Large et lente, la Columbia River glissait telle une plaine de jade poli entre des murs de basalte noir.
Mitch sortit de la route 14 puis roula huit cents mètres sur un chemin gravillonné bordé d’arbustes et de buissons, qu’il quitta au niveau d’un panneau rouillé et tordu annonçant : GROTTE DE FER.
Deux vieilles caravanes Airstream luisaient au soleil à quelques mètres de l’entrée de la gorge. Elles étaient entourées de tables et de bancs en bois recouverts de sacs à dos et d’outils. Il se gara au bord de la piste.
Une brise fraîche faillit faire envoler son Stetson. Il l’agrippa d’une main tout en se dirigeant vers la corniche, d’où il découvrit le campement d’Eileen Ripper, quinze mètres plus bas.
Une petite jeune femme blonde, vêtue d’un jean élimé et d’un blouson de cuir marron, sortit de la caravane la plus proche. Il perçut aussitôt son parfum imprégnant l’humidité qui montait du fleuve : « Opium », « Trouble » ou quelque chose comme ça. Elle ressemblait remarquablement à Tilde.
— Mitch Rafelson ? s’enquit-elle.
— Lui-même. Eileen est en bas ?
— Ouais. Tout est foutu, vous savez ?
— Depuis quand ?
— Ça fait trois jours. Eileen s’est vraiment défoncée pour les convaincre. En fin de compte, ça n’a servi à rien.
Mitch eut un sourire compatissant.
— Je suis passé par là.
— La femme des Cinq Tribus est partie il y a deux jours. C’est pour ça qu’Eileen s’est dit que vous pourriez venir. Plus personne ne risque d’être contrarié par votre présence.
— Ça fait plaisir d’être populaire, répliqua Mitch en portant une main à son chapeau.
La jeune femme sourit.
— Eileen est déprimée. Remontez-lui un peu le moral. Personnellement, je considère que vous êtes un héros. Sauf peut-être pour cette histoire de momies.
— Où est-elle ?
— Juste en dessous de la grotte.
Oliver Merton était assis sur une chaise pliante, à l’abri de la plus grande tente. La trentaine, des cheveux de feu, un large visage pâle et un petit nez écrasé, il avait l’air profondément concentré, les yeux farouches et les lèvres retroussées, sur l’ordinateur portable sur lequel il pianotait des deux index.
Une touche à la fois, se dit Mitch. Un autodidacte du clavier. Il remarqua la tenue du journaliste, totalement déplacée : pantalon de tweed, bretelles rouges, chemise blanche à col Mao.
Merton ne leva les yeux que lorsque Mitch se retrouva à deux pas de la tente.
— Mitchell Rafelson ! Quel plaisir ! (Il posa son ordinateur sur la table, se leva d’un bond et tendit la main.) C’est foutrement sinistre, ici. Eileen est sur la pente, près du site. Je suis sûr qu’elle est impatiente de vous voir. On y va ?
Les six autres participants, de jeunes stagiaires ou des étudiants, jetèrent des regards curieux aux deux hommes. Merton ouvrait la marche, utilisant des prises naturelles creusées par plusieurs siècles d’érosion. Ils firent halte six mètres en dessous de la corniche, où une antique grotte striée de rouille était creusée dans une saillie basaltique. Un peu plus haut, côté est, un promontoire de pierre érodée s’était en partie effondré, projetant de larges blocs dispersés sur le versant en pente douce.
Eileen Ripper se tenait sur la berge ouest, près d’une série de puits carrés soigneusement creusés et marqués par une grille topométrique. Proche de la cinquantaine, petite et basanée, dotée d’un nez fin et d’yeux enfoncés dans leurs orbites, elle avait des lèvres sensuelles, généreuses, qui présentaient un vif contraste avec ses courts cheveux poivre et sel.
Elle se retourna en entendant Merton. Plutôt que de sourire ou de répondre à son salut, elle prit un air résolu, descendit prudemment le talus et tendit la main à Mitch. Leur poignée de main fut des plus fermes.
— Hier matin, nous avons reçu les résultats de l’analyse au carbone 14, déclara-t-elle. Ils ont treize mille ans plus ou moins cinq cents ans… et, s’ils mangeaient beaucoup de saumon, ils ont douze mille cinq cents ans. Mais les gars des Cinq Tribus affirment que la science occidentale cherche à les priver de ce qu’il leur reste de dignité. Je croyais pouvoir raisonner avec eux.
— Tu as au moins fait l’effort, commenta Mitch.
— Je m’excuse de t’avoir jugé si sévèrement, Mitch. J’ai gardé mon calme le plus longtemps possible, en dépit de plusieurs petits signaux d’alarme, et puis cette femme, Sue Champion… Je croyais qu’on était amies. C’est elle qui conseille les tribus. Hier, elle est revenue avec deux hommes. Ils étaient… tellement fiers d’eux, Mitch. Comme des gosses capables de pisser au-dessus de la porte d’une grange. Selon eux, j’ai fabriqué des preuves pour faire passer mes mensonges. Ils affirment avoir la loi et le gouvernement avec eux. Le NAGPRA, notre vieille Némésis.
Ce sigle était celui du Native American Graves Protection and Repatriation Act[17]. Mitch connaissait par cœur ce texte de loi.
Merton se tenait près d’eux, veillant à ne pas glisser sur la pente, et les observait attentivement.
— Quelles preuves as-tu fabriquées ? demanda Mitch d’un ton léger.
— Ne plaisante pas avec ça. (Ripper sembla toutefois se détendre, et elle prit la main de Mitch dans les siennes.) Nous avons prélevé du collagène dans les os et nous l’avons envoyé à Portland. Ils ont analysé l’ADN. Nos spécimens proviennent d’une population sans aucun lien avec les Indiens modernes, vaguement apparentée à la momie de la grotte des Esprits. Caucasienne, à condition d’accepter ce terme plutôt vague. Mais pas du tout nordique. Plus proche des Aïnous, je pense.
— C’est une découverte historique, Eileen. Permets-moi de te féliciter.
Une fois partie, Ripper ne pouvait plus s’arrêter. Ils se dirigèrent vers les tentes.
— Impossible de faire des comparaisons avec les races modernes. C’est ce qui est frustrant dans l’histoire ! Nous nous sommes laissé berner par nos stupides notions contemporaines en matière de race. Les populations étaient très différentes à l’époque. Mais les Indiens modernes ne descendent pas du peuple d’où proviennent nos squelettes. Peut-être que celui-ci était en compétition avec les ancêtres des Indiens. Et il a perdu.
— Ce sont les Indiens qui ont gagné ? intervint Merton. Ils devraient être ravis de l’apprendre.
— Ils pensent que je cherche à saper leur unité politique. Ils se foutent de savoir ce qui s’est vraiment passé. Ils tiennent avant tout à leurs illusions, et au diable la vérité !
— Tu crois que je ne le sais pas ? dit Mitch.
Ripper pleurait des larmes de découragement et de fatigue, mais elle eut un petit sourire.
— Le Conseil des Cinq Tribus a réclamé la restitution des squelettes auprès du tribunal fédéral de Seattle, dit-elle.
— Où sont les os, en ce moment ?
— À Portland. On les a emballés ici et on les a expédiés hier.
— Tu leur as fait franchir la frontière ? C’est du kidnapping.
— Ça valait mieux que d’attendre l’arrivée des avocats. (Ripper secoua la tête, et Mitch lui passa un bras autour des épaules.) J’ai essayé de jouer le jeu, Mitch. (Elle s’essuya les joues, y laissant une traînée de poussière, et eut un rire forcé.) Maintenant, même les Vikings sont furieux contre moi !
Les Vikings – un groupuscule de quinquagénaires également baptisé les Adorateurs nordiques d’Odin dans le Nouveau Monde – avaient aussi contacté Mitch quelques années plus tôt pour célébrer leur cérémonie. Ils espéraient que Mitch confirmerait leur thèse, à savoir que des explorateurs normands avaient peuplé l’Amérique du Nord quelques millénaires auparavant. Mitch, toujours philosophe, les avait laissés accomplir leur rituel au-dessus des os de l’homme de Pasco, toujours ensevelis, mais, en fin de compte, il avait déçu leur attente. L’homme de Pasco était bel et bien amérindien, apparenté aux Na-déné du Sud.
Après que Ripper eut analysé ses squelettes, les Adorateurs d’Odin avaient connu une nouvelle déception. Dans ce monde où les justifications étaient souvent hasardeuses, la vérité ne contentait jamais personne.
Comme le soir tombait, Merton sortit une bouteille de champagne, ainsi que du saumon fumé, du pain et du fromage emballés sous vide. Les étudiants de Ripper allumèrent sur la berge un feu de camp qui craquait et grésillait lorsque Mitch et Eileen portèrent un toast à leur folie commune.
— Où avez-vous acheté tout ça ? demanda Ripper à Merton tandis qu’il dressait la table sous la grande tente, distribuant des assiettes en aluminium cabossées prélevées dans le matériel.
— À l’aéroport, répondit le journaliste. Je n’ai pas eu le temps de m’arrêter ailleurs. Du pain, du fromage, du poisson, du vin… que demande le peuple ? Même si, personnellement, j’apprécierais une bonne pinte de bitter.
— J’ai de la Coors dans la caravane, dit un stagiaire costaud au crâne dégarni.
— Le petit déjeuner idéal quand on doit creuser toute la journée, commenta Mitch d’un air approbateur.
— Épargnez-moi cela, fit Merton. Et, surtout, ne creusez pas la question. Tout le monde ici a une histoire à raconter. (Il prit le gobelet de champagne que lui tendait Ripper.) Une histoire ayant trait à la race, au temps, aux migrations et à la définition de l’humanité. Qui commence ?
Mitch savait qu’il lui suffirait de rester silencieux pour que Ripper démarre au quart de tour. Merton prit des notes tandis qu’elle évoquait les trois squelettes et la politique locale. Une heure et demie plus tard, le froid était de plus en plus vif, et ils se rapprochèrent du feu.
— Les tribus de l’Altaï n’apprécient pas que les Russes déterrent leurs morts, dit Merton. Les autochtones se révoltent un peu partout. Une petite tape sur le poignet des oppresseurs colonialistes. Vous croyez que les Neandertaliens ont des porte-parole qui manifestent à Innsbruck ?
— Personne ne veut être neandertalien, répliqua sèchement Mitch. Sauf moi. (Il se tourna vers Eileen.) J’ai rêvé d’eux. Ma petite famille nucléaire.
— Vraiment ? fit Eileen, intriguée, en se penchant vers lui.
— J’ai rêvé que leur peuple vivait à bord d’un grand radeau, sur un lac.
— Il y a quinze mille ans ? demanda Merton en levant les sourcils.
Alerté par le ton de sa voix, Mitch lui jeta un regard soupçonneux.
— C’est un chiffre que vous lancez au hasard ? Ou bien ont-ils déterminé une date ?
— Si tel est le cas, ils n’ont fait aucune déclaration, dit le journaliste en reniflant. Cependant, j’ai un contact à l’université… et, d’après lui, ils se sont bel et bien arrêtés sur quinze mille ans. À condition… (sourire à l’intention de Ripper) qu’ils n’aient pas mangé trop de poisson.
— Vous avez d’autres informations ?
Merton boxa dans le vide.
— Il y a eu de la bagarre. Les esprits se sont échauffés dans le labo. Vos momies violent toutes les règles connues en matière d’anthropologie et d’archéologie. Ce ne sont pas exactement des Neandertaliens, affirment certains membres de l’équipe ; selon l’un des scientifiques, il s’agit d’une nouvelle sous-espèce, Homo sapiens alpinensis. Un autre suppose que ce sont des Neandertaliens fin de race, plus graciles, qui vivaient au sein d’une importante communauté et avaient perdu de leur robustesse pour arriver à nous ressembler un peu. Quant au nouveau-né, ils espèrent encore trouver une explication.
Mitch baissa la tête. Ils ne ressentent pas ce que je ressens. Ils ne savent pas ce que je sais. Puis il se redressa et refoula ses émotions. Il devait s’efforcer à un peu d’objectivité.
Merton se tourna vers lui.
— Vous avez vu le bébé ?
À ces mots, Mitch sursauta sur sa chaise pliante. Merton plissa les yeux.
— Pas de près, dit Mitch. Quand ils ont dit qu’il était contemporain, j’ai supposé que…
— Est-ce que son jeune âge pourrait occulter ses traits neandertaliens ? coupa le journaliste.
— Non, dit Mitch. (Puis, plissant les yeux à son tour :) Je ne le pense pas.
— Moi non plus, opina Ripper.
Les étudiants s’étaient rassemblés autour d’eux pour mieux écouter leur discussion. De grandes langues de flamme montaient du feu crépitant comme pour agripper le ciel glacial, immobile. Le bruit des flots lapant la berge évoquait celui d’un chien mécanique léchant une main. Épuisé par la longue route, Mitch sentit le champagne faire son effet.
— Eh bien, si peu plausible que cela paraisse, c’est plus facile que d’affronter une association génétique, reprit Merton. Les gens d’Innsbruck sont plus ou moins d’accord pour dire que la femelle et le nouveau-né sont apparentés. Mais il y a des anomalies, de graves anomalies, que personne ne peut expliquer. J’espérais que Mitchell pourrait éclairer ma lanterne.
Mitch fut sauvé par une voix de femme résonnant en haut de la falaise.
— Eileen ? Vous êtes là ? C’est moi, Sue Champion.
— Merde, fit Ripper. Je croyais qu’elle serait retournée à Kumash. (Elle mit les mains en porte-voix et lança :) On est en bas, Sue. On se pète la gueule. Vous venez ?
L’un des étudiants partit à la rencontre de la nouvelle venue avec une lampe torche. Sue Champion le suivit jusqu’à la tente.
— Joli feu, remarqua-t-elle.
Champion mesurait plus d’un mètre quatre-vingts, elle était maigre plutôt que mince, avec de longs cheveux noirs réunis en une tresse drapée sur l’épaule de sa veste de velours marron ; elle avait l’air intelligente, sophistiquée et un peu raide. Peut-être avait-elle le sourire facile, mais ses traits étaient en cet instant marqués par la fatigue. Mitch jeta un coup d’œil à Ripper, remarqua son visage figé.
— Je suis venue vous dire que je suis navrée, déclara Champion.
— Nous le sommes tous, rétorqua Ripper.
— Vous avez passé toute la soirée dehors ? Il fait si froid.
— Nous sommes des gens passionnés.
Champion lit le tour de la tente pour se placer près du feu.
— Mon bureau a reçu votre appel à propos des tests. Le président du Conseil ne veut pas y croire.
— Je ne peux pas l’en empêcher. Pourquoi êtes-vous partie en catastrophe pour m’envoyer ensuite votre avocat ? Je croyais que nous étions d’accord, que, si les squelettes se révélaient être amérindiens, nous les rendrions aux Cinq Tribus après avoir effectué les analyses les moins intrusives possible.
— Nous avons baissé notre garde. Nous étions épuisés après cette histoire de l’homme de Pasco.
C’était une erreur. (Elle fixa Mitch du regard.) Je vous connais.
— Mitch Rafelson, dit-il en tendant la main.
Champion refusa de la serrer.
— Vous nous avez bien fait courir, Mitch Rafelson.
— Je pourrais en dire autant.
Champion haussa les épaules.
— Notre peuple a renoncé, en dépit de ses sentiments les plus profonds. Nous nous sentions cernés. Nous avons besoin des gens d’Olympia, et nous les avions contrariés. Le Conseil m’a envoyée ici, parce que j’ai des connaissances en anthropologie. Je n’ai pas fait du très bon travail. Et, maintenant, tout le monde est furieux.
— Pouvons-nous encore faire quelque chose sans aller au tribunal ? demanda Ripper.
— Le président m’a dit que la soif de connaissance n’est pas une raison suffisante pour déranger les morts. Vous auriez dû voir les réactions des membres du Conseil quand je leur ai décrit vos tests.
— Je croyais pourtant avoir expliqué toute la procédure.
— Vous troublez les morts partout où vous allez. Nous vous demandons seulement de laisser nos morts tranquilles.
Les deux femmes se regardèrent avec tristesse.
— Ce ne sont pas vos morts, Sue, dit Ripper, les larmes aux yeux. Ils ne sont pas de votre peuple.
— Le conseil estime que le NAGPRA s’applique dans ce cas.
Ripper leva la main ; inutile de livrer une nouvelle fois une ancienne bataille.
— Alors, nous ne pouvons rien faire, excepté dépenser de l’argent en avocats.
— Non. Cette fois-ci, c’est vous qui allez gagner, dit Champion. Nous avons d’autres ennuis en ce moment. Nombre de nos jeunes mères ont attrapé la grippe d’Hérode. (Elle frôla le bord de la tente d’une main.) Certains d’entre nous pensaient qu’elle ne frappait que les grandes villes, peut-être même uniquement les Blancs, mais nous nous sommes trompés.
À la lueur des flammes, les yeux de Merton brillaient comme des objectifs impatients de photographier.
— Je suis navrée de l’entendre, Sue, dit Ripper. Ma sœur a la grippe d’Hérode, elle aussi. (Elle se leva et posa une main sur l’épaule de Champion.) Restez un peu. Nous avons du café et du chocolat chaud.
— Non, merci. J’ai une longue route à faire. Nous allons cesser de nous soucier des morts pendant quelque temps. Nous devons prendre soin des vivants. (Ses traits s’altérèrent légèrement.) Certains de ceux qui sont disposés à écouter, tels mon père et ma grand-mère, disent que ce que vous avez appris est intéressant.
— Qu’ils soient bénis, Sue.
Champion se tourna vers Mitch.
— Les gens vont et viennent, nous tous, nous allons et nous venons. Les anthropologues le savent.
— Oui, fit Mitch.
— Ce sera difficile de l’expliquer aux autres, poursuivit Champion. Je vous ferai savoir ce que notre peuple décidera à propos de la maladie, si nous connaissons une médecine. Peut-être pourrons-nous aider votre sœur.
— Merci, dit Ripper.
Champion parcourut le groupe du regard, hocha la tête avec solennité, puis plus vivement, signifiant qu’elle avait parlé et était prête à prendre congé. Elle regagna le haut de la falaise, guidée par le stagiaire chauve armé d’une lampe torche.
— Extraordinaire, dit Merton, les yeux brillants. Un dialogue privilégié. Peut-être même de la sagesse indigène.
— Ne vous emballez pas, dit Ripper. Sue est une brave fille, mais elle n’a aucune idée de ce qui se passe, pas plus que ma sœur. (Elle se tourna vers Mitch.) Bon Dieu, tu as l’air malade.
Mitch se sentait un peu nauséeux.
— J’ai vu des ministres qui avaient ce genre d’expression, remarqua Merton d’une voix posée. Des ministres détenteurs de secrets embarrassants.
Kaye attrapa son sac de voyage sur la banquette arrière et glissa sa carte de crédit dans le lecteur du taxi. Puis elle pencha la tête en arrière pour admirer Uptown Helix, le nouveau complexe immobilier de Baltimore, trente étages posés sur deux larges rectangles de boutiques et de cinémas, le tout à l’ombre de la tour Bromo-Seltzer.
Il avait neigé dans la matinée, et quelques plaques de poudreuse maculaient encore le trottoir. Elle avait l’impression que cet hiver ne finirait jamais.
D’après ce que lui avait dit Cross, l’appartement du vingtième étage serait meublé, ses affaires y seraient soigneusement rangées, le réfrigérateur et le garde-manger seraient pleins, et un compte lui serait ouvert dans plusieurs restaurants du rez-de-chaussée : l’utile et l’agréable dans leur version intégrale, un domicile à trois pâtés de maisons du siège social d’Americol.
Kaye se présenta au gardien dans le hall. Il lui adressa un sourire de domestique stylé et lui tendit une enveloppe contenant sa clé.
— Je ne suis pas propriétaire, vous savez, dit-elle.
— Aucune importance pour moi, m’dame, répliqua-t-il avec la même déférence joviale.
Elle entra dans un ascenseur de verre et d’acier, traversant l’atrium du niveau commercial avant de gagner les étages résidentiels, tapotant la rambarde du bout des doigts. Elle était seule dans la cabine. On me protège, on me bichonne, on m’occupe avec toute une série de réunions, je n’ai plus le temps de réfléchir. Je me demande qui je suis à présent.
Sans doute aucun scientifique ne s’était-il jamais senti aussi bousculé qu’elle. La conversation qu’elle avait eue avec Christopher Dicken l’avait orientée dans une direction sans rapport avec la recherche d’un traitement à SHEVA. Une bonne centaine d’éléments issus de ses travaux universitaires avaient soudain refait surface dans son esprit, tels des nageurs exécutant un ballet aquatique riche en figures enchanteresses. Celles-ci n’avaient rien à voir avec la mort et la maladie, tout à voir avec les cycles de la vie humaine – ou de la vie en général, d’ailleurs.
Dans moins de quinze jours, les scientifiques de Cross présenteraient le premier candidat des douze vaccins potentiels – au dernier recensement – développés dans tout le pays, chez Americol et ailleurs. Kaye avait sous-estimé la vitesse de travail de l’entreprise… et surestimé la quantité d’informations que celle-ci lui transmettrait. Je ne suis qu’une marionnette, songea-t-elle.
Durant ces quinze jours, elle devrait préciser son analyse de la situation – identifier l’objectif de SHEVA. Déduire ce qui allait arriver à Mrs. Hamilton et aux autres volontaires de la clinique du NIH.
Elle arriva au vingtième étage, localisa l’appartement 2011, glissa la clé électronique dans la serrure et ouvrit la lourde porte. Elle fut accueillie par une bouffée d’air propre et frais, une odeur de meubles et de tapis neufs à laquelle s’ajoutait un parfum douceâtre. Plus une mélodie : Debussy, un morceau fort agréable dont elle ne pouvait se rappeler le titre.
Au sommet de l’étagère de l’entrée, plusieurs douzaines de roses jaunes débordaient d’un vase en cristal.
L’appartement était séduisant et bien éclairé, rehaussé de plusieurs éléments en bois, meublé de deux sofas et d’un fauteuil en suède et en tissu doré. Et n’oublions pas Debussy. Elle posa son sac sur un sofa et se dirigea vers la cuisine. Réfrigérateur en acier inox, four, lave-vaisselle, comptoir de granite gris bordé de marbre rose, éclairage coûteux projetant dans la pièce des éclats de diamant…
— Nom de Dieu, Marge, souffla-t-elle.
Elle apporta son sac de voyage dans la chambre, l’ouvrit sur le lit, en sortit sa robe, ses jupes et ses chemisiers, ouvrit le dressing et resta interdite devant son contenu. Si elle n’avait pas déjà rencontré deux des séduisants assistants de Cross, elle aurait été persuadée que celle-ci avait des intentions malhonnêtes à son égard. Elle passa rapidement en revue robes, tailleurs, chemisiers en soie et en lin, considéra les huit paires de souliers en tout genre – dont des chaussures de marche – et finit par craquer.
Kaye s’assit au bord du lit et poussa un lourd soupir. Elle était complètement dépassée, tant sur le plan social que sur le plan scientifique. Elle jeta un coup d’œil à la reproduction de Whistler accrochée au-dessus de la coiffeuse en érable, au parchemin oriental dans son splendide cadre d’ébène rehaussé de cuivre placé au-dessus du lit.
— Une serre au cœur de la grande ville pour abriter une fleur précieuse.
Elle sentit la colère déformer ses traits.
Son téléphone mobile se mit à sonner. Elle sursauta, se rendit dans le séjour, ouvrit son sac à main et répondit.
— Kaye, ici Judith.
— Vous aviez raison, dit Kaye à brûle-pourpoint.
— Pardon ?
— Vous aviez raison.
— J’ai toujours raison, ma chère. Vous le savez.
Judith marqua une pause appuyée, et Kaye comprit qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.
— Vous m’aviez demandé des précisions à propos de l’activité des transposons dans mes hépatocytes infectés par SHEVA.
Kaye se raidit. Cette idée lui était venue à l’esprit deux jours après sa conversation avec Dicken. Elle avait consulté la littérature à ce sujet et s’était plongée dans une douzaine d’articles parus dans six publications différentes. Elle avait fouillé ses carnets de notes, où elle avait l’habitude de gribouiller ses spéculations les plus audacieuses.
Saul et elle faisaient partie des biologistes soupçonnant les transposons – les fragments d’ADN mobiles à l’intérieur du génome – d’être bien plus que de simples gènes égoïstes. Dans ses carnets de notes, Kaye avait rédigé une douzaine de pages où elle supputait qu’ils agissaient comme régulateurs du phénotype, qu’ils étaient altruistes plutôt qu’égoïstes ; dans certaines circonstances, ils pouvaient guider la transformation des protéines en tissu vivant. Altérer la façon dont les protéines créaient une plante ou un animal. Les rétrotransposons étaient fort semblables aux rétrovirus – d’où le lien génétique avec SHEVA.
Bref, peut-être étaient-ils les serviteurs de l’évolution.
— Kaye ?
— Un instant. Laissez-moi reprendre mon souffle.
— Excellente idée, Kaye Lang, ma chère, ma très chère ancienne élève. L’activité des transposons dans nos hépatocytes infectés par SHEVA est légèrement augmentée. Ils se mélangent sans effet apparent. Ce qui est déjà intéressant. Mais nous sommes allés plus loin que les hépatocytes. Nous avons fait des tests sur des cellules souches d’embryons pour le compte de la Brigade.
Les cellules souches peuvent évoluer pour devenir n’importe quel type de tissu, à la façon de celles d’un fœtus en début de croissance.
— En quelque sorte, nous les avons encouragées à se comporter comme des ovules humains fertilisés, poursuivit Kushner. Elles ne peuvent pas donner des fœtus, mais inutile d’en informer la FDA. Dans ces cellules souches, l’activité des transposons est extraordinaire. Après l’infection par SHEVA, ils se mettent à frétiller comme des poissons sur le gril. Ils sont actifs au bas mot sur vingt chromosomes. Si le processus était aléatoire, la cellule devrait mourir. Or elle survit. Elle est aussi saine qu’avant.
— Cette activité est-elle régulée ?
— Elle est déclenchée par quelque chose qui se trouve dans SHEVA. Quelque chose qui se trouve dans le LPC, à mon avis. La cellule réagit comme si elle était soumise à un stress extraordinaire.
— Qu’est-ce que cela peut signifier, Judith ?
— SHEVA a des desseins sur nous. Il veut altérer notre génome, peut-être de façon radicale.
— Pourquoi ?
Kaye eut un sourire d’anticipation. Elle était sûre que Judith allait percevoir la connexion.
— Ce genre d’activité n’a sûrement rien de bénin, Kaye.
Le sourire de Kaye s’effaça.
— Mais la cellule survit.
— Oui, dit Kushner. Mais pas les bébés, pour ce que nous en savons. Trop de changements, trop vite. Ça fait des années que j’attends que la Nature réagisse à nos conneries, qu’elle nous dise d’arrêter de proliférer comme des lapins et de surexploiter ses ressources, qu’elle nous force à la boucler et à mourir. Une apoptose de l’espèce. Et je pense que nous venons de recevoir l’ultime avertissement : un vrai tueur d’espèce.
— Vous comptez informer Augustine ?
— Pas directement, mais, oui, il le saura.
Kaye considéra le téléphone quelques instants, éberluée, puis remercia Judith et lui promit de la rappeler. Elle avait des picotements dans les mains.
Ce n’était donc pas l’évolution. Peut-être que mère Nature avait conclu que l’espèce humaine était une tumeur maligne, un cancer.
L’espace d’un horrible instant, cette hypothèse lui parut plus sensée que celle dont Dicken et elle avaient discuté. Mais quid des nouveaux enfants, de ceux qui naissaient des ovaires des filles intermédiaires ? Allaient-ils souffrir d’anomalies génétiques, étaient-ils condamnés à une mort rapide en dépit de leur apparence normale ? Ou allaient-ils être avortés au cours des trois premiers mois, comme les filles intermédiaires ?
Kaye contempla Baltimore derrière les grandes portes-fenêtres, le soleil matinal jouant sur les toits humides, l’asphalte des chaussées. Elle imaginait chaque grossesse conduisant inévitablement à une autre grossesse, également futile, des ventres envahis par une incessante litanie d’avortons difformes.
Un coup d’arrêt à la reproduction humaine. Si Judith Kushner avait raison, le glas venait de sonner pour l’espèce humaine.
Marge Cross se plaça à gauche de l’estrade tandis que Kaye s’installait avec six autres scientifiques, prêts à répondre aux questions de la presse.
L’auditorium plein à craquer contenait quatre cent cinquante journalistes. Laura Nilson, directrice des relations publiques d’Americol pour l’est des États-Unis, une jeune femme noire au visage résolu, lissa la veste de son tailleur en laine couleur olive, puis entama la procédure.
Le premier à intervenir fut le spécialiste des questions scientifiques et sanitaires de CNN.
— Je souhaiterais poser une question au docteur Jackson.
Robert Jackson, chef du projet « Vaccin » d’Americol, leva la main.
— Docteur Jackson, si ce virus a eu plusieurs millions d’années pour évoluer, comment est-il possible qu’Americol annonce un vaccin expérimental après moins de trois mois de recherches ? Êtes-vous plus intelligents que mère Nature ?
On entendit un léger brouhaha de rires et de commentaires. L’excitation des journalistes était palpable. La plupart des femmes présentes dans la salle portaient un masque de gaze, bien qu’on ait démontré l’inefficacité de ce type de précaution. D’autres suçotaient des pastilles à la menthe et à l’ail censées barrer la route à SHEVA. Kaye en sentait le parfum caractéristique depuis l’estrade.
Jackson se plaça devant le micro. Âgé de cinquante ans, il ressemblait à un musicien de rock bien conservé, plutôt bel homme, avec un costume à peine repassé et une tignasse rebelle d’un marron tirant sur le gris.
— Nous avons commencé à travailler des années avant l’apparition de la grippe d’Hérode, déclara-t-il. Les séquences des HERV nous ont toujours intéressés car, ainsi que vous le sous-entendez, elles paraissent sacrément intelligentes. (Il marqua une pause théâtrale, gratifiant le public d’un petit sourire, exprimant son admiration pour l’ennemi et faisant ainsi la démonstration de son assurance.) Mais, en vérité, au cours des vingt dernières années, nous avons appris comment la plupart des maladies faisaient leur sale boulot, comment leurs agents étaient construits et de quelle façon ils étaient vulnérables. En créant des particules de SHEVA évidées, en augmentant le taux d’échec du rétrovirus jusqu’à ce qu’il atteigne cent pour cent, nous fabriquons un antigène inoffensif. Mais ces particules ne sont pas tout à fait vides. Nous y injectons un ribozyme, un acide ribonucléique à l’activité enzymatique. Ce ribozyme se fixe à, et dissocie, plusieurs fragments d’ARN de SHEVA qui n’ont pas encore été assemblés dans la cellule infectée. SHEVA devient alors le système de livraison d’une molécule bloquant sa propre activité pathogène.
— Monsieur… commença le journaliste de CNN.
— Je n’ai pas fini de répondre, dit Jackson. Votre question est tellement excellente ! (Gloussements dans le public.) Jusqu’à présent, notre problème était le suivant : l’être humain ne réagit que faiblement à l’antigène de SHEVA. Nous l’avons résolu en apprenant comment renforcer la réponse immunitaire en attachant des glycoprotéines associées à d’autres pathogènes pour lesquelles l’organisme monte automatiquement des défenses solides.
Le représentant de CNN tenta de poser une nouvelle question, mais Laura Nilson était déjà passée à un autre nom. C’était désormais au tour du jeune correspondant en ligne de SciTrax.
— Je m’adresse également au docteur Jackson. Savez-vous pourquoi nous sommes si vulnérables à SHEVA ?
— Nous n’y sommes pas tous vulnérables. Les hommes ont une forte réaction immunitaire à SHEVA quand ce ne sont pas eux qui le produisent. Ce qui explique le cours de la grippe d’Hérode chez l’homme : une affection brève, de quarante-huit heures au maximum, et relativement rare, qui plus est. Les femmes, cependant, sont presque toutes menacées.
— Oui, mais pourquoi les femmes sont-elles aussi vulnérables ?
— Nous pensons que la stratégie de SHEVA est une stratégie à très long terme, de l’ordre de plusieurs millénaires. Il s’agit peut-être du premier virus connu dont la propagation dépend de l’accroissement de la population plutôt que des individus. Il serait contre-productif pour lui de provoquer une forte réaction immunitaire, aussi n’émerge-t-il que lorsque les populations sont apparemment en état de stress, à moins qu’il n’existe un autre effet déclencheur que nous ne comprenons pas encore.
La parole fut ensuite donnée au journaliste scientifique du New York Times.
— Docteur Pong, docteur Subramanian, vous vous êtes spécialisés dans la propagation de la grippe d’Hérode en Asie du Sud-Est, une région où l’on recense déjà plus de cent mille victimes. Il y a même eu des émeutes en Indonésie. À en croire les rumeurs qui ont circulé la semaine dernière, il s’agirait d’un autre provirus…
— C’est complètement faux, dit Subramanian avec un sourire poli. SHEVA est remarquablement uniforme. Puis-je me permettre une petite correction ? Le terme de « provirus » désigne l’ADN viral inséré dans le matériau génétique humain. Une fois qu’il s’est exprimé, ce n’est qu’un simple virus ou un simple rétrovirus, quoique fort intéressant dans le cas présent.
Kaye se demanda comment Subramanian pouvait se concentrer sur le seul aspect scientifique de la question après qu’on eut prononcé ce mot terrifiant : « émeutes ».
— Je voudrais poser une autre question. Comment se fait-il que les personnes de sexe masculin développent des défenses contre les virus provenant de leurs semblables mais pas contre les leurs propres, si les glycoprotéines de l’enveloppe – les antigènes, selon les termes de votre communiqué – sont si simples et si invariants ?
— C’est une excellente question, dit le docteur Pong. Avons-nous le temps d’improviser un séminaire d’une journée ?
Rires polis. Pong reprit :
— Nous pensons que la réaction se produit chez l’homme juste après l’invasion des cellules, et qu’il existe au moins un gène dans SHEVA contenant de subtiles variations ou mutations, lesquelles déclenchent la production d’antigènes à la surface de certaines cellules préalablement à toute réaction immunitaire de grande ampleur, entraînant par conséquent l’organisme à s’acclimater à…
Kaye n’écouta la suite que distraitement. Elle ne cessait de penser à Mrs. Hamilton et aux autres volontaires de la clinique du NIH. Un coup d’arrêt à la reproduction humaine. Tout échec entraînerait des réactions extrêmes ; sur les épaules des scientifiques pesait un énorme fardeau.
— Oliver Merton, de The Economist. Ma question s’adresse au docteur Lang.
Kaye leva les yeux et découvrit un jeune homme roux en veste de tweed, le micro à la main.
— À présent que les gènes codants de SHEVA, sur leurs différents chromosomes, ont tous été brevetés par Mr. Richard Bragg… (Merton consulta ses notes) de Berkeley, Californie… Brevet numéro 8 564 094, délivré par le Service des brevets et marques déposées des États-Unis le 27 février, c’est-à-dire hier, comment une compagnie, n’importe quelle compagnie, projetant de créer un vaccin peut-elle le faire sans acheter une licence ou payer des royalties ?
Nilson se pencha vers son micro.
— Un tel brevet n’existe pas, Mr. Merton.
— Au contraire, dit Merton d’un air agacé, et j’espérais que le docteur Lang pourrait nous parler des relations de feu son époux avec Richard Bragg, ainsi que de leurs rapports avec son association entre le CDC et Americol.
Kaye en resta bouche bée.
Merton sourit de toutes ses dents, ravi de la panique qu’il venait de provoquer.
Kaye entra dans la salle de briefing sur les talons de Jackson, suivie de Pong, de Subramanian et des autres scientifiques. Cross était assise au milieu d’un large sofa bleu, le visage grave. Quatre de ses principaux avocats formaient un demi-cercle autour d’elle.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda Jackson, levant le bras et le pointant vers l’estrade dans l’auditorium voisin.
— Ce petit crétin a parfaitement raison, dit Cross. Richard Bragg a convaincu un fonctionnaire du Service des brevets qu’il avait isolé et séquencé les gènes de SHEVA avant tout le monde. Il a entamé la procédure l’année dernière.
Kaye prit la copie faxée du brevet que lui tendait Cross. Saul Madsen figurait sur la liste des inventeurs, EcoBacter sur celle des entreprises associées, ainsi qu’AKS Industries, la boîte qui avait racheté puis liquidé EcoBacter.
— Kaye, soyez franche avec moi, lança Cross. Étiez-vous au courant de quoi que ce soit ?
— Non, dit Kaye. Je n’y comprends rien, Marge. J’ai identifié les locus, mais je n’ai pas séquencé les gènes. Saul ne m’a jamais parlé de Richard Bragg.
— Quelles sont les conséquences pour notre travail ? rugit Jackson. Lang, comment avez-vous pu ne pas être au parfum ?
— Nous ne sommes pas encore battus, déclara Cross. Harold ?
Elle se tourna vers le plus proche des complets gris aux cheveux gris.
— Nous allons contre-attaquer en nous appuyant sur Genetron contre Amgen, « Brevets aléatoires des rétrogènes dans le génome de la souris », Cour fédérale 1999, dit l’avocat. Donnez-moi une journée, et nous aurons douze autres arguments en notre faveur. (Il se tourna vers Kaye et lui demanda :) Est-ce qu’AKS ou l’une de ses filiales utilise des subventions fédérales ?
— EcoBacter avait déposé une demande en ce sens, répondit-elle. Elle a été approuvée, mais l’argent n’a jamais été versé.
— Nous pourrions demander au NIH d’invoquer Bayh-Dole, dit l’avocat d’un air gourmand.
— Et si c’est du solide ? le coupa Cross d’une voix sinistre et inquiétante.
— Il est possible que nous puissions intéresser Ms. Lang dans ce brevet. Mise à l’écart illicite de l’un des inventeurs.
Cross tapa du poing sur un coussin.
— Dans ce cas, soyons positifs. Kaye, ma chérie, vous ressemblez à un bœuf sortant de l’assommoir.
Kaye écarta les bras comme pour se défendre.
— Marge, je vous jure que je ne…
— Ce que je veux savoir, c’est pourquoi personne chez moi n’a vu venir ce coup fourré. Je veux parler à Shawbeck et à Augustine, tout de suite. (Cross se tourna vers ses avocats.) Tâchez de voir si ce Bragg n’a pas trempé dans d’autres affaires. Les escrocs finissent toujours par faire des gaffes.
— Mon voyage a été bref, dit Dicken en posant sur le bureau d’Augustine un rapport et une disquette. Les gars de l’OMS, en Afrique, m’ont expliqué qu’ils se débrouillaient à leur manière, merci bien. D’après eux, il est inutile de s’attendre à leur coopération comme par le passé. Il n’y a que cent cinquante cas attestés dans toute l’Afrique, en tout cas c’est ce qu’ils prétendent, et ils ne voient aucune raison de paniquer. Au moins ont-ils eu l’amabilité de me donner quelques échantillons de tissus. Je les ai expédiés depuis Le Cap.
— On les a reçus, dit Augustine. Bizarre. À en croire leurs chiffres, l’Afrique est nettement moins frappée que l’Asie, l’Europe ou l’Amérique du Nord.
Il avait l’air troublé – triste plutôt que furieux. Dicken ne l’avait jamais vu aussi déprimé.
— Vers quoi allons-nous, Christopher ?
— Vers un vaccin, non ?
— Je vous parle de vous, de moi, de la Brigade. Fin mai, il y aura plus d’un million de femmes infectées rien qu’en Amérique du Nord. Le conseiller à la Sécurité nationale a convoqué des sociologues pour savoir comment le public allait réagir. La pression augmente chaque semaine. Je sors d’une réunion avec la ministre de la Santé et le vice-président. Le vice-président, Christopher. Aux yeux du président, la Brigade est devenue une patate chaude. Le petit scandale de Kaye Lang était complètement imprévu. Le seul plaisir que j’ai retiré de cette histoire, ça a été de voir Marge Cross débouler dans cette pièce comme un train sur le point de dérailler. La presse a sonné l’hallali : « Une ère de miracles et de bureaucrates incompétents. » Vous voyez le topo.
— Ça n’a rien de surprenant, dit Dicken en s’asseyant devant le bureau.
— Vous connaissez Lang mieux que moi, Christopher. Comment a-t-elle pu laisser faire une chose pareille ?
— J’ai eu l’impression que le NIH allait faire annuler ce brevet. Un vice de forme ayant trait au caractère public des ressources naturelles.
— Oui… mais, en attendant, ce fils de pute de Bragg nous a ridiculisés. Lang était donc stupide au point de signer tous les papiers que lui présentait son mari ?
— Elle a signé ?
— Oh, que oui. Noir sur blanc. Saul Madsen et ses éventuels partenaires contrôlaient toute découverte fondée sur les principaux rétrovirus endogènes humains.
— Quels partenaires ?
— Aucune précision sur ce point.
— Donc, elle n’est pas vraiment coupable, n’est-ce pas ?
— Je n’aime pas travailler avec des imbéciles. Elle m’a doublé avec Americol, littéralement doublé, et maintenant elle couvre la Brigade de ridicule. Ça vous étonne que le président n’ait pas envie de me voir ?
— C’est temporaire, dit Dicken.
Il commença à se ronger un ongle, cessant dès qu’Augustine leva les yeux.
— Cross nous conseille de poursuivre les expériences et de laisser Bragg nous attaquer en justice. Je suis d’accord. Mais, pour le moment, je mets un terme à nos relations avec Lang.
— Elle pourrait encore nous être utile.
— Alors qu’elle le soit dans l’anonymat.
— Êtes-vous en train de me dire que je dois cesser de la voir ?
— Non, répondit Augustine. Continuez à lui faire du pied. Je veux qu’elle reste informée et qu’elle se sente désirée. Mais je ne veux pas qu’elle parle à la presse… sauf si c’est pour se plaindre du traitement que lui inflige Cross. Bien… Passons à l’épreuve suivante.
Augustine plongea une main dans son tiroir et en sortit une photo noir et blanc sur papier glacé.
— Ça ne me plaît pas, Christopher, mais je peux comprendre pourquoi cela a été fait.
— Hein ?
Dicken se sentait dans la peau d’un petit garçon sur le point d’être grondé.
— Shawbeck a demandé au FBI de surveiller nos collaborateurs les plus précieux.
Dicken se pencha vers Augustine. Comme tout bon fonctionnaire, il avait appris depuis longtemps à contrôler ses réactions.
— Pourquoi, Mark ?
— Parce qu’il est question de proclamer l’état d’urgence sur le territoire et d’invoquer la loi martiale. Aucune décision n’a encore été prise – ce ne sera peut-être pas fait avant plusieurs mois… Mais, étant donné les circonstances, nous devons tous être blancs comme neige. Nous sommes des anges guérisseurs, Christopher. Le public compte sur nous. Pas question d’avoir des défauts.
Augustine lui tendit la photo. On le voyait devant l’entrée de Jessie’s Cougar, à Washington.
— Si on vous avait reconnu, ça aurait pu être très embarrassant.
Le visage de Dicken s’empourpra de honte et de colère.
— Je n’y suis allé qu’une fois, il y a plusieurs mois de cela. J’y suis resté un quart d’heure à peine, et je me suis cassé.
— Vous êtes allé dans un salon privé avec une fille.
— Elle portait un masque de chirurgien et m’a traité comme un lépreux ! (Dicken s’emporta bien plus qu’il ne l’aurait voulu. Ses réflexes s’émoussaient.) Je n’avais même pas envie de la toucher !
— Ça m’emmerde autant que vous, Christopher, dit Augustine sans broncher, mais ce n’est que le commencement. Désormais, nous sommes tous sous les feux des projecteurs.
— Donc, je suis soumis à un examen d’évaluation ? Le FBI va surveiller mon compte en banque et me demander mon agenda ?
Augustine ne daigna pas répondre.
Dicken se leva et jeta la photo sur le bureau.
— Et ensuite ? Il faudra que je vous communique les noms des personnes que je fréquente et la nature exacte de nos relations ?
— Oui, murmura Augustine.
Dicken se figea et sentit sa colère le fuir, comme s’il venait de la chasser par un rot. Les implications étaient si vastes, si terrifiantes, qu’il n’éprouva plus qu’une angoisse glacée.
— Il faudra quatre mois pour que la phase d’expérimentation du vaccin soit achevée, même si nous pressons le mouvement. Ce soir, Shawbeck et le vice-président vont proposer une nouvelle politique à la Maison-Blanche. Nous recommandons la mise en quarantaine. Il y a de grandes chances pour qu’une forme de loi martiale soit nécessaire afin de la faire respecter.
Dicken se rassit.
— Incroyable, chuchota-t-il.
— Ne me dites pas que vous n’avez jamais envisagé cette possibilité.
Sous l’effet de la tension, le visage d’Augustine avait viré au gris.
— Mon imagination n’est pas orientée dans ce sens, répliqua Dicken avec amertume.
Augustine fit pivoter son siège pour se tourner vers la fenêtre.
— C’est bientôt le printemps. La saison des amours. Le moment idéal pour annoncer une ségrégation entre les sexes – entre tous les hommes et toutes les femmes en âge de porter un enfant. Imaginez les répercussions sur le PNB, ça va être coton à calculer.
Il y eut un long silence.
— Pourquoi avez-vous commencé par me parler de Kaye Lang ? demanda Dicken.
— Parce que c’est un problème que je sais résoudre, rétorqua Augustine. Quant à l’autre… Ne répétez pas ce que je vais vous dire, Christopher. Je comprends la nécessité de cette décision, mais je ne vois pas comment nous pourrons y survivre sur le plan politique.
Il sortit une autre photo de son tiroir et la montra à Dicken. On y voyait un homme et une femme sur le perron d’une imposante maison, éclairés par une veilleuse placée au-dessus de la porte. Ils s’embrassaient à pleine bouche. Dicken ne distingua pas le visage de l’homme, mais il avait la carrure d’Augustine et s’habillait comme lui.
— C’est pour que vous ne vous sentiez pas seul. Elle est mariée à un jeune membre du Congrès. Nous venons de rompre. Il est temps pour nous tous de nous conduire en adultes.
Dicken était un peu nauséeux lorsqu’il sortit du bâtiment 51, où se trouvait le quartier général de la Brigade. Loi martiale. Ségrégation sexuelle. Il courba les épaules et se dirigea vers le parking, évitant de marcher sur les lézardes du trottoir.
Une fois dans sa voiture, il trouva un message sur son téléphone mobile. Il composa le numéro pour l’écouter. Une voix inconnue, celle d’un homme qui devait être allergique aux répondeurs, lui apprit après quelques faux départs qu’ils avaient en commun des connaissances – vagues – et, peut-être, des intérêts.
« Je m’appelle Mitch Rafelson. Je me trouve à Seattle en ce moment, mais j’espère bientôt partir pour l’est et y rencontrer certaines personnes. Si vous êtes intéressé par… par les anciennes manifestations… les manifestations historiques de SHEVA, veuillez me contacter, s’il vous plaît. »
Dicken ferma les yeux et secoua la tête. Incroyable. Apparemment, tout le monde connaissait son hypothèse démente. Il nota le numéro de son correspondant sur un carnet de notes puis le fixa d’un air intrigué. Ce nom lui était familier. Il le souligna d’un trait de stylo.
Il abaissa la vitre et inspira une bouffée d’air frais. L’air se réchauffait et les nuages se dissipaient au-dessus de Bethesda. L’hiver approchait de sa fin.
En dépit de ce que lui dictait la raison, voire l’instinct de survie, il composa le numéro de Kaye Lang. Elle n’était pas chez elle.
— J’espère que tu sais danser avec les grandes filles, murmura-t-il tout en démarrant. Cross est une grande fille, une très grande fille.
L’avocat s’appelait Charles Wothering. Doté d’un fort accent bostonien, il était vêtu avec une négligence calculée, longue écharpe pourpre et bonnet de laine. Kaye lui offrit un café, qu’il accepta.
— Très joli, commenta-t-il en parcourant l’appartement du regard. Vous avez du goût.
— C’est Marge qui s’est occupée de la déco, précisa Kaye.
Sourire de Wothering.
— Marge n’a aucun goût en la matière. Mais l’argent fait parfois des miracles, n’est-ce pas ?
Kaye sourit à son tour.
— Je ne me plains pas. Pourquoi vous a-t-elle envoyé ici ? Pour… amender notre accord ?
— Pas le moins du monde. Vos parents sont décédés, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je ne suis qu’un médiocre avocat, Ms. Lang… Puis-je vous appeler Kaye ?
Elle acquiesça.
— Un médiocre avocat, mais Marge apprécie mes talents de psychologue. Cela va peut-être vous étonner, mais elle n’est guère douée pour la psychologie. C’est une fonceuse, cela dit, elle a fait une série de mariages qui ont mal tourné, et je l’ai aidée à en démêler l’écheveau puis à tourner la page de façon définitive. Elle pense que vous avez besoin de mon aide.
— Comment cela ?
Wothering prit place sur le sofa et se servit trois cuillerées de sucre dans le sucrier posé sur le plateau. Il remua son café en se concentrant sur cette tâche.
— Aimiez-vous Saul Madsen ?
— Oui.
— Et quels sont vos sentiments, à présent ?
Kaye réfléchit quelques instants, sans toutefois baisser les yeux devant son interlocuteur.
— J’ai fini par comprendre que Saul me cachait beaucoup de choses à seule fin de préserver notre rêve.
— Sur le plan intellectuel, quelle était sa contribution à vos travaux ?
— Cela dépend des travaux en question.
— Vos travaux sur les virus endogènes.
— Minimale. Ce n’était pas sa spécialité.
— Quelle était sa spécialité ?
— Il se comparait à du levain.
— Je vous demande pardon ?
— Il apportait le ferment. Moi, j’apportais le sucre.
Wothering eut un petit rire.
— Vous stimulait-il ? Sur le plan intellectuel, je veux dire.
— Il me lançait des défis.
— Comme un professeur, un parent ou… un partenaire ?
— Comme un partenaire. Je ne vois pas où va nous mener cette discussion, Mr. Wothering.
— Si vous vous êtes attachée à Marge, c’est parce que vous ne vous sentiez pas de taille à traiter seule avec Augustine et son équipe. Je me trompe ?
Kaye le fixa des yeux sans rien dire.
Wothering arqua un sourcil broussailleux.
— Pas exactement, répondit Kaye.
Ses yeux lui faisaient mal à force de ne pas ciller. Wothering battit voluptueusement des paupières et posa sa tasse.
— Je vais être bref. Marge m’a envoyé ici pour vous séparer de Saul Madsen de toutes les façons possibles et imaginables. J’ai besoin de votre permission pour entamer une enquête sur EcoBacter, AKS et le contrat qui vous lie à la Brigade.
— Est-ce nécessaire ? Je suis sûre qu’il n’y a plus aucun cadavre dans mes placards, Mr. Wothering.
— On n’est jamais trop prudent, Kaye. La situation est grave, comme vous le comprenez sans doute. Tout incident embarrassant a des conséquences bien réelles sur le plan politique.
— Je sais. J’ai déjà présenté des excuses.
Wothering leva la main et agita les doigts, adoptant un air apaisant. À une autre époque, il aurait sans doute tapoté le genou de Kaye d’une façon toute paternelle.
— Nous allons faire le ménage. (Un éclat d’acier illumina les yeux de l’avocat.) Vous êtes en train de prendre conscience de vos responsabilités, et je ne compte pas vous imposer mes capacités de domestique judiciaire. Vous êtes une femme adulte, Kaye. Ce que je veux faire, c’est démêler l’écheveau, ensuite… je couperai les fils. Vous ne devrez plus rien à personne.
Kaye se mordilla les lèvres.
— J’aimerais qu’une chose soit claire, Mr. Wothering. Mon mari était malade. Il souffrait d’une maladie mentale. Ce que Saul a pu faire ou ne pas faire n’est pas de ma responsabilité – ni de la sienne. Il s’efforçait de conserver son équilibre tout en préservant sa vie et son travail.
— Je comprends, Ms. Lang.
— Saul m’a beaucoup aidée, à sa façon, mais je ne supporterai pas qu’on me considère comme une femme dépendante.
— Ce n’était nullement mon intention.
