient comme ceux d’un loup.
Eileen serra la main de Maria puis celle de Wendell.
— Mitch, tu connais déjà Sue. Voici son mari, Jack. Et ceci, c’est pour le poêle, dit-elle à Kaye en laissant choir son sac devant la cheminée. De l’érable et du merisier. Un parfum merveilleux. Quelle maison magnifique !
Sue salua Mitch d’un hochement de tête et Kaye d’un sourire.
— Nous ne nous sommes jamais rencontrées, dit-elle.
Kaye resta bouche bée, comme un poisson ébahi, jusqu’à ce que les deux femmes éclatent d’un rire nerveux.
Ils avaient apporté du jambon cuit et de la truite arc-en-ciel pour le dîner. Jack et Mitch se jaugeaient à distance, comme deux adolescents belliqueux. Sue ne semblait pas s’en soucier, mais Mitch ne savait que dire. Un peu gris, il s’excusa de l’absence de chandelles et proposa de leur substituer des lampes tempête.
Wendell éteignit les lumières. La pièce se transforma en une tente peuplée d’ombres longilignes, et ils mangèrent en son centre, parmi les piles de cartons. Sue et Jack échangèrent quelques mots dans un coin.
— Sue me dit qu’elle vous aime bien tous les deux, déclara Jack en revenant. Mais je suis du genre soupçonneux, et je dis que vous êtes fous.
— Je ne vous contredirai pas sur ce point, fit Mitch en levant sa canette.
— Sue m’a parlé de ce que vous aviez fait au bord de la Columbia River.
— C’était il y a longtemps.
— Sois sage, lança Sue à son mari.
— Je veux seulement savoir pourquoi vous avez fait ça, insista celui-ci. C’était peut-être l’un de mes ancêtres.
— Je voulais justement savoir si c’était l’un de vos ancêtres.
— Et alors ?
— Je pense que la réponse est oui.
Jack contempla la lampe tempête en plissant les yeux.
— Ceux que vous avez trouvés dans cette grotte, dans les montagnes… C’étaient nos ancêtres à tous ?
— C’est une façon de parler.
Jack secoua la tête, intrigué.
— Sue me dit que les ancêtres peuvent être ramenés à leur peuple, quel que ce soit ce peuple, si nous apprenons leurs vrais noms. Les fantômes sont parfois dangereux. Je ne pense pas que ce soit le meilleur moyen de leur faire plaisir.
— Sue et moi avons préparé un autre accord, intervint Eileen. Nous finirons bien par le finaliser. Je vais être conseillère spéciale auprès des Tribus. Chaque fois que quelqu’un trouvera des vieux os, on m’appellera pour y jeter un coup d’œil. Nous effectuerons des mesures rapides, prélèverons quelques échantillons, et puis nous les rendrons aux Tribus. Jack et ses amis ont élaboré ce qu’ils appellent un rite de sagesse.
— Leurs noms sont dans leurs os, expliqua Jack. Nous leur dirons que nous donnerons leurs noms à nos enfants.
— C’est fantastique, approuva Mitch. Je suis ravi. Dépassé mais ravi.
— Tout le monde prend les Indiens pour des ignorants, continua Jack. Nous ne nous soucions pas des mêmes choses, c’est tout.
Mitch se pencha au-dessus de la lampe tempête et tendit la main à Jack. Celui-ci leva les yeux vers le plafond, et on entendit ses dents s’entrechoquer.
— C’est trop nouveau, murmura-t-il.
Mais il prit la main de Mitch et la serra, si fermement qu’ils faillirent renverser la lampe. L’espace d’un instant, Kaye crut que la poignée de main allait tourner à la partie de bras de fer.
— Mais j’ai quelque chose à vous dire, déclara Jack quand ce fut fini. Vous avez intérêt à bien vous conduire, Mitch Rafelson.
— J’ai fini pour de bon de ramasser des os.
— Mitch rêve des gens qu’il trouve, dit Eileen.
— Vraiment ? (Jack était visiblement impressionné.) Est-ce qu’ils vous parlent ?
— Je deviens ce qu’ils étaient.
— Oh !
Kaye était fascinée par tous les invités, mais surtout par Sue. Ses traits exprimaient plus que de la force – ils étaient presque masculins –, mais jamais elle n’avait vu quelqu’un d’aussi beau. Eileen, elle, avait avec Mitch une relation si intime, si intuitive, que Kaye se demanda s’ils n’avaient pas été amants.
— Tout le monde est terrifié, dit Sue. Nous avons beaucoup de grossesses SHEVA à Kumash. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous travaillons avec Eileen. Le Conseil a décidé que nos ancêtres pouvaient nous dire comment survivre à cette épreuve. Vous portez le bébé de Mitch ? demanda-t-elle à Kaye.
— Oui.
— La petite aide est venue et repartie ?
Kaye acquiesça.
— La mienne aussi, dit Sue. Nous l’avons enterrée en lui donnant un nom, avec notre amour et notre gratitude.
— Elle était Petite-Vive, murmura Jack.
— Félicitations, dit Mitch sur le même ton.
— Oui, fit Jack, ravi. Pas de tristesse. Sa tâche est accomplie.
— Le gouvernement ne pourra pas voler de noms sur les terres du Conseil, reprit sa femme. Nous ne le permettrons pas. Si le gouvernement devient trop puissant, vous pourrez venir chez nous. Nous l’avons déjà tenu en échec.
— C’est merveilleux, dit Eileen, rayonnante.
Mais Jack regarda par-dessus son épaule, parmi les ombres. Il plissa les yeux, déglutit, et son visage se creusa de rides.
— C’est si difficile de savoir ce qu’il faut faire et ce qu’il faut croire. J’aimerais que les fantômes parlent avec plus de clarté.
— Est-ce que vous nous aiderez avec votre savoir, Kaye ? demanda Sue.
— J’essaierai.
Puis Sue s’adressa à Mitch d’une voix hésitante.
— J’ai des rêves, moi aussi. Je rêve des nouveaux enfants.
— Parlez-nous de vos rêves, dit Kaye.
— Peut-être qu’ils sont personnels, ma chérie, l’avertit Mitch.
Sue posa une main sur le bras de Mitch.
— Je suis contente que vous compreniez. Ils sont personnels et, parfois, ils sont aussi terrifiants.
Wendell descendit du grenier, tenant un carton dans ses bras.
— Mes parents m’ont dit qu’elles étaient toujours là, et ils ne se trompaient pas. Des guirlandes et des boules… Seigneur, quels beaux souvenirs ! Qui veut m’aider à installer l’arbre et à le décorer ?
— Voici votre planning pour les deux jours à venir. Florence Leighton donna à Augustine une petite feuille de papier qu’il pouvait glisser dans sa poche de poitrine pour la consulter à tout moment. La liste s’allongeait : cet après-midi, il avait rendez-vous avec le gouverneur du Nebraska et, s’il en avait le temps, avec un groupe de journalistes économiques.
Et il attendait sept heures avec impatience, heure à laquelle il irait dîner avec une superbe femme qui se fichait de sa notoriété médiatique comme de sa réputation de bourreau de travail. Mark Augustine redressa les épaules et parcourut la liste avant de la plier en quatre, signifiant ainsi à Mrs. Leighton qu’elle était approuvée et définitive.
— Plus un type un peu bizarre, ajouta-t-elle. Il n’a pas de rendez-vous mais affirme que vous souhaiterez le recevoir. (Elle posa une carte de visite sur le bureau et gratifia son patron d’un regard sévère.) Un rigolo.
Augustine considéra le nom sur la carte et sentit s’éveiller sa curiosité.
— Vous le connaissez ? demanda-t-elle.
— C’est un reporter. Un journaliste scientifique qui s’intéresse à plein de sujets brûlants.
— Le genre fouille-merde ?
Sourire d’Augustine.
— D’accord. Je le prends au mot. Dites-lui qu’il dispose de cinq minutes.
— Je vous apporte du café ?
— Il voudra sûrement du thé.
Augustine mit son bureau en ordre et rangea deux livres dans un tiroir. Il ne voulait pas qu’on voie ce qu’il était en train de lire. Le premier ouvrage était une brochure plutôt mince, Des éléments mobiles comme sources de nouveauté dans le génome des herbes, le second un roman de Robin Cook tout juste sorti des presses, qui traitait d’une pandémie inexpliquée et sans doute d’origine extraterrestre. En règle générale, Augustine aimait bien les romans de ce genre, bien qu’il se soit abstenu d’en lire durant l’année écoulée. Le fait qu’il ait décidé d’attaquer celui-ci témoignait de sa nouvelle assurance.
Il se leva et accueillit Oliver Merton avec un sourire.
— Ravi de vous revoir, Mr. Merton.
— Merci de me recevoir, docteur Augustine. J’ai eu droit à une fouille en règle avant d’entrer. Ils m’ont même confisqué mon assistant personnel.
Augustine s’excusa d’une grimace.
— Nous avons très peu de temps. Je suis sûr que vous avez quelque chose d’intéressant à me dire.
— En effet.
Merton leva les yeux, comme Mrs. Leighton entrait avec un plateau et deux tasses.
— Du thé, Mr. Merton ? demanda-t-elle.
Merton eut un sourire penaud.
— Je préférerais du café. J’ai passé les dernières semaines à Seattle et je me suis déshabitué du thé.
Mrs. Leighton tira la langue à Augustine et alla chercher une tasse de café.
— Quelle impertinence, remarqua Merton.
— Nous travaillons ensemble depuis longtemps, et nous avons traversé des périodes fort sombres.
— Bien sûr. Permettez-moi tout d’abord de vous féliciter pour avoir fait reporter sine die la conférence sur SHEVA à l’université du Washington.
Augustine prit un air intrigué.
— Il paraît que les subsides du NIH auraient été retirés si la conférence s’était tenue, c’est tout ce qu’ont osé me dire mes sources à l’université.
— Je n’étais pas au courant, dit Augustine.
— Nous allons donc l’organiser dans un petit motel proche du campus. Avec la participation d’un célèbre restaurant français dont le chef est acquis à notre cause. Ça adoucira la sauce. Quitte à être des rebelles rejetés par le système, autant en profiter jusqu’au bout.
— Vous ne semblez pas très objectif, mais je vous souhaite bonne chance.
Le sourire de Merton se fit défiant.
— Friedrich Brock m’a appris ce matin qu’il venait d’y avoir une restructuration complète de l’équipe chargée d’étudier les momies neandertaliennes à l’université d’Innsbruck. Un audit interne a conclu que des faits de la première importance avaient été occultés et que de grossières erreurs scientifiques avaient été commises. Herr Professor Brock a été convoqué à Innsbruck. Il est en route en ce moment.
— Je ne vois pas pourquoi cela m’intéresserait, remarqua Augustine. Il nous reste environ deux minutes.
Mrs. Leighton revint avec une tasse de café. Merton en avala une gorgée.
— Merci. Ils vont partir du principe que les trois momies formaient une cellule familiale, partageant un patrimoine génétique. Ce qui signifie qu’ils vont entériner la première preuve tangible d’une subspéciation humaine. On a trouvé SHEVA dans les trois spécimens.
— Très bien.
Merton joignit les mains. Florence l’observait avec une curiosité détachée.
— Nous sommes sur le seuil du chemin qui mène à la vérité, docteur Augustine. J’étais curieux de savoir comment vous alliez réagir à cette nouvelle.
Augustine inspira une petite bouffée d’air par le nez.
— Ce qui a pu se produire il y a des dizaines de milliers d’années n’a aucune conséquence sur la façon dont nous jugeons ce qui est en train de se produire aujourd’hui. Pas un seul fœtus d’Hérode n’est arrivé à terme. En fait, des scientifiques de l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses nous ont dit hier que ces fœtus sont non seulement victimes dans leur immense majorité d’un rejet survenant lors du premier trimestre de grossesse, mais qu’ils sont en outre particulièrement vulnérables à tous les virus d’herpès connus, y compris celui d’Epstein-Barr. La mononucléose. Quatre-vingt-quinze pour cent de la population terrestre est porteuse d’Epstein-Barr, Mr. Merton.
— Rien ne vous fera donc changer d’avis, docteur ?
— Mon oreille encore valide reste affectée par des bourdonnements dus à la bombe qui a tué notre président. J’ai encaissé tous les coups que je pourrai jamais recevoir. Rien ne peut me terrasser excepté des faits, des faits pertinents eu égard à notre situation présente. (Augustine fit le tour du bureau et s’assit dessus.) Je souhaite toute la réussite possible aux gens d’Innsbruck, quelle que soit la personne qui dirige les recherches. La biologie recèle suffisamment de mystères pour nous occuper jusqu’à la fin des temps. La prochaine fois que vous passerez par Washington, revenez donc nous voir, Mr. Merton. Je suis sûr que Florence se souviendra : pas de thé, du café.
Le plateau en équilibre sur les cuisses, Dicken roula à travers la cafétéria du bâtiment Natcher, aperçut Merton et plaça son fauteuil roulant au bout d’une table. Il y posa son plateau d’une main.
— Vous avez fait bon voyage ? demanda-t-il.
— Excellent. J’ai pensé que vous aimeriez savoir que Kaye Lang a une photo de vous sur son bureau.
— Voilà un bien étrange message, Oliver. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?
— Eh bien, je crois que vous éprouviez à son égard beaucoup plus qu’un sentiment de camaraderie scientifique. Elle vous a écrit plusieurs lettres après l’attentat. Vous n’y avez jamais répondu.
— Si vous êtes venu ici pour me persécuter, j’irai manger ailleurs, répliqua Dicken en reprenant son plateau.
Merton leva les mains.
— Excusez-moi. C’est mon instinct de fouineur qui reprend le dessus.
Dicken reposa son plateau et plaça son fauteuil.
— Je passe la moitié de mes journées à attendre de guérir, et j’ai peur de ne jamais recouvrer le plein usage de mes jambes et de ma main… Je m’efforce d’avoir foi en mon corps. Le reste du temps, je suis en rééducation où je souffre comme un damné. Je n’ai pas le temps de pleurer sur le lait renversé. Et vous ?
— Ma copine de Leeds m’a largué la semaine dernière. Je ne suis jamais à la maison. Et puis j’ai été testé positif. Ça lui a foutu la trouille.
— Désolé.
— Je reviens du saint des saints d’Augustine. Il a l’air bien sûr de lui.
— Les sondages lui donnent raison. Une crise de santé publique métamorphosée en politique internationale. Les fanatiques nous poussent à adopter des mesures répressives. Nous vivons sous une loi martiale qui n’ose pas dire son nom, et c’est la Brigade d’urgence sanitaire qui dicte les décrets de nature médicale – qui jouit du pouvoir suprême, autrement dit. À présent que Shawbeck s’est retiré, Augustine est le numéro deux du pays.
— C’est terrifiant.
— Vous connaissez quelque chose qui ne le soit pas ?
Merton concéda sa défaite.
— Je suis convaincu qu’Augustine s’est débrouillé pour faire annuler notre conférence sur SHEVA dans le Nord-Ouest.
— C’est un bureaucrate aguerri – ce qui signifie qu’il protégera sa position en utilisant toutes les armes dont il dispose.
— Et la vérité dans tout ça ? dit Merton en plissant le front. Je n’ai pas l’habitude de voir un gouvernement gérer les questions scientifiques.
— Votre naïveté m’étonne, Oliver. Ça fait des années que les Britanniques ne font que ça.
— D’accord, d’accord, j’ai fréquenté suffisamment de ministres pour connaître la musique. Mais quelle est votre position ? Vous avez participé à la formation de l’équipe autour de Kaye – pourquoi Augustine ne vous vire-t-il pas pour avoir les coudées franches ?
— Parce que j’ai vu la lumière, répondit Dicken d’un air sinistre. Ou plutôt les ténèbres. Des bébés morts. J’ai perdu espoir. Même avant cela, Augustine m’a manipulé à merveille – il me gardait comme une sorte de contrepoids, me laissait participer au processus de décision. Mais il ne m’a jamais donné assez de corde pour me pendre. À présent… je ne peux plus voyager, je ne peux plus effectuer les recherches nécessaires. Je suis inefficace.
— Neutralisé ? osa Merton.
— Castré, contra Dicken.
— Vous ne pourriez pas à tout le moins lui murmurer à l’oreille : « C’est de la science, ô puissant César, peut-être te trompes-tu » ?
Dicken secoua la tête.
— Le nombre de chromosomes est une donnée irréfutable. Cinquante-deux chromosomes au lieu de quarante-six. Trisomie, tétrasomie… Les bébés risquent d’être affectés de mongolisme, ou pis encore. Si Epstein-Barr ne les tue pas avant.
Merton avait gardé le meilleur pour la fin. Il parla à Dicken des changements survenus à Innsbruck. Dicken l’écouta avec attention, plissant son œil aveugle, puis il tourna son œil valide vers les fenêtres de la cafétéria, derrière lesquelles brillait un splendide soleil printanier.
Il se rappelait la conversation qu’il avait eue avec Kaye avant qu’elle ait rencontré Rafelson.
— Donc, Rafelson va aller en Autriche ? demanda-t-il en tripotant sa sole au riz complet.
— Si on le lui propose. Peut-être est-il encore trop controversé.
— Je vais attendre le rapport. Mais sans me presser.
— Vous pensez que Kaye fait un saut dans l’inconnu, suggéra Merton.
— Je me demande pourquoi j’ai acheté ça, dit Dicken en reposant sa fourchette. Je n’ai pas faim.
— Apparemment, le bébé se porte bien, dit le docteur Galbreath. Le développement du deuxième trimestre est normal. Nous avons effectué des analyses, et elles correspondent à notre attente pour un fœtus SHEVA du second stade.
Kaye trouvait ce rapport un peu froid.
— C’est un garçon ou une fille ? s’enquit-elle.
— Cinquante-deux XX. (Galbreath ouvrit une chemise en carton marron et lui tendit une copie du rapport.) Bébé de sexe féminin présentant des anomalies chromosomiques.
Kaye fixa la feuille de papier, le cœur battant. Elle n’avait rien dit à Mitch, mais elle avait espéré que leur enfant serait une fille, car cela réduirait un peu la distance, le nombre de différences qu’elle aurait à affronter.
— Y a-t-il duplication ou s’agit-il de chromosomes nouveaux ? demanda-t-elle.
— Si nous avions l’expertise suffisante pour le dire, nous serions célèbres, rétorqua Galbreath. (Puis, avec un peu moins de raideur :) Nous n’en savons rien. Un examen superficiel nous pousse à croire qu’ils ne sont pas dupliqués.
— Pas de chromosomes 21 supplémentaires ?
Kaye continuait d’examiner le papier, qui se réduisait à des séries de chiffres entrelardées de brèves explications.
— Je ne crois pas que le fœtus souffre du syndrome de Down. Mais vous savez ce que j’en pense.
— Tous ces chromosomes supplémentaires…
Galbreath opina.
— Nous n’avons aucun moyen de déterminer le nombre de chromosomes d’un Neandertalien, dit Kaye.
— S’ils étaient comme nous, ils en avaient quarante-six.
— Mais ils n’étaient pas comme nous. C’est toujours un mystère.
Les paroles de Kaye sonnaient creux à ses propres oreilles. Elle se leva, une main sur le ventre.
— Pour ce que vous pouvez en dire, il est en bonne santé.
Galbreath fit oui de la tête.
— Mais que sais-je, en fait ? Presque rien. Vous avez été testée positive pour l’Herpes simplex de type un, mais négative pour la mononucléose – pour Epstein-Barr. Vous n’avez jamais eu la varicelle. Pour l’amour de Dieu, Kaye, restez à l’écart des personnes qui ont la varicelle.
— Je serai prudente.
— Je ne sais pas ce que je peux vous dire de plus.
— Souhaitez-moi bonne chance.
— Je vous souhaite toute la chance de ce monde et de l’autre. En tant que médecin, ça ne me rassure guère.
— Nous avons pris notre décision, Felicity.
— Bien sûr. (Galbreath parcourut son dossier du début à la fin.) Si cette décision m’avait appartenu, vous n’auriez jamais vu ce que je vais vous montrer. Nous avons été déboutés en appel. Nous devons faire enregistrer tous nos patients SHEVA. Si vous n’êtes pas d’accord, c’est nous qui nous en chargerons.
— Alors, faites-le, dit Kaye d’un ton neutre.
Elle lissa un pli de son pantalon.
— Je sais que vous avez déménagé. Si je transmets une adresse incorrecte, Marine Pacific aura sans doute des ennuis et je risque d’être convoquée devant un comité et de me faire retirer ma licence. (Elle gratifia Kaye d’un regard triste mais direct.) J’ai besoin de votre nouvelle adresse.
Kaye considéra le formulaire puis secoua la tête.
— Je vous en supplie, Kaye. Je veux rester votre médecin jusqu’à la fin.
— La fin ?
— L’accouchement.
Kaye secoua la tête une nouvelle fois, l’air butée et terrorisée, pareille à un lapin poursuivi par un prédateur.
Galbreath fixa l’extrémité de la table d’examen, les larmes aux yeux.
— Je n’ai pas le choix. Personne n’a le choix.
— Je ne veux pas qu’on vienne me prendre mon bébé, dit Kaye, le souffle court, les mains glacées.
— Si vous refusez de coopérer, je ne peux plus être votre médecin, dit Galbreath.
Elle tourna les talons et sortit de la chambre. L’infirmière vint faire un tour quelques instants plus tard, vit Kaye en état de choc et lui demanda si elle avait besoin de quelque chose.
— Je n’ai plus de médecin, répondit-elle.
L’infirmière s’écarta pour laisser passer Galbreath.
— Je vous en supplie, donnez-moi votre nouvelle adresse. Je sais que Marine Pacific s’oppose aux représentants de la Brigade qui essaient de contacter directement nos patients. J’annoterai votre dossier pour qu’on vous laisse tranquille. Nous sommes dans votre camp, Kaye, croyez-moi.
Kaye aurait voulu pouvoir parler à Mitch, mais il se trouvait dans le quartier de l’université, occupé à chercher un hôtel pour tenir la conférence. Elle ne pouvait pas le déranger.
Galbreath lui tendit un stylo. Elle remplit lentement le formulaire. Galbreath le lui reprit.
— De toute façon, ils auraient fini par la trouver, dit-elle en pinçant les lèvres.
Kaye sortit de l’hôpital, le rapport à la main, et se dirigea vers la Toyota Camry marron qu’ils avaient achetée deux mois plus tôt. Elle resta assise pendant dix bonnes minutes, engourdie, agrippant le volant de ses mains glacées, puis mit le contact.
