Un fiacre conduisit Manse Everard du siège social de Dalhousie Roberts – une entreprise d’import-export qui servait de couverture à la Patrouille dans ce milieu[1] – à la maison de York Place. Il s’engagea dans un fog jaunâtre pour monter sur le perron et tira sur la sonnette. Une domestique le conduisit dans une antichambre aux murs lambrissés. Il lui donna sa carte. Une minute plus tard, elle revint lui annoncer que Mrs Tamberly serait ravie de le recevoir. Laissant manteau et chapeau sur un portemanteau, il la suivit. Le chauffage était impuissant à lutter contre l’humidité, et il se félicita pour une fois d’être vêtu à la manière d’un gentleman victorien. D’ordinaire, cet accoutrement lui apparaissait comme prodigieusement inconfortable. Exception faite de tels détails, l’époque était fort agréable à vivre, à condition d’être riche, en bonne santé, d’avoir le type anglo-saxon et de pratiquer le culte protestant.
Le parloir était un lieu très accueillant, bénéficiant de l’éclairage au gaz et meublé d’étagères remplies de livres. Des bûches brûlaient doucement dans la cheminée. Helen Tamberly était assise devant celle-ci, comme si elle avait besoin de réconfort. C’était une petite femme aux cheveux d’un blond tirant sur le roux ; sa robe soulignait une silhouette que bien des femmes devaient lui envier. Sa voix agrémentait l’anglais de Sa Majesté d’une nuance chantante. Mais elle était un rien tremblante. « Comment allez-vous, Mr Everard ? Asseyez-vous, je vous en prie. Désirez-vous une tasse de thé ?
— Non merci, m’dame, sauf si vous en prenez. » Il ne fit aucun effort pour dissimuler son accent américain. « Nous attendons un autre visiteur. Mieux vaudrait que nous ayons eu le temps de nous entretenir avant son arrivée.
— Certainement. » D’un signe de tête, elle intima à la servante l’ordre de prendre congé, ce que celle-ci fit sans toutefois refermer la porte. Helen Tamberly se leva pour réparer cet oubli. « J’espère que cette pauvre Jenkins ne sera pas trop choquée, dit-elle avec un pauvre sourire.
— J’imagine qu’elle a l’habitude de constater chez ses maîtres un comportement insolite, répliqua Everard en se mettant au diapason de sa maîtrise de soi.
— En fait, nous nous efforçons de ne pas trop nous faire remarquer. Les gens ne tolèrent qu’une certaine dose d’excentricité. Si nous appartenions aux classes supérieures plutôt qu’à la bourgeoisie, nous pourrions nous permettre davantage d’entorses à la bienséance ; mais nous serions alors beaucoup trop visibles. » Elle s’avança sur le tapis pour lui faire face, les poings serrés. « Assez de banalités, reprit-elle d’une voix trémulante. C’est la Patrouille qui vous envoie. Vous êtes un agent non-attaché, c’est ça ? Cela concerne Stephen. Forcément. Dites-moi tout. »
Sans craindre les oreilles indiscrètes, il lui répondit en anglais, jugeant que l’emploi du temporel ne ferait que la déstabiliser davantage. « Oui. Pour le moment, nous n’avons aucune certitude. Il est… porté disparu. Il ne s’est jamais présenté au rapport. Comme vous le savez sans doute, il était attendu à Lima en 1535, plusieurs mois après la fondation de cette ville par Pizarro. Nous y avons un avant-poste. Nous avons mené une enquête discrète, de laquelle il ressort que frère Estebéan Tanaquil a mystérieusement disparu deux ans auparavant, à Cajamarca. J’ai bien dit « disparu » – il n’a été victime ni d’un crime, ni d’un accident. » Lugubre : « Rien d’aussi simple, hélas.
— Alors il est peut-être en vie ? s’écria-t-elle.
— On peut l’espérer. Je ne peux rien vous promettre, hormis que la Patrouille va se défoncer pour… euh… je vous demande pardon. »
Elle partit d’un rire forcé. « Ce n’est rien. Si vous venez de la même époque que Stephen, vous avez le même langage que lui, n’est-ce pas ?