— Bien. (Kaye avait l’impression de traverser un champ de mines où la moindre explosion la ferait passer de l’agacement à la colère.) Ce que je veux savoir, c’est si Marge Cross me considère encore comme une personne utile.
Wothering se fendit d’un sourire et inclina la tête, signifiant ainsi qu’il comprenait son irritation mais était néanmoins obligé de poursuivre.
— Marge prend toujours un peu plus qu’elle ne donne, comme vous ne tarderez sûrement pas à l’apprendre. Pouvez-vous m’expliquer le fonctionnement de ce vaccin, Kaye ?
— C’est une combinaison d’antigène et d’enveloppe, porteuse d’un ribozyme taillé sur mesure. Un acide ribonucléique avec les propriétés d’un enzyme. Il s’attache à une partie du code de SHEVA et la brise. Lui casse les reins. Le virus est incapable de se dupliquer.
Wothering secoua la tête d’un air étonné.
— Une pure merveille du point de vue technique, commenta-t-il. Incompréhensible pour le commun des mortels. À votre avis, comment Marge va-t-elle s’y prendre pour persuader toutes les femmes de la planète de l’utiliser ?
— Publicité et promotion, je suppose. Elle a dit qu’elle allait le vendre pour trois fois rien.
— Mais qui aura la confiance des patientes, Kaye ? Vous êtes une femme brillante qui avez été trompée, peut-être escroquée, par votre mari. Les femmes ressentent ce genre d’injustice dans leurs entrailles. Marge se mettra en quatre pour vous garder dans son équipe, croyez-moi. L’histoire de votre vie devient de plus en plus passionnante.
Mitch sursauta, hurlant et en nage. Des mots gutturaux jaillirent de sa bouche avant qu’il ne comprenne qu’il était réveillé. Il s’assit au bord du lit, les jambes encore prises dans les draps, et frissonna.
— Dingue, dit-il. Je suis dingue. Complètement dingue.
Il avait encore rêvé des Neandertaliens. Cette fois, il avait adopté par intermittence le point de vue du mâle, éprouvant une impression de liberté et de fluidité tout en se retrouvant immergé dans un flot d’émotions aussi nettes que déplaisantes, puis il s’en était détaché pour observer une suite confuse d’événements. Des foules qui se forment au bord du village – qui n’avait cette fois rien de lacustre, situé qu’il était dans une clairière entourée d’arbres antiques. Des lances durcies au feu qui menacent la femelle, dont il se rappelait presque le nom… Na-lee-ah ou Ma-lee.
— Jean Auel, me voilà, murmura-t-il en extirpant son pied de sous les couvertures. Mowgli de la tribu de pierre sauve sa compagne. Seigneur !
Il alla se servir un verre d’eau dans la cuisine. Un virus quelconque lui était tombé dessus – un rhume, il en était sûr, et non SHEVA, vu l’état actuel de ses relations avec les femmes. Il avait la bouche sèche, l’haleine chargée et le nez qui gouttait. Sans doute avait-il attrapé cette saleté la semaine précédente, lors de son voyage à la grotte de Fer. C’était peut-être Merton qui la lui avait refilée. Il avait conduit le journaliste britannique à l’aéroport, où il devait s’envoler pour le Maryland.
L’eau avait un goût atroce, mais elle lui purifia le palais. Il contempla Broadway et le bureau de poste, presque désert à cette heure. Une tempête de mars projetait dans les rues des petits flocons cristallins. L’éclat orange des réverbères au sodium transformait les paquets de neige en tas de pièces d’or.
— Ils nous chassaient du lac, du village, murmura-t-il. Nous allions être obligés de nous débrouiller tout seuls. Les plus excités étaient prêts à nous suivre, peut-être à nous tuer. Nous…
Il frissonna. Il avait ressenti des émotions si crues, si réelles, qu’il avait du mal à les chasser. La peur, la rage et autre chose… un amour teinté d’impuissance. Il se palpa le visage. Ils avaient arraché des leurs une sorte de peau, un petit masque. Le stigmate de leur crime.
— Chère Shirley MacLaine, dit-il en se pressant le front contre la vitre rafraîchissante. Je suis en communication avec des hommes des cavernes qui ne vivent pas dans des cavernes. Que me conseillez-vous ?
Il consulta l’horloge du magnétoscope posé en équilibre instable sur la petite télé. Cinq heures du matin. Soit huit heures à Atlanta. Il décida de tenter une nouvelle fois de téléphoner et de brancher son portable récemment réparé pour envoyer un courrier électronique.
Il se rendit dans la salle de bains et contempla son reflet dans le miroir. Les cheveux en bataille, le visage luisant de sueur, les joues hérissées de barbe, des sous-vêtements déchirés.
— Un véritable Jérémie, déclara-t-il.
Puis il entreprit de se nettoyer à fond, commençant par se moucher le nez et se brosser les dents.
Il était trois heures du matin lorsque Christopher Dicken regagna sa petite maison de banlieue. Il avait travaillé à son bureau du CDC jusqu’à deux heures, préparant à l’intention d’Augustine un rapport sur la propagation de SHEVA en Afrique. Il resta éveillé pendant une bonne heure, se demandant à quoi le monde allait ressembler durant les six mois à venir. Lorsqu’il finit par s’endormir, ce fut pour être réveillé quelques instants plus tard, semblait-il, par son téléphone mobile. Il se redressa sur le lit impérial qui avait jadis appartenu à ses parents, se demanda où il se trouvait, détermina qu’il n’était plus au Hilton du Cap et alluma la lumière. Le soleil perçait déjà derrière les volets. Il réussit à extirper son mobile de la poche de son veston à la quatrième sonnerie et l’activa.
— Docteur Chris Dicken ?
— Christopher. Ouais.
Il consulta sa montre. Huit heures et quart. Il avait dormi quatre heures à peine, et il était sûr qu’il serait en meilleure forme s’il s’était privé de sommeil.
— Ici Mitchell Rafelson.
Cette fois, Dicken se rappela ce nom et les événements auxquels il était associé.
— Ah bon ! D’où m’appelez-vous, Mr. Rafelson ?
— De Seattle.
— Alors, il est encore plus tôt pour vous. J’ai besoin de sommeil.
— Attendez, s’il vous plaît. Je m’excuse de vous avoir réveillé. Avez-vous reçu mon message ?
— J’ai reçu un message, répliqua Dicken.
— J’ai besoin de vous voir.
— Écoutez, si vous êtes Mitch Rafelson, le Mitch Rafelson, j’ai autant besoin de vous voir que… que… (Il chercha une comparaison pleine d’esprit, mais son esprit était hors service.) Je n’ai pas besoin de vous voir.
— J’ai bien compris… mais, je vous en prie, écoutez-moi quand même. Vous avez traqué SHEVA dans le monde entier, d’accord ?
— Ouais. (Bâillement de Dicken.) Ça me préoccupe tellement l’esprit que je n’en dors plus.
— Moi aussi. Vos cadavres du Caucase ont été testés positifs pour SHEVA. Mes momies… dans les Alpes… les momies d’Innsbruck ont été testées positives pour SHEVA.
Dicken rapprocha le combiné de son oreille.
— Comment l’avez-vous appris ?
— J’ai en ma possession les rapports du labo de l’université du Washington. J’ai besoin de vous montrer ce que je sais, à vous et à toute personne à l’esprit ouvert.
— Personne n’a l’esprit ouvert en ce qui concerne ce problème. Qui vous a donné mon numéro ?
— Le docteur Wendell Packer.
— Est-ce que je connais ce Packer ?
— Vous travaillez avec l’une de ses amies, Renée Sondak.
Dicken se gratta une dent du bout de l’ongle. Envisagea très sérieusement de raccrocher. Son téléphone mobile était équipé d’un brouilleur numérique, mais toute personne un tant soit peu décidée pouvait décoder leur conversation. Cette idée le mit en colère. La situation commençait à déraper. Tout le monde avait perdu le sens des réalités, et ça n’allait pas s’arranger s’il se contentait de suivre le mouvement.
— Je me sens un peu seul, reprit Mitch pour rompre le silence. J’ai besoin que quelqu’un me dise que je ne suis pas complètement cinglé.
— Ouais. Je sais ce que c’est.
Puis il grimaça et tapa du pied sur le plancher, sachant qu’il allait s’attirer plus d’emmerdes qu’il n’en devait à tous les moulins à vent contre lesquels il s’était battu. Et il dit :
— Je vous écoute, Mitch.
Dicken éprouva un bref frisson – aussi bref que nécessaire – en découvrant le nom donné à la conférence internationale, rédigé en lettres de plastique noir sur le fronton du Palais des congrès. Ces deux derniers mois, il n’avait guère eu de satisfaction dans le cadre de son travail, mais cette désignation suffit à lui en procurer.
DE L’EN-VIRON-NEMENT :
DE NOUVELLES TECHNIQUES
POUR LA CONQUÊTE DES MALADIES VIRALES
Un intitulé qui ne péchait ni par excès d’optimisme ni par excès d’imagination. Encore quelques années, et le monde n’aurait plus besoin de Christopher Dicken pour traquer les virus.
Le problème qui se pose au monde, c’est que, en termes de maladie, quelques années, c’est parfois très long.
Dicken sortit de l’ombre de la marquise du bâtiment, près de l’entrée principale, profitant du soleil qui inondait le trottoir. Il n’avait pas connu ce genre de chaleur depuis Le Cap et se sentit tout revigoré. Atlanta commençait enfin à se réchauffer, mais, suite à la vague de froid qui s’était abattue sur l’est du pays, il y avait encore de la neige dans les rues de Baltimore et de Bethesda.
Mark Augustine était déjà en ville, il était descendu à l’hôtel Ulysses S. Grant, à l’écart de la majorité des cinq mille participants attendus, dont la plupart emplissaient les hôtels en bord de mer. Durant la matinée, Dicken avait récupéré son viatique de conférencier – un épais programme relié en spirale et accompagné d’un DVD-ROM – pour jeter un coup d’œil à l’emploi du temps.
Marge Cross devait prononcer un discours d’importance le lendemain matin. Dicken allait participer à cinq tables rondes, dont deux sur SHEVA. Kaye Lang serait présente lors de huit tables rondes, dont une avec Dicken, et elle prononcerait un discours avant la séance plénière du Groupe de recherche mondial pour l’éradication des rétrovirus, organisée en coordination avec la conférence.
La presse saluait déjà le vaccin au ribozyme d’Americol comme une réussite majeure. Et il était séduisant, dans une boîte de Pétri – très séduisant, en fait –, mais la phase d’expérimentation humaine n’avait pas encore débuté. Augustine avait constamment Shawbeck sur le dos, Shawbeck avait constamment l’administration sur le dos, et tout le monde veillait à ne pas approcher Cross de trop près.
Dicken prévoyait au moins huit catastrophes pour le proche avenir.
Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait pas de nouvelles de Mitch Rafelson, mais il soupçonnait l’anthropologue d’être déjà en ville. Ils ne s’étaient pas encore vus, et pourtant la conspiration était lancée. Kaye avait accepté de les rejoindre ce soir ou demain matin, en fonction du moment où les sbires de Cross la libéreraient de ses obligations en matière de relations publiques.
Il leur faudrait dénicher un endroit loin des curieux. Aux yeux de Dicken, le lieu idéal se trouvait sans doute au centre de tout, et, toujours prévoyant, il s’était procuré un second viatique, contenant un badge vierge – « Invité par le CDC » – et un programme.
Kaye se fraya un chemin dans la suite bondée, fixant nerveusement un visage après l’autre. Elle avait l’impression d’être une espionne dans un mauvais film, s’efforçant de dissimuler ses émotions, très certainement ses opinions – bien qu’elle-même sache à peine quoi penser. Elle avait passé la majeure partie de l’après-midi dans la suite de Marge Cross – ou plutôt à l’étage de Marge Cross –, à rencontrer des hommes et des femmes représentant ses diverses filiales, ainsi que des professeurs de l’université de San Diego et le maire de cette ville.
Marge l’avait attirée à l’écart pour lui promettre des VIP encore plus impressionnantes avant la fin de la conférence.
— Gardez la forme, lui avait-elle conseillé. Ne vous laissez pas épuiser par cette conférence.
Kaye avait l’impression d’être une poupée qu’on exhibait. Cette sensation ne lui plaisait guère.
À cinq heures et demie, elle prit l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée, puis embarqua dans une navette pour se rendre à la cérémonie d’ouverture. Celle-ci, organisée par Americol, se déroulait au zoo de San Diego.
Comme elle descendait du bus, elle sentit un parfum de jasmin, ainsi que la riche odeur humide de la terre fraîchement arrosée. Une importante file d’attente s’étirait devant l’entrée principale ; elle fit la queue devant un autre guichet et montra son invitation au gardien.
Quatre femmes vêtues de noir défilaient solennellement devant l’entrée du zoo, brandissant des pancartes. Kaye les aperçut juste avant d’entrer ; sur l’une d’elles était écrit : NOTRE CORPS, NOTRE DESTIN : SAUVEZ NOS ENFANTS.
À l’intérieur, la chaleur du crépuscule lui parut magique. Cela faisait plus d’un an qu’elle n’avait pas pris de vacances et, la dernière fois, c’était avec Saul. Depuis, tout n’avait été que travail et chagrin, parfois simultanément.
Un guide du zoo prit en charge un groupe de personnes invitées par Americol et lui fit visiter les lieux. Kaye passa quelques secondes à regarder les flamants roses dans leur mare. Elle admira les quatre cacatoès centenaires, parmi lesquels figurait Ramesses, la mascotte du zoo, qui contemplait les visiteurs sur le départ avec une indifférence assoupie. Puis le guide les fit entrer dans un pavillon, au centre d’une cour entourée de palmiers.
Un médiocre orchestre y jouait des succès des années 40 pendant que les invités remplissaient leurs assiettes en carton au buffet et se cherchaient des tables.
Kaye s’arrêta devant une table couverte de fruits et de légumes, se servit une bonne portion de fromage, de tomates cerises, de chou-fleur et de champignons à la grecque, puis commanda un verre de vin blanc au bar.
Alors qu’elle fouillait dans son porte-monnaie pour payer le vin, elle aperçut Christopher Dicken à la lisière de son champ visuel. Il traînait un homme de haute taille, à l’allure mal dégrossie, vêtu d’une veste et d’un jean et portant sous son bras un cartable de cuir fatigué. Kaye inspira à fond, rangea son porte-monnaie et se retourna juste à temps pour croiser le regard discret de Dicken. Elle y répondit par un signe de tête subreptice.
Elle ne put s’empêcher de glousser lorsque Dicken souleva un pan de toile et les conduisit discrètement loin de la cour. Le zoo était presque vide.
— Je me sens prise en faute, dit-elle. (Elle s’était débarrassée de son assiette mais avait gardé son verre de vin.) Qu’est-ce que nous sommes en train de faire ?
Le sourire de Mitch n’exprimait guère la conviction. Elle lui trouva des yeux déconcertants – à la fois juvéniles et tristes. Dicken, plus petit et plus rondouillard que son compagnon, semblait plus présent, plus accessible, si bien que Kaye se concentra sur lui. Il portait un sachet en plastique et, d’un geste plein d’emphase, en sortit une carte pliante du plus grand zoo du monde.
— Nous sommes peut-être ici pour sauver l’espèce humaine, déclara Dicken. Tout subterfuge est justifié.
— Zut, fit Kaye. J’avais espéré quelque chose de plus raisonnable. Je me demande si on nous écoute.
D’un geste de la main, comme s’il agitait une baguette magique, Dicken désigna les arches du Pavillon des reptiles, un bâtiment dans le style espagnol. On ne trouvait plus dans le zoo que quelques touristes.
— Rien à craindre de ce côté-là.
— Je parle sérieusement, Christopher, insista Kaye.
— Si le FBI a pensé à poser des micros sur des hommes en chemise hawaïenne ou sur des dragons de Komodo, alors nous sommes perdus. Je ne peux pas faire mieux.
Les cris des singes hurleurs saluèrent la tombée du jour. Mitch les conduisit sur un sentier de béton qui traversait une parcelle de forêt tropicale. Des projecteurs posés à même le sol éclairaient leur chemin, et des brumisateurs humidifiaient l’air au-dessus de leurs têtes. Le charme du lieu les captiva quelques instants, et personne n’osa le rompre.
Aux yeux de Kaye, Mitch semblait entièrement fait de bras et de jambes, le genre d’homme qui devait se sentir mal à l’aise entre quatre murs. Elle était troublée par son silence. Il se retourna et la fixa de ses yeux verts. Kaye remarqua ses chaussures : des chaussures de marche aux semelles bien usées.
Elle eut un sourire hésitant, que Mitch lui rendit.
— Je ne joue pas dans la même division que vous, dit-il. Si quelqu’un doit entamer la conversation, c’est vous, Ms. Lang.
— Mais c’est vous qui avez eu la révélation, dit Dicken.
— De combien de temps disposons-nous ? s’enquit Mitch.
— Je suis libre pour le reste de la soirée, répondit Kaye. Marge nous a tous réquisitionnés pour demain matin à huit heures. Un petit déjeuner Americol.
Ils empruntèrent un escalator pour descendre dans un canon et s’arrêtèrent devant une cage occupée par deux harets d’Écosse. Les félins, que l’on aurait pu prendre pour des chats domestiques, allaient et venaient en poussant des grondements.
— Je me sens de trop, ici, dit Mitch. Je ne connais pas grand-chose en microbiologie, à peine assez pour suivre ce qui se passe. Je suis tombé par hasard sur quelque chose de merveilleux, et ça a failli gâcher ma vie. J’ai une réputation douteuse, on me qualifie d’excentrique, et j’ai perdu à deux reprises au jeu de la science. Si vous aviez un tant soit peu de jugeote, vous refuseriez d’être vus en ma compagnie.
— Votre franchise est remarquable, dit Dicken. (Il leva la main.) À moi. J’ai chassé les maladies sur la moitié de la planète. Je comprends intuitivement leur propagation, leur action, leur fonctionnement. Dès le début, je me suis douté que je traquais quelque chose de nouveau. Jusqu’à une date récente, j’ai tenté de mener une double vie, de croire simultanément en deux choses contradictoires, et j’en suis désormais incapable.
Kaye vida d’un trait son verre de vin blanc.
— À nous entendre, on dirait que nous poursuivons un programme en douze étapes, commenta-t-elle. D’accord. À mon tour. Je suis une scientifique et une chercheuse sujette à l’insécurité qui refuse de m’intéresser aux contingences pénibles, de sorte que je m’accroche à quiconque est disposé à me protéger et à me fournir un lieu de travail… sauf que, maintenant, il est temps pour moi d’être indépendante et de prendre mes propres décisions. Bref, de grandir.
— Alléluia, s’exclama Mitch.
— Bravo, ma sœur, dit Dicken.
Elle leva les yeux, près d’exploser, mais les deux hommes souriaient comme il le fallait, et, pour la première fois depuis plusieurs mois – depuis sa dernière période de bonheur avec Saul –, elle eut l’impression de se trouver avec des amis.
Dicken plongea une main dans son sachet et en sortit une bouteille de merlot.
— Les gardiens du zoo ne seraient pas contents, mais c’est le cadet de nos péchés. Nous ne pourrons dire une partie de ce qu’il faut dire que si nous sommes bourrés.
— Je présume que vous avez déjà échangé quelques idées, tous les deux, dit Mitch à Kaye tandis que Dicken servait le vin. J’ai essayé de lire tout ce qui pouvait me préparer à ce jour, mais je me sens encore dépassé.
— Je ne sais pas par où commencer, dit Kaye.
À présent qu’ils étaient plus détendus, la façon dont Mitch Rafelson la regardait – avec droiture, honnêteté, l’évaluant tout en restant discret – éveillait en elle quelque chose qu’elle croyait éteint.
— Commencez par votre rencontre, à tous les deux, proposa Mitch.
— La Géorgie, lança Kaye.
— La patrie du vin, ajouta Dicken.
— Nous avons visité un charnier, reprit Kaye. Mais pas ensemble. Des femmes enceintes et leurs maris.
— Tuer des enfants, évoqua Mitch, dont les yeux devinrent soudain vitreux. Pourquoi ?
Ils s’assirent autour d’une table en plastique, près d’un stand de boissons rafraîchissantes fermé, dans l’ombre d’un canon. Des coqs de bruyère rouge et marron les observaient derrière les buissons bordant la route d’asphalte et les sentiers de béton beige. L’un des harets toussa et gronda dans sa cage, produisant de sinistres échos.
Mitch sortit un dossier de son petit cartable en cuir et disposa des feuilles de papier sur la table.
— Voici comment s’assemblent toutes les pièces. (Il posa une main sur deux feuilles à sa droite.) Ce sont des analyses effectuées à l’université du Washington. Wendell Packer m’a autorisé à vous les montrer. Mais si quelqu’un est trop bavard, nous risquons de nous retrouver dans le caca.
— Des analyses de quoi ? demanda Kaye.
— Des analyses génétiques des momies d’Innsbruck. Deux séries de résultats provenant de deux labos différents de l’université du Washington. J’ai donné des échantillons de tissus à Wendell Packer. Comme je l’ai appris par la suite, Innsbruck avait envoyé des échantillons provenant des trois momies à Maria Konig, qui travaille dans la même unité. Wendell a pu faire des comparaisons.
— Qu’est-ce qu’ils ont trouvé ? s’enquit Kaye.
— Que les trois corps formaient en fait une famille. La mère, le père et la fille. Ce que je savais déjà – je les avais vus ensemble dans la grotte, dans les Alpes.
Kaye plissa le front, perplexe.
— Je me souviens de cette histoire. Vous vous êtes rendu dans cette grotte à la demande de deux de vos amis… Vous avez violé le site… Et la femme qui vous accompagnait a emporté le bébé dans son sac à dos, c’est ça ?
Mitch détourna les yeux, serra les mâchoires.
— Je peux vous dire ce qui s’est passé exactement.
— Ce n’est pas grave, dit Kaye, soudain méfiante.
— Uniquement pour mettre les choses au clair, insista Mitch. Nous devons nous faire mutuellement confiance si nous voulons poursuivre.
— Alors, je vous écoute.
Mitch raconta brièvement toute l’histoire.
— Un vrai gâchis, conclut-il.
Dicken, les bras croisés, les regardait tous les deux avec attention.
Kaye profita de cette pause pour examiner les analyses posées devant elle, veillant à ne pas tacher le papier avec le ketchup qui souillait la table. Elle étudia les résultats de la datation au carbone 14, la comparaison des marqueurs génétiques et, finalement, la détection de SHEVA effectuée par Packer.
— D’après Packer, SHEVA n’a pas beaucoup changé en quinze mille ans, précisa Mitch. Ce qui lui paraît stupéfiant, s’il s’agit d’ADN inutile.
— Ce truc n’a rien d’inutile, le contra Kaye. Ces gènes ont été conservés pendant peut-être trente millions d’années. Ils sont constamment renouvelés, testés, conservés… Enfermés dans de la chromatine verrouillée, protégés par des isolants… C’est obligé.
— Si vous me permettez, j’aimerais vous dire ce que je pense, déclara Mitch, faisant montre d’un mélange de bravoure et de timidité que Kaye trouva à la fois étrange et séduisant.
— Allez-y.
— Ceci est un exemple de subspéciation. Pas un exemple extrême. Un petit coup de pouce pour obtenir une nouvelle variété. Un enfant de type moderne né d’un couple de Neandertaliens de la dernière période.
— Qui nous ressemble davantage qu’à ses parents, souffla Kaye.
— Exactement. Il y a quelques semaines, j’ai rencontré un journaliste britannique du nom d’Oliver Merton. Il fait une enquête sur les momies. Il m’a dit qu’on en était venu aux mains à l’université d’Innsbruck…
Mitch leva les yeux et perçut la surprise de Kaye.
— Oliver Merton ? demanda-t-elle en plissant le front. Il travaille pour Nature ?
— Il m’a dit qu’il bossait pour The Economist, répondit Mitch.
Kaye se tourna vers Dicken.
— C’est le même ?
— Ouais. C’est un journaliste scientifique qui touche parfois au domaine politique. Il a publié un ou deux bouquins. (Dicken se tourna vers Mitch.) Merton a causé un beau scandale lors d’une conférence de presse à Baltimore. Il a pas mal creusé la question des relations entre Americol et le CDC, ainsi que celle de SHEVA.
— Il s’agit peut-être de deux enquêtes différentes, proposa Mitch.
— C’est forcément ça, non ? demanda Kaye, les yeux fixés sur un point de l’espace entre les deux hommes. Nous sommes les seuls à avoir fait la connexion, n’est-ce pas ?
— Je n’en serais pas si sûr, intervint Dicken. Continuez, Mitch. Acceptons l’existence de cette connexion avant de nous laisser distraire par une quelconque intervention extérieure. Pourquoi se disputait-on à Innsbruck ?
— D’après Merton, ils avaient trouvé un lien entre le nouveau-né et les momies adultes – ce que confirme Packer.
— Ironie supplémentaire, l’ONU a envoyé certains échantillons de Gordi au labo de Konig, précisa Dicken.
— Les anthropologues d’Innsbruck sont du genre conservateur, reprit Mitch. Tomber sur la première preuve directe d’une spéciation humaine… (Il secoua la tête en signe de compassion.) À leur place, j’aurais été terrifié. Le paradigme ne se contente pas de changer – il est brisé en deux. Adieu le gradualisme et adieu la théorie synthétique de l’évolution.
— Inutile d’être aussi radical, intervint Dicken. Primo, le catalogue des fossiles encourage déjà l’hypothèse saltationniste – des millions d’années d’immobilisme suivies d’un changement soudain.
— Un changement qui met plus d’un million d’années à se produire, parfois cent mille ans ou, dans certains cas, à peine dix mille ans, tempéra Mitch. Ça ne se fait pas d’un jour à l’autre. Les implications sont terrifiantes pour un scientifique. Mais les marqueurs ne mentent pas. Et les parents du bébé avaient SHEVA dans leurs tissus.
— Hum, fit Kaye.
Les singes hurleurs firent à nouveau entendre leur mélodie stridente, emplissant l’air nocturne.
— La femelle avait été blessée par un objet pointu, peut-être une lance, dit Dicken.
— Exact, fit Mitch. En conséquence, l’enfant est mort-né ou est décédé juste après sa naissance. La mère l’a suivi peu après, et le père… (Sa voix se brisa.) Désolé. Ce n’est pas facile pour moi de parler de ça.
— Vous avez de la compassion pour eux, remarqua Kaye.
Mitch opina.
— J’ai fait des rêves bizarres à leur sujet.
— Perception extrasensorielle ?
— J’en doute. C’est la façon dont fonctionne mon esprit, tout simplement, sa méthode pour rassembler les pièces.
— Vous pensez qu’ils ont été chassés de leur tribu ? demanda Dicken. Qu’ils ont été persécutés ?
— Quelqu’un voulait tuer la femme, répondit Mitch. L’homme est resté auprès d’elle, il a tenté de la sauver. Ils étaient différents. Il y avait quelque chose d’anormal sur leur visage. Des petits bouts de peau autour de leurs yeux et de leur nez, un peu comme un masque.
— Ils étaient en train de muer ? Je veux dire, quand ils étaient en vie ? demanda Kaye, parcourue par un frisson.
— Autour des yeux, sur le visage.
— Les cadavres près de Gordi…
— Que voulez-vous dire ? demanda Dicken.
— Certains d’entre eux avaient des petits masques en cuir. J’ai cru qu’il s’agissait… d’un sous-produit bizarre de la décomposition. Mais je n’avais jamais rien vu de pareil.
— Nous brûlons les étapes, déclara Dicken. Concentrons-nous sur les preuves recueillies par Mitch.
— C’est tout ce que j’ai, dit celui-ci. Des changements physiologiques suffisamment substantiels pour conclure que l’enfant appartenait à une autre sous-espèce. Un changement effectué en l’espace d’une génération.
— Ce genre de chose a dû se produire pendant plus d’une centaine de milliers d’années avant l’époque de vos momies, intervint Dicken. Donc, des populations neandertaliennes vivaient avec ou autour de populations humaines.
— Je le pense.
— Pensez-vous que cette naissance était une aberration ? demanda Kaye.
Mitch la regarda pendant plusieurs secondes, puis répondit :
— Non.
— Il est donc raisonnable de conclure que vous avez trouvé un cas représentatif et non singulier ?
— C’est possible.
Kaye leva les bras en signe d’exaspération.
— Écoutez, reprit Mitch. Mon instinct me pousse à être conservateur. Je compatis avec les types d’Innsbruck, sincèrement ! Cette découverte est aussi bizarre qu’imprévue.
— Possédons-nous des traces fossiles graduelles allant de l’homme de Neandertal à l’homme de Cro-Magnon ? demanda Dicken.
— Non, mais nous avons des stades différents. Le catalogue des fossiles présente de sérieuses lacunes.
— Et… on attribue ces lacunes au fait que les spécimens qui nous sont nécessaires pour les combler sont introuvables, c’est ça ?
— En effet, approuva Mitch. Mais ça fait un bon moment que certains paléontologues s’opposent violemment au gradualisme.
— Parce qu’ils n’arrêtent pas d’observer des sauts plutôt que des progressions régulières, compléta Kaye, même lorsque le catalogue des fossiles est plus complet que pour les êtres humains ou pour certains grands animaux.
Ils burent une gorgée de vin d’un air songeur.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Mitch. Les momies avaient SHEVA. Nous avons SHEVA.
— Tout cela est très compliqué, dit Kaye. Qui commence ?
— Chacun de nous a une idée sur ce qui se passe. Et si nous la couchions sur le papier ?
Mitch attrapa dans son cartable trois blocs-notes et trois stylos à bille. Il les étala sur la table.
— Comme des écoliers ? demanda Dicken.
— Mitch a raison. Faisons ce qu’il dit.
Dicken sortit une deuxième bouteille de son sac et la déboucha.
Kaye mordilla le capuchon de son stylo. Cela faisait environ un quart d’heure qu’ils noircissaient le papier, se passaient leurs blocs-notes et se posaient des questions. Il commençait à faire froid.
— La fête sera bientôt finie, dit-elle.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura Mitch. Nous vous protégerons.
Elle eut un sourire ironique.
— Deux hommes grisés par le vin et les théories ?
— Exactement, répliqua Mitch.
Kaye s’efforçait de ne pas le reluquer. Les sentiments qui l’habitaient n’avaient rien de scientifique, rien de professionnel. Il n’était pas facile pour elle de coucher ses idées sur le papier. Jamais elle n’avait travaillé de cette manière, même pas avec Saul ; certes, ils s’échangeaient leurs carnets de notes, mais jamais ils ne consultaient au jour le jour les travaux en cours de l’autre.
Si le vin la détendait, la libérait en partie de sa tension, il ne lui éclaircissait pas les idées. Elle était bloquée. Jusque-là, elle avait réussi à écrire ceci :
Une population est un gigantesque réseau d’unités se livrant entre elles à la compétition et à la coopération, parfois en même temps. Nombreuses preuves de communication entre individus dans une population. Les arbres communiquent via des substances chimiques. Les humains via des phéromones. Les bactéries échangent des plasmides et des phages lysogènes.
Kaye se tourna vers Dicken, qui ne lâchait pas son stylo mais barrait souvent des paragraphes entiers. Grassouillet, oui, mais de toute évidence fort et motivé, expérimenté ; des traits séduisants. Elle écrivit :
Un écosystème est un réseau d’espèces se livrant entre elles à la compétition et à la collaboration. Les phéromones et autres substances chimiques peuvent passer d’une espèce à l’autre. Un réseau peut avoir les mêmes qualités qu’un cerveau ; un cerveau humain est un réseau de neurones. Une pensée créative est possible dans tout réseau neuronal fonctionnel suffisamment complexe.
— Voyons un peu ce que nous avons, proposa Mitch.
Ils échangèrent leurs blocs-notes. Kaye lut sur celui de Mitch :
Les molécules et les virus porteurs de signaux transportent de l’information entre les gens. Cette information est rassemblée par l’individu à mesure de son expérience ; mais s’agit-il là d’évolution lamarckienne ?
— À mon avis, ces histoires de réseaux ne font que brouiller les cartes, déclara Mitch.
Kaye lisait à présent le bloc-notes de Dicken.
— Tout fonctionne ainsi dans la nature, dit-elle. Dicken avait rayé le plus clair de son texte. Voici ce qu’il en restait :
Chassé la maladie toute ma vie ; SHEVA déclenche des changements biologiques complexes, contrairement à toutes les maladies connues. Pourquoi ? Qu’en retire-t-il ? Qu’essaie-t-il de faire ? Quel sera le résultat final ? S’il apparaît tous les dix mille ou les cent mille ans, comment pouvons-nous affirmer qu’il s’agit d’une fonction organique distincte, d’une particule purement pathogène ?
— Tout dans la nature fonctionne comme les neurones dans un cerveau ? Qui va avaler ça ? demanda Mitch.
— Cela répond à votre question, répliqua Kaye. S’agit-il là d’évolution lamarckienne, de la transmission à un individu des traits acquis par ses géniteurs ? Non. C’est le résultat des interactions complexes d’un réseau, avec l’émergence de propriétés similaires à une pensée.
Mitch secoua la tête.
— Les propriétés émergentes me dépassent. Kaye lui lança un regard noir, à la fois stimulée et exaspérée.
— Nous n’avons pas besoin de postuler l’autoréférence, la pensée consciente, pour avoir un réseau organisé qui réagit à son environnement et produit des jugements sur l’apparence que devraient avoir ses nœuds individuels, dit-elle.
— Pour moi, c’est toujours le coup du fantôme dans l’ordinateur, rétorqua Mitch en se renfrognant.
— Écoutez, un arbre envoie des signaux chimiques quand il est agressé. Ces signaux attirent des insectes qui se nourrissent des insectes qui attaquent l’arbre.
Comme un coup de fil à l’exterminateur. Ce concept opère à tous les niveaux, dans l’écosystème, au sein d’une espèce, même d’une société. Toute créature individuelle est un réseau de cellules. Toute espèce est un réseau d’individus. Tout écosystème est un réseau d’espèces. Tous interagissent et communiquent les uns avec les autres à un degré ou à un autre – compétition, prédation, coopération. Toutes ces interactions sont similaires à des neurotransmetteurs parcourant les synapses du cerveau ou à des fourmis communiquant au sein d’une fourmilière. Celle-ci modifie son comportement global en fonction des interactions entre fourmis. Nous en faisons autant, à partir de la façon dont nos neurones conversent entre eux. Et toute la nature en fait autant, du sommet à la base. Tout est connecté.
Mais elle vit que Mitch n’était toujours pas convaincu.
— Nous devons décrire une méthode, intervint Dicken. (Il adressa à Kaye un petit sourire entendu.) Et faites simple. Sur ce coup-là, c’est à vous de penser.
— Qu’est-ce qui est déterminant dans l’équilibre ponctué ? demanda-t-elle, toujours irritée par la stupidité de Mitch.
— D’accord, dit celui-ci. S’il y a bien un esprit à l’œuvre, où est sa mémoire ? Quelque chose qui stockerait les informations relatives au prochain modèle d’être humain, avant qu’elles ne soient lâchées dans le système reproducteur.
— En réaction à quel stimulus ? demanda Dicken.
Pourquoi acquérir de l’information, au fait ? Qu’est-ce qui déclenche tout ? Quel est le mécanisme ?
— Nous brûlons les étapes, soupira Kaye. Primo, je n’aime pas le mot « mécanisme ».
— D’accord, disons alors… organe, organon, architecte magique, contra Mitch. Nous savons de quoi nous parlons. Un genre de banque de mémoire dans le génome. Tous les messages doivent y être conservés jusqu’à l’activation.
— Est-ce que ça pourrait se trouver dans les cellules germinatrices ? s’enquit Dicken. Dans les ovules et les spermatozoïdes ?
— Ce n’est pas moi l’expert, dit Mitch.
— Je ne le pense pas, répondit Kaye. Quelque chose altère un ovule chez la mère, qui produit alors une fille intermédiaire, mais le nouveau phénotype est sans doute produit par ce qui se trouve dans l’ovaire de la fille intermédiaire. Les autres ovules de la mère sont hors circuit. Protégés sans être altérés.
— Au cas où le nouveau modèle, le nouveau phénotype serait un échec, acquiesça Dicken. D’accord. Une mémoire de réserve, mise à jour au fil des millénaires par… des modifications hypothétiques, déterminées d’une façon qui nous échappe par… (Il secoua la tête.) Là, je suis perdu.
— Tout organisme individuel est conscient de son environnement et y réagit, expliqua Kaye. Les substances chimiques et autres signaux échangés par les individus entraînent dans leur chimie interne des fluctuations qui affectent le génome, en particulier les éléments mobiles de la mémoire génétique qui stockent et mettent à jour des ensembles de changements hypothétiques. (Elle ne cessait d’agiter les mains comme pour clarifier son propos ou convaincre son auditoire.) C’est tellement clair pour moi, les mecs. Pourquoi vous n’arrivez pas à le comprendre ? Voilà la boucle en feedback complète : l’environnement se modifie, ce qui stresse les organismes – en l’occurrence, les humains. Les différents types de stress affectent l’équilibre des substances chimiques de notre organisme qui sont liées au stress. La mémoire de réserve réagit et les éléments mobiles se déplacent conformément à un algorithme évolutionnaire élaboré durant des millions, voire des milliards d’années. Un ordinateur génétique décide du phénotype le mieux adapté aux nouvelles conditions à l’origine du stress. Résultat : nous constatons des petits changements chez les individus, des prototypes, et si le niveau de stress s’en trouve réduit, si les rejetons sont sains et nombreux, ces changements sont entérinés. Mais, de temps à autre, lorsqu’un problème environnemental est indétectable… le stress social à long terme chez les humains, par exemple… il y a un changement majeur. Les rétrovirus endogènes s’expriment, transportent un signal, coordonnent l’activation d’éléments spécifiques dans la banque de mémoire génétique. Voilà[18]. La ponctuation.
Mitch se pinça le bout du nez.
— Seigneur ! fit-il.
Dicken plissa le front.
— C’est trop radical pour que j’accepte ça tout de suite.
— Nous avons des preuves pour chacune des étapes, dit Kaye d’une voix rauque.
Elle avala une gorgée de merlot.
— Mais comment est-ce transmis ? Forcément par les cellules sexuelles. Quelque chose doit passer des parents aux enfants pendant des centaines, des milliers de générations avant d’être activé.
— Peut-être que c’est compressé, encodé, proposa Mitch.
Kaye eut un sursaut. Elle tourna vers Mitch des yeux émerveillés.
— Cette idée est si dingue qu’elle en devient géniale. Comme des gènes imbriqués, mais en encore plus sournois. Enfouis dans les redondances.
— Et ils n’ont pas besoin d’être porteurs du mode d’emploi intégral du nouveau phénotype…, dit Dicken.
— Uniquement de celui des parties qui doivent être changées, acheva Kaye. Écoutez, nous savons qu’il y a une différence d’environ deux pour cent entre le génome d’un singe et celui d’un être humain.
— Sauf qu’ils n’ont pas le même nombre de chromosomes, dit Mitch. Ce qui finit par faire une sacrée différence.
Dicken se renfrogna et se prit la tête entre les mains.
— Bon Dieu, ça devient profond.
— Il est dix heures, remarqua Mitch.
Il désigna un gardien qui s’avançait sur la route au milieu du canon, se dirigeant de toute évidence vers eux.
Dicken jeta les bouteilles vides dans une poubelle et revint s’asseoir.
— Nous ne pouvons pas nous permettre d’en rester là. Qui sait quand nous serons de nouveau en mesure de nous réunir ?
Mitch étudia les notes de Kaye.
— Je comprends ce que vous voulez dire quand vous parlez des changements dans l’environnement générateurs de stress chez les êtres humains. Revenons à la question de Christopher. Qu’est-ce qui déclenche le signal, le changement ? Une maladie ? Des prédateurs ?
— Dans le cas présent, la surpopulation, répondit Kaye.
— Des conditions sociales complexes, ajouta Dicken. La compétition sur le marché du travail.
— Hé, les gars, lança le gardien en s’approchant, l’écho de sa voix rebondissant sur les parois du canon. Vous êtes avec la réception d’Americol ?
— Comment l’avez-vous deviné ? demanda Dicken.
— Vous ne devriez pas être ici.
Alors qu’ils rebroussaient chemin, Mitch secoua la tête d’un air dubitatif. Il n’était pas disposé à faire des concessions : un âne bâté.
— En général, les changements se produisent aux marges d’une population, là où les ressources sont rares et la compétition féroce. Pas au centre, là où règne le confort.
— Il n’y a plus de « marges », plus de frontières pour les humains, déclara Kaye. Nous recouvrons toute la planète. Mais nous sommes constamment soumis au stress pour rester à la hauteur.
— Il y a toujours la guerre, dit Dicken, soudain pensif. Les premières manifestations de la grippe d’Hérode se sont peut-être produites après la Seconde Guerre mondiale. Le stress causé par un cataclysme social, par les déviances d’une société. Les humains doivent changer, ou alors…
— Mais qui ou quoi en décide ? demanda Mitch en se tapant sur la hanche.
— Notre ordinateur biologique à l’échelle de l’espèce, répondit Kaye.
— Et c’est reparti – un réseau informatique, soupira Mitch.
— Le Magicien qui vit dans nos gènes, entonna Kaye d’une voix de présentatrice télé. (Puis, levant le doigt comme pour désigner quelque chose d’invisible :) Le maître du génome.
Mitch sourit et pointa l’index sur elle.
— C’est ce qu’on va nous rétorquer, ensuite on nous étouffera sous les lazzis.
— On nous chassera de la ville, renchérit Dicken.
— Ce qui va entraîner un certain stress, remarqua Kaye d’un air pincé.
— Concentrons-nous, concentrons-nous, insista Dicken.
— Et puis zut, dit Kaye. Retournons à l’hôtel et ouvrons l’autre bouteille.
Elle écarta les bras et tourna sur elle-même. Merde, se dit-elle. Je suis en train de parader. Hé, les gars, regardez-moi, je suis disponible.
— Uniquement si nous le méritons, dit Dicken. Il va falloir prendre un taxi si le bus est parti. Kaye… qu’est-ce qui cloche, au centre ? Qu’est-ce qui ne va pas chez ceux qui vivent en plein milieu de la population humaine ?
Elle laissa retomber ses bras.
— Chaque année, de plus en plus de gens… (Elle se tut soudain, et son expression se durcit.) La compétition est si intense…
Le visage de Saul. Le Mauvais Saul, en train de perdre la bataille et refusant de l’accepter, et le Bon Saul, aussi enthousiaste qu’un enfant mais toujours marqué d’un message indélébile proclamant : Tu ne peux que perdre. Il y a des loups plus forts et plus malins que toi.
Les deux hommes attendaient qu’elle poursuive.
Ils se dirigèrent vers la sortie. Kaye s’essuya les yeux en hâte et, d’une voix aussi posée que possible, reprit :
— Jadis, on voyait survenir une, deux ou trois personnes porteuses d’une idée ou d’une invention géniale qui bouleversaient le monde. (Sa voix se raffermit ; elle se sentait bourrée de ressentiment, voire de colère, au nom de Saul.) Darwin et Wallace. Einstein. Aujourd’hui, on trouve cent génies pour chaque nouveau défi, mille personnes en compétition pour prendre d’assaut la forteresse. Si la situation est aussi grave dans le domaine des sciences, au sommet, pour ainsi dire, à quoi ressemble-t-elle dans les tranchées ? C’est une incessante et cruelle compétition. Trop de choses à apprendre. Trop d’émissions encombrant les canaux de communication. Impossible de tout écouter. Nous sommes aux aguets en permanence.
— Quelle différence avec l’époque où l’on affrontait les mammouths et les ours des cavernes ? demanda Mitch. Ou avec celle où les enfants mouraient de la peste sous les yeux de leurs parents ?
— Les catégories de stress concernées ne sont pas les mêmes, et peut-être que d’autres substances chimiques sont affectées. Nous avons renoncé depuis longtemps à nous faire pousser des crocs et des griffes. Nous sommes des animaux sociaux. Tous les changements majeurs que nous avons subis vont dans le sens de la communication et de l’adaptation sociale.
— Trop de changements, dit Mitch d’un air pensif. Tout le monde déteste ça, mais nous devons rester compétitifs sous peine de nous retrouver à la rue.
Ils arrivèrent devant le portail, écoutèrent le chant des criquets. Un ara lança son cri à l’intérieur du zoo. Le son porta jusqu’à Balboa Park.
— La diversité, murmura Kaye. L’excès de stress pourrait être le signe d’une catastrophe imminente. Le XXe siècle n’a été qu’une longue et frénétique catastrophe. Voici qu’arrive peut-être un changement majeur, stocké dans le génome, qui préviendra l’extinction de l’espèce humaine.
— Pas une maladie, mais une amélioration, proposa Mitch.
Kaye le regarda, à nouveau prise d’un frisson.
— Précisément. Tout le monde peut aller partout en quelques heures ou en quelques jours. Ce qui apparaît dans un coin de la planète se répand partout à toute vitesse. Le Magicien reçoit une pléthore de signaux.
Elle étendit les bras une nouvelle fois, plus retenue mais guère plus sobre. Elle savait que Mitch la regardait et que Dicken les observait tous les deux.
Dicken scruta l’allée conduisant au parking, en quête d’un taxi. Il en vit un qui effectuait un demi-tour à quelques centaines de mètres de là et leva la main. La voiture vint se garer près d’eux.
Dicken monta à côté du chauffeur, Kaye et Mitch s’installèrent à l’arrière.
— Entendu, fit Dicken en se retournant. Une partie de l’ADN de notre génome construit patiemment le modèle du prochain type d’humain. Où trouve-t-elle ses idées, ses suggestions ? Qui lui chuchote : « Des jambes plus longues, une boîte crânienne plus grosse, les yeux marron sont à la mode cette année » ? Qui lui permet de distinguer le beau du laid ?
Kaye s’empressa de répondre :
— Les chromosomes utilisent une grammaire biologique, qui fait partie intégrante de l’ADN, un genre de schéma directeur de haut niveau à l’échelle de l’espèce. Le Magicien sait ce qu’il doit dire qui puisse avoir un sens pour le phénotype d’un organisme. Dans le Magicien, il y a un éditeur génétique et un correcteur grammatical. Il écarte la plupart des mutations insensées avant même qu’elles ne soient introduites.
— Nous sommes en train de nous envoler vers la stratosphère spéculative, intervint Mitch, et on va nous descendre dès le premier combat.
Il agita les mains comme s’il s’était agi de deux avions, faisant sursauter le chauffeur, puis, en un geste dramatique, laissa choir sa main gauche sur son genou, en repliant les doigts.
— Crash, fit-il.
Le chauffeur les regarda d’un air curieux.
— Vous êtes des biologistes ? s’informa-t-il.
— Des étudiants à l’université de la vie, répliqua Dicken.
— Pigé, dit l’homme d’un air solennel.
— Nous avons bien mérité ça.
Dicken sortit la troisième bouteille de son sachet et se saisit d’un couteau suisse.
— Hé, pas dans ma voiture, prévint le chauffeur avec sévérité. Ou j’arrête le compteur et on partage.
Éclats de rire.
— À l’hôtel, alors, proposa Dicken.
— Je vais être ivre, dit Kaye en secouant les cheveux qui tombaient sur son front.
— On va faire une orgie, reprit Dicken, qui rougit aussitôt. Une orgie intellectuelle, ajouta-t-il d’un air penaud.
— Je suis vanné, intervint Mitch. Et Kaye a une laryngite.
Elle poussa un petit couinement et sourit.
Le taxi s’arrêta devant l’hôtel Serrano, au sud-ouest du Palais des congrès, et ils descendirent.
— C’est moi qui régale, dit Dicken en payant le chauffeur. Comme pour le vin.
— D’accord, fit Mitch. Merci.
— Il nous faut une conclusion, lança Kaye. Une prédiction.
Mitch bâilla et s’étira.
— Navré. Je n’ai plus la force de penser.
Kaye le détailla à l’abri des cheveux tombant sur son front : des hanches étroites, un jean qui moulait ses cuisses, un visage carré barré par deux sourcils qui n’en faisaient qu’un. Il n’était pas vraiment beau, mais elle entendait sa chimie interne, un souffle qui faisait chanter ses reins, et sa chimie se foutait de la beauté. Le premier signe de la fin de l’hiver.
— Je parle sérieusement. Christopher ?
— C’est évident, non ? Ce que nous disons, c’est que les filles intermédiaires ne sont pas malades mais qu’elles représentent un stade du développement que nous n’avions jamais vu jusqu’à ce jour.
— Et qu’est-ce que ça signifie ? insista Kaye.
— Ça signifie que les bébés du second stade seront sains et viables. Et peut-être un peu différents de nous.
— Ce serait stupéfiant. Et ensuite ?
— Arrêtez, s’il vous plaît, intervint Mitch. On n’arrivera jamais à conclure cette nuit.
— Dommage, dit Kaye.
Mitch lui sourit. Elle lui tendit la main. La paume de Mitch était sèche comme du cuir et durcie par les cals récoltés lors des fouilles. Ses narines se dilatèrent lorsqu’il s’approcha d’elle, et elle aurait juré que ses iris en faisaient autant.
Le visage de Dicken était encore rose. Sa voix était traînante.
— Nous n’avons pas formulé de plan, remarqua-t-il. S’il doit y avoir un rapport, nous devons rassembler toutes nos preuves – et j’ai bien dit toutes.
— Comptez sur moi, le rassura Mitch. Vous avez mon numéro.
— Pas moi, dit Kaye.
— Christopher vous le donnera. Je vais rester quelques jours dans le coin. Si vous êtes disponibles, faites-le-moi savoir.
— Entendu.
— On vous appellera, dit Kaye, comme Dicken et elle se dirigeaient vers les portes vitrées.
— Un type intéressant, commenta Dicken dans l’ascenseur.
Kaye fit oui de la tête. Dicken la regardait d’un air soucieux.
— Il a l’air intelligent, poursuivit-il. Comment diable a-t-il fait pour se retrouver dans un tel merdier ?
Arrivée dans sa chambre, Kaye prit une douche bien chaude et se glissa entre les draps, épuisée et plus qu’éméchée. Son corps était satisfait. Elle enroula draps et couvertures autour de sa tête, se tourna sur le flanc et, presque immédiatement, s’endormit.
Kaye finissait de se laver en sifflotant lorsque le téléphone de sa chambre se mit à sonner. Elle s’essuya le visage et décrocha.
— Kaye ? Ici Mitch.
— Je me souviens de vous, dit-elle d’une voix enjouée – pas trop, espérait-elle.
— Je prends l’avion demain. J’espérais qu’on pourrait se voir ce matin, si vous avez le temps.
Conférences et tables rondes l’avaient tellement occupée qu’elle avait à peine eu le temps de réfléchir à leur soirée au zoo. Chaque soir, elle s’effondrait dans son lit, complètement épuisée. Judith Kushner ne s’était pas trompée : Marge Cross absorbait jusqu’à la dernière goutte de sa vie.
— Ce serait une bonne idée, dit-elle avec prudence. (Il n’avait pas mentionné le nom de Christopher.) Où ça ?
— Je suis à l’Holiday Inn. Il y a un excellent café au Serrano. On pourrait s’y retrouver.
— J’ai une heure de battement avant de commencer ma journée. Rendez-vous au rez-de-chaussée dans dix minutes ?
— Je vais courir, ça me fera du bien. À tout de suite.
Elle étala sur le lit les vêtements qu’elle comptait porter – un austère tailleur bleu en lin du meilleur goût, provenant de la collection Marge Cross –, puis, alors qu’elle envisageait de prendre du Tylenol pour soigner la migraine qui lui taraudait les sinus, elle entendit des cris étouffés au-dehors. Sans y prêter attention, elle attrapa le programme de la conférence qui traînait sur le lit. Comme elle le posait sur la table et fouillait son sac à main en quête de son badge, elle se lassa soudain de siffloter. Elle refit le tour du lit pour attraper la télécommande et allumer le poste.
Le bruit de fond produit par la petite télé était tout à fait satisfaisant. Publicités pour tampons hygiéniques et shampooings revigorants. Elle pensait à autre chose : à la cérémonie de clôture, à sa présence sur l’estrade aux côtés de Marge Cross et de Mark Augustine.
Mitch.