Elle abaissait sa vitre pour avoir un peu d’air lorsqu’elle entendit Galbreath l’appeler. Elle envisagea brièvement de prendre la fuite, mais elle serra de nouveau le frein à main et regarda sur sa gauche. Galbreath traversait le parking en courant. Elle s’appuya à la portière et baissa la tête pour mieux voir Kaye.
— Vous ne m’avez pas donné la bonne adresse, n’est-ce pas ? demanda-t-elle, essoufflée, le visage écarlate.
Kaye la regarda sans rien dire.
Galbreath ferma les yeux, reprit son souffle.
— Votre bébé est en parfaite santé. Je ne lui trouve aucun défaut. Et je ne comprends rien. Pourquoi ne le rejetez-vous pas comme on rejette un tissu étranger – il est complètement différent de vous ! Autant porter un gorille dans son ventre. Mais vous le tolérez, vous le nourrissez. Toutes les mères font la même chose. Pourquoi est-ce que la Brigade n’étudie pas ça ?
— C’est un mystère, admit Kaye.
— Pardonnez-moi, Kaye, je vous en supplie.
— Je vous pardonne, dit Kaye sans conviction.
— Je parle sérieusement. Ça m’est égal qu’on me retire ma licence – peut-être qu’ils se plantent sur toute la ligne ! Je veux être votre médecin.
Kaye se prit la tête entre les mains, épuisée par sa tension nerveuse. Elle avait l’impression d’avoir des ressorts d’acier dans le cou. Elle leva la tête et posa une main sur celle de Galbreath.
— Si c’est possible, je suis d’accord, dit-elle.
— Où que vous alliez, quoi que vous fassiez, promettez-moi… laissez-moi être là pour l’accouchement, d’accord ? implora Galbreath. Je veux apprendre tout ce que je pourrai apprendre sur les grossesses SHEVA, pour être prête, et je veux mettre votre bébé au monde.
Kaye se gara en face de l’antique University Plaza Hotel, non loin de la voie rapide menant à l’université du Washington. Elle trouva son mari au sous-sol, en train d’attendre que le directeur de l’hôtel, qui s’était retiré dans son bureau, lui fasse une proposition chiffrée.
Elle lui raconta ce qui s’était passé à Marine Pacific. Mitch, furieux, tapa du poing sur la porte de la salle de réunion.
— Je n’aurais jamais dû te laisser toute seule – même une minute !
— Tu sais bien que ce n’est pas pratique. (Kaye lui posa une main sur l’épaule.) Je pense que je me suis bien débrouillée.
— Je n’arrive pas à croire que Galbreath ait pu faire une chose pareille.
— Elle a agi sous la contrainte, je le sais.
Mitch se mit à faire les cent pas, shoota dans une chaise, agita les bras en signe d’impuissance.
— Elle veut nous aider, dit Kaye.
— Comment pouvons-nous encore lui faire confiance ?
— Inutile d’être paranoïaque.
Mitch se figea.
— Il y a un train qui fonce sur les rails. Il nous a cloués dans son phare. Je le sais, Kaye. Ce n’est pas seulement le gouvernement. Toutes les femmes enceintes de cette planète sont suspectes. Augustine – ah ! l’enfoiré – va veiller à ce que vous deveniez toutes des parias ! J’ai envie de le tuer !
Kaye l’agrippa par le bras, l’attira doucement vers elle et l’étreignit. Il était tellement en colère qu’il tenta de la repousser pour se remettre à arpenter la pièce. Elle s’accrocha à lui.
— Je t’en prie, Mitch, arrête.
— Et toi, tu te balades – au vu et au su de tout le monde ! dit-il en tremblant.
— Je refuse de devenir une fleur de serre, rétorqua Kaye, sur la défensive.
Il renonça et courba le dos.
— Que pouvons-nous faire ? Quand vont-ils envoyer des fourgons emplis de nervis pour nous rafler ?
— Je ne sais pas. Il faut que quelque chose cède. Je crois en ce pays, Mitch. Les gens ne les laisseront pas faire.
Mitch s’assit sur une chaise pliante au bout d’une rangée. La pièce était brillamment éclairée, on y trouvait cinquante chaises vides réparties sur cinq rangées, une table recouverte d’une nappe et une machine à café dans le fond.
— D’après Wendell et Maria, la pression devient insoutenable. Ils ont déposé des protestations, mais l’administration refuse d’admettre quoi que ce soit. Les financements sont réduits, les postes redistribués, les labos harcelés par des inspecteurs. Je suis en train de perdre la foi, Kaye. J’ai vu la même chose m’arriver après…
— Je sais.
— Et maintenant le ministère des Affaires étrangères refuse son visa d’entrée à Brock.
— Qui t’a dit ça ?
— Merton m’a appelé de Bethesda cet après-midi. Augustine se démène comme un diable pour nous réduire à néant. Il n’y aura plus que toi et moi – et tu vas devoir entrer dans la clandestinité !
Kaye s’assit à côté de lui. Elle n’avait aucune nouvelle de ses anciens collègues de l’Est. Aucune nouvelle de Judith. Elle aurait voulu parler à Marge Cross, ce qui était un peu pervers de sa part. Mais tout soutien serait le bienvenu.
Son père et sa mère lui manquaient terriblement.
Kaye se pencha et posa la tête sur l’épaule de Mitch. Il lui caressa doucement les cheveux de ses grosses mains.
Ils n’avaient même pas abordé la nouvelle la plus importante de la matinée. Dans cette agitation, il était si facile de perdre de vue les choses vraiment importantes.
— Je sais quelque chose que tu ignores, dit-elle.
— Quoi donc ?
— Nous allons avoir une fille.
Mitch cessa de respirer un instant, et son visage se plissa.
— Mon Dieu !
— C’était l’un ou l’autre, assura Kaye, souriant de sa réaction.
— C’est ce que tu voulais.
— Je te l’avais dit ?
— Le soir de Noël. Tu as parlé de lui acheter des poupées.
— Tu es contrarié ?
— Bien sûr que non. Mais je suis toujours un peu choqué quand nous franchissons une nouvelle étape, c’est tout.
— Le docteur Galbreath affirme qu’elle est en bonne santé. Aucun défaut. Elle a des chromosomes supplémentaires… mais nous étions prévenus.
Mitch lui posa une main sur le ventre.
— Je la sens bouger, murmura-t-il, et il se leva pour coller une oreille contre le ventre de Kaye. Elle va être tellement belle.
Le directeur de l’hôtel entra dans la pièce, une liasse de papiers à la main, et les regarda d’un air surpris. Âgé d’une cinquantaine d’années, avec des cheveux marron ondulés et un visage poupin et passe-partout, il ressemblait à l’image d’un oncle sans grande personnalité. Mitch se leva et épousseta son pantalon.
— Mon épouse, dit-il, un peu gêné.
— Certes. (Le directeur plissa les yeux et entraîna Mitch à l’écart.) Elle est enceinte, n’est-ce pas ? Vous ne m’en aviez pas parlé. Ce n’est pas mentionné là-dedans… (Il agita ses papiers, lança à Mitch un regard accusateur.) Nulle part. Désormais, nous devons être prudents en matière de rassemblements publics et d’exposition.
Mitch s’appuya sur la Buick, le menton dans la main. Il s’était rasé ce matin, mais il faisait un peu de bruit en frottant sa peau. Il retira sa main. Kaye se tenait auprès de lui.
— Je vais te reconduire à la maison, dit-il.
— Et la Buick ?
Il secoua la tête.
— Je la récupérerai plus tard. Wendell pourra m’amener.
— Que fait-on, maintenant ? On pourrait essayer un autre hôtel. Ou louer une salle des fêtes.
Mitch prit un air dégoûté.
— Ce fumier cherchait une excuse. Il connaissait ton nom. Il a téléphoné à quelqu’un. Il nous a contrôlés, comme un bon petit nazi. (Il leva les bras au ciel.) Longue vie à la libre Amérique !
— Si Brock est bloqué à la frontière…
— On organisera la conférence sur Internet. On trouvera une solution. Mais c’est pour toi que je m’inquiète. Il va sûrement arriver quelque chose.
— Quoi donc ?
— Tu ne le sens pas ? (Il se frotta le front.) Le regard que nous a lancé ce salaud de directeur. Comme un mouton terrifié. Il ne connaît que dalle à la biologie. Il vit sa petite vie sans faire de vagues, sans bousculer le système. Presque tous les gens sont comme lui. Il suffit de les pousser dans une direction pour qu’ils se mettent à courir.
— Je te trouve bien cynique.
— Ce n’est que du réalisme politique. Comme j’ai été stupide ! Te laisser sortir seule. Tu pourrais être reconnue, repérée…
— Je ne veux pas être enfermée dans une grotte, Mitch.
Il grimaça.
Kaye lui posa une main sur l’épaule.
— Pardon. Enfin, tu sais ce que je veux dire.
— Tout est en place, Kaye. Tu as vu la même chose en Géorgie. Et moi dans les Alpes. Nous sommes devenus des étrangers. Les gens nous détestent.
— Ils me détestent, dit Kaye en pâlissant. Parce que je suis enceinte.
— Ils me détestent aussi.
— Mais ils ne te demandent pas de te faire enregistrer comme un juif allemand.
— Pas encore. Allons-y.
Il lui passa un bras autour des épaules et l’escorta jusqu’à la Toyota. Elle avait du mal à suivre ses longues enjambées.
— Je crois que nous disposons d’un jour ou deux, peut-être trois, reprit-il. Ensuite… quelqu’un va faire quelque chose. Tu es une épine dans leur pied. Une double épine.
— Pourquoi double ?
— Les célébrités sont puissantes. Les gens savent qui tu es, et tu connais la vérité.
Kaye s’assit côté passager et abaissa la vitre. Il faisait un peu chaud dans l’habitacle. Mitch referma la portière.
— Tu crois ? demanda-t-elle.
— Foutre oui. Sue t’a fait une proposition. Examinons-la. Je dirai où nous allons à Wendell. Et à personne d’autre.
— J’aime bien cette maison.
— Nous en trouverons une autre.
Le triomphe rendait Mark Augustine quasiment fiévreux. Il posa les photos devant Dicken et inséra la cassette dans le magnétoscope de son bureau. Dicken attrapa la première photo et l’approcha de son visage pour mieux l’examiner. Couleurs habituelles des images médicales : une chair olivâtre orangé des plus étranges, des lésions rose vif, des traits flous. Un homme, la quarantaine environ, vivant mais loin d’en être ravi. Dicken prit la deuxième photo, un gros plan du bras droit de l’homme, tavelé de taches rosées, dont une règle en plastique jaune permettait d’estimer la taille. La plus grande avait un diamètre de sept centimètres, avec en son centre une plaie encroûtée d’un épais fluide jaune. Dicken compta sept taches rien que sur le bras droit.
— Je les ai montrées ce matin aux autres membres de l’équipe, dit Augustine en actionnant la télécommande pour faire démarrer la cassette.
Dicken passa aux photos suivantes. Le corps de l’homme était couvert de nombreuses lésions rosées, dont certaines formaient des cloques, bien distinctes et sans aucun doute douloureuses.
— Nous avons reçu des échantillons à fin d’analyse, poursuivit Augustine, mais l’équipe sur le terrain a procédé à un examen sérologique pour confirmer la présence de SHEVA. L’épouse de cet homme est dans son second trimestre de grossesse du second stade et présente toujours des symptômes de SHEVA type 3-s. Comme l’homme est purgé de SHEVA, nous pouvons en conclure que SHEVA n’est pas à l’origine de ces lésions, ce qui correspond à ce que nous attendions.
— Où sont-ils ? demanda Dicken.
— San Diego, Californie. Des immigrés clandestins. Nos gars du Corps missionné ont effectué l’enquête et nous ont envoyé ce matériel. Ça date d’il y a trois jours. Pour le moment, la presse locale n’a pas été informée.
Le sourire d’Augustine clignotait comme un stroboscope. Il se retourna vers le téléviseur, faisant défiler en avance rapide des images de l’hôpital, du dortoir, de l’équipement d’isolation des chambres – rideaux de plastique fixés aux murs et à la porte, alimentation en air. Puis il leva le doigt pour repasser en mode lecture.
Le docteur Ed Sanger, membre du Corps missionné par la Brigade affecté à l’hôpital Mercy, un quinquagénaire aux cheveux couleur de sable, s’identifia et récita son diagnostic d’une voix monocorde. Dicken sentit monter son angoisse. Je me suis complètement trompé. Augustine a raison. Sur toute la ligne.
Augustine interrompit la lecture.
— C’est un virus ARN à un seul brin, énorme et primitif, probablement cent soixante mille nucléotides. On n’en a jamais vu de semblable. Nous travaillons à caler son génome sur des régions codantes de HERV connues. Il est incroyablement rapide, horriblement mal adapté et extrêmement meurtrier.
— Cet homme a l’air mal en point, commenta Dicken.
— Il est mort hier soir. (Augustine éteignit le magnétoscope.) La femme semble demeurer asymptomatique, mais elle souffre des problèmes de grossesse habituels. (Il croisa les bras et s’assit sur le bord de son bureau.) Transmission latérale d’un rétrovirus inconnu, presque certainement excité et outillé par SHEVA. La femme a infecté l’homme. Ce cas-là est le bon, Christopher. Celui qu’il nous fallait. Êtes-vous prêt à nous aider à le présenter au public ?
— De quelle manière ?
— Nous allons placer en quarantaine et/ou en détention les femmes en état de grossesse du second stade. Une telle violation des libertés civiques nécessite un gros travail de fond. Le président est prêt à foncer, mais ses conseillers estiment que nous avons besoin de personnalités pour faire passer le message.
— Je ne suis pas une personnalité. Demandez à Bill Cosby.
— Il a décliné notre offre. Mais vous… Vous êtes pratiquement l’icône du fonctionnaire de la santé dévoué et se remettant de blessures infligées par des fanatiques mal inspirés.
Le sourire d’Augustine se remit à clignoter.
Dicken baissa les yeux.
— Vous êtes certains de ce que vous avancez ?
— Aussi certains que nous pouvons l’être sans avoir effectué une étude scientifique en règle. Ce qui nous prendrait trois ou quatre mois. Étant donné les circonstances, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre.
Dicken jeta un regard à Augustine puis se tourna vers les arbres et le ciel nuageux visibles à travers la fenêtre. Augustine avait posé contre la vitre un petit carré de vitrail, une fleur de lys rouge et vert.
— Toutes les mères devront avoir un macaron chez elle, dit Dicken. Q pour quarantaine ou S pour SHEVA. Toutes les femmes enceintes devront prouver qu’elles ne portent pas un bébé SHEVA. Ça va coûter des milliards.
— Le financement n’est pas un problème, le contra Augustine. Nous affrontons la crise sanitaire la plus grave de tous les temps. C’est l’équivalent biologique de la boîte de Pandore, Christopher. Toutes les maladies rétrovirales que nous avons vaincues sans pouvoir les éliminer définitivement. Des centaines, voire des milliers de maladies contre lesquelles nous sommes aujourd’hui sans défense. Nous aurons tous les fonds nécessaires, aucune inquiétude de ce côté-là.
— Le seul problème, c’est que je n’y crois pas, murmura Dicken.
Augustine le regarda, et des rides se creusèrent autour de sa bouche et sur son front.
— J’ai passé presque toute ma vie d’adulte à traquer les virus, reprit Dicken. J’ai vu ce dont ils étaient capables. Je connais les rétrovirus, je connais les HERV. Et je connais SHEVA. Si les HERV n’ont jamais été éliminés du génome, c’est probablement parce qu’ils nous protègent contre d’autres rétrovirus encore à venir. C’est notre petite bibliothèque protectrice. Et… notre génome les utilise pour créer de la nouveauté.
— Nous ne le savons pas, dit Augustine d’une voix tendue.
— Je préfère attendre une étude scientifique avant d’enfermer toutes les mères d’Amérique.
À mesure que la peau d’Augustine s’assombrissait sous l’effet de l’irritation, puis de la colère, ses cicatrices devenaient de plus en plus visibles.
— Le danger est trop grand, déclara-t-il. Je pensais que vous apprécieriez cette chance de revenir dans la course.
— Non. Je ne peux pas.
— Vous entretenez toujours ce fantasme d’une nouvelle espèce ? demanda Augustine d’un air sinistre.
— Je n’en suis plus là.
Dicken sursauta au son rocailleux de sa propre voix. On aurait dit celle d’un vieillard.
Augustine fit le tour de son bureau, ouvrit un tiroir et en sortit une enveloppe. Tout dans sa posture, dans la raideur assurée de sa démarche, dans la fixité de ses traits, faisait naître en Dicken une profonde angoisse. C’était là un Mark Augustine qu’il n’avait jamais vu : un homme sur le point d’administrer le coup de grâce[21].
— Ce courrier est arrivé pendant votre séjour à l’hôpital. Il était dans votre boîte aux lettres. Comme il vous était adressé dans le cadre de vos fonctions officielles, j’ai pris la liberté de l’ouvrir.
Il tendit à Dicken des feuilles de papier pelure.
— Cela vient de Géorgie. Leonid Chougachvili devait vous envoyer des photos de prétendus spécimens d’Homo superior, n’est-ce pas ?
— Comme je n’avais pas vérifié ses références, je ne vous avais pas parlé de lui.
— Voilà qui était fort sage. Il a été arrêté à Tbilissi pour escroquerie. Il exploitait les familles des personnes ayant disparu lors des troubles. Il promettait aux parents éplorés de leur montrer les lieux où l’on avait enterré leurs proches. Apparemment, il avait aussi l’intention de truander le CDC.
— Ça ne m’étonne pas et ça ne me fait pas changer d’avis, Mark. Je suis épuisé, c’est tout. J’ai déjà assez de mal à soigner mon propre corps. Je ne suis pas l’homme de la situation.
— Très bien. Je vais vous placer en congé maladie de longue durée. Nous avons besoin de votre bureau au CDC. La semaine prochaine, nous faisons venir soixante épidémiologistes pour entamer la phase 2. Vu le manque de place, nous en installerons sans doute trois dans vos locaux.
Les deux hommes se fixèrent en silence.
— Merci de m’avoir soutenu aussi longtemps, dit Dicken sans la moindre trace d’ironie.
— Pas de problème, répliqua Augustine d’un ton également neutre.
Mitch empila les derniers cartons devant la porte d’entrée. Le lendemain matin, Wendell Packer devait venir avec un camion. Il fit le tour de la maison et se fendit d’un sourire ironique.
Ils n’avaient passé que deux mois dans cet endroit. Un seul Noël.
Kaye sortit de la chambre, le téléphone à la main.
— Déconnecté, dit-elle. Quand on leur dit qu’on déménage, ils ne perdent pas de temps. Alors… combien de jours on est restés ici ?
Mitch s’assit dans son vieux fauteuil avachi.
— Tout ira bien. (Ses mains lui faisaient une drôle d’impression. Elles semblaient avoir enflé.) Bon Dieu, je suis vanné.
Kaye s’assit sur un accoudoir et lui massa les épaules. Il appuya la tête contre son bras, frotta sa joue râpeuse contre le cardigan couleur pêche.
— Zut, fit-elle. J’ai oublié de recharger les batteries du mobile.
Elle embrassa Mitch sur le crâne et retourna dans la chambre. Il remarqua que, même enceinte de sept mois, elle marchait sans trop se voûter. Son ventre était proéminent sans toutefois paraître gonflé. Il regretta de ne pas avoir plus d’expérience en matière de grossesse. Que la première se déroule dans ces circonstances…
— Les deux batteries sont mortes, lança Kaye depuis la chambre. Il y en a pour une heure environ.
Mitch fixa divers objets dans la pièce en clignant des yeux. Puis il observa ses mains. Elles semblaient enflées, et ses avant-bras évoquaient ceux de Popeye. Ses pieds aussi lui semblaient gigantesques, mais il ne prit pas la peine de les examiner. Tout cela était déconcertant. Il aurait voulu dormir un peu, mais il n’était que quatre heures de l’après-midi. Ils venaient juste de manger une soupe en conserve. Dehors, il faisait encore jour.
Il avait espéré faire l’amour avec Kaye une dernière fois dans la maison. Kaye se retourna et attrapa le tabouret.
— Assieds-toi ici, dit Mitch en se levant pour libérer le fauteuil. C’est plus confortable.
— Ça ira. Je préfère me tenir droite.
Mitch se figea au-dessus de son siège, pris d’un léger vertige.
— Ça ne va pas ?
Il aperçut la première écharde de lumière. Il ferma les yeux et se laissa retomber dans le fauteuil.
— Ça revient.
— Quoi donc ?
Il désigna sa tempe de l’index et murmura :
— Bang.
Quand il était plus jeune, ses migraines étaient souvent accompagnées de phénomènes de distorsion corporelle. Il détestait cela et, à présent, il se sentait plein de ressentiment et de terreur.
— J’ai de la Naprosyne dans mon sac à main, dit Kaye.
Il l’écouta traverser la pièce. Il avait les yeux clos, mais il distinguait une pâleur spectrale, et ses pieds lui semblaient aussi gros que ceux d’un éléphant. La douleur évoquait une canonnade résonnant dans une grande vallée.
Kaye lui mit dans les mains deux capsules et un verre d’eau. Il avala les premières, but le second, sceptique quant à leur efficacité. S’il s’était douté de quelque chose plus tôt, s’il avait pu les prendre dans la journée…
— On va te mettre au lit.
— Hein ?
— Au lit.
— Je veux partir d’ici.
— Mais oui. Dodo.
C’était le seul espoir qu’il avait d’échapper à ce qui l’attendait. En s’endormant, il risquait de faire des rêves horribles et douloureux. Il se les rappelait sans problème : dans ces rêves, il était écrasé sous une montagne.
Il s’étendit dans la fraîcheur de la chambre nue, sur les draps qu’ils avaient disposés pour leur dernière nuit, sous une couette. Il ramena celle-ci au-dessus de sa tête, se ménageant un petit espace pour respirer.
À peine s’il entendit Kaye lui dire qu’elle l’aimait.
Kaye rabaissa la couette. Le front de Mitch était moite et glacé. Elle était inquiète, un peu honteuse de ne pas pouvoir partager sa souffrance ; puis elle ne put s’empêcher de penser que Mitch ne pourrait pas partager celle de son accouchement.