— Eh bien, nous sommes tous les deux originaires des États-Unis du milieu du XXe siècle. C’est pour cela qu’on m’a demandé de mener l’enquête. Le fait que nous soyons issus du même contexte peut m’aider dans mes démarches.
— On vous a demandé, répéta-t-elle dans un murmure. Personne ne donne d’ordres à un agent non-attaché, personne excepté un Danellien.
— Ce n’est pas tout à fait exact », dit-il, un peu gêné. Son statut – il était libre d’aller où et quand il le souhaitait, sans être lié à un milieu précis, et jouissait d’une autonomie certaine – était parfois pour lui une source d’embarras. C’était par nature un homme sans prétention, qui ne sortait en rien de l’ordinaire.
« C’est fort aimable à vous de le dire, répliqua-t-elle en faisant des efforts visibles pour ne pas pleurer. Asseyez-vous, je vous en prie. Fumez si vous le souhaitez. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas du thé et des biscuits, voire une goutte de brandy ?
— Plus tard peut-être, merci. Mais je vais sortir ma pipe puisque vous m’y invitez. » Il attendit qu’elle se soit rassise devant la cheminée pour prendre place dans le fauteuil placé face au sien, sans doute celui de Steve Tamberly. Les flammes bleues frémissaient au-dessus des bûches.
« J’ai traité quelques affaires semblables par le passé… je veux parler de mon passé, bien entendu, commença-t-il. La première chose à faire est d’en apprendre le plus possible sur l’agent porté disparu. Ce qui m’amène à interroger tous ses proches. Si je suis arrivé un peu en avance, c’est dans l’espoir que nous fassions connaissance, vous et moi. Un Patrouilleur qui s’est rendu sur place nous rejoindra dans un moment pour nous faire part de ses découvertes. J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir pris ces dispositions sans vous consulter.
— Oh ! non. » Elle inspira à fond. « Mais j’ai une question à vous poser au préalable. J’ai toujours eu des problèmes pour assimiler la logique temporelle, même lorsque j’emploie la langue idoine. Mon père était professeur de physique à l’université et il m’est difficile de mettre de côté la stricte causalité qu’il m’a inculquée. Stephen… a eu des ennuis dans le Pérou du XVIe siècle. Peut-être que la Patrouille va le sauver, mais peut-être pas. Il y aura un rapport dans les archives. Vous ne pouvez pas commencer par le consulter ? Ou alors faire un petit saut et interroger votre moi futur ? Pourquoi devons-nous nous infliger cette épreuve ? »
Elle devait être terriblement bouleversée pour poser une telle question, car elle avait également suivi une formation à l’Académie de la Patrouille – établie dans l’Oligocène, soit bien longtemps avant le début de l’histoire de l’humanité afin de ne pas affecter celle-ci. Everard n’avait pas le cœur à le lui reprocher. Bien au contraire, il n’en appréciait que davantage le courage qui devait lui être nécessaire pour afficher un tel calme. Par ailleurs, la nature de son travail ne l’exposait pas aux dangers et aux paradoxes du temps. Idem pour son époux – ce n’était qu’un observateur, quoique clandestin –, du moins jusqu’à ce que ceux-ci ou ceux-là aient causé sa disparition.
« Vous savez bien que cela nous est interdit. » Il conserva une voix posée. « Il est facile à une boucle causale d’évoluer en vortex temporel. Ce qui entraînerait toutes sortes de catastrophes, la moins importante étant l’annulation pure et simple de l’opération. Par ailleurs, toute tentative en ce sens serait futile. Et si ces fameuses archives n’étaient que les traces d’événements qui ne se sont jamais produits ? Imaginez l’influence sur nos actes d’une connaissance que nous jugerions prédéterminée. Non, nous devons faire le sale boulot en respectant la causalité dans la mesure du possible, afin de rendre réels nos réussites ou nos échecs. »
Car la réalité est conditionnelle. C’est comme un front de vagues sur l’océan. Que ces vagues – les ondes de probabilité de ce chaos qu’est le soubassement quantique – changent de cadence, et voilà que tout le moirage d’écume et de vaguelettes qu’elles dessinaient change d’aspect pour devenir autre chose. Les physiciens entrevoyaient cette réalité dès le XXe siècle. Mais il a fallu l’avènement du voyage dans le temps pour quelle affecte le genre humain.