Alors qu’elle cherchait une paire de bas, elle entendit la présentatrice déclarer :
« … premier enfant né à terme. Je vous rappelle la principale information de ce début de journée : à Mexico, une femme dont l’identité n’a pas été révélée a donné le jour au premier bébé d’Hérode du second stade scientifiquement attesté. En direct de… » Kaye sursauta en entendant un bruit de verre brisé et de tôle froissée. Elle écarta le rideau de la fenêtre et se tourna vers le nord. West Harbor Drive, la rue où se trouvaient le Serrano et le Palais des congrès, était noire de monde, un fleuve compact qui débordait sur les trottoirs, les pelouses et les placettes, engloutissant voitures, minibus et navettes. En dépit du double vitrage, on percevait le vacarme qui montait de ce flot humain : un rugissement sourd, angoissant, pareil à la rumeur d’un tremblement de terre. Au-dessus de la foule flottaient des carrés blancs, ondoyaient des rubans verts : pancartes et banderoles. Comme Kaye se trouvait au dixième étage, elle ne parvenait pas à déchiffrer les slogans.
« … apparemment mort-né, continuait la présentatrice. Nous tentons d’obtenir des informations complémentaires auprès de… »
Le téléphone se remit à sonner. Elle saisit le combiné et retourna près de la fenêtre. Impossible de s’arracher au spectacle de ce fleuve en crue. Elle vit des voitures se faire bousculer sur son passage, retourner sens dessus dessous, entendit de nouveaux bruits de verre brisé.
— Ms. Lang, ici Stan Thorne, le chef de la sécurité de Marge Cross. Veuillez nous rejoindre au vingtième étage, dans le penthouse.
De la masse grouillante monta un cri animal.
— Prenez l’ascenseur rapide, poursuivit Thorne. S’il est bloqué, prenez l’escalier. Mais venez ici tout de suite.
— J’arrive.
Elle se chaussa.
« Ce matin, à Mexico… »
Avant même qu’elle ne soit dans l’ascenseur, elle avait l’estomac noué.
Sur le trottoir en face du Palais des congrès, Mitch se tenait les mains dans les poches, les épaules voûtées, et s’efforçait de passer inaperçu.
Les manifestants s’en prenaient aux scientifiques, aux représentants officiels, bref, à tous les participants de la conférence, fonçaient sur eux en criant et en agitant leurs pancartes.
Il avait ôté le badge fourni par Dicken et, avec son jean élimé, son visage tanné par le soleil et ses cheveux ébouriffés, il ne ressemblait ni à un scientifique ni à un représentant de l’industrie pharmaceutique.
Les manifestants étaient en majorité des femmes, de toutes les tailles et de toutes les couleurs, mais dont l’âge se situait presque toujours entre dix-huit et quarante ans. Elles semblaient avoir oublié toute notion de discipline. La colère ne tarderait pas à les dominer.
Mitch était terrifié, mais, pour le moment, la foule se déplaçait vers le sud, et il était libre. Il s’éloigna à vive allure de Harbor Drive, descendit la rampe d’un parking, sauta par-dessus un mur et se retrouva dans un jardinet séparant deux gratte-ciel.
Hors d’haleine, sous l’effet de la terreur plutôt que de l’épuisement – il avait toujours détesté la foule –, il se fraya un chemin entre les herbes à glace, escalada un autre mur et atterrit sur le sol bétonné d’un parking. Quelques femmes regagnaient leurs voitures d’un air hébété. L’une d’elles portait une pancarte à moitié cassée. Mitch eut le temps d’y lire le slogan : NOTRE CORPS, NOTRE DESTIN.
Le hurlement des sirènes retentit dans le parking. Mitch venait de franchir une porte conduisant aux ascenseurs lorsque trois gardes en uniforme déboulèrent dans l’escalier. Ils le fixèrent d’un air mauvais, l’arme au poing.
Mitch leva les mains, espérant avoir l’allure d’un innocent. Les gardes jurèrent et verrouillèrent la double porte vitrée.
— Montez ! ordonna l’un d’eux.
Il grimpa les marches, les trois hommes sur les talons.
Depuis le hall de l’hôtel, qui donnait sur West Harbor Drive, il vit des véhicules antiémeutes avancer à la lisière de la foule, contenir la masse des femmes. Un cri monta de cette masse, un cri de colère qui retomba telle une déferlante. Sur le toit d’un camion, des canons à eau s’agitèrent telles les antennes d’un gigantesque insecte.
Les portes du hall s’ouvraient et se refermaient à mesure que des clients se présentaient en agitant leurs clés. Mitch alla jusqu’à l’atrium central, sentant une bouffée d’air venue du dehors. Une odeur âcre attira son attention : un mélange de peur, de rage et d’autre chose, évoquant de la pisse de chien sur un trottoir brûlant.
Ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
L’odeur de la foule en furie.
Dicken retrouva Kaye au vingtième étage. Un homme en complet bleu marine leur ouvrit la porte du penthouse après avoir contrôlé leurs badges. Des voix étouffées montaient de son oreillette.
— Elles ont déjà pénétré dans le hall, dit Dicken. C’est de la folie furieuse.
— Mais pourquoi ? demanda Kaye, déconcertée.
— Mexico.
— Mais pourquoi une émeute ?
— Où est Kaye Lang ? s’écria un homme.
— Ici, dit-elle en levant la main.
Ils se frayèrent un chemin à travers une masse d’hommes et de femmes agités. Kaye vit une femme en maillot de bain éclater de rire et secouer la tête, une grande serviette blanche serrée entre ses doigts. Un homme en peignoir de bain s’était assis en relevant les jambes, les yeux fous. Derrière eux, le garde demanda en criant :
— C’était la dernière ?
— Oui, répondit l’un de ses collègues.
Kaye ne savait pas que la sécurité était à ce point renforcée – il devait y avoir dans l’hôtel une vingtaine d’hommes au service de Marge Cross. Certains étaient armés.
Elle entendit la voix stridente de Cross.
— Ce n’est qu’une bande de bonnes femmes, nom de Dieu ! De bonnes femmes terrifiées !
Dicken prit Kaye par le bras. Bob Cavanaugh, le secrétaire particulier de Cross, un quadragénaire mince au crâne dégarni, les agrippa tous les deux et leur fit franchir le barrage protégeant la chambre de Cross. Celle-ci était allongée sur un lit gigantesque, toujours en pyjama de soie, les yeux fixés sur le circuit télé de l’hôtel. Cavanaugh lui passa une veste en coton sur les épaules. L’image sur l’écran ne cessait de vaciller. Kaye jugea qu’elle était prise du troisième ou du quatrième étage.
Grâce à des jets d’eau judicieusement appliqués, les véhicules antiémeutes forçaient la foule à s’éloigner de l’entrée du Palais des congrès.
— Ils vont les assommer ! s’exclama Cross, furieuse.
— Elles ont saccagé l’étage où a eu lieu la conférence, lui dit son secrétaire.
— On n’avait pas prévu une telle réaction, commenta Stan Thorne, les bras croisés au-dessus de sa bedaine.
— En effet, dit Cross d’une voix flûtée. Et pourquoi ? J’ai toujours dit que cette crise allait frapper aux tripes. Comme réaction, on est servis ! C’est une catastrophe, une catastrophe !
— Elles n’ont même pas présenté leurs revendications, observa une femme mince en tailleur vert.
— Mais qu’est-ce qu’elles voulaient ? demanda un interlocuteur que Kaye ne put voir.
— Déposer un bon gros message à notre porte, grommela Cross. Les corps constitués sont à terre. Ces femmes veulent être rassurées sans tarder, et au diable la procédure.
— C’est peut-être exactement ce qu’il nous fallait, dit un petit homme maigre.
Kaye le reconnut : Lewis Jansen, chef du service marketing de la section pharmaceutique d’Americol.
— Mon cul ! s’écria Cross. Kaye Lang, où êtes-vous ?
— Ici, dit Kaye en s’avançant.
— Bien ! Frank, Sandra, Kaye doit passer à la télé dès que la rue aura été évacuée. Qui sont nos interlocuteurs, ici ?
Une femme d’un certain âge, vêtue d’un peignoir de bain et portant un attaché-case en aluminium, récita de mémoire les noms de quelques éditorialistes et journalistes locaux.
— Lewis, dites à vos gars de préparer une interview.
— Mes gars sont dans un autre hôtel.
— Alors appelez-les ! Dites au public que nous travaillons aussi vite que possible, que nous ne voulons pas lancer un vaccin sans tests préalables de peur de faire souffrir les gens… Merde, dites-leur tout ce que nous avons dit durant la conférence. Quand les citoyens de ce pays apprendront-ils enfin à être patients ? Est-ce que le téléphone marche ?
Kaye se demanda si Mitch avait été pris dans l’émeute, s’il était blessé.
Mark Augustine entra dans la chambre. Celle-ci commençait à être bondée. L’atmosphère y était étouffante. Augustine adressa un hochement de tête à Dicken, un sourire affable à Kaye. Il paraissait lucide et maître de lui, mais il y avait dans ses yeux une lueur qui démentait cette impression.
— Parfait ! rugit Cross. Toute la bande est là. Quoi de neuf, Mark ?
— Richard Bragg a été abattu à Berkeley il y a deux heures. Pendant qu’il promenait son chien.
Augustine inclina la tête et, au bénéfice de Kaye, se fendit d’un sourire ironique.
— Bragg ? répéta quelqu’un.
— Le connard qui nous emmerdait avec son brevet, répliqua quelqu’un d’autre.
Cross se leva.
— Ça a un rapport avec cette histoire de bébé ? demanda-t-elle à Augustine.
— C’est possible. La fuite provient d’un employé de l’hôpital de Mexico. D’après La Prensa, le bébé présentait de graves malformations. Tous les journaux télé du pays ont annoncé la nouvelle à partir de six heures du matin.
Kaye se tourna vers Dicken.
— Mort-né, dit-elle.
Augustine désigna la fenêtre.
— Ça explique peut-être ce début d’émeute. La manifestation était censée être pacifique.
— Ne perdons plus de temps, dit Cross. Nous avons du pain sur la planche.
Dicken avait l’air démoralisé quand ils se dirigèrent vers l’ascenseur. Il se tourna vers Kaye et lui murmura :
— Oublions ce qui s’est passé au zoo.
— Oublier toute notre discussion ?
— Elle était prématurée. Ce n’est pas le moment de nous faire remarquer.
Mitch s’avançait dans les rues dévastées, piétinant des éclats de verre. La police avait installé des barrières dont les rubans jaunes barraient l’accès au Palais des congrès et aux trois hôtels voisins. Les mêmes rubans emballaient les voitures renversées, les faisant ressembler à des cadeaux. La chaussée et les trottoirs étaient jonchés de pancartes et de banderoles. L’air sentait encore la fumée et les gaz lacrymogènes. Des policiers vêtus de chemises kaki et de pantalons vert foncé et des gardes nationaux en tenue de camouflage se tenaient au garde-à-vous pendant que les officiels de la municipalité inspectaient les dégâts. Les flics observaient les quelques badauds d’un œil menaçant derrière leurs lunettes noires.
Alors que Mitch tentait de regagner l’Holiday Inn, il avait été repoussé par les employés de l’hôtel qui assistaient la police. Sa valise était restée dans sa chambre, mais il avait son cartable sur lui, et c’était l’essentiel. Il avait laissé des messages à Kaye et à Dicken, mais ceux-ci seraient incapables de le joindre.
Apparemment, la conférence était terminée. Les voitures sortaient par douzaines des parkings et, quelques pâtés de maisons plus au sud, de longues files de taxis attendaient les passagers traînant leurs valises à roulettes.
Mitch ne parvenait pas à mettre de l’ordre parmi les émotions qui l’habitaient. De la colère, des bouffées d’adrénaline, une amère exaltation animale causée par le spectacle des dégâts… résidus caractéristiques quand on vient d’être exposé à la violence collective. Un peu de honte, cet ultime et si mince vernis social ; un sentiment de culpabilité à l’idée de s’être trompé, quand il avait appris la nouvelle au sujet du bébé mort. Pris dans l’œil du cyclone de ses sentiments, Mitch se sentait complètement égaré. Complètement seul.
Mais, après toutes les péripéties de cette journée, ce qu’il regrettait le plus était d’avoir raté son petit déjeuner avec Kaye Lang.
Elle sentait si bon dans l’air nocturne. Pas de parfum, des cheveux fraîchement lavés, une peau riche de senteurs, une haleine fleurant le vin, sans une trace d’agressivité. Ses yeux un peu ensommeillés, ses adieux pleins d’une chaleur lasse.
Il se voyait allongé près d’elle sur le lit de sa chambre du Serrano avec une netteté qui devait davantage à la mémoire qu’à l’imagination. Souvenir anticipé.
Il chercha dans sa poche ses billets d’avion, qui ne le quittaient jamais.
Dicken et Kaye représentaient à ses yeux un point d’ancrage, une nouvelle raison de vivre. Dicken ne l’encouragerait sans doute pas à cultiver une telle métaphore. On ne pouvait pas dire qu’il détestait Dicken ; le chasseur de virus semblait franc et intelligent. Mitch aurait aimé travailler avec lui, apprendre à mieux le connaître. Cependant, il n’arrivait pas à imaginer cette possibilité. Question d’instinct, ou de souvenir anticipé.
De rivalité.
Il s’assit sur un muret de béton en face du Serrano, agrippant son cartable des deux mains. Il s’efforça de faire appel à la patience qui lui avait évité de devenir fou lors de fouilles effectuées avec des étudiants butés.
Il vit une femme en bleu sortir de l’hôtel et sursauta. Elle resta un moment immobile, dans l’ombre, en train de discuter avec deux chasseurs et un policier. C’était Kaye. Mitch traversa lentement la rue, contournant une Toyota aux vitres fracassées. Kaye le vit et agita la main.
Ils se retrouvèrent sur l’esplanade devant l’hôtel. Kaye avait les yeux cernés.
— C’était horrible, souffla-t-elle.
— J’étais là, j’ai tout vu, dit Mitch.
— On passe à la vitesse supérieure. Je vais donner quelques interviews à la télé, puis on retourne à Washington. Il va sûrement y avoir une enquête.
— C’est à cause du premier bébé ?
Kaye fit oui de la tête.
— Nous avons eu des détails il y a une heure. Le NIH recherchait une femme qui avait contracté la grippe d’Hérode l’année dernière. Elle a avorté d’une fille intermédiaire, puis elle est de nouveau tombée enceinte un mois plus tard. Elle a accouché avec un mois d’avance et le bébé est mort. Il présentait de graves déficiences. Cyclopie, je crois bien.
— Seigneur !
— Augustine et Cross… enfin, je n’ai pas le droit d’en parler. Mais nous allons être obligés de revoir tous nos plans, peut-être même d’accélérer les tests sur des sujets humains. Le Congrès hurle au meurtre et cherche des coupables. Un vrai gâchis, Mitch.
— Je vois. Que pouvons-nous faire ?
— Nous ? (Kaye secoua la tête.) Notre discussion au zoo n’a désormais plus aucun sens.
— Pourquoi ? demanda Mitch en déglutissant.
— Dicken a retourné sa veste.
— De quelle façon ?
— Il est abattu. Il pense que nous nous sommes trompés sur toute la ligne.
Mitch inclina la tête, plissa le front.
— Je ne suis pas de cet avis.
— Peut-être que c’est une question de politique et non de science, suggéra Kaye.
— Restons-en à la méthode scientifique. Allons-nous laisser une naissance prématurée, un bébé malformé…
— Nous arrêter ? compléta Kaye. Probablement. Je n’en sais rien.
Elle contempla l’étendue de la rue.
— Est-ce qu’on attend d’autres naissances ? s’enquit Mitch.
— Pas avant plusieurs mois. La plupart des parents ont opté pour l’avortement.
— Je l’ignorais.
— On n’en a pas beaucoup parlé. Les agences concernées n’ont pas divulgué leurs noms. Comme vous l’imaginez, il y aurait eu une vraie levée de boucliers.
— Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
Kaye porta une main à son cœur, puis à son ventre.
— J’ai l’impression d’avoir reçu un coup de poing dans les tripes. J’ai besoin de temps pour réfléchir, pour creuser la question. J’ai demandé votre numéro de téléphone à Dicken, mais il ne me l’a jamais donné.
Mitch eut un sourire entendu.
— Quoi ? fit Kaye, un peu agacée.
— Rien.
— Voilà mon numéro à Baltimore, dit-elle en lui tendant une carte. Appelez-moi dans deux ou trois jours.
Elle lui posa une main sur l’épaule, qu’elle étreignit brièvement, puis se retourna pour regagner l’hôtel. Elle lui jeta par-dessus son épaule :
— Je parle sérieusement ! Appelez-moi.
Kaye quitta discrètement l’aéroport de Baltimore dans une Pontiac marron banalisée. Au bout de trois heures de studio télé et de six heures d’avion, elle avait l’impression que sa peau était recouverte d’une couche de vernis.
Elle était escortée par deux agents du Service secret affectant un silence poli. Le premier avait pris place à côté du chauffeur, le second à l’arrière, avec Kaye et Farrah Tighe, sa nouvelle assistante personnelle.
Plus jeune qu’elle de quelques années, Tighe avait des cheveux blonds tirés en arrière, un visage agréable, des yeux d’un bleu étincelant et des hanches larges qui prenaient pas mal de place sur la banquette.
— Nous disposons de quatre heures avant votre rendez-vous avec Mark Augustine, déclara-t-elle.
Kaye hocha la tête. Elle avait l’esprit ailleurs.
— Vous avez demandé à voir deux des mères résidant au NIH. Je ne pense pas que nous aurons le temps aujourd’hui.
— Débrouillez-vous, dit Kaye d’un ton ferme. S’il vous plaît.
Tighe la fixa d’un air solennel.
— Commençons par aller à la clinique, insista Kaye.
— Nous avons encore deux interviews à…
— Annulez-les. Je veux parler à Mrs. Hamilton.
Kaye emprunta une série de longs corridors pour gagner le bâtiment 10 depuis le parking.
Entre l’aéroport et le campus du NIH, Tighe l’avait informée des événements de la veille. Richard Bragg avait reçu sept balles dans la tête et le torse alors qu’il sortait de sa maison de Berkeley, et il était mort sur le coup. On avait arrêté deux suspects, des hommes dont les épouses portaient des bébés d’Hérode du premier stade. Ils avaient été appréhendés non loin du lieu du crime, en état d’ébriété, à bord d’une voiture remplie de canettes vides.
Sur ordre du président, le Service secret avait désormais pour mission de protéger les membres les plus importants de la Brigade.
La mère du premier enfant du second stade né à terme en Amérique du Nord, connue sous la seule identité de Mrs. C, se trouvait encore dans un hôpital de Mexico. Originaire de Lituanie, elle avait émigré au Mexique en 1996 ; en 1990 et en 1993, elle s’était rendue en Azerbaïdjan pour le compte d’une organisation humanitaire. Elle était à l’heure actuelle en état de choc et souffrait de ce que les rapports médicaux décrivaient comme une crise aiguë d’acné sur le visage.
L’enfant mort-né avait été expédié à Atlanta, où il devait arriver le lendemain.
Luella Hamilton venait de prendre un déjeuner léger et, assise près de la fenêtre, contemplait un petit jardin et le mur aveugle du bâtiment voisin. Elle partageait sa chambre avec une autre mère, qui se trouvait en ce moment en salle d’examen. Il y avait à présent huit femmes enceintes dans la clinique.
— J’ai perdu mon bébé, dit Mrs. Hamilton en guise de salut.
Kaye fit le tour du lit et la serra dans ses bras. Elle lui rendit son étreinte avec force et poussa un petit gémissement.
Tighe resta sur le seuil.
— Il est sorti comme ça, en pleine nuit. (Les yeux de Mrs. Hamilton étaient fixes.) À peine si je l’ai senti passer. J’avais les jambes mouillées. Il n’y avait presque pas de sang. Mon ventre était relié à un moniteur et le signal d’alarme a fait un bip. Je me suis réveillée, et j’ai vu les infirmières en train de me mettre sous une tente. Elles ne m’ont pas montré ma fille. Une femme pasteur est venue me voir, le révérend Ackerley, de l’église de mon quartier, elle est venue me voir exprès, c’est gentil, non ?
— Je suis vraiment navrée.
— Elle m’a parlé de cette femme, à Mexico, avec son second bébé…
Kaye secoua la tête en signe de compassion.
— J’ai tellement peur, Kaye.
— J’aurais tant voulu être près de vous. J’étais à San Diego, et je ne savais pas que vous aviez fait une fausse couche.
— Hé, vous n’êtes pas mon médecin traitant, après tout.
— J’ai beaucoup pensé à vous. Et aux autres. (Kaye sourit.) Mais surtout à vous.
— Oui, je sais, je suis noire et forte de caractère, ça fait toujours une sacrée impression.
Mrs. Hamilton ne souriait pas en prononçant ces mots. Elle avait les traits tirés, le teint brouillé.
— J’ai parlé à mon mari au téléphone, reprit-elle. Il va venir aujourd’hui et on pourra se voir, mais il y aura une cloison de verre entre nous. On m’avait dit qu’on me laisserait partir après la naissance du bébé. Mais maintenant on me dit qu’on veut encore me garder. On me dit que je vais encore être enceinte. Que je vais avoir un autre bébé. Mon petit enfant Jésus. Que va devenir le monde s’il y a des millions d’enfants Jésus ? (Elle se mit à pleurer.) Je n’ai pas couché avec mon mari ni avec personne d’autre ! Je le jure !
Kaye lui étreignit la main.
— Je sais que c’est une épreuve pour vous.
— Je voudrais bien aider les médecins, mais c’est dur pour ma famille. Mon mari est à moitié fou, Kaye. Si seulement ils menaient leur barque un peu mieux ! (Elle fixa des yeux la fenêtre sans lâcher la main de Kaye, l’agitant doucement comme si elle entendait de la musique dans son esprit.) Vous avez eu le temps de réfléchir. Dites-moi ce qui se passe.
Kaye considéra Mrs. Hamilton et fouilla dans sa tête en quête d’une réponse.
— Nous en sommes encore à essayer de le comprendre, avoua-t-elle. C’est un vrai défi.
— Un défi qui vient du bon Dieu ? demanda Mrs. Hamilton.
— Non, de l’intérieur de nous-mêmes.
— Si ça vient du bon Dieu, alors tous les enfants Jésus vont mourir sauf un seul, conclut Mrs. Hamilton. Ça ne me laisse pas beaucoup de chances.
— Je me déteste, dit Kaye alors que Tighe l’escortait jusqu’au bureau du docteur Lipton.
— Pourquoi ?
— Je n’étais pas là.
— Vous ne pouvez pas être partout.
Lipton était en réunion, mais elle s’en absenta le temps de s’entretenir avec Kaye. Elles allèrent dans un petit bureau empli d’armoires et équipé d’un ordinateur.
— La nuit dernière, nous avons fait un scanner et mesuré son taux d’hormones. Elle était presque hystérique. La fausse couche a été très peu douloureuse, voire pas du tout. À mon avis, elle aurait préféré que ça fasse plus mal. C’était un fœtus d’Hérode tout à fait classique.
Lipton brandit une série de photographies.
— S’il s’agit d’une maladie, elle est foutrement organisée, reprit-elle. Le pseudo-placenta diffère à peine d’un placenta normal, si l’on excepte sa taille minuscule. Quant à la poche amniotique, c’est une autre histoire.
Lipton indiqua un bout de tissu recroquevillé sur la poche amniotique flétrie, qui avait été expulsée avec le placenta.
— J’ignore ce que peut être ceci, à part peut-être une petite trompe de Fallope.
— Et les autres pensionnaires de la clinique ?
— Deux d’entre elles devraient faire un rejet dans les jours à venir, les autres dans quinze jours au plus tard. J’ai fait venir des prêtres, un rabbin, des psychiatres et même des proches – tous de sexe féminin. Les mères sont profondément malheureuses, ce qui n’a rien de surprenant. Mais elles ont accepté de poursuivre le programme.
— Aucun contact masculin ?
— Sauf les garçons impubères, précisa Lipton. Ordre de Mark Augustine, cosigné par Frank Shawbeck. Certaines des familles commencent à en avoir marre. Je ne peux pas leur en vouloir.
— Des femmes fortunées parmi vos patientes ? demanda Kaye d’une voix neutre.
— Non. (Lipton eut un petit rire dénué d’humour.) Cette question était-elle vraiment nécessaire ?
— Êtes-vous mariée, docteur Lipton ?
— Divorcée depuis six mois. Et vous ?
— Veuve.
— Alors, nous faisons partie des veinardes, conclut Lipton.
Tighe tapota sa montre. Lipton lui jeta un vague coup d’œil.
— Désolée de vous avoir retardée, dit-elle sèchement. On m’attend, moi aussi.
Kaye attira son attention sur les photos du pseudoplacenta et de la poche amniotique.
— Qu’entendez-vous en disant qu’il s’agit d’une maladie « organisée » ?
Lipton s’accouda à un meuble à fiches.
— J’ai traité des tumeurs, des lésions, des bubons, des furoncles, bref, toutes les saloperies que la maladie peut introduire dans notre corps. Il y a de l’organisation dans tout ça, d’accord. Le flux sanguin est détourné, les cellules subverties pour que la maladie se nourrisse. Mais cette poche amniotique est un organe hautement spécialisé, différent de tous ceux que j’ai eu l’occasion d’étudier.
— Donc, selon vous, ce n’est pas un produit de la maladie ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit. N’oubliez pas le résultat : malformations, douleur, souffrance et fausse couche. Le bébé de Mexico… (Lipton secoua la tête.) Comme je n’ai pas de temps à perdre, je ne tenterai pas de chercher une autre définition. C’est une nouvelle maladie, aussi hideuse qu’inventive, un point, c’est tout.
Dicken sortit du parking souterrain de Clifton Way en empruntant la rampe, découvrant en plissant les yeux un ciel où ne traînaient que quelques petits nuages ventrus. Il espérait que l’air frais allait lui éclaircir les idées.
La veille, à peine revenu à Atlanta, il s’était acheté une bouteille de Jack Daniel’s et s’était enfermé chez lui, buvant comme un trou jusqu’à quatre heures du matin. En allant du séjour à la salle de bains, il s’était pris les pieds dans une pile de bouquins, cogné l’épaule contre un mur et effondré par terre. Il avait l’épaule et la jambe couvertes de bleus, les reins en compote, mais il était capable de marcher et presque sûr qu’il n’avait pas besoin d’aller à l’hôpital.
Toutefois, il avait le bras un peu raide et le visage couleur de cendre. Sans parler d’une gueule de bois carabinée et d’un estomac qui criait famine. Et, au fond de son âme, il se comparait à un tas de merde, désemparé et furieux contre tout mais surtout contre lui-même.
Le souvenir de leur jam intellectuelle au zoo de San Diego le brûlait comme un fer rouge. La présence de Mitch Rafelson, un élément incontrôlable qui, sans en dire beaucoup, aiguillonnait la conversation, contestant leurs théories fumeuses mais les encourageant à les approfondir ; Kaye Lang, plus adorable que jamais, presque radieuse, avec ce petit air concentré et intrigué, totalement indifférente à Dicken excepté sur le plan professionnel.
De toute évidence, Rafelson avait nettement plus de classe que lui. Pour la énième fois, lui qui avait passé sa vie à affronter ce que la Terre avait de pire à offrir à un homme se retrouvait déprécié aux yeux d’une femme dont il pensait être amoureux.
Mais, après tout, quelle importance, bon Dieu ? Que valaient son ego de mâle, sa vie sexuelle, face à la grippe d’Hérode ?
Dicken fit le tour du bâtiment pour déboucher sur Clifton Road et se figea, totalement déconcerté. Le gardien du parking lui avait parlé d’une manifestation, mais il n’en avait pas précisé l’ampleur.
La rue était noire de monde, de la placette paysagère en face du bâtiment 1 jusqu’au siège social de l’American Cancer Society et à l’hôtel Emory, de l’autre côté de la chaussée. Certains manifestants piétinaient les massifs d’azalées pourpres ; ils avaient laissé un passage ouvert jusqu’à l’entrée principale mais bloquaient le bureau d’accueil des visiteurs et la cafétéria. Plusieurs douzaines d’entre eux s’étaient assis autour de la colonne que dominait le buste d’Hygie et, les yeux clos, oscillaient doucement de droite à gauche, comme en prière.
Dicken estima qu’il y avait là deux mille personnes – hommes, femmes et enfants – qui semblaient attendre quelque chose, le salut ou, à tout le moins, l’assurance que la fin du monde n’était pas pour demain. La majorité des femmes et une forte minorité d’hommes portaient un masque, orange ou pourpre, censé tuer tous les virus, y compris SHEVA, à en croire son escroc de fabricant.
Les organisateurs de la veille – il ne s’agissait pas, selon eux, d’une manifestation – distribuaient des gobelets, de l’eau fraîche, des tracts, des conseils et des instructions, mais les participants ne disaient pas un mot.
Dicken se dirigea vers l’entrée du bâtiment 1, se frayant un chemin à travers la foule, attiré en dépit de l’impression de danger qui montait en lui. Il voulait voir ce que pensaient et ressentaient les troufions – ceux qui se trouvaient sur le front.
Les cameramen se déplaçaient lentement à travers la foule, peaufinant leur cadrage dès qu’ils arpentaient une allée, tenant leurs caméras à hauteur de la taille pour traduire l’ambiance du moment, les hissant sur l’épaule pour donner une idée de l’importance de l’événement.
— Seigneur, que vous est-il arrivé ? demanda Jane Salter en croisant Dicken dans un couloir.
Elle portait un attaché-case et une pile de dossiers verts.
— Un simple accident. Je suis tombé. Vous avez vu ce qui se passe dehors ?
— Oui. Ça me fout les jetons.
Elle le suivit dans son bureau mais resta sur le seuil. Dicken lui jeta un regard par-dessus son épaule puis s’assit sur sa vieille chaise à roulettes, l’air aussi déçu qu’un petit garçon.
— C’est Mrs. C qui vous déprime ? s’enquit Salter.
Elle repoussa une mèche de cheveux bruns avec le coin d’un dossier. La mèche retomba et elle cessa d’y prêter attention.
— Sans doute, répondit Dicken.
Salter se pencha pour poser son attaché-case et étala les dossiers sur le bureau.
— Tom Scarry a reçu le bébé. Il a déjà été autopsié à Mexico. Je suppose qu’ils ont fait de l’excellent travail. Ce qui ne va pas empêcher Tom de tout refaire par acquit de conscience.
— Vous l’avez vu ?
— Je n’ai vu qu’une bande vidéo montrant son arrivée dans le bâtiment 15, quand on l’a sorti de sa glacière.
— C’est un monstre ?
— Oui, un vrai. Horrible.
— Pour qui sonne le glas, commenta Dicken.
— Je n’ai jamais vraiment compris votre position, Christopher, dit Salter en s’appuyant contre la porte. Vous paraissez surpris de découvrir que cette maladie est une vraie saloperie. Nous le savions depuis le début, non ?
Dicken secoua la tête.
— Ça fait si longtemps que je traque les maladies… Celle-ci m’avait semblé différente.
— Plus sympa, vous voulez dire ?
— Jane, j’ai passé la soirée à boire. Je me suis cassé la figure et j’ai mal à l’épaule. Je ne suis vraiment pas en forme.
— Une cuite ? En général, on boit à cause d’un chagrin d’amour, pas d’une erreur de diagnostic.
Dicken fit la grimace.
— Où allez-vous avec tout ça ? demanda-t-il en désignant les dossiers verts.
— Je déménage quelques trucs au nouveau labo. Ils ont quatre tables de plus. Nous battons le rappel du personnel et des procédures pour une mission autopsie vingt-quatre heures sur vingt-quatre, condition L3. C’est le docteur Sharp qui dirige les opérations. Je participe à l’analyse neurale et épithéliale. Pour contrôler le compte rendu.
— Tenez-moi au courant si vous apprenez quelque chose.
— Je ne sais même pas ce que vous faites ici, Christopher. Vous êtes passé par-dessus le reste de l’équipe en rejoignant Augustine.
— Le front commence à me manquer. C’est ici que les nouvelles arrivent en premier. (Soupir.) Je suis toujours un chasseur de virus, Jane. Je suis revenu consulter des vieux papiers. Voir si je n’avais pas raté un détail crucial.
Jane sourit.
— Eh bien, j’ai appris ce matin que Mrs. C souffrait d’un herpès génital. Pour une raison indéterminée, il s’est transmis au bébé C durant la première phase de la grossesse. Il était couvert de lésions.
Dicken sursauta.
— De l’herpès ? Personne ne nous en avait parlé.
— Je vous l’ai dit : c’est horrible.
De l’herpès… Voilà qui bouleversait toute l’interprétation du phénomène. Comment le fœtus avait-il pu contracter cet herpès alors qu’il était protégé par la matrice ? En règle générale, c’est lors de l’accouchement que l’herpès se transmet de la mère à l’enfant.
Dicken n’avait pas la tête à ce qu’il faisait.
Le docteur Denby passa devant la porte, leur lança un sourire, puis fit demi-tour et glissa la tête par l’entrebâillement. C’était un spécialiste des bactéries, un petit homme chauve au visage de chérubin, vêtu d’une chemise mauve et d’une cravate rouge.
— Jane ? Vous saviez qu’ils avaient bloqué la cafétéria de l’extérieur ? Salut, Christopher.
— Je l’ai entendu dire. C’est impressionnant.
— Et maintenant ils mijotent autre chose. Vous voulez voir ?
— Pas si c’est violent, répondit Jane en frissonnant.
— C’est parce que c’est non violent que c’est terrifiant. Ils manœuvrent dans un silence absolu ! Comme à la parade, mais sans fanfare.
Dicken les accompagna, gagnant le hall du bâtiment en empruntant un ascenseur et une volée de marches. D’autres médecins et fonctionnaires curieux étaient déjà massés devant l’exposition permanente décrivant l’histoire du CDC. Dehors, la masse des manifestants se déplaçait dans un ordre parfait. Les meneurs communiquaient leurs ordres dans des mégaphones.
Un garde contemplait la scène d’un air mauvais, les poings sur les hanches.
— Regardez-moi ça !
— Quoi donc ? demanda Jane.
— Ils séparent les filles des garçons. La ségrégation sexuelle en marche, commenta-t-il d’un air mystifié.
Les banderoles étaient nettement visibles depuis le hall, et toutes les caméras étaient braquées sur elles. La brise agita l’une d’elles, permettant à Dicken de déchiffrer le slogan qui y était inscrit : VOLONTAIRES, SÉPAREZ-VOUS. SAUVEZ UN ENFANT.
En moins de quelques minutes, la foule s’était divisée en deux, évoquant la mer Rouge face à Moïse, les femmes et les enfants d’un côté, les hommes de l’autre. Les femmes avaient l’air déterminées. Les hommes semblaient sombres et honteux.
— Seigneur ! marmonna le garde. Ils veulent que je quitte ma femme ?
Dicken était sonné. Il retourna dans son bureau pour appeler Bethesda. Augustine n’était pas encore arrivé. Kaye Lang se trouvait au centre clinique Magnuson.
La secrétaire d’Augustine ajouta que plusieurs milliers de manifestants avaient envahi le campus du NIH.
— Allumez votre télé, dit-elle. Ils défilent dans tout le pays.
Augustine fit le tour du campus par Old Georgetown Road, empruntant ensuite Lincoln Street pour se rendre dans un parking temporaire proche du QG de la Brigade. Celui-ci avait été déplacé quinze jours plus tôt à la demande de la ministre de la Santé. Les manifestants devaient l’ignorer, car ils s’étaient rassemblés autour de l’ancien QG et du bâtiment 10.
Augustine se dirigea vers l’entrée d’un pas vif, sans prendre le temps d’apprécier la chaleur du soleil. Des policiers affectés au campus discutaient à voix basse avec des vigiles nouvellement embauchés. Ils surveillaient des petits groupes de manifestants qui se trouvaient à quelques centaines de mètres de là.
— Ne vous inquiétez pas, Mr. Augustine, lui dit le chef de la sécurité du bâtiment en contrôlant son passe. La garde nationale arrive cet après-midi.
— Génial.
Augustine rentra le menton et appuya sur le bouton de l’ascenseur. Dans les nouveaux bureaux, trois de ses assistants et sa secrétaire personnelle, Mrs. Florence Leighton, une matrone d’une redoutable efficacité, s’efforçaient de rétablir la liaison informatique avec le reste du campus.
— Que se passe-t-il, un sabotage ? s’enquit Augustine d’une voix menaçante.
— Non, dit Mrs. Leighton en lui tendant une liasse de sorties d’imprimante. Simple cas de stupidité. Le serveur refuse de nous reconnaître.
Augustine referma violemment la porte de son bureau, attrapa sa chaise à roulettes, jeta la liasse devant lui. Le téléphone sonna. Il tendit une main et appuya sur le bouton de réception.
— Florence, pourrais-je avoir cinq minutes de tranquillité pour m’éclaircir les idées ? supplia-t-il.
— C’est Kennealy, pour le vice-président, Mark, dit Mrs. Leighton.
— De plus en plus génial. Passez-le-moi.
Tom Kennealy, responsable de la communication technique du vice-président – encore un nouveau poste, créé la semaine précédente –, demanda de but en blanc si Augustine avait été informé de l’ampleur des manifestations.
— Il me suffit de regarder par la fenêtre pour la mesurer, répliqua-t-il.
— Au dernier recensement, quatre cent soixante-dix hôpitaux étaient concernés.
— Dieu bénisse Internet.
— Quatre manifestations ont dégénéré – sans compter l’émeute de San Diego. Le vice-président est très préoccupé, Mark.
— Dites-lui que je suis plus que préoccupé. C’est la pire nouvelle que je puisse imaginer : un bébé d’Hérode arrivé à terme et mort-né.
— Que pensez-vous de cette histoire d’herpès ?
— Laissez tomber. L’herpès ne peut infecter un enfant qu’à la naissance. Sans doute n’a-t-on pas pris les précautions nécessaires à Mexico.
— Ce n’est pas ce qu’on nous a dit. Peut-être pourrions-nous rassurer le public sur ce point ? Et si le bébé était malade ?
— Bien entendu qu’il était malade, Tom. Nous devrions nous concentrer sur la grippe d’Hérode.
— D’accord. J’ai informé le vice-président. Il vient d’arriver.
Le vice-président prit la communication. Augustine se ressaisit et s’adressa à lui d’une voix posée. Le vice-président l’informa que le NIH allait bénéficier d’une protection militaire renforcée et d’un nouveau statut sécuritaire, ainsi que le CDC et cinq centres de recherche de la Brigade répartis dans tout le pays. Augustine imaginait sans peine le résultat : barbelés, chiens policiers, grenades et gaz lacrymogènes. L’atmosphère idéale pour mener des recherches de pointe.
— Monsieur le vice-président, ne chassez pas les manifestants du campus, s’il vous plaît. Laissez-les rester ici et manifester.
— Le président a donné l’ordre il y a une heure. Pourquoi l’annuler ?
— Parce qu’on dirait bien qu’ils ne font que se défouler. Rien à voir avec San Diego. Je veux rencontrer les meneurs ici, sur le campus.
— Vous n’êtes pas un négociateur, Mark.
— Non, mais je suis préférable à une phalange de soldats en tenue de camouflage.
— C’est de la responsabilité du directeur du NIH.
— Qui mène les négociations, monsieur ?
— Le directeur et le chef de cabinet vont rencontrer les leaders des manifestants. Nous ne devons pas disperser nos efforts ni parler de plusieurs voix, Mark, alors, n’essayez même pas de sortir pour aller parlementer.
— Et si nous avons un autre bébé mort qui nous arrive, monsieur ? Celui-ci est sorti de nulle part – il n’y a que six jours que nous avons appris son existence. Nous avons tenté d’envoyer une équipe là-bas, mais l’hôpital n’a rien voulu entendre.
— Ils vous ont envoyé le corps. Cela semble démontrer leur volonté de coopération. D’après ce que me dit Tom, personne n’aurait pu sauver ce bébé.
— Non, mais si nous avions été informés à l’avance nous aurions pu coordonner notre communication.
— Nous ne devons pas être divisés, Mark.
— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, c’est la bureaucratie internationale qui est en train de nous tuer. C’est pour ça que ces manifestations sont si dangereuses. Nous serons tenus pour responsables, que nous soyons coupables ou non – et, franchement, je commence sérieusement à en avoir marre. Je ne peux pas être responsable de quoi que ce soit si l’on ne prend jamais la peine de me consulter !
— Nous sommes en train de vous consulter en ce moment même, Mark, dit le vice-président d’une voix posée.
— Pardon. Je le sais, monsieur. Notre collaboration avec Americol cause toutes sortes de problèmes. L’annonce du vaccin… une annonce prématurée, à mon avis…
— Tom partage cette opinion, et moi aussi.
Et le président ? se demanda Augustine.
— Croyez bien que je l’apprécie, reprit-il, mais nous sommes placés devant le fait accompli. D’après mon équipe, il y a une chance sur deux pour que la phase d’expérimentation soit un échec. Ce ribozyme est si versatile que c’en est déprimant. Apparemment, il a une affinité pour treize ou quatorze ARN messagers différents. On arrêtera SHEVA, mais le résultat sera une dégradation de la myéline… la sclérose en plaques, bon sang !
— Ms. Cross affirme qu’ils ont raffiné le vaccin et qu’il est à présent mieux ciblé. Elle m’a personnellement déclaré que cette histoire de sclérose en plaques n’était qu’une rumeur sans fondement.
— Quelle version la FDA va-t-elle les autoriser à tester, monsieur ? Toute la paperasserie est à refaire.
— La FDA s’est engagée à accélérer la procédure.
— J’aimerais monter ma propre équipe d’évaluation. Le NIH a le personnel nécessaire et nous avons l’équipement.
— Nous n’avons pas le temps, Mark.
Augustine ferma les yeux et se frotta le front. Il sentit son visage virer à l’écarlate.
— J’espère que nous tirerons les bonnes cartes, dit-il à voix basse.
Son cœur battait la chamade.
— Le président va annoncer dès ce soir le lancement d’une phase d’expérimentation accélérée, dit le vice-président. Si les tests précliniques sont un succès, nous passerons à l’expérimentation humaine en moins d’un mois.
— Je ne pense pas approuver cette mesure.
— D’après Robert Jackson, ils sont capables d’y arriver. La décision est prise. Ce qui est fait est fait.
— Le président en a-t-il parlé avec Frank ? Ou avec la ministre de la Santé ?
— Ils sont en contact de façon permanente.
— S’il vous plaît, demandez au président de m’appeler.
Augustine détestait se retrouver dans la position du demandeur, mais un président plus intelligent n’aurait pas eu besoin qu’on lui rappelle une telle démarche.
— Je n’y manquerai pas, Mark. Quant à vos réactions… tenez-vous-en à ce qu’ont dit les pontes du NIH – ni division, ni séparation, compris ?
— Je ne suis pas un élément incontrôlé, monsieur le vice-président, dit Augustine.
— Je vous recontacte.
Kennealy reprit la communication. Il semblait offusqué.
— Les soldats se mettent en route en ce moment même, Mark. Ne quittez pas. (Apparemment, il venait de plaquer la main sur le micro.) Le vice-président vient de sortir. Nom de Dieu, Mark, qu’est-ce que vous lui avez fait ? Vous lui avez remonté les bretelles ?
— Je l’ai prié de demander au président de m’appeler.
— C’est plutôt culotté de votre part, remarqua Kennealy d’une voix glaciale.
— Quelqu’un aurait-il l’obligeance de m’informer si nous apprenons l’existence d’un autre bébé à l’étranger ? Voire à l’intérieur de nos frontières ? Le ministère des Affaires étrangères pourrait-il établir une liaison quotidienne avec mon bureau ? J’espère ne froisser la susceptibilité de personne, Tom !
— Je vous en prie, ne parlez plus jamais au vice-président sur ce ton, Mark, dit Kennealy, et il raccrocha.
Augustine appuya sur le bouton d’appel.
— Florence, j’ai besoin d’écrire une lettre et une note de service. Est-ce que Dicken est en ville ? Où est Lang ?
— Le docteur Dicken est à Atlanta et Kaye Lang est sur le campus. À la clinique, je crois bien. Vous êtes censé la rencontrer dans dix minutes.
Augustine ouvrit le tiroir de son bureau et attrapa un bloc-notes. Il y avait dressé le tableau des trente et un postes de commandement dont il dépendait, des trente obstacles qui le séparaient du président – ce qui relevait un peu de l’obsession chez lui. D’un geste sec, il en barra cinq, puis six, et, finalement, s’arrêta à dix noms et services et déchira la feuille. Dans le pire des cas, et à condition de soigneusement préparer son coup, il parviendrait à éliminer dix de ces obstacles, peut-être même vingt.
Mais il lui fallait d’abord s’exposer et leur envoyer son rapport ainsi qu’une note, ensuite s’assurer que tous les avaient reçus avant qu’il ne commence à pleuvoir de la merde.
De toute façon, il ne s’exposerait pas beaucoup. Avant qu’un quelconque laquais de la Maison-Blanche – peut-être Kennealy, avide de promotion – ne murmure à l’oreille du président qu’Augustine avait tendance à jouer perso, il serait sûrement arrivé un autre incident.
Un incident grave.
Kaye ne voyait plus qu’une seule chose à faire : se jeter à corps perdu dans le travail. Le chaos ne lui laissait que cette unique option. Comme elle quittait la clinique, passant d’un pas vif devant les stands où des vendeurs vietnamiens et coréens proposaient bibelots et articles de toilette, elle consulta la liste des tâches figurant sur son agenda et cocha ses rendez-vous de la journée : d’abord Augustine, puis dix minutes avec Robert Jackson dans le bâtiment 15 pour discuter des locus de liaison des ribozymes, un entretien avec deux chercheurs du NIH basés dans les bâtiments 5 et 6, qui l’aidaient dans sa quête de HERV semblables à SHEVA ; enfin une demi-douzaine d’autres scientifiques dont elle souhaitait recueillir l’opinion.
Elle était à mi-chemin du QG de la Brigade lorsque son téléphone mobile se mit à sonner. Elle l’attrapa dans son sac à main.
— Kaye, ici Christopher.
— Je n’ai pas le temps et je ne suis pas en forme, Christopher, répliqua-t-elle sèchement. Dites-moi quelque chose pour me remonter le moral.
— Si ça peut vous consoler, je ne me sens pas très bien, moi non plus. J’ai trop bu hier soir et il y a des manifestants devant mon bureau.
— Ici aussi.
— Mais écoutez ça, Kaye. L’enfant C est arrivé au service de pathologie. Cette chose était prématurée d’au moins un mois.
— Cette « chose » ? Nous parlons bien d’un bébé, non ?
— Le bébé était né prématuré. Et complètement ravagé par l’herpès. La matrice ne l’a pas protégé des lésions – SHEVA induit dans la barrière placentaire une sorte de brèche opportuniste pour le virus de l’herpès.
— Ils ont donc fait alliance pour semer la mort et la destruction. Voilà qui fait plaisir à entendre.
— Non, ce n’est pas ça. Mais je ne veux pas en parler au téléphone. Je me rends demain au NIH.
— Dites-m’en davantage, Christopher. Je viens de passer deux nuits pénibles et je n’ai pas envie d’en passer une troisième.
— L’enfant C ne serait peut-être pas mort si sa mère n’avait pas contracté l’herpès. Il s’agit peut-être de deux problèmes distincts.
Kaye ferma les yeux, resta immobile sur le trottoir. Puis elle chercha Farrah Tighe du regard ; elle était si distraite qu’elle ne l’avait sans doute pas prévenue de son départ, violant les instructions qu’on lui avait données. En ce moment même, Tighe devait être en train de la chercher partout.
— Et même si c’était le cas, qui donc serait disposé à nous écouter à présent ? lança-t-elle à Dicken.
— Aucune des huit volontaires de la clinique n’est atteinte de l’herpès ni du VIH. J’ai appelé Lipton pour m’en assurer. Ce sont d’excellents sujets de tests.
— Elles ne doivent accoucher que dans dix mois. Si elles suivent le calendrier prévu.
— Je sais. Mais je suis sûr que nous en trouverons d’autres. Nous devons discuter une nouvelle fois – sérieusement.
— Je suis prise ici toute la journée, et demain je dois aller aux labos d’Americol, à Baltimore.
— Ce soir, alors. À moins que la vérité ne veuille plus rien dire pour vous.
— Épargnez-moi vos sermons sur la vérité, bon sang.
Kaye vit des camions de la garde nationale s’avancer dans Center Drive. Jusqu’ici, les manifestants étaient restés dans la partie nord du campus ; de l’endroit où elle se trouvait, au pied d’une petite colline herbeuse, elle distinguait leurs pancartes et leurs banderoles. Les mouvements de la foule dans le lointain la fascinaient tellement qu’elle n’entendit pas le début de la phrase prononcée par Dicken.
— … donner à votre idée une chance d’être entendue. Le LPC ne représente aucun bénéfice possible pour un virus – dans ces conditions, pourquoi l’utiliser ?
— Parce que SHEVA est un messager, murmura Kaye d’une voix mi-distraite, mi-songeuse. C’est la radio de Darwin.
— Pardon ?
— Vous avez vu les résidus postnataux des fœtus du premier stade, Christopher. Des poches amniotiques spécialisées… Très sophistiquées. Et saines.
— Comme je vous l’ai dit, je veux creuser la question. Soyez convaincante, Kaye. Supposez que l’enfant C n’ait été qu’un accident, bon Dieu !
Trois petites explosions montèrent du nord du campus, évoquant des pétards d’enfant. Kaye entendit la foule émettre un gémissement surpris, puis un lointain cri suraigu.
— Je suis obligée de couper, Christopher.
Elle referma sèchement le clapet du mobile et se mit à courir. À quatre ou cinq cents mètres de là, les manifestants se dispersaient dans le désordre, envahissant les routes, les parkings et les bâtiments. Les pétards s’étaient tus. Elle ralentit l’allure quelque temps, songeant au danger qu’elle courait, puis se remit à courir. Elle devait savoir. Il y avait bien trop d’incertitude dans sa vie. Trop de décisions reportées, trop d’inaction, avec Saul, avec tout le monde, avec tout.
Soudain, à quinze mètres et quelques, un homme corpulent vêtu d’un costume marron jaillit de l’entrée de service d’un bâtiment, faisant des moulinets avec les bras. Dans son manteau qui claquait, sa chemise blanche qui se tendait sur sa bedaine, il avait l’air franchement ridicule, mais il fonçait droit sur elle.
Paniquée l’espace d’un instant, elle vira pour l’éviter.
— Docteur Lang, nom de Dieu ! s’écria-t-il. Ne bougez pas ! Stop !
Elle ralentit l’allure à contrecœur, le souffle court. L’homme au complet marron la rattrapa et lui montra son insigne. C’était un agent du Service secret, il s’appelait Benson, et il empocha son insigne avant qu’elle ait eu le temps d’en apprendre davantage.
— Qu’est-ce que vous foutez ici, bon sang ? Où est Tighe ? demanda-t-il, le visage cramoisi et couvert de sueur.
— Ils ont besoin d’aide. Elle est restée au…
— Ce sont des coups de feu que vous venez d’entendre. Vous allez rester ici, même si je dois vous y forcer en vous plaquant au sol. Tighe n’était pas censée vous laisser seule, bordel !
À ce moment-là, Tighe apparut et les rejoignit en courant. Rouge de colère, elle échangea quelques murmures tendus avec Benson, puis se posta à côté de Kaye. Benson partit au petit trot en direction des manifestants. Kaye se remit en marche, mais nettement moins vite.
— Restez où vous êtes, Ms. Lang, dit Tighe.
— Quelqu’un s’est fait tirer dessus !
— Benson va s’en occuper ! insista Tighe en s’interposant sur son passage.
Kaye regarda par-dessus l’épaule de Tighe – des hommes et des femmes en larmes, la tête entre les mains. Des banderoles tombées, des pancartes à terre. La foule était plongée dans la confusion la plus totale.
Des gardes nationaux en tenue kaki, un fusil automatique à la main, prirent position entre les bâtiments le long de la route la plus proche.
Une voiture de la police du campus coupa par la pelouse, roulant entre deux grands chênes. Elle vit d’autres hommes en complet, communiquant avec des téléphones mobiles ou des talkies-walkies.