Elle s’assit sur le lit près de lui. Son souffle était faible et saccadé. Par réflexe, elle se palpa le ventre sous son cardigan, releva son sweat-shirt, se massa la peau, si étirée qu’elle en était presque brillante. Le bébé était calme depuis quelques heures, mais il lui avait donné des coups de pied pendant une bonne partie de l’après-midi.
Kaye n’avait jamais eu les reins piétinés de l’intérieur ; c’était une expérience qu’elle n’appréciait guère. Pas plus qu’elle n’appréciait d’aller aux toilettes toutes les heures ni de souffrir en permanence de brûlures d’estomac. La nuit, étendue dans le lit, elle sentait même les mouvements rythmés de ses intestins.
Tout cela la rendait inquiète ; mais elle se sentait aussi intensément vivante, consciente.
Elle se rendit compte qu’elle s’efforçait d’occulter la souffrance de Mitch. Elle se blottit contre lui, et, soudain, il roula sur lui-même, tirant sur la couette et se détournant d’elle.
— Mitch ?
Pas de réponse. Elle resta un moment allongée sur le dos, mais, se sentant mal à l’aise, se mit sur le côté, tournant le dos à Mitch, et se rapprocha doucement de lui, en quête de chaleur. Il ne bougea ni ne protesta. Elle fixa des yeux le mur vide éclairé d’une lueur grise. Elle envisagea de se lever pour travailler quelque temps sur son livre, mais son portable et ses notes étaient déjà emballés. Cette envie lui passa.
Le silence qui régnait dans la maison l’inquiétait.
Elle tendit l’oreille en quête d’un son, n’entendit que le souffle de Mitch et le sien. Dehors, l’air était d’une immobilité absolue. Elle n’entendait même pas la circulation sur la Highway 2, distante d’un kilomètre à peine. Pas un oiseau ne chantait. Pas une poutre ne craquait, pas une latte ne grinçait.
Au bout d’une demi-heure, elle s’assura que Mitch dormait puis se redressa, s’assit au bord du lit, se leva et alla dans la cuisine faire chauffer de l’eau. Elle contempla les derniers feux du crépuscule au-dehors. Dans la bouilloire, l’eau se mit doucement à siffler, et elle en versa sur un sachet de camomille dans l’une des deux chopes qu’ils avaient laissées sur le comptoir. Tandis que la tisane infusait, elle caressa les carreaux du bout des doigts, se demandant à quoi ressemblerait leur prochain foyer, qui se trouverait sans doute à proximité de l’immense casino Wild Eagle, propriété des Cinq Tribus. Sue n’avait pas fini de prendre les dispositions nécessaires quand elle leur avait téléphoné ce matin, se contentant de leur promettre une belle maison pour dans quelques jours. « Au début, il faudra peut-être vous contenter d’une caravane », avait-elle ajouté.
Kaye eut une bouffée de colère impuissante. Elle voulait rester ici. Elle se sentait à l’aise ici.
— C’est si étrange, dit-elle à la fenêtre.
Comme pour lui répondre, le bébé lui donna un coup de pied.
Elle attrapa la chope et jeta le sachet dans l’évier. Alors qu’elle sirotait sa première gorgée, elle entendit un bruit de moteur puis le crissement des pneus sur le gravier.
Elle alla dans le séjour et s’immobilisa en découvrant la lueur des phares. Ils n’attendaient personne ; Wendell se trouvait à Seattle, le camion de location ne serait disponible que demain matin, Merton était à Beresford ; et elle croyait savoir que Sue et Jack se trouvaient dans l’est du Washington.
Elle envisagea de réveiller Mitch, se demanda si c’était possible dans son état.
— C’est peut-être Maria, ou quelqu’un d’autre.
Mais elle répugnait à approcher de la porte. Les lumières étaient éteintes dans le séjour et sous le porche, allumées dans la cuisine. Le rayon d’une lampe torche transperça la fenêtre et se posa sur le mur sud. Elle avait laissé les rideaux ouverts ; ils n’avaient pas de voisins, personne pour les espionner.
Il y eut un coup sec à la porte. Kaye consulta sa montre, appuya sur le bouton de la petite lampe bleu-vert. Sept heures.
Nouveau coup à la porte, suivi par une voix inconnue.
— Kaye Lang ? Mitchell Rafelson ? Bureau du shérif du comté, service judiciaire.
Kaye retint son souffle. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Elle n’était sûrement pas en cause ! Elle se dirigea vers la porte d’entrée, dégagea le verrou, ouvrit. Quatre hommes se tenaient devant elle, deux en uniforme, deux en civil, veste et pantalon de toile. Le rayon de la torche se posa sur son visage comme elle allumait la lumière du porche. Elle battit des paupières.
— Je suis Kaye Lang.
L’un des civils, un homme corpulent aux cheveux châtains coupés en brosse et au long visage ovale, s’avança d’un pas.
— Miz Lang, nous avons…
— Mrs. Lang, corrigea-t-elle.
— Entendu. Je m’appelle Wallace Jurgenson. Voici le docteur Kevin Clark, de la Direction de la Santé du comté de Snohomish. Je suis un représentant commissionné par la Brigade d’urgence sanitaire pour l’État de Washington. Mrs. Lang, nous sommes porteurs d’un ordre émis par la Brigade d’urgence sanitaire et contresigné par son antenne d’Olympia, État de Washington. Nous sommes chargés de contacter les femmes infectées et porteuses d’un fœtus SHEVA du second…
— Conneries, dit Kaye.
L’homme se tut un instant, légèrement exaspéré, puis reprit :
— D’un fœtus SHEVA du second stade. Savez-vous ce que cela signifie, madame ?
— Oui, mais c’est complètement faux.
— Je suis ici pour vous informer que, attendu le jugement du bureau de la Brigade d’urgence sanitaire et du Centre de contrôle et de prévention des maladies…
— J’ai travaillé pour eux.
— Je sais, dit Jurgenson.
Clark hocha la tête en souriant, comme ravi de la rencontrer. Les deux shérifs adjoints se tenaient en retrait, les bras croisés.
— Miz Lang, poursuivit Jurgenson, il a été établi que vous représentiez probablement un risque pour la santé publique. Vous et les autres femmes de cette région êtes en ce moment même contactées et informées de vos choix.
— Je choisis de rester où je suis, articula Kaye d’une voix tremblante.
Elle regarda les quatre hommes dans les yeux. Ils étaient propres, bien rasés, décidés, presque aussi nerveux qu’elle et très malheureux.
— Nous avons ordre de vous conduire, ainsi que votre époux, dans un refuge établi à Lynnwood par la Brigade, où vous serez détenus et recevrez des soins médicaux jusqu’à ce qu’on puisse déterminer si vous représentez un risque pour la santé publique.
— Pas question, dit Kaye en s’échauffant. C’est ridicule. Mon mari est malade. Il n’est pas en état de se déplacer.
Le visage de Jurgenson était sévère. Il se préparait à une action qu’il n’appréciait guère. Il jeta un regard à Clark. Les deux adjoints s’avancèrent, et l’un d’eux faillit trébucher sur un caillou. Jurgenson déglutit puis reprit la parole, son souffle visible dans l’air frais.
— Le docteur Clark peut examiner votre époux avant notre départ.
— Il a une migraine. Une céphalée. Il en a de temps en temps.
Dans l’allée attendaient une voiture portant l’écusson du shérif et une petite ambulance. Plus loin, la vaste pelouse élimée de la propriété était contenue par une barrière. Kaye sentait l’odeur de la terre humide et du sol campagnard apportée par la brise nocturne.
— Nous n’avons pas le choix, Miz Lang.
Kaye ne pouvait pas faire grand-chose. Si elle leur résistait, ils se contenteraient de revenir avec des renforts.
— Je vous suis. Mon mari ne doit pas être déplacé.
— Vous risquez d’être porteurs tous les deux, m’dame. Nous devons vous emmener tous les deux.
— Je peux examiner votre époux et voir si son état peut être amélioré par un traitement médical, intervint Clark.
Kaye sentait venir les larmes, et ça la rendait furieuse – frustration, impuissance, solitude. Elle vit Clark et Jurgenson regarder derrière elle, entendit un bruit, se retourna, comme redoutant une embuscade.
C’était Mitch. Il avançait d’un pas saccadé, les yeux mi-clos, les mains tendues, pareil au monstre de Frankenstein.
— Qu’y a-t-il, Kaye ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.
Le simple fait de parler lui arrachait des grimaces de douleur.
Clark et Jurgenson reculèrent d’un pas, et l’adjoint le plus proche déboucla son holster. Kaye se retourna et leur lança un regard mauvais.
— Ce n’est qu’une migraine ! Il a la migraine, bon sang !
— Qui est-ce ? demanda Mitch.
Il faillit s’effondrer. Kaye se précipita vers lui, l’aida à rester debout.
— Je n’y vois pas très bien, murmura-t-il.
Clark et Jurgenson échangèrent quelques paroles inaudibles.
— Veuillez le conduire sous le porche, Miz Lang, ordonna Jurgenson d’une voix tendue.
Kaye vit que l’adjoint avait dégainé son arme.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ils viennent de la part de la Brigade, expliqua Kaye. Ils veulent qu’on les accompagne.
— Pourquoi ?
— Il paraît que nous sommes contagieux.
— Non, fit Mitch en se débattant.
— C’est ce que je leur ai dit. Mais nous ne pouvons rien faire, Mitch.
— Non ! hurla Mitch en levant le poing. Approchez-vous que je puisse vous voir, que je puisse vous parler ! Laissez ma femme tranquille, nom de Dieu.
— Veuillez vous avancer sous le porche, m’dame, dit l’adjoint.
Kaye avait conscience du danger. Mitch n’était pas en état d’agir rationnellement. Il était capable de tout pour la protéger. Ces hommes avaient peur. Vu le contexte horrible, des atrocités pouvaient se produire sans que leurs auteurs soient châtiés ; on allait peut-être les abattre et brûler leur maison, comme s’ils étaient des pestiférés.
— Ma femme est enceinte, dit Mitch. Laissez-la tranquille, s’il vous plaît.
Il tenta d’avancer vers la porte. Kaye le guidait sans cesser de le soutenir.
L’adjoint garda son arme pointée sur le porche, mais il la tenait désormais des deux mains, les bras tendus. Jurgenson lui dit de la rengainer. Il secoua la tête.
— Je ne veux pas qu’ils fassent une connerie, chuchota-t-il.
— Nous allons sortir, dit Kaye. Ne soyez pas stupides. Nous ne sommes ni malades ni contagieux.
Jurgenson leur ordonna de franchir la porte et de descendre du porche.
— Nous avons une ambulance. Nous allons vous emmener dans un endroit où on pourra soigner votre époux.
Kaye aida Mitch à progresser. Il transpirait abondamment et avait les mains moites, glacées.
— Je ne vois presque rien, murmura-t-il à l’oreille de Kaye. Dis-moi ce qu’ils sont en train de faire.
— Ils veulent nous emmener.
Ils se trouvaient maintenant dans la cour. Jurgenson fit un signe à Clark, qui ouvrit la porte arrière de l’ambulance. Kaye vit qu’une jeune femme était au volant de celle-ci. Elle les regarda de ses yeux de hibou derrière la vitre fermée.
— Ne fais pas de bêtises, dit Kaye à Mitch. Essaie de marcher droit. Est-ce que les pilules ont fait effet ?
Mitch fit non de la tête.
— Ça va mal. Je me sens si stupide… de t’avoir laissée toute seule. Vulnérable.
Sa voix était traînante, ses yeux presque fermés. Il ne supportait pas la lueur des phares. Les adjoints allumèrent leurs lampes torches et les braquèrent sur Kaye et Mitch. Ce dernier leva une main pour se protéger les yeux et tenta de se détourner.
— Ne bougez pas ! ordonna l’adjoint qui avait sorti son arme. Je veux voir vos mains !
Kaye entendit à nouveau des bruits de moteur. Le second adjoint se retourna.
— Voilà du monde, dit-il. Des camions. Plein de camions.
Elle compta quatre paires de phares se dirigeant vers la maison. Trois pick-up et une voiture entrèrent dans la cour et freinèrent sèchement, projetant des cailloux autour d’eux. Les pick-up étaient chargés d’hommes – des hommes aux cheveux noirs, vêtus de chemises à carreaux, de blousons de cuir ou d’anoraks, des hommes avec une queue-de-cheval, et puis elle aperçut Jack, le mari de Sue.
Jack ouvrit la portière de son pick-up et en descendit, les sourcils froncés. Il leva la main et les hommes restèrent à leur place.
— Bonsoir, dit-il, le visage soudain neutre. Salut, Kaye, Mitch. Vos téléphones ne marchent plus.
Les deux adjoints se tournèrent vers Jurgenson et Clark, en quête d’instructions. L’arme resta pointée sur le sol. Wendell Packer et Maria Konig descendirent de la voiture et s’approchèrent de Mitch et de Kaye.
— Tout va bien, dit Packer aux quatre hommes, qui s’étaient regroupés comme pour mieux se défendre. (Il leva les mains pour montrer qu’elles étaient vides.) Nous avons amené des amis pour les aider à déménager, d’accord ?
— Mitch a la migraine, lança Kaye.
Mitch voulut se dégager de son étreinte, mais il avait les jambes flageolantes et ne pouvait pas tenir debout tout seul.
— Pauvre chou, dit Maria en contournant les adjoints. Tout va bien, leur dit-elle. Nous sommes de l’université du Washington.
— Nous sommes des Cinq Tribus, dit Jack. Ces gens sont nos amis. Nous les aidons à déménager.
Les hommes à bord des pick-up gardaient leurs mains bien en vue mais souriaient comme des loups, comme des bandits.
Clark tapa Jurgenson sur l’épaule.
— Abstenons-nous de faire les gros titres des journaux, dit-il.
Jurgenson fit oui de la tête. Clark monta dans l’ambulance et Jurgenson rejoignit les deux adjoints à bord de la Caprice. Sans que quiconque ait ajouté un mot, les deux véhicules firent une marche arrière, tournèrent et disparurent dans le crépuscule.
Jack s’avança, les mains dans les poches de son jean et un grand sourire aux lèvres.
— Je me suis bien marré.
Wendell et Kaye aidèrent Mitch à s’asseoir sur le sol.
— Ça ira, dit-il, la tête entre les mains. Je n’ai rien pu faire. Seigneur, je n’ai rien pu faire.
— Tout va bien, le rassura Maria.
Kaye s’agenouilla près de lui, posant contre sa joue son front brûlant.
— Il faut que tu rentres, lui dit-elle.
Aidée de Maria, elle le conduisit à l’intérieur.
— Oliver nous a téléphoné de New York, expliqua Wendell. Christopher Dicken l’avait appelé pour le prévenir qu’il allait y avoir du vilain dans pas longtemps. Il nous a dit que vos téléphones ne répondaient pas.
— C’était en fin d’après-midi, précisa Maria.
— Maria a appelé Sue, reprit Wendell. Sue a appelé Jack. Jack était à Seattle. Personne n’avait de vos nouvelles.
— J’étais en réunion au casino Lummi, expliqua Jack en faisant un signe aux hommes dans les pick-up. On discutait des nouveaux jeux et des nouvelles machines. Ils se sont portés volontaires pour m’accompagner. Ce qui était sans doute une bonne idée. Je crois qu’on devrait aller à Kumash sans tarder.
— Je suis prêt, dit Mitch. (Il monta les marches sans assistance, se retourna vers ses amis et tendit les mains.) Je vais y arriver. Tout ira bien.
— Ils ne pourront pas vous toucher, là-bas. (Jack regarda dans le lointain, les yeux étincelants.) Ils vont transformer tous les gens en Indiens. Les enfoirés.
Mitch se tenait sur la crête d’une petite éminence crayeuse qui dominait l’hôtel-casino Wild Eagle. Il rejeta son chapeau en arrière et plissa les yeux pour contempler le soleil éclatant. À neuf heures du matin, l’air était immobile et déjà bien chaud. En temps normal, le casino, un furoncle rouge, or et blanc sur la peau couleur terre délavée du sud-est de l’État, employait quatre cents personnes, dont trois cents membres des Cinq Tribus.
La réserve avait été mise en quarantaine pour avoir refusé de collaborer avec Mark Augustine. Trois pick-up de patrouille du shérif du comté de Kumash étaient postés sur la route principale menant à l’autoroute. Ils servaient de force d’appoint aux marshals fédéraux chargés de faire respecter les consignes de la Brigade d’urgence sanitaire relatives à l’ensemble des Cinq Tribus.
Cela faisait trois semaines que le casino était en chômage technique. Le parking était presque vide et les néons avaient été éteints.
Mitch racla la terre dure du bout de sa chaussure. Il avait quitté la caravane climatisée pour le sommet de la colline afin de réfléchir en solitaire, de sorte qu’il se sentit un peu irrité en voyant Jack emprunter le sentier qu’il venait de suivre. Mais il resta là où il était.
Ni l’un ni l’autre ne savaient s’ils étaient destinés à s’apprécier. Chaque fois qu’ils se rencontraient, Jack posait certaines questions à Mitch, comme pour le défier, et Mitch lui donnait certaines réponses qui ne le contentaient jamais tout à fait.
Mitch s’accroupit et ramassa un caillou rond encroûté de boue sèche. Jack franchit les derniers mètres qui le séparaient du sommet.
— Salut, fit-il.
Mitch lui répondit d’un hochement de tête.
— À ce que je vois, vous l’avez attrapé, vous aussi, remarqua Jack.
Il se frotta la joue du bout du doigt. La peau de son visage dessinait un masque de Lone Ranger[22] qui pelait sur les bords mais s’épaississait autour des yeux.
Les deux hommes avaient l’air de s’être plaqué un masque de boue sur la face.
— On ne peut pas l’enlever sans faire couler le sang.
— Il ne faut pas tirer dessus, dit Mitch.
— Depuis combien de temps vous avez ça ?
— Trois jours.
Jack s’accroupit à côté de Mitch.
— Parfois, ça me met en colère. Je pense qu’on aurait pu planifier tout ça un peu mieux.
Sourire de Mitch.
— Quoi donc, les grossesses ?
— Ouais. Le casino est désert. On va bientôt être à court de fric. J’ai laissé partir la plupart de nos employés, et les autres ne peuvent plus entrer dans la réserve pour bosser. Et je ne suis pas très content de moi. (Il palpa son masque une nouvelle fois puis considéra son index.) L’un de nos jeunes pères a essayé d’attaquer ce truc au papier de verre. Il est à la clinique. Je lui ai dit que c’était une idée stupide.
— Rien de tout cela n’est facile, commenta Mitch.
— Un de ces jours, vous devriez assister à une réunion du Conseil.
— Je vous suis reconnaissant de m’avoir accueilli ici, Jack. Je ne veux fâcher personne.
— Sue pense qu’ils ne se fâcheront peut-être pas en vous rencontrant. Vous êtes un type sympa.
— C’est ce qu’elle m’a assuré il y a plus d’un an.
— Elle prétend que, si je ne me suis pas fâché, les autres ne se fâcheront pas non plus. C’est peut-être vrai. Mais il y a cette vieille Cayuse, Becky. Une adorable grand-mère qui pense que son rôle est de contester tout ce que veulent les tribus. Si elle vous voyait, elle risquerait peut-être de vouloir vous mettre à l’épreuve.
Jack prit un air grincheux et agita l’index.
Mitch éclata de rire.
— Vous pensez qu’il va y avoir des problèmes ? demanda-t-il.
Jack haussa les épaules.
— Nous aurons bientôt une réunion des pères. Rien que les pères. Pas comme dans les cours d’accouchement à la clinique. Ça embarrasse les hommes. Vous venez ce soir ?
Mitch opina.
— Ce sera la première fois que je me montrerai avec ce masque, reprit Jack. Ça va être dur. Certains des nouveaux pères regardent la télé, ils se demandent quand ils retrouveront leur boulot et ils en rendent les femmes responsables.
D’après ce que savait Mitch, il y avait dans la réserve trois couples attendant un bébé SHEVA, plus Kaye et lui-même. La population de la réserve, et donc des Cinq Tribus, se montait à trois mille soixante-douze individus, et l’on dénombrait déjà six naissances SHEVA. Rien que des bébés mort-nés.
Kaye travaillait avec le pédiatre de la clinique, un jeune docteur blanc nommé Chambers, et l’aidait à dispenser des cours pour les futurs parents. Les hommes acceptaient la situation avec un peu plus de lenteur, voire un peu moins de bonne volonté.
— Sue devrait accoucher à peu près en même temps que Kaye. (Jack adopta la position du lotus, un exercice pour lequel Mitch était modérément doué.) J’ai essayé de comprendre ces histoires de gènes, d’ADN et de virus. Ce n’est pas mon langage.
— C’est souvent difficile, admit Mitch.
Il se demanda s’il devait tendre la main et la poser sur l’épaule de Jack. Il savait si peu de chose sur ce peuple dont il étudiait les ancêtres.
— Peut-être serons-nous les premiers à avoir des bébés sains, reprit-il. Les premiers à savoir à quoi ils vont ressembler.
— Je pense que c’est vrai. Ce pourrait être… (Jack s’interrompit et grimaça.) J’allais dire : un honneur. Mais cet honneur n’est pas le nôtre.
— Peut-être pas.
— Pour moi, tout reste éternellement vivant. La Terre entière est peuplée d’êtres vivants, certains sont des êtres de chair, d’autres non. Nous sommes ici pour tous ceux qui sont venus avant nous. Nous ne perdons pas nos liens avec la chair quand nous renonçons à elle. Nous nous dispersons à l’heure de notre mort, mais nous aimons revenir à nos os et regarder autour de nous. Voir ce que font les jeunes.
Mitch comprit que le vieux débat refaisait surface.
— Vous ne voyez pas les choses ainsi, dit Jack.
— Je ne suis plus sûr de savoir comment je vois les choses. On se sent plus modeste quand notre corps est manipulé par la nature. Les femmes en ont une expérience plus directe que nous, mais c’est une première pour les hommes.
— Cet ADN doit être un esprit qui est en nous, les paroles que nous ont transmises nos ancêtres, les paroles du Créateur. Je peux le comprendre.
— C’est une description qui en vaut une autre, reconnut Mitch. Sauf que j’ignore qui peut être le Créateur, ou même s’il en existe un.
Soupir de Jack.
— Vous étudiez les choses mortes.
Mitch se sentit rougir, comme à chaque fois qu’il abordait ce sujet avec Jack.
— Je cherche à comprendre ce qu’elles étaient de leur vivant.