Si vous vous rendez dans le passé, le passé devient votre présent. Vous disposez du même libre arbitre que précédemment. Vous ne vous êtes imposé aucune contrainte. Et vous ne pouvez qu’influer sur le cours des choses.
Normalement, les conséquences sont négligeables. C’est comme si le continuum spatio-temporel était un maillage de rubans en caoutchouc, qui reprendrait sa configuration initiale après avoir subi les effets d’une altération. Oui, normalement, vous faites partie de ce passé. Il a existé un frère Tanaquil ayant participé à l’expédition de Pizarro. Cela a « toujours » été vrai, et le fait qu’il soit né bien des siècles plus tard est tout à fait secondaire. S’il commet des anachronismes mineurs, ceux-ci n’auront aucune importance ; ils susciteront des commentaires, mais leur souvenir se perdra. Quant à savoir si la réalité subit ou non en permanence une quantité infinie de changements insignifiants, cette question relève de la philosophie.
Mais il existe des actions déterminantes. Supposons qu’un dingue se rende au Ve siècle et offre des mitrailleuses à Attila ? Ce type de délit est si outrancier qu’il est facile de le prévenir. Mais quid d’un changement plus subtil ?… La révolution bolchevique de 1917 a failli échouer. Seuls le génie et l’énergie de Lénine lui ont permis de la mener à bien. Supposons que vous vous rendiez au XIXe siècle et empêchiez ses parents de se rencontrer ? Jamais l’Empire russe ne deviendrait l’Union soviétique, et les conséquences de cette altération influeraient sur toute l’histoire ultérieure. Quant à vous, le responsable, vous ne seriez en rien affecté, vu que vous vous trouveriez en amont ; mais si vous deviez regagner l’avenir, vous découvririez un monde totalement différent, un monde où vous n’auriez probablement jamais vu le jour. Vous existeriez, certes, mais sous la forme d’un effet sans cause, qui ne devrait son existence qu’à l’anarchie constituant la fondation de l’existence même.
Lorsque fut construite la première machine à voyager dans le temps, les Danelliens apparurent, ces surhommes demeurant dans l’avenir lointain. Ils édictèrent les règles du voyage temporel et créèrent la Patrouille pour les faire respecter. A l’instar de la majorité des policiers, nous sommes au service de ceux qui respectent la loi ; nous les sortons du pétrin lorsque cela nous est possible ; nous apportons aux victimes de l’histoire toute l’assistance que nous pouvons leur apporter. Mais notre première mission est de protéger et de préserver cette histoire, car c’est elle qui aboutira en fin de compte à l’avènement des glorieux Danelliens.
« Excusez-moi, dit Helen Tamberly. C’était une question stupide. Mais je suis… tellement inquiète. Stephen était censé s’absenter trois jours, pas davantage. Six ans pour lui, trois jours pour moi. Il voulait disposer d’un peu de temps pour se réadapter au milieu victorien, se promener en ville et reprendre peu à peu ses bonnes habitudes, afin de ne pas éveiller les soupçons des domestiques ou de nos amis. Mais ça fait une semaine ! » Elle se mordit la lèvre. « Pardonnez-moi. Je ne me contrôle plus, j’en ai peur.
— Bien au contraire. » Everard attrapa sa pipe et sa blague à tabac. Il avait besoin d’un peu de confort pour faire face à une telle angoisse. « Les couples aimants comme le vôtre inspirent bien des regrets au vieux célibataire que je suis. Mais revenons à nos moutons. Cela vaut mieux, pour vous comme pour moi. Vous êtes originaire de l’Angleterre de ce siècle, n’est-ce pas ? »
Elle acquiesça. « Je suis née en 1856, à Cambridge. À dix-sept ans, je me suis retrouvée orpheline mais disposant d’une modeste pension, et je me suis plongée dans les lettres classiques, devenant une sorte de bas-bleu, puis j’ai été recrutée par la Patrouille. Stephen et moi nous sommes connus à l’Académie. En dépit de notre différence d’âge – laquelle n’a aucune importance à nos yeux, grâce à Dieu –, nous… nous sommes plu, et nous nous sommes mariés une fois notre formation achevée. Il était d’avis que je n’aimerais pas son époque natale. » Grimace. « Je l’ai visitée, et il avait raison. Quant à lui, il se sentait… il se sent heureux ici et maintenant. Sa persona est celle d’un employé américain de Dalhousie Roberts. Lorsque je dois m’absenter dans le cadre de mon travail, ou me consacrer à celui-ci à mon domicile… eh bien, il est rare qu’une femme se livre à de telles activités, mais cela n’a rien d’extraordinaire. Marie Sklodowska – la future madame Curie – entrera à la Sorbonne dans quelques années à peine.