Puis elle remarqua un homme isolé au sein de la masse, les bras tendus comme s’il voulait s’envoler. À ses pieds, une femme étendue sur l’herbe, immobile. Benson et un vigile du campus arrivèrent sur les lieux presque simultanément. L’agent donna un coup de pied dans un objet noir gisant sur l’herbe : un pistolet. Le vigile dégaina son arme et écarta sans ménagement l’homme volant.
Benson s’agenouilla près de la femme, lui prit le pouls et leva les yeux d’un air éloquent. Puis il jeta un regard noir à Kaye, qui lut sur ses lèvres : Allez-vous-en.
— Ce n’était pas mon bébé ! hurla l’homme volant.
Maigre, pâle, les cheveux blonds et frisés, proche de la trentaine, vêtu d’un tee-shirt noir et d’un jean noir qui flottait sur ses hanches. Il secouait la tête d’avant en arrière, puis de droite à gauche, comme s’il était assailli par une nuée de mouches.
— Elle m’a obligé à venir ici. Elle m’a obligé, bordel ! Ce n’était pas mon bébé !
Il s’éloigna du vigile en tressautant comme une marionnette.
— J’en ai marre de toutes ces conneries. MARRE !
Kaye regarda la femme blessée. Même à vingt mètres de distance, elle distinguait nettement le sang qui maculait son chemisier au niveau du ventre, ses yeux vitreux qui semblaient quêter un brin d’espoir auprès du ciel.
Kaye oublia Tighe, Benson, l’homme volant, les soldats, les vigiles, la foule.
Elle ne voyait plus que cette femme.
Cross se déplaçait avec des béquilles lorsqu’elle entra dans le restaurant réservé au personnel d’encadrement d’Americol. Son jeune infirmier lui avança une chaise, et elle y prit place en poussant un soupir de soulagement.
Dans la grande salle ne se trouvaient que quatre personnes : Cross, Kaye, Laura Nilson et Robert Jackson.
— Comment est-ce arrivé, Marge ? s’enquit ce dernier.
— Personne ne m’a tiré dessus, répondit Cross d’un air enjoué. J’ai glissé dans ma baignoire. Je suis le pire de mes ennemis, et ça ne date pas d’hier. Je ne suis qu’une vache pataude. Où en sommes-nous, Laura ?
Nilson, que Kaye n’avait pas revue depuis la désastreuse conférence de presse, portait un tailleur bleu, stylé mais sévère.
— La surprise de la semaine, c’est le RU-486, déclara-t-elle. Les femmes commencent à l’utiliser – en quantité. Les Français ont proposé une solution. Nous avons tenté de négocier avec eux, mais ils se sont directement adressés à l’OMS et à la Brigade, affirmant que leurs intentions étaient purement humanitaires et qu’ils n’avaient pas besoin de partenaires commerciaux.
Marge commanda du vin au garçon et s’essuya le front avec sa serviette de table avant de la poser sur son giron.
— Comme c’est généreux de leur part, dit-elle d’une voix songeuse. Ils vont fournir toute la planète sans nouveaux frais de recherche supplémentaires. Est-ce que leur truc marche, Robert ?
Jackson attrapa son assistant personnel et consulta ses notes à l’aide d’un stylet.
— On attend encore une confirmation, mais les rapports reçus par la Brigade affirment que le RU-486 déclenche l’avortement des fœtus du second stade. Rien pour l’instant sur ceux du premier stade. Et aucune enquête digne de ce nom n’a été effectuée – uniquement des sondages.
— Je n’ai jamais apprécié les drogues abortives, dit Cross. (S’adressant au garçon :) Je prendrai une salade Cobb, un bol de vinaigrette et une grande cafetière.
Kaye, qui n’avait pourtant pas très faim, commanda un sandwich club. Elle sentait monter la tempête – signe certain qu’elle était d’une humeur massacrante. Elle était toujours sous le choc du meurtre auquel elle avait assisté, sur le campus, deux jours plus tôt.
— Laura, vous avez l’air malheureuse, dit Cross en jetant un regard en coin à Kaye.
Sans doute se réservait-elle pour la fin les griefs de celle-ci.
— Un séisme suit l’autre, dit Nilson. Au moins n’ai-je pas eu à voir ce que Kaye a vu.
— C’était horrible, opina Cross. Un vrai panier de crabes. Mais de quels crabes s’agit-il ?
— Nous avons commandé nos propres sondages. Profils psychologiques, culturels, généraux. Je dépense tout ce que vous m’avez donné, Marge.
— Disons que j’assure mes arrières.
— Mais à quel prix, commenta Jackson.
— Celui d’une machine Perkin-Elmer, à tout casser, répliqua Nilson, sur la défensive. Soixante pour cent des hommes mariés ou vivant maritalement que nous avons interrogés ne croient pas aux dépêches. Ils pensent qu’une femme doit forcément avoir des rapports sexuels pour être enceinte la seconde fois. Nous avons affaire à un véritable blocage, même chez les femmes. Quarante pour cent des femmes mariées ou vivant maritalement se déclarent prêtes à subir un avortement si elles portent un fœtus d’Hérode.
— C’est ce qu’elles disent au sondeur, murmura Cross.
— En tout cas, la majorité préfère la solution de la facilité. Le RU-486 est un produit connu et éprouvé. Il pourrait devenir le remède idéal pour les plus désespérées.
— Ce n’est pas de la prévention, dit Jackson, mal à l’aise.
— Parmi celles qui refusent la pilule abortive, cinquante pour cent sont persuadées que le gouvernement américain se prépare à rendre l’avortement obligatoire, ainsi que les autres gouvernements de la planète, poursuivit Nilson. Celui qui a trouvé le nom de « grippe d’Hérode » a vraiment biaisé le problème.
— C’était une idée d’Augustine, dit Cross.
— Marge, nous allons vers une catastrophe sociale de grande ampleur : un cocktail à base d’ignorance, de sexe et de bébés morts. Si les femmes porteuses de SHEVA pratiquent l’abstinence à grande échelle… et tombent quand même enceintes… alors nos sociologues prévoient une montée en flèche de la violence domestique, ainsi que des avortements, même en cas de grossesse normale.
— Il y a d’autres possibilités, intervint Kaye. J’ai vu les résultats.
— Je vous écoute, l’encouragea Cross.
— Les cas survenus dans le Caucase durant les années 90. Les massacres.
— Je les ai également étudiés, dit Nilson d’un air expert en feuilletant son bloc-notes. Même aujourd’hui, nous ne savons pas grand-chose sur le sujet. SHEVA était présent parmi les populations locales…
Kaye l’interrompit.
— Le problème est bien trop complexe pour que nous puissions le traiter tout seuls, dit-elle d’une voix qui menaçait de se briser. Ce n’est pas à une maladie que nous avons affaire. C’est à la transmission latérale d’instructions géniques menant à une phase de transition.
— Pardon ? fit Nilson. Je ne comprends pas.
— SHEVA n’est pas un agent pathogène.
— Foutaises ! s’exclama Jackson, stupéfait.
Marge lui lança un avertissement d’un geste de la main.
— Nous ne cessons de vouloir étouffer cette hypothèse, reprit Kaye. Je ne peux pas me taire plus longtemps, Marge. La Brigade a nié cette possibilité dès le début.
— Je n’ai aucune idée de ce qui est nié, rétorqua Cross. Soyez brève, Kaye.
— Dès que nous voyons un virus, même un virus qui vient de notre propre génome, nous supposons qu’il s’agit d’une maladie. Nous voyons tout en termes de maladie.
— Je n’ai jamais vu un virus qui ne cause pas un quelconque problème, Kaye, contra Jackson en plissant les yeux.
S’il tentait de l’avertir qu’elle entrait en terrain mouvant, eh bien, cette fois-ci, elle n’allait pas se laisser faire.
— La vérité nous crève les yeux, sauf qu’elle ne colle pas avec notre optique primitive du fonctionnement de la nature.
— Primitive ? répéta Jackson. Allez raconter ça à la variole.
— Si cette crise était survenue dans trente ans, persista Kaye, peut-être que nous aurions été prêts… mais nous nous comportons encore comme des enfants ignorants. Des enfants à qui l’on n’a jamais expliqué les choses de la vie.
— Qu’est-ce que nous n’avons pas vu ? demanda patiemment Cross.
Jackson se mit à tambouriner sur la table.
— Nous en avons déjà discuté.
— De quoi ? insista Cross.
— Jamais de façon rigoureuse, rétorqua Kaye.
— De quoi parlez-vous, s’il vous plaît ?
— Kaye est sur le point de nous dire que SHEVA est un agent de redistribution biologique. Des transposons qui sautent un peu partout et affectent le phénotype. C’est le bruit qui court parmi les internes qui ont lu ses articles.
— Ce qui signifie ?
Jackson grimaça.
— Permettez-moi d’anticiper son discours. Si nous laissons naître les nouveaux bébés, ce seront tous des surhommes à la grosse tête. Des prodiges dotés de cheveux blonds, d’yeux fixes et de pouvoirs télépathiques. Ils vont nous exterminer et s’emparer de la Terre.
Choquée, au bord des larmes, Kaye ne put que regarder Jackson sans rien dire. Il se fendit d’un sourire mi-penaud, mi-cruel, ravi d’avoir étouffé le débat dans l’œuf.
— Tout ça n’est qu’une perte de temps, conclut-il. Et nous n’avons pas de temps à perdre.
Nilson considérait Kaye avec une compassion teintée de prudence. Marge leva la tête et contempla le plafond.
— Quelqu’un aurait-il l’obligeance de me dire dans quoi j’ai marché ?
— Dans de la merde, souffla Jackson en ajustant sa serviette.
Le garçon leur apporta leurs plats.
Nilson posa sa main sur celle de Kaye.
— Excusez-nous, Kaye. Robert est parfois trop direct.
— C’est ma propre confusion qui me préoccupe, pas la grossièreté que Robert utilise pour se défendre, répliqua Kaye. Marge, j’ai été éduquée conformément aux préceptes de la biologie moderne. Je me suis attachée à une interprétation rigoureuse des données, mais j’ai grandi au sein du plus incroyable ferment qui se puisse imaginer. Voici les solides murailles de la biologie moderne, soigneusement construites brique par brique… (Elle tendit les mains pour esquisser un mur.) Et voici un raz de marée baptisé génétique. Nous sommes en train de cartographier les rouages de la cellule vivante. De découvrir que la nature est non seulement surprenante mais aussi qu’elle se rit de l’orthodoxie. La nature se fout complètement de nos théories, de nos paradigmes.
— Tout cela est bel et bon, dit Jackson, mais la science, c’est une méthode pour organiser notre travail et nous éviter de perdre notre temps.
— Robert, ceci est une discussion, remarqua Cross.
— Il m’est impossible de m’excuser pour ce que je ressens dans mes tripes comme étant la vérité, insista Kaye. Je préférerais tout perdre plutôt que de mentir.
— Admirable, railla Jackson. « Et pourtant, elle tourne », c’est ça, Kaye ?
— Arrêtez de vous conduire comme un con, Robert, intervint Nilson.
— Je constate que je me trouve en infériorité numérique, mesdames.
Jackson recula sa chaise d’un air dégoûté. Il étala sa serviette sur son assiette mais ne fit pas mine de partir. Au lieu de cela, il croisa les bras et pencha la tête, mettant Kaye au défi de poursuivre.
— Nous nous comportons comme des enfants qui ne savent même pas comment on fait les bébés, dit Kaye. Nous assistons à une grossesse d’un autre ordre. Cela n’a rien de nouveau – cela s’est produit à maintes reprises. C’est l’évolution, mais une évolution dirigée, à court terme, immédiate et non graduelle, et je n’ai aucune idée de la nature des enfants qu’elle va produire. Mais ce ne seront pas des monstres et ils ne dévoreront pas leurs parents.
Jackson leva le doigt tel un écolier bien sage.
— Si nous sommes entre les mains d’un maître artisan ultrarapide, si c’est Dieu qui dirige désormais notre évolution, alors je dis qu’il est temps de recruter des avocats cosmiques. Et de porter plainte pour faute professionnelle. L’enfant C était un ratage sur toute la ligne.
— C’était à cause de l’herpès, répliqua Kaye.
— L’herpès ne marche pas de cette façon. Vous le savez aussi bien que moi.
— SHEVA rend le fœtus particulièrement sensible à une invasion virale. C’est une erreur, une erreur naturelle.
— Nous n’en avons aucune preuve. Où sont vos preuves, Ms. Lang ?
— Le CDC…, commença Kaye.
— L’enfant C était une monstruosité du second stade d’Hérode assaisonnée à l’herpès, la coupa Jackson. Pardonnez-moi, mesdames, mais j’en ai assez entendu pour aujourd’hui. Nous sommes tous fatigués. En ce qui me concerne, je suis épuisé.
Il se leva, s’inclina vivement et sortit de la salle au pas de course.
Marge jouait avec sa salade sans la manger.
— Cela ressemble fort à un problème conceptuel.
Je vais convoquer une réunion. Nous écouterons vos arguments en détail. Et je demanderai à Robert de faire venir ses propres experts.
— Je ne pense pas trouver d’experts susceptibles de me soutenir ouvertement, dit Kaye. Certainement pas en ce moment. L’atmosphère est trop chargée.
— Tout cela est d’une importance capitale au regard de la perception du public, remarqua Nilson d’un air pensif.
— De quelle manière ? s’enquit Cross.
— Si un groupe quelconque, une religion ou une association décident que Kaye a raison, il nous faudra traiter ce problème.
Kaye se sentit soudain très exposée, très vulnérable.
Cross planta sa fourchette dans un morceau de fromage et examina celui-ci.
— Si la grippe d’Hérode n’est pas une maladie, je ne sais pas comment nous pourrons agir. Nous serions pris entre un événement naturel et un public ignorant et terrifié. La politique virerait à l’horrible et les affaires au cauchemar.
Kaye sentit sa bouche devenir sèche. Elle n’avait rien à répondre à cela. C’était la pure vérité.
— Si aucun expert n’est là pour vous soutenir, dit pensivement Cross en mâchant son fromage, comment comptez-vous présenter votre dossier ?
— En exposant mes preuves et ma théorie.
— Toute seule ?
— J’arriverai sans doute à trouver quelques personnes.
— Combien ?
— Quatre ou cinq.
Cross mangea en silence quelques instants.
— Jackson est un connard, mais c’est un homme brillant, un expert reconnu, et il trouvera des centaines de personnes pour approuver son point de vue.
— Des milliers, rectifia Kaye en maîtrisant sa voix. En face, il n’y aura que moi et quelques excentriques.
Cross agita l’index.
— Vous n’avez rien d’une excentrique, ma chère. Laura, l’une de nos filiales a développé une pilule du lendemain il y a quelques années.
— Dans les années 90, oui.
— Pourquoi avons-nous abandonné ce projet ?
— Question de politique et d’image de marque.
— On lui avait trouvé un nom… Lequel ?
— Un petit malin lui avait donné le nom de code RU-Pentium, répondit Nilson.
— Si je me souviens bien, les tests étaient excellents. Je suppose que nous avons toujours la formule et les échantillons.
— Je me suis informée sur ce point cet après-midi. Il nous suffirait de deux ou trois mois pour remettre la production en marche.
Kaye empoigna la nappe au-dessus de ses cuisses. Jadis, elle avait milité avec passion pour le droit de choisir. Aujourd’hui, il lui était impossible de résoudre ses émotions contradictoires.
— Sans vouloir dénigrer le travail de Robert, il y a plus d’une chance sur deux pour que les tests sur le vaccin aboutissent à un échec, dit Cross. Et je vous prierai de bien vouloir garder cela pour vous, mesdames.
— Les modèles informatiques persistent à prédire un déclenchement de sclérose en plaques causé par le ribozyme, dit Kaye. Americol va-t-il recommander l’avortement comme solution de rechange ?
— Pas si nous sommes les seuls à le faire, dit Cross. L’essence de l’évolution, c’est la survie. Pour l’instant, nous nous trouvons en plein milieu d’un champ de mines, et, si quelque chose doit nous dégager une piste, je n’ai pas l’intention de l’ignorer.
Dicken prit l’appel dans la salle de stockage attenante au labo d’autopsie principal. Il ôta ses gants en latex pendant qu’un jeune informaticien lui tenait le combiné. Il était venu régler une antique station de travail utilisée pour enregistrer les résultats d’autopsies et suivre le cheminement des spécimens dans les autres labos. Vêtu d’une blouse verte, le visage dissimulé par un masque chirurgical, il considérait Dicken d’un air soucieux.
— Ce n’est pas contagieux, vous ne risquez rien, lui dit Dicken en s’emparant du combiné. Ici Dicken. Je suis dedans jusqu’aux coudes.
— Christopher, c’est moi, Kaye.
— Salut, Kaye.
Il devait s’efforcer de la ménager ; elle semblait d’humeur maussade, mais sa voix faisait naître en Dicken un plaisir des plus troublants.
— J’ai gaffé dans les grandes largeurs, déclara-t-elle.
— De quelle façon ?
Dicken fit un signe à Scarry, qui se trouvait toujours dans le labo de pathologie. Scarry agita les bras avec impatience.
— J’ai eu un clash avec Robert Jackson… lors d’un déjeuner de travail avec Marge et lui. Je n’ai pas pu me retenir. Je leur ai dit ce que je pensais.
— Oh, fit Dicken en grimaçant. Comment ont-ils réagi ?
— Jackson en ricanant. Il m’a traitée par le mépris, en fait.
— C’est un fumier bouffi d’arrogance. Je l’ai toujours su.
— Il dit que nous devons fournir des preuves à propos de l’herpès.
— C’est ce que Scarry et moi cherchons en ce moment même. Nous avons une victime d’accident dans notre labo. Une prostituée enceinte venant de Washington. Testée positive pour l’Herpes labialis, l’hépatite A, le VIH et SHEVA. La vie est dure.
Le visage sinistre, le jeune informaticien rassembla ses outils et quitta la pièce.
— Marge va tenter de contrer les Français avec sa propre pilule du lendemain.
— Merde.
— Nous devons agir vite.
— Je ne sais pas si nous le pourrons. Ce n’est pas tous les jours qu’on trouve des jeunes femmes mortes présentant toutes les caractéristiques voulues.
— Ça m’étonnerait qu’une quelconque preuve parvienne à convaincre Jackson. Je ne sais plus quoi faire, Christopher.
— J’espère qu’il n’ira pas voir Augustine. Nous ne sommes pas encore prêts, et, après ce que j’ai fait, Mark est déjà un peu nerveux. Écoutez, Kaye, Scarry commence à s’impatienter. Il faut que j’y aille. Gardez le moral. Rappelez-moi.
— Est-ce que Mitch vous a parlé ?
— Non, dit Dicken, proférant un demi-mensonge. Rappelez-moi plus tard à mon bureau. Je suis avec vous, Kaye. Je vous aiderai de toutes les façons possibles. Je parle sérieusement.
— Merci, Christopher.
Dicken reposa le combiné sur son socle et resta immobile quelques instants, se sentant un peu stupide. Il n’avait jamais été à l’aise avec les émotions. Si le travail était toute sa vie ou presque, c’était parce que le reste était trop douloureux.
— Tu n’es vraiment pas doué, hein ? proféra-t-il à voix basse.
Scarry tapa sur la cloison vitrée séparant le labo de la salle.
Dicken remit son masque en place et enfila une paire de gants neufs.
Les mains dans les poches, Mitch attendait dans le hall de l’immeuble. Il s’était rasé avec soin ce matin, les yeux fixés sur le miroir de la salle de bains commune du YMCA et, la semaine précédente, il était allé se faire couper les cheveux – enfin, dans la mesure du possible.
Son jean était flambant neuf. Il avait sorti un blazer noir de sa valise. Cela faisait plus d’un an qu’il ne s’était pas sapé, mais Kaye Lang avait réussi à le faire sortir de ses habitudes.
Tout cela n’impressionnait nullement le portier. Appuyé à son poste d’appel, il surveillait Mitch du coin de l’œil. L’interphone sonna et il y répondit.
— Allez-y, lança-t-il en désignant l’ascenseur. Vingtième étage. Appartement 2011. Présentez-vous au garde du corps. Il ne rigole pas.
Mitch le remercia et entra dans la cabine. Comme la porte se refermait, il se demanda, paniqué, ce qu’il foutait là. La situation était assez compliquée comme ça sans qu’il y mêle ses sentiments. En matière de femmes, cependant, Mitch était guidé par des maîtres secrets qui répugnaient à lui divulguer leurs buts comme leurs plans. Ces maîtres secrets lui avaient déjà causé bien des chagrins.
Il ferma les yeux, respira à fond et se résigna à vivre les heures qui allaient venir, quoi qu’elles lui apportent.
Arrivé au vingtième étage, il sortit de l’ascenseur et vit Kaye en train de discuter avec un homme en complet gris. Cheveux noirs coupés court, large visage de colosse, nez aquilin. L’homme avait repéré Mitch avant que celui-ci l’ait aperçu.
Kaye lui adressa un sourire.
— Venez donc. La voie est libre. Voici Karl Benson.
— Enchanté, fit Mitch.
L’homme hocha la tête, croisa les bras et recula d’un pas, laissant passer Mitch tout en semblant le flairer, tel un chien cherchant une piste.
— Marge Cross reçoit une trentaine de menaces de mort par semaine, expliqua Kaye en conduisant Mitch dans son appartement. J’en ai reçu trois depuis l’incident du NIH.
— Ça se corse, commenta Mitch.
— Je n’ai pas eu un instant de libre depuis cette histoire de RU-486.
Mitch arqua ses épais sourcils.
— La pilule abortive ?
— Christopher ne vous a rien dit ?
— Chris n’a répondu à aucun de mes appels.
— Ah bon ?
Ainsi, Dicken ne lui avait pas exactement dit la vérité, songea Kaye. Voilà qui était intéressant.
— C’est peut-être parce que vous l’appelez Chris.
— Jamais en sa présence, fit Mitch avec un sourire fugace. Comme je vous l’ai signalé, j’ignore à peu près tout de ce qui se passe.
— Le RU-486 entraîne un avortement du fœtus du second stade s’il est pris assez tôt. (Kaye guetta sa réaction.) Vous désapprouvez cette idée ?
— Étant donné les circonstances, cela me semble néfaste.
Mitch considéra les meubles simples mais élégants, les luxueuses reproductions encadrées.
Kaye ferma la porte.
— L’avortement en général… ou ceci ?
— Ceci.
Mitch perçut la tension qui habitait Kaye et, l’espace d’un instant, se demanda si elle le soumettait à un examen.
— Americol va mettre sur le marché sa propre pilule abortive, l’informa-t-elle. S’il s’agit d’une maladie, nous sommes sur le point de la stopper.
Mitch se dirigea vers la grande baie vitrée, enfonça les mains dans ses poches, jeta à Kaye un regard par-dessus son épaule.
— Et vous les aidez dans cette entreprise ?
— Non. J’espère convaincre certaines personnes influentes, redéfinir nos priorités. Je ne pense pas y réussir, mais je dois tenter le coup. Je suis ravie que vous soyez venu, toutefois. Ça veut peut-être dire que ma chance va tourner. Qu’est-ce qui vous amène à Baltimore ?
Mitch sortit les mains de ses poches.
— Je ne suis pas doué pour apporter la chance. Je peux à peine me permettre de voyager. J’ai emprunté de l’argent à mon père. Allocation parentale à plein temps.
— Vous comptez aller ailleurs ensuite ?
— Non, seulement à Baltimore.
— Oh !
Une longue enjambée séparait Mitch de Kaye. Il distinguait son reflet sur la vitre, son tailleur beige clair, mais pas son visage.
— Enfin, ce n’est pas tout à fait exact. Je dois me rendre à New York, à l’université. Un de mes amis en Oregon m’a arrangé un entretien. J’aimerais bien enseigner, faire un peu de terrain pendant l’été, peut-être repartir de zéro sur une autre côte.
— J’ai fréquenté cette fac. Mais je n’y connais plus personne aujourd’hui, j’en ai peur. Personne d’influent. Asseyez-vous, je vous en prie. (Kaye lui indiqua le sofa, le fauteuil.) Voulez-vous un peu d’eau ? Du jus de fruits ?
— De l’eau, s’il vous plaît.
Tandis qu’elle se rendait dans la cuisine, Mitch renifla les fleurs sur l’étagère, roses, lys et gypsophiles, puis fit le tour du sofa et s’assit près de l’accoudoir. Il lui semblait impossible de caser ses longues jambes. Il croisa les doigts sur ses genoux.
— Je ne peux pas me contenter de hurler et de démissionner, dit Kaye. Je le dois aux gens qui travaillent avec moi.
— Je vois. Comment se présente le vaccin ?
— Nous sommes en phase d’expérimentation préclinique. Il y a eu quelques tests accélérés en Grande-Bretagne et au Japon, mais je ne suis pas satisfaite des résultats. Jackson – le chef du projet « Vaccin » – veut me virer de son équipe.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai dit ce que j’avais sur le cœur il y a trois jours. Marge Cross n’a rien à faire de notre théorie. Elle ne colle pas au paradigme. Elle est indéfendable.
— La perception du quorum, commenta Mitch.
Kaye lui apporta un verre d’eau.
— Comment ?
— Un truc que j’ai lu quelque part. Quand les bactéries sont en nombre suffisant, elles changent de comportement, elles se coordonnent. Peut-être que nous faisons la même chose. Nous n’avons pas assez de scientifiques pour former un quorum, tout simplement.
— Peut-être. (Une nouvelle fois, un pas la séparait de lui.) J’ai passé le plus clair de mon temps dans les labos HERV et génome d’Americol. Je voulais savoir où les virus endogènes similaires à SHEVA pourraient s’exprimer, et dans quelles conditions. Je suis un peu surprise que Christopher…
Mitch leva les yeux vers elle et la coupa :
— Je suis venu à Baltimore pour vous voir.
— Oh, murmura-t-elle.
— Je n’arrête pas de penser à notre soirée au zoo.
— Elle me semble irréelle à présent.
— Pas à moi.
Poussée par le démon de la perversité, Kaye décida de changer de conversation, peut-être à seule fin de voir s’il la laisserait faire.
— Je pense que Marge va peu à peu m’exclure des conférences de presse. Cesser de m’utiliser comme porte-parole. Il me faudra du temps pour regagner sa confiance. Franchement, je ne suis pas fâchée de m’éloigner des projecteurs. Il va y avoir un…
— À San Diego, j’ai vivement réagi à votre présence.
— C’est gentil.
Elle se retourna, comme pour s’enfuir, mais n’en fit rien, se contentant de contourner la table basse avant de s’immobiliser de l’autre côté, de nouveau à un pas de distance.
— Les phéromones, dit Mitch. (Il se leva, déployant toute sa taille.) L’odeur des gens est très importante pour moi. Vous ne portez pas de parfum.
— Jamais.
— Vous n’en avez pas besoin.
— Un instant.
Kaye recula d’un pas supplémentaire. Elle leva les mains, fixa Mitch d’un air grave et pinça les lèvres.
— Je suis très émotive en ce moment. Je dois rester concentrée.
— Vous avez besoin de vous détendre.
— Votre présence ne m’y aide pas.
— Vous doutez de beaucoup de choses.
— Certainement de vous.
Il tendit la main.
— Vous voulez me sentir, pour commencer ?
Kaye éclata de rire.
Mitch renifla sa paume.
— Savon Dial. Portière de taxi. Ça fait des années que je n’ai pas creusé un trou. Mes cals commencent à s’estomper. Je suis au chômage, criblé de dettes, et j’ai la réputation d’être un salaud cinglé et dénué d’éthique.
— Arrêtez de vous déprécier. J’ai lu vos articles, ainsi que de vieilles coupures de presse sur vous. Vous êtes contre le mensonge et la dissimulation. Seule la vérité vous intéresse.
— Je suis flatté.
— Et vous me déstabilisez. Je ne sais pas quoi penser de vous. Vous ne ressemblez guère à mon mari.
— Est-ce une bonne chose ?
Kaye le regarda d’un œil critique.
— Jusqu’ici, oui.
— La coutume voudrait que nous progressions avec une sage lenteur. Je commencerais par vous inviter à dîner.
— On partagerait l’addition ?
— Je peux la mettre sur ma note de frais, répliqua Mitch avec un sourire ironique.
— Karl serait tenu de nous accompagner. Et d’approuver le restaurant. En général, je mange ici ou à la cafétéria d’Americol.
— Est-ce que Karl écoute aux portes ?
— Non.
— Le gardien m’a dit qu’il ne rigolait pas.
— Je suis toujours une femme entretenue. Ça ne me plaît pas, mais c’est comme ça. Restons ici pour dîner. Après, on pourra se promener sur le jardin du toit s’il a cessé de pleuvoir. J’ai quelques excellentes entrées surgelées. Je les achète au marché du centre commercial. Et de la salade en sachet. Je suis une bonne cuisinière quand j’ai le temps de cuisiner, mais le temps est devenu une denrée rare.
Elle retourna dans la cuisine.
Mitch la suivit, contemplant d’autres reproductions accrochées au mur, qu’elle devait avoir choisies elle-même vu leur aspect bon marché. Maxfield Parrish, Edmund Dulac, Arthur Rackham ; photos de famille. Aucune photo de son défunt mari. Peut-être les avait-elle mises dans sa chambre.
— J’aimerais vous faire la cuisine, un de ces jours, dit-il. Je me débrouille comme un chef avec un camping-gaz.
— Vous voulez du vin ? Avec le dîner ?
— J’en aurais bien besoin tout de suite. Je me sens un peu nerveux.
— Moi aussi, dit Kaye, lui montrant ses mains tremblantes en guise de preuve. Vous faites cet effet à toutes les femmes ?
— Jamais de la vie.
— Ridicule. Vous sentez bon.
Moins d’un pas les séparait à présent. Mitch le franchit, prit Kaye par le menton, lui leva le visage. L’embrassa doucement. Elle s’écarta de quelques centimètres puis lui prit à son tour le menton, entre le pouce et l’index, le força à baisser la tête et l’embrassa avec plus de force.
— Je crois que je peux me permettre d’être joueuse avec toi, déclara-t-elle.
Jamais elle n’avait été sûre des réactions de Saul. Elle avait appris à réduire le champ de son comportement.
— Je t’en prie, dit-il.
— Tu es solide.
Elle caressa les rides que le soleil avait creusées dans son épiderme, des pattes-d’oie avant l’heure. Mitch avait un visage juvénile, des yeux pétillants mais pleins de sagesse, une peau burinée.
— Je suis un cinglé, mais un cinglé solide.
— Le monde bouge, mais nos instincts ne changent pas, dit Kaye, les yeux soudain dans le vague. Nous ne sommes pas responsables.
Une partie d’elle-même, dont elle était sans nouvelles depuis longtemps, adorait le visage de Mitch.
Il se tapota le front.
— Tu l’entends ? Ça monte du fond de notre esprit.
— Oui, je pense. (Elle décida de foncer.) Qu’est-ce que je sens ?
Mitch se pencha sur ses cheveux. Kaye eut un petit hoquet lorsqu’il lui toucha l’oreille du bout du nez.
— La vie et la propreté, comme une plage sous la pluie.
— Tu sens comme un lion.
Il lui effleura les lèvres, colla l’oreille contre sa tempe, comme à l’écoute.
— Qu’entends-tu ? demanda-t-elle.
— Tu as faim, dit Mitch, et il la gratifia d’un sourire à plein régime, un sourire de mille watts, un sourire de petit garçon.
Tout cela était si soudain, si naturel, que Kaye lui toucha les lèvres du bout des doigts, émerveillée, avant qu’il n’affiche à nouveau son sourire détendu, protecteur, charmant mais quelque peu artificiel. Elle recula d’un pas.
— Oui. Manger. Mais d’abord un peu de vin.
Elle ouvrit le réfrigérateur, lui tendit une bouteille de sémillon.
Mitch sortit un couteau suisse de sa poche, en fit jaillir le tire-bouchon, déboucha la bouteille en expert.
— On boit de la bière quand on est sur un chantier, du vin quand on a achevé les fouilles, dit-il en lui servant un verre.
— Quel genre de bière ?
— Coors. Budweiser. Des trucs légers.
— Tous les hommes que j’ai connus préféraient les brunes ou les brasseries artisanales.
— Pas en plein soleil.
— Où loges-tu ?
— Au YMCA.
— C’est la première fois que je rencontre un homme qui loge au YMCA.
— Ce n’est pas la mort.
Elle sirota son vin, s’humecta les lèvres, se rapprocha de lui, se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa. Il goûta le vin sur sa langue, encore un peu frais.
— Reste ici, dit-elle.
— Que va penser le type qui ne rigole pas ?
Elle secoua la tête, l’embrassa une nouvelle fois, et il l’enveloppa dans ses bras sans lâcher la bouteille et le second verre. Quelques gouttes de vin coulèrent sur sa robe. Il la retourna entre ses bras, posa verre et bouteille sur le comptoir.
— Je ne sais jamais où m’arrêter, dit-elle.
— Moi non plus. Mais je sais être prudent.
— C’est l’époque qui veut ça, pas vrai ? remarqua Kaye avec regret, et elle commença à lui ôter sa chemise.
De toutes les femmes que Mitch avait connues, Kaye n’était ni la plus belle qu’il ait vue nue ni la plus dynamique avec laquelle il ait couché. Ce dernier titre revenait sans doute à Tilde qui, en dépit de son détachement, s’était montrée des plus excitantes. Ce qui le frappa le plus chez Kaye, c’était la façon dont il l’acceptait en bloc : ses petits seins légèrement pendants, son torse étroit, ses larges hanches, son pubis fourni, ses longues jambes – encore plus belles que celles de Tilde, songea-t-il –, ses yeux calmes, scrutateurs quand il lui faisait l’amour. Son parfum lui emplit les narines, le cerveau, jusqu’à ce qu’il ait la sensation de dériver sur un océan chaud et ferme de plaisir nécessaire. Bien que le préservatif l’ait empêché de vivre pleinement l’expérience, ses cinq sens compensaient amplement cette carence, et ce fut le contact de ses seins, de ses mamelons durs comme des noyaux de cerise, qui le propulsèrent sur cette onde. Il bougeait encore en elle, l’instinct le poussant à lui offrir les dernières gouttes de sa semence, lorsqu’elle prit soudain un air surpris, s’agita, ferma les yeux de toutes ses forces et s’écria :
— Ô mon Dieu, merde, merde !
Comme elle était restée silencieuse jusque-là, il la regarda, déconcerté. Elle détourna les yeux et le serra contre elle, l’étreignit, l’enveloppa de ses jambes, se frotta vigoureusement contre sa peau. Il voulut se retirer de peur que le préservatif ne se déchire, mais elle continua de bouger et il se sentit redevenir dur, aussi s’efforça-t-il de la satisfaire, et elle poussa alors un petit cri, les yeux grands ouverts cette fois-ci, les traits déformés par la douleur ou le besoin. Puis son visage s’affaissa, son corps se détendit et elle ferma les yeux. Mitch se retira et s’assura que la capote était intacte. Il l’ôta, la noua pour la fermer et la lança au pied du lit, remettant à plus tard le moment de la jeter.
— Je ne peux pas parler, murmura Kaye.
Mitch s’allongea auprès d’elle, savourant leurs senteurs mêlées. Il ne désirait rien de plus. Pour la première fois depuis des années, il était heureux.
— Quel effet ça faisait d’être un homme de Neandertal ? demanda Kaye.
Dehors, le ciel s’assombrissait. Dans l’appartement, le silence n’était rompu que par le lointain murmure étouffé de la circulation en contrebas.
Mitch se redressa sur son coude.
— On en a déjà parlé.
Kaye était étendue sur le dos, nue, un drap remonté jusqu’au nombril, à l’écoute de quelque chose de plus lointain que la circulation.
— Oui, à San Diego. Je m’en souviens. Ils portaient des masques. L’homme voulait rester avec la femme. Tu disais qu’il devait l’aimer très fort.
— Exact.
— Ce devait être un oiseau rare. Un être exceptionnel. La femme sur le campus du NIH. Son copain ne pensait pas que le bébé était de lui. (Les mots jaillissaient de la bouche de Kaye.) Laura Nilson – la directrice des relations publiques d’Americol – nous a dit que la plupart des hommes pensaient comme lui. La plupart des femmes préféreront sans doute avorter plutôt que de courir ce risque. C’est pour ça que l’usage de la pilule abortive va être recommandé. Si le vaccin n’est pas au point, l’épidémie peut quand même être stoppée.
Mitch avait l’air mal à l’aise.
— On ne peut pas oublier cette histoire un moment ?
— Non. Je ne le supporte plus. Nous allons massacrer tous les premiers-nés, comme Pharaon en Égypte. Si nous continuons sur cette voie, nous ne saurons jamais à quoi ressemblera la prochaine génération. Tous ses représentants seront morts. C’est ce que tu souhaites ?
— Non. Mais ça ne veut pas dire que je sois moins terrifié que le commun des mortels. (Il secoua la tête.) Je me demande comment j’aurais agi à la place de cet homme, il y a quinze mille ans. Ils ont dû être chassés de leur tribu. À moins qu’ils ne se soient enfuis. Ou alors ils se promenaient, tout simplement, ils sont tombés sur une partie de chasse et elle a été blessée.
— C’est ce que tu crois ?
— Non. En fait, je n’en sais rien. Je ne suis pas voyant.
— Je casse l’ambiance, pas vrai ?
— Mmm.
— Nos vies ne nous appartiennent pas. (Kaye fit courir ses doigts sur le torse de Mitch, lui caressa les poils.) Mais nous pouvons nous construire un abri, pour un temps. Tu veux rester ici cette nuit ?
Mitch l’embrassa sur le front, le nez, les joues.
— Le confort est nettement supérieur à celui du YMCA.
— Viens ici.
— Je ne peux pas être plus près de toi.
— Mais si.
Kaye Lang tremblait dans les ténèbres. Elle était sûre que Mitch s’était endormi mais, par acquit de conscience, elle lui tapota doucement le dos. Il s’agita mais n’eut pas d’autre réaction. Il se sentait à l’aise. À l’aise avec elle.
Jamais elle n’avait pris un tel risque ; depuis l’époque de ses premiers rendez-vous, elle avait toujours recherché la sécurité, dans tous les sens du terme, se ménageant un lieu sûr où elle puisse travailler, réfléchir, sans être dérangée outre mesure par le monde extérieur.
Épouser Saul avait été à ses yeux un triomphe. Il avait la maturité, l’expérience, de l’argent, le sens des affaires – du moins l’avait-elle cru. Se retrouver dans les bras de son exact contraire était de sa part une réaction extrême. Elle se demanda comment résoudre cette crise.
Quand Mitch se réveillerait, demain matin, elle lui dirait que c’était une erreur, tout simplement…
Non, cette seule idée la terrifiait. Certes, elle ne risquait pas de le froisser ; c’était le plus gentil des hommes, et il ne semblait pas souffrir du tourment intérieur qui avait affligé Saul.
Mitch était bien moins beau que Saul.
D’un autre côté, il était totalement ouvert, honnête.
C’était Mitch qui était venu à elle, mais c’était elle qui l’avait séduit, aucun doute là-dessus. Kaye ne pensait pas avoir été forcée, de quelque manière que ce soit.
— Qu’est-ce que tu es en train de faire ? marmonna-t-elle dans l’obscurité.
Elle s’adressait à son autre moi, à cette Kaye butée qui ne daignait que rarement lui dire ce qui se passait. Elle sortit du lit, enfila son peignoir, alla dans le séjour et ouvrit le tiroir du bureau, celui où elle conservait ses relevés de compte.
En ajoutant au produit de la vente de la maison le montant de son fonds de retraite, elle disposait de six cent mille dollars. Si elle quittait Americol et la Brigade, elle pourrait vivre de façon relativement confortable pendant des années.
Elle passa plusieurs minutes à noircir une feuille de papier, tentant d’estimer un budget – nourriture, logement, factures et frais divers –, puis se raidit sur son siège.
— C’est ridicule. Qu’est-ce que je peux bien planifier ? (Puis, s’adressant à ce moi têtu et dissimulateur, elle ajouta :) Qu’est-ce que tu mijotes encore ?
Pas question de dire à Mitch de s’en aller le matin venu. Elle se sentait trop bien avec lui. Son esprit s’apaisait, ses craintes et ses soucis se faisaient moins pressants. Il semblait savoir ce qu’il faisait, et peut-être le savait-il. Peut-être que c’était le monde qui était dingue, qui tendait des chausse-trapes et obligeait les gens à faire de mauvais choix.
Elle tapota la pointe de son stylo sur la feuille de papier, en arracha une autre au bloc-notes. Le stylo se mit à courir presque sans qu’elle le remarque, esquissant une série de structures ouvertes observées sur les chromosomes 18 et 20 et peut-être proches de SHEVA – on les avait initialement identifiées comme des HERV, pour s’apercevoir qu’elles n’avaient pas les caractéristiques de fragments de rétrovirus. Elle devait étudier de plus près ces fragments dispersés, voir s’ils ne pouvaient pas s’exprimer une fois réunis ; cela faisait un moment qu’elle retardait cette tâche. Elle allait s’y atteler dès demain.
Mais avant de faire quoi que ce soit, il lui fallait des munitions. Une armure.
Elle retourna dans la chambre. Mitch paraissait en plein rêve. Fascinée, elle s’allongea à ses côtés.
Au sommet de la crête enneigée, l’homme voit le chaman et ses assistants qui les suivent. Ils n’ont pas pu faire autrement que de laisser des traces dans la neige, mais, même lorsqu’ils ont traversé la prairie, puis la forêt, ils étaient traqués par des experts.
Si l’homme a conduit la femme, ralentie par sa grossesse, à une telle altitude, c’est parce qu’il espérait passer dans une autre vallée qu’il avait explorée étant enfant.
Il jette un nouveau coup d’œil à leurs poursuivants, distants d’une centaine de pas à peine. Puis il considère les pics et les rochers devant lui, pareils à des centaines de pointes de silex. Il est perdu. Il a oublié la route de la vallée.
La femme ne dit pas grand-chose. Le visage qu’il contemplait naguère avec dévotion est maintenant dissimulé par un masque.
L’homme est empli d’une grande amertume. À cette altitude, la neige humide imbibe ses chaussures aux semelles rembourrées d’herbe. Le froid se transmet jusqu’à ses genoux et les rend douloureux. Le vent transperce ses fourrures, qu’il a pourtant retournées, et sape ses forces, atténue son souffle.
La femme avance obstinément. Il sait qu’en l’abandonnant il peut échapper à son sort. Cette idée ne fait qu’accroître sa colère. Il déteste la neige, les chamans, la montagne ; il se déteste lui-même. Il ne peut se forcer à détester la femme. Elle a souffert de voir le sang couler sur ses cuisses, de perdre son bébé, et le lui a caché pour ne pas lui apporter la honte ; elle a couvert son visage de boue afin de cacher ses marques, et, quand il est devenu impossible de les dissimuler, elle a tenté de le sauver en s’offrant à la Grande Mère, gravée sur le versant herbeux de la vallée. Mais la Grande Mère l’a repoussée, et elle est revenue à lui, pleurant et gémissant. Elle n’a pas pu se tuer.
Il a les mêmes marques sur son visage. Cela l’intrigue et l’enrage.
Les chamans et les sœurs de la Grande Mère, de la Mère Chèvre, de la Mère des Herbes, de la Femme des Neiges, du Léopard Tueur et Rugissant, de Chancre le Tueur Doux, de Pluie le Père Pleureur, se sont tous rassemblés et ont pris leur décision durant les journées fraîches, passant de longues semaines à délibérer tandis que les autres – ceux qui portent les marques – attendaient dans leurs tentes.
L’homme a décidé de fuir. Impossible de se fier aux chamans et aux sœurs.
Alors qu’ils fuyaient, ils ont entendu les cris. Les chamans et les sœurs massacraient les mères et les pères portant les marques.
Tout le monde sait que c’est le peuple qui donne naissance aux Visages-Plats. Les femmes tentent bien de se cacher, ainsi que leurs hommes, mais tout le monde le sait. Celles qui acceptent de porter des enfants visages-plats ne font qu’aggraver les choses.
Seules les sœurs des dieux et des déesses ont des enfants purs, elles n’ont jamais d’enfants visages-plats, parce qu’elles ont dressé les jeunes hommes de la tribu. Elles ont beaucoup d’hommes.
Il aurait dû accepter que les chamans fassent de sa femme une sœur, qu’ils lui laissent dresser les hommes, elle aussi, mais elle ne désirait que lui.
L’homme déteste la montagne, la neige, la course. Il avance, agrippe le bras de la femme avec rudesse, la pousse derrière un rocher pour qu’ils s’abritent. Il a commis une erreur. Il était trop ébloui par la nouvelle vérité : les mères et les pères du ciel et du monde des spectres qui les entourent ne sont que des aveugles ou des menteurs.
Il est seul, sa femme est seule, ils n’ont plus de tribu, plus de peuple, plus d’amis. Même Cheveux Longs et Yeux Mouillés, les plus terrifiants, les plus redoutables des visiteurs morts, les rejettent. Il commence à se demander si ces visiteurs morts sont bien réels.
Les trois hommes le surprennent. Il ne les voit que lorsqu’ils jaillissent d’une anfractuosité rocheuse et attaquent sa femme à coups de lance. Il les connaît, mais il n’est plus des leurs. L’un d’eux était un frère, un autre un Père Loup. Ils ne sont plus rien pour lui, maintenant, et il se demande comment il a pu les reconnaître.
Avant qu’ils aient pu s’enfuir, l’un des hommes enfonce la pointe taillée au feu d’une lance dans le ventre plein de la femme. Elle tourne sur elle-même, plonge les mains sous les fourrures, pousse un cri, et voilà qu’il a des rochers dans ses mains et les lance, s’empare de l’arme d’un des hommes et frappe à l’aveuglette, crève un œil, chasse les agresseurs qui gémissent comme des chiots.
Il lance un hurlement au ciel, serre sa femme contre lui pendant qu’elle reprend son souffle, puis la porte dans ses bras pour la conduire encore plus haut. Avec ses mains, avec ses yeux, elle lui dit que malgré le sang, malgré la souffrance, son heure est venue. Le nouveau-né veut venir au monde.
Il lève les yeux vers les sommets en quête d’un abri où il verrait naître le nouveau-né. Il y a tellement de sang, bien plus qu’il n’en a jamais vu, sauf quand il a tué un animal. Comme il reprend sa route, ployant sous le poids de sa femme, il jette un regard par-dessus son épaule. Les chamans et les autres ne les suivent plus.
Mitch poussa un cri, se débattit entre les draps. Il se redressa d’un bond, empoigna les couvertures, déconcerté par les meubles et les rideaux. L’espace d’un instant, il ne sut ni qui il était ni où il se trouvait.
Kaye s’assit près de lui et le serra dans ses bras.
— Un rêve ? demanda-t-elle en lui frictionnant les épaules.
— Ouais. Mon Dieu. Je ne suis pas voyant. Ni voyageur temporel. Il ne portait pas de bois. Mais il y avait un feu dans la grotte. Les masques ne collaient pas, eux non plus. Mais ça paraissait si réel.
Kaye le rallongea doucement, caressa ses cheveux trempés de sueur, sa joue râpeuse. Mitch s’excusa de l’avoir réveillée.
— Je ne dormais plus.
— Drôle de façon de t’impressionner.
— Tu n’as pas besoin de m’impressionner. Tu veux en parler ?
— Non. Ce n’était qu’un rêve.
Richmond, Virginie
Dicken ouvrit la portière et descendit de la Dodge. Le docteur Denise Lipton lui tendit un badge. Levant une main pour se protéger de l’éclat du soleil, il considéra le petit écriteau fixé au mur de béton de la clinique : CENTRE VIRGINIA CHATHAM – SANTÉ FÉMININE ET PLANNING FAMILIAL. Un visage les examina brièvement à travers la vitre plombée creusée dans la lourde porte métallique bleue. L’interphone fut activé, et Lipton donna son nom ainsi que celui de son contact à la clinique. La porte s’ouvrit.
Le docteur Henrietta Paskow se tenait campée sur ses jambes solides, sa longue jupe grise et son chemisier blanc accentuant des traits ingrats qui la faisaient paraître plus vieille qu’elle ne l’était.
— Merci d’être venue, Denise. Nous n’avons pas chômé.
Ils la suivirent le long d’un couloir blanc et jaune, passant devant huit salles d’attente pour déboucher dans un petit bureau donnant sur l’arrière du bâtiment. Le mur du fond était décoré d’une multitude de photos d’enfants dans des cadres de cuivre.
Lipton prit place sur une chaise pliante. Dicken resta debout. Paskow poussa vers eux deux cartons contenant des dossiers.
— Nous en avons pratiqué trente depuis l’enfant C, déclara-t-elle. Treize IVG, dix-sept pilules du lendemain. Celles-ci sont efficaces pendant une durée de cinq semaines suivant la perte du fœtus du premier stade.
Dicken examina les rapports. Ils étaient complets, concis, enrichis de notes prises par les médecins et les infirmières.
— Aucune complication à déplorer, poursuivit Paskow. Les tissus laminaires protègent contre l’eau salée. Mais, à la fin de la cinquième semaine, les tissus laminaires se sont dissous et la grossesse semble vulnérable.
— Combien de demandes jusqu’ici ? demanda Lipton.
— Six cents rendez-vous. La grande majorité, des patientes ont entre vingt et quarante ans et vivent maritalement avec un homme. Nous avons orienté la moitié d’entre elles vers d’autres cliniques. C’est une augmentation substantielle.
Dicken reposa les dossiers devant lui.
Paskow le fixa d’un œil scrutateur.
— Vous semblez réprobateur, Mr. Dicken.
— Je ne suis pas ici pour approuver ou désapprouver quoi que ce soit. Le docteur Lipton et moi-même effectuons une enquête sur le terrain pour voir si la réalité correspond à nos chiffres.
— La grippe d’Hérode va décimer toute une génération, dit Paskow. Un tiers des femmes qui viennent nous voir ne sont même pas SHEVA-positives. Elles n’ont pas fait de fausse couche. Elles veulent seulement se débarrasser du bébé puis attendre quelques années pour voir comment les choses vont tourner. Le contrôle des naissances est devenu une industrie florissante. Nos cours ne désemplissent pas. Nous avons aménagé une troisième et une quatrième salle à l’étage. On voit de plus en plus d’hommes accompagnant leurs épouses ou leurs copines. C’est peut-être le seul point positif dans cette histoire. Les hommes se sentent coupables.
— Il n’y a aucune raison d’interrompre toutes les grossesses, affirma Lipton. Les tests de SHEVA sont extrêmement fiables.
— C’est ce que nous leur disons. Elles ne veulent rien entendre. Elles sont terrifiées et elles ne nous font pas confiance. Et pendant ce temps-là, tous les mardis et tous les jeudis, une quinzaine de militants anti-avortement débarquent devant le centre pour proclamer que la grippe d’Hérode est un mythe inventé par l’humanisme matérialiste, que cette maladie n’existe pas. On tue des bébés sans aucune raison. Selon eux, c’est une conspiration à l’échelle planétaire. Ils sont aussi virulents que terrifiés. Le millénaire est encore jeune.
Paskow leur avait préparé des analyses statistiques. Elle les tendit à Lipton.
— Merci de votre assistance, lui dit Dicken.
— Mr. Dicken, lança Paskow alors qu’ils prenaient congé. Un vaccin soulagerait beaucoup de gens.
Lipton raccompagna Dicken à sa voiture. Une femme noire âgée d’une trentaine d’années les croisa et se planta devant la porte bleue. En dépit de la chaleur, elle était engoncée dans un manteau de laine. Elle était enceinte de six mois ou plus.
— J’en ai assez vu pour la journée, déclara Lipton, le visage blême. Je retourne sur le campus.
— Je dois passer prendre quelques échantillons, dit Dicken.
Lipton s’appuya à la portière et dit :
— Les patientes de notre clinique doivent être informées. Aucune d’elles ne souffre d’une MST, mais elles ont toutes eu la varicelle, et l’une d’elles a eu une hépatite B.
— Nous ignorons si la varicelle pose un problème.
— C’est un virus de type herpès. Les résultats de votre labo sont terrifiants, Christopher.