— Les fantômes pourraient vous le dire.
— Ils vous le disent, à vous ?
— De temps en temps. Une ou deux fois.
— Que vous disent-ils ?
— Qu’ils veulent des choses. Ils ne sont pas heureux. Un vieil homme – il est mort à présent – écoutait l’esprit de l’homme de Pasco quand vous l’avez déterré sur la berge. Le vieil homme disait que ce fantôme était très malheureux. (Jack ramassa un caillou et le jeta en bas de la colline.) Il disait aussi qu’il ne parlait pas comme nos fantômes. Peut-être que c’était un fantôme différent. Le vieil homme n’en a parlé qu’à moi, à personne d’autre. Il pensait que ce fantôme n’était peut-être pas de notre tribu.
— Ouaouh !
Jack se frotta le nez et se tirailla les sourcils.
— J’ai la peau qui me gratte tout le temps. Et vous ?
— Parfois.
Mitch avait en permanence l’impression de marcher au bord d’une falaise quand il parlait d’os avec Jack. C’était peut-être un sentiment de culpabilité.
— Personne n’est spécial. Nous sommes tous humains. Les jeunes apprennent des anciens, morts ou vivants. Je vous respecte et je respecte vos idées, Jack, mais nous ne serons sans doute jamais d’accord.
— Sue me pousse à réfléchir, dit Jack d’un air de défi, fixant Mitch de ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites. Elle m’assure que je devrais vous parler parce que vous écoutez, et parce que vous dites toujours honnêtement ce que vous pensez. Les autres pères, c’est ce qu’il leur faut à présent.
— Je parlerai avec eux si ça peut les aider. Nous vous devons beaucoup, Jack.
— Non, vous ne me devez rien. On aurait probablement eu des ennuis de toute façon. Si ça n’avait pas été les nouveaux bébés, ça aurait été les nouvelles machines à sous. Nous aimons brandir nos lances devant le bureau et le gouvernement.
— Cela vous coûte beaucoup d’argent.
— On fait rentrer en douce les nouveaux jeux à cartes de crédit. Nos gars les chargent dans leurs pick-up et passent par les collines, là où les soldats ne les voient pas. On pourra les faire fonctionner six mois ou plus avant que l’État nous les confisque.
— Ce sont des machines à sous ?
Jack secoua la tête.
— Nous ne le pensons pas. Nous aurons gagné un peu d’argent avant qu’on nous les enlève.
— Une vengeance contre l’homme blanc ?
— Nous les plumons, constata Jack d’une voix neutre. Ils adorent ça.
— Si les bébés sont sains, peut-être qu’ils lèveront la quarantaine. Vous pourrez rouvrir les casinos dans deux ou trois mois.
— Je n’y compte pas trop. Et puis je ne peux pas jouer au patron dans la salle de jeu avec cette tête. (Il posa une main sur l’épaule de Mitch.) Venez parler aux hommes, le pria-t-il. Ils veulent vous entendre.
— Je tenterai le coup, dit Mitch.
— Je leur demanderai de vous pardonner, pour l’autre fois. De toute façon, ce fantôme ne venait pas de l’une de nos tribus.
Jack se leva et descendit en bas de la colline.
Mitch bricolait sa vieille Buick bleue, garée sur l’herbe sèche devant la caravane, tandis que de lourds nuages d’après-midi se massaient au sud.
L’air sentait la tension et l’excitation. Kaye arrivait à peine à rester assise. Elle s’écarta du bureau placé près de la fenêtre, renonçant à faire semblant de bosser sur son bouquin alors qu’elle passait le plus clair de son temps à regarder Mitch scruter des fils en plissant les yeux.
Elle posa les mains sur les hanches et s’étira. La journée avait été relativement douce, et ils étaient restés près de la caravane plutôt que descendre à la maison communautaire climatisée. Kaye aimait bien regarder Mitch jouer au basket ; parfois, elle allait nager un peu dans la petite piscine. Ce n’était pas une vie déplaisante, mais elle se sentait coupable.
Les nouvelles de l’extérieur étaient rarement bonnes. Cela faisait trois semaines qu’ils vivaient dans la réserve, et Kaye redoutait à tout moment de voir les marshals débarquer pour rafler les mères SHEVA. C’est ce qu’ils avaient fait à Montgomery, Alabama, pénétrant dans une maternité privée et manquant déclencher une émeute.
— Ils s’enhardissent, avait commenté Mitch alors qu’ils regardaient le journal télévisé.
Plus tard, le président avait fait des excuses publiques et assuré à la nation que les libertés civiques seraient préservées le plus possible, compte tenu des risques que devait affronter la population dans son ensemble. Deux jours plus tard, la clinique de Montgomery avait fermé ses portes sous la pression des manifestants, et les parents s’étaient vus contraints de trouver un autre refuge. Avec leurs masques, les nouveaux parents avaient un air étrange ; à en juger par ce que Mitch et elle entendaient aux infos, ils étaient impopulaires un peu partout.
Comme ils l’avaient été en Géorgie.
Kaye n’avait rien appris de plus sur les nouvelles infections rétrovirales transmises par les mères SHEVA. Ses contacts gardaient tous le silence radio. De toute évidence, la question était explosive ; personne n’osait exprimer son opinion.
Elle feignait donc de travailler sur son livre, réussissant à rédiger un ou deux paragraphes corrects par jour, tantôt sur son portable, tantôt sur son bloc-notes. Mitch lisait sa production et l’annotait en marge, mais il semblait préoccupé, comme sonné à l’idée d’être père… Et, pourtant, elle savait que ce n’était pas cela qui lui donnait du souci.
Ce n’est pas la paternité. Ça ne concerne que lui. C’est moi. Ma santé.
Elle ignorait comment s’y prendre pour le rassurer. Elle se sentait bien, merveilleusement bien même, en dépit de son inconfort. Elle se regarda dans le miroir piqueté de rouille de la salle de bains et jugea que son visage s’était joliment arrondi ; elle n’était pas émaciée, comme elle avait pu le redouter, mais saine, avec une peau éclatante – abstraction faite du masque, bien entendu.
Chaque jour, le masque devenait un peu plus sombre, un peu plus épais, une étrange coiffe signalant ce type de grossesse.
Kaye fit ses exercices sur le tapis du petit séjour. Bientôt, la pénombre fut telle qu’elle empêcha Mitch de travailler. Il vint chercher un verre d’eau et la découvrit allongée sur le sol. Elle leva les yeux vers lui.
— Ça te dirait, une partie de cartes dans la salle de loisirs ? s’enquit-il.
— Je veux être seule, répondit-elle en singeant Greta Garbo. Seule avec toi, bien sûr.
— Comment va ton dos ?
— Tu me masseras ce soir, quand il fera frais.
— C’est tranquille ici, hein ? dit Mitch, debout sur le seuil, agitant son tee-shirt pour avoir un peu d’air.
— J’ai commencé à songer à des noms.
— Oh ?
Mitch avait l’air attristé.
— Qu’y a-t-il ? demanda Kaye.
— Une drôle d’impression, c’est tout. Je veux la voir avant que nous lui trouvions un nom.
— Pourquoi ? lança Kaye, un peu agitée. Tu lui parles tous les soirs, tu lui chantes des chansons. Tu dis même que tu sens son odeur dans mon haleine.
— Ouais. (Mitch refusait de se détendre.) Je veux voir de quoi elle a l’air, c’est tout.
Soudain, Kaye fit semblant de comprendre.
— Je ne parle pas d’un nom scientifique. Je parle de notre nom, du nom que nous donnerons à notre fille.
Mitch la regarda d’un air exaspéré.
— Ne me demande pas de t’expliquer. (Il se fit pensif.) Brock m’a téléphoné hier et nous avons trouvé un nom scientifique. Mais il juge que c’est prématuré, car aucun des…
Mitch se reprit, toussa, ferma la porte grillagée et alla dans la cuisine.
Kaye sentit son cœur se serrer.
Mitch revint avec des glaçons enveloppés dans une serviette humide, s’agenouilla près d’elle et épongea son front en sueur. Kaye refusait de croiser son regard.
— Je suis un crétin, marmonna-t-il.
— Nous sommes tous les deux adultes, répliqua Kaye. Je veux lui trouver un nom. Je veux lui tricoter des chaussons, lui acheter un berceau et des jouets, me comporter comme si nous étions des parents normaux et arrêter de penser à toutes ces conneries.
— Je sais.
Mitch avait l’air misérable, quasiment brisé.
Kaye se redressa sur les genoux et lui posa doucement les mains sur les épaules, faisant mine de les épousseter.
— Écoute-moi. Je vais très bien. Elle va très bien. Si tu ne me crois pas…
— Je te crois.
Kaye colla son front contre le sien.
— D’accord, Kemosabe.
Mitch caressa la peau sombre et grenue sur ses joues.
— Tu as l’air très mystérieuse. Comme une femme bandit.
— Peut-être qu’il faudra trouver un nom scientifique pour nous désigner, nous aussi. Tu ne sens pas quelque chose en toi… quelque chose de profond, pas d’épidermique ?
— Les os me démangent. Et ma gorge… ma langue semble avoir changé. Pourquoi est-ce que j’ai un masque, pourquoi les hommes en ont-ils ?
— Tu fabriques le virus. Pourquoi ne te changerait-il pas, toi aussi ? Quant au masque… peut-être est-ce pour qu’elle nous reconnaisse. Nous sommes des animaux sociaux. Aux yeux d’un bébé, papa est aussi important que maman.
— On va lui ressembler ?
— Un peu, peut-être. (Kaye retourna s’asseoir au bureau.) Quel est le nom scientifique suggéré par Brock ?
— Il ne prévoit pas de changement radical. Une sous-espèce au grand maximum, peut-être seulement une variété un peu spéciale. Donc… Homo sapiens novus.
Kaye répéta lentement le terme et se fendit d’un rictus.
— On dirait la raison sociale d’un garage.
— C’est de l’excellent latin, protesta Mitch.
— Laisse-moi y réfléchir.
— C’est l’argent du casino qui a payé la clinique, dit Kaye tout en pliant des serviettes.
Mitch avait rapporté les deux paniers à linge de la laverie avant le coucher du soleil. Comme il n’y avait pas beaucoup de place disponible dans la petite chambre à coucher de la caravane, il s’était assis sur le gigantesque lit. Ses grands pieds s’inséraient à peine entre la cloison et le sommier.
Kaye attrapa quatre slips et deux soutiens-gorge d’allaitement et les plia, puis les mit de côté pour les ranger dans sa mallette. Cela faisait une semaine qu’elle gardait celle-ci à portée de main, et le moment semblait bien choisi pour la remplir.
— Tu as une trousse de toilette ? demanda-t-elle. Je n’arrive pas à retrouver la mienne.
Mitch rampa jusqu’au pied du lit pour fouiller dans sa valise. Il en sortit un vieux sac de cuir pourvu d’une fermeture à glissière.
— Trousse de toilette de l’Air Force ? fit-elle en soulevant le sac par sa sangle.
— Garantie authentique.
Mitch l’observait à la façon d’un faucon, et cela la rassurait tout en la mettant de mauvaise humeur. Elle continua de plier le linge.
— D’après le docteur Chambers, toutes les futures mamans ont l’air en bonne santé. Il a déjà procédé à trois accouchements. Il savait qu’il y aurait des problèmes plusieurs mois à l’avance, affirme-t-il. Marine Pacific lui a envoyé mon dossier la semaine dernière. Il a accepté de remplir certains des formulaires de la Brigade, mais pas tous. Il avait beaucoup de questions à me poser.
Elle acheva sa tâche et s’assit au bord du lit.
— Quand elle bouge comme ça, j’ai presque l’impression d’avoir commencé à accoucher.
Mitch se pencha sur elle pour poser une main sur son ventre proéminent, les yeux brillants et grands ouverts.
— Elle est vraiment agitée, ce soir.
— Elle est heureuse. Elle sait que tu es là. Chante-lui ta chanson.
Mitch regarda Kaye, puis entonna sa version de l’ABC :
— Ah, beh, say, duh, ehh, fuh, gah, aitch, ihh, juh, kuh, la muh-nuh, oh puh…
Kaye éclata de rire.
— C’est très sérieux, protesta Mitch.
— Elle adore.
— Mon père me chantait ça quand j’étais bébé. L’alphabet phonétique. Elle sera prête à découvrir la langue anglaise. J’ai commencé à lire à quatre ans, tu sais.
— Elle bat la mesure, dit Kaye, ravie.
— C’est pas vrai !
— Je te le jure, sens-la !
En fait, elle aimait bien la petite caravane, ses vieux meubles et ses placards de chêne de guingois. Elle avait accroché dans le séjour les reproductions héritées de sa mère. Ils avaient assez de nourriture, et, si les nuits étaient douces, les journées étaient trop chaudes, de sorte que Kaye allait travailler avec Sue au bâtiment administratif pendant que Mitch se baladait dans les collines, son mobile dans la poche, parfois en compagnie de Jack, ou discutait avec les autres futurs pères dans le salon de la clinique. Les hommes préféraient ne pas aller plus loin, et les femmes s’en satisfaisaient. Mitch manquait à Kaye durant ses heures d’absence, mais elle avait beaucoup de sujets de réflexion, sans parler des préparatifs. La nuit, il était toujours auprès d’elle, et elle n’avait jamais été aussi heureuse.
Elle savait que le bébé était sain. Elle le sentait. Comme Mitch achevait sa chanson, elle caressa le masque qui lui entourait les yeux. Après la première semaine, il avait cessé de sursauter quand elle le faisait. Leurs masques étaient fort épais et effrangés sur les bords.
— Tu sais ce que je veux faire ? demanda Kaye.
— Quoi donc ?
— Ramper au fond d’un trou quand le moment sera venu.
— Comme une chatte ?
— Exactement.
— Je te vois bien choisissant cette solution, dit Mitch d’une voix enjouée. Adieu la médecine moderne, bonjour la simplicité sauvage et le lit en terre battue.
— Et la lanière de cuir entre les dents, ajouta Kaye. C’est comme ça que la mère de Sue lui a donné le jour. Avant qu’ils construisent la clinique.
— C’est mon père qui m’a accouché. Notre camion était coincé dans une ornière. Maman a grimpé à l’arrière. Elle ne lui a jamais permis de l’oublier.
— Elle ne m’a pas raconté ça ! dit Kaye en riant.
— Elle se contente de parler d’un « accouchement difficile ».
— Nous ne sommes pas si loin de l’ancien temps. (Kaye se palpa l’estomac.) Je crois bien que tu as réussi à l’endormir.
Le lendemain matin, lorsque Kaye se réveilla, sa langue lui sembla bien chargée. Elle sortit du lit, réveillant Mitch, et alla dans la cuisine pour boire au robinet l’eau insipide de la réserve. Elle pouvait à peine parler.
— Mish, dit-elle.
— Oi ?
— O’a a’apé eu-eu shose ?
— Oi ?
Elle s’assit près de lui et lui tira la langue.
— Ai u’e oûte.
— Oi aushi.
— Ur eu ishage ou en’ier.
Cet après-midi-là, à la clinique, seul l’un des quatre futurs pères était capable d’articuler. Jack se planta devant le tableau blanc et cocha les jours d’attente pour chacune de leurs épouses, puis il s’assit et tenta de parler sport avec les autres, mais la réunion s’acheva plus tôt que prévu. Le médecin-chef de la clinique – outre le pédiatre, celle-ci comptait quatre docteurs – les examina sans pouvoir proposer un quelconque diagnostic. Il ne semblait pas y avoir d’infection.
Les autres futures mères étaient également atteintes.
Kaye et Sue firent leurs courses ensemble au Little Silver Market, à proximité du Biscuit House, le café du casino-hôtel. Les clients les dévisagèrent mais ne firent aucun commentaire. Les employés du casino commençaient à s’agiter, mais seule Becky, la vieille Cayuse, osait donner son opinion lors des réunions du Conseil.
Kaye et Sue convinrent que celle-ci serait la première à accoucher.
— E uis im’a’iente, dit-elle. Et Ack aushi.
Mitch était de retour. Une vague impression, puis une horrible réalité. Tout ce qui constituait son identité fut mis de côté comme cela se produit dans les rêves. Son dernier acte en tant que Mitch fut de se palper le visage et de tirer sur le masque, ce masque qui dissimulait une peau neuve et bouffie.
De nouveau, la glace et le roc. Sa femme hurle et sanglote, se convulse sous l’effet de la douleur. Il se retourne, court vers elle et l’aide à se relever, sans cesser un instant de ululer, la gorge brûlante, les bras et les jambes meurtris par les coups, par les injures qu’on lui a assenés sur le lac, dans le village, et comme il les hait, eux qui riaient et le huaient, si laids quand ils agitaient leurs bâtons.
Le jeune chasseur qui a planté un bâton dans le ventre de sa femme est mort. Il l’a terrassé à coups de poing, il l’a fait gémir, puis il lui a brisé la nuque d’un coup de talon, mais il était trop tard, il y avait du sang et sa femme était blessée. Les chamans ont rejoint la foule et tenté de chasser les autres de leurs voix gutturales, de leurs sinistres chants saccadés, si différents des pépiements d’oiseau qu’il est maintenant capable de produire.
Il a emporté sa femme dans leur hutte et tenté de la réconforter, mais elle avait trop mal.
La neige se met à tomber. Il entend les hurlements, les cris de deuil, et il sait que c’est fini. La famille du chasseur mort va les traquer. Sans doute est-elle allée demander la permission de l’Homme-Taureau. Celui-ci n’a jamais aimé les parents masqués, ni leurs enfants visages-plats.
C’est la fin, murmurait souvent l’Homme-Taureau ; les Visages-Plats prennent tout le gibier, poussent le peuple à s’enfoncer un peu plus dans les montagnes chaque année, et voilà que leurs propres femmes les trahissent, qu’elles donnent naissance à de nouveaux enfants visages-plats.
Il est sorti de la hutte, sa femme dans ses bras, a franchi le pont en rondins menant au rivage, pendant que résonnaient les cris de vengeance. L’Homme-Taureau menait la troupe. La traque avait commencé.
La grotte lui avait jadis servi de dépôt de nourriture. Le gibier était rare, la grotte était fraîche, et il y avait conservé des lapins et des marmottes, des glands, de l’herbe et des souris pour sa femme quand il était en chasse. Sinon, les rations du village n’auraient pas suffi à la nourrir. Les autres femmes, dont les enfants avaient toujours faim, avaient refusé de s’occuper d’elle quand son ventre s’était arrondi.
La nuit, il apportait le gibier dans le village pour la nourrir. Il aimait tellement cette femme qu’il avait envie de hurler, de se rouler par terre et de gémir, et il n’arrive pas à croire qu’elle puisse être blessée, en dépit du sang qui imbibe ses fourrures.
Il la porte à nouveau, et elle lève les yeux vers lui, le suppliant de sa voix aiguë, chantante comme une rivière qui coule plutôt que comme une chute de cailloux, pareille à sa propre voix, à sa nouvelle voix. Ils parlent maintenant comme des enfants, pas comme des adultes.
Un jour, il s’est caché près d’un camp de Visages-Plats et les a regardés la nuit venue chanter et danser autour d’un grand feu. Leurs voix étaient aiguës comme des voix d’enfants. Peut-être que sa femme et lui sont en train de devenir des Visages-Plats, peut-être qu’ils iront vivre avec eux quand l’enfant sera né.
Il la porte sur la neige poudreuse, et ses pieds sont engourdis comme des bûches. Elle s’endort quelque temps et ne dit plus rien. Quand elle se réveille, elle pleure et tente de se pelotonner dans ses bras. Alors que la lueur dorée du crépuscule inonde les sommets rocheux et enneigés, il la regarde et s’aperçoit que les poils soigneusement taillés de ses tempes et de ses joues, là où le masque ne les recouvre pas, que tous ses poils sont ternes et sales, sans vie. Elle a l’odeur d’un animal sur le point de mourir.
Il aborde des terrasses rocheuses couvertes d’une neige fraîche et glissante. Puis il marche le long d’une crête enneigée et descend en glissant, sans lâcher sa femme. Il se relève une fois en bas, s’oriente grâce aux parois plates de la montagne et se demande soudain pourquoi tout cela lui semble si familier, comme s’il s’y était entraîné sans répit avec les maîtres chasseurs durant la saison des chèvres.
C’était une époque heureuse. Il y songe en franchissant la dernière étape avec sa femme.
Il utilisait l’atlal[23] à lapins, le plus petit des bâtons de jet, depuis son enfance, mais on ne lui avait permis de porter l’atlal à bison et à élan que lorsque les maîtres chasseurs itinérants étaient venus au village, l’année où ses couilles lui avaient fait mal et où il avait perdu de la semence durant son sommeil.
Puis il était parti avec son père, qui appartenait aujourd’hui au peuple des rêves, à la rencontre des maîtres chasseurs. C’étaient des hommes hideux et solitaires, sales, couverts de cicatrices, aux boucles épaisses. Ils n’avaient pas de village, pas de loi, mais allaient d’un lieu à l’autre pour organiser les hommes quand la chèvre, le cerf, l’élan ou le bison étaient prêts à partager leur chair. Certains disaient qu’ils allaient aussi dans les villages des Visages-Plats et les entraînaient à chasser durant une saison, et, en fait, certains des maîtres chasseurs étaient peut-être des Visages-Plats qui dissimulaient leurs traits sous leurs poils. Mais qui aurait osé le leur demander ? Même l’Homme-Taureau s’en abstenait. Quand ils venaient, tout le monde mangeait bien, et les femmes grattaient les peaux, riaient beaucoup, mangeaient des herbes irritantes et buvaient de l’eau toute la journée, et tous pissaient ensemble dans des calebasses de cuir pour tremper les peaux qu’ils mâchaient ensuite. Il était interdit de chasser les grands animaux sans les maîtres chasseurs.
Il arrive devant l’entrée de la caverne. Sa femme pousse des petits gémissements lorsqu’il la pousse et la roule à l’intérieur. Il se retourne. La neige recouvre les gouttes de sang qui marquent leur passage.
Il comprend alors qu’ils sont perdus. Il se baisse, ses larges épaules raclant l’ouverture, et enroule doucement sa femme dans une peau qui recouvrait la viande pendant qu’elle gelait dans la grotte. Puis il s’insinue dans celle-ci, y traîne sa femme, et ressort pour aller chercher de la mousse et des bâtons sous une corniche où il sait qu’ils seront secs. Il espère que sa femme ne sera pas morte à son retour.