— Et les habitants de ce milieu, contrairement à ceux du mien, ont tendance à ne pas se mêler des affaires d’autrui. » Everard s’affaira à bourrer sa bouffarde. « Euh… je présume que vous avez davantage d’activités communes que la plupart des couples de cette époque.
— Oh ! oui. » Son enthousiasme était pathétique. « À commencer par nos vacances, dans cette époque et dans les autres. Nous sommes tombés amoureux du Japon archaïque, que nous avons visité à plusieurs reprises. » Ce pays était suffisamment isolé, sa population suffisamment fruste, pour que la Patrouille l’ouvre de temps à autre à des visiteurs exotiques, se dit Everard. « Nous nous sommes aussi lancés dans les activités manuelles, la poterie, par exemple ; c’est lui qui a fabriqué ce cendrier…» Elle se tut, visiblement bouleversée.
Everard se hâta d’enchaîner : « Votre spécialité est la Grèce antique, je crois ? » L’homme qui l’avait accueilli à l’antenne de la Patrouille n’avait pu le lui confirmer.
« Les colonies ioniennes, en particulier durant les VIIe et VIe siècles av. J.C. » Soupir. « Vu mes origines nordiques, la Patrouille m’interdit hélas de les étudier sur le terrain. » Elle s’efforça de se ressaisir. « Mais, comme je vous l’ai dit, nous avons déjà vu bien des merveilles. » Avec l’équipement adéquat, encadrés par des guides vigilants. « Non, je n’ai aucune raison de me plaindre. » Son vernis de stoïcisme se fendilla néanmoins. « Si Stephen… si vous le retrouvez… pensez-vous qu’il se laissera convaincre de demander un poste sédentaire comme le mien ? »
Un silence pesant s’instaura, qu’Everard rompit en craquant son allumette. Il savoura la fumée dans son palais et la chaleur du fourneau dans sa main. « N’y comptez pas trop, répondit-il. Et puis, les bons historiens de terrain sont rares. Comme tous les agents de qualité. Sans doute n’avez-vous pas idée de nos besoins en personnel. C’est grâce à des agents comme vous que des agents comme lui peuvent travailler. Sans parler des non-attachés comme moi. La plupart du temps, nous rentrons à la maison sans problème. »
Le travail d’un Patrouilleur n’avait rien à voir avec l’aventure échevelée. Il nécessitait de solides connaissances. Des agents comme Steve rassemblaient les données brutes sur le terrain, des agents comme Helen compilaient leurs rapports et en tiraient de précieux enseignements. Les observateurs introduits en Ionie lui procuraient bien plus d’informations que n’en recelaient les chroniques et les reliques ayant survécu jusqu’au XIXe siècle ; mais ils ne pouvaient pas effectuer le travail dont elle se chargeait, c’est-à-dire interpréter lesdites informations et en tirer une synthèse qui servirait aux prochaines missions d’observation.
« Un jour, il faudra qu’il trouve un poste moins dangereux. » Elle rougit. « Je refuse de fonder une famille tant qu’il ne s’y sera pas décidé.
— Oh ! je suis sûr qu’il finira par demander une mutation pour un poste administratif », répondit Everard. Si nous réussissons à le sauver. « Un jour viendra où il aura bien trop d’expérience pour que nous le laissions crapahuter où bon lui semble. Il devra se contenter de superviser de jeunes agents. Euh… peut-être devra-t-il adopter l’identité d’un colon espagnol pendant quelques décennies. Si vous pouviez l’accompagner, cela vaudrait mieux pour tout le monde.