— Ils sont aussi incomplets. Bon sang, la quasi-totalité de la population a un jour ou l’autre attrapé la varicelle, ou une angine, ou encore un coup de froid. Pour l’instant, nous n’avons des résultats positifs que sur l’herpès génital, l’hépatite et peut-être le sida.
— Je dois quand même les informer. (Elle referma la portière en la claquant.) C’est une question d’éthique, Christopher.
— Ouais.
Dicken desserra le frein à main et démarra. Lipton se dirigea vers sa propre voiture. Au bout de quelques secondes, il grimaça, coupa le moteur et resta assis sur son siège, le bras passé au-dehors, s’efforçant de décider comment il allait passer son temps durant les semaines à venir.
Les choses commençaient à mal tourner au labo. L’analyse des échantillons de tissu fœtal et de placenta provenant de France et du Japon démontrait une diminution des réponses immunitaires à toutes sortes d’herpès. Sur les cent dix fœtus du second stade recensés à ce jour, aucun n’avait survécu.
Il était temps de se décider. La santé publique était dans un état critique. Des recommandations devaient être faites, et les politiciens devaient y réagir d’une façon susceptible d’être expliquée à un électorat violemment divisé sur la question.
Peut-être n’arriverait-il pas à sauver vérité. Et, pour le moment, la vérité semblait incroyablement lointaine. Comment se pouvait-il que quelque chose d’aussi important qu’un événement évolutionnaire passe ainsi au second plan ?
Sur le siège passager se trouvait le courrier parvenu à son bureau d’Atlanta. Il n’avait pas eu le temps de le lire dans l’avion. Il attrapa une enveloppe et jura à mi-voix. Comment avait-il fait pour ne pas la remarquer ? Le cachet de la poste et l’écriture du rédacteur auraient dû lui sauter aux yeux : Dr Leonid Chougachvili, Tbilissi, république de Géorgie.
Il déchira l’enveloppe. Une photo noir et blanc sur papier glacé tomba sur ses cuisses. Il l’attrapa et l’examina : trois personnes se tenant devant une cabane de guingois, deux femmes en robe, un homme en salopette. Ils avaient l’air minces, voire émaciés, mais il était difficile d’en être sûr. Leurs visages étaient flous.
Dicken déplia la lettre contenue dans l’enveloppe.
Cher Dr Christopher Dicken,
On m’a envoyé cette photographie d’Atzharis, mais peut-être dites-vous Adjaria, en Arménie. Elle a été prise il y a dix ans près de Batumi. Ce sont de prétendus survivants des purges qui vous intéressent tant. On ne voit pas grand-chose sur la photographie. Certains disent qu’ils sont encore en vie. D’autres disent qu’ils viennent d’un OVNI, mais je ne les crois pas.
Je vais les rechercher et vous informer le moment venu. L’argent se fait rare. J’apprécierais une aide financière de votre organisation, le NCID. Merci de votre intérêt. Je ne pense pas que ces gens soient des « abominables hommes des neiges », je pense qu’ils sont bien réels ! Je n’ai pas informé le CDC à Tbilissi. Vous êtes le seul auquel on m’a dit de faire confiance.
Dicken examina une nouvelle fois la photo. Même pas une preuve. Une rumeur.
La mort chevauche un cheval pâle et fauche les bébés, se dit-il. Et je fais alliance avec des cinglés et des excentriques qui ne pensent qu’au fric.
Mitch appela son appartement à Seattle pendant que Kaye prenait une douche. Il composa son code et écouta ses messages. Il y avait deux appels de son père, un troisième émanant d’un homme qui avait omis de s’identifier et un quatrième d’Oliver Merton, qui lui téléphonait de Londres. Alors que Mitch notait le numéro du journaliste, Kaye sortit de la salle de bains, enveloppée dans une serviette.
— Tu prends plaisir à me provoquer, lui dit-il.
Elle s’essuya les cheveux avec une autre serviette, le regardant d’un air appréciateur qui le troubla.
— Qui était-ce ?
— Je consultais mes messages.
— Une ancienne maîtresse ?
— Mon père, un inconnu et Oliver Merton.
Kaye leva un sourcil.
— J’aurais préféré une ancienne maîtresse.
— Hum. Il veut que je me rende à Beresford, dans l’État de New York, pour rencontrer quelqu’un d’intéressant.
— Un homme de Neandertal ?
— Il affirme être en mesure de me défrayer.
— Ça a l’air fantastique.
— Je n’ai pas encore accepté. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il mijote.
— Il en sait beaucoup sur mes affaires.
— Tu pourrais m’accompagner, suggéra Mitch avec une grimace signifiant qu’il n’y croyait pas trop.
— Je n’en ai pas fini ici, loin de là. Tu vas me manquer si tu t’en vas.
— Et si je le rappelais pour lui demander quel tour il compte nous jouer ?
— Bonne idée. Pendant ce temps, je nous prépare des céréales.
L’appel mit quelques secondes à aboutir. La sonnerie stridente d’un téléphone anglais fut bientôt coupée par une voix essoufflée.
— Il est tard, bon sang, et je suis occupé. Qui est à l’appareil ?
— Mitchell Rafelson.
— Ah ! laissez-moi le temps de m’habiller. Je déteste discuter à moitié nu.
— À moitié nu ! répéta une voix de femme contrariée. Dis-leur qu’on va bientôt se marier et que tu es complètement nu.
— Chut. (Merton plaqua une main sur le combiné et lança :) Elle prend ses affaires et elle passe à côté. (Puis on l’entendit de nouveau clairement.) Nous devons parler en privé, Mitchell.
— Je vous appelle de Baltimore.
— C’est loin de Bethesda ?
— Assez, oui.
— Le NIH vous tient au courant de ce qui se passe ?
— Non.
— Marge Cross ? Euh… Kaye Lang ?
Mitch eut un rictus. L’instinct de Merton était stupéfiant.
— Je ne suis qu’un simple anthropologue, Oliver.
— Bien. La chambre est vide. Je peux vous parler. La situation a considérablement empiré à Innsbruck. On n’en est plus au stade du pugilat. Maintenant, ils sont vraiment fâchés. L’équipe est profondément divisée, et l’un de ses membres veut vous rencontrer.
— Lequel ?
— En fait, il affirme avoir été dans votre camp dès le début. Il vous aurait prévenu quand ils ont retrouvé la grotte.
Mitch se rappela le coup de fil.
— Il ne m’a pas donné son nom.
— À présent, il est prêt à le faire. Mais il est réglo, c’est quelqu’un d’important, et il veut vous parler. J’aimerais être là.
— Ça ressemble à une manœuvre politique.
— Je suis sûr qu’il aimerait bien répandre des rumeurs pour voir quelles en seraient les répercussions. Il veut vous rencontrer à New York, pas à Innsbruck ni à Vienne. Au domicile d’un de ses amis, à Beresford. Vous connaissez quelqu’un dans le coin ?
— Non.
— Il ne m’a pas encore livré le fond de sa pensée, mais… je sais assembler les maillons, et ça me fait une jolie petite chaîne.
— Je vais y réfléchir, et je vous rappelle dans quelques minutes.
Merton ne semblait guère enchanté à l’idée d’attendre.
— Deux ou trois minutes, pas plus, lui assura Mitch.
Il raccrocha. Kaye émergea de la cuisine avec un plateau sur lequel se trouvaient une carafe de lait et deux bols de céréales. Elle avait enfilé une robe de chambre noire avec une ceinture rouge. Celle-ci laissait entrevoir ses jambes et, lorsqu’elle se penchait, un peu de ses seins.
— Rice Chex ou Raisin Bran ?
— Chex, s’il te plaît.
— Alors ?
Mitch sourit.
— Puissé-je partager ton petit déjeuner pendant un millier d’années.
Kaye semblait aussi désarçonnée que ravie. Elle posa le plateau sur la table basse et lissa sa robe de chambre au niveau de ses hanches, s’apprêtant avec une maladresse empruntée que Mitch trouva très touchante.
— Tu sais ce que j’aime entendre, dit-elle.
Gentiment, Mitch la fit asseoir près de lui sur le sofa.
— D’après Merton, il y a eu une crise à Innsbruck. Un schisme. Un membre important de l’équipe souhaite me parler. Merton va écrire un article sur les momies.
— Il s’intéresse aux mêmes choses que nous, dit Kaye d’un air pensif. Il pense qu’il se passe quelque chose d’important. Et il remonte toutes les pistes, que ce soit à propos des momies ou de mon humble personne.
— Je n’en doute pas.
— Est-il intelligent ?
— Oui, raisonnablement. Peut-être même très intelligent. Je n’en sais rien ; je n’ai passé que quelques heures en sa compagnie.
— Alors, il faut accepter sa proposition. Découvrir ce qu’il sait. Et puis, comme ça, tu te rapprocheras d’Albany.
— Exact. En temps normal, j’attraperais mon sac pour prendre le prochain train.
Kaye se servit du lait.
— Mais ?
— Je ne suis pas du genre à prendre la fuite après l’amour. Je veux passer quelques semaines avec toi, sans interruption. Ne jamais te quitter.
Il s’étira, se frictionna la nuque. Kaye le massa doucement.
— Excuse-moi si j’ai l’air de vouloir m’accrocher.
— Je veux que tu t’accroches. Je me sens très possessive et très protectrice.
— Je peux rappeler Merton pour lui dire non.
— Mais tu n’en feras rien. (Elle l’embrassa goulûment, lui mordilla la lèvre.) Je suis sûre que tu me reviendras avec des histoires étonnantes. J’ai beaucoup réfléchi cette nuit, et je vais devoir travailler intensivement dans une direction très précise. Quand j’aurai fini, c’est peut-être moi qui aurai des histoires étonnantes à te raconter, Mitch.
Augustine courait le long du mail du Capitole, suivant la piste en terre battue tracée sous les cerisiers, qui perdaient à présent leurs dernières fleurs. Un agent en complet bleu marine le suivait de près, courant parfois à reculons pour surveiller leurs arrières.
Dicken attendait son supérieur, les mains dans les poches de son veston. Il était arrivé de Bethesda une heure plus tôt, bravant les aléas de la circulation, furieux à l’idée de jouer à ces petits jeux d’espion. Augustine stoppa près de lui et se mit à courir sur place en étirant les bras.
— Bonjour, Christopher, lança-t-il. Vous devriez faire du sport plus souvent.
— J’aime être gros, répliqua Dicken, le rouge aux joues.
— Personne n’aime ça.
— Alors, disons que je ne suis pas gros. Qu’est-ce qu’on est devenus, Mark, des agents secrets ? Des informateurs ?
Il se demanda pourquoi on ne lui avait pas encore affecté un garde du corps. Sans doute parce qu’il n’était pas assez connu du public, décida-t-il.
— Des experts en contrôle des dégâts, bordel, répondit Augustine. Un dénommé Mitchell Rafelson a passé la nuit avec cette chère Ms. Kaye Lang dans son superbe appartement de Baltimore.
Le cœur de Dicken se brisa.
— Vous vous êtes baladé dans le zoo de San Diego avec eux. Vous avez filé un badge à Rafelson pour qu’il puisse s’introduire dans une soirée d’Americol. Tout ça était très convivial. C’est vous qui les avez présentés l’un à l’autre, Christopher ?
— Façon de parler, dit Dicken, surpris par l’intensité de sa tristesse.
— Ce n’était pas très sage. Connaissez-vous l’histoire de cet homme ? demanda Augustine d’un air appuyé. Le profanateur de sépultures préhistoriques ? C’est un cinglé, Christopher.
— Je pensais qu’il pourrait apporter sa contribution au débat.
— Quel est le point de vue qui a sa faveur ?
— Un point de vue défendable, répondit Dicken en détournant les yeux.
La matinée était fraîche, agréable, et l’on observait plusieurs joggeurs sur le mail, faisant un peu d’exercice avant de s’enfermer dans leurs bureaux de fonctionnaires.
— Toute cette histoire sent mauvais. On dirait bien que quelqu’un se prépare à redéfinir la nature du projet, et ça me préoccupe.
— Nous avions une opinion, Mark. Une opinion défendable.
— Marge Cross me dit qu’on commence à parler d’évolution.
— Kaye a proposé une explication où l’évolution entre en ligne de compte. Tout cela est annoncé dans ses articles, Mark… et Mitch Rafelson a fait lui aussi des recherches dans cette direction.
— Marge prévoit des conséquences désastreuses si cette théorie est rendue publique.
Augustine cessa de faire des moulinets et entama des exercices d’assouplissement des muscles cervicaux, croisant les bras devant lui et les faisant aller de droite à gauche tout en tournant la tête en mesure.
— Il n’y a pas de raison que ça aille plus loin, reprit-il. Je vais y mettre fin tout de suite. Ce matin, nous avons reçu un rapport préliminaire de l’institut Paul Ehrlich, en Allemagne, qui a découvert des formes mutantes de SHEVA. Plusieurs formes. Les maladies mutent, Christopher. Nous allons devoir retirer le vaccin du circuit et repartir de zéro. Je vous laisse imaginer ce que deviennent nos espoirs. Mon boulot risque de ne pas survivre à ce genre de bouleversement.
Dicken regarda Augustine faire du surplace, pilonner le sol avec ses pieds. Il s’immobilisa pour reprendre son souffle.
— Demain, il risque d’y avoir ici même vingt ou trente mille manifestants. Il y a eu des fuites et la presse a eu connaissance d’un rapport de la Brigade sur le RU-486.
Dicken sentit quelque chose se tordre, puis exploser en lui, la déception que lui inspiraient Kaye et l’inutilité de son propre travail. Tout ce temps gâché. Impossible de résoudre le problème d’un messager qui mute, qui altère son message. Jamais un système biologique n’accorderait ce genre de contrôle à un messager.
Il s’était trompé. Kaye Lang s’était trompée.
L’agent tapota sa montre, mais Augustine grimaça et secoua la tête, irrité.
— Racontez-moi tout, Christopher, et ensuite, je déciderai si je vous laisse garder votre putain de boulot.
Kaye se dirigea d’un pas assuré vers le siège social d’Americol, jetant au passage un coup d’œil à la tour Bromo-Seltzer – ainsi baptisée parce que son toit avait jadis été orné d’un flacon d’antiacide bleu. On l’avait enlevé plusieurs dizaines d’années auparavant ; aujourd’hui, seul restait le nom.
Elle n’arrivait pas à chasser Mitch de ses pensées, mais, bizarrement, il n’était pas pour elle une source de distraction. Son esprit était concentré ; elle avait une idée bien plus claire de son but. Le jeu de l’ombre et du soleil la séduisit comme elle passait devant les allées séparant les immeubles. La journée était si belle qu’elle pouvait presque ignorer la présence de Benson. Comme à son habitude, celui-ci l’accompagna jusqu’à l’étage des labos, puis se posta entre l’ascenseur et l’escalier, prêt à contrôler tout nouvel arrivant.
Elle entra dans son labo et accrocha son manteau et son sac à main à un râtelier de séchage pour béchers. Cinq de ses six assistants se trouvaient dans la salle voisine, occupés à vérifier les résultats de l’analyse par électrophorèse effectuée durant la nuit. Elle se félicita d’avoir un peu d’intimité.
Elle s’assit à son petit bureau et accéda à l’Intranet d’Americol depuis son ordinateur. En moins de quelques secondes, celui-ci affichait le site du projet « Génome humain » de l’entreprise. La base de données était merveilleusement conçue et facile à consulter, les gènes clés étant identifiés et leurs fonctions soulignées et décrites en détail.
Kaye tapa son mot de passe. Initialement, elle avait isolé sept candidats potentiels susceptibles de s’exprimer sous la forme de particules complètes de HERV infectieux. Celui qu’elle avait jugé le plus viable s’était révélé être associé à SHEVA – un coup de chance, avait-elle pensé sur le moment. Depuis qu’elle travaillait pour Americol, elle avait étudié en détail les six autres, avec l’intention de s’attaquer ensuite à une liste de plusieurs milliers de gènes qui leur étaient probablement apparentés.
Kaye était considérée comme une experte, mais, si son terrain d’étude était le gigantesque monde de l’ADN humain, son domaine d’expertise pouvait se comparer à une série de masures abandonnées dans des villages presque oubliés. Les gènes HERV sont censés être des fossiles, des fragments dispersés dans des brins d’ADN de moins d’un million de bases. Vu la petitesse de ces distances, cependant, les gènes peuvent se recombiner – sauter d’une position à l’autre – avec une relative facilité. L’ADN est en constante agitation : des gènes qui changent de position, formant des petits nœuds ou des fistules d’ADN, et se répliquent, une série de chaînes grouillantes en reconfiguration permanente, pour des raisons encore inconnues de tous. Et pourtant, SHEVA était demeuré remarquablement stable durant des millions d’années.
Les changements qu’elle recherchait étaient à la fois minimes et significatifs.
Si elle avait raison, elle était sur le point de renverser un paradigme scientifique de la première importance, de ruiner un tas de réputations, de déclencher la bataille – ou plutôt la guerre – scientifique du XXIe siècle, et elle ne voulait pas faire partie des premières victimes pour avoir négligé d’enfiler son armure avant de débarquer sur le champ de bataille. Ses spéculations ne suffisaient pas. Une affirmation extraordinaire nécessite des preuves extraordinaires.
Patiemment, espérant ne pas être dérangée pendant une bonne heure, elle compara une nouvelle fois les séquences trouvées dans SHEVA avec celles des six autres candidats. Cette fois-ci, elle examina de près les facteurs de transcription qui déclenchaient l’expression du LPC. Elle vérifia les séquences à plusieurs reprises avant de repérer ce qu’elle savait devoir trouver depuis la veille. Quatre des candidats portaient des facteurs appropriés, tous subtilement différents.
Elle étouffa un hoquet. L’espace d’un instant, elle eut l’impression de se trouver en haut d’une falaise. Les facteurs de transcription devaient correspondre à différentes variétés de LPC. Ce qui signifiait qu’il y avait plus d’un gène codant pour celui-ci.
Plus d’une station sur la radio de Darwin.
La semaine précédente, Kaye avait demandé les séquences les plus précises possible correspondant à une centaine de gènes portés par plusieurs chromosomes. Le responsable du groupe « Génome humain » lui avait dit qu’elles seraient prêtes ce matin. Et il avait bien travaillé. Même à vue d’œil, elle percevait d’intéressantes similitudes. Mais les données étaient si abondantes que l’œil ne suffisait pas à les analyser. Utilisant METABLAST, un logiciel conçu par l’entreprise, elle chercha des séquences plus ou moins homologues à celle du gène LPC connu du chromosome 21. Elle demanda et obtint l’autorisation d’utiliser toute la puissance informatique du bâtiment pendant plus de trois minutes.
Une fois la recherche terminée, Kaye disposait des correspondances qu’elle espérait – plus quelques centaines d’autres, toutes enfouies dans l’ADN prétendu non codant, toutes subtilement différentes les uns des autres, proposant chacune une série d’instructions unique, un ensemble de stratégies unique.
Les gènes LPC étaient présents dans les vingt-deux autosomes humains, ceux des chromosomes qui ne jouent aucun rôle dans la différenciation sexuelle.
— Des sauvegardes, murmura-t-elle, comme si elle redoutait d’être entendue. Des alternatives.
Puis elle fut prise d’un frisson. Elle s’écarta du bureau et se mit à faire les cent pas.
— Ô mon Dieu. Mais qu’est-ce que je vais penser là ?
Sous sa forme actuelle, SHEVA ne fonctionnait pas correctement. Les nouveaux bébés se mouraient. L’expérience – la création d’une nouvelle sous-espèce – était contrée par des ennemis extérieurs, des virus qui n’avaient pas été domestiqués, qui n’avaient pas été intégrés à la boîte à outils humaine.
Elle venait de trouver un nouveau maillon dans la chaîne des preuves. Quand on veut faire parvenir un message, mieux vaut le confier à plusieurs messagers.
Et ceux-ci peuvent transporter différents messages. Le mécanisme complexe qui régentait la forme d’une espèce n’irait sûrement pas se fier à un seul messager et à un seul message. Il déciderait de concevoir des messagers et des messages subtilement différents, dans l’espoir d’esquiver les ennemis qui le guettaient, les problèmes qu’il ne pouvait ni percevoir ni anticiper.
Ce qu’elle avait sous les yeux expliquait sans doute les vastes quantités de HERV et d’autres éléments mobiles – tous conçus pour garantir une transition efficace et réussie vers un nouveau phénotype, une nouvelle variété d’être humain. Mais nous ne savons pas comment ça marche. C’est si compliqué… Il faudrait toute une vie pour le comprendre !
Le plus glaçant dans l’histoire était que, dans le contexte actuel, de tels résultats seraient forcément mal compris.
Elle s’écarta de l’ordinateur. Toute l’énergie qui l’avait habitée ce matin, l’optimisme qu’elle avait retiré de sa nuit avec Mitch, tout cela semblait creux.
Elle entendit des voix dans le couloir. L’heure avait passé vite. Elle se leva une nouvelle fois et plia les sorties d’imprimante correspondant aux locus des candidats. Elle devait les apporter à Jackson ; c’était son premier devoir. Ensuite, il fallait qu’elle parle à Dicken. Ils devaient préparer une réponse.
Elle attrapa son manteau et l’enfila. Elle allait sortir lorsque Jackson entra dans le labo. Kaye le fixa d’un air surpris ; c’était la première fois qu’il descendait ici. Il avait l’air épuisé et soucieux. Lui aussi tenait un papier à la main.
— J’ai pensé que je devais être le premier à vous informer, dit-il en agitant le papier sous son nez.
— M’informer de quoi ?
— Vous vous êtes plantée sur toute la ligne. SHEVA est en train de muter.
Kaye acheva sa journée par trois bonnes heures de réunions avec des cadres et des subalternes, une litanie de plannings et de dates butoirs, le quotidien fastidieux de la recherche au sein d’une grande entreprise, déjà pénible en temps ordinaire mais presque intolérable vu les circonstances présentes. La condescendance qu’avait affichée Jackson en lui annonçant les nouvelles venues d’Allemagne avait failli lui arracher une repartie cinglante, mais elle s’était contentée de sourire, de déclarer qu’elle travaillait déjà sur le problème et de s’enfuir… pour se retrouver dans les toilettes pour dames, en train de fixer son reflet pendant cinq minutes.
Elle sortit d’Americol pour rentrer chez elle, accompagnée par le toujours vigilant Benson, et se demanda si la nuit précédente n’avait été qu’un rêve. Le portier les fit entrer avec un sourire obséquieux, gratifiant en outre Benson d’un hochement de tête fraternel. L’agent secret accompagna Kaye dans l’ascenseur. Elle ne s’était jamais sentie à l’aise avec lui, mais au moins s’était-elle efforcée de le traiter avec politesse. Lorsqu’il lui demanda comment s’était passée sa journée, elle ne lui répondit que par un vague grognement.
En ouvrant la porte de l’appartement 2011, elle crut l’espace d’un instant que Mitch n’était pas là et poussa un soupir évoquant un sifflement plaintif. Maintenant qu’il avait obtenu ce qu’il voulait, elle se retrouvait seule face à ses échecs, ses échecs les plus flamboyants et les plus dévastateurs.
Mais Mitch sortit du petit bureau avec un empressement flatteur et se planta devant elle un instant, scrutant son visage et jaugeant la situation, avant de la prendre dans ses bras avec un peu trop de gentillesse.
— Serre-moi jusqu’à ce que je crie, lui dit-elle. J’ai eu une journée épouvantable.
Ce qui ne l’empêchait pas de le désirer. Quand ils firent l’amour, ce fut une nouvelle fois intense, moite, plein d’une merveilleuse grâce qu’elle n’avait jamais connue. Elle s’accrocha à ces instants et, lorsqu’ils ne purent plus se prolonger, lorsque Mitch s’effondra auprès d’elle, couvert de gouttes de sueur, lorsque les draps lui parurent désagréablement mouillés, elle eut envie de pleurer.
— Ça devient de plus en plus dur, dit-elle, le menton frémissant.
— Raconte.
— Je pense que je me suis trompée, que nous nous sommes trompés. Je sais que ce n’est pas vrai, mais tout me persuade du contraire.
— Ça n’a pas de sens.
— Non ! J’avais prédit ce qui se passe, je l’avais vu venir, mais pas assez tôt, et ils m’ont sacquée. Jackson m’a sacquée. Je n’ai pas parlé à Marge Cross, mais…
Il fallut quelques minutes à Mitch pour obtenir un compte rendu circonstancié, et encore ne suivait-il que la moitié de ses propos. En bref, elle avait l’impression que de nouvelles variétés de SHEVA stimulaient de nouvelles variétés de LPC, au cas où le premier signal envoyé par la radio de Darwin n’aurait pas été transmis, en tout ou en partie. Jackson – et le monde entier avec lui, ou quasiment – pensait qu’ils avaient affaire à une forme mutée de SHEVA, peut-être encore plus virulente.
— La radio de Darwin, répéta Mitch, méditant cette formule.
— Le mécanisme signaleur. SHEVA.
— Mmm. Je pense que ton explication est la plus sensée.
— Mais pourquoi ? Je t’en supplie, dis-moi que j’ai raison, que je ne suis pas simplement butée.
— Rassemblons les faits. Repassons-les au crible de la science. Nous savons que la spéciation se produit parfois par petits bonds. Grâce aux momies des Alpes, nous savons que SHEVA était actif chez les êtres humains produisant de nouveaux types de bébés. La spéciation est un phénomène rare, même à l’échelle historique… et SHEVA était inconnu de la science médicale jusqu’à une date récente. Si SHEVA et l’évolution par petits bonds ne sont pas liés, alors ça nous fait beaucoup trop de coïncidences.
Elle roula sur elle-même pour lui faire face, lui passa les doigts sur les joues, autour des yeux, le faisant frissonner.
— Pardon, fit-elle. C’est si merveilleux que tu sois là. Tu me permets de me ressaisir. Cet après-midi… je ne m’étais jamais sentie aussi perdue… pas depuis que Saul n’est plus là.
— Je ne pense pas que Saul ait jamais su ce qu’il y avait en toi, déclara Mitch.
Kaye observa quelques instants de silence, vérifiant si elle comprenait le sens de ces propos.
— Non, dit-elle finalement. Il ne pouvait pas le savoir.
— Je sais qui tu es et ce que tu es, reprit Mitch.
— Vraiment ?
— Pas encore, confessa-t-il avec un sourire. Mais j’aimerais l’apprendre.
— Écoute-nous donc ! Dis-moi ce que tu as fait aujourd’hui.
— Je suis allé au YMCA pour vider mon casier. Puis je suis revenu en taxi et j’ai glandé comme un bon gigolo.
— Je parle sérieusement, dit Kaye en lui étreignant la main.
— J’ai passé quelques coups de fil. Demain, je prends le train pour New York afin d’y rencontrer Merton et notre mystérieux Autrichien. Nous nous retrouvons dans un lieu que Merton décrit comme « une maison de maître aussi fantastique que corruptrice ». Ensuite, je reprends le train pour Albany où je passerai mon entretien à l’université.
— Pourquoi une maison de maître ?
— Aucune idée.
— Tu comptes revenir ?
— Si tu veux de moi.
— Oh, que oui ! Tu n’as pas besoin de t’inquiéter sur ce point. Nous ne disposerons pas de beaucoup de temps pour réfléchir, encore moins pour nous inquiéter.
— Les plus beaux amours sont les amours en temps de guerre.
— Demain, ça va être encore pire. Jackson va faire tout un foin.
— Laisse-le faire. À terme, je pense que personne n’arrivera à arrêter ça. À le ralentir, peut-être, mais à l’arrêter, jamais.
Dicken se trouvait sur les marches du Capitale. Il faisait bon ce soir-là, mais il ne pouvait s’empêcher de frissonner en entendant la rumeur océane de la foule, interrompue par des échos de voix retombant en vagues. Jamais il ne s’était senti aussi isolé, aussi détaché que devant ces cinquante mille êtres humains dont la masse s’étirait du Capitale jusqu’au monument de Washington et au-delà. Elle se pressait contre les barrières érigées au pied des marches, se répandait autour des tentes et des estrades, à l’écoute d’une bonne douzaine d’orateurs, se mouvait lentement telle une soupe dans une gigantesque marmite. Il attrapait au vol des fragments de discours, incomplets mais éloquents : des morceaux de langage cru jetés en pâture à la foule.
Dicken avait passé sa vie à traquer et à chercher à comprendre les maladies qui affectaient ces gens, agissant comme s’il était invulnérable. Grâce à son talent et aussi à sa chance, il n’avait jamais rien attrapé, excepté la dengue, une fièvre redoutable mais non létale. Il s’était toujours considéré comme distinct de ses semblables, supérieur à eux mais compatissant. Illusion d’un imbécile isolé des autres par son éducation et son intelligence.
Il avait appris sa leçon. C’était la masse qui décidait. Si la masse ne pouvait pas comprendre, leur travail – le sien, celui d’Augustine, celui de la Brigade – ne servirait à rien. Et, de toute évidence, la masse ne comprenait pas. Les voix qui dérivaient vers lui évoquaient un gouvernement massacreur d’enfants, dénonçaient avec colère un « génocide du lendemain ».
Un peu plus tôt, il avait envisagé d’appeler Kaye Lang pour retrouver sa contenance, son sens de l’équilibre, mais il n’en avait rien fait. Il en avait fini avec elle, fini et bien fini.
Dicken descendit les marches, croisant des journalistes, des cameramen, des groupes de fonctionnaires, des hommes en complet bleu ou marron, portant lunettes noires et oreillettes. La police et la garde nationale étaient bien décidées à protéger le Capitole du peuple, mais elles laissaient les individus grossir la foule.
Il avait déjà vu quelques sénateurs descendre en rangs serrés pour rejoindre celle-ci. Sans doute avaient-ils compris qu’ils ne pouvaient plus se sentir supérieurs, séparés de leur peuple. Désormais, ils lui appartenaient. Il les avait jugés à la fois opportunistes et courageux.
Dicken enjamba les barrières et se joignit à la foule. Il était temps d’attraper cette fièvre et d’en comprendre les symptômes. Il avait regardé au fond de lui-même, n’appréciant guère ce qu’il y avait vu. Mieux valait être un soldat sur le front, une partie de la masse, ingérer ses mots et ses odeurs, et revenir infecté pour être à son tour analysé, compris, pour être de nouveau utile.
Ce serait une sorte de conversion. La fin de cette séparation si douloureuse. Et si la masse devait le tuer, c’était peut-être ce qu’il méritait pour son détachement et ses échecs.
Les femmes les plus jeunes portaient des masques colorés. Tous les hommes portaient un masque noir ou blanc. Nombre d’entre eux étaient gantés. Une bonne partie étaient vêtus d’un survêtement noir moulant équipé d’un masque à gaz, les prétendus « tenues filtrantes » qui, à en croire leurs fabricants, contenaient le « virus du diable » et l’empêchaient de se répandre.
De ce côté-ci du mail, les gens écoutaient en riant un orateur installé sous une tente – un militant des droits civiques de Philadelphie à la voix grave et mielleuse. Il parlait de pouvoir et de responsabilité, conseillait le gouvernement sur les façons de contrôler l’épidémie, évoquait le lieu où celle-ci avait – peut-être, peut-être – été conçue, à savoir les entrailles secrètes de ce même gouvernement.
— Certains prétendent qu’elle nous vient d’Afrique, mais c’est nous qui sommes malades, pas les Africains. D’autres disent que c’est le diable qui nous a envoyé cette peste, que sa venue a été annoncée et qu’elle doit punir…
Dicken poursuivit sa route jusqu’à ce qu’il arrive dans le champ sonore d’un évangéliste de la télé.
C’était un homme corpulent à la tête carrée, transpirant sous les feux des projecteurs, engoncé dans un complet noir d’homme d’affaires. Il dansait et gesticulait sur son estrade, exhortant les fidèles à prier pour trouver la voie, à regarder à l’intérieur d’eux-mêmes.
Dicken pensa à sa grand-mère, qui avait adoré ce genre de cirque. Il s’éloigna.
Le soir tombait et il sentait la tension monter dans la foule. Quelque part, hors de portée de voix, il s’était passé quelque chose, on avait dit quelque chose. L’obscurité déclencha un changement d’humeur. Des lumières éclairèrent soudain la scène, bariolant la foule d’un orange criard. Il leva les yeux et vit des hélicoptères à une altitude respectueuse, bourdonnant comme des insectes. L’espace d’un instant, il se demanda s’il allait tomber des gaz lacrymogènes, voire des balles, mais le danger ne venait pas des soldats, ni des policiers, ni des hélicos.
Ce fut comme une déferlante.
Il éprouva une faim impatiente, la sentit avancer en raz de marée, espéra que ce qui troublait la foule lui révélerait quelque chose. Mais ce n’était pas vraiment une information. C’était une impulsion, dans un sens puis dans l’autre, et la foule dense l’emporta trois mètres vers le nord, trois mètres vers le sud, comme en une danse frénétique.
Son instinct de survie lui dit qu’il était temps d’oublier son angoisse existentielle, de laisser tomber les conneries psychologiques et de sortir du flot. D’un haut-parleur tout proche, il entendit un avertissement. D’un homme encore plus proche, vêtu d’une tenue filtrante, il entendit un message étouffé :
— Il n’y a pas seulement une maladie. Ils l’ont dit à la télé. Il y a une nouvelle peste.
Une femme d’un certain âge vêtue d’une robe à fleurs avait sur elle une télé portative. Elle la brandit pour le bénéfice de ceux qui l’entouraient, montrant une minuscule tête encadrée s’exprimant d’une voix fluette. Dicken n’entendait pas un seul mot.
Il se dirigea vers la lisière de la foule, lentement, précautionneusement, comme s’il nageait dans de la nitroglycérine. Sa chemise et sa veste légère étaient trempées de sueur. Quelques autres personnes, des observateurs-nés comme lui, perçurent le changement, et leurs yeux se mirent à briller. La foule s’étouffait dans sa propre confusion. La nuit était noire et humide, les étoiles invisibles, et la lueur orange des projecteurs donnait une nuance amère au mail, aux tentes et aux estrades.
Dicken se retrouva près des marches du Capitole, là où il était une heure plus tôt, séparé d’elles par une épaisseur de vingt ou trente personnes. Des policiers montés, des hommes et des femmes chevauchant de splendides animaux dont la robe paraissait ambrée dans cette lumière irréelle, patrouillaient le long du périmètre, il y en avait des douzaines, plus qu’il n’en avait jamais vu. Les soldats de la garde nationale s’étaient reculés, formant une rangée qui paraissait fragile. Ils n’étaient pas prêts. Ils ne s’attendaient pas à du grabuge ; ils n’avaient ni casques ni boucliers.
Des voix autour de lui, des murmures effarés :
— Impossible…
— Les enfants ont le…
— Mes petits-enfants…
— La dernière génération…
— Livre saint…
— Stop…
Puis un silence terrifiant. Plus que cinq personnes devant Dicken. Impossible d’avancer. Des visages maussades et amers, des moutons, les yeux vides, les mains mobiles. Ignorants. Terrorisés.
Comme il les détestait, comme il aurait voulu les frapper. Imbécile qu’il était ; il ne voulait pas faire partie des moutons.
— Excusez-moi.
Aucune réaction. La masse avait pris sa décision ; il sentait palpiter son cerveau collectif. La masse attendait, résolue, décidée, vacante.
Une lueur à l’est, et Dicken voit le monument de Washington s’illuminer, avaler l’éclat des projecteurs. Un grondement dans le ciel d’un noir d’encre. Des gouttes de pluie. Les visages qui se lèvent.
L’odeur de la foule impatiente. Il faut que ça change. Seule cette idée importait : il faut que ça change.
La pluie tomba à verse. Les mains se levèrent au-dessus des têtes. Sourires. L’eau purifie les visages, les gens se mettent à danser. D’autres les bousculent, et ils s’arrêtent, consternés.
Soudain, la foule expulsa Dicken dans un spasme, et il se retrouva face à un policier devant la barrière.
— Seigneur ! fit le policier en reculant de trois pas, et la foule renversa les barrières.
Les cavaliers tentèrent de la repousser en pénétrant en elle. Une femme hurla. La foule bondit et engloutit les policiers, montés ou à pied, avant qu’ils aient pu lever leurs matraques ou dégainer leurs armes. Poussé contre les marches, un cheval trébucha, retombant sur la foule, envoyant son cavalier dans les airs.
— Fonctionnaire gouvernemental ! hurla Dicken.
Il monta quatre à quatre les marches du Capitole, passant entre les gardiens, qui l’ignorèrent. Il secouait la tête en riant, ravi d’être libre, attendant le début de la vraie bataille. Mais la foule était sur ses talons, et il eut tout juste le temps de s’enfuir à nouveau, loin du peuple, des coups de feu, loin de cette masse moite, grouillante et puante.
Mitch était à Penn Station lorsqu’il vit la manchette du Daily News.
ÉMEUTE AU CAPITOLE
Le Sénat saccagé
Quatre sénateurs tués ; plusieurs douzaines de morts, des milliers de blessés
Kaye et lui avaient passé la nuit à dîner aux chandelles et à faire l’amour. Très romantique, très loin des réalités. Ils s’étaient séparés à peine une heure plus tôt ; Kaye était en train de s’habiller, choisissant ses vêtements avec soin, s’attendant à vivre une journée difficile.
Il acheta le journal et monta dans le train. Alors qu’il s’asseyait et commençait à lire, la rame se mit en branle, prit de la vitesse, et il se demanda si Kaye était en danger, si l’émeute avait été spontanée ou organisée, si cela avait une importance quelconque.
Le peuple avait parlé, ou plutôt grondé. Assez d’échecs, assez d’inaction à Washington. Le président était en réunion avec les conseillers à la sécurité, les chefs d’état-major, les représentants de divers comités, le ministre de la Justice. Mitch interpréta cette agitation comme le prélude prudent à une proclamation de la loi martiale.
Que faisait-il dans ce train ? Il ne voyait pas en quoi Merton pouvait lui être utile, leur être utile ; et il ne se voyait pas en train de donner des cours sur les fossiles, de devenir lui-même un fossile, sans jamais pouvoir refaire des fouilles.
Mitch replia le journal, le posa sur son siège et se dirigea vers le téléphone public installé en bout de rame. Il composa le numéro de Kaye, mais elle était déjà partie et il ne pensait pas qu’il serait très avisé de l’appeler à Americol.
Il inspira à fond, s’efforça de se calmer et regagna son siège.
Il était dix heures lorsque Dicken retrouva Kaye à la cafétéria d’Americol. La conférence était prévue pour dix-huit heures et la liste des participants s’était allongée : on attendait notamment le vice-président et le conseiller scientifique de la présidence.
Dicken avait mauvaise mine. Il n’avait pas dormi de la nuit.
— C’est moi qui perds la boule, maintenant, dit-il. Je crois que le débat est clos. Nous sommes hors course, nous sommes à la porte. Nous pouvons encore crier un peu, mais personne ne nous écoutera.
— Et l’aspect scientifique ? demanda Kaye d’un ton plaintif. Vous avez pourtant essayé de nous remettre sur les rails après cette histoire d’herpès.
— SHEVA mute.
Dicken souligna son propos en tapant sur la table.
— Je vous ai déjà expliqué ce point, insista Kaye.
— Tout ce que vous m’avez montré, c’est que SHEVA a muté il y a longtemps. Ce n’est qu’un rétrovirus humain, un vieux rétrovirus, avec une méthode de reproduction lente mais astucieuse…
— Christopher…
— Vous allez être entendue. (Dicken vida sa tasse de café et se leva.) Ce n’est pas à moi qu’il faut expliquer les choses. C’est à eux.
Kaye le regarda, partagée entre la colère et l’étonnement.
— Pourquoi changer d’avis après tout ce temps ?
— J’ai commencé par traquer un virus. Vos articles, votre travail suggéraient qu’il s’agissait d’autre chose. Tout le monde peut se tromper. Notre tâche est de chercher des preuves, et, quand ces preuves sont irréfutables, nous devons abandonner nos petites idées si précieuses.
Kaye se leva à son tour et agita l’index.
— Ce n’est pas seulement une question de science, hein ?
— Bien sûr que non. J’étais sur les marches du Capitole, Kaye. J’aurais pu finir comme un de ces pauvres types, criblé de balles ou battu à mort.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. Vous avez bien recontacté Mitch après notre rencontre à San Diego ?
— Non.
— Pourquoi ?
Dicken lui rendit son regard noir.
— Après ce qui s’est passé hier soir, toutes les considérations personnelles deviennent triviales, Kaye.
— Ah bon ?
Dicken croisa les bras.
— Jamais je n’aurais pu présenter Mitch à quelqu’un comme Augustine sans nous casser la baraque. Mitch avait des informations intéressantes, mais tout ce qu’elles prouvent, c’est que SHEVA est parmi nous depuis longtemps.
— Il croyait en nous.
— Il croit davantage en vous, je pense, répliqua Dicken en détournant les yeux.
— Et ça a affecté votre jugement ?
Dicken s’emporta.
— Est-ce que ça n’aurait pas affecté le vôtre ? Je ne peux pas aller pisser sans que quelqu’un fasse un rapport sur le temps que ça me prend. Mais vous, vous faites monter Mitch dans votre appartement.
Kaye se rapprocha dangereusement de lui.
— Augustine vous a dit que j’avais couché avec Mitch ?
Dicken tenait à son espace vital. Il repoussa doucement Kaye et fit un pas de côté.
— Ça ne me plaît pas, à moi non plus, mais c’est comme ça que ça se passe !
— Qui vous l’a dit ? Augustine ?
— Augustine est brûlé, lui aussi. Nous sommes en pleine crise. Enfin, Kaye, ça devrait être évident pour tout le monde.
— Je n’ai jamais dit que j’étais une sainte, Christopher ! Quand vous m’avez embarquée dans cette histoire, je ne pensais pas que vous me laisseriez tomber.
Dicken baissa la tête, regarda d’un côté, puis de l’autre, visiblement déchiré par la colère et la souffrance.
— Je pensais que vous seriez ma partenaire.
— Quel genre de partenaire, Christopher ?
— Un… un soutien. Une égale sur le plan intellectuel.
— Une maîtresse ?
L’espace d’un instant, l’expression de Dicken fut celle d’un petit garçon venant d’apprendre une catastrophe. Il lança à Kaye un regard empreint de tristesse et de regret. Il était si fatigué qu’il pouvait à peine tenir debout.
Kaye recula d’un pas et réfléchit. Elle n’avait rien fait pour lui donner de faux espoirs ; elle ne s’était jamais considérée comme une beauté fatale, irrésistible aux yeux des hommes. Il lui était impossible d’appréhender la profondeur des sentiments de celui-ci.
— Jamais vous ne m’avez dit que vous éprouviez autre chose que de la curiosité, lui dit-elle.
— Je ne suis jamais assez rapide, et je ne dis jamais ce que je pense. Si vous ne vous êtes doutée de rien, je ne vous en veux pas.
— Mais vous avez souffert de me voir choisir Mitch.
— Oui, je ne vais pas le nier. Cependant, cela n’affecte pas mon jugement scientifique.
Kaye fit le tour de la table en secouant la tête.
— Que pouvons-nous sauver de ce désastre ?
— Vous pouvez présenter vos preuves. Mais je pense qu’elles ne convaincront personne.
Il se retourna et sortit de la cafétéria.
Kaye rapporta son plateau sur la chaîne. Elle consulta sa montre. Ce qu’il lui fallait, c’était un contact personnel, un face à face ; une conversation avec Luella Hamilton. Elle avait le temps de faire un aller-retour au NIH avant la réunion.
Arrivée à la réception, elle commanda une voiture de fonction.
Mitch émergea du chapiteau blanc qui protégeait l’antique gare de Beresford. Il leva une main pour se protéger les yeux du soleil matinal et contempla un massif de jonquilles près d’un conteneur à ordures rouge vif. Il était le seul passager à être descendu dans la petite ville.
L’air sentait la graisse chaude, le bitume et l’herbe fraîchement tondue. Il chercha des yeux un comité d’accueil, s’attendant à apercevoir Merton. La ville, visible de l’autre côté de la voie ferrée et accessible par une passerelle, se réduisait à une enfilade de boutiques et au parking Amtrak.
Une Lexus noire s’engagea dans celui-ci, et Mitch vit un homme aux cheveux roux en descendre, se tourner dans sa direction et lui faire un signe de la main.
— Il s’appelle William Daney. La plus grande partie de la ville lui appartient – enfin, disons plutôt à sa famille. Leur domaine, qui se trouve à dix minutes d’ici, est aussi somptueux que le palais de Buckingham. Dans ma naïveté, j’avais oublié que l’Amérique elle aussi a ses aristocrates – ceux qui aiment dépenser leur fric d’étrange façon.
Mitch écoutait le journaliste tandis que celui-ci négociait une étroite route sinueuse bordée de chênes et d’érables également superbes, dont les feuilles étaient d’un vert si vif qu’il se serait cru dans un film. Le soleil déversait des flaques d’or sur la chaussée. Cela faisait cinq minutes qu’ils n’avaient pas vu de voiture.
— Daney était autrefois un yachtman. Il a dépensé des millions de dollars à se construire un bateau parfait, il a perdu quelques courses. C’était il y a plus de vingt ans. Ensuite, il a découvert l’anthropologie. Le problème, c’est qu’il a horreur de se salir les mains. Il adore l’eau mais déteste la terre, et par conséquent les fouilles. J’adore conduire en Amérique. Mais dans ce coin, on se croirait en Angleterre. Je pourrais presque… (Merton se déporta un instant sur la file de gauche) suivre mon instinct. (Il s’empressa de revenir à droite, lança un sourire à Mitch.) Ces émeutes sont regrettables. L’Angleterre est encore calme, mais je m’attends à un changement de gouvernement d’une minute à l’autre. Notre cher Premier ministre n’a toujours rien compris. Il persiste à croire que le passage à l’euro est son plus gros souci. En fait, il est dégoûté par les aspects gynécologiques du dossier. Comment va Mr. Dicken ? Et Ms. Lang ?
— Ça va.
Il tenait à en savoir plus avant de se montrer trop bavard. Il aimait bien Merton, le trouvait intéressant, mais il n’avait aucune confiance en lui. Ce type en savait apparemment beaucoup sur sa vie privée, et ça ne lui plaisait pas.
La « maison de maître » apparut sous la forme d’un édifice en pierre grise, haut de trois étages, à l’extrémité d’une allée en brique rouge flanquée de pelouses superbement entretenues, aussi impeccables que des terrains de golf. Quelques jardiniers s’affairaient à tailler les haies, et une vieille dame vêtue de jodhpurs et coiffée d’un chapeau de paille salua Merton au passage.
— Mrs. Daney, la maman de notre hôte, expliqua-t-il en lui rendant son salut. Demeure dans la maison du jardinier. Vieille dame sympathique. Visite rarement les appartements de son fils.
Merton se gara devant l’imposant escalier de pierre menant à une double porte.
— Tout le monde est arrivé. Vous, moi, Daney et Herr Professor Friedrich Brock, anciennement de l’université d’Innsbruck.
— Brock ?
— Oui. (Sourire de Merton.) Il dit qu’il vous a déjà rencontré.
— Exact. Une fois.
La double porte s’ouvrait sur un grand vestibule peuplé d’ombres, aux murs lambrissés de bois sombre. Trois rayons de soleil parallèles tombaient d’une verrière sur un sol de pierre noirci par les ans, découpant un gigantesque tapis chinois au milieu duquel se dressait une table ronde disparaissant sous les fleurs. Près de cette table, dans l’obscurité, se tenait un homme.
— William, voici Mitch Rafelson, dit Merton en prenant Mitch par le bras pour le conduire.
L’homme dans l’ombre tendit une main vers un rayon de soleil, et trois grosses bagues étincelèrent sur ses doigts épais. Mitch serra cette main avec fermeté. Âgé d’une cinquantaine d’années, Daney avait un visage bronzé, des yeux marron, des cheveux d’un jaune tirant sur le blanc et un front wagnérien. Ses petites lèvres étaient promptes à sourire et ses joues aussi lisses que celles d’un bébé. Les épaulettes de son blazer gris accentuaient sa carrure, et ses bras paraissaient musclés.
— C’est un honneur de faire votre connaissance, monsieur, déclara-t-il. J’aurais acheté vos momies si vos amis les avaient proposées à la vente, vous savez. Ensuite, j’en aurais fait don à Innsbruck. Je l’ai dit à Herr Professor Brock, et il m’a donné l’absolution.
Mitch eut un sourire poli. Il était venu ici pour rencontrer Brock.
— En réalité, William ne possède pas de restes humains, dit Merton.
— Je me contente de reproductions, de moulages et de sculptures, renchérit Daney. Je ne suis pas un scientifique, seulement un amateur, mais j’espère faire honneur au passé en m’efforçant de le comprendre.
— Allons dans le hall de l’Humanité, dit Merton avec un geste plein d’emphase.
Daney hocha fièrement la tête et ouvrit la marche.
Le hall en question occupait une ancienne salle de bal dans l’aile est de l’édifice. Mitch n’avait jamais rien vu de tel excepté dans un musée : plusieurs douzaines de vitrines, disposées en rangées, séparées par des allées moquettées, contenant des moulages et des répliques de tous les grands spécimens de l’anthropologie. Australopithecus afarensis et robustus ; Homo habilis et erectus. Mitch dénombra seize squelettes de Neandertaliens, tous montés de façon professionnelle, plus six reconstitutions sous la forme de statues de cire. On ne s’était pas soucié de ménager les prudes : toutes ces statues étaient nues et glabres, faisant abstraction des spéculations relatives au système pileux et à la vêture des hommes de Neandertal.
Des alignements de singes sans poils, éclairés par des projecteurs à l’éclat calibré, fixaient Mitch d’un regard vide.
— Incroyable, dit-il malgré lui. Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de vous, Mr. Daney ?
— Je ne suis connu que de quelques personnes. La famille Leakey, celle de Björn Kurtén, deux ou trois autres. Mes amis les plus proches. Je sais que je suis un excentrique, mais je n’aime pas m’en vanter.
— À présent, vous faites partie des élus, dit Merton à Mitch.
— Le professeur Brock nous attend dans la bibliothèque.
Daney ouvrit à nouveau la marche. Mitch aurait bien aimé s’attarder dans le hall. Les sculptures de cire étaient superbes, et les reproductions des spécimens de premier ordre, presque impossibles à distinguer de leurs modèles.
— Non, en fait, je suis ici. J’étais trop impatient. (Brock apparut derrière une vitrine et s’avança.) J’ai l’impression de vous connaître, docteur Rafelson. Et nous avons des amis communs, n’est-ce pas ?
Mitch serra la main de Brock sous les yeux approbateurs d’un Daney rayonnant. Ils gagnèrent la bibliothèque distante de plusieurs dizaines de mètres, un exemple parfait de l’élégance édouardienne, aménagée sur trois niveaux et pourvue de galeries reliées par deux passerelles en fer forgé. Face à l’unique et gigantesque fenêtre, qui donnait sur le nord, étaient accrochées deux peintures représentant le Yosemite Park et les Alpes par temps spectaculaire.
Ils s’assirent autour d’une grande table ronde occupant le milieu de la salle.
— Ma première question est la suivante, commença Brock. Est-ce que vous rêvez d’eux, docteur Rafelson ? Parce que moi, j’en rêve souvent.
Daney servit lui-même le café, qu’une jeune femme vêtue de noir, trapue et d’allure sombre, avait apporté sur une table roulante. Chacun des convives avait une tasse Flora Danica faisant partie d’une série décorée de plantes microscopiques danoises inspirée de gravures scientifiques du XIXe siècle. Mitch examina sa sous-tasse, ornée de trois dinoflagellés superbement rendus, et se demanda comment il dépenserait son argent s’il devenait immensément riche.
— Je ne crois pas à ces rêves, reprit Brock. Mais ces individus me hantent.
Mitch considéra le petit groupe qui l’entourait, incapable de déterminer ce qu’on attendait de lui. Il était fort possible que son association avec Daney, Brock et même Merton lui soit en fin de compte nuisible. Peut-être avait-il déjà trop donné dans ce registre.
Merton perçut son malaise.
— Cette réunion est complètement privée et sera tenue secrète, déclara-t-il. Je n’ai aucune intention de répéter ce qui sera dit ici.
— À ma demande, ajouta Daney en arquant les sourcils pour souligner son propos.