Ô mon Dieu, faites que je me réveille. Je ne veux pas voir ça.
Il ramasse assez de bâtons pour faire un petit feu et les rapporte dans la grotte, où il les aligne, puis fait tourner l’un d’eux en veillant à ce que sa femme ne le voie pas. Faire du feu, c’est une affaire d’hommes. Elle dort toujours. Puis, voyant que le feu ne prend pas et qu’il est trop faible pour faire tourner le bâton, il attrape des silex et les frotte. Il passe un long moment à tenter d’embraser la mousse, jusqu’à en avoir les doigts meurtris et engourdis, puis, soudain, l’Oiseau du Soleil ouvre les yeux et déploie ses petites ailes orangées. Il rajoute des bâtons.
Sa femme gémit à nouveau. Elle s’allonge sur le dos et, de sa voix aqueuse, grinçante, lui dit de s’éloigner. C’est une affaire de femmes. Il décide de ne pas l’écouter, comme cela est parfois permis, et l’aide à faire venir le bébé au monde.
Elle souffre beaucoup et fait beaucoup de bruit, et il se demande comment elle peut avoir autant de vie en elle, après avoir perdu autant de sang, mais le bébé arrive vite.
Non. Je Vous en prie, faites que je me réveille.
Il brandit le bébé pour le montrer à sa femme, mais elle a les yeux vides, les cheveux secs et raides. Le bébé ne crie pas, ne bouge pas, même quand il le masse.
Il pose le bébé sur le sol et tape du poing sur la paroi de la grotte. Il pousse un hurlement et se recroqueville contre sa femme, qui ne fait plus un bruit, s’efforce de la tenir au chaud tandis que la fumée emplit la grotte, que les braises virent au gris et que l’Oiseau du Soleil replie ses ailes et s’endort.
Le bébé aurait été sa fille, le cadeau suprême de la Mère des Rêves. Le bébé n’a pas l’air très différent des autres bébés du village, en dépit d’un petit nez et d’un menton pointu. Sans doute serait-il devenu un Visage-Plat en grandissant. Il tente de fourrer de l’herbe sèche dans le trou que le bébé a dans le crâne. Il suppose qu’il a été heurté par le bâton du jeune chasseur. Il prend la peau qui entoure son cou, la plus fine et la plus douce, en enveloppe le bébé et pousse celui-ci au fond de la grotte.
Il se rappelle les gémissements du jeune chasseur quand il lui a piétiné la nuque, mais cela ne le réconforte guère.
Tout est fini. Les grottes servent de tombes depuis les temps de l’Histoire, avant qu’ils aient habité des villages en bois et vécu comme des Visages-Plats, bien que tout le monde dise que les villages en bois ont été inventés par le Peuple. Mourir et être enterré dans une grotte est une vieille coutume, et c’est bien. Le peuple du rêve va trouver le bébé et l’emporter chez lui, d’où il n’aura été absent qu’un bref moment, alors peut-être va-t-il bientôt renaître.
Sa femme devient aussi froide que le roc. Il dispose ses bras et ses jambes, ses peaux et ses fourrures en désordre, relève le masque qui se détache sans peine de son front, scrute ses yeux ternes et aveugles. Il n’a plus assez d’énergie pour la pleurer.
Au bout d’un temps, il a assez chaud pour se passer des peaux, alors il les écarte. Peut-être qu’elle a chaud, elle aussi. Il défait sa femme de ses peaux afin qu’elle soit presque nue, ainsi, le peuple des rêves la reconnaîtra plus facilement.
Il espère que le peuple des rêves de sa famille fera alliance avec le peuple des rêves de la famille de sa femme. Il aimerait être à ses côtés dans le lieu des rêves. Peut-être qu’ils y retrouveront le bébé. Le peuple des rêves est capable de faire son bonheur, il le croit de toutes ses forces.
Peut-être ceci, peut-être cela, peut-être tant de bonheur. Il se réchauffe.
Pendant un temps, il ne déteste plus personne. Il contemple les ténèbres recouvrant le visage de sa femme et murmure des mots-silex, des mots contre la nuit, comme s’il pouvait faire naître un nouvel Oiseau du Soleil. C’est si bon de ne pas bouger. Si chaud.
Puis son père entre dans la grotte et l’appelle par son vrai nom.
Vêtu de son seul short, Mitch se tenait devant la caravane et contemplait la lune, les étoiles au-dessus de Kumash. Il se moucha doucement. L’air de cette fin de nuit était frais et immobile. La sueur qui lui recouvrait la peau sécha doucement, lui arrachant un frisson. Il avait la chair de poule. Quelques cailles s’agitaient dans les buissons, près de la caravane.
Kaye ouvrit la porte grillagée, qui émit un petit grincement et un petit sifflement, et s’avança vers lui en chemise de nuit.
— Tu vas attraper froid, dit-elle, et elle l’enveloppa de ses bras.
Elle était si ronde, si différente de la petite femme mince qu’il imaginait en pensant à elle. Sa chaleur et son odeur emplirent l’air, tel le fumet appétissant d’une soupe.
— Tu as fait un rêve ? demanda-t-elle.
— C’était le pire de tous. Et le dernier, je crois bien.
— Ils sont tous pareils ?
— Ils sont tous différents.
— Jack voudra que tu lui en racontes les détails les plus sanglants.
— Pas toi ?
— Non. Elle est agitée, Mitch. Parle-lui.
Les contractions de Kaye se faisaient plus régulières. Mitch appela la clinique pour s’assurer que tout était prêt et que le docteur Chambers avait quitté sa maison de brique située dans la partie nord de la réserve. Pendant que Kaye achevait de préparer sa trousse de toilette et récupérait quelques vêtements à porter après l’accouchement, Mitch appela une nouvelle fois le docteur Galbreath, n’obtenant que sa messagerie.
— Elle doit être en route, dit-il en coupant son mobile.
Si les shérifs adjoints la bloquaient au point de contrôle de la route principale – une possibilité bien réelle, ce qui rendait Mitch furieux –, Jack avait demandé à deux hommes de la retrouver huit kilomètres plus au sud pour la faire entrer dans la réserve par une piste traversant les collines.
Mitch attrapa un carton et en sortit le petit appareil photo numérique qui lui servait naguère pendant les fouilles. Il vérifia que sa batterie était chargée.
Kaye se trouvait dans le séjour, se tenant le ventre et respirant par petites bouffées. Elle lui sourit comme il la rejoignait.
— Je suis terrifiée, lança-t-elle.
— Pourquoi ?
— Mon Dieu ! Tu me le demandes ?
— Tout se passera bien, dit Mitch, mais il était blanc comme un linge.
— C’est pour ça que tu as les mains glacées. Je suis en avance. Ce n’est peut-être qu’une fausse alerte. (Puis elle poussa un petit grognement et se palpa entre les cuisses.) Je crois que je viens de perdre les eaux. Je vais chercher des serviettes.
— Au diable les serviettes ! s’écria Mitch.
Il l’aida à aller jusqu’à la Toyota. Elle glissa la ceinture de sécurité sous son ventre. Rien à voir avec les rêves, se dit-il. Cette idée devint une sorte de prière, et il la répéta mentalement pendant tout le trajet.
— Personne n’a eu de nouvelles d’Augustine, dit Kaye alors que Mitch s’engageait sur la route pavée et fonçait vers la clinique, distante de trois kilomètres.
— Et alors ?
— Peut-être qu’il va tenter de nous arrêter.
Mitch lui lança un drôle de regard.
— C’est aussi dingue que mes rêves.
— C’est le croque-mitaine, Mitch. Il me fait peur.
— Je ne l’aime pas, moi non plus, mais ce n’est pas un monstre.
— Il pense que nous sommes malades, se plaignit-elle, les larmes aux yeux.
Soudain, elle grimaça.
— Encore une contraction ? s’enquit Mitch.
Elle fit oui de la tête.
— Normal, constata-t-elle. Une toutes les vingt minutes.
Ils tombèrent sur le pick-up de Jack qui débouchait d’East Ridge Road et s’arrêtèrent le temps d’échanger quelques mots. Sue accompagnait Jack. Celui-ci les suivit.
— Je veux que Sue t’aide à m’assister, dit Kaye. Je veux qu’elle nous voie. Si tout se passe bien pour moi, ce sera plus facile pour elle.
— Pas d’objection, répondit Mitch. Je n’ai rien d’un expert.
Kaye sourit et eut une nouvelle grimace.
La chambre 1 de la clinique Wellness de Kumash fut bien vite transformée en salle de travail et d’accouchement. On y avait placé un lit d’hôpital et une lampe chirurgicale montée sur une potence d’acier.
La sage-femme, une femme rondouillarde aux pommettes saillantes du nom de Mary Hand, disposa le plateau à instruments et aida Kaye à enfiler sa blouse. Le docteur Pound, l’anesthésiste, un jeune homme à l’aspect évanescent, aux lourds cheveux noirs et au nez en trompette, arriva une demi-heure plus tard et s’entretint avec Chambers pendant que Mitch pilait de la glace dans l’évier et la plaçait dans un bol.
— C’est pour maintenant ? demanda Kaye à Chambers quand il l’examina.
— Pas encore. Vous n’en êtes qu’à quatre centimètres.
Sue attrapa une chaise. Elle était si grande, si athlétique, que sa grossesse était moins visible. Jack l’appela depuis la porte, et elle se retourna. Il lui lança un petit sac, fourra les mains dans ses poches, salua Mitch d’un hochement de tête et s’éloigna à reculons. Sue posa le sac sur la table de chevet.
— Il est trop gêné pour entrer, expliqua-t-elle à Kaye. Pour lui, c’est une affaire de femmes.
Kaye leva la tête pour mieux voir le sac, une petite bourse en cuir fermée par un chapelet de perles.
— Qu’y a-t-il là-dedans ?
— Toutes sortes de choses. Certaines sentent bon. D’autres non.
— Jack est un homme-médecine ?
— Mon Dieu, non ! Vous me croyez capable d’épouser un homme-médecine ? Mais il en connaît quelques-uns, et des bons.
— Mitch et moi préférons un accouchement naturel, dit Kaye au docteur Pound, qui poussait une table roulante couverte de réservoirs, de bonbonnes et de seringues.
— Bien sûr, acquiesça l’anesthésiste en souriant. Je ne suis là que par précaution.
Chambers leur apprit qu’une femme demeurant à quelques kilomètres d’ici était elle aussi sur le point d’accoucher, mais que son enfant n’était pas un bébé SHEVA.
— Elle a exigé un accouchement à domicile. Ils ont de l’eau chaude et tout ce qu’il faut. Je risque de m’absenter quelque temps ce soir. Vous m’aviez dit que le docteur Galbreath serait là.
— Elle doit être en route.
— Enfin, espérons que ça marchera. Le bébé se présente par la tête. Dans quelques minutes, nous allons vous poser un moniteur fœtal. Comme dans un grand hôpital, Ms. Lang.
Chambers conduisit Mitch à l’écart. Il jeta un coup d’œil à son visage, examinant les contours de son masque.
— Seyant, non ? lança Mitch, visiblement nerveux.
— J’ai déjà accouché quatre bébés SHEVA du second stade, l’informa Chambers. Je sais que vous connaissez les risques, mais je dois vous parler de certaines complications possibles afin que nous soyons tous préparés.
Mitch opina, joignit les mains pour les empêcher de trembler.
— Ces quatre bébés étaient morts à la naissance. Deux d’entre eux ne présentaient aucun défaut, ils étaient seulement… morts. (Chambers fixa Mitch d’un œil critique.) Je n’aime pas ce genre de précédent.
Mitch rougit.
— Nous sommes différents, dit-il.
— La mère peut également subir un choc si l’accouchement se complique. Une histoire de signaux hormonaux émis par le fœtus SHEVA en détresse. Personne ne comprend de quoi il s’agit, mais les tissus de l’enfant sont différents de ceux de la mère. Celle-ci peut très mal réagir. Si cela se produit, j’effectuerai une césarienne pour faire sortir le bébé le plus vite possible. (Il posa une main sur l’épaule de Mitch, et son bipeur choisit ce moment pour émettre un signal.) Par acquit de conscience, je vais prendre des précautions supplémentaires en ce qui concerne les fluides et les tissus vitaux. Tout le monde portera un masque filtrant les virus, même vous. Nous entrons en territoire inconnu, Mr. Rafelson. Excusez-moi.
Sue faisait manger un peu de glace à Kaye et elles échangeaient quelques murmures. Comme elles semblaient tenir à leur intimité, Mitch s’éloigna, d’autant plus qu’il avait besoin de faire le tri dans ses émotions.
Il alla dans le salon. Jack était assis devant la vieille table de jeu, contemplant une pile de National Geographic. L’éclairage fluorescent projetait sur toute chose un éclat bleu et glacé.
— Vous avez l’air en pétard, constata-t-il.
— Tout juste s’ils n’ont pas déjà signé le certificat de décès, répliqua Mitch d’une voix tremblante.
— Ouais. Sue et moi avons décidé qu’elle accoucherait à la maison. Sans docteurs.
— Chambers pense que c’est dangereux.
— Peut-être, mais ça s’est déjà fait.
— Quand ça ?
— Dans vos rêves. Les momies. Il y a des milliers d’années.
Mitch s’assit à côté de Jack et posa la tête sur la table.
— Ça s’est très mal passé.
— Racontez-moi.
Mitch lui décrivit son dernier rêve. Jack l’écoutait attentivement.
— Difficile à encaisser, commenta-t-il. Je n’en parlerai pas à Sue.
— Dites-moi quelque chose pour me réconforter, suggéra Mitch avec ironie.
— J’ai essayé de rêver pour savoir ce que je dois faire. Je ne rêve que de grands hôpitaux et de grands docteurs en train de tripoter Sue. Le monde de l’homme blanc se met en travers de ma route. Je ne sers donc à rien. (Il se gratta les sourcils.) Personne n’est assez vieux pour savoir ce qu’il faut faire. Mon peuple est sur cette terre depuis toujours. Mais mon grand-père m’affirme que les esprits n’ont rien à dire. Ils ne se rappellent pas, eux non plus.
Mitch poussa le tas de magazines. L’un d’eux glissa et tomba par terre avec un bruit sec.
— Ça n’a pas de sens, Jack.
Kaye s’allongea et regarda Chambers lui fixer le moniteur fœtal. Le rythme régulier de la bande de la machine, placée près du lit, lui apporta une confirmation, une couche supplémentaire d’assurance.
Mitch revint avec une glace à la fraise dont il défit l’emballage. Elle avait vidé son bol et l’accepta avec reconnaissance.
— Aucun signe de Galbreath, dit-il.
— On se débrouillera. Cinq centimètres pour le moment. Et tout ça pour une seule mère.
— Mais quelle mère !
Mitch se mit à lui masser les bras, évacuant une partie de sa tension, puis passa aux épaules.
— La mère de toutes les mères, murmura-t-elle alors que survenait une nouvelle contraction. (Elle serra les dents sur le bâtonnet.) Une autre glace, s’il te plaît, grogna-t-elle.
Kaye connaissait par cœur le moindre centimètre carré du plafond. Elle se leva avec un luxe de précautions et fit le tour de la chambre, agrippant la table roulante en métal sur laquelle reposait l’équipement du moniteur, traînant les fils derrière elle. Ses cheveux lui semblaient raides, sa peau huileuse, et elle avait mal aux yeux. Mitch leva les yeux de son National Geographic lorsqu’elle se dirigea vers les toilettes. Elle se lava le visage et le trouva devant la porte.
— Ça va, lui dit-elle.
— Si je ne t’aide pas, je vais devenir dingue.
— Inutile.
Kaye s’assit au bord du lit et inspira à fond plusieurs fois. Chambers leur avait dit qu’il reviendrait dans une heure. Mary Hand entra dans la chambre, le visage dissimulé par un masque, pareille à un soldat high-tech prêt à une attaque aux gaz, et demanda à Kaye de s’allonger. La sage-femme l’examina. Elle eut un sourire béat, et Kaye se dit : Bien, je suis prête, mais l’autre secoua la tête.
— Toujours cinq centimètres. C’est bien. Votre premier bébé.
Le masque étouffait sa voix.
Kaye fixa de nouveau le plafond et encaissa une nouvelle contraction. Mitch l’encouragea à respirer fort jusqu’à ce que ça passe. Elle avait horriblement mal au dos. L’espace d’un instant d’amertume, alors que la contraction prenait fin, elle se sentit piégée, furieuse, et se demanda ce qui se passerait si tout tournait mal, si elle mourait, si le bébé survivait à la naissance pour se retrouver orphelin, si Augustine avait raison, si son bébé et elle étaient une source de terribles maladies. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de confirmation ? s’interrogea-t-elle. Pourquoi la science n’a-t-elle pas tranché, dans un sens ou dans l’autre ? Elle régula son souffle pour se calmer et tenta de se reposer.
Quand elle rouvrit les yeux, Mitch somnolait sur une chaise à son chevet. La pendule affichait minuit. Je vais passer l’éternité dans cette chambre.
Elle avait encore envie d’aller aux toilettes.
— Mitch, appela-t-elle.
Aucune réaction. Elle chercha du regard Sue ou Mary Hand, mais il n’y avait que son mari dans la chambre. Le moniteur bipait régulièrement.
— Mitch !
Il sursauta, se leva et, encore ensommeillé, l’aida à se rendre aux toilettes. Elle avait voulu se soulager avant de partir à la clinique, mais son corps avait refusé de coopérer et cela l’inquiétait. Son état lui inspirait un mélange de colère et d’émerveillement. Le corps prenait les commandes, mais elle se demandait s’il savait ce qu’il faisait. Je suis mon corps. L’esprit est une illusion. La chair est déconcertée.
Mitch faisait les cent pas dans la chambre, sirotant l’infâme café de la clinique. L’éclat bleu des lumières fluorescentes était gravé dans sa mémoire. Il avait l’impression de n’avoir jamais vu le soleil. Ses sourcils le démangeaient atrocement. Va dans la grotte. Hiberne, et elle accouchera pendant que nous dormirons. C’est comme ça que font les ours. Les ours évoluent pendant leur sommeil. C’est mieux ainsi.
Sue vint tenir compagnie à Kaye pendant qu’il faisait une pause. Il sortit et se planta sous le ciel étoilé. Même dehors, dans ce lieu presque désert, il y avait un réverbère pour l’aveugler et pour rogner l’immensité de l’univers.
Mon Dieu, j’ai parcouru un si long chemin, mais rien n’a changé. Je suis marié, je vais être père, et je suis toujours chômeur, je vis toujours grâce à…
Il chassa ces idées, agita les mains, s’ébroua pour se débarrasser de la nervosité induite par le café. Ses pensées vagabondaient, de sa première expérience sexuelle – il avait eu peur d’engrosser cette fille – aux conversations qu’il avait eues avec le directeur du muséum Hayer avant d’être viré, puis à Jack, qui s’efforçait de voir les événements de son point de vue d’Indien.
Mitch n’avait pas d’autre point de vue que scientifique. Toute sa vie durant, il s’était efforcé d’être objectif, de se distancier de l’équation, d’examiner d’un œil détaché les résultats de ses fouilles. Il avait troqué des fragments de sa vie contre des aperçus probablement erronés sur la vie des morts. Jack croyait en un cercle de vie où personne n’était jamais vraiment isolé. Mitch ne pouvait en faire autant. Mais il espérait que Jack avait raison.
L’air sentait bon. Il regretta que Kaye ne puisse sortir et partager ce parfum avec lui, puis un pick-up passa non loin de là, et il sentit une odeur d’huile chaude et de gaz d’échappement.
Kaye s’assoupissait entre deux contractions, mais seulement pour quelques minutes. Deux heures du matin, et toujours cinq centimètres. Avant sa petite sieste, Chambers était venu l’examiner, se fendant d’un sourire rassurant après avoir regardé le moniteur.
— On pourra bientôt essayer la pitocine. Ça accélérera les choses. On appelle ça le Bardahl du bébé, déclara-t-il.
Mais Kaye ne comprit pas cette remarque, ignorant ce qu’était le Bardahl.
Mary Hand lui prit le bras, le badigeonna d’alcool, trouva une veine et y inséra une aiguille, lui appliqua une bande adhésive, l’attacha à un tube en plastique, accrocha un flacon de solution saline à une nouvelle potence. Elle disposa une série de fioles sur un carré de papier jetable bleu qu’elle venait de poser sur le plateau près du lit.
En temps normal, Kaye avait horreur des piqûres, mais cela n’était rien comparé à ses autres douleurs. Mitch semblait plus distant, bien qu’il soit souvent à son chevet, lui massant la nuque ou lui apportant des glaces. Elle le considéra et ne vit ni son mari ni son amant, mais un homme ordinaire, l’une des nombreuses silhouettes apparues dans son existence étriquée, comprimée, éternelle. Elle plissa le front, observant son dos pendant qu’il discutait avec la sage-femme. Elle se concentra pour retrouver le composant émotionnel nécessaire afin de le situer dans le tableau, mais cette donnée avait disparu. Elle était libérée de tout sens social.
Nouvelle contraction.
— Oh, merde ! s’écria-t-elle.
Mary Hand l’examina et prit un air soucieux.
— Le docteur Chambers vous a-t-il dit quand il comptait administrer la pitocine ?
Kaye fit non de la tête, incapable de parler. Mary Hand partit à la recherche de Chambers. Mitch resta avec elle. Sue entra et s’assit sur la chaise. Kaye ferma les yeux, se retrouvant dans un univers de ténèbres si minuscule qu’elle faillit paniquer. Elle désirait ardemment que cela s’arrête. Jamais les douleurs menstruelles n’avaient eu l’autorité de ces contractions. Elle crut que son échine allait se briser en plein spasme.
La chair est tout, l’esprit n’est rien – elle le savait à présent.
— Tout le monde naît ainsi, dit Sue à Mitch. C’est bien que vous soyez là. Jack dit qu’il sera près de moi quand j’accoucherai, mais ce n’est pas la tradition.
— Une affaire de femmes, commenta Mitch.
Le masque de Sue le fascinait. Elle se leva, s’étira. En équilibre parfait malgré son ventre proéminent, elle apparaissait comme l’essence d’une féminité pleine de force. Sûre d’elle, calme, philosophe.
Kaye gémit. Mitch se pencha sur elle pour lui caresser la joue. Elle s’était mise sur le flanc, cherchant en vain une position confortable.