— Quelle aventure ! Je pense que je saurai m’adapter. Nous n’avions pas l’intention de rester victoriens toute la vie.
— Et vous avez déjà éliminé l’Amérique du XXe siècle. Hum… quels liens a-t-il conservés dans ce milieu ?
— Il est issu d’une vieille famille californienne. Avec de lointaines attaches péruviennes. L’un de ses arrière-grands-pères était un capitaine au long cours, qui avait épousé une jeune fille de Lima et l’avait ramenée au pays. Ce qui explique peut-être son intérêt pour le Pérou. Comme vous le savez sans doute, il a fait des études d’anthropologie, puis il s’est orienté vers l’archéologie, qu’il a pratiquée sur le terrain là-bas. Il a un frère qui vit à San Francisco. Son premier mariage s’est terminé par un divorce, peu avant qu’il entre dans la Patrouille. Cela date – ou plutôt datera – de 1968. Il a démissionné de son poste à l’université et a raconté à ses proches qu’une institution indépendante avait accepté de financer ses recherches personnelles. Ce qui expliquait ses absences aussi fréquentes que prolongées. Il conserve un pied-à-terre dans cette ville afin de garder le contact avec ses proches, et il n’a aucune intention de couper les ponts avec eux pour le moment. Il devra bien le faire un de ces jours, mais…» Sourire. « Il m’a dit qu’il tenait à assister au mariage de sa nièce préférée et à faire sauter son bébé sur ses genoux. Il lui tarde de devenir un grand-oncle gâteau. »
Everard ne releva pas ses erreurs de concordance des temps. Celles-ci étaient inévitables, à moins d’opter pour le temporel. « Sa nièce préférée, hein ? murmura-t-il. Ce genre de personne peut m’être utile, elle risque d’en savoir beaucoup et de parler sans crainte d’éveiller les soupçons. Que savez-vous sur elle ?
— Elle s’appelle Wanda et elle est née en 1965. La dernière fois que Stephen m’a parlé d’elle, elle suivait des études de… de biologie à l’université de Stanford. En fait, il a organisé son départ en mission depuis la Californie afin de rendre visite à sa famille en… oui, c’est ça : en 1986.
— Je crois que j’ai intérêt à rencontrer cette Wanda. »
On toqua à la porte. « Entrez », dit la maîtresse de maison.
La domestique apparut. « Il y a un monsieur qui demande à vous voir, madame, annonça-t-elle. Un Mr Bassecase, si j’ai bien compris. » La mine soudain réprobatrice : « Un gentleman de couleur.
— C’est le Patrouilleur dont je vous ai parlé, murmura Everard à son hôtesse. Il est en avance.
— Faites-le entrer. »
Julio Vasquez paraissait bel et bien déplacé : petit, trapu, le teint basané, les cheveux noirs, le visage aplati et le nez busqué. Quoique né au XXIIe siècle, c’était un Andin de pure souche ou quasiment, se rappela Everard. Mais le quartier était sans nul doute coutumier des visiteurs exotiques. Non seulement Londres était le centre d’un empire à l’échelle mondiale, mais en outre, York Place donnait sur Baker Street.
Helen Tamberly souhaita la bienvenue au visiteur et demanda à sa domestique de préparer du thé. La Patrouille l’avait guérie du racisme propre à l’ère victorienne. Ils reprirent la conversation en temporel, car elle ne parlait ni l’espagnol ni le quechua, et quant à Vasquez, l’anglais était une langue trop étrangère à son milieu et à ses activités de Patrouilleur pour qu’il ait pris la peine d’en acquérir plus que des rudiments.
« Je n’ai pas appris grand-chose, commença-t-il. L’entreprise n’était pas aisée, d’autant que je n’ai guère eu de temps pour la préparer. Aux yeux des Espagnols, je n’étais qu’un Indio parmi tant d’autres. Impossible de les approcher, encore moins de les interroger. J’aurais eu droit au fouet pour punir mon insolence, voire à une exécution pure et simple.
— Les conquistadores étaient d’authentiques salop… rufians, c’est bien connu, remarqua Everard. Si je me souviens bien, Pizarro n’a même pas daigné libérer Atahualpa après que sa rançon eut été versée. Non, il a organisé un procès bidon et l’a fait condamner à mort. Enterré vivant, c’est ça ?