— Je tenais à vous dire que vous aviez vu juste en contactant certaines personnes et en cherchant à en savoir davantage sur nos recherches, dit Brock. Mais je viens d’être dégagé de mes responsabilités en ce qui concerne les momies des Alpes. Le débat s’est déplacé sur le plan personnel, et il est devenu dangereux pour nos carrières à tous.
— Le docteur Brock pense que ces momies représentent la première preuve irréfutable d’une spéciation humaine, dit Merton, espérant faire avancer la discussion.
— D’une subspéciation, en fait, corrigea Brock. Mais le concept d’espèce est devenu fort vague au fil des décennies, n’est-ce pas ? La présence de SHEVA dans leurs tissus nous évoque quelque chose, non ?
Daney se pencha en avant, les joues et le front rougis par l’intensité de sa passion.
Mitch décida d’oublier ses réticences en présence de ces compagnons de route.
— Nous avons trouvé d’autres exemples, annonça-t-il.
— Oui, c’est ce que j’ai entendu dire, par Oliver et par Maria Konig, de l’université du Washington.
— Je n’ai rien découvert personnellement, précisa Mitch, j’ai fait appel à d’autres personnes. Mes actions m’ont compromis et je n’ai guère été efficace.
Brock balaya d’un geste cet acte de contrition.
— Quand je vous ai appelé à Innsbruck, je vous avais pardonné votre erreur. Je comprenais votre point de vue, et votre récit sonnait juste.
— Merci, fit Mitch, sincèrement ému.
— Je m’excuse de ne pas m’être identifié ce jour-là, mais vous comprenez mes raisons, j’espère.
— Oui.
— Dites-moi ce qui va se passer, intervint Daney. Est-ce qu’ils vont rendre publiques leurs découvertes sur les momies ?
— En effet, dit Brock. Ils vont dire qu’il y a eu contamination, que les momies ne sont pas apparentées. Les Neandertaliens vont être étiquetés Homo sapiens alpinensis, et le nouveau-né sera envoyé en Italie pour être étudié par d’autres spécialistes.
— C’est ridicule ! s’exclama Mitch.
— Oui, et cet écran de fumée ne tiendra pas éternellement, mais, au cours des prochaines années, ce sont les conservateurs, les plus fanatiques d’entre eux, qui tiendront le haut du pavé. Ils donneront des informations au compte-gouttes, uniquement à ceux qui souhaitent préserver le statu quo, à ceux qui sont dans leur camp, comme des érudits zélés défendant les manuscrits de la mer Morte. Ils espèrent préserver leurs carrières sans avoir à affronter une révolution susceptible de détruire leurs théories et leurs propres personnes.
— C’est incroyable, intervint Daney.
— Non, c’est humain, et l’objet de nos études est bien l’être humain, non ? Notre femelle n’a-t-elle pas été blessée par quelqu’un qui ne voulait pas que son bébé voie le jour ?
— Nous ne le savons pas avec certitude, dit Mitch.
— En effet, concéda Brock. Mais je me réserve le droit d’entretenir mes propres croyances irrationnelles, ne serait-ce que pour me défendre contre les fanatiques. Cette séquence ne figure-t-elle pas dans votre rêve, sous une forme ou une autre, comme si ces événements étaient enfouis dans notre sang ?
Mitch acquiesça.
— Peut-être est-ce le péché originel de notre espèce : nos ancêtres neandertaliens souhaitaient arrêter le progrès, conserver leur position unique… en tuant les nouveaux enfants, ceux qui allaient devenir ce que nous sommes. Et, aujourd’hui, peut-être que nous faisons la même chose, non ?
Daney secoua la tête en grondant doucement. Mitch observa sa réaction avec intérêt puis se tourna vers Brock.
— Vous avez sûrement examiné les résultats de l’analyse ADN. Tout le monde devrait avoir le droit d’en faire autant.
Brock se pencha et attrapa un attaché-case. Il le tapota d’un air entendu.
— J’ai le matériel ici, sur DVD-ROM – fichiers graphiques, tableurs, résultats transmis par différents labos de la planète. Oliver et moi allons publier l’ensemble sur le Net, exposer le complot et attendre les réactions.
— Ce que nous voulons faire, c’est monter un dossier en béton, ajouta Merton. Présenter les preuves irréfutables montrant que l’évolution revient frapper à notre porte.
Mitch se mordilla les lèvres, abîmé dans sa réflexion.
— Avez-vous parlé à Christopher Dicken ?
— Il m’a dit qu’il ne pouvait pas m’aider, répondit Merton.
Mitch sursauta.
— La dernière fois que je lui ai parlé, il paraissait enthousiaste, je dirai même déterminé.
— Il a changé d’avis, dit le journaliste. Nous devons recruter le docteur Lang. Je crois pouvoir convaincre certaines personnes de l’université du Washington, en particulier le docteur Konig et le docteur Packer, et peut-être un ou deux biologistes évolutionnaires.
Daney hocha la tête avec passion.
Merton se tourna vers Mitch. Il plissa les lèvres et s’éclaircit la gorge.
— À vous voir, on dirait que vous n’êtes pas d’accord.
— Nous ne pouvons pas nous lancer dans une telle entreprise comme des étudiants dans un débat de club scientifique.
— Je croyais que vous étiez un fonceur, dit Merton sur un ton de reproche.
— Erreur. Je suis prudent et je fais les choses dans les règles. C’est la vie qui me fonce dessus.
Daney se fendit d’un large sourire.
— Bien dit. Moi, je suis prêt à me lancer dans l’expérience.
— Que voulez-vous dire ? s’enquit Merton.
— C’est une occasion fantastique. J’aimerais trouver une volontaire et avoir un de ces nouveaux humains dans ma famille.
Il y eut un long silence, Merton, Brock et Mitch se retrouvant incapables de formuler une réponse quelconque.
— C’est une idée intéressante, murmura finalement le journaliste, qui lança à Mitch un regard interrogateur.
— Si nous essayons de déclencher une tempête hors du château, nous risquons de fermer plus de portes que nous n’en ouvrirons, admit Brock.
— Mitch, fit Merton, visiblement impressionné. Expliquez-nous comment nous devrions nous y prendre… en suivant les règles.
— Rassemblons un groupe d’authentiques experts. (Mitch réfléchit quelques instants.) Packer et Maria Konig, c’est un bon début. Recrutons les autres parmi leurs collègues et leurs contacts – des généticiens et des biologistes moléculaires de l’université du Washington, du NIH, d’une demi-douzaine d’autres universités, de centres de recherche. Oliver, vous connaissez probablement les gens auxquels je pense… peut-être mieux que moi.
— Les biologistes évolutionnaires les plus progressistes, précisa Merton, plissant le front comme s’il venait de prononcer un oxymoron. Pour le moment, ça se limite aux biologistes moléculaires et à quelques paléontologues choisis comme Jay Niles.
— Je ne connais que des conservateurs, lança Brock. Je n’ai pas fréquenté le bon groupe à Innsbruck.
— Il nous faut une fondation scientifique, fit remarquer Mitch. Un quorum impressionnant de scientifiques respectés.
— Ça prendra des semaines, des mois peut-être, dit Merton. Tout le monde a une carrière à protéger.
— Et si nous financions davantage de recherches dans le secteur privé ? proposa Daney.
— C’est là que Mr. Daney pourrait nous être utile, intervint Merton, tournant vers l’intéressé des yeux intenses sous ses sourcils broussailleux. Vous avez les ressources nécessaires pour organiser une conférence d’envergure, et c’est exactement ce qu’il nous faut en ce moment. Pour contrer les déclarations publiques de la Brigade.
Le visage de Daney s’assombrit.
— Combien cela coûterait-il ? Des centaines de milliers de dollars, des millions ?
— La première estimation plutôt que la seconde, répondit Merton en gloussant.
Daney les regarda d’un air troublé.
— Pour de telles sommes, il me faudra l’autorisation de mère.
— Je l’ai laissée partir, dit le docteur Lipton en s’asseyant derrière son bureau. Elles sont toutes parties, d’ailleurs. Le directeur des recherches m’a confirmé que nous avions suffisamment d’informations pour faire des recommandations à nos patientes et mettre un terme aux expériences.
Kaye la fixa d’un air consterné.
— Vous… vous les avez autorisées à quitter la clinique, à rentrer chez elles ?
Lipton opina, les mâchoires serrées.
— Ce n’est pas moi qui ai pris cette décision, Kaye. Mais j’étais d’accord. Nous avions dépassé nos limites éthiques.
— Et si elles ont besoin d’assistance à leur domicile ?
Lipton baissa les yeux.
— Nous les avons averties que leurs enfants risquaient de présenter des malformations à la naissance et de ne pas survivre. Nous avons renvoyé chacune d’elles au service de consultations de l’hôpital le plus proche de sa résidence. Nous prendrons tous les frais en charge, même s’il y a des complications. En particulier s’il y en a. Elles sont toutes dans la période d’efficacité.
— Elles prennent le RU-486 ?
— C’est le choix qu’elles ont fait.
— Ce n’est pas notre politique, Denise.
— Je sais. Six d’entre elles en ont fait la demande. Elles souhaitaient avorter. Nous ne pouvions pas continuer plus avant.
— Leur avez-vous dit…
— Kaye, nos instructions sont claires comme le cristal. Si nous jugeons que l’enfant met en danger la vie de la mère, nous donnons à celle-ci le moyen d’interrompre sa grossesse. Je suis en faveur du droit de choisir.
— Bien sûr, Denise, mais…
Kaye se retourna, parcourut du regard le bureau si familier, les graphiques, les images de fœtus à divers stades de la croissance.
— Je n’arrive pas à le croire, reprit-elle.
— Augustine nous a demandé de ne pas leur donner du RU-486 tant qu’une politique claire n’aurait pas été adoptée. Mais c’est le directeur des recherches cliniques qui décide.
— Très bien. Laquelle n’a pas demandé la pilule du lendemain ?
— Luella Hamilton. Nous la lui avons donnée, elle nous a promis de consulter régulièrement son pédiatre, mais elle ne l’a pas prise sous notre supervision.
— Tout est fini, alors ?
— Nous nous sommes retirés de la course, murmura Lipton. Nous n’avions pas le choix. Quoi que nous fassions, nous allons être attaqués, sur le plan politique ou sur celui de l’éthique. Nous avons choisi de respecter notre éthique et d’aider nos patientes. Si nous avions attendu aujourd’hui… Nous avons reçu de nouveaux ordres du secrétaire des HHS. Défense de recommander l’avortement, défense de prescrire le RU-486. Nous avons tiré notre épingle du jeu juste à temps.
— Je n’ai ni l’adresse ni le numéro de téléphone de Mrs. Hamilton, dit Kaye.
— Et ce n’est pas moi qui vous les donnerai. Elle a droit à une vie privée. (Lipton la regarda fixement.) Ne sortez pas du système, Kaye.
— Je crois que le système va m’éjecter d’une minute à l’autre. Merci, Denise.
Dans le train d’Albany, environné par l’odeur de renfermé qui émanait des passagers, du tissu réchauffé par le soleil, du désinfectant et du plastique, Mitch se tassa sur son siège. Il avait l’impression de sortir du Pays des merveilles. L’enthousiasme que manifestait Daney à l’idée d’accueillir dans sa famille « un de ces nouveaux humains » le fascinait autant qu’il le terrifiait. L’espèce humaine était devenue si cérébrale, avait acquis un tel contrôle sur sa biologie, que cette forme de reproduction aussi antique qu’imprévue, consistant à créer de la variété dans l’espèce, pouvait être stoppée net ou bien transformée en jeu.
Il contempla le paysage qui défilait : petites villes, forêts de jeunes pousses, grandes villes entourées à perte de vue par des entrepôts gris, des usines ternes, sales et productives.
Kaye récupéra les huit articles qu’elle avait commandés à Medline via la bibliothèque, vingt exemplaires de chacun, reliés avec soin. En entrant dans l’ascenseur, elle feuilleta l’un d’eux et secoua la tête.
Il lui fallut cinq minutes supplémentaires pour franchir le poste de contrôle du dixième étage. Les agents la passèrent au détecteur de métal, puis au détecteur d’odeurs, et scannèrent son badge. Finalement, le chef de l’équipe du Service secret affectée au vice-président demanda que l’un des participants à la réunion se porte garant de sa personne. Dicken sortit de la salle à manger du personnel d’encadrement pour déclarer qu’il la connaissait, et elle avait un quart d’heure de retard lorsqu’elle fit son entrée.
— Qu’est-ce qui vous a retenue ? murmura Dicken.
— Un embouteillage. Vous saviez qu’ils avaient stoppé l’étude à la clinique ?
Dicken fit oui de la tête.
— Ils tournent tous autour du pot, ils évitent de prendre une quelconque responsabilité. Personne n’a envie d’être désigné comme coupable.
Kaye vit le vice-président assis au premier rang, le conseiller scientifique de la présidence à ses côtés. Il y avait au moins quatre agents du Service secret dans la pièce, et elle se félicita que Benson soit resté dans le couloir.
Sur une petite table étaient disposés des boissons non alcoolisées, des fruits, des biscuits, du fromage et des crudités, mais personne ne mangeait. Le vice-président serrait dans sa main une canette de Pepsi.
Alors que Dicken conduisait Kaye vers une chaise pliante à gauche de la pièce, Frank Shawbeck acheva son rapport sur l’étude effectuée par le NIH.
— Ça n’a pris que cinq minutes, chuchota Dicken.
Shawbeck remit ses papiers en ordre, s’écarta du pupitre, et Mark Augustine prit sa place. Il se pencha vers le micro.
— Le docteur Lang est arrivée, annonça-t-il d’une voix neutre. Passons à l’aspect social des choses. Nous déplorons douze émeutes majeures sur le sol américain. La plupart d’entre elles ont été déclenchées lorsque les gens ont appris que nous allions procéder à des distributions gratuites de RU-486. Jamais une telle initiative n’a été envisagée, même si elle a été évoquée lors de diverses discussions.
— Aucun de ces produits n’est illégal, dit Cross d’une voix irascible. (Elle était assise à droite du vice-président.) Monsieur, lui dit-elle, j’ai invité le leader de la majorité sénatoriale à assister à cette réunion, et il a refusé. Je ne saurais être tenue responsable de…
— S’il vous plaît, Marge, l’interrompit Augustine. Nous aurons l’occasion d’exprimer nos griefs dans quelques minutes.
— Pardon, fit Cross en croisant les bras.
Le vice-président jeta un regard par-dessus son épaule, jaugeant son public. Ses yeux se posèrent sur Kaye, il sembla troublé un instant, puis se retourna.
— Les États-Unis ne sont pas les seuls à devoir gérer une agitation civile, poursuivit Augustine. Nous nous acheminons vers une catastrophe sociale de grande ampleur. Pour parler clairement, le public ne comprend pas ce qui se passe. Les gens réagissent avec leurs tripes, ou en fonction des discours des démagogues. Pat Robertson, Dieu le bénisse, a déjà recommandé à Dieu de dépêcher sur Washington les flammes de l’enfer si la Brigade était autorisée à poursuivre ses tests au RU-486. Il n’est pas le seul. Il est fort probable que la population va passer d’une lubie à l’autre jusqu’à ce qu’elle en trouve une, n’importe laquelle, qui soit plus comestible que la vérité ; elle se rassemblera ensuite derrière cette bannière, laquelle sera fort probablement de nature religieuse, et alors nous pourrons dire adieu à la science.
— Amen, proféra Cross.
Un rire nerveux parcourut l’assistance. Le vice-président ne souriait pas.
— Cette réunion a été programmée il y a trois jours, reprit Augustine. Les événements d’hier et d’aujourd’hui nous commandent plus que jamais de présenter un front uni.
Kaye crut comprendre ce qui allait suivre. Elle chercha Robert Jackson du regard et le localisa assis derrière Cross. Il inclina la tête et regarda de biais un bref instant, droit sur elle. Kaye se sentit rougir.
— Il en a après moi, murmura-t-elle à Dicken.
— Ne soyez donc pas si arrogante, l’avertit-il. Nous sommes tous ici pour nous faire remonter les bretelles.
— Nous avons déjà programmé les recherches sur le RU-486 et sur le produit que quelqu’un a eu le mauvais goût de baptiser RU-Pentium, conclut Augustine. Docteur Jackson ?
Jackson se leva.
— Les examens précliniques ont démontré la totale inefficacité de nos vaccins et de nos inhibiteurs ribozymiques sur les nouvelles souches de SHEVA, que nous désignons sous le terme de SHEVA-X. Nous avons des raisons de croire que tous les cas de grippe d’Hérode survenus ces trois derniers mois peuvent être attribués à une infection latérale de SHEVA-X, lequel se présente sous au moins neuf variétés différentes, avec à chaque fois des glycoprotéines différentes. Il nous est impossible de cibler l’ARN messager du LPC dans le cytoplasme, nos ribozymes actuels ne pouvant reconnaître la forme mutée. Bref, nous n’avons aucun vaccin à proposer. Il nous faudra sans doute six mois de plus pour trouver une solution de rechange.
Il se rassit.
Augustine joignit les doigts, dessinant avec ses mains un polygone flexible. Le silence régna un long moment pendant que tous encaissaient la nouvelle et ses implications.
— Docteur Phillips, appela Augustine.
Gary Phillips, conseiller scientifique de la présidence, se leva et s’approcha du pupitre.
— Le président m’a prié de vous exprimer sa reconnaissance. Nous espérions beaucoup plus, mais aucun programme de recherche au monde n’a fait mieux que le NIH et la Brigade du CDC. Nous devons accepter le fait que notre ennemi est extraordinairement rusé et changeant, et nous devons parler d’une seule voix, avec résolution, pour éviter que notre nation sombre dans l’anarchie. C’est pour cela que j’ai écouté le docteur Robert Jackson et Mark Augustine. Notre situation est extrêmement délicate, surtout aux yeux du public, et l’on me dit qu’il existe un désaccord potentiellement dangereux entre certains membres de la Brigade, en particulier au sein de l’équipe Americol.
— Pas un désaccord, dit Jackson d’une voix acide. Un schisme.
— Docteur Lang, on m’a informé que vous ne partagiez pas certaines des opinions exprimées par le docteur Jackson et par Mark Augustine. Pourriez-vous expliciter et clarifier votre point de vue afin que nous puissions en juger ?
Kaye resta interdite quelques secondes puis réussit à se lever.
— Je ne pense pas qu’un examen impartial soit possible aujourd’hui, monsieur. Apparemment, je suis la seule personne dans cette pièce dont l’opinion soit incompatible avec la déclaration officielle que vous préparez de toute évidence.
— La solidarité s’impose à nous, mais la justice également, répliqua le conseiller scientifique. J’ai lu vos articles sur les HERV, Ms. Lang. Votre travail était fondamental et brillant. Il y a des chances que vous soyez sélectionnée pour le prix Nobel. Si vous êtes en désaccord avec nous, nous devons vous écouter et nous y sommes préparés. Je regrette que nous n’ayons pas plus de temps à vous consacrer. Je le regrette sincèrement.
Il lui fit signe de s’avancer vers le pupitre. Kaye s’exécuta. Phillips s’écarta.
— J’ai exprimé mon opinion lors de nombreuses conversations avec le docteur Dicken, et lors d’une conversation que j’ai eue avec Ms. Cross et le docteur Jackson, commença Kaye. Ce matin, j’ai réuni une série d’articles allant dans mon sens, dont certains de ma main, ainsi que des preuves glanées dans le projet « Génome humain » ou dans des domaines tels que la biologie évolutionnaire et même la paléontologie.
Elle ouvrit son attaché-case et tendit les feuillets reliés à Nilson, qui les passa à sa gauche.
— Je n’ai pas encore élaboré de synthèse susceptible d’unifier mes théories. (Kaye attrapa le verre d’eau que lui tendait Augustine et en but une gorgée.)
Les informations résultant de l’étude des momies d’Innsbruck n’ont pas encore été rendues publiques.
Jackson leva les yeux au ciel.
— Je dispose de rapports préliminaires afférents aux preuves rassemblées par le docteur Dicken en Turquie et en République géorgienne.
Elle parla pendant vingt minutes, soulignant les détails précis de son travail sur les éléments transposables et le HERV-DL3. Elle conclut tant bien que mal en décrivant la façon dont elle avait identifié plusieurs versions du LPC le jour même où Jackson lui avait annoncé que SHEVA était en train de muter.
— Je pense que SHEVA-X est un programme de rechange, déclenché suite à l’incapacité de la transmission latérale à produire des enfants viables. Les grossesses du second stade induites par SHEVA-X ne seront pas vulnérables à l’interférence virale de l’herpès. Elles produiront des enfants sains et viables. Je n’ai aucune preuve directe de ce que j’affirme ; à ma connaissance, aucun enfant de ce type n’est encore né. Mais je ne pense pas que nous aurons à attendre longtemps. Nous devrions nous y préparer.
Quoique heureusement surprise par la cohérence de son discours, Kaye savait malheureusement qu’elle ne parviendrait pas à infléchir le cours des événements. Augustine l’observait attentivement – avec une certaine admiration, se dit-elle –, et il lui adressa un bref sourire.
— Merci, docteur Lang, dit Phillips. Des questions ?
Frank Shawbeck leva la main.
— Le docteur Dicken partage-t-il vos conclusions ?
L’intéressé s’avança.
— Je les ai partagées pendant un temps. Des éléments portés récemment à ma connaissance m’ont convaincu que j’étais dans l’erreur.
— Quels éléments ? lança Jackson.
Augustine l’avertit d’un signe de la main, mais le laissa s’exprimer.
— Je pense que SHEVA est en train de muter comme n’importe quel organisme pathogène. Rien ne m’autorise à penser que ce n’en est pas un.
— Docteur Lang, dit Shawbeck, est-il exact que certaines formes de HERV, que l’on supposait jusqu’ici non infectieuses, ont été associées à certains types de tumeurs ?
— Oui, monsieur. Mais elles sont également exprimées sous des formes non infectieuses dans bien d’autres tissus, y compris le placenta. Ce n’est que maintenant que nous avons l’occasion de comprendre les nombreux rôles joués par ces rétrovirus endogènes.
— Nous ne comprenons pas leur présence dans notre génome, dans nos tissus, n’est-ce pas, docteur Lang ? demanda Augustine.
— Jusqu’à maintenant, nous ne connaissions aucune théorie susceptible d’expliquer leur présence.
— Excepté leur action en tant qu’organismes pathogènes ?
— Nombre de substances présentes dans notre corps, quoique positives et nécessaires, sont également parfois impliquées dans une action pathogène, répondit Kaye. Les oncogènes sont des gènes nécessaires qui peuvent aussi entraîner le déclenchement de cancers.
Jackson leva la main.
— J’aimerais prolonger cette discussion en l’abordant dans une perspective évolutionnaire. Bien que je ne sois pas un biologiste évolutionnaire, et que je n’en aie même jamais interprété un à la télé…
Des gloussements montèrent de l’assistance, mais Shawbeck et le vice-président restèrent de marbre.
— … je pense avoir bien assimilé le paradigme que l’on m’a enseigné à l’école et à la fac. Ce paradigme dit que l’évolution procède par mutations aléatoires au sein du génome. Ces mutations altèrent la nature des protéines ou des autres composants exprimés par notre ADN, et elles sont en général nuisibles à l’organisme, dans lequel elles entraînent la maladie et la mort. Cependant, sur une échelle de temps assez grande, et dans des conditions variables, les mutations peuvent également créer des formes conférant un avantage à l’organisme. Ai-je raison, jusqu’ici, docteur Lang ?
— Tel est bien le paradigme, reconnut Kaye.
— Ce que vous semblez sous-entendre, cependant, c’est l’existence d’un mécanisme jusque-là inconnu par lequel le génome prend le contrôle de sa propre évolution, comme s’il percevait le moment où il convient de procéder à un changement. Exact ?
— À peu près. Je pense que notre génome est bien plus astucieux que nous. Il nous a fallu des dizaines de millénaires pour arriver à un point où nous pouvons espérer comprendre le fonctionnement de la vie. Les espèces terrestres évoluent depuis des milliards d’années, par la compétition et la coopération. Elles ont appris à survivre dans des conditions que nous sommes à peine capables d’imaginer. Même le plus conservateur des biologistes sait que différents types de bactéries peuvent coopérer et apprendre les unes des autres… mais nous sommes désormais nombreux à comprendre que différentes espèces métazoaires, des plantes et des animaux comme nous, font plus ou moins la même chose en jouant leurs rôles dans un écosystème. Les espèces terrestres ont appris à anticiper les changements climatiques et à y réagir à l’avance, à s’y adapter, et je crois que, dans notre cas, notre génome est en train de réagir au changement social et au stress qu’il entraîne.
Jackson fit semblant de méditer cette déclaration avant de demander :
— Si vous étiez directrice de thèse et que l’un de vos étudiants vous proposait de travailler sur cette possibilité, est-ce que vous l’y encourageriez ?
— Non, répondit Kaye avec franchise.
— Pourquoi ?
— Il s’agit là d’un point de vue qui n’est guère défendu. L’évolution est un domaine de la biologie où l’ouverture d’esprit est plutôt rare, et seuls les scientifiques les plus audacieux contestent le paradigme de la théorie synthétique darwinienne. Un simple étudiant ne devrait pas s’engager sur ce terrain.
— Donc, Charles Darwin avait tort et vous avez raison ?
Kaye se tourna vers Augustine.
— Le docteur Jackson compte-t-il mener tout seul cette inquisition ?
Augustine s’avança.
— Ceci est pour vous une occasion de répondre à vos adversaires, docteur Lang.
Kaye se retourna pour faire face à Jackson et au reste du public.
— Je ne conteste pas Charles Darwin, j’ai pour lui un immense respect. Il nous aurait recommandé de ne pas graver nos idées dans le marbre avant d’en avoir compris tous les principes. Et je ne rejette nullement la majorité des principes de la théorie synthétique de l’évolution ; de toute évidence, les productions du génome doivent passer le test de la survie. La mutation est une source de nouveautés imprévues et parfois utiles. Mais cela ne suffit pas à expliquer ce que nous observons dans la nature. La théorie synthétique a été conçue durant une période où nous commencions à peine à comprendre la nature de l’ADN et à bâtir les fondations de la génétique moderne. Darwin aurait été fasciné d’apprendre ce que nous savons aujourd’hui sur les plasmides et l’échange d’ADN libre, les corrections d’erreurs dans le génome, l’édition, la transposition et les virus cachés, les marqueurs et la structure du gène, bref, toutes sortes de phénomènes génétiques, dont un bon nombre ne collent absolument pas avec les interprétations les plus rigides de la théorie synthétique.
— Existe-t-il un scientifique sérieux soutenant la proposition selon laquelle le génome est un « esprit » doué de conscience, capable d’évaluer son environnement et de déterminer lui-même le cours de son évolution ?
Kaye inspira à fond.
— Il me faudrait plusieurs heures pour rectifier et développer cette proposition telle que vous venez de la formuler, mais, en gros, la réponse est oui. Malheureusement, aucun d’eux ne se trouve parmi nous.
— Leurs vues ne sont-elles pas controversées ?
— Bien sûr que si. Dans ce domaine, il n’y a rien qui ne soit controversé. Et je m’efforce d’éviter le mot « esprit », car il a des connotations personnelles et religieuses qui sont contre-productives. J’utilise le terme de réseau ; un réseau perceptif et adaptatif d’individus capables de coopération comme de compétition.
— Croyez-vous que cet esprit, ou ce réseau, puisse d’une certaine façon être l’équivalent de Dieu ? demanda Jackson – sans le moindre signe de mépris ni de suffisance, constata-t-elle avec surprise.
— Non. Notre propre cerveau fonctionne à la façon d’un réseau perceptif et adaptatif, mais je ne crois pas que nous soyons des dieux.
— Mais notre cerveau produit un esprit, n’est-ce pas ?
— Je pense que ce terme est correct, oui.
Jackson leva les bras, feignant la confusion.
— Nous revenons donc à notre point de départ. C’est donc un type d’Esprit – avec un E majuscule, peut-être – qui détermine l’évolution ?
— Encore une fois, la valeur sémantique de ce terme a son importance, dit lentement Kaye, comprenant trop tard que le silence aurait été la meilleure des réponses.
— Vos théories les plus avancées ont-elles été jugées par vos pairs et publiées dans un journal d’importance ?
— Non. J’en ai exposé certains aspects dans mes articles sur le HERV-DL3, qui ont été approuvés par mes pairs.
— Nombre de vos articles ont été refusés par d’autres journaux, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Par Cell, entre autres.
— Oui.
— Virology est-il le journal le plus respecté dans votre domaine ?
— C’est un journal sérieux. Il a publié des articles très importants.
Jackson n’insista pas.
— Je n’ai pas eu le temps de lire tout le matériel que vous avez préparé. Je m’en excuse. (Il se leva.) À votre connaissance, les auteurs des articles inclus dans ce matériel seraient-ils en complet accord avec vous sur la façon dont fonctionne l’évolution ?
— Bien sûr que non. C’est un domaine en plein développement.
— En fait, on pourrait même dire qu’il est infantile, n’est-ce pas, docteur Lang ?
— Il est dans son enfance, oui, rétorqua Kaye. « Infantile » est un adjectif s’appliquant à ceux qui nient les preuves irréfutables.
Elle ne put s’empêcher de se tourner vers Dicken. Il la regardait d’un air triste mais décidé.
Augustine s’avança une nouvelle fois et leva la main.
— Nous pourrions débattre ainsi pendant plusieurs jours. Je suis sûr que cela donnerait une conférence des plus intéressantes. Ce que nous devons déterminer, cependant, c’est si les opinions entretenues par le docteur Lang risquent de porter tort aux objectifs de la Brigade. Notre mission est de protéger la santé publique, pas de nous intéresser aux théories de pointe.
— Ce n’est pas tout à fait juste, Mark, intervint Marge Cross en se levant. Kaye, cela ressemble-t-il à vos yeux à un procès jugé d’avance ?
Kaye eut un petit soupir amusé, baissa les yeux et hocha la tête.
— Je regrette que nous n’ayons pas le temps d’approfondir, reprit Marge. Je le regrette vraiment. Vos idées sont fascinantes, et je partage certaines d’entre elles, ma chère, mais nous sommes piégés par les affaires et la politique, et nous devons parvenir à un consensus, lequel doit en outre être compris par le public. Je ne pense pas que vos idées aient des partisans dans cette salle, et je sais que nous n’avons ni le temps ni la volonté de lancer un débat public. Malheureusement, nous devons nous contenter d’une science définie par un comité, docteur Augustine.
De toute évidence, Augustine n’était guère ravi de cette formulation.
Kaye se tourna vers le vice-président. Il fixait des yeux le dossier posé sur ses genoux, qu’il n’avait même pas ouvert, visiblement gêné de se retrouver spectateur d’une course où il ne pouvait parier sur aucun cheval. Il se contentait donc d’en attendre la fin.
— Je comprends, Marge. (Kaye ne put empêcher sa voix de trembler un peu.) Je vous remercie d’avoir éclairci les choses. Je n’ai pas le choix et me vois obligée de donner ma démission de la Brigade. Comme cela réduit sans doute ma valeur aux yeux d’Americol, je vous présente également ma démission.
Après la réunion, Augustine retrouva Dicken dans le couloir et l’entraîna à l’écart. Dicken avait tenté de rattraper Kaye, mais elle se dirigeait déjà vers l’ascenseur.
— Les choses n’ont pas tourné de la façon dont je l’aurais souhaité, déclara Augustine. Je ne voulais pas qu’elle quitte la Brigade. Je voulais seulement qu’elle n’expose pas ses idées au grand public. Bon Dieu, Jackson nous a sans doute fourrés dans un sacré guêpier.
— Je connais suffisamment bien Kaye Lang. Elle est partie pour de bon et, oui, elle est furieuse, et je suis aussi responsable que Jackson.
— Dans ce cas, que pouvez-vous faire pour redresser la situation ?
Dicken se dégagea de l’étreinte de son supérieur.
— Rien, Mark. Que dalle. Et ne me demandez pas d’essayer.
Shawbeck s’approcha d’eux, le visage sinistre.
— Une nouvelle marche sur Washington est prévue pour ce soir. Il y aura des femmes, des chrétiens, des Noirs et des Hispaniques. Le Capitale et la Maison-Blanche vont être évacués.
— Seigneur ! fit Augustine. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Paralyser le pays ?
— Le président a accepté le plein déploiement des forces de défense, l’armée et la garde nationale. Je crois que le maire va décréter l’état d’urgence dans la ville. Le vice-président prend l’avion pour Los Angeles dès ce soir. Messieurs, je crois que nous devrions nous casser, nous aussi.
Dicken entendit Kaye se disputer avec son garde du corps. Il se dirigea vers le bout du couloir pour voir ce qui se passait, mais ils étaient déjà dans l’ascenseur, et la porte de celui-ci s’était refermée quand il arriva devant elle.
Une fois parvenue au rez-de-chaussée, Kaye se dressa de toute sa taille et, les poings sur les hanches, se mit à beugler :
— Je ne veux pas de votre protection ! Je n’en veux plus ! Je vous ai déjà dit que…
— Je n’ai pas le choix, m’dame, dit Benson sans se démonter. Nous sommes en état d’alerte. Vous ne pouvez pas regagner votre appartement tant que nous n’aurons pas reçu des renforts, et ça va prendre au moins une heure.
Les gardes chargés de la sécurité du bâtiment verrouillaient les portes et mettaient les barrières en position. Kaye pivota sur elle-même, les vit s’affairer, vit les badauds curieux au-dehors. Un rideau de fer tombait lentement sur l’entrée principale.
— Puis-je donner un coup de fil ?
— Pas maintenant, Ms. Lang. Je m’excuserais platement si c’était ma faute, vous le savez.
— Oui, comme la fois où vous avez dit à Augustine qui je recevais chez moi ?
— C’est le portier qu’ils ont interrogé, Ms. Lang, pas moi.
— Alors, maintenant, c’est eux contre nous, hein ? Je veux aller dehors, avec de vrais gens, pas ici…
— Ils pourraient vous reconnaître, donc, c’est non.
— Mais bon sang, Karl, je viens de démissionner ! L’agent écarta les mains et secoua fermement la tête : aucune importance.
— Où est-ce que je vais aller, alors ?
— On va vous mettre avec les autres chercheurs, dans la salle à manger du personnel d’encadrement.
— Avec Jackson ?
Kaye se mordit les lèvres et leva les yeux au ciel, prise d’un fou rire irrésistible.
Mitch se pencha vers la fenêtre du taxi pour mieux voir les étudiants qui défilaient dans l’avenue bordée d’arbres. Sur leur chemin, les gens sortaient des maisons et des bureaux pour grossir leurs rangs. Cette fois-ci, ils ne portaient ni pancartes ni banderoles, mais tous levaient la main gauche, la paume tendue vers l’avant, les doigts bien écartés.
Le chauffeur, un immigré somalien, baissa la tête et jeta un coup d’œil furtif sur sa droite.
— Qu’est-ce que ça veut dire, cette main levée ?
— Aucune idée, répondit Mitch.
Ils étaient bloqués à un carrefour. Le campus ne se trouvait qu’à quelques pâtés de maisons, mais Mitch ne pensait pas qu’ils y arriveraient aujourd’hui.
— Ça fait peur, dit le chauffeur en regardant Mitch par-dessus son épaule. Ils veulent qu’on fasse quelque chose, c’est ça ?
— Je suppose.
Le chauffeur secoua la tête.
— Je n’irai pas plus loin. Ils sont trop nombreux. Je vais vous reconduire à la gare, monsieur, vous y serez en sécurité.
— Non, répliqua Mitch. Je vais descendre ici.
Il paya la course et se dirigea vers le trottoir. Le taxi fit demi-tour et s’empressa de filer avant que la rue ne soit totalement embouteillée.
Mitch serra les mâchoires. Il sentait, percevait la tension, l’électricité sociale qui montait de cette longue file d’hommes et de femmes, jeunes pour la plupart mais maintenant rejoints par des manifestants plus âgés qui émergeaient des immeubles, la main gauche bien levée.
Pas le poing ; la main. Ce détail lui parut significatif.
Une voiture de police se gara à quelques mètres de lui. Deux officiers en sortirent et observèrent la scène.
Kaye avait plaisanté à propos des masques le jour où ils avaient fait l’amour pour la première fois. Ils avaient eu si peu d’occasions de faire l’amour. La gorge de Mitch se serra. Il se demanda combien de manifestantes étaient enceintes, combien avaient été testées SHEVA-positives, quelles en avaient été les conséquences sur leurs relations affectives.
— Vous avez une idée de ce qui se passe ? lui demanda l’un des policiers.
— Non.
— Vous pensez que ça va dégénérer ?
— J’espère que non.
— On ne nous a rien dit, nom de Dieu.
Le policier se remit au volant en maugréant. Il voulut faire une marche arrière, mais la rue était à présent complètement bouchée. Il s’abstint d’actionner sa sirène, ce que Mitch jugea fort sage de sa part.
Cette manifestation était différente de celle de San Diego. Ses participants étaient fatigués, traumatisés, presque désespérés. Mitch aurait aimé pouvoir leur dire que leur terreur était sans fondement, qu’ils n’avaient pas à craindre une catastrophe, un fléau, mais il ne savait plus très bien ce qu’il devait croire. Toute croyance, toute opinion était anéantie en présence de ce raz de marée d’émotion, de peur.
Il ne voulait pas de ce boulot à l’université de New York. Il voulait être auprès de Kaye et la protéger ; il voulait l’aider à traverser cette épreuve, tant sur le plan professionnel que sur le plan personnel, et il voulait également qu’elle l’aide.
Ce n’était pas le moment d’être seul. Le monde entier souffrait.
Kaye entra à pas lents dans son appartement. Elle referma la lourde porte de deux coups de pied, puis s’appuya dessus pour la verrouiller. Elle lâcha sa valise et son sac à main sur le fauteuil et resta immobile quelques instants, comme pour se repérer. Cela faisait vingt-huit heures qu’elle n’avait pas dormi.
C’était la fin de la matinée.
Le voyant du répondeur lui lançait des appels. Elle écouta trois messages. Le premier émanait de Judith Kushner, qui la priait de la rappeler. Le deuxième avait été laissé par Mitch, qui lui donnait un numéro à Albany. Le troisième était encore de Mitch : « J’ai réussi à revenir à Baltimore, mais ça n’a pas été facile. On m’a interdit de pénétrer dans l’immeuble, et je ne peux pas utiliser la clé que tu m’as donnée. J’ai essayé d’appeler Americol, mais le standard n’est pas autorisé à transférer les appels venant de l’extérieur, ou alors tu n’es pas joignable, ou alors c’est encore autre chose. Je suis malade d’inquiétude. C’est l’enfer, Kaye. Je te rappellerai dans quelques heures pour savoir si tu es rentrée. »
Kaye s’essuya les yeux et jura à mi-voix. Elle n’y voyait même plus clair. Elle avait l’impression de marcher dans la mélasse, et personne ne voulait la laisser nettoyer ses souliers.
Pendant neuf heures d’affilée, quatre mille manifestants avaient cerné le siège social d’Americol, bloquant la circulation dans le quartier. La police avait fini par intervenir, dispersant la foule en plusieurs petits groupes incontrôlables, et une émeute avait éclaté. Débuts d’incendies, démolitions de voitures.
— Où puis-je te joindre, Mitch ? murmura-t-elle en attrapant le combiné sans fil.
Elle feuilletait l’annuaire, en quête du numéro du YMCA, lorsque la sonnerie retentit.
Elle porta le combiné à son oreille.
— Allô !
— C’est encore le Sinistre Intrus. Comment vas-tu ?
— Mitch, ô mon Dieu, ça va, mais je suis vannée.
— J’ai passé mon temps à me balader dans le centre-ville. Ils ont en partie incendié le Palais des congrès.
— Je sais. Où es-tu ?
— À une rue d’ici. Je peux voir ton immeuble et la tour Pepto-Bismol.
Kaye éclata de rire.
— Bromo-Seltzer. Le flacon était bleu et non pas rose. (Elle inspira à fond.) Je ne veux plus que tu viennes ici. Non, excuse-moi : je ne veux plus que nous restions ici. Je ne sais plus ce que je dis, Mitch. J’ai tellement besoin de toi. Viens vite, je t’en prie. Je veux faire mes bagages et partir. Le garde du corps est toujours là, mais il est resté dans le hall. Je vais lui dire de te laisser entrer.
— Je ne suis même pas allé passer mon entretien à la fac.
— J’ai quitté Americol et la Brigade. Nous sommes à égalité.
— Clochards tous les deux ?
— Sans attaches, sans racines et sans moyens de subsistance visibles. Excepté un compte bancaire bien garni.
— Où irons-nous ? s’enquit Mitch.
Kaye plongea une main dans son sac et en sortit deux petites boîtes contenant des tests SHEVA. Elle les avait prises dans la salle de stockage, au septième étage de l’immeuble d’Americol.
— Pourquoi pas à Seattle ? Tu as un appartement à Seattle, n’est-ce pas ?
— En effet.
— C’est exquis. Je te veux, Mitch. Allons vivre heureux pour toujours dans ta garçonnière de Seattle.
— Tu es cinglée. J’arrive tout de suite.
Il raccrocha, et elle eut un petit rire de soulagement, puis elle éclata en sanglots. Elle se caressa la joue avec le combiné, se rendit compte que c’était grotesque, le remit sur son socle.
— Je suis complètement à côté de mes pompes, murmura-t-elle en se dirigeant vers la cuisine.
Elle se débarrassa desdites pompes, décrocha du mur une reproduction de Parrish héritée de sa mère, la posa sur la table du séjour, puis fit de même avec toutes les images qui lui appartenaient, qui représentaient sa famille, son passé.
Dans la cuisine, elle se servit un verre d’eau glacée.
— Au diable le luxe et la sécurité ! Au diable la respectabilité !
Elle dressa une liste de dix choses à envoyer au diable, la concluant par : « Et au diable ma propre personne ! »
Puis elle se rappela de prévenir Benson de l’arrivée de Mitch.
Dicken se dirigeait vers son ancien bureau au sous-sol du bâtiment 1, au 1600 Clifton Road. Tout en marchant, il examinait une pochette en vinyle pleine de nouveau matériel : laissez-passer fédéral de haute sécurité, instructions relatives aux nouvelles procédures de sécurité, sujets à aborder lors des entretiens de la semaine à venir.
Difficile de croire qu’on en était arrivé là. Les troupes de la garde nationale patrouillaient dans les environs immédiats et, bien qu’on n’ait encore déploré aucun incident violent au CDC, le standard téléphonique recevait une bonne dizaine de menaces par jour.
Il ouvrit la porte de son bureau et resta un instant immobile, savourant la fraîcheur et la tranquillité de cette pièce minuscule. Il aurait préféré se trouver à Lagos ou à Tegucigalpa. Il était nettement plus à l’aise sur le terrain, de préférence dans un coin perdu ; même la république de Géorgie était à ses yeux un peu trop civilisée, et donc un peu trop dangereuse.
Il préférait les virus aux humains incontrôlés.
Dicken posa son matériel devant lui. L’espace d’un instant, il fut incapable de se rappeler ce qu’il faisait là. Il était venu récupérer quelque chose pour Augustine. Cela lui revint : les rapports d’autopsie sur les fœtus du premier stade provenant de l’hôpital Northside. Augustine travaillait sur un plan tellement top secret que Dicken n’en connaissait rien, mais tous les fichiers relatifs aux HERV et à SHEVA qui se trouvaient dans le bâtiment devaient être copiés pour son usage.
Il trouva les rapports puis prit un air pensif, se rappelant la conversation qu’il avait eue avec Jane Salter plusieurs mois auparavant, à propos des cris des singes dans ces antiques pièces souterraines.
Il se mit à taper du pied au rythme d’une vieille comptine morbide et murmura :
— Les bestioles rentrent et les bestioles sortent, les singes hurlent et les gorilles beuglent…
Cela ne faisait plus aucun doute. Christopher Dicken était un membre à part entière de l’équipe, et il espérait survivre avec son esprit et ses sentiments relativement intacts.
Il ramassa sa pochette de vinyle, récupéra les dossiers et ressortit.
Kaye cala le sac porte-habits sur son épaule. Mitch attrapa deux valises et se planta devant la porte, qui était maintenue en place par un boudin en caoutchouc.
Ils avaient déjà chargé trois cartons dans la voiture, garée dans le parking de l’immeuble.
— Ils m’ont demandé de rester en contact, dit Kaye en montrant à Mitch un téléphone mobile. C’est Marge qui paie. Et Augustine m’a interdit de parler à la presse. Ce qui ne me dérange absolument pas. Et toi ?
— Mes lèvres sont scellées.
— Par des baisers ? répliqua Kaye en lui donnant une bourrade.
Benson les suivit dans le parking. Il les regarda charger la voiture de Mitch d’un air réprobateur.
— Vous n’appréciez pas l’idée que je me fais de la liberté ? lui lança Kaye d’un air taquin.
Elle referma le coffre, faisant gémir les amortisseurs arrière.
— Vous emportez tout ce que vous avez, m’dame, dit l’agent, impassible.
— Ce qu’il désapprouve, ce sont tes fréquentations, dit Mitch.
— Eh bien… (Kaye se planta près de Benson, remit de l’ordre dans sa coiffure) c’est parce que c’est un homme de goût.
Benson se fendit d’un sourire.
— Vous êtes stupide de partir ainsi, sans protection.
— Peut-être. Je vous remercie de votre vigilance. Transmettez ma gratitude aux autres.
— Oui, m’dame. Bonne chance.
Kaye le serra dans ses bras. Il rougit.
— Allons-y, dit-elle.
Elle passa le doigt sur la portière de la Buick, dont la peinture bleue trahissait le poids des ans. Elle demanda à Mitch quel était l’âge de la voiture.
— Je ne sais pas. Dix ou quinze ans.
— Allons chez un concessionnaire. Je vais t’offrir une Land Rover flambant neuve.
— Ça, c’est ce que j’appelle vivre à la dure, rétorqua-t-il en levant un sourcil. Je préférerais qu’on ne se fasse pas remarquer.
— J’adore quand tu fais ça, dit Kaye en levant à son tour un sourcil nettement moins fourni.
Mitch éclata de rire.
— D’accord, laissons tomber, reprit-elle. Prends le volant de ta Buick. On campera à la belle étoile.
Le jet Falcon de l’US Air Force vira doucement vers l’est. Augustine sirotait son Coca tout en jetant au hublot de fréquents coups d’œil inquiets. Dicken ignorait que son supérieur avait peur de l’avion ; c’était la première fois qu’ils volaient ensemble.
— Nous pouvons démontrer que les fœtus du second stade, même s’ils survivent à leur naissance, seront porteurs d’une grande quantité de HERV infectieux, déclara Augustine.
— Où sont les preuves ? demanda Jane Salter.
La chaleur qui régnait dans l’appareil avant le décollage lui avait un peu rougi les joues ; tout ce déploiement de moyens militaires ne l’impressionnait que modérément.
— J’ai eu une intuition et j’ai demandé aux chercheurs de la Brigade de faire une synthèse des rapports de biopsie de ces deux dernières semaines. Nous savons que les HERV s’expriment dans toutes sortes de conditions, mais les particules n’étaient jamais infectieuses jusqu’à maintenant.
— Nous ignorons encore quel est le but des particules non infectieuses, rétorqua Salter.
Les autres membres de l’équipe, plus jeunes et moins aguerris, se contentaient des les écouter en silence.
— En tout cas, ce n’est pas un but louable, dit Augustine en tapotant son accoudoir. (Il déglutit et jeta un nouveau coup d’œil au hublot.) Les HERV continuent de produire des particules virales non infectieuses… Jusqu’à ce que SHEVA lance le code de fabrication d’une boîte à outils complète, tout ce qu’il faut à un virus pour s’assembler et quitter la cellule. Selon six experts reconnus, dont Jackson, il est possible que SHEVA « apprenne » aux autres HERV à redevenir infectieux. Ils sont surtout actifs chez les individus dont les cellules se divisent à grande vitesse, c’est-à-dire chez les fœtus SHEVA. Nous risquons d’affronter des maladies que nous n’avons pas vues depuis des millions d’années.
— Des maladies qui ne sont peut-être plus pathogènes chez l’humain, remarqua Dicken.
— Pouvons-nous courir ce risque ? demanda Augustine.
Dicken haussa les épaules.
— Qu’allez-vous recommander, alors ? s’enquit Salter.
— Washington est déjà placée sous le régime du couvre-feu, et la loi martiale sera proclamée dès que quelqu’un aura la mauvaise idée de briser une vitre ou de renverser une voiture. Pas de manifestations, pas de déclarations enflammées… Les politiciens n’aiment pas être lynchés. Ça ne va pas durer. Le peuple est un troupeau de vaches, et la foudre a déjà suffisamment frappé pour inquiéter les cow-boys.
— Cette comparaison est plutôt mal choisie, docteur Augustine, dit sèchement Salter.
— Eh bien, je vais la retravailler. Je ne suis pas au mieux de ma forme à vingt mille pieds d’altitude.
— Vous pensez que nous allons être placés sous la loi martiale, intervint Dicken, et que nous allons pouvoir enfermer toutes les femmes enceintes et leur prendre leurs bébés… pour les soumettre à des tests ?
— C’est horrible, admit Augustine. La plupart des fœtus vont probablement périr, sinon tous. Mais, s’ils survivent, je pense que nous pourrons convaincre les autorités de les interner.
— C’est ce qui s’appelle jeter de l’huile sur le feu, commenta Dicken.
Augustine acquiesça d’un air pensif.
— Je n’arrête pas de me creuser la cervelle pour trouver d’autres solutions. Je suis ouvert à toute proposition.
— Peut-être que nous devrions attendre un peu avant de lancer cette idée, suggéra Salter.
— Pour l’instant, je n’ai aucune intention de faire ou de dire quoi que ce soit. Le travail continue.
— Nous devons veiller à rester sur la terre ferme.
— Foutre oui, fit Augustine en grimaçant. Terra firma, et le plus tôt sera le mieux.
— Tout le monde a envie de râler, remarqua Mitch.
Il venait de s’engager sur la route 26 pour sortir de la ville, restant à l’écart des autoroutes. Trop de manifestants – routiers, motards et même cyclistes, impatients d’exercer leur droit à la désobéissance civile – bloquaient les axes principaux. Ils avaient dû patienter vingt minutes dans le centre ville pendant que la police évacuait des tonnes d’ordures déversées par les éboueurs grévistes.
— Nous les avons trahis, dit Kaye.
— Tu n’as trahi personne, répondit Mitch en cherchant une sortie.
— J’ai merdé et j’ai mal défendu mes idées.
Kaye se mit à fredonner pour elle-même.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Mitch.
— Rien, rétorqua-t-elle. Excepté toute la planète.
En Virginie-Occidentale, ils s’arrêtèrent dans un camping qui leur demanda trente dollars pour un emplacement. Mitch monta la tente légère qu’il avait achetée en Autriche avant de rencontrer Tilde, et disposa son camping-gaz sous un jeune chêne dominant la vallée, où deux tracteurs gisaient abandonnés dans un champ aux sillons soigneusement tracés.
Le soleil s’était couché vingt minutes plus tôt et le ciel était moucheté de nuages bas. La fraîcheur commençait tout juste à se faire sentir. Kaye avait les cheveux poisseux, la peau irritée par l’élastique de ses collants.
Le camping était désert, à l’exception d’une autre famille qui avait planté deux tentes à cent mètres de là.
Kaye s’insinua sous la toile.
— Viens par ici, dit-elle à Mitch.
Elle ôta sa robe et s’allongea sur le sac de couchage que Mitch avait déroulé. Il éteignit le camping-gaz et passa la tête sous la tente.
— Mon Dieu, femme, dit-il, admiratif.
— Tu sens mon odeur ?
— Certainement, m’dame, répondit-il, imitant l’accent de Caroline du Nord qui était celui de Benson. (Il se glissa à ses côtés.) Il fait encore un peu chaud.
— Je sens la tienne, murmura Kaye.
Son expression était grave et impatiente. Elle aida Mitch à enlever sa chemise, et il se débarrassa de son pantalon avant d’attraper la trousse de toilette où il rangeait ses préservatifs. Alors qu’il déchirait l’emballage, elle se pencha sur son pénis pour lui donner un baiser.
— Pas cette fois-ci. (Elle le lécha, puis leva les yeux.) Je te veux sans membrane.