— Mon Dieu, donnez-moi des drogues, dit-elle avec un sourire pitoyable.
— Au moins, tu n’as pas perdu ton sens de l’humour.
— Je parle sérieusement. Non. Je ne sais pas ce que je veux. Où est Felicity ?
— Jack est passé il y a quelques minutes. Il a envoyé des pick-up en éclaireurs, mais il n’a pas de nouvelles.
— J’ai besoin de Felicity. Je ne sais pas ce que pense Chambers. Donne-moi quelque chose pour presser le mouvement.
Mitch se sentit misérable, impuissant. Ils étaient entre les mains de la médecine occidentale – ou du moins de ses représentants au sein de la Confédération des Cinq Tribus. Franchement, Chambers ne lui inspirait guère confiance.
— Oh, bon Dieu de MERDE ! glapit Kaye, et elle roula sur le dos, les traits si difformes que Mitch ne la reconnut pas.
Kaye plissa les yeux pour déchiffrer la pendule. Sept heures. Ça faisait plus de douze heures. Elle ne se rappelait pas quand ils étaient arrivés. Dans l’après-midi ? Oui. Plus de douze heures, donc. Ce qui n’était pas un record. Quand elle était petite fille, sa mère lui avait dit qu’elle avait accouché après trente heures de travail. À ton souvenir, maman. Mon Dieu, si seulement tu étais là.
Sue n’était pas dans la chambre. Mitch lui massait un bras, atténuait la tension, passait à l’autre bras. Elle éprouva pour lui une vague affection, mais se dit qu’elle ne ferait sans doute plus jamais l’amour avec lui. Elle était un gigantesque ballon sur le point d’exploser. Elle devait aller pisser, non, elle pissait au lit, et elle s’en foutait. Mary Hand vint remplacer la serviette souillée.
Le docteur Chambers entra et dit à Mary de commencer à administrer la pitocine. Mary inséra le flacon dans le réceptacle approprié et régla la machine qui contrôlait le débit. Kaye était extrêmement intéressée par cette procédure. Le Bardahl des bébés. Elle se rappela vaguement la liste de peptides et de glyco-protéines que Judith avait identifiés dans le LPC. Loin d’être inoffensifs pour les femmes. Peut-être.
Peut-être.
L’univers était souffrance. Kaye, assise au sommet de cette souffrance, telle une petite mouche étourdie posée sur un immense ballon de caoutchouc. Elle entendit confusément l’anesthésiste qui s’approchait. Mitch et le docteur qui discutaient. Mary Hand était là.
— Vous êtes presque prête, dit-elle. Huit centimètres.
Chambers prononça quelques paroles ridicules, envisageant de conserver le sang du cordon pour faire une transfusion au bébé en cas de besoin, ou pour le léguer à la science : le sang du cordon ombilical est riche en cellules souches.
— Faites-le, dit Kaye.
— Quoi donc ? s’enquit Mitch.
Chambers lui demanda si elle souhaitait une épidurale.
— Ô mon Dieu, oui, répondit Kaye, n’éprouvant nulle honte à l’idée de ne pas avoir tenu le coup.
On la roula sur le flanc.
— Ne bougez pas, dit l’anesthésiste.
Comment s’appelait-il, déjà ? Impossible de s’en souvenir. Le visage de Sue apparut devant elle.
— Jack dit qu’ils la conduisent ici.
— Qui ça ?
— Le docteur Galbreath.
— Bien.
Kaye pensa qu’elle aurait dû être contente.
— Ils n’ont pas voulu la laisser passer à cause de la quarantaine.
— Les salauds, s’indigna Mitch.
— Les salauds, articula Kaye.
Une piqûre au bas du dos. Nouvelle contraction. Elle se mit à trembler. L’anesthésiste jura et s’excusa.
— Raté. Vous ne devez pas bouger.
Comme elle avait mal au dos ! Rien de neuf. Mitch lui appliqua une compresse froide sur le front. La médecine moderne. Elle avait trahi la médecine moderne.
— Oh, merde.
Quelque part, hors de sa sphère de conscience, elle entendit des voix, comme des anges dans le lointain.
— Felicity est arrivée, dit Mitch, et son visage, planant au-dessus d’elle, brillait de soulagement.
Mais le docteur Galbreath et le docteur Chambers discutaient ferme, et voilà que l’anesthésiste s’en mêlait.
— Pas d’épidurale, disait Galbreath. Et arrêtez la pitocine, tout de suite. Combien lui en avez-vous donné ? Depuis combien de temps ?
Pendant que Chambers se tournait vers la machine et récitait des chiffres, Mary Hand manipulait les tubes. La machine poussa un petit cri. Kaye se tourna vers la pendule. Sept et demie. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Ah oui, l’heure.
— Elle va devoir se débrouiller toute seule, déclara Galbreath.
Chambers réagit avec irritation, prononça des paroles sèches derrière son horrible masque, mais Kaye ne l’écoutait pas.
On lui refusait ses drogues.
Felicity se pencha sur Kaye, entrant dans son cône visuel. Elle ne portait pas de masque pour filtrer les virus. La lampe chirurgicale était allumée et Felicity ne portait pas de masque, Dieu la bénisse.
— Merci, dit Kaye.
— Vous allez bientôt cesser de me remercier, ma chère. Si vous voulez ce bébé, nous devons proscrire les drogues. Pas de pitocine, pas d’anesthésique. Heureusement que je suis arrivée à temps. Ça les tue, Kaye. Vous avez compris ?
Kaye grimaça.
— Une foutue agression après l’autre, hein, ma chère ? Ils sont si délicats, ces nouveaux enfants.
Chambers protesta contre l’intervention de Galbreath, mais Kaye entendit Jack et Mitch, dont les voix s’estompaient, le faire sortir de la chambre. Mary Hand se tourna vers Felicity, en quête de conseils.
— Le CDC a servi à quelque chose, ma chère, lui dit le médecin. Ils ont envoyé un bulletin d’alerte à propos des bébés vivants à la naissance. Toute drogue est proscrite, en particulier les anesthésiques. On n’a même pas droit à l’aspirine. Ces bébés ne les supportent pas. (L’espace d’un instant, elle s’affaira entre les jambes de Kaye.) Épisiotomie, dit-elle à Mary. Pas d’anesthésie locale. Tenez bon, ma chérie. Ça va faire mal, comme si vous perdiez à nouveau votre virginité. Neuf centimètres. Mitch, vous connaissez la manœuvre.
Pousser à dix. Expirer. Encaisser, souffler, pousser à dix. Le corps de Kaye, pareil à un cheval adorant la course mais ayant besoin d’un cavalier. Mitch la frotte vigoureusement, tout près d’elle. Elle lui étreint la main, puis le bras, et il grimace de douleur. Encaisse, pousse à dix. Expire.
— Très bien. Voilà sa tête. La voilà. Mon Dieu, comme ça a mis longtemps, quelle longue et étrange route, hein ? Mary, voilà le cordon. C’est ça, le problème. Un peu sombre. Encore une fois, Kaye. Allez-y, ma chérie. Allez-y.
Elle obtempéra, et quelque chose céda, comme un raz de marée, des graines de citrouille entre ses doigts, un éclat de douleur, l’apaisement, un nouvel éclat, insoutenable. Ses jambes tressaillirent. Une crampe dans le mollet, qu’elle remarqua à peine. Elle sentit une soudaine bouffée de bonheur, de vacuité bienvenue, puis un coup de poignard dans le coccyx.
— Elle est là, Kaye. Elle est vivante.
Kaye entendit un petit cri, un bruit de succion et quelque chose qui ressemblait à une mélodie sifflée.
Felicity leva le bébé, rose et sanguinolent, le cordon pendant entre les jambes de Kaye. Celle-ci regarda sa fille et, l’espace d’un instant, ne ressentit rien, puis quelque chose d’immense lui effleura l’âme d’un bout de plume.
Mary Hand posa le bébé sur une couverture étalée sur le ventre de Kaye et le lava avec dextérité.
Mitch regardait le sang, le bébé.
Chambers refit son apparition, toujours masqué, mais il l’ignora. Il se concentrait sur Kaye et sur le bébé, si petit, en train de gigoter. Des larmes d’épuisement et de soulagement coulèrent sur ses joues. Il avait la gorge serrée à lui en faire mal. Le cœur battant. Il étreignit Kaye, et elle lui rendit son étreinte avec une force remarquable.
— Ne lui mettez rien dans les yeux, ordonna Felicity à Mary. Nous devons tout réapprendre.
Mary opina joyeusement derrière son masque.
— L’arrière-faix, dit Felicity.
Mary lui tendit un plateau en acier.
Kaye s’était toujours demandé si elle ferait une bonne mère. À présent, rien de tout cela n’avait d’importance. Elle regarda les deux femmes peser le bébé et se dit : Je n’ai pas bien vu son visage. Il était tout ridé.
Un coton imbibé d’alcool et une aiguille à coudre à la main, Felicity s’approcha de l’entrejambe de Kaye. Celle-ci ferma les yeux et serra les dents.
Mary Hand procéda aux divers examens, acheva de laver le bébé pendant que Chambers prélevait le sang du cordon. Felicity montra à Mitch où couper celui-ci, puis rapporta le bébé à Kaye. Mary l’aida à relever sa blouse au-dessus de ses seins gonflés et lui tendit sa fille.
— J’ai le droit de l’allaiter ? murmura Kaye d’une voix rauque.
— Dans le cas contraire, autant mettre fin à cette grande expérience, dit Felicity en souriant. Allez-y, ma chère. Vous avez ce qu’il lui faut.
Elle montra à Kaye comment caresser la joue du bébé. Les petites lèvres roses s’ouvrirent et se collèrent au gros mamelon marron. Mitch était bouche bée. Kaye eut envie de rire en le voyant, mais elle se concentra sur ce visage minuscule, impatiente de voir à quoi ressemblait sa fille. Sue se tenait près d’elle et murmurait des paroles de bonheur à la mère et à l’enfant.
Mitch contempla le bébé en train de téter. Il était empli d’un calme approchant la béatitude. C’était fini ; ça ne faisait que commencer. Quoi qu’il en soit, ce moment était pour lui une ancre, un centre, un point de référence.
Le visage du bébé était tout rouge et tout ridé, mais il avait d’abondants cheveux, fins et soyeux, d’un châtain clair aux nuances de roux. Il avait les yeux clos, les paupières serrées en signe de souci et de concentration.
— Neuf livres, annonça Mary. Huit sur l’échelle d’Apgar. Un très bon chiffre.
Elle ôta son masque.
— Ô mon Dieu, elle est là, dit Sue en portant une main à sa bouche, comme soudain consciente de l’événement.
Mitch la gratifia de son plus beau sourire, puis s’assit près de Kaye et du bébé, posant son menton sur le bras de sa femme pour se trouver à quelques centimètres de sa fille.
Felicity acheva le nettoyage. Chambers demanda à Mary de fourrer tout le linge et tout le matériel jetable dans un sac destiné à l’incinération. Mary s’exécuta en silence.
— C’est un miracle, s’exclama Mitch.
Le bébé essaya de tourner la tête en entendant sa voix, ouvrit les yeux, tenta de le localiser.
— C’est ton papa, dit Kaye.
Le colostrum coulait de son mamelon, jaune et épais. Le bébé baissa la tête et s’y accrocha une nouvelle fois, aidé par le doigt de Kaye.
— Elle a levé la tête, dit celle-ci, émerveillée.
— Elle est splendide, dit Sue. Félicitations.
Felicity s’entretint quelques instants avec Sue pendant que Kaye, Mitch et le bébé se retrouvaient inondés de lumière solaire par la lampe chirurgicale.
— Elle est là, dit Kaye.
— Elle est là, confirma Mitch.
— Nous avons réussi.
— Tu as réussi.
Une nouvelle fois, leur fille leva la tête, ouvrit tout grands les yeux.
— Regardez-moi ça, fit Chambers.
Felicity se pencha, manquant se cogner contre la tête de Sue.
Fasciné, Mitch échangea un regard avec sa fille. Elle avait des pupilles fauves mouchetées d’or. Il se pencha un peu plus.
— Me voilà, lui dit-il.
Kaye voulut lui présenter son mamelon, mais elle résista, hochant la tête avec une force surprenante.
— Salut, Mitch, articula sa fille d’une voix pareille à un miaulement de chaton, aiguë mais parfaitement intelligible.
Il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Felicity Galbreath poussa un hoquet et recula d’un pas, comme piquée par une abeille.
Mitch se redressa en se cramponnant au montant du lit. Il frissonnait. L’espace d’un instant, la vue de cet enfant reposant sur le sein de Kaye lui fut insoutenable ; il était non seulement imprévu mais aussi anormal. Il aurait voulu s’enfuir. Et, pourtant, il ne pouvait détacher son regard de la petite fille. Une bouffée de chaleur lui emplit la poitrine. La forme du minuscule visage sembla se préciser. On aurait dit qu’elle voulait à nouveau parler, ses petites lèvres roses se mouvaient. Une bulle jaune apparut à leurs commissures. Des petites taches couleur de fauve, couleur de lion, se dessinèrent sur son front et sur ses joues.
Faisant rouler sa tête, elle fixa le visage de Kaye. Un pli intrigué se creusa entre ses yeux.
Mitch tendit ses grosses pattes aux doigts calleux pour toucher la petite fille. Il se pencha pour embrasser Kaye, puis le bébé, et lui caressa la tempe avec une immense gentillesse. Du bout du pouce, il orienta ses lèvres roses vers le mamelon nourricier. Elle poussa un petit soupir, un sifflement ténu, gigota un instant et se colla au téton de sa mère qu’elle téta avec enthousiasme. Au bout de ses mains minuscules s’agitaient des doigts parfaits couleur d’or.
Mitch appela Sam et Abby dans l’Oregon pour leur annoncer la nouvelle. Il arrivait à peine à comprendre ce qu’ils disaient ; la voix tremblante de son père, le cri de joie et de soulagement de sa mère. Ils discutèrent quelque temps, puis il leur dit qu’il ne tenait plus debout.
— Nous avons besoin de repos.
Kaye et le bébé dormaient déjà. Chambers l’informa qu’ils allaient rester deux jours à la clinique. Mitch demanda qu’on lui installe un lit de camp dans la chambre, mais Felicity et Sue lui assurèrent que c’était inutile.
— Rentrez chez vous et reposez-vous, insista Sue. Tout ira bien.
Mitch dansa d’un pied sur l’autre.
— On m’appellera s’il y a un problème ?
— Bien sûr, dit Mary Hand, une pile de draps dans les bras.
— Deux de mes amis monteront la garde devant la clinique, dit Jack.
— Je souhaiterais passer la nuit ici, intervint Felicity. Je tiens à les examiner demain.
— Venez donc chez nous, suggéra Jack.
Mitch regagna la Toyota, les jambes flageolantes.
Arrivé à la caravane, il dormit tout l’après-midi et toute la soirée. Le crépuscule tombait quand il se réveilla. Il se mit à genoux sur le lit et contempla par la fenêtre les buissons, les rochers et les lointaines collines.
Puis il se doucha, se rasa, s’habilla. Chercha des vêtements et des objets dont Kaye et le bébé risquaient d’avoir besoin.
Se regarda dans la glace.
Pleura.
Gagna la clinique à pied, dans la lumière enchanteresse. L’air pur, limpide, portait des odeurs de sauge, d’herbe, de poussière et d’eau vive. Il passa près d’une maison devant laquelle quatre hommes s’affairaient à extraire le moteur d’une vieille Ford, à l’aide d’un chêne et d’une poulie. Ils le saluèrent d’un hochement de tête, s’empressèrent de détourner les yeux. Ils savaient qui il était ; ils savaient ce qui s’était passé.
Sa personne comme l’événement les mettaient mal à l’aise. Il pressa le pas. Ses sourcils le démangeaient, ses joues aussi. Le masque ne tenait presque plus. Il allait bientôt tomber. Il sentait sa langue frôler ses muqueuses ; elle avait changé. Sa tête aussi.
Plus que tout, il voulait revoir Kaye et le bébé, la fille, sa fille, pour s’assurer que tout ceci était bien réel.
La réception s’étalait sur la plus grande partie du parc de deux mille mètres carrés. Le temps était chaud et brumeux, le ciel tantôt dégagé, tantôt voilé de nuages. Mark Augustine passa quarante minutes aux côtés de sa nouvelle épouse, saluant les invités en file indienne d’une poignée de main et, parfois, d’une étreinte polie. Sénateurs et membres du Congrès déambulaient en devisant. Des hommes et des femmes en livrée noir et blanc unisexe arpentaient la pelouse tondue, aussi verte qu’un terrain de golf, distribuant champagne et petits-fours. Augustine contempla son épouse avec un sourire figé ; il avait conscience de ses émotions : l’amour, le soulagement, une sensation de réussite tempérée par une légère froideur. Le visage qu’il affichait au bénéfice des invités et des quelques journalistes sélectionnés par tirage au sort était calme, aimant, responsable.
Toutefois, une idée lui avait taraudé l’esprit durant toute la journée, et même lors de la cérémonie. Il avait bafouillé en prononçant ses vœux, pourtant tout simples, déclenchant l’hilarité discrète des premiers rangs.
Certains bébés survivaient à leur naissance. Dans les hôpitaux mis en quarantaine, dans les cliniques communautaires missionnées par la Brigade, et même dans des lieux privés, de nouveaux bébés venaient au monde.
Il avait vaguement envisagé la possibilité de s’être trompé, comme une démangeaison passagère, jusqu’à ce qu’il apprenne que le bébé de Kaye Lang avait survécu, mis au monde par un médecin ayant eu connaissance des bulletins d’alerte émis par le CDC, par l’équipe d’épidémiologistes mise en place suivant ses propres instructions. Procédures spéciales, précautions spéciales ; ces bébés étaient différents.
À ce jour, vingt-quatre bébés SHEVA avaient été déposés dans les cliniques communautaires par des mères célibataires ou des familles ayant échappé à la Brigade.
Des enfants trouvés, anonymes, dont il était désormais responsable.
La file d’attente des invités se résorba. Souffrant le martyre dans ses souliers noirs, il étreignit son épouse, lui murmura quelques mots à l’oreille et fit signe à Florence Leighton de le rejoindre à l’intérieur.
— Que nous a envoyé l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses ? s’enquit-il.
Mrs. Leighton ouvrit l’attaché-case qui ne l’avait pas quittée de la journée et lui tendit un fax tout frais.
— J’attendais une occasion de vous parler, dit-elle. Le président a appelé, il vous envoie ses félicitations et veut vous voir ce soir à la Maison-Blanche dès que possible.
Augustine lut le fax.
— Kaye Lang a eu son bébé, dit-il en levant la tête, les sourcils arqués.
— C’est ce que j’ai entendu dire.
Mrs. Leighton arborait une expression professionnelle, attentive, indéchiffrable.
— Nous devrions lui transmettre nos félicitations, dit Augustine.
— Je m’en occupe.
Augustine secoua la tête.
— N’en faites rien. Nous avons toujours une politique.
— Oui, monsieur.
— Dites au président que je le verrai à huit heures.
— Et Alyson ? demanda Mrs. Leighton.
— Elle m’a épousé, n’est-ce pas ? répliqua Augustine. Elle sait à quoi s’attendre.
Soutenue par Mitch, Kaye arpentait la chambre pour faire un peu d’exercice.
— Comment allez-vous l’appeler ? demanda Felicity.
Elle était assise sur l’unique chaise et berçait doucement le bébé dans ses bras.
Kaye tourna vers Mitch des yeux interrogateurs. À l’idée de donner un nom à son enfant, elle se sentait vulnérable et prétentieuse, comme si même une mère ne méritait pas ce droit.
— C’est toi qui as fait le plus gros du travail, dit Mitch en souriant. À toi l’honneur.
— Il faut que nous soyons d’accord.
— Je t’écoute.
— C’est une nouvelle sorte d’étoile.
Les jambes de Kaye étaient encore chancelantes. Son estomac lui semblait flasque et à vif, la douleur entre ses jambes lui donnait parfois la nausée, mais elle se rétablissait vite. Elle s’assit au bord du lit.
— Ma grand-mère s’appelait Stella, dit-elle. C’est-à-dire « étoile ». Je pense que nous devrions l’appeler Stella Nova.
Mitch prit le bébé des mains de Felicity.
— Stella Nova, répéta-t-il.
— Un nom qui exprime le courage, commenta Felicity. Ça me plaît.
— Ce sera le sien, dit Mitch en rapprochant le bébé de son visage.
Il huma le sommet de son crâne, la riche odeur, chaude et humide, de ses cheveux. Elle avait le parfum de sa mère, plus un autre. Il sentit des émotions cascader en lui et se mettre en place, bâtissant de robustes fondations.
— Elle focalise l’attention même quand elle est endormie, dit Kaye.
À demi consciente, elle porta une main à son visage et en ôta un lambeau de masque, révélant une parcelle de peau neuve, rose et tendre, rayonnante de minuscules mélanophores.
Felicity vint se pencher sur elle pour l’examiner de près.
— Je n’arrive pas à y croire, dit-elle. C’est à moi que l’on fait un honneur.
Stella ouvrit les yeux et frissonna, comme prise de panique. Elle gratifia son père d’un long regard intrigué, puis se mit à pleurer. Fort et de façon inquiétante. Mitch s’empressa de la tendre à Kaye, qui écarta un pan de sa blouse. Le bébé s’installa et cessa de pleurer. Kaye savoura une nouvelle fois la cérémonie de l’allaitement, la sensualité des lèvres de son enfant sur son sein. Stella garda les yeux fixés sur sa mère, puis tourna la tête sans lâcher le mamelon pour les poser sur Felicity et sur Mitch. Celui-ci se sentit fondre en voyant ses pupilles mordorées.
— Elle est si éveillée, dit Felicity. C’est une charmeuse.
— À quoi vous attendiez-vous ? demanda Kaye dans un murmure, d’une voix légèrement traînante.
Surpris, Mitch se rendit compte qu’elle avait les intonations du bébé.
Stella Nova se mit à gazouiller comme un oiseau sans cesser de téter. Elle chantait pour montrer son contentement, son plaisir.
La langue de Mitch remua derrière ses lèvres, comme par mimétisme.
— Comment fait-elle ça ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, répondit Kaye.
Et, pour le moment, elle n’en avait visiblement rien à faire.