— Sa sentence a été commuée en garrottage après qu’il eut accepté le baptême, corrigea Vasquez, et nombre d’Espagnols, y compris Pizarro, ont eu honte de leurs agissements par la suite. Ils craignaient qu’Atahualpa, une fois libéré, ne soulève le peuple contre eux. Par la suite, c’est ce qu’a fait Manco II, leur empereur fantoche. » Un temps. « Oui, la Conquista ne fut qu’une succession d’atrocités – massacres, pillages, asservissements… Mais vous avez appris l’histoire dans des écoles anglophones, mes amis, et l’Espagne a été des siècles durant la rivale de l’Angleterre. La propagande relative à ce conflit a perduré. En vérité, les Espagnols, Inquisiteurs compris, n’étaient ni pires ni meilleurs que les autres conquérants de cette époque, et on trouvait même des gens de bien parmi eux. Cortés en personne, et même Torquemada, ont tenté d’obtenir un semblant de justice pour les indigènes. N’oubliez pas que ces populations ont survécu sur toute l’étendue de l’Amérique latine, notre terre ancestrale, alors que les Anglais, et leurs successeurs yanquis et canadiens, n’ont pas fait dans la dentelle.
— Touché[2], dit Everard.
— S’il vous plaît, murmura Helen Tamberly.
— Mes excuses, señora, dit Vasquez en s’inclinant sur son siège. Je ne souhaitais pas vous insulter, seulement vous faire appréhender les difficultés que j’ai rencontrées. Apparemment, le moine et le caballero sont entrés une nuit dans le bâtiment où était entreposé le trésor. Comme ils n’avaient pas réapparu au lever du jour les sentinelles, inquiètes, ont ouvert la porte.
Personne à l’intérieur. Toutes les entrées étaient surveillées. Quantité de rumeurs se sont répandues. J’en ai eu des échos par les Indiens, que je ne pouvais pas non plus interroger en détail. J’étais un étranger à leurs yeux, souvenez-vous, et ils se méfiaient de tout ce qui ne venait pas de leur village natal. Les bouleversements qui agitaient leur empire m’ont permis de justifier ma présence dans leur cité, mais mon alibi n’aurait pas résisté à un examen poussé si quelqu’un s’y était intéressé de trop près. »
Everard tira sur sa pipe. « Hum, fit-il en exhalant un nuage de fumée. Je présume que Tamberly avait accès à chaque nouvel arrivage de métal précieux, sous prétexte de le bénir ou quelque chose comme ça. En fait, il enregistrait des hologrammes des objets d’art pour le bénéfice des générations futures. Mais qui est ce caballero dont vous parlez ? »
Vasquez haussa les épaules. « Je sais qu’il s’appelait Luis Castelar et que c’était un officier de cavalerie qui s’était distingué lors de la campagne. Certains le soupçonnaient d’avoir subtilisé le trésor, mais d’autres affirmaient que c’était impensable de la part d’un homme d’honneur comme lui, et que jamais le bon frère Tanaquil n’aurait accepté d’être son complice. Pizarro a longuement interrogé les sentinelles, mais on m’a dit qu’il a fini par s’assurer de leur honnêteté. Le trésor était toujours là, après tout. De l’avis général, cette histoire puait la sorcellerie. L’hystérie menaçait de gagner les troupes lorsque je suis parti. Cela risque d’avoir de graves conséquences.
— L’histoire telle que nous la connaissons n’en fait pas état, grommela Everard. Ce segment d’espace-temps est-il vraiment crucial ?
— La Conquista dans son ensemble est une période clé de l’histoire du monde. Quant à cet épisode… qui sait ? Nous n’avons pas cessé d’exister, bien que nous soyons en aval par rapport à lui.
— Ce qui ne prouve pas que ça durera », répliqua Everard. Nous risquons de n’avoir jamais existé, pas plus que le monde qui nous a engendrés. Une annihilation encore pire que la mort. « La Patrouille va concentrer tous ses efforts sur ces quelques jours ou ces quelques semaines. En faisant preuve d’une extrême prudence, ajouta-t-il à l’intention d’Helen Tamberly. Qu’est-ce qui a pu se produire ? En avez-vous une idée, agent Vasquez ?