Mitch lui prit la tête en coupe et la souleva.
— Non.
— Pourquoi ?
— Tu es fertile.
— Comment diable le sais-tu ?
— Je le vois sur ta peau. Je le sens.
— Je l’aurais parié, dit-elle, admirative. Tu ne sens pas autre chose ?
Elle rampa le long de son corps, lui enfourcha la tête, écarta les jambes.
— Le printemps, dit Mitch en se mettant en position.
Elle se cambra, se pencha et le caressa délicatement pendant qu’il s’activait entre ses cuisses.
— Une ballerine, dit Mitch d’une voix étouffée.
— Tu es fertile, toi aussi. Tu n’as jamais prétendu le contraire.
— Mmm.
Elle se redressa, s’écarta de lui pour lui faire face.
— Tu émets, lui dit-elle.
Mitch grimaça en signe de confusion.
— Pardon ?
— Tu émets SHEVA. Je suis positive.
— Bon Dieu, Kaye. Tu n’as pas ton pareil pour casser une ambiance. (Mitch s’écarta d’elle et se recroquevilla dans un coin de la tente.) Je ne pensais pas que ça arriverait si vite.
— Quelque chose pense que je suis ta femme. La Nature dit que nous allons rester ensemble pendant longtemps. Je veux que ce soit vrai.
Mitch était totalement désemparé.
— Moi aussi, mais ça ne veut pas dire qu’on doit se conduire comme des crétins.
— Tout homme veut faire l’amour avec une femme fertile. C’est dans ses gènes.
— Conneries, s’exclama Mitch en se reculant encore. Qu’est-ce qui te prend, bon sang ?
Kaye se redressa sur ses genoux. Mitch sentait battre ses tempes face à elle. Leurs odeurs mêlées imprégnaient la tente, l’empêchant de réfléchir.
— Nous pouvons prouver qu’ils ont tort, Mitch.
— À quel sujet ?
— Autrefois, je pensais que j’aurais à choisir entre le travail et la famille. Aujourd’hui, il n’y a plus de conflit. Je suis mon propre laboratoire.
Mitch secoua la tête avec véhémence.
— Non.
Kaye s’allongea devant lui, reposant sa tête sur ses bras.
— Une réponse plutôt définitive, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à voix basse.
— Nous n’avons pas la moindre idée de ce qui peut arriver.
Mitch avait les yeux humides, chauds, sous le coup de la peur et d’une émotion indéfinissable – quelque chose qui ressemblait à la joie à l’état pur. Son corps la désirait intensément, la désirait tout de suite. S’il lui cédait, il savait que cet acte de chair serait le plus fantastique de sa vie. Et, s’il lui cédait, il craignait de ne jamais pouvoir se le pardonner.
— Tu penses que nous avons raison, je le sais, et tu feras un bon père, je le sais aussi. (Kaye plissa les yeux et releva lentement une jambe.) Si nous n’agissons pas tout de suite, peut-être qu’il ne se passera jamais rien, que nous ne saurons jamais rien. Sois mon homme. S’il te plaît.
Mitch éclata en sanglots et se cacha le visage. Elle se leva, l’étreignit et s’excusa, le sentant trembler de tout son corps. Il marmonna quelques paroles confuses desquelles il ressortait que les femmes ne comprenaient pas, ne pourraient jamais comprendre.
Kaye l’apaisa, s’allongea près de lui, et le silence régna un temps, brisé par le seul claquement de la toile.
— Ce n’est rien de grave, dit-elle. (Elle lui essuya les joues et le contempla, terrifiée par ce qu’elle avait provoqué.) C’est peut-être tout ce qu’il nous reste de bon.
— Je suis désolée, dit Kaye, un peu raide, alors qu’ils chargeaient la voiture.
Des vagues d’air frais montaient de la vallée. Le feuillage des chênes chuchotait. Les tracteurs restaient immobiles parmi les sillons impeccablement tracés.
— Tu n’as aucune raison de l’être, la rassura Mitch en secouant la tente.
Il la plia et la roula dans son emballage de tissu, puis, avec l’aide de Kaye, démonta les piquets et les rassembla en un faisceau maintenu en place par leurs élastiques.
Ils n’avaient pas fait l’amour durant la nuit, et Mitch avait très peu dormi.
— Tu as fait des rêves ? demanda Kaye alors qu’ils se servaient du café réchauffé sur le camping-gaz.
Mitch fit non de la tête.
— Et toi ?
— J’ai dormi deux heures à peine, répondit Kaye. J’ai rêvé que je travaillais à EcoBacter. Tout un tas de gens entraient et sortaient. Tu étais là.
Kaye ne voulait pas dire à Mitch que, dans son rêve, elle ne l’avait pas reconnu.
— Ce n’est pas très excitant, commenta-t-il.
Au cours de leur voyage, ils ne virent pas grand-chose qui sortît de l’ordinaire. Ils roulèrent vers l’ouest sur la route à deux voies, traversant des petites villes, des villes minières, vieilles, fatiguées, des villes repeintes et réparées, apprêtées, où les demeures des beaux quartiers étaient aménagées en chambres d’hôtes pour l’agrément des jeunes parvenus de Philadelphie, de Washington et même de New York.
Mitch alluma l’autoradio, et ils apprirent qu’on avait organisé des veillées aux chandelles dans le Capitole, en hommage aux sénateurs morts, et des cérémonies funèbres pour les autres victimes de l’émeute. On évoquait les efforts pour trouver un vaccin, les espoirs des scientifiques reposant désormais sur James Mondavi ou peut-être une équipe de Princeton. L’étoile de Jackson semblait être sur le déclin, et, en dépit de tout ce qui s’était passé, Kaye se sentit un peu triste pour lui.
Ils mangèrent au High Street Grill de Morgantown, un restaurant tout neuf conçu pour avoir l’air antique et respectable, avec décor colonial et tables en bois épais recouvertes de résine plastique. À en croire son enseigne, il était « un peu plus ancien que le millénaire et nettement moins signifiant ».
Kaye observa Mitch avec attention tandis qu’elle picorait son sandwich club.
Évitant son regard, Mitch se tourna vers les autres clients, tous concentrés sur leurs assiettes. Les couples plus âgés demeuraient silencieux ; un homme assis seul à une table posa son bonnet de laine près de sa tasse de café ; dans un box, trois adolescentes dégustaient leurs crèmes glacées avec de longues cuillères. Le personnel était jeune et amical, et pas une seule femme ne portait un masque.
— Ça me donne l’impression d’être un type ordinaire, murmura Mitch en contemplant le bol de chili devant lui. Jamais je n’aurais cru que je ferais un bon père.
— Pourquoi ? demanda Kaye, baissant la voix elle aussi comme s’ils partageaient un secret.
— Je me suis toujours concentré sur mon travail, j’étais toujours prêt à partir vers un lieu intéressant. Je suis plutôt du genre égoïste. Jamais je n’aurais cru qu’une femme intelligente me verrait dans le rôle de père, ni dans celui de mari, d’ailleurs. Certaines m’ont clairement fait comprendre que ce n’était pas pour cela qu’elles me fréquentaient.
— Oui.
Kaye était complètement focalisée sur lui, comme si la moindre de ses paroles était susceptible de contenir une réponse aux énigmes qui la tourmentaient.
La serveuse leur demanda s’ils souhaitaient un dessert ou un peu plus de thé. Ils lui répondirent par la négative.
— C’est tellement ordinaire, continua Mitch, empoignant sa cuillère pour désigner la salle d’un mouvement tournant. J’ai l’impression d’être un gros cafard en plein milieu d’une peinture de Norman Rockwell.
Kaye éclata de rire.
— Là ! fit-elle.
— Quoi donc ?
— Il n’y a que toi pour dire un truc comme ça. Et ça m’a fait frissonner les entrailles.
— C’est la bouffe.
— Non, c’est toi.
— Je dois devenir un mari avant de pouvoir devenir un père.
— Ça n’a rien à voir avec la bouffe. Mitch, je tremble.
Elle tendit une main, et il lâcha sa cuillère pour la saisir. Elle avait les doigts glacés, et elle claquait des dents en dépit de la chaleur.
— Je pense qu’on devrait se marier, proposa Mitch.
— C’est une idée merveilleuse.
Mitch tendit la main.
— Veux-tu m’épouser ?
Kaye retint son souffle quelques instants.
— Ô mon Dieu, oui, lâcha-t-elle, soudain décidée.
— Nous sommes dingues et nous ignorons ce qui nous attend.
— En effet.
— Nous sommes sur le point de créer quelque chose de nouveau, de différent de nous. Tu ne trouves pas que c’est terrifiant ?
— Complètement.
— Et si nous avons tort, nous courons vers toute une série de catastrophes. La souffrance. Le deuil.
— Nous avons raison. Sois mon homme.
— Je suis ton homme.
— Est-ce que tu m’aimes ?
— Je t’aime comme je n’aurais pas cru possible d’aimer.
— Ça s’est passé si vite. Incroyable !
Mitch acquiesça avec emphase.
— Mais je t’aime trop pour ne pas perdre mon esprit critique.
— Je t’écoute.
— J’ai été troublé quand tu t’es qualifiée de laboratoire. Ça me paraît froid et peut-être même un peu dément, Kaye.
— J’espère que tu ne vas pas t’arrêter aux mots. Que tu verras ce que j’espère dire et faire.
— Peut-être. Mais à peine. Là où nous sommes, l’atmosphère est très raréfiée pour le moment.
— Comme en montagne.
— Je n’aime pas tellement la montagne.
— Oh, moi, si ! s’enthousiasma Kaye en pensant aux pics et aux versants enneigés du mont Kazbek. C’est là qu’on trouve la liberté.
— Ouais. Tu sautes, et hop ! trois mille mètres de liberté à l’état pur.
Pendant que Mitch payait l’addition, Kaye se dirigea vers les toilettes. Obéissant à une impulsion, elle sortit de son portefeuille sa télécarte et un bout de papier, et décrocha le combiné d’une cabine publique.
Elle appelait Mrs. Luella Hamilton à son domicile de Richmond, Virginie. À force de persuasion, la standardiste de la clinique avait fini par lui donner le numéro.
Ce fut une voix d’homme qui lui répondit.
— Excusez-moi, est-ce que Mrs. Hamilton est là ?
— Nous dînons tôt ce soir. Qui la demande ?
— Kaye Lang. Le docteur Lang.
L’homme marmonna quelques mots, puis appela : « Luella ! » et quelques secondes s’écoulèrent. Nouveaux bruits de voix. Luella Hamilton prit le combiné, le souffle un peu court, puis Kaye entendit sa voix familière.
— Albert me dit que Kaye Lang est au bout du fil. C’est vrai ?
— C’est bien moi, Mrs. Hamilton.
— Eh bien, je suis chez moi, maintenant, Kaye, et je n’ai pas besoin de visites de contrôle.
— Je tenais à vous dire que je ne fais plus partie de la Brigade, Mrs. Hamilton.
— Appelez-moi Lu, je vous en prie. Pourquoi les avez-vous quittés, Kaye ?
— Nous étions en désaccord. Je pars pour l’Ouest et je m’inquiétais pour vous.
— Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter. Albert et les gosses vont très bien, et moi aussi.
— Je me faisais du souci, c’est tout. J’ai beaucoup pensé à vous.
— Eh bien, le docteur Lipton m’a donné de ces pilules qui tuent les bébés avant qu’ils soient trop gros. Vous les connaissez, ces pilules ?
— Oui.
— Je n’ai rien dit à personne, et on y a réfléchi, mais Albert et moi on va aller jusqu’au bout. Il dit qu’il croit une partie de ce que racontent les scientifiques, mais pas tout, et puis il dit aussi que je suis trop moche pour le tromper en douce. (Elle lâcha un grand rire incrédule.) Il ne sait pas comment on arrive à se débrouiller, nous, les femmes, hein, Kaye ? (Puis, s’adressant à un membre de sa famille :) Arrête. Je suis en train de parler au téléphone.
— Non, en effet, dit Kaye.
— Nous allons avoir ce bébé, reprit Mrs. Hamilton, insistant sur le verbe « avoir ». Dites-le au docteur Lipton et aux gens de la clinique. Je ne sais pas à quoi il ou elle va ressembler, mais il ou elle est à nous, et on va lui donner une chance de s’en sortir.
— Je suis très contente de l’apprendre, Lu.
— Ah bon ? Vous ne seriez pas aussi un peu curieuse, Kaye ?
Kaye s’esclaffa, sentant les larmes percer sous son rire.
— Si.
— Vous voulez voir ce bébé quand il arrivera, hein ?
— J’aimerais vous acheter un cadeau, à tous les deux.
— C’est gentil. Eh bien, trouvez-vous un homme, attrapez cette grippe, et ensuite on se reverra pour comparer nos deux beaux bébés, d’accord ? Et moi je vous achèterai un cadeau.
Dans sa proposition, il n’y avait pas une once de colère, de ridicule ni de ressentiment.
— C’est peut-être ce que je vais faire, Lu.
— On s’en sortira, Kaye. Merci de vous être souciée de moi et merci… enfin, vous voyez… merci de m’avoir considérée comme une personne et pas comme un cobaye.
— Pourrai-je vous rappeler ?
— On va bientôt déménager, mais nous nous retrouverons, Kaye. Vous verrez. Prenez soin de vous.
Kaye regagna la salle en empruntant un long couloir. Elle se toucha le front. Brûlant. Son estomac était tout retourné. Attrapez cette grippe, et ensuite on se reverra pour comparer…
Mitch l’attendait devant le restaurant, les mains dans les poches, contemplant la circulation en plissant les yeux. Il se retourna et lui sourit en entendant s’ouvrir la lourde porte en bois.
— Je viens d’appeler Mrs. Hamilton. Elle va avoir son bébé.
— C’est courageux de sa part.
— Ça fait des millions d’années que les gens ont des bébés.
— Ouais. Rien de plus facile. Où veux-tu qu’on se marie ?
— Pourquoi pas à Columbus ?
— Pourquoi pas à Morgantown ?
— Entendu.
— Si je continue à y réfléchir, je vais devenir complètement inutilisable.
— Ça m’étonnerait, dit Kaye.
L’air frais lui faisait du bien.
Ils roulèrent jusqu’à Spruce Street, et Mitch acheta à Kaye une douzaine de roses à la Monongahela Florist Company. Après avoir fait le tour du siège des magistrats du comté et d’un foyer pour personnes âgées, ils traversèrent High Street pour se diriger vers le tribunal du comté, aisément repérable grâce à son beffroi et à son drapeau. Ils s’arrêtèrent près d’un bosquet d’érables pour contempler les plaques commémoratives disposées autour du parc.
— « En souvenir de James Crutchfield, onze ans », lut Kaye.
Le vent faisait bruire le feuillage, qui murmurait doucement comme un chœur de voix ou de souvenirs.
— « Mon amour durant cinquante ans, May Ellen Baker », lut Mitch.
— Tu crois qu’on restera ensemble aussi longtemps ? demanda Kaye.
Mitch sourit et lui étreignit l’épaule.
— Je n’ai jamais été marié. Et je suis plutôt naïf. Je dirai donc que oui.
Passant sous une arche de pierre et à droite du beffroi, ils franchirent une double porte.
Dans le bureau d’enregistrement du comté, une longue pièce emplie d’étagères croulant sous les livres et de tables où reposaient de lourds registres de transactions foncières, on leur donna les formulaires à remplir et l’adresse du laboratoire où passer leurs tests sanguins.
— C’est la loi dans cet État, leur dit la vieille employée derrière son grand bureau en bois. (Sourire plein de sagesse.) Dépistage de la syphilis, de la gonorrhée, du VIH, de l’herpès et de ce nouveau virus, SHEVA. Il y a quelques années, ils ont essayé de rendre ces tests facultatifs, mais tout a changé à présent. Attendez trois jours, ensuite, vous pourrez vous marier à l’église ou au tribunal de n’importe quel comté. Ces roses sont splendides, ma chérie. (Elle chaussa les bésicles accrochées à une chaîne d’or autour de son cou et examina les fleurs d’un œil avisé.) On ne vous demandera pas de justifier de votre âge. Pourquoi avez-vous mis si longtemps à vous décider ?
Elle leur tendit l’ensemble des formulaires.
— Nous ne nous marierons pas ici, dit Kaye à Mitch alors qu’ils quittaient le bâtiment. Jamais on ne passera les tests.
Ils se reposèrent sur un banc près des érables. Il était quatre heures de l’après-midi et le ciel se couvrait rapidement. Elle posa la tête sur l’épaule de Mitch.
Celui-ci lui caressa le front.
— Tu es brûlante. Ça ne va pas ?
— Ce n’est que la preuve de notre passion.
Kaye huma les roses, puis, sentant les premières gouttes, leva la main.
— Moi, Kaye Lang, je te prends, Mitchell Rafelson, pour époux en cette époque de confusion et de bouleversements.
Mitch la regarda sans rien dire.
— Si tu me veux, lève la main, lui intima-t-elle.
Mitch comprit ce qu’elle attendait de lui, lui étreignit la main, se concentra pour être à la hauteur de l’événement.
— Je veux que tu sois mon épouse, advienne que pourra, je veux t’aimer et te protéger, te chérir et t’honorer, qu’il y ait une chambre à l’auberge ou non, amen.
— Je t’aime, Mitch.
— Je t’aime, Kaye.
— Très bien. Je suis désormais ta femme.
Alors qu’ils quittaient Morgantown en mettant cap au sud-ouest, Mitch dit :
— J’y crois, tu sais. Je crois à notre mariage.
— C’est ce qui compte, approuva-t-elle en se rapprochant de lui.
Ce soir-là, dans les faubourgs de Clarksburg, ils firent l’amour sur un petit lit, dans la chambre sombre d’un motel aux murs de parpaings. Une pluie de printemps tombait sur le toit plat et gouttait sur le sol avec une cadence régulière, apaisante. Sans même rabattre les couvertures, ils s’allongèrent nus l’un contre l’autre, protégés par leurs seuls bras et jambes, perdus l’un dans l’autre, sans rien demander d’autre.
L’univers devint tout petit, étincelant, très chaud.
La pluie et le brouillard les suivirent au départ de Clarksburg. Les pneus de la vieille Buick bleue bourdonnaient au contact des routes mouillées qui sinuaient entre les vertes collines moutonnantes et les falaises crayeuses. Les essuie-glaces traînaient des bouts de caoutchouc noir, et Kaye repensa à la petite Fiat geignarde de Lado sur la route militaire géorgienne.
— Tu rêves encore d’eux ? demanda-t-elle à Mitch.
— Je suis trop crevé pour rêver.
Il lui sourit puis se concentra à nouveau sur sa conduite.
— Je me demande ce qui leur est arrivé, reprit Kaye d’une voix enjouée.
Mitch grimaça.
— Ils ont perdu leur bébé et ils sont morts.
Kaye vit qu’elle avait touché un point sensible et s’écarta de lui.
— Pardon.
— Je suis un peu givré, je t’avais prévenue. Je pense avec mon nez et je me fais du souci pour trois momies mortes il y a quinze mille ans.
— Tu n’es pas givré, loin de là.
Kaye secoua ses cheveux, puis poussa un cri de joie.
— Eh là ! fit Mitch.
— Nous allons voyager à travers l’Amérique ! s’écria-t-elle. À travers le cœur du pays, et nous allons faire l’amour à chacune de nos étapes, et nous allons apprendre ce qui fait marcher cette grande nation.
Mitch tapa du poing sur le volant et éclata de rire.
— Mais nous nous y prenons mal, reprit-elle, soudain sérieuse. Il nous manque un gros caniche.
— Pardon ?
— Travels with Charley. John Steinbeck avait un camping-car qu’il avait baptisé Rossinante. Il a voyagé à son bord en compagnie de son caniche. Un bouquin fantastique.
— Charley était-il prétentieux ?
— Je veux !
— Alors, le caniche, c’est moi.
Kaye fit mine de lui mettre des bigoudis dans les cheveux.
— Le voyage de Steinbeck a sûrement duré plus de huit jours, reprit Mitch.
— Inutile de nous presser. Je veux que notre voyage dure l’éternité. Tu m’as rendu ma vie, Mitch.
À l’ouest d’Athens, Ohio, ils s’arrêtèrent pour déjeuner dans un fourgon reconverti en restaurant et peint en rouge vif. Il se trouvait sur une dalle de béton, à deux rails de distance d’un chemin de terre longeant l’autoroute, dans une région de collines basses couvertes d’érables et de cornouillers. La salle était chichement éclairée par des lanternes et la nourriture était à peine correcte ; Mitch prit un cheeseburger et un chocolat au lait, Kaye une pâtisserie et du thé glacé en sachet. Dans les cuisines, une radio diffusait des chansons de Garth Brooks et de Selay Sammi. Du maître queux, on ne distinguait qu’une toque blanche qui dodelinait au rythme de la musique.
Alors qu’ils sortaient du fourgon, Kaye remarqua trois adolescents mal fagotés errant sur le chemin de terre : deux filles en jupe noire et caleçon gris déchiré, un garçon en jean et anorak taché. Pareil à un chiot mal-aimé, il marchait plusieurs pas derrière les deux filles. Kaye s’assit dans la Buick.
— Qu’est-ce qu’ils fichent dans ce trou ?
— Peut-être qu’ils y habitent, répondit Mitch.
— Il n’y a qu’une maison, là-haut, sur la colline, derrière le resto, soupira-t-elle.
— Attention, ton regard devient franchement maternel, lança-t-il.
Mitch fit une marche arrière sur le parking gravillonné, et il allait s’engager sur le chemin de terre lorsque le garçon lui fit signe. Mitch freina et abaissa sa vitre. La bruine qui tombait était imprégnée d’une odeur d’arbres et de gaz d’échappement.
— Excusez-moi, monsieur. Vous allez vers l’ouest ? demanda l’adolescent.
Ses yeux d’un bleu spectral éclairaient un visage pâle et étroit. Il avait l’air inquiet, épuisé, et ses haillons semblaient abriter un tas d’os étriqué.
Les deux filles restèrent en retrait. La plus jeune, une brune, se recouvrit le visage des mains, observant la scène entre ses doigts comme une enfant timide.
Le garçon avait les mains sales, les ongles noirs. Il vit que Mitch l’avait remarqué et se frotta les paumes sur son pantalon.
— Ouais, fit Mitch.
— Je suis vraiment désolé de vous embêter. On n’a pas le choix, monsieur, c’est vraiment la galère pour se faire prendre en stop, et il commence à pleuvoir fort. Si vous allez vers l’ouest, ça nous aiderait vraiment si vous pouviez nous prendre.
Touché par le désespoir du garçon, Mitch sentit aussi remonter en lui un vieux fond de galanterie. Il scruta néanmoins son interlocuteur, partagé entre la compassion et le soupçon.
— Dis-leur de monter, lança Kaye.
L’adolescent les fixa d’un air surpris.
— Vous voulez dire tout de suite ?
— Nous allons bien vers l’ouest, dit Mitch en désignant l’autoroute derrière la barrière.
Le garçon ouvrit la portière arrière et les filles foncèrent vers la voiture. Comme elles embarquaient, Kaye se tourna vers elles, posant le bras sur le dossier de son siège.
— Où vous rendez-vous ? s’enquit-elle.
— À Cincinnati, répondit le garçon. Ou plus loin si possible, ajouta-t-il, plein d’espoir. Merci mille fois.
— Attachez vos ceintures, conseilla Mitch. Il y en a trois à l’arrière.
La fille qui se cachait le visage devait avoir dix-sept ans, ses cheveux étaient crépus, sa peau couleur café, ses doigts longilignes et ses ongles courts et peints en violet. Sa camarade, une Blanche aux cheveux blonds, semblait plus âgée, et son visage agréable était marqué par la fatigue. Le garçon avait dix-neuf ans, pas plus. Mitch plissa le nez malgré lui ; ils ne s’étaient pas lavés depuis plusieurs jours.
— D’où venez-vous ? leur demanda Kaye.
— De Richmond, dit le garçon. On fait du stop et on dort dans les bois et les champs. Ça a été dur pour Delia et pour Jayce. Elle, c’est Delia, fit-il en désignant la brune.
— Je suis Jayce, dit la blonde d’un air absent.
— Et moi, c’est Morgan, conclut le garçon.
— Vous avez l’air bien jeunes pour vous retrouver tout seuls comme ça, remarqua Mitch en s’engageant sur l’autoroute.
— Delia ne supportait plus de vivre là où elle vivait, expliqua Morgan. Elle voulait partir à LA ou à Seattle. On a décidé de l’accompagner.
Jayce opina.
— Comme plan, j’ai connu plus élaboré, commenta Mitch.
— Vous avez des parents dans l’Ouest ? demanda Kaye.
— J’ai un oncle à Cincinnati, répondit Jayce. Peut-être qu’il pourra nous héberger quelque temps.
Delia se recroquevilla sur son siège, le visage toujours dissimulé. Morgan se lécha les lèvres et tendit le cou pour examiner le tableau de bord, comme s’il s’y trouvait un message.
— Delia était enceinte, mais son bébé est mort à la naissance. C’est à cause de ça qu’elle a des problèmes de peau.
— Je suis navrée. (Kaye tendit la main.) Je m’appelle Kaye. Vous n’avez pas besoin de vous cacher, Delia.
L’intéressée secoua la tête, les mains toujours collées aux joues.
— C’est pas beau à voir, dit-elle.
— Moi, ça m’est égal. (Morgan s’était rencogné contre la portière, laissant une trentaine de centimètres entre ses compagnes et lui.) Mais les filles sont plus sensibles à ça. Son mec lui a dit de foutre le camp. C’est un connard. Quel gâchis.
— C’est vraiment trop moche, murmura Delia.
— Allez, montrez-moi, insista doucement Kaye. Est-ce qu’un médecin pourrait vous aider ?
— J’ai attrapé ça avant la naissance du bébé, dit Delia.
— Ce n’est pas grave.
Kaye caressa brièvement le bras de la jeune fille. Mitch observait des bribes de la scène dans le rétroviseur, fasciné par cet aspect de Kaye qui était nouveau pour lui. Peu à peu, Delia baissa les mains, et ses doigts se détendirent. Son visage était enflé et couvert de mouchetures, comme si on l’avait aspergé de peinture rouge sombre.
— C’est votre petit ami qui vous a fait ça ? s’enquit Kaye.
— Non. C’est arrivé tout seul, et tout le monde a détesté.
— Elle a eu un masque, dit Jayce. Il lui a recouvert le visage pendant quelques semaines, et puis il est tombé en laissant ces marques.
Mitch frissonna. Kaye se retourna et baissa la tête quelques instants, reprenant ses esprits.
— Delia et Jayce ne veulent pas que je les touche, déclara Morgan, même si on est copains, tout ça à cause de l’épidémie. Vous savez. La grippe d’Hérode.
— Je ne veux pas tomber enceinte, précisa Jayce. On a vraiment faim.
— Nous allons nous arrêter pour acheter à manger, proposa Kaye. Vous aimeriez prendre une douche, vous laver ?
— Oh ! fit Delia. Ça serait génial.
— Vous avez l’air corrects et très sympas, tous les deux, déclara Morgan, regardant droit devant lui pour rassembler son courage. Mais je dois vous dire une chose : ces filles sont mes amies. Je ne veux pas que vous profitiez de la situation pour les reluquer sous la douche. Je ne l’accepterai pas.
— Ne vous inquiétez pas, le rassura Kaye. Si j’étais votre mère, je serais fière de vous, Morgan.
— Merci. (Morgan se tourna vers la vitre latérale, les maxillaires encore crispés.) Hé, je tiens vraiment à ce qu’il ne leur arrive rien. Elles en ont assez bavé comme ça. Le mec de Delia a attrapé un masque, lui aussi, et il était enragé. D’après Jayce, il disait que c’était la faute à Delia.
— C’est vrai, confirma Jayce.
— C’était un Blanc, poursuivit Morgan, et Delia est métisse.
— Je suis noire, protesta l’intéressée.
— Ils ont vécu quelque temps dans une ferme, et puis il l’a chassée, dit Jayce. Après la fausse couche, il s’est mis à la frapper. Puis elle est de nouveau tombée enceinte. Il disait qu’elle l’écœurait parce qu’il avait un masque et que le bébé n’était même pas de lui.
Les mots se bousculaient dans sa bouche.
— Mon second bébé était mort-né, dit Delia d’une voix lointaine. Il n’avait qu’une moitié de visage. Jayce et Morgan n’ont pas voulu que je le voie.
— On l’a enterré, précisa Morgan.
— Mon Dieu ! s’exclama Kaye. Je suis vraiment désolée.
— C’était dur, dit Morgan. Mais, hé ! on est encore là !
Il serra les dents et ses maxillaires frémirent à nouveau.
— Jayce n’aurait pas dû me dire à quoi il ressemblait, reprit Delia.
— Si c’était un enfant de Dieu, déclara Jayce d’une voix éteinte, Dieu aurait dû prendre soin de lui.
Mitch s’essuya les yeux d’un doigt et battit des paupières pour chasser ses larmes.
— Avez-vous consulté un docteur ? s’enquit Kaye.
— Je vais très bien, répliqua Delia. Je veux que ces marques s’en aillent, c’est tout.
— Laissez-moi les regarder de près, insista Kaye.
— Vous êtes docteur ?
— Non, je suis biologiste.
— Vous êtes une scientifique ? demanda Morgan, subitement intéressé.
— Oui.
Delia réfléchit quelques secondes puis se pencha en détournant les yeux. Kaye lui prit le menton dans la main pour mieux l’examiner. Le soleil venait de réapparaître, mais un poids lourd doubla la Buick, projetant des paquets d’eau sur son pare-brise. La lumière aqueuse para les traits de la jeune fille d’un gris pâle des plus sinistres.
Son visage était moucheté de marques de démélanisation en forme de larmes, en majorité sur les joues, plusieurs taches symétriques étant visibles au coin des yeux et à la commissure des lèvres. Alors qu’elle s’écartait de Kaye, ces marques semblèrent bouger et s’assombrir.
— C’est comme des taches de rousseur, dit Delia, pleine d’espoir. J’en attrape parfois. Ça doit être le sang de Blanc qui coule dans mes veines.
Mitch et Morgan patientaient sous le porche blanc du cabinet du docteur James Jacobs.
L’adolescent était agité. Il alluma sa dernière cigarette et tira dessus en plissant les yeux d’un air concentré, puis alla s’appuyer sur un vieil érable au tronc rugueux.
Après la pause déjeuner, Kaye avait insisté pour qu’ils cherchent un cabinet médical dans l’annuaire et y conduisent Delia. Celle-ci avait accepté à contrecœur.
— On n’a commis aucun crime, déclara Morgan. On n’avait pas de fric, elle venait d’avoir son bébé, et le reste a suivi.
Il désigna la route d’un geste de la main.
— Où est-ce que ça se passait ? demanda Mitch.
— En Virginie-Occidentale. Dans les bois, près d’une ferme. Un chouette endroit pour être enterré. Je suis crevé, vous savez. Et j’en ai marre qu’elles me traitent comme un chien galeux.
— Elles font ça ?
— Elles ont ce genre d’attitude, ouais. Les hommes sont contagieux. Elles comptent sur moi, je suis toujours à leur disposition, et puis elles me disent que j’ai des microbes de mec et que ça n’ira pas plus loin. Merci, mais non, jamais.
— C’est l’époque qui veut ça.
— Alors elle est nulle, l’époque. Pourquoi on ne vit pas dans le passé, dans une époque moins nulle ?
Dans la salle d’examen, Delia était perchée au bord de la table, les jambes pendantes. Elle portait une robe à fleurs qui se boutonnait dans le dos. Jayce était assise en face d’elle, plongée dans la lecture d’une brochure sur les maladies liées au tabac. Le docteur Jacobs était un sexagénaire plutôt mince, dont le front haut était surmonté d’une crinière blanche coupée court. Il avait de grands yeux, à la fois tristes et pleins de sagesse. Il dit aux adolescentes qu’il revenait tout de suite, puis fit entrer son assistante, une femme d’un certain âge aux cheveux auburn qui tenait un crayon et un porte-bloc. Il referma la porte et se tourna vers Kaye.
— Vous n’êtes pas de la famille, hein ?
— Nous les avons pris en stop à l’est d’ici. J’ai pensé qu’elle devrait voir un médecin.
— Elle affirme avoir dix-neuf ans. Elle n’a pas de papiers, mais je pense qu’elle est plus jeune, non ?
— Je ne sais pas grand-chose d’elle. Je veux les aider, pas leur attirer des ennuis.
Jacobs hocha la tête d’un air compatissant.
— Elle a accouché il y a huit ou dix jours. Pas de traumatisme majeur, mais ses tissus se sont un peu déchirés et elle a encore du sang sur son caleçon. Je n’aime pas voir les enfants vivre comme des animaux, Ms. Lang.
— Moi non plus.
— Delia dit que c’était un bébé d’Hérode et qu’il était mort-né. Un bébé du second stade, vu la description qu’elle en donne. Je ne vois aucune raison de ne pas la croire, mais ce genre d’incident doit être signalé. Le bébé aurait dû subir une autopsie. On est en train de voter les lois nécessaires au niveau fédéral, et l’Ohio va suivre le mouvement… Elle dit qu’elle se trouvait en Virginie-Occidentale au moment de l’accouchement. Si j’ai bien compris, cet État fait un peu de résistance.
— En partie seulement, corrigea Kaye, qui lui parla des tests qu’on leur avait demandé de passer.
Jacobs l’écouta avec attention, puis attrapa un stylo dans sa poche et le manipula nerveusement.
— Ms. Lang, je n’étais pas sûr de vous reconnaître quand vous avez débarqué tout à l’heure. J’ai demandé à Georgina de capturer des photos sur le Net. J’ignore ce que vous faites à Athens, mais je dirai que vous en savez bien plus que moi sur le sujet qui nous préoccupe.
— Pas nécessairement. Les marques sur son visage…
— Il arrive que certaines femmes aient un masque de grossesse. Ça finit par passer.
— Pas comme le sien. Elle a eu d’autres problèmes de peau, d’après ce qu’elle nous a dit.
— Je sais. (Jacobs soupira et s’assit sur le coin de son bureau.) Trois de mes patientes sont enceintes, sans doute d’un bébé d’Hérode du second stade. Elles refusent le scanner tout autant que l’amniocentèse. Ce sont des chrétiennes pratiquantes et je ne pense pas qu’elles souhaitent connaître la vérité. Elles sont terrorisées, sans parler des pressions de leur entourage. Leurs amies les évitent. Elles ne sont pas les bienvenues à l’église. Leurs maris refusent de les accompagner à mon cabinet. (Il désigna son propre visage.) Leur peau se durcit et se relâche autour des yeux, du nez et de la bouche. Elles ne pèlent pas… pas tout de suite. Mais elles perdent plusieurs couches de derme et d’épiderme. (Il grimaça et se pinça la joue, tiraillant un lambeau de peau imaginaire.) Ça a un peu la consistance du cuir. Et c’est horriblement laid. C’est pour ça qu’elles ont peur et qu’elles font peur. Cela les isole de la communauté, Ms. Lang. Elles en souffrent. J’envoie des rapports à l’État et aux fédés, mais je ne reçois aucune réponse. Comme si je parlais dans le vide.
— Pensez-vous que ces masques soient répandus ?
— J’obéis aux règles de base de la science, Ms. Lang. Je les ai vus plus d’une fois, et voilà que cette gamine débarque et qu’elle en a un, elle aussi, alors qu’elle n’est même pas de cet État… Je ne pense pas que ce soit inhabituel. (Il fixa Kaye d’un œil critique.) Vous avez d’autres informations ?
Elle se surprit à se mordiller les lèvres comme une petite fille.
— Oui et non. J’ai renoncé à ma position au sein de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode.
— Pourquoi ?
— C’est trop compliqué à expliquer.
— Parce qu’ils se sont trompés sur toute la ligne, n’est-ce pas ?
Kaye détourna les yeux en souriant.
— Je n’irai pas jusque-là.
— Vous avez déjà observé ce phénomène ? Chez d’autres femmes ?
— Je pense qu’il va se produire de plus en plus souvent.
— Et les bébés seront tous des monstres mort-nés ?
Kaye secoua la tête.
— Je pense que ça va changer.
Jacobs remit son stylo dans sa poche, s’appuya sur son sous-main, en souleva le coin, le lâcha lentement.
— Je ne vais pas rédiger de rapport sur Delia. Je ne suis pas sûr de savoir ce que j’y mettrais, ni à qui je l’enverrais. Je pense qu’elle aura disparu avant que les autorités compétentes viennent la chercher pour la prendre en charge. Je pense que nous ne retrouverons jamais l’enfant là où il a été enseveli. Elle est fatiguée et elle a besoin de se nourrir. De se reposer et de trouver un foyer. Je vais lui faire une piqûre de vitamines et lui prescrire du fer et des antibiotiques.
— Et ses marques ?
— Savez-vous ce que sont les chromatophores ?
— Des cellules qui changent de couleur. Chez certains poissons.
— Ces marques peuvent changer de couleur. Il ne s’agit pas d’une simple mélanose d’origine hormonale.
— Des mélanophores.
Jacobs opina.
— Exactement. Vous avez déjà observé des mélanophores chez l’être humain ?
— Non.
— Moi non plus. Où comptez-vous vous rendre, Ms. Lang ?
— Dans l’Ouest. (Elle attrapa son portefeuille.) J’aimerais vous régler tout de suite.
Jacobs lui jeta un regard d’une infinie tristesse.
— Je ne fais pas ce métier par appât du gain, Ms. Lang. Vous ne me devez rien. Je vais vous rédiger une ordonnance, et vous achèterez les pilules de Delia dans une bonne pharmacie. Donnez-lui à manger et trouvez-lui un endroit propre où elle puisse avoir une bonne nuit de sommeil.
La porte s’ouvrit sur Delia et sur Jayce. Delia s’était rhabillée.
— Ce qu’il lui faut, c’est un bon bain et des vêtements propres, déclara Georgina d’un ton ferme.
Pour la première fois depuis leur rencontre, Delia était souriante.
— Je me suis regardée dans la glace, dit-elle. Jayce dit que ces marques sont jolies. Le docteur a dit que je n’étais pas malade et que je pouvais encore avoir des enfants si je le souhaitais.
Kaye serra la main de Jacobs.
— Merci bien.
Alors qu’elles se dirigeaient vers la sortie pour rejoindre Mitch et Morgan sous le porche, Jacobs lança :
— On apprend à force de vivre, Ms. Lang ! Et plus vite on apprend, mieux ça vaut.
Le petit motel était surmonté d’une gigantesque enseigne rouge sur laquelle, nettement visibles depuis l’autoroute, étaient inscrits les mots : MINI-SUITES $ 50. Trois de ses sept chambres étaient libres. Kaye les loua toutes et donna à Morgan sa propre clé. Le jeune homme l’examina en plissant le front, puis l’empocha.
— Je n’aime pas être tout seul, protesta-t-il.
— Je n’ai pas vu comment faire autrement, répliqua Kaye.
Mitch passa un bras autour des épaules du garçon.
— Je vais rester avec vous, dit-il en lançant à Kaye un regard entendu. On va prendre une douche et regarder la télé.
— On préférerait que vous dormiez avec nous, dit Jayce à Kaye. On se sentirait davantage en sécurité.
Les chambres étaient à la limite de la saleté. Les couvertures élimées, pliées sur des lits visiblement fatigués, étaient rapiécées et percées de brûlures de cigarette. Jayce et Delia explorèrent les lieux, aussi ravies que si elles se trouvaient dans un palace. Delia prit place sur l’unique chaise orange, à côté d’une lampe à trois têtes en forme de cône. Jayce s’allongea sur le lit et alluma la télé.
— Ils reçoivent Home Box Office, murmura-t-elle, émerveillée. On va pouvoir regarder un film !
Mitch écouta la douche couler dans sa chambre, puis se dirigea vers la porte. Lorsqu’il l’ouvrit, ce fut pour découvrir Kaye sur le point de frapper.
— On a gaspillé le prix d’une chambre, déclara-t-elle. Et on a pris pas mal de responsabilités, pas vrai ?
Mitch la serra dans ses bras.
— Tu n’as fait qu’écouter ton instinct.
— Et que dit le tien ? demanda-t-elle en se frottant le nez sur son épaule.
— Ce ne sont que des gosses. Ça fait des semaines, des mois qu’ils sont sur les routes. Quelqu’un devrait prévenir leurs parents.
— Peut-être qu’ils n’ont jamais eu de vrais parents. Ils sont au bout du rouleau, Mitch.
Kaye s’écarta de lui pour le regarder en face.
— Ils sont aussi suffisamment indépendants pour enterrer un bébé mort-né et sillonner les routes. Le docteur aurait dû appeler la police, Kaye.
— Je sais. Je sais aussi pourquoi il n’en a rien fait. Les règles du jeu ont changé. Il pense que la plupart des bébés ne survivront pas à leur naissance. Est-ce que nous sommes les seuls à avoir encore un peu d’espoir ?
La douche cessa de couler et la porte de la salle d’eau s’ouvrit. La minuscule pièce était envahie par la vapeur.
— Les filles, dit Kaye.
Elle se dirigea vers la chambre voisine, faisant à Mitch un signe de la main qu’il reconnut aussitôt. Les manifestants d’Albany avaient fait le même, et il comprenait enfin ce qu’il signifiait à leurs yeux : la Vie, la sagesse ultime du génome humain leur inspiraient une solide croyance et une prudente soumission. Le destin n’était pas fixé, il ne servait à rien d’utiliser les nouveaux pouvoirs de l’humanité pour bloquer les rivières d’ADN coulant au fil des générations.
La foi en la Vie.
Morgan s’habilla en hâte.
— Jayce et Delia n’ont pas besoin de moi, déclara-t-il, debout près du lit.
Les trous des manches de son pull noir étaient encore plus visibles maintenant qu’il était propre. Il laissa son anorak crasseux pendre à son bras.
— Je ne veux pas être un fardeau, poursuivit-il. Je me casse. Merci pour tout, mais…
— Taisez-vous et asseyez-vous, s’il vous plaît, le coupa Mitch. Ce que femme veut, Dieu le veut. Et elle veut que vous restiez.
Morgan tiqua, surpris, puis s’assit au bord du lit en faisant couiner les ressorts et gémir les montants.
— Je pense que c’est la fin du monde, dit-il. On a mis Dieu dans une grosse colère.
— Ne concluez pas trop vite. Croyez-le ou non, mais tout cela est déjà arrivé.
Jayce regardait la télé allongée sur le lit pendant que Delia prenait un long bain dans la baignoire étroite et ébréchée. Elle fredonnait des génériques de dessins animés – Scooby Doo, Animaniacs, Inspecteur Gadget. Kaye s’était assise sur la chaise. Jayce avait sélectionné un vieux film plein d’optimisme : Pollyanna, avec Harvey Mills. À genoux dans un champ asséché, Karl Malden se repentait de son entêtement aveugle. Son jeu était passionné. Kaye avait oublié que ce mélo était aussi prenant. Elle le regarda en compagnie de Jayce jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive que celle-ci s’était endormie. Puis elle baissa le son et passa sur Fox News.
Les potins du show-biz, un bref commentaire politique sur les élections au Congrès, puis une interview de Bill Cosby à propos de ses pubs pour le CDC et la Brigade. Kaye monta le son.
— J’étais pote avec David Satcher, l’ancien ministre de la Santé, et ils doivent s’échanger des tuyaux, dit Cosby à la journaliste, une jeune femme aux yeux bleu ciel et au large sourire. Il y a des années de cela, ils ont fait appel au vieux bonhomme que je suis pour expliquer aux gens l’importance de leur travail. Ils pensent que je peux encore les aider aujourd’hui.
— Vous avez rejoint une équipe d’élite, dit la journaliste. Dustin Hoffman et Michael Crichton. Jetons un coup d’œil à votre spot.
Kaye se pencha. Retour de Cosby, sur fond noir, le visage soucieux et paternel.
— Mes amis du Centre de contrôle des maladies, ainsi que nombre de chercheurs du monde entier, travaillent chaque jour avec acharnement à résoudre ce problème que nous affrontons. La grippe d’Hérode. SHEVA. Chaque jour. Personne n’aura de repos tant que nous ne l’aurons pas résolu, tant que nous ne pourrons pas le guérir. Croyez-moi sur parole, ces hommes et ces femmes sont déterminés, et quand vous souffrez ils souffrent aussi. Personne ne vous demande d’être patients. Mais si nous voulons survivre, nous avons intérêt à être malins.
La journaliste se détourna du grand écran installé sur le plateau.
— Et voici un extrait du message de Dustin Hoffman…
Hoffman était planté sur un plateau de cinéma désert, les mains dans les poches de son pantalon de toile taillé sur mesure. Il se fendit d’un sourire amical mais solennel.
— Bonjour, je suis Dustin Hoffman. Peut-être vous souvenez-vous d’un film intitulé Alerte !, dans lequel j’interprétais le rôle d’un scientifique luttant contre une maladie meurtrière. J’ai beaucoup parlé aux scientifiques de l’Institut national de la Santé et du Centre de contrôle et de prévention des maladies, et ils travaillent chaque jour avec acharnement pour vaincre SHEVA et sauver nos enfants de la mort.
La journaliste interrompit la diffusion du spot.
— Mais que fait-on de plus depuis l’année dernière ? Y a-t-il de nouvelles pistes ?
Cosby grimaça.
— Je ne suis qu’un homme ordinaire qui veut aider ses semblables à triompher de cette épreuve. Les médecins et les scientifiques représentent notre unique espoir, car il ne suffit pas de descendre dans la rue et de mettre le feu partout pour régler le problème. Nous devons réfléchir et travailler ensemble, pas céder à la panique et déclencher des émeutes.
Delia se tenait sur le seuil de la salle d’eau, ses jambes potelées nues sous la serviette qui lui ceignait la taille, la tête enveloppée dans une autre serviette. Elle regardait fixement l’écran.
— Ça ne fait aucune différence, dit-elle. Mes bébés sont morts.
Lorsqu’il revint du distributeur de Coca, situé à l’autre bout de l’enfilade de chambres, Mitch trouva Morgan en train de faire les cent pas autour du lit. Il serrait les poings en signe de frustration.
— Je n’arrête pas d’y penser, dit-il.
Mitch lui tendit une canette et, après l’avoir regardée sans rien dire, il la saisit, l’ouvrit et la but d’un geste saccadé.
— Vous savez ce qu’elles ont fait, ce que Jayce a fait ? Quand on avait besoin de fric ?
— Je n’ai pas besoin de le savoir, Morgan.
— Rappelez-vous la façon dont elles me traitent. Jayce est sortie pour aller chercher un homme qui la paierait, et Delia et elle lui ont taillé une pipe pour avoir du fric. Bon Dieu, ce fric m’a fait bouffer, moi aussi. Et le lendemain soir, même chose. Puis on a fait du stop et Delia a eu son bébé. Elles ne veulent pas que je les touche, même pour les réconforter, elles ne veulent pas me toucher, mais elles sont prêtes à sucer des mecs pour un peu de fric, et elles se foutent que je les voie faire ! (Il se tapa la tempe du bout du pouce.) Elles sont aussi stupides que des vaches !
— Ça devait être très dur pour vous trois. Vous aviez faim.
— Si je suis parti avec elles, c’est parce que mon père n’est pas un saint, vous savez, mais, au moins, il ne m’a jamais frappé. Il bosse toute la journée. Elles avaient besoin de moi et pas lui. Mais je veux rentrer, maintenant. Je ne peux plus rien faire pour elles.
— Je comprends. Mais ne vous emballez pas. On trouvera une solution.
— J’en ai marre de ces conneries ! hurla Morgan.
Elles l’entendirent hurler depuis la chambre voisine. Jayce se redressa sur sa couche et se frotta les yeux.
— Ça y est, il recommence, murmura-t-elle.
Délia se sécha les cheveux.
— Il est vraiment instable par moments.
— Vous pouvez nous déposer à Cincinnati ? demanda Jayce. J’ai un oncle là-bas. Peut-être que vous pourriez renvoyer Morgan chez lui dès maintenant.
— Parfois, il se comporte comme un vrai gosse, lança Delia.
Kaye les regardait, assise sur sa chaise, sentant son visage se colorer sous le coup d’une émotion difficilement compréhensible : un mélange de solidarité et d’écœurement.
Quelques minutes plus tard, elle retrouva Mitch dehors, sous l’auvent du motel. Ils se prirent les mains.
Mitch désigna l’intérieur de sa chambre. La douche coulait à nouveau.
— C’est sa deuxième de la soirée. Il dit qu’il se sent tout le temps sale. Les filles n’ont pas été tendres avec ce pauvre Morgan.
— À quoi s’attendait-il ?
— Aucune idée.
— À coucher avec elles ?
— Je ne sais pas, murmura Mitch. Peut-être à être traité avec respect, tout simplement.
— À mon avis, elles ne savent pas faire.
Kaye posa une main sur le torse de Mitch, le caressa distraitement, l’esprit ailleurs.
— Elles veulent qu’on les dépose à Cincinnati, ajouta-t-elle.
— Morgan veut qu’on le conduise à la gare routière. Il en a assez.
— Mère Nature n’est ni douce ni tendre, n’est-ce pas ?
— Mère Nature a toujours été une fieffée salope.
— Au temps pour Rossinante et le voyage en Amérique, dit Kaye d’une voix triste.
— Ce dont tu as envie, c’est de donner quelques coups de fil, de replonger dans le bain, pas vrai ?
Kaye leva les bras au ciel.
— Je n’en sais rien ! gémit-elle. Fuir pour vivre notre vie me semble irresponsable. Je veux en apprendre davantage. Mais qui serait susceptible de nous informer – Christopher, un autre membre de la Brigade ? Je ne fais plus partie de l’équipe, à présent.
— Il existe un autre moyen de rentrer dans le jeu, en suivant d’autres règles.
— Ton richard de New York ?
— Daney. Et Oliver Merton.
— Donc, nous n’allons plus à Seattle ?
— Si. Mais je vais appeler Merton pour lui dire que je suis intéressé.
— Je veux toujours avoir notre bébé, murmura Kaye, les yeux grands ouverts, la voix aussi fragile qu’une fleur séchée.
La douche s’arrêta de couler. Ils entendirent Morgan s’essuyer, passant des marmonnements aux jurons bien sentis.
— C’est drôle, confessa Mitch d’une voix presque inaudible. Cette idée m’a toujours mis un peu mal à l’aise. Mais désormais… tout me semble si simple – mes rêves, notre rencontre. Je veux notre bébé, moi aussi. Nous ne pouvons pas nous contenter de l’innocence. (Il inspira à fond, leva les yeux et les posa sur Kaye.) Procurons-nous de meilleures cartes avant de nous enfoncer dans cette forêt.
Morgan sortit de la chambre et les regarda de ses yeux de hibou.
— Je suis prêt. Je veux rentrer chez moi.
Kaye eut un mouvement de recul en percevant l’intensité de ses sentiments. Il avait les yeux d’un homme qui aurait vécu mille ans.
— Je vous conduis à la gare routière, dit Mitch.
Dicken retrouva le docteur Tania Bao, directrice de l’Institut national de la Santé infantile et du développement humain, devant le bâtiment Natcher et l’accompagna à pied. De petite taille, élégamment vêtue, pourvue d’un visage sans âge, dont les traits évoquaient une plaine légèrement ondulée, avec un nez minuscule et une bouche toujours prête à sourire, les épaules un peu voûtées, Bao avait soixante-trois ans mais en paraissait à peine quarante. Elle portait une veste et un pantalon bleu pâle et des sandales à pompons. Elle avançait à petits pas, se méfiant du sol inégal. Les mesures de sécurité avaient paralysé les chantiers omniprésents sur le campus, mais les ouvriers avaient eu le temps d’éventrer la plupart des allées entre le bâtiment Natcher et le centre clinique Magnuson.
— Autrefois, le campus du NIH était ouvert à tous, dit Bao. Aujourd’hui, le moindre de nos gestes est épié par la garde nationale. Je ne peux même plus acheter de jouets à ma petite-fille. J’aimais bien tous ces vendeurs sur les trottoirs et dans les halls. On les a chassés en même temps que les ouvriers.
Dicken haussa les épaules – sa responsabilité n’était pas engagée. Son influence ne s’exerçait même plus sur sa propre personne.