— Par certains côtés, elle a le comportement d’un bébé de six mois, dit Felicity à Mitch tandis qu’il transportait les bagages de la Toyota à la caravane. Elle semble déjà capable de se concentrer, de reconnaître des visages… des voix…
Elle laissa sa phrase inachevée, comme si elle ne souhaitait pas évoquer la seule différence notable entre Stella et les autres nouveau-nés.
— Elle n’a pas reparlé, fit remarquer Mitch.
Felicity lui tint la porte ouverte.
— Peut-être qu’on a mal entendu, suggéra-t-elle.
Kaye coucha le bébé endormi dans le petit berceau, qu’elle avait placé dans un coin du séjour. Elle le recouvrit d’une couverture légère et se redressa en gémissant.
— Nous avons bien entendu, dit-elle.
Elle s’approcha de Mitch et lui arracha une portion de masque.
— Aïe ! Il est encore trop tôt.
— Écoute, expliqua Kaye, soudain toute de rigueur scientifique. Nous avons des mélanophores. Elle a des mélanophores. La plupart des nouveaux parents, sinon tous, vont aussi en avoir. Et nos langues… Connectées à quelque chose de nouveau dans notre cerveau. (Elle se tapota la tempe.) Nous sommes équipés pour nous occuper d’elle, comme ses égaux, ou presque.
Felicity semblait stupéfaite de cette transition brutale de l’état d’accouchée à celui de scientifique objective. Kaye lui rendit son regard avec un sourire.
— Je n’ai pas passé ma grossesse à ruminer paisiblement. À en juger par ces nouveaux outils, notre fille va être une enfant difficile.
— Comment cela ? s’enquit Felicity.
— Parce que, dans certains domaines, elle ne va pas tarder à nous dépasser.
— Dans tous les domaines, peut-être, ajouta Mitch.
— Vous ne parlez pas littéralement, j’espère, dit Felicity. Déjà, elle ne savait pas marcher à la naissance. Quant à la couleur de sa peau – ces mélanophores, comme vous dites –, c’est peut-être…
Elle agita la main, incapable de formuler sa pensée.
— Ce n’est pas une simple question de couleur, dit Mitch. Je sens les miens.
— Moi aussi, reprit Kaye. Et ils changent. Imagine cette pauvre fille.
Elle jeta un coup d’œil à Mitch. Il acquiesça puis parla à Felicity des adolescents qu’ils avaient rencontrés en Virginie-Occidentale.
— Si j’appartenais à la Brigade, je mettrais en place un soutien psychiatrique pour les nouveaux parents dont les enfants sont morts, dit Kaye. Ils risquent d’avoir à faire un travail de deuil complètement nouveau.
— Comme s’ils avaient reçu le don des langues sans avoir personne à qui parler, renchérit Mitch.
Felicity inspira à fond et porta une main à son front.
— Ça fait vingt-deux ans que je pratique la pédiatrie. À présent, j’ai l’impression que je devrais m’enfuir pour aller me cacher dans la forêt.
— Donne un verre d’eau à cette pauvre femme, dit Kaye. Mais peut-être préférez-vous du vin ? J’aimerais bien boire un peu de vin, Mitch. Ça fait plus d’un an que je n’ai pas touché à l’alcool. (Elle se tourna vers Felicity.) Ce bulletin interdisait-il la boisson ?
— Non. Un peu de vin pour moi, s’il vous plaît.
Une fois dans la cuisine, Kaye rapprocha son visage de celui de Mitch. Elle le regarda intensément et, l’espace d’une seconde, ses yeux se firent vitreux. Ses joues palpitèrent, passant du fauve à l’or.
— Seigneur ! fit Mitch.
— Débarrasse-toi de ce masque, et on aura vraiment quelque chose à se montrer.
— Faisons la fête en l’honneur de la nouvelle espèce, lança Wendell Packer.
Il entra et tendit à Kaye un bouquet de roses. Oliver Merton le suivit, tout sourire, une boîte de chocolats Godiva à la main, et jeta des regards inquisiteurs à l’intérieur de la caravane.
— Où est la petite merveille ?
— Elle dort, dit Kaye en se laissant étreindre. Qui d’autre est là ? demanda-t-elle, ravie.
— On a pu faire entrer Wendell, Oliver et Maria, dit Eileen Ripper. Sans parler de… Regardez !
D’un geste large, elle désigna une vieille fourgonnette garée sous le chêne solitaire. Christopher Dicken descendait non sans difficulté du siège avant droit, les jambes raides. Il prit les béquilles que lui tendait Maria Konig et se tourna vers la caravane. Son œil valide se posa sur Kaye et, l’espace d’un instant, elle crut qu’elle allait se mettre à pleurer. Mais il leva une béquille pour la saluer et elle sourit.
— Les routes sont lamentables, dans le coin, lança-t-il.
Kaye se précipita vers lui pour le serrer dans ses bras. Eileen et Mitch les regardèrent parler quelques instants.
— Un vieil ami ? demanda Eileen.
— Plutôt un frère en esprit, répondit Mitch.
Lui aussi était ravi de voir Christopher, mais il ne put s’empêcher de ressentir une pincée de jalousie.
Comme le séjour était trop petit pour les contenir tous, Wendell se hissa sur la commode de l’entrée pour observer la scène de haut. Maria et Oliver avaient pris place sur le canapé, sous la fenêtre. Christopher s’était assis dans le fauteuil, Eileen sur l’un de ses accoudoirs. Mitch revint de la cuisine, une grappe de bouteilles de vin dans chaque main et une bouteille de champagne coincée sous chaque bras. Oliver l’aida à les disposer sur la table ronde, à côté du canapé, et les déboucha avec soin.
— Vous avez pillé l’aéroport du coin ? lui demanda Mitch.
— Non, celui de Portland. Le choix était plus vaste.
Kaye amena le berceau de Stella Nova et le plaça sur la petite table basse. Leur fille était réveillée. Elle parcourut la pièce d’un œil encore ensommeillé, une petite bulle au coin des lèvres. Sa tête dodelinait légèrement. Kaye se pencha pour ajuster son pyjama.
Christopher la fixa comme si c’était un fantôme.
— Kaye…, commença-t-il d’une voix brisée par l’émotion.
— C’est inutile, dit Kaye en touchant sa main scarifiée.
— Non. J’ai l’impression que je ne mérite pas d’être ici, avec Mitch et avec vous, avec elle.
— Chut. Vous étiez là au tout début.
Christopher sourit.
— Merci.
— Quel âge a-t-elle ? murmura Eileen.
— Trois semaines, répondit Kaye.
Maria fut la première à tendre l’index vers la main de Stella. Les doigts du bébé se refermèrent autour de lui, et elle tira doucement. Stella sourit.
— Voilà un réflexe qui n’a pas disparu, commenta Oliver.
— Oh, taisez-vous. Ce n’est encore qu’un bébé, Oliver.
— Oui, mais elle a l’air si…
— Belle ! insista Eileen.
— Différente, insista Oliver.
— Pour le moment, je ne vois pas vraiment en quoi, intervint Kaye, comprenant ce qu’il voulait dire mais se sentant sur la défensive.
— Nous sommes différents, nous aussi, fit remarquer Mitch.
— Vous avez l’air splendides, je dirai même élégants, lâcha Maria. Dès que les magazines de mode vous auront repérés, ça va être la folie. La belle et petite Kaye…
— Le beau et viril Mitch, poursuivit Eileen.
— Avec leurs joues de poulpe, acheva Kaye.
Ils éclatèrent de rire, et Stella sursauta dans son berceau. Puis elle se mit à gazouiller, et le silence régna de nouveau dans la pièce. Elle gratifia chacun des invités d’un long regard, dodelinant de la tête à mesure qu’elle faisait le tour de l’assemblée, puis revenant sur Kaye et sursautant une nouvelle fois quand elle aperçut Mitch. Elle lui sourit. Mitch se sentit rougir, comme si de l’eau chaude coulait sous ses joues. Le dernier lambeau de masque était tombé huit jours plus tôt, et regarder sa fille était pour lui une expérience hors du commun.
— Ô mon Dieu ! fit Oliver.
Maria les regardait tous les trois, bouche bée.
Stella Nova envoya sur ses joues des ondes fauves et dorées, et ses pupilles se dilatèrent légèrement, les muscles autour de ses paupières dessinant de délicates arabesques sur sa peau.
— C’est elle qui va nous apprendre à parler, déclara fièrement Kaye.
— Elle est absolument splendide, dit Eileen. Je n’ai jamais vu un plus beau bébé.
Oliver demanda la permission de s’approcher et se pencha sur Stella pour l’examiner.
— Ses yeux ne sont pas si grands que ça, ils en ont juste l’air.
— Oliver affirme que les prochains humains devraient ressembler à des extraterrestres descendus d’un OVNI, déclara Eileen.
— Des extraterrestres ? répéta Oliver, indigné. Je démens formellement, Eileen.
— Elle est totalement humaine, protesta Kaye. Ni distincte, ni lointaine, ni différente. C’est notre enfant.
— Bien sûr, s’excusa Eileen en rougissant.
— Désolée, fit Kaye. Ça fait trop longtemps qu’on est ici, avec trop de temps pour réfléchir.
— Ça, je sais ce que c’est, dit Christopher.
— Elle a un nez vraiment spectaculaire, s’étonna Oliver. Si délicat, et si large à la base. Et sa forme… je crois bien qu’elle sera très belle quand elle sera grande.
Stella le considéra d’un air sérieux, les joues incolores, puis détourna les yeux, lassée. Elle chercha Kaye du regard. Celle-ci s’avança dans son champ visuel.
— Maman, pépia Stella.
— Ô mon Dieu, répéta Oliver.
Wendell et Oliver allèrent jusqu’au Little Silver Market et en rapportèrent des sandwiches. Ils mangèrent autour d’une table de pique-nique, derrière la caravane, profitant de la douceur de l’après-midi.
Christopher n’avait pas dit grand-chose, se contentant de sourire quand les autres parlaient. Il mangea son sandwich assis sur une chaise pliante posée sur un carré d’herbe sèche.
Mitch vint s’asseoir dans l’herbe près de lui.
— Stella s’est endormie, dit-il. Kaye est avec elle.
Christopher sourit et but une gorgée de Seven-Up.
— Vous voulez savoir ce qui m’amène jusqu’ici ?
— Oui. Ce serait un bon début.
— Je suis surpris que Kaye m’ait pardonné aussi vite.
— Nous avons subi beaucoup de bouleversements. Pourtant, il nous a semblé que vous nous aviez abandonnés.
— J’ai subi beaucoup de bouleversements, moi aussi. Je m’efforce de recoller les morceaux. Je pars pour le Mexique après-demain. À Ensenada, au sud de San Diego. Pour mon propre compte.
— Ce ne sont pas des vacances ?
— Je compte étudier la transmission latérale des anciens rétrovirus.
— C’est de la connerie. Un truc que la Brigade a inventé pour ne pas être dissoute.
— Oh, il se passe quelque chose, n’en doutez pas. Cinquante cas recensés jusqu’ici. Mark n’est pas un monstre.
— Je n’en suis pas si sûr que ça, dit Mitch, qui jeta un regard lugubre au désert et à la caravane.
— Mais je pense que le virus qu’ils ont découvert n’y est pour rien. J’ai consulté des archives sur le Mexique. Et j’ai trouvé des cas similaires datant d’il y a trente ans.
— J’espère que vous les remettrez dans la bonne direction. On s’est bien plu ici, mais ça aurait pu être mieux… si les circonstances avaient été différentes.
Kaye sortit de la caravane, un moniteur de surveillance portable à la main. Maria lui tendit un sandwich sur une assiette en carton. Elle rejoignit Mitch et Christopher.
— Que pensez-vous de notre pelouse ? demanda-t-elle.
— Christopher va s’attaquer à l’épidémie mexicaine, l’informa Mitch.
— Je croyais que vous aviez quitté la Brigade.
— C’est exact. Ces cas sont avérés, Kaye, mais je ne pense pas qu’ils soient directement liés à SHEVA. Il y a eu tellement de rebondissements dans cette histoire – l’herpès, Epstein-Barr. Vous avez dû recevoir le bulletin du CDC à propos des anesthésiques.
— Notre médecin l’a eu, dit Mitch.
— Sans lui, nous aurions peut-être perdu Stella.
— D’autres bébés SHEVA ont survécu à leur naissance. Augustine doit gérer ça. Je veux seulement lui faciliter la tâche en découvrant ce qui se passe au Mexique. Tous les cas sont apparus là-bas.
— Vous pensez que ça vient d’une autre source ? demanda Kaye.
— Je compte bien le découvrir. J’arrive à marcher un peu, maintenant. Je vais engager un assistant.
— Comment allez-vous faire ? Vous n’êtes pas riche.
— Je suis subventionné par un excentrique new-yorkais.
Mitch écarquilla les yeux.
— William Daney ?
— Lui-même. Oliver et Brock tentent de monter un coup médiatique. Ils m’ont jugé capable de rassembler les preuves. C’est un boulot, et j’y crois, bon sang. Le fait de voir Stella… Stella Nova… m’en a fait prendre conscience. J’avais perdu la foi.
Wendell et Maria vinrent les rejoindre, et Wendell pêcha un magazine dans un sac en papier.
— J’ai pensé que vous aimeriez voir ça, dit Maria en le tendant à Kaye.
Elle regarda la couverture et éclata de rire. C’était un numéro de Wired où était imprimée, sur fond orange fluo, la silhouette d’un fœtus avec un point d’interrogation vert en son centre. La légende disait : Humain 3.0 : une mise à jour plutôt qu’un virus ?
Oliver vint les retrouver.
— Je l’ai vu, dit-il. Wired n’a guère d’influence à Washington, ces temps-ci. Les nouvelles sont presque toutes mauvaises, Kaye.
— Nous le savons, l’informa-t-elle en repoussant de son front une mèche de cheveux bousculée par la brise.
— Mais il y en a quand même des bonnes. Brock m’a dit que National Geographic et Nature avaient fini de faire relire son article sur les Neandertaliens d’Innsbruck. Ils vont le publier simultanément dans six mois. Il y parle nommément d’un événement évolutionnaire attesté, d’une subspéciation, et il y mentionne SHEVA, quoique de façon marginale. Christopher vous a dit, à propos de Daney ?
Kaye acquiesça.
— Nous approchons de la dernière ligne droite, reprit Oliver d’un air farouche. Il suffit que Christopher traque ce virus au Mexique et enfonce sept laboratoires d’importance nationale.
— Vous y arriverez, dit Mitch à Christopher. Vous avez été le premier sur le coup, même avant Kaye.
Les visiteurs se préparaient au long périple à travers les bad-lands qui devait les mener hors de la réserve. Mitch aida Christopher à s’installer dans l’habitacle, et ils se serrèrent la main. Alors que Kaye embrassait tout le monde, une Stella ensommeillée dans les bras, Mitch vit le pick-up de Jack descendre le chemin de terre.
Sue n’était pas avec lui. Il s’arrêta tout près de la fourgonnette, faisant gémir ses freins. Mitch se dirigea vers lui en le voyant ouvrir la portière. Il ne descendit pas.
— Comment va Sue ?
— Elle tient le coup. Chambers ne peut pas l’aider avec ses drogues. Le docteur Galbreath veille au grain. Nous attendons.
— Nous aimerions la voir.
— Elle est de mauvaise humeur. Elle m’engueule souvent. Demain, peut-être. Maintenant, je vais faire sortir vos amis par la vieille piste.
— Nous vous en sommes reconnaissants, Jack.
Jack cilla et fit la moue, l’équivalent chez lui d’un haussement d’épaules.
— Il y a eu une réunion extraordinaire cet après-midi. La vieille Cayuse a remis ça. Certains des employés du casino ont formé un petit lobby. Ils sont furieux. Ils disent que la quarantaine va nous ruiner.
Ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils prétendent que je suis partial.
— Que pouvons-nous faire ?
— Sue les traite de têtes brûlées, mais leur colère est justifiée. Je voulais seulement vous tenir au courant. Nous devons tous nous préparer.
Mitch et Kaye agitèrent les mains pour saluer le départ de leurs amis. La nuit tomba sur la campagne. Kaye profita encore quelque temps de la douceur de l’air, donnant le sein à Stella sous le chêne jusqu’à ce que vienne l’heure de la changer.
Changer les couches aidait Mitch à garder les pieds sur terre. Pendant qu’il lavait sa fille, elle chantonnait doucement, évoquant un chœur de pinsons dans des frondaisons agitées par la brise. Elle était si à l’aise que son front et ses joues viraient presque au rouge vif, et elle agrippa l’index de Mitch.
Il la cala sur sa hanche et la promena un peu, suivant Kaye qui mettait les couches dans un sac pour les porter à la laverie. Kaye se retourna alors qu’ils se dirigeaient vers l’appentis où se trouvaient les lave-linge.
— Que t’a dit Jack ?
Mitch la mit au courant.
— Nous vivrons sur la route, dit-elle sans s’alarmer. (Elle s’était attendue à pire.) Faisons nos bagages dès ce soir.
Mitch émergea d’un profond sommeil sans rêves pour se redresser sur le lit, l’oreille tendue.
— Quoi ? murmura-t-il.
Kaye était allongée près de lui, immobile, et ronflait doucement. Il se tourna vers la petite étagère de Stella, fixée au mur, et vers le réveil qui y était posé, dont les aiguilles luisaient d’un éclat vert dans les ténèbres. Deux heures et quart du matin.
Sans réfléchir, il glissa jusqu’au pied du lit, se leva, vêtu de son seul short, et se frotta les yeux. Il aurait juré qu’on avait dit quelque chose, mais tout était tranquille. Puis son cœur se mit à battre la chamade, et il sentit des signaux d’alarme irradier ses bras et ses jambes. Il jeta un regard à Kaye par-dessus son épaule, envisagea de la réveiller, puis se ravisa.
Mitch savait qu’il allait fouiller la caravane, vérifier qu’ils étaient en sécurité, s’assurer que personne ne rôdait dans les parages, prêt à leur tendre une embuscade. Il le savait sans même avoir eu besoin d’y réfléchir, et il se prépara à l’action en saisissant un barreau d’acier qu’il avait planqué sous le lit pour parer à ce genre d’éventualité. Il n’avait jamais possédé d’arme à feu, ne savait même pas s’en servir, et, en entrant dans le séjour, il se demanda si c’était raisonnable.
Le froid lui arracha un frisson. Le ciel se couvrait ; aucune étoile n’était visible à travers la fenêtre, au-dessus du canapé. Dans la salle de bains, il trébucha sur un seau empli de couches. Puis, soudain, il sut qu’on l’appelait dans la maison.
Il retourna dans la chambre. Dépassant du petit placard au pied du lit, du côté de Kaye, le berceau du bébé semblait se détacher dans les ténèbres.
Ses yeux commençaient à accommoder, mais ce n’était pas avec eux qu’il percevait le berceau. Il renifla ; son nez coulait. Il renifla une nouvelle fois, se pencha sur le berceau, puis recula vivement et éternua à grand bruit.
— Qu’y a-t-il ? demanda Kaye en se redressant. Mitch ?
— Je ne sais pas.
— Tu m’as appelée ?
— Non.
— C’est Stella, alors ?
— Elle est tranquille. Je crois qu’elle dort.
— Allume la lumière.
Cela semblait raisonnable. Il s’exécuta. Stella le regardait depuis son berceau, les yeux grands ouverts, les mains formant des petits poings serrés. Elle avait les lèvres entrouvertes, ce qui la faisait ressembler à Marilyn Monroe bébé faisant la moue, mais elle était silencieuse.
Kaye rampa jusqu’au pied du lit et considéra leur fille.
Stella émit un petit roucoulement. Elle les suivait des yeux avec attention, les perdant parfois et se mettant à loucher, comme elle en avait coutume. Cependant, elle les voyait de toute évidence, et elle n’était pas malheureuse.
— Elle se sent seule, dit Kaye. Je l’ai nourrie il y a une heure.
— Elle aurait donc des pouvoirs psi ? interrogea Mitch en s’étirant. Elle nous a lancé un appel mental ?
Il renifla une nouvelle fois, éternua une nouvelle fois. La fenêtre était fermée.
— Qu’est-ce qu’il y a dans cette pièce ? lança-t-il.
Kaye s’accroupit près du berceau et prit Stella dans ses bras. Elle la serra contre elle puis leva les yeux vers Mitch, les lèvres retroussées dans une grimace quasi animale. Elle éternua à son tour.
Nouveau roucoulement de Stella.
— Je crois qu’elle a la colique. Sens-la.
Mitch lui prit Stella des mains. Elle gigota et leva les yeux vers lui, le front plissé. Mitch aurait juré qu’elle devenait lumineuse et que quelqu’un l’appelait, dans la pièce ou dehors. Il commençait à paniquer.
— Peut-être qu’elle sort tout droit de Star Trek, suggéra-t-il.
Il la renifla et retroussa les lèvres.
— C’est ça, dit Kaye d’un air sceptique. Elle n’a pas de pouvoirs psi.
Elle reprit le bébé, qui agitait les poings, ravi de toute cette agitation, et l’emporta dans la cuisine.
— Les êtres humains ne sont pas censés en avoir, mais les scientifiques ont prouvé le contraire il y a quelques années.
— De quoi parles-tu ? demanda Mitch.
— Des organes voméronasaux actifs. À la base de la cavité nasale. Ils traitent certaines molécules… les vomérophérines. Un peu comme des phéromones. Je pense que les nôtres sont devenus plus performants. (Elle cala le bébé sur sa hanche.) Quand tu as retroussé les lèvres…
— Tu l’as fait, toi aussi, dit Mitch, sur la défensive.
— C’était une réaction voméronasale. Notre chat faisait ça quand il sentait quelque chose d’intéressant – une souris morte ou l’aisselle de ma mère.
Kaye souleva le bébé, qui poussa un petit cri de plaisir, et renifla sa tête, son cou, son ventre. Puis elle s’attarda derrière ses oreilles.
— Sens ça, dit-elle.
Mitch s’exécuta, recula vivement, étouffa un éternuement. Il palpa délicatement Stella derrière les oreilles. Elle se raidit et manifesta sa contrariété par des petits rots annonçant les pleurs.
— Non, dit-elle distinctement. Non.
Kaye défit son soutien-gorge et lui donna la tétée avant qu’elle ne s’énerve pour de bon.
Mitch retira son index. L’extrémité en était légèrement huileuse, comme s’il venait de toucher un adolescent plutôt qu’un bébé. Mais cette substance n’était pas une sécrétion ordinaire. Elle était un peu cireuse, un peu grenue, et avait une odeur musquée.