— Un commencement d’idée, peut-être, répondit l’intéressé. Je pense qu’une ou plusieurs personnes équipées d’un véhicule temporel projetaient de s’emparer de la rançon.
— Oui, cela me paraît plausible. Entre autres instructions, Tamberly était censé surveiller l’évolution de la situation et prévenir la Patrouille au moindre signe suspect.
— Comment l’aurait-il pu à moins de revenir en aval ? demanda son épouse.
— Il laissait des messages enregistrés dans des émetteurs de radiations Y ayant l’aspect de cailloux ordinaires, expliqua Everard. On a inspecté les points de dépôt convenus, sans rien trouver excepté des rapports de routine portant sur ses observations.
— J’ai dû interrompre ma mission pour effectuer cette enquête, reprit Vasquez. Je travaillais une génération plus tôt, durant le règne de Huayna Capac, le père d’Atahualpa et de Huascar. Nous ne pouvons pas comprendre la Conquista sans explorer au préalable la grande civilisation complexe qu’elle a détruite de fond en comble. » Un immense empire s’étendant de l’Équateur au Chili, de la côte du Pacifique aux sources de l’Amazone. « Et… il semble que des étrangers aient visité la cour de cet Inca en 1524, environ un an avant sa mort. Ils ressemblaient à des Européens et on les a considérés comme tels ; des rumeurs de lointains visiteurs étaient parvenues jusqu’à l’Empire. Ils sont repartis au bout d’un temps, sans que personne ne sache où ils allaient. Mais lorsque j’ai été convoqué en aval, je venais de découvrir qu’ils avaient essayé de convaincre Huayna de ne pas donner trop de pouvoir à Atahualpa, car il risquait de se poser en rival de Huascar. Ils ont échoué ; le vieux bonhomme était têtu. Mais l’existence d’une telle tentative est en soi significative, non ? »
Everard poussa un sifflement. « Bon Dieu, oui ! Avez-vous des indices sur l’identité de ces visiteurs ?
— Non. Rien de concret. Ce milieu est particulièrement impénétrable. » Vasquez se fendit d’un sourire en coin. « Après avoir affirmé que les Espagnols n’étaient pas des monstres selon les critères du XVIe siècle, je me dois de préciser que l’Empire inca n’avait rien d’une nation paisible et peuplée d’innocents. C’était un État qui pratiquait l’expansionnisme tous azimuts. Un État totalitaire, qui plus est ; la vie y était régentée dans les moindres détails. Sans excès de cruauté ; les sujets qui se conformaient à la loi étaient plutôt bichonnés. Mais malheur à ceux qui se rebellaient. Les nobles eux-mêmes n’avaient pratiquement aucune liberté. Seul l’Inca, le divin souverain, jouissait de ce privilège. Imaginez les difficultés que rencontre un étranger souhaitant s’intégrer, même s’il appartient à la même ethnie. A Caxamalca, j’affirmais être un fonctionnaire chargé de rédiger un rapport à l’intention de mes supérieurs. Avant l’arrivée de Pizarro, jamais je n’aurais pu maintenir une telle couverture. Et je n’ai pu recueillir que des informations de seconde ou de troisième main. »
Everard acquiesça. Comme presque tous les grands événements de l’histoire, la Conquista n’était ni une atrocité absolue ni une totale bénédiction. Cortés avait mis un terme aux horribles sacrifices humains des Aztèques, Pizarro avait introduit sur le continent sud-américain l’embryon du concept de dignité individuelle. L’un comme l’autre avaient eu des alliés indiens, qui avaient adhéré à leur cause pour d’excellentes raisons.
Enfin, le devoir d’un Patrouilleur n’était pas de donner des leçons de morale. Il devait préserver ce qui était, du début à la fin des temps, et aussi protéger et sauver ses camarades.
« Continuons à discuter, proposa-t-il. Nous trouverons bien des idées susceptibles de nous faire avancer. Mrs Tamberly, je vous assure que jamais nous n’abandonnerons votre époux à son sort. Peut-être est-il impossible de le sauver, mais ça ne nous empêchera pas de tout tenter pour y parvenir. »
Jenkins servit le thé.