Machu Picchu ! se dit Stephen Tamberly en reprenant conscience. Puis il rectifia : Non. Pas tout à fait. Pas tel que je le connais. Quand suis-je ?
Il se leva. Ses sens et sa raison lui dirent qu’il avait reçu une décharge d’étourdisseur électronique, sans doute un modèle du XXIVe siècle. Ce n’était pas le plus choquant. Ce qui l’avait tétanisé, c’était l’apparition de ces deux hommes chevauchant une machine qui ne serait conçue que des milliers d’années après sa naissance.
Autour de lui se dressaient des pics qui lui étaient familiers, noyés dans la brume et d’une verdeur tropicale – seules quelques plaques de neige sur le plus éloigné trahissant l’altitude du site. Le matin déversait dans la gorge d’Urubamba des flots de lumière bleu et or. Mais il ne distinguait ni gare ni voie ferrée, et la seule route visible était celle ouverte par les Incas.
Il se tenait sur une plate-forme fixée à un mur dominant une fosse, et à laquelle on accédait au moyen d’une rampe. La cité s’étendait en contrebas ; édifices en pierres sèches, escaliers, terrasses, placettes – un panorama aussi saisissant que les montagnes elles-mêmes. Si les hauteurs étaient dignes de figurer sur une peinture chinoise, les œuvres des hommes évoquaient une gravure de la France médiévale ; sauf qu’elles étaient trop exotiques, traduisaient un esprit qui leur était propre.
Une brise fraîche lui caressa les joues. Son murmure était le seul bruit perceptible, hormis bien sûr le battement du sang à ses tempes. Pas un mouvement à la ronde. Grâce à son esprit qui tournait avec l’énergie du désespoir, il observa que le site n’avait été déserté que récemment. Si la végétation commençait à l’envahir, elle ne l’avait guère altéré, pas plus que les intempéries. Ce qui ne signifiait pas grand-chose, car Machu Picchu était encore en bon état en 1911, date de sa découverte par Hiram Bingham. Toutefois, il remarqua plusieurs structures presque intactes qu’il se rappelait avoir vues en ruine, quand elles n’avaient pas carrément disparu. Il subsistait des vestiges des rondins et des toits de chaume. Et…
Et Tamberly n’était pas seul. Luis Castelar était accroupi à ses côtés, partagé entre la stupéfaction et la fureur. Tous deux étaient entourés d’hommes et de femmes à l’air tendu. Le scooter temporel était garé près du bord de la plate-forme.
Tamberly prit d’abord conscience des armes braquées sur lui. Puis il examina ceux qui les brandissaient. Jamais il n’avait vu des êtres semblables. Leur étrangeté accentuait encore leur uniformité. Un visage finement ciselé, des pommettes hautes, un nez fin et droit, des yeux immenses. Des cheveux aile-de-corbeau, un teint d’albâtre et des iris de couleur claire, aucune trace de barbe sur les joues des hommes. Un corps élancé, souple, athlétique. En guise de vêtements, une combinaison moulante sans couture visible, aux pieds de courtes bottes, le tout entièrement noir. Avec, pour les décorer, des motifs argentés évoquant l’art asiatique. Chez plusieurs d’entre eux, une cape de couleur vive – rouge, orange ou jaune. Un ceinturon pourvu de poches et d’étuis. Pour maintenir les longs cheveux, un simple serre-tête, une résille ou un diadème incrusté de diamants.
Ils étaient une trentaine. Tous jeunes… ou bien sans âge ? Tamberly devina que certains avaient pas mal d’années au compteur. Ça se voyait à leur fierté, à leur vivacité, à leur autorité de félins.
Castelar ne cessait de les fixer du regard. On lui avait confisqué son épée et son poignard. L’un des inconnus manipulait celui-ci. L’Espagnol fit mine de l’attaquer. Tamberly l’agrippa par le bras. « Ne tentez rien, don Luis, lui dit-il. C’est sans espoir. Invoquez les saints si vous voulez, mais restez tranquille. »
Il gronda mais obtempéra. Tamberly sentit les frissons qui l’agitaient. L’un des inconnus prononça quelques mots dans une langue faite de trilles et de ronronnements. Un autre lui intima le silence d’un geste et avança d’un pas. La grâce de ses mouvements était telle qu’on eût dit qu’il flottait. De toute évidence, c’était le mâle dominant du groupe. Il avait un nez aquilin, des yeux verts. Ses lèvres pleines esquissèrent un sourire.
« Bonjour, dit-il. Vous êtes pour nous des hôtes imprévus. »
Il s’exprimait en temporel, le langage couramment employé par les Patrouilleurs du temps et nombre de chrononautes civils ; et cette machine ne différait guère d’un scooter de la Patrouille ; mais cet homme était sûrement un hors-la-loi, un ennemi.
Tamberly recouvra son souffle au prix d’un frisson. « En… en quelle année sommes-nous ? » demanda-t-il. Il observa les réactions de Castelar lorsqu’il entendit le frère Tanaquil s’exprimer dans une langue inconnue : stupéfaction, désarroi, résolution.