— Des phéromones. Ou plutôt… Comment as-tu dit ?
— Des vomérophérines. Des attracteurs modèle bébé. Nous avons beaucoup à apprendre, conclut Kaye d’une voix ensommeillée tout en ramenant Stella dans la chambre pour la coucher auprès d’elle. Tu t’es réveillé le premier, murmura-t-elle. Tu as toujours eu un excellent odorat. Bonne nuit.
Mitch se palpa derrière les oreilles et flaira son index. Soudain, il se remit à éternuer, et il resta planté au pied du lit, complètement réveillé, avec des fourmillements dans le nez et le palais.
Une heure à peine après s’être rendormi, il se réveilla une nouvelle fois, sauta à bas du lit et enfila son pantalon. Il faisait encore nuit. Il secoua le pied de Kaye.
— Des camions, lui dit-il.
Il venait de boutonner sa chemise lorsqu’on frappa à la porte. Kaye poussa Stella au milieu du lit et enfila en hâte un pantalon et un sweat-shirt.
Mitch ouvrit la porte sans attendre d’avoir boutonné ses manches. Jack se tenait devant lui, les lèvres figées dans un pli lugubre, les yeux presque dissimulés par son chapeau à large bord.
— Sue est en travail, dit-il. Je dois retourner à la clinique.
— On arrive tout de suite. Galbreath est là ?
— Elle ne viendra pas. Vous devriez partir tout de suite. Le Conseil a voté hier soir, pendant que j’étais avec Sue.
— Que…, commença Mitch, et il vit les trois pick-up et les sept hommes dans la cour.
— Ils ont décidé que les bébés étaient malades, expliqua Jack d’un air misérable. Ils veulent qu’ils soient soignés par le gouvernement.
— Ils veulent récupérer leurs emplois.
— Ils refusent de me parler. (Jack porta un index épais à son masque.) Je les ai convaincus de vous laisser partir. Je ne peux pas vous accompagner, mais ces hommes vont vous conduire à une piste menant à l’autoroute. (Il leva les mains en signe d’impuissance.) Sue voulait que Kaye soit auprès d’elle. J’aimerais bien, moi aussi. Mais je dois y aller.
— Merci.
Kaye arriva derrière Mitch, portant Stella dans le siège pour bébé.
— Je suis prête. Je veux aller voir Sue.
— Non, dit Jack. C’est encore cette vieille Cayuse. On aurait dû l’envoyer sur la côte.
— Il n’y a pas que ça, intervint Mitch.
— Sue a besoin de moi ! s’écria Kaye.
— Ils ne vous laisseront pas aller jusqu’à la clinique, lui dit Jack. Trop de gens. Ils ont écouté les infos – plein de Mexicains morts près de San Diego. Ils ne veulent rien savoir. Leurs esprits sont comme pétrifiés. Ensuite, ils s’en prendront probablement à nous.
Kaye s’essuya les yeux, envahie par la colère et la frustration.
— Dites-lui que nous l’aimons. Merci pour tout, Jack. Dites-le-lui.
— Oui. Il faut que j’y aille.
Les sept hommes s’écartèrent pour laisser Jack regagner son pick-up. Il démarra et fila dans un nuage de poussière et de gravillons.
— La Toyota est en meilleur état, dit Mitch.
Il chargea leurs deux valises dans le coffre sous l’œil attentif des sept hommes. Ceux-ci échangeaient des murmures, et ils s’écartèrent lorsque Kaye installa Stella dans la voiture, attachant le siège pour bébé à l’arrière. Certains d’entre eux évitaient de croiser son regard et faisaient des signes avec les mains. Elle s’assit à côté du bébé.
Deux des pick-up étaient équipés de râteliers, où étaient accrochés des fusils de chasse et des fusils à pompe. Kaye déglutit en prenant place dans la Toyota près de Stella. Elle leva la vitre, boucla sa ceinture et huma le parfum âcre de sa propre peur.
Mitch apporta son portable, sa ramette de papier, les poussa au fond du coffre, puis referma celui-ci. Kaye composait un numéro sur son mobile.
— Ne fais pas ça, lui ordonna Mitch d’une voix rude en se mettant au volant. Ils vont savoir où nous sommes. Nous appellerons d’une cabine publique, quand nous serons sur l’autoroute.
L’espace d’un instant, les taches de Kaye virèrent au rouge vif.
Mitch la regarda d’un air inquiet et attristé.
— Nous sommes des extraterrestres, marmonna-t-il.
Il démarra. Les sept hommes montèrent à bord des trois pick-up et formèrent le convoi.
— Tu as du liquide, pour l’essence ? s’enquit Mitch.
— Dans mon sac à main. Tu veux te passer des cartes de crédit ?
Mitch éluda la question.
— Le réservoir est presque plein, dit-il.
Stella poussa un petit cri puis se calma comme l’aube commençait à rosir le ciel derrière les collines, où poussaient de rares chênes. Les nuages se massaient à l’horizon, et ils distinguèrent des rideaux de pluie dans le lointain. La lueur de l’aurore semblait irréelle par contraste avec la noirceur des nuages.
La piste du nord était difficile mais pas infranchissable. Les pick-up les escortèrent jusqu’à la jonction, où une pancarte signalait la limite de la réserve et, coïncidence, vantait le casino Wild Eagle. Mauvaises herbes et buissons volants s’étaient amassés contre la clôture en barbelés battue par les vents.
Du ventre des nuages tomba une pluie fine, et les essuie-glaces transformèrent en boue la poussière qui maculait le pare-brise lorsqu’ils quittèrent la piste, franchirent un talus et se retrouvèrent sur l’autoroute, où ils mirent cap à l’est. Un étincelant rayon de soleil matinal, le dernier qu’ils devaient voir ce jour-là, les cloua comme un projecteur alors que Mitch prenait de la vitesse sur la chaussée à deux voies.
— J’aimais bien cet endroit, articula Kaye d’une voix rauque. Dans cette caravane, j’ai été plus heureuse que je ne l’avais jamais été de toute ma vie.
— Tu t’épanouis dans l’adversité, commenta Mitch, tendant une main derrière lui pour agripper la sienne.
— Je m’épanouis avec toi. Avec Stella.
Kaye sortit de la cabine téléphonique et revint vers la voiture. Ils s’étaient garés dans le parking d’un centre commercial de Bend pour faire des provisions. Après s’être occupée des achats, Kaye avait appelé Maria Konig. Mitch était resté avec Stella.
— L’Arizona n’a toujours pas de Bureau de gestion de l’urgence sanitaire, déclara Kaye.
— Et l’Idaho ?
— Il en a un depuis deux jours. Le Canada aussi.
Stella roucoula sur son siège. Mitch l’avait changée quelques minutes plus tôt, ensuite, elle faisait toujours son petit numéro. Il commençait presque à s’habituer à ses bruits mélodieux. Elle arrivait déjà à émettre deux notes en même temps, à casser l’une et à faire varier son intensité ; l’effet produit rappelait deux oiseaux en train de se chamailler. Kaye jeta un coup d’œil par la vitre. Le bébé était perdu dans un autre monde, captivé par l’exploration du son.
— J’ai attiré les regards à la supérette, dit Kaye. J’avais l’impression d’être une lépreuse. Ou pire, une négresse.
Elle cracha ce mot en serrant les dents. Elle posa le sac de provisions sur le siège passager et y plongea une main nerveuse.
— J’ai retiré de l’argent au distributeur, j’ai acheté à manger, et puis je me suis procuré ceci. (Elle montra à Mitch du fond de teint, de la poudre et des produits de maquillage.) Pour nos taches. Je ne sais pas ce que je vais faire pour les petites chansons de Stella.
Mitch se remit au volant.
— Filons avant que quelqu’un appelle la police, lui dit Kaye.
— On n’en est pas encore là, fit Mitch en démarrant.
— Tu crois ça ? Nous sommes marqués ! S’ils nous retrouvent, ils enfermeront Stella dans un camp, bon sang ! Dieu sait ce qu’Augustine a prévu pour nous, pour tous les parents. Réveille-toi, Mitch !
Il sortit du parking en silence.
— Je te demande pardon, murmura Kaye d’une voix brisée. Excuse-moi, Mitch, mais j’ai tellement peur. Nous devons réfléchir, dresser des plans.
Les nuages les suivaient, ciel gris et averses incessantes. Ils franchirent de nuit la limite de la Californie, se garèrent sur une route en terre battue et dormirent dans la voiture, d’un sommeil rythmé par le staccato de la pluie sur le toit.
Kaye maquilla Mitch le matin venu. Il lui appliqua du fond de teint avec maladresse et elle procéda aux retouches nécessaires grâce au rétroviseur.
— Ce soir, on louera une chambre dans un motel, suggéra Mitch.
— Pourquoi courir ce risque ?
— Je pense qu’on a l’air normaux, dit-il avec un sourire d’encouragement. Elle a besoin d’un bain et nous aussi. Nous ne sommes pas des animaux, et je refuse de me comporter comme tel.
Kaye réfléchit tout en allaitant Stella.
— D’accord.
— Nous irons en Arizona et, si nécessaire, au Mexique, voire plus loin. Nous trouverons un endroit où vivre jusqu’à ce que les choses s’arrangent.
— Mais quand s’arrangeront-elles ? murmura Kaye.
Comme Mitch l’ignorait, il ne répondit rien. Il regagna l’autoroute. Les nuages s’effilochaient et, de chaque côté de la route, une étincelante lumière matinale inondait les forêts et les pâtures.
— Soleil ! dit Stella en agitant les poings avec enthousiasme.
Une petite fille potelée, aux cheveux bruns et à la peau basanée striée de traces de poudre, arriva dans la ruelle et passa la tête entre deux garages couleur de poussière. Elle sifflotait doucement, alternant entre deux variations d’un trio pour pianos de Mozart. Un observateur peu attentif l’aurait prise pour l’un des nombreux enfants hispaniques qui jouaient dans la rue et couraient entre les immeubles.
Stella n’avait jamais eu la permission de s’éloigner de la maison que louaient ses parents, à quelques centaines de pas de là. L’univers de la ruelle était tout nouveau. Elle flaira doucement l’atmosphère ; c’était ce qu’elle faisait toujours, sans jamais trouver ce qu’elle cherchait.
Mais elle entendit les voix excitées des enfants qui jouaient, et c’était suffisamment tentateur. Elle s’avança sur les pavés de béton rouge, longeant la façade en stuc d’un garage, poussa un portail métallique et découvrit une petite cour où trois enfants se lançaient un ballon de basket mal gonflé. Ils interrompirent leur jeu pour se tourner vers elle.
— Qui es-tu ? demanda une fillette aux cheveux noirs âgée de sept ou huit ans.
— Stella, répondit-elle. Qui êtes-vous ?
— Nous jouons ici.
— Je peux jouer ?
— Tu as la figure sale.
— Ça s’enlève, regarde. (Stella s’essuya la joue d’un coup de manche, laissant sur le tissu des taches couleur chair.) Il fait chaud aujourd’hui, hein ?
Un garçon d’une dizaine d’années la regarda d’un œil critique.
— Tu as des taches, déclara-t-il.
— Ce sont des taches de rousseur, dit Stella. C’était la réponse que sa mère lui avait appris à donner aux gens.
— Oui, tu peux jouer, dit une deuxième fillette. (Âgée elle aussi d’une dizaine d’années, elle était grande et pourvue de longues jambes maigres.) Quel âge as-tu ?
— Trois ans.
— Tu ne parles pas comme un bébé.
— Je sais lire et je sais aussi siffler. Écoutez. Elle interpréta simultanément les deux mélodies, observant avec intérêt les réactions de son public.
— Bon Dieu, fit le garçon.
Stella était fière de l’avoir étonné. La grande fille lui lança le ballon, elle l’attrapa adroitement et lui sourit.
— J’adore ça, dit-elle, et son visage s’illumina d’une adorable lueur beige et dorée.
Le garçon la fixa, bouche bée, puis s’assit pour regarder les trois filles jouer sur l’herbe asséchée par la chaleur. Une douce odeur musquée suivait Stella partout où elle allait.
Kaye fouilla à deux reprises toutes les pièces et tous les placards, sans cesser d’appeler frénétiquement sa fille. Elle venait de coucher Stella pour une bonne sieste et, absorbée par l’article qu’elle lisait, ne l’avait pas entendue sortir. Stella était intelligente, et elle ne risquait pas de traverser la rue ni, plus généralement, de se mettre en danger, mais ils habitaient dans un quartier pauvre où l’on avait de fort préjugés envers les enfants comme elle, et où l’on redoutait les maladies qui suivaient parfois les grossesses SHEVA.
Ces maladies étaient bien réelles ; elles étaient dues à d’antiques rétrovirus parfois mortels. Christopher Dicken l’avait découvert trois ans plus tôt, au Mexique, et cela avait failli lui être fatal. Le danger disparaissait quelques mois après la naissance, mais Mark Augustine ne s’était pas trompé. La nature ne donne jamais sans reprendre.
Si un policier apercevait Stella, ou si quelqu’un signalait sa présence, ils risquaient d’avoir des ennuis.
Kaye appela Mitch chez le concessionnaire Chevrolet où il travaillait, à quelques kilomètres de leur domicile, et il lui dit qu’il arrivait tout de suite.
Les enfants n’avaient jamais vu de petite fille comme celle-ci. Sa seule proximité les rendait amicaux et joyeux sans qu’ils sachent pourquoi, sans même qu’ils se posent des questions. Les filles parlaient de vêtements et de chanteurs, et Stella imitait certains de ceux-ci, en particulier Salay Sammi, son préféré. Elle était très douée pour imiter les gens.
Le garçon restait à l’écart, le front ridé par la concentration.
La plus jeune fillette alla chercher des copains, qui à leur tour allèrent en chercher d’autres, et la cour fut bientôt remplie de garçons et de filles. On jouait au papa et à la maman, ou alors aux gendarmes et aux voleurs, et Stella apportait tous les effets sonores désirés mais aussi autre chose, un sourire, une présence, qui calmait et dynamisait ses nouveaux camarades. Certains durent rentrer chez eux, et Stella leur déclara qu’elle avait été ravie de les rencontrer, puis les flaira derrière les oreilles, ce qui les fit rire et les gêna un peu, mais aucun ne se fâcha.
Ils étaient tous fascinés par les taches brunes et dorées sur son visage.
La fillette semblait parfaitement à l’aise, heureuse, mais jamais elle n’avait vu autant d’enfants à la fois. Lorsque des jumelles de neuf ans lui posèrent des questions en même temps, elle leur répondit simultanément. Elles arrivaient presque à comprendre ses paroles, et elles éclatèrent de rire, demandant à la petite fille potelée où elle avait appris ce truc.
Le garçon le plus âgé prit soudain un air décidé. Il savait ce qu’il devait faire.
Kaye et Mitch parcoururent les rues en appelant leur fille. Ils n’osaient pas s’adresser à la police ; l’Arizona avait fini par accepter le décret d’urgence sanitaire et envoyait ses nouveaux enfants dans l’Iowa, où ils étaient étudiés tout en poursuivant leur éducation.
Kaye était bouleversée.
— Ça n’a pris qu’une minute, rien qu’une…
— On va la retrouver, dit Mitch, mais son visage était grave.
Il avait l’air un peu grotesque dans son costume bleu marine, en train d’arpenter les rues poussiéreuses bordées de maisonnettes. Un vent sec et chaud les faisait transpirer.
— Je déteste ça, grommela-t-il pour la millionième fois.
Cette phrase était devenue un mantra familier, par lequel il extériorisait son amertume. Grâce à Stella, il se sentait comblé ; Kaye arrivait à lui restituer une partie de son ancienne existence. Mais quand il se retrouvait seul, le stress le gagnait et il répétait ces mots sans se lasser.
Kaye le prit par le bras et lui répéta qu’elle était navrée.
— Ce n’est pas ta faute, lui dit-il, mais il était toujours en colère.
La fille maigre montra à Stella comment danser. Stella connaissait beaucoup de musiques de ballet ; Prokofiev était son compositeur préféré, et elle restituait les partitions les plus difficiles en sifflant, gloussant et claquant la langue. Un garçonnet blond, plus jeune que Stella, restait tout près d’elle, ouvrant de grands yeux fascinés.
— À quoi on joue maintenant ? demanda la grande fille quand elle se lassa de faire des pointes.
— Je vais chercher mon Monopoly, dit un garçon de huit ans couvert de taches de rousseur ordinaires.
— Et si on jouait à Othemo ? proposa Stella.
Cela faisait une heure qu’ils la cherchaient. Kaye s’arrêta sur le trottoir craquelé et tendit l’oreille. La ruelle qui courait derrière leur maison donnait sur cette rue, et elle avait cru entendre des enfants en train de jouer. Beaucoup d’enfants.
Mitch et elle se frayèrent un chemin entre les garages et les clôtures, cherchant à identifier la voix de Stella dans ce brouhaha.
Mitch fut le premier à l’entendre. Il ouvrit le portail métallique et ils entrèrent dans la cour.
La petite cour était remplie d’enfants, comme une mangeoire d’oiseaux à l’heure du repas. Kaye remarqua tout de suite que Stella n’était pas le point focal de leur attention ; elle était là, tout simplement, sur le côté, en train de jouer une partie d’Othemo, avec ces cartes qui faisaient du bruit quand on les pressait. Si ces bruits correspondaient entre eux ou formaient une mélodie, les joueurs jetaient leurs cartes. Le premier à se défaire de toutes ses cartes avait gagné. C’était l’un des jeux préférés de Stella.
Mitch s’immobilisa à côté de Kaye. Leur fille ne les vit pas tout de suite. Elle bavardait gaiement avec les jumelles et un garçon.
— Je vais la chercher, dit Mitch.
— Attends.
Stella paraissait si heureuse. Kaye était prête à risquer de perdre quelques minutes rien que pour ça.
Puis l’enfant leva les yeux, se redressa d’un bond et laissa les cartes choir de ses mains. Elle tourna la tête en flairant.
Mitch vit un petit garçon entrer dans la cour par le portail de devant. Il avait à peu près l’âge de Stella. Kaye le vit également et le reconnut tout de suite. Ils entendirent une femme lancer des appels en espagnol, et Kaye comprit ce qu’ils signifiaient.
— Il faut qu’on s’en aille, la pressa Mitch.
— Non, fit Kaye en le retenant par le bras. Encore un instant. S’il te plaît. Regarde !
Stella et le garçonnet s’approchèrent l’un de l’autre. Un par un, les autres enfants se turent. Stella tourna autour du garçon, le visage vide de toute expression. Le garçon poussa des petits soupirs, haletant comme s’il venait de courir. Il cracha sur la manche de sa chemise et se frotta le visage. Puis il se pencha vers Stella et la flaira derrière l’oreille. Stella en fit autant, et ils se prirent par la main.
— Je suis Stella Nova. D’où viens-tu ?
Le petit garçon se contenta de sourire, et son visage s’anima d’une façon que Stella n’avait jamais vue. Elle s’aperçut que son propre visage réagissait. Elle sentit un afflux de sang sous sa peau et éclata de rire, produisant un délicieux petit cri suraigu. Ce garçon sentait tant de choses – sa famille, sa maison, la cuisine de sa mère, ses chats –, et, en se concentrant sur son visage, Stella parvenait à comprendre une partie de ce qu’il disait. Il était si riche, ce petit garçon. Leurs taches prirent des couleurs à toute vitesse. Elle vit les pupilles du garçon s’iriser, se frotta les doigts sur ses mains, sentant sa peau frissonner en réaction.
Le garçon s’exprimait à la fois en espagnol et en mauvais anglais. Ses lèvres bougeaient d’une façon que Stella connaissait bien, façonnant les sons qui passaient de chaque côté de sa langue dentée. Stella parlait assez bien l’espagnol, et elle tenta de lui répondre. Le garçon se mit à sauter de joie ; il la comprenait ! En général, Stella était frustrée quand elle essayait de parler aux gens, mais ça, c’était encore pire, car elle comprenait enfin ce que c’était que parler.
Puis elle se retourna et aperçut Kaye et Mitch.
Au même moment, Kaye vit une femme à la fenêtre d’une cuisine, un téléphone à la main. Elle ne semblait pas contente.
— Allons-y, dit Mitch, et Kaye ne chercha pas à protester.
— Où allons-nous, maintenant ? demanda Stella depuis son siège, attaché à l’arrière de la Chevy Lumina qui filait vers le sud.
— Au Mexique, peut-être, répondit Kaye.
— Je veux voir d’autres enfants comme le garçon, protesta Stella avec une moue butée.
Kaye ferma les yeux et revit la mère du garçon en question, terrifiée, l’agrippant pour l’arracher à Stella et jetant à Kaye un regard noir ; elle aimait et haïssait son fils. Inutile d’espérer une nouvelle rencontre entre les deux enfants. Et la femme à la fenêtre, trop effarée pour seulement sortir et lui parler.
— Tu en verras d’autres, dit Kaye d’une voix songeuse. Tu as été très belle avec ce garçon.
— Je sais. C’était l’un de moi.
Kaye se retourna pour regarder sa fille. Comme elle avait déjà longuement réfléchi à tout ça, elle avait maintenant les yeux secs, mais Mitch se frotta les siens du revers de la manche.
— Pourquoi on a dû partir ? demanda Stella.
— C’est cruel de l’empêcher de les voir, dit Kaye à Mitch.
— Que veux-tu que nous fassions, l’expédier dans l’Iowa ? J’aime ma fille, je veux être son père et je veux qu’elle reste dans la famille. Une famille normale.
— Je sais, fit Kaye d’un air distant. Je sais.
— Il y a beaucoup d’enfants comme ce garçon, Kaye ? demanda Stella.
— Environ cent mille. Nous te l’avons déjà raconté.
— J’aimerais leur parler à tous.
— Elle en serait sans doute capable, dit Kaye en lançant un sourire à Mitch.
— Le garçon m’a parlé de sa chatte. Elle a eu deux chatons. Et les enfants m’aimaient, Kaye, maman, ils m’aimaient vraiment.
— Je sais. Tu as été très belle avec eux.
Kaye était fière de sa fille, mais elle avait tant de chagrin pour elle.
— Allons dans l’Iowa, Mitch, suggéra Stella.
— Pas aujourd’hui, mon lapin.
L’autoroute traversait le désert en ligne droite, direction le sud.
— Pas de sirènes, remarqua Mitch d’une voix neutre.
— On s’en est encore tirés, Mitch ? demanda Stella.