— Je suis venu vous écouter, dit-il. Je peux transmettre vos idées au docteur Augustine, mais je ne peux pas garantir qu’il les approuvera.
— Que s’est-il passé, Christopher ? demanda Bao d’un ton plaintif. Pourquoi refusent-ils de se rendre à l’évidence ? Pourquoi Augustine est-il aussi têtu ?
— Vous êtes une administratrice bien plus expérimentée que moi. Je ne sais que ce que je vois et ce que j’entends aux infos. Ce que je vois, c’est une pression insupportable de toutes parts. L’équipe de recherche sur le vaccin n’a strictement rien trouvé. Néanmoins, Mark est résolu à faire tout son possible pour protéger la santé publique. Il veut que nous concentrions nos ressources pour lutter contre ce qu’il croit être une maladie virulente. Pour le moment, l’avortement est la seule option disponible.
— « Ce qu’il croit être… », répéta Bao, incrédule. Et vous, que croyez-vous, docteur Dicken ?
La journée s’annonçait chaude et humide, un temps presque estival que Dicken trouvait familier, voire réconfortant ; cela lui donnait un peu l’impression d’être en Afrique, songea-t-il tristement, et il aurait nettement préféré un séjour là-bas à sa situation présente. Ils traversèrent une rampe provisoire menant à un tronçon de trottoir achevé, enjambèrent des rubans de protection jaunes et pénétrèrent dans le bâtiment 10 par l’entrée principale.
Deux mois plus tôt, la vie de Christopher Dicken avait commencé à se réduire en miettes. Le fait qu’une partie souterraine de sa personnalité ait pu affecter son jugement scientifique – qu’un mélange de frustration amoureuse et de surmenage professionnel ait pu lui faire adopter une position qu’il savait malhonnête – l’avait tourmenté comme un essaim de moustiques. Sans trop savoir comment, il avait réussi à préserver un calme apparent, à rester dans le jeu, avec l’équipe, avec la Brigade. Il savait que ça ne durerait pas éternellement.
— Je crois au travail, dit-il, gêné par le long silence dans lequel l’avaient plongé ses réflexions.
Couper les ponts avec Kaye Lang, la laisser affronter seule les attaques de Jackson, avait été une erreur aussi incompréhensible qu’impardonnable. Il la regrettait un peu plus chaque jour, mais il était trop tard pour renouer des liens à jamais brisés. Lui restait à bâtir un mur conceptuel et à accomplir avec zèle les tâches qu’on lui confiait.
Ils prirent l’ascenseur pour le septième étage, tournèrent à gauche et trouvèrent la petite salle de réunion au milieu d’un long couloir beige et rose.
Bao s’assit.
— Christopher, vous connaissez déjà Anita et Preston.
Les deux scientifiques l’accueillirent sans grande joie.
— Les nouvelles ne sont pas bonnes, j’en ai peur, dit Dicken en prenant place face à Preston Meeker.
Celui-ci, à l’instar des autres occupants de la petite salle, représentait la quintessence d’une spécialité en matière de médecine infantile – dans son cas, la croissance et le développement néonatals.
— Augustine persiste et signe ? lança Meeker, pugnace d’entrée de jeu. Il veut devenir dealer de RU-486 ?
— Si je devais prendre sa défense… (Dicken marqua une pause pour rassembler ses idées, pour rendre plus convaincant le masque qu’il affichait.) Il n’a pas vraiment le choix. Les virologues du CDC confirment que la théorie de l’expression et de la complétion du virus est sensée.
— Des enfants porteurs de maladies inconnues ? rétorqua Meeker avec une moue sceptique.
— C’est une position des plus défendables. Ajoutez à cela la probabilité que la plupart des nouveaux bébés soient atteints de malformations congénitales…
— Ce n’est pas une certitude, coupa House.
Anita House était provisoirement directrice adjointe de l’Institut national de la Santé infantile et du développement humain, le titulaire du poste ayant démissionné quinze jours auparavant. Les démissions se multipliaient chez les employés du NIH associés à la Brigade.
Avec un pincement au cœur presque imperceptible, Dicken songea que Kaye Lang avait à nouveau fait la démonstration de ses talents de pionnière en ayant été la première à quitter le navire.
— C’est indiscutable, reprit-il.
Et il n’avait aucune peine à l’affirmer, pour la bonne raison que c’était vrai ; jusqu’ici, aucune femme affectée par SHEVA n’avait donné le jour à un enfant normal.
— Sur deux cents nouveau-nés, une immense majorité était atteinte de malformations. Et ils sont tous morts à la naissance.
Mais ils n’étaient pas toujours difformes, se rappela-t-il.
— Si le président donne son feu vert à une campagne de distribution du RU-486 à l’échelle nationale, je ne pense pas que les bureaux du CDC à Atlanta pourront rester ouverts, déclara Bao. Quant à Bethesda, c’est une ville moins obscurantiste, mais nous sommes encore dans la Bible Belt. Ma maison a déjà été assiégée par des manifestants, Christopher. Je vis entourée de gardes du corps.
— Je comprends, dit Dicken.
— Peut-être, mais est-ce que Mark comprend, lui ? Il ne répond ni à mes coups de fil ni à mes courriers électroniques.
— Isolation inacceptable, commenta Meeker.
— Combien d’actes de désobéissance civile seront nécessaires ? ajouta House en se frictionnant nerveusement les mains, son regard sautant d’une personne à l’autre.
Bao se leva et attrapa un marqueur. D’un geste vif, presque sauvage, elle écrivit sur un tableau blanc des mots à l’encre rouge.
— Deux millions de fausses couches dues à la grippe d’Hérode, chiffre du mois dernier. Les hôpitaux sont débordés.
— Je suis allé dans ces hôpitaux, dit Dicken. C’est mon boulot d’être sur le front.
— Nous avons visité des patientes ici et dans d’autres parties du pays, nous aussi, répliqua Bao, les lèvres pincées. Il y a dans ce bâtiment trois cents mères porteuses de SHEVA. Je vois certaines d’entre elles chaque jour. Nous ne sommes pas isolés, Christopher.
— Pardon.
Bao hocha la tête.
— Sept cent mille grossesses du second stade ont été recensées. Et c’est là que les statistiques ne tiennent plus debout – nous ne savons pas ce qui se passe. (Elle braqua ses yeux sur Dicken.) Où sont passées toutes les autres ? Les grossesses du second stade ne sont pas toutes signalées. Est-ce que Mark sait ce qui se passe ?
— Je le sais. Et Mark aussi. C’est une information confidentielle. La Brigade a fait une proposition au président, et nous attendons qu’il prenne une décision pour communiquer nos informations au public.
— Je pense pouvoir deviner ce qui se passe, dit House d’un air sardonique. Les femmes instruites et suffisamment fortunées achètent du RU-486 au marché noir, ou alors elles se font avorter à divers stades de leur grossesse. Le personnel médical se révolte en masse dans les cliniques pour femmes. Si l’on a cessé de signaler à la Brigade les grossesses du second stade, c’est à cause des nouvelles lois sur l’IVG. Je parie que Mark veut officialiser ce qui est déjà en train de se produire dans tout le pays.
Dicken marqua une pause pour rassembler ses idées, pour consolider son masque effrité.
— Mark n’a aucun contrôle sur le Sénat et la Chambre des représentants. Il parle mais n’est pas écouté. Nous savons tous que les affaires de violence domestique sont en hausse. Les femmes sont chassées de leur domicile. On les pousse au divorce. Ou on les tue. (Dicken laissa les autres s’imprégner de ces faits, qui le tourmentaient depuis des mois.) Les agressions sur les femmes enceintes n’ont jamais été aussi nombreuses. Certaines vont même jusqu’à se stériliser avec de la quinacrine, quand elles arrivent à en trouver.
Bao secoua la tête avec tristesse.
— Nombre d’entre elles, reprit Dicken, savent que la meilleure solution est d’interrompre leur grossesse du second stade avant qu’elle soit suffisamment avancée pour déclencher des effets de bord.
— Mark Augustine et la Brigade répugnent à décrire ces effets, dit Bao. Sans doute voulez-vous parler des coiffes faciales et du mélanisme observés chez les parents.
— Ainsi que du palais sifflant et de la déformation voméronasale, ajouta Dicken.
— Pourquoi le père est-il lui aussi affecté ? demanda Bao.
— Je n’en ai aucune idée. Si le NIH n’avait pas renvoyé les sujets de son étude clinique, suite à un excès de mansuétude, peut-être que nous en aurions appris davantage, et dans des conditions au moins à peu près contrôlées.
Bao rappela à Dicken qu’aucune des personnes présentes n’était responsable de l’interruption de l’étude clinique entamée par la Brigade dans le présent bâtiment.
— Je comprends. (Dicken était à présent en proie à une haine de soi quasiment palpable.) Je ne peux pas vous contredire. Les grossesses du second stade n’arrivent à terme que si la mère est pauvre, si elle ne peut pas acheter la pilule ou aller à la clinique… ou alors…
— Ou alors ? souffla Meeker.
— Si elle est résolue.
— Résolue à quoi ?
— À servir la nature. À veiller à ce que ces enfants aient une chance, même s’ils risquent de naître morts ou difformes.
— Augustine ne semble pas croire que ces enfants devraient avoir leur chance, dit Bao. Pourquoi ?
— La grippe d’Hérode est une maladie. C’est comme ça qu’on combat une maladie.
Ça ne peut plus durer. Tu vas finir par démissionner ou par te tuer à force d’essayer d’expliquer des choses que tu ne comprends pas et auxquelles tu ne crois pas.
— Nous ne sommes pas isolés, Christopher, répéta Bao en secouant la tête. Nous allons à la maternité et au service consultations de cette clinique, et nous allons dans d’autres cliniques et d’autres hôpitaux. Nous voyons ces femmes et ces hommes qui souffrent. Nous avons besoin d’une approche rationnelle qui prenne en compte toutes ces opinions, toutes ces pressions.
Dicken plissa le front, concentré.
— Mark ne fait que constater la réalité médicale. Et il n’y a aucun consensus politique, s’empressa-t-il d’ajouter. Nous vivons des moments dangereux.
— Euphémisme, commenta Meeker. Christopher, j’ai l’impression que la Maison-Blanche est paralysée. Ils sont foutus s’ils lèvent le petit doigt, ils sont foutus s’ils ne font rien et laissent pourrir la situation.
— Le gouverneur du Maryland s’est engagé dans cette histoire de révolte sanitaire des États, dit House.
Je n’ai jamais vu autant de ferveur chez la droite religieuse.
— C’est la même chose partout, pas seulement chez les chrétiens, dit Bao. La communauté chinoise est en train de se prendre en main, et il était temps. L’intolérance est une valeur à la hausse. Nous sommes en train de nous réduire à un patchwork de tribus dévorées par la haine et le malheur, Christopher.
Dicken baissa les yeux puis fixa les chiffres inscrits sur le tableau blanc, la paupière agitée par un tic de fatigue.
— Nous en souffrons tous, dit-il. Mark aussi, et moi aussi.
— Ça m’étonnerait que Mark souffre autant que les mères, murmura Bao.
— Je ne suis pas instruit, et il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas, déclara Sam.
Il s’appuya sur la barrière en bois qui entourait les quatre arpents, la ferme à deux étages, la vieille grange affaissée et la remise en brique. Mitch enfonça sa main libre dans sa poche et posa la canette de Michelob sur le poteau recouvert de lichen gris. Une vache noir et blanc, à la croupe carrée, qui broutait dans les douze arpents du voisin les contemplait avec une absence presque totale de curiosité.
— Ça fait combien de temps que tu connais cette femme, quinze jours ?
— Un peu plus d’un mois.
— Un mariage éclair, quoi !
Mitch acquiesça avec un sourire penaud.
— Pourquoi étiez-vous si pressés ? Et pourquoi vouloir un bébé en ce moment ? Ça fait dix ans que ta mère a eu son retour d’âge, mais avec cette histoire de grippe d’Hérode c’est à peine si elle me laisse la toucher.
— Kaye est différente, dit Mitch, comme s’il venait enfin de l’admettre.
Ce sujet de conversation, délicat entre tous, n’était que le dernier d’une longue série qui les avait occupés durant tout l’après-midi. Mitch avait dû notamment admettre qu’il avait renoncé à chercher du boulot, qu’ils allaient vivre sur les économies de Kaye. Aux yeux de Sam, c’était incompréhensible.
— Comment peux-tu encore te respecter ? avait-il lancé.
Ensuite, ils avaient changé de sujet, revenant à ce qui s’était passé en Autriche.
Mitch avait raconté à son père sa rencontre avec Brock dans la demeure de Daney, ce qui l’avait amusé au plus haut point.
— Encore une énigme pour la science, avait-il commenté.
Lorsqu’ils en étaient venus à parler de Kaye, qui discutait avec Abby, la mère de Mitch, dans la grande cuisine, l’incompréhension de Sam avait fait place à l’irritation puis à la colère.
— Je suis peut-être foncièrement stupide, je l’admets, mais ce n’est pas dangereux de faire ce genre de truc en ce moment, et en plus de façon délibérée ?
— Peut-être, admit Mitch.
— Alors pourquoi as-tu accepté, bon sang ?
— Je n’ai pas de réponse toute faite. Primo, je pense qu’elle a sans doute raison. Non, je pense qu’elle a raison, point. Notre bébé sera parfaitement sain.
— Mais tu as été testé positif, et elle aussi, dit Sam en agrippant la barrière des deux mains.
— En effet.
— Et corrige-moi si je me trompe, mais aucune femme testée positive n’a encore donné le jour à un bébé sain.
— Pas encore.
— C’est un sacré coup de dés.
— C’est elle qui a découvert ce virus. Elle en sait davantage sur lui que quiconque, et elle est convaincue…
— Que tous les autres se trompent ?
— Que nous allons changer notre façon de penser dans les prochaines années.
— C’est une folle ou tout simplement une fanatique ?
Mitch fronça les sourcils.
— Fais attention à ce que tu dis, papa.
Sam leva les bras au ciel.
— Mitch, pour l’amour de Dieu ! Je m’envole pour l’Autriche, c’est la première fois que je vais en Europe, et sans ta mère par-dessus le marché, pour aller récupérer mon fils à l’hôpital après qu’il a… Enfin, on a assez parlé de ça. Mais, je te le demande, pourquoi courir un tel risque, pourquoi courtiser la souffrance ?
— Depuis la mort de son premier mari, elle s’est efforcée d’aller de l’avant, de voir les choses avec optimisme. Je ne peux pas dire que je la comprenne, papa, mais je l’aime. J’ai confiance en elle. Quelque chose me dit qu’elle a raison, sinon, je n’aurais pas accepté.
— Tu n’aurais pas coopéré, tu veux dire. (Sam considéra la vache, puis se frotta les mains à son pantalon pour les débarrasser du lichen qui s’y était accroché.) Et si vous vous trompiez tous les deux ?
— Nous savons quelles en seront les conséquences. Et nous vivrons avec. Mais nous ne nous trompons pas. Pas cette fois, papa.
— J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver, dit Abby Rafelson. C’est à n’y rien comprendre. Tous ces virus…
Le soleil de cette fin d’après-midi traversait la fenêtre pour dessiner des trapézoïdes jaunes sur le plancher en bois brut. La cuisine sentait le café – trop de café, se dit Kaye, les nerfs à vif – et les tamales, menu du déjeuner qu’ils avaient dégusté avant que les hommes sortent faire un tour.
La mère de Mitch était encore belle, en dépit de ses soixante ans sonnés, d’une beauté autoritaire qui devait beaucoup à ses pommettes saillantes, à ses yeux bleus et à une toilette attentive.
— Les virus dont nous parlons sont avec nous depuis très longtemps, dit Kaye.
Elle tenait une photo de Mitch à l’âge de cinq ans, chevauchant son tricycle sur les quais de la Willamette, à Portland. Il avait l’air concentré, indifférent à l’objectif ; parfois, elle lui voyait cette même expression quand il conduisait ou lisait le journal.
— Depuis combien de temps ? demanda Abby.
— Peut-être des dizaines de millions d’années.
Kaye prit une autre photo dans la pile posée sur la table basse. On y voyait Mitch et Sam occupés à charger du bois dans un camion. À en juger par sa taille et ses membres maigrelets, Mitch devait avoir dix ou onze ans.
— Oui, mais que faisaient-ils là ? C’est ça que je ne comprends pas.
— Peut-être nous ont-ils infectés par l’entremise des gamètes, des ovules ou du sperme. Puis ils se sont fixés. Ils ont muté, ou alors quelque chose les a désactivés, ou encore… nous les avons fait travailler pour nous. Nous avons trouvé un moyen de les rendre utiles.
Kaye leva les yeux.
Abby la fixait sans broncher.
— Le sperme ou les ovules ?
— Les ovaires, les testicules, répondit Kaye en baissant les yeux.
— Qu’est-ce qui les a poussés à refaire surface ?
— Quelque chose dans notre vie de tous les jours. Le stress, peut-être.
Abby réfléchit durant quelques secondes.
— J’ai un diplôme universitaire. En éducation physique. Est-ce que Mitch vous l’a dit ?
Kaye fit oui de la tête.
— Il m’a dit que vous aviez aussi suivi des cours de biochimie. En prélude à une éventuelle formation médicale.
— Oui, mais ça ne me met pas à votre niveau, bien entendu. Toutefois, j’en ai suffisamment appris pour avoir des doutes sur mon éducation religieuse. Je ne sais pas ce qu’aurait pensé ma mère si on lui avait parlé de ces virus dans nos cellules sexuelles. (Abby sourit et secoua la tête.) Peut-être aurait-elle vu en eux notre péché originel.
Kaye regarda Abby et chercha en vain une réponse à cela.
— Intéressant, réussit-elle à dire.
Pourquoi cette remarque la troublait-elle, elle n’aurait su le dire, mais le fait qu’elle soit troublée la mettait encore plus mal à l’aise. Elle se sentait menacée par cette idée.
— Ces charniers en Russie, reprit Abby à voix basse. Peut-être que ces mères avaient des voisins qui croyaient à une épidémie de péché originel.
— Je ne crois pas qu’il s’agisse de ça.
— Oh, moi non plus, moi non plus. (Abby posa sur Kaye des yeux vifs, inquisiteurs.) Je n’ai jamais été très à l’aise pour tout ce qui concerne le sexe. Sam est très gentil et c’est le seul homme que j’aie jamais aimé, même si ce n’est pas le seul que j’aie invité dans mon lit. Mon éducation… n’était pas la meilleure que j’aurais pu recevoir. Ni la plus avisée. Jamais je n’ai parlé de sexe avec Mitch. Ni d’amour. Il me semblait qu’il se débrouillerait très bien tout seul, beau comme il est, malin comme il est. (Abby prit la main de Kaye dans la sienne.) Vous a-t-il dit que sa mère était une vieille prude un peu cinglée ?
Elle semblait si triste, si désemparée que Kaye lui étreignit la main et lui adressa un sourire qu’elle espérait rassurant.
— Il m’a dit que vous étiez une mère merveilleuse, très aimante, qu’il était votre seul et unique fils et que vous alliez me passer sur le gril.
Elle raffermit son étreinte.
Abby éclata de rire, et la tension entre les deux femmes baissa d’un cran.
— Il m’a dit que vous étiez têtue et plus intelligente que toutes les femmes qu’il avait connues, et aussi que vous teniez beaucoup à certaines choses. Il m’a dit que j’avais intérêt à vous aimer ou que, sinon, il me gronderait.
Kaye ouvrit de grands yeux consternés.
— Ce n’est pas vrai !
— Oh, si, dit Abby d’un air solennel. Dans cette famille, les hommes ne mâchent pas leurs mots. Je lui ai dit que je ferais de mon mieux pour bien m’entendre avec vous.
— Seigneur ! fit Kaye, éclatant d’un rire incrédule.
— Exactement. Il était sur la défensive. Mais il me connaît. Il sait que je ne mâche pas mes mots, moi non plus. Avec ce péché originel qui refait surface, je pense que le monde va sacrément changer. Il va y avoir beaucoup de changements dans ce que font les hommes et les femmes. Vous ne pensez pas ?
— J’en suis sûre.
— Je veux que vous fassiez tout votre possible, je vous en supplie, ma chérie, ma fille, je vous en supplie, pour créer un monde où il y aura de l’amour et un foyer pour Mitch. Il a l’air solide, robuste, mais les hommes sont en réalité très fragiles. Je ne veux pas que ce qui vous arrive vous sépare, ni que cela le blesse. Je veux garder le plus possible le Mitch que j’aime et que je connais, le plus longtemps possible. Je vois encore mon enfant en lui. Mon enfant est toujours en lui.
Abby avait les larmes aux yeux et, en lui étreignant la main encore plus fort, Kaye se rendit compte à quel point sa mère lui avait manqué pendant toutes ces années, à quel point elle s’était efforcée de refouler son chagrin.
— La naissance de Mitch a été difficile, reprit Abby. Le travail a duré quatre jours. On m’avait dit que ce serait dur pour le premier, mais je ne m’attendais pas à ça. Je regrette que nous n’en ayons pas eu d’autre… mais pas entièrement, non. Aujourd’hui, je serais morte de peur. Je suis morte de peur, même si nous n’avons aucun souci à nous faire, Sam et moi.
— Je prendrai soin de Mitch.
— Nous vivons des temps horribles. Quelqu’un va en tirer un livre, un gros livre. J’espère que la fin en sera heureuse.
Ce soir-là, pendant le dîner, hommes et femmes réunis parlèrent de choses légères, sans conséquences. L’atmosphère semblait dégagée, les problèmes chassés par la pluie. Kaye dormit avec Mitch dans sa vieille chambre, signe qu’elle était acceptée par Abby, que Mitch exprimait sa volonté, ou les deux.
C’était la première famille qu’elle connaissait depuis des années. En y pensant, collée contre Mitch dans le lit trop étroit, elle pleura de bonheur.
À Eugene, elle avait acheté un test de grossesse dans une grande épicerie alors qu’ils s’étaient arrêtés pour faire le plein. Puis, pour avoir l’impression d’agir normalement dans ce monde complètement chamboulé, elle s’était rendue dans une librairie du même centre commercial pour y acheter un livre du docteur Spock. Elle l’avait montré à Mitch, lui arrachant un large sourire, mais elle ne lui avait pas montré le test de grossesse.
— Tout cela est si normal, murmura-t-elle tandis que Mitch ronflait doucement. Ce que nous faisons est si normal, si naturel, je vous en supplie, mon Dieu.
Kaye traversa Portland pendant que Mitch faisait un somme. Ils entrèrent dans l’État de Washington par le pont, essuyèrent une petite tempête puis retrouvèrent le soleil. Kaye sortit de l’autoroute, et ils déjeunèrent dans un petit restaurant mexicain dans un coin qui leur était totalement inconnu. Les routes étaient presque désertes ; on était dimanche.
Ils firent une petite sieste dans la voiture, Kaye blottie contre l’épaule de Mitch. L’air était immobile, le soleil lui réchauffait les joues et les cheveux. Quelques oiseaux chantaient. Venus du sud en alignements impeccables, les nuages eurent bientôt envahi le ciel, mais l’atmosphère resta chaude.
Kaye reprit le volant et roula jusqu’à Tacoma, puis ce fut au tour de Mitch, qui les amena jusqu’à Seattle. Alors qu’ils traversaient le centre-ville, passant sous le Palais des congrès qui surplombait l’autoroute, Mitch eut des scrupules à l’idée de la conduire tout de suite dans son appartement.
— Peut-être que tu préférerais visiter un peu la ville avant, dit-il.
Kaye sourit.
— Pourquoi, c’est le foutoir, chez toi ?
— Non, c’est propre. Mais ce n’est peut-être pas très bien…
Il secoua la tête.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Je ne suis pas d’humeur à faire des critiques. Mais j’aimerais bien faire un peu de tourisme.
— Il y a un endroit où j’allais souvent quand je ne faisais pas de fouilles…
Gaswork Park se déployait sous une colline herbue dominant le lac Union. Il s’agissait d’un ensemble d’installations industrielles, dont une vieille usine à gaz, que l’on avait rénové, peint de couleurs vives et transformé en parc public. Les gigantesques réservoirs, les passerelles en ruine et les conduits n’avaient pas été remis à neuf mais rouillaient en paix, protégés par des barrières.
Mitch prit Kaye par la main comme ils sortaient du parking. Elle trouva le parc un peu laid, les pelouses un peu élimées, mais elle ne dit rien pour ne pas peiner Mitch.
Ils s’assirent dans l’herbe, près d’une clôture grillagée, et regardèrent les hydravions de ligne qui se posaient sur le lac Union. Quelques personnes – des hommes seuls, des femmes seules ou accompagnées d’enfants – se dirigeaient vers le terrain de jeux attenant aux bâtiments industriels. D’après Mitch, il y avait très peu de monde pour un dimanche après-midi.
— Les gens n’ont pas envie de se rassembler, dit Kaye.
Alors même qu’elle prononçait ces mots, des autocars entraient dans le parking, se garant sur des emplacements signalés par des cordes.
— Il se passe quelque chose, remarqua Mitch en tendant le cou.
— Tu m’as préparé une surprise ? demanda-t-elle d’une voix enjouée.
— Non, répondit-il en souriant. D’un autre côté, peut-être que j’ai oublié, après la nuit qu’on a eue.
— Tu dis ça après chaque nuit.
Kaye étouffa un bâillement et suivit du regard un voilier sur le lac, puis un véliplanchiste en combinaison.
— Huit autocars, nota Mitch. Bizarre.
Kaye avait trois jours de retard dans ses règles, ce qui ne lui était jamais arrivé depuis qu’elle avait cessé de prendre la pilule, après la mort de Saul. Cela accroissait son inquiétude et sa résolution. Quand elle pensait à ce qu’ils allaient faire, elle en grinçait des dents. Ça s’est passé si vite. Une romance à l’ancienne. Et ça ne va pas ralentir.
Elle n’avait pas encore informé Mitch, craignant une fausse alerte.
Kaye se sentait dissociée de son corps lorsqu’elle réfléchissait trop. Si elle oubliait et son inquiétude et sa résolution, se contentant d’explorer ses sensations, l’état naturel de ses tissus, de ses cellules et de ses émotions, elle se sentait parfaitement bien ; c’étaient le contexte, les conséquences, ses connaissances qui l’empêchaient de se sentir bien, de se sentir amoureuse.
Le problème, c’était qu’elle en savait beaucoup et pas assez.
Normal.
— Dix autocars, non, onze, compta Mitch. Ça en fait, du monde. (Il lui caressa la nuque.) Je ne suis pas sûr que ça me plaise.
— C’est ton parc. Moi, je n’ai pas envie de bouger tout de suite. On est bien ici.
Le soleil jetait des flaques d’or sur l’herbe. Les réservoirs rouillés luisaient d’un éclat orangé.
Plusieurs douzaines d’hommes et de femmes, vêtus aux couleurs de la terre, sortirent du parking pour se diriger vers la colline. Ils ne semblaient nullement pressés. Quatre femmes portaient un anneau en bois d’un mètre de large, et plusieurs hommes chargeaient un long poteau sur un chariot.
Kaye plissa le front puis gloussa.
— Ils ont apporté un yoni et un lingam, dit-elle.
Mitch fixa la procession en plissant les yeux.
— On dirait un jeu de foire surdimensionné.
— Tu crois ?
Kaye avait adopté un ton neutre qu’il reconnut aussitôt : elle était en complet désaccord avec lui.
— Non, s’écria-t-il en se frappant la tempe. Comment ai-je fait pour ne pas le voir tout de suite ? C’est un yoni et un lingam.
— Et ça se dit anthropolologue, lança-t-elle, malicieuse. (Elle se redressa sur les genoux et mit sa main en visière.) Allons voir ça de plus près.
— Nous n’avons pas été invités.
— Ça m’étonnerait que cette fête soit fermée au public.
Dicken passa le contrôle de sécurité – fouille manuelle, détecteur de métal, détecteur d’odeurs – et entra dans la Maison-Blanche par ce qu’on appelait la porte diplomatique. Un jeune marine le conduisit aussitôt dans une grande salle de réunion située au sous-sol. La climatisation tournait à plein régime, et cette pièce lui fit l’effet d’un réfrigérateur comparée aux trente degrés qui régnaient dehors.
Il était le premier. Ne se trouvaient avec lui que le marine et un garçon occupé à placer sur la table ovale des bouteilles d’Évian, des blocs-notes et des stylos. Il prit place sur l’une des chaises réservées aux fonctionnaires subalternes. Le garçon lui demanda s’il souhaitait un rafraîchissement – Coca ou jus de fruits.
— Nous aurons du café dans quelques minutes.
— Un Coca, s’il vous plaît.
— Vous venez d’atterrir ?
— J’arrive de Bethesda par la route.
— Le temps va salement se gâter cet après-midi, dit le garçon. Une tempête est prévue pour cinq heures, d’après la météo d’Andrews. Ici, on a les meilleurs bulletins météo du pays.
Il se fendit d’un sourire et d’un clin d’œil, puis disparut pour revenir au bout de quelques minutes avec un Coca et un verre de glace pilée.
Plusieurs personnes débarquèrent dix minutes plus tard. Dicken reconnut les gouverneurs du Nouveau-Mexique, de l’Alabama et du Maryland ; ils étaient accompagnés d’un petit groupe d’assistants. Cette pièce allait bientôt abriter le noyau dur de ce qu’on avait baptisé la Révolte des gouverneurs, un mouvement qui gênait considérablement le travail de la Brigade.
Augustine allait connaître son heure de gloire ici, au sous-sol de la Maison-Blanche. Sa mission était de convaincre dix gouverneurs, dont sept dirigeant des États particulièrement conservateurs, que le libre accès aux procédures d’avortement était la seule solution humanitaire aux problèmes du moment.
Dicken ne pensait pas qu’il allait recueillir une quelconque approbation, ni même une désapprobation polie.
Augustine arriva quelques minutes plus tard, accompagné par le chargé de liaison entre la Maison-Blanche et la Brigade et par le chef de cabinet de la présidence. Il posa son attaché-case sur la table et rejoignit Dicken, ses semelles claquant sur le sol carrelé.
— Vous m’avez apporté des munitions ? s’enquit-il.
— C’est la déroute, murmura Dicken. Aucune agence sanitaire ne pense que nous pourrons reprendre le contrôle de la situation. Elles estiment en outre que le président ne la maîtrise plus.
Augustine plissa les yeux. Ses pattes-d’oie s’étaient sensiblement creusées durant l’année écoulée, et ses cheveux avaient viré au gris.
— Je suppose qu’elles se débrouillent toutes seules – la volonté du peuple et tout ça ?
— Elles ne voient pas plus loin. L’Association des médecins américains et la plupart des branches du NIH nous ont retiré leur soutien, de façon ouverte ou tacite.
— Eh bien, murmura Augustine, nous n’avons rien d’autre à leur proposer sur le terrain – pour le moment. (Il prit la tasse de café que lui tendait le garçon.) Peut-être qu’on devrait rentrer chez nous et les laisser se démerder.
Augustine se retourna comme d’autres gouverneurs entraient dans la salle. Ils furent suivis par Shawbeck et par le secrétaire des HHS.
— Entrée des lions, suivis par les chrétiens, commenta-t-il. Ce qui n’étonnera personne. (Avant d’aller s’asseoir à l’autre bout de la table, à l’un des trois emplacements où n’était planté aucun petit drapeau, il ajouta à voix basse :) Le président vient de passer deux heures à s’entretenir avec les gouverneurs de l’Alabama et du Maryland, Christopher. Ils insistaient pour qu’il retarde sa décision. Je ne pense pas qu’il le souhaite. Quinze mille femmes enceintes ont été assassinées au cours des six dernières semaines. Quinze mille, Christopher.
Dicken avait lu ce chiffre à plusieurs reprises.
— On devrait tous tendre notre cul pour nous le faire botter, gronda Augustine.
Mitch estima à six cents le nombre de personnes se dirigeant vers le sommet de la colline. Quelques douzaines de curieux suivaient le groupe d’hommes et de femmes décidés qui transportait l’anneau et le pilier.
Kaye le prit par la main.
— C’est une coutume de Seattle ? demanda-t-elle en l’entraînant.
Elle était intriguée par ce qu’elle percevait comme un rituel de fertilité.
— Pas à ma connaissance, répondit-il.
Depuis San Diego, l’odeur de la foule lui fichait les jetons.
Au sommet de la colline, Kaye et Mitch se retrouvèrent au bord d’un cadran solaire de neuf ou dix mètres de diamètre. Il était décoré par des bas-reliefs en bronze représentant les signes du zodiaque, des mains tendues, des chiffres romains et des lettres calligraphiées indiquant les quatre points cardinaux. Le cercle était complété par de la céramique, du verre et du ciment coloré.
Mitch montra à Kaye comment l’observateur pouvait devenir gnomon, en se plaçant entre des lignes parallèles portant la saison et la date. Elle estima qu’il était deux heures de l’après-midi.
— C’est splendide, remarqua-t-elle. Mais ce site est du genre païen, tu ne crois pas ?
Mitch opina sans quitter la foule des yeux.
Lorsqu’elle parvint sur le flanc de la colline, les hommes et les enfants qui faisaient voler des cerfs-volants s’écartèrent de son chemin. Il n’y avait plus que trois femmes pour porter l’anneau, transpirant sous leur fardeau. Elles le posèrent doucement au centre du cadran solaire. Les deux hommes portant le pilier se placèrent sur le côté, attendant leur heure.
Cinq femmes plus âgées, vêtues de robes jaune pâle, entrèrent dans le cercle les mains jointes, un sourire plein de dignité aux lèvres, et entourèrent l’anneau placé au centre du cadran. Personne ne disait mot.
Kaye et Mitch descendirent sur le versant sud de la colline qui dominait le lac Union. Mitch sentit une brise venue du sud et vit quelques nuages bas au-dessus de Seattle. L’air était pareil à du vin, propre et doux, la température était de vingt degrés. Les ombres des nuages composaient sur la colline un ballet spectaculaire.
— Trop de monde, dit-il à Kaye.
— Restons un peu, je veux voir ce qu’ils vont faire.
La foule se resserra, formant des cercles concentriques, des chaînes dont les maillons étaient des mains jointes. Kaye, Mitch et les autres badauds furent poliment priés de s’éloigner pour la durée de la cérémonie.
— Vous pouvez regarder de loin, dit à Kaye une jeune femme dodue vêtue de vert.
Elle faisait comme si Mitch n’existait pas. Ses yeux semblaient le traverser sans jamais se poser sur lui.
Aucun bruit ne montait de la foule, excepté le froissement des robes et le murmure des sandales sur l’herbe et sur les bas-reliefs du cadran solaire.
Mitch enfonça les mains dans ses poches et courba l’échine.
Les gouverneurs étaient assis autour de la table, parlant à voix basse avec leurs assistants ou leurs collègues. Shawbeck resta debout, les mains jointes. Augustine avait fait le tour de la table pour dire quelques mots au gouverneur de Californie. Dicken chercha à interpréter le plan de table et comprit que l’on avait adopté un protocole des plus astucieux. Les gouverneurs n’avaient pas été placés en fonction de leur âge ou de leur influence, mais selon la répartition géographique de leurs États. Celui de Californie était à l’extrémité ouest, celui de l’Alabama dans la partie sud-est, près du fond de la pièce. Augustine, Shawbeck et le secrétaire allaient prendre place autour du président.
Cela signifiait forcément quelque chose. Peut-être qu’ils allaient plonger et recommander l’application des propositions d’Augustine.
Dicken n’était pas sûr de ses propres sentiments. On lui avait exposé le coût médical de la prise en charge des bébés du second stade, à condition que ceux-ci survivent quelque temps ; on lui avait aussi montré, chiffres à l’appui, ce qu’il en coûterait aux États-Unis de perdre toute une génération d’enfants.
Le chargé de liaison avec le ministère de la Santé se planta sur le seuil.
— Mesdames et messieurs, le président des États-Unis.
Tout le monde se leva, le gouverneur de l’Alabama sensiblement moins vite que les autres. Dicken vit que son visage était luisant de sueur, sans doute l’effet de la chaleur qui régnait dehors. Mais Augustine lui avait dit que le gouverneur avait passé les deux précédentes heures en réunion avec le président.
Un agent du Service secret, vêtu d’un blazer et d’une chemise de golf, passa près de Dicken, lui jetant un coup d’œil minéral qu’il avait appris à bien connaître. Le président entra le premier, facilement identifiable grâce à sa crinière blanche. Il semblait en forme quoique un peu fatigué ; mais Dicken sentit quand même la puissance qui émanait de sa fonction. Il fut flatté de constater que le président le reconnaissait et lui adressait un signe de tête solennel.
Le gouverneur de l’Alabama recula sa chaise. Les pieds de bois grincèrent sur le sol de béton.
— Monsieur le président, dit-il en haussant le ton.
Le président s’arrêta près de lui, le gouverneur avança de deux pas.
Deux agents secrets échangèrent un regard, s’apprêtant à intervenir poliment.
— J’aime la présidence et j’aime notre grand pays, monsieur, dit le gouverneur, et il enveloppa le président dans ses bras, comme pour le protéger.
Le gouverneur de Floride, debout près des deux hommes, grimaça et secoua la tête, visiblement embarrassé.
Les agents secrets n’étaient plus qu’à quelques mètres.
Oh, songea Dicken – rien de plus ; une simple sensation presciente, il est suspendu dans le temps, il va entendre le sifflet d’un train, le conducteur n’a pas encore appuyé sur le frein, son bras est près de bouger mais encore immobile contre son flanc.
Peut-être ferait-il mieux de se mettre à l’abri.
Le jeune homme blond en robe noire portait un masque de chirurgien vert et avançait les yeux baissés vers le cadran solaire. Il était escorté par trois femmes vêtues de marron et de vert, et il portait un petit sac de toile marron noué avec de la corde dorée. Ses cheveux filasse, presque blancs, étaient agités par la brise qui se faisait plus forte sur la colline.
Les cercles de femmes et d’hommes s’ouvrirent pour le laisser passer.
Mitch observait la scène d’un air intrigué. Près de lui, Kaye se tenait les bras croisés.
— Qu’est-ce qu’ils préparent ? demanda-t-il.
— Une cérémonie, on dirait.
— Un rite de fertilité ?
— Pourquoi pas ?
Mitch réfléchit quelques instants.
— Une expiation. Il y a plus de femmes que d’hommes.
— Environ trois femmes pour un homme.
— La plupart des hommes sont âgés.
— Des Cotons-Tiges.
— Hein ?
— C’est comme ça qu’une jeune femme appelle un homme assez vieux pour être son père. Comme le président.
— C’est insultant.
— Ce n’est pas moi qui l’ai trouvé.
La foule se referma sur le jeune homme, le cachant à la vue.
Une main de géant incandescente saisit Christopher Dicken et le plaque contre le mur. Il a les tympans crevés, le thorax enfoncé. Puis la main se retire et il glisse sur le sol. Ses paupières s’entrouvrent. Il voit des flammes se répandre en ondes concentriques sur le plafond fracassé, des carreaux tomber parmi les flammes. Il est couvert de sang et de lambeaux de chair. La chaleur et la fumée blanche lui piquent les yeux, il les referme. Il ne peut plus respirer, entendre, bouger.
Un chant monotone monta de la foule.
— Allons-nous-en, dit Mitch.
Kaye considéra l’assemblée. Elle aussi commençait à être inquiète. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque.
— D’accord.
Ils rejoignirent une allée qui descendait la colline par le flanc nord. En chemin, ils croisèrent un homme et son fils, âgé de cinq ou six ans, qui tenait un cerf-volant dans ses petites mains. Il sourit à Kaye et à Mitch. Kaye s’attarda sur ses élégants yeux en amande, sur son crâne presque rasé, quasiment égyptien, telle une merveilleuse statue antique, noire d’ébène, ramenée à la vie, et elle se dit : Cet enfant est si beau, si normal. Quel superbe petit garçon.
Elle se rappela la fillette au bord de la route, à Gordi, quand le convoi de l’ONU avait quitté la ville ; si différente d’aspect, éveillant pourtant des pensées si semblables.
Les sirènes retentirent alors qu’elle prenait Mitch par la main. Ils se tournèrent vers le parking et virent cinq voitures de police arriver en trombe, leurs portières s’ouvrir, les policiers foncer droit sur la colline.
— Regarde, dit Mitch.
Il lui montra un homme d’un certain âge, vêtu d’un short et d’un sweat-shirt, qui parlait dans son téléphone mobile. Il avait l’air terrifié.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda Kaye.
La prière avait gagné en force. Trois policiers passèrent près d’eux en courant ; ils n’avaient pas dégainé leurs armes mais l’un d’eux empoignait sa matraque. Ils s’engouffrèrent dans les cercles périphériques de l’assemblée.
Des femmes leur crachèrent des insultes. Elles les attaquèrent à coups de pied et de griffes, cherchant à les repousser.
Kaye n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Deux femmes se jetèrent sur un policier en proférant des obscénités.
Celui qui avait sorti sa matraque l’utilisa pour protéger ses camarades. Kaye entendit le bruit écœurant du plastique dur cognant la chair et l’os.
Elle voulut remonter en haut de la colline. Mitch la retint.
Les renforts arrivèrent, les matraques volèrent. La prière s’interrompit. La foule sembla perdre toute cohésion. Des femmes vêtues de robes s’enfuirent, se prenant la tête dans les mains en signe de colère ou de terreur, pleurant et hurlant d’une voix suraiguë. Certaines s’effondrèrent et tapèrent des poings sur l’herbe. La bave coulait de leur bouche.
Une fourgonnette de la police fonça sur la pelouse, faisant rugir son moteur. Deux policiers de sexe féminin vinrent prêter main forte à leurs collègues.
Mitch entraîna Kaye, et ils se retrouvèrent en bas de la colline, les yeux toujours tournés vers la foule massée autour du cadran solaire. Deux policiers émergèrent, tenant le jeune homme en noir. Son cou et ses mains étaient maculés de traînées rouge vif. Une policière appela une ambulance sur son talkie-walkie. Elle passa à quelques mètres de Mitch et de Kaye, le visage livide et les lèvres rougies par la colère.
— Nom de Dieu ! hurla-t-elle aux badauds. Pourquoi n’avez-vous pas essayé de les arrêter ?
Ni Kaye ni Mitch ne pouvaient lui répondre.
Le jeune homme en robe noire s’effondra entre les deux policiers qui le soutenaient. Son visage, déformé par la douleur et le choc, était aussi blanc que les nuages sur la terre marron et l’herbe jaune.
Seattle
Mitch mit cap au sud sur l’autoroute, sortit à Capitol Hill et s’engagea dans Denny Way. La Buick peinait sur la pente.
— Je regrette qu’on ait dû voir ça, dit Kaye.
Mitch jura à mi-voix.
— Je regrette qu’on soit allés là-bas.
— Est-ce que tout le monde est devenu dingue ? C’en est trop. Je n’arrive pas à voir où nous en sommes dans tout ça.
— Nous revenons aux mœurs anciennes.
— Comme en Géorgie.
Kaye se plaqua la main sur la bouche, cognant ses phalanges à ses dents.
— Et les femmes rendent les hommes responsables, dit Mitch. Je déteste ça, ça me donne envie de vomir.
— Selon moi, personne n’est responsable. Mais c’est une réaction naturelle, tu dois bien l’admettre.
Mitch lui décocha un rictus quasiment obscène, le premier qu’elle lui ait jamais vu. Elle retint discrètement son souffle, partagée entre la honte et la tristesse, et contempla par la vitre la longue étendue de Broadway : immeubles de brique, piétons, jeunes hommes portant des masques verts, marchant entre hommes, les femmes marchant entre femmes.
— N’y pensons plus, dit Mitch. Et allons nous reposer.
L’appartement du second, propre, frais et un peu poussiéreux vu la longue absence de Mitch, donnait sur Broadway et l’on y avait vue sur la poste à l’imposante façade en brique, une petite librairie et un restaurant thaïlandais. Alors que Mitch apportait les bagages, il s’excusa pour un désordre inexistant aux yeux de Kaye.
— Une piaule de célibataire, dit-il. Je ne sais pas pourquoi je l’ai gardée.
— C’est sympa.
Kaye caressa du bout des doigts le rebord de fenêtre en bois sombre, l’émail blanc du mur. Le séjour, réchauffé par le soleil, sentait un peu le renfermé, une odeur qui n’avait rien de désagréable. Kaye ouvrit la fenêtre non sans difficulté. Mitch s’approcha d’elle et la referma doucement.
— Les gaz d’échappement montent jusqu’ici, expliqua-t-il. Il y a une fenêtre dans la chambre qui donne sur la cour. Ça permet d’avoir un peu d’air.
Kaye avait cru que l’appartement de Mitch lui inspirerait des pensées romantiques, agréables, qu’elle y apprendrait plein de choses sur lui, mais il était si propre, si Spartiate que cela la déprima un peu. Elle examina les livres sur la grande étagère près du coin cuisine : des ouvrages d’anthropologie et d’archéologie, quelques manuels de biologie fatigués, un carton plein de revues scientifiques et de photocopies d’articles. Pas un seul roman.
— Le restaurant thaïlandais est excellent, dit Mitch en l’enveloppant dans ses bras.
— Je n’ai pas faim. C’est ici que tu as fait tes recherches ?
— Exactement. C’est ici que j’ai eu ma révélation. Tu as été pour moi une source d’inspiration.
— Merci.
— Tu veux faire une sieste ? Il y a des bières au frigo…
— Budweiser ?
Sourire de Mitch.
— J’en prends une, dit Kaye.
Il la lâcha et ouvrit le réfrigérateur.
— Zut. Il y a eu une coupure de courant. Tout a fondu dans le congélateur… (Une odeur âcre envahit le coin cuisine.) Mais la bière est encore bonne.
Il lui attrapa une bouteille qu’il décapsula d’un geste plein d’habileté. Elle but une gorgée. Presque pas de goût. Aucun soulagement.
— Il faut que j’aille aux toilettes, l’informa-t-elle.
Elle se sentait engourdie, détachée de tout ce qui était important. Elle emporta son sac à main dans la salle de bains et en sortit le test de grossesse. C’était d’une simplicité enfantine : deux gouttes d’urine sur une bande, qui devenaient bleues ou roses – positif ou négatif. Résultat dans dix minutes.
Soudain, Kaye eut une violente envie de savoir.
La salle de bains était d’une propreté immaculée.
— Que puis-je faire pour lui ? se demanda-t-elle à haute voix. Il vit sa propre vie ici.
Mais elle chassa cette pensée et rabattit le couvercle des toilettes pour s’asseoir dessus.
Dans le séjour, Mitch alluma la télé. Kaye entendit des voix étouffées à travers l’épaisse porte en bois de pin, des bribes de phrases.
— … parmi les blessés, on compte aussi le secrétaire…
— Kaye !
Elle recouvrit le ruban avec un mouchoir en papier et ouvrit la porte.
— Le président, dit Mitch, grimaçant. (Il tapa des poings dans le vide.) Je n’aurais jamais dû allumer cette saloperie !
Kaye se planta devant le petit téléviseur, observa la tête et les épaules de la présentatrice, ses lèvres mouvantes, le mascara qui coulait de son œil.
— On déplore pour l’instant sept morts, dont les gouverneurs de la Floride, du Mississippi et de l’Alabama, le président, un agent du Service secret et deux personnes non identifiées. Parmi les survivants figurent les gouverneurs du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, Mark Augustine, le directeur de la Brigade affectée à la grippe d’Hérode, et Frank Shawbeck, de l’Institut national de la Santé. Le vice-président ne se trouvait pas dans la Maison-Blanche à ce moment-là…
Mitch se tenait à côté d’elle, les épaules voûtées.
— Où était Christopher ? demanda Kaye d’une petite voix.
— Rien ne permet encore d’expliquer comment une bombe a pu être introduite dans la Maison-Blanche et déjouer les mesures de sécurité. Frank Sesno, en direct, devant la Maison-Blanche.
Kaye se dégagea de l’étreinte de Mitch.
— Excuse-moi, dit-elle en lui tapotant nerveusement l’épaule. Il faut que j’y retourne.
— Ça va ?
— Oui, oui.
Elle ferma la porte, la verrouilla et souleva le mouchoir en papier. Dix minutes s’étaient écoulées.
— Tu es sûre que ça va ? demanda Mitch derrière la porte.
Kaye leva la bande à la lumière, regarda les deux taches. La première était bleue. La seconde était bleue. Elle relut les instructions, compara les couleurs et s’appuya contre la porte, prise de vertige.
— C’est fait, murmura-t-elle.
Elle se redressa et se dit : Le moment est horriblement mal choisi. Attendons. Attendons si c’est possible.
— Kaye !
Mitch semblait au bord de la panique. Il avait besoin d’elle, besoin d’être rassuré. Elle se pencha au-dessus de l’évier, à peine capable de tenir debout, partagée entre l’horreur, le soulagement et l’émerveillement suscité par ce qu’ils avaient fait, par ce que le monde était en train de faire.
Elle ouvrit la porte et vit que Mitch était en larmes.
— Je n’ai même pas voté pour lui ! bafouilla-t-il.
Kaye le serra fort. La mort du président était un événement de la plus haute importance, mais elle ne ressentait rien pour l’instant. Ses émotions étaient ailleurs, avec Mitch, avec le père et la mère de Mitch, avec ses propres parents disparus ; elle se faisait même un peu de souci pour elle-même, mais, curieusement, ne sentait aucun lien avec la vie qu’elle abritait.
Pas encore.
Ceci n’était pas le vrai bébé.
Pas encore.
Ne l’aime pas. N’aime pas celui-ci. Aime ce qu’il fait, ce qu’il porte.
Désobéissant à sa propre volonté, Kaye s’évanouit alors qu’elle étreignait Mitch et lui tapotait le dos. Mitch la porta dans la chambre, alla chercher une serviette mouillée.
Elle flotta un temps au sein de ténèbres closes puis prit conscience de sa bouche sèche. Elle s’éclaircit la gorge, ouvrit les yeux.
Elle découvrit son mari, tenta d’embrasser la main qui lui tamponnait les joues et le menton.
— Stupide, dit-elle.
— Qui, moi ?
— Non, moi. Je pensais que je serais forte.
— Tu es forte.
— Je t’aime.
Et ce fut tout ce qu’elle put dire.
Mitch vit qu’elle dormait, remonta la couverture sur elle, éteignit la lumière et retourna dans le séjour. L’appartement lui semblait différent à présent. Le crépuscule flamboyait derrière la fenêtre, projetant sur le mur une lueur pâle et féerique. Il s’assit dans le fauteuil avachi, devant la télé, dont le volume pourtant faible résonnait haut et clair.
— Le gouverneur Harris a proclamé l’état d’urgence et mobilisé la garde nationale. Le couvre-feu est décrété à partir de dix-neuf heures les jours de semaine, dix-sept heures le samedi et le dimanche, et, si le vice-président décide de proclamer la loi martiale à l’échelon fédéral, comme cela semble probable, alors, tout rassemblement sera interdit dans les lieux publics sauf autorisation spéciale du Bureau de gestion des urgences de chaque communauté. Cet état d’urgence officiel sera effectif pendant une durée indéterminée et a été décrété à la fois pour réagir à la situation qui prévaut dans la capitale et pour tenter de contrôler l’agitation persistante dans l’État de Washington…
Mitch tapota le pansement du test qui ornait son menton. Il changea de chaîne juste pour avoir l’impression de contrôler quelque chose.
— … est décédé. Le président et cinq des dix gouverneurs qui lui rendaient visite ce matin ont été tués dans la salle de crise de la Maison-Blanche…
Nouvelle pression sur la télécommande.
— … Abraham C. Darzelle, gouverneur de l’Alabama et leader de la prétendue Révolte des États, a étreint le président des États-Unis juste avant l’explosion. Les gouverneurs de l’Alabama et de la Floride, ainsi que le président, ont été déchiquetés par celle-ci…
Mitch éteignit la télé. Il rapporta le ruban de plastique dans la salle de bains et s’allongea à côté de Kaye. Il s’abstint de tirer les couvertures et de se déshabiller pour ne pas la déranger. Il ôta ses chaussures, posa doucement une jambe sur les cuisses de Kaye et enfouit son nez dans ses courts cheveux bruns. L’odeur qui s’en exhalait était plus apaisante que n’importe quelle drogue.
L’espace d’un instant bien trop bref, l’univers redevint petit, chaud et totalement autosuffisant.