« Selon le calendrier grégorien, que vous devez sûrement connaître, nous sommes le 15 avril 1610. Je suppose que vous reconnaissez le site, ce qui n’est visiblement pas le cas de votre compagnon. »
Évidemment, se dit Tamberly. Le site que les indigènes appelleront ultérieurement Machu Picchu a été bâti par l’empereur Pachacutec dans le but d’en faire une ville sainte consacrée aux Vierges du Soleil. Il a perdu sa raison d’être lorsque Vilcabamba est devenu le centre de la résistance aux Espagnols, jusqu’à ce que ces derniers capturent et exécutent Túpac Amaru, le dernier souverain à porter le titre d’Inca avant la Résurgence andine du XXIIe siècle. Donc, les conquistadores n’avaient même pas idée de son existence, et il est resté à l’abandon, oublié de tous hormis quelques pauvres paysans, jusqu’en 1911… Ce fut à peine s’il entendit la phrase suivante : « Je suppose en outre que vous êtes un agent de la Patrouille du temps.
— Mais qui êtes-vous ? lança Tamberly.
— Poursuivons donc cette conversation dans un endroit plus approprié, dit l’homme. Ceci n’est que l’aire d’atterrissage de nos éclaireurs. »
— Hein ? A l’intérieur de son rayon d’action – la Terre et son orbite, de l’ère des dinosaures à celle précédant l’avènement des Danelliens –, un scooter temporel était capable d’une précision de quelques secondes et de quelques centimètres. Si ces criminels s’étaient aménagé cette aire d’atterrissage, devina Tamberly, c’était afin de dissuader les Indiens du coin de venir les déranger. Les récits de la visite des mages à Machu Picchu ne survivraient pas plus d’une génération, mais le site serait de moins en moins fréquenté.
La plupart des observateurs s’égaillèrent pour vaquer à leurs occupations. Quatre gardes armés d’étourdisseurs suivirent le chef et les prisonniers. L’un d’eux portait aussi l’épée de Castelar – peut-être pour la garder en souvenir. Empruntant la rampe, puis une succession de sentiers et d’escaliers, ils s’engagèrent dans la cité. Il régnait un silence pesant, que le chef interrompit par ces mots : « Apparemment, votre compagnon n’est qu’un soldat ordinaire, qui se trouvait avec vous par hasard. » Voyant que l’Américain acquiesçait : « Eh bien, nous allons le déposer dans un coin pendant que nous aurons une petite conversation, vous et moi. Yaron, Sarnir, vous connaissez son langage. Interrogez-le. Techniques psycho seulement, du moins pour le moment. »
Ils étaient arrivés devant un bâtiment que Tamberly identifia comme le Tombeau royal. Un mur bordait une courette où était garé un autre scooter temporel. Des rideaux iridescents aux nuances nacrées servaient de portes et de toit à cet espace à ciel ouvert. Des champs de force, se dit Tamberly, invulnérables à toute arme moins puissante qu’un missile nucléaire.
« Au nom de Dieu ! s’écria Castelar alors qu’on les séparait. Que se passe-t-il donc ? Dites-le-moi avant que je devienne fou !
— Du calme, don Luis, du calme, lui répondit Tamberly. Nous sommes leurs prisonniers. Vous avez vu de quoi leurs armes sont capables. Faites ce qu’ils vous diront. Peut-être que le Ciel nous prendra en pitié, mais nous sommes impuissants. »
L’Espagnol serra les mâchoires et suivit les deux gardes qui l’encadraient dans un petit édifice. Le groupe du chef entra dans le plus grand. Les champs de force disparurent pour le laisser passer. Ils restèrent désactivés, ce qui permettait de voir le mur, le ciel, la liberté. Tamberly supposa qu’il était nécessaire d’aérer les lieux ; la salle où il se trouvait ne semblait pas avoir servi récemment.
Bien qu’elle soit dépourvue de fenêtres, la lumière du jour l’illuminait, encore accrue par l’intensité du champ de force faisant office de plafond. Le sol était recouvert d’une couche de matière bleue, quasiment organique, qui ployait doucement sous le pied. La table et les chaises qui meublaient cette pièce avaient des formes familières, mais elles étaient faites d’une substance noire légèrement lumineuse qui lui était inconnue. Impossible d’identifier les objets rangés dans ce qui ressemblait à une vitrine.
Les deux gardes se postèrent de part et d’autre de l’entrée. La femme avait l’air aussi impitoyable que l’homme. Le chef prit place sur une chaise et invita Tamberly à en faire autant. La substance noire semblait s’adapter au moindre de ses mouvements. Le chef désigna une carafe et deux coupes sur la table. Service en verre émaillé d’origine vénitienne, estima Tamberly. Le fruit d’un vol ? d’un pillage ? Le premier garde flotta jusqu’à la table pour faire le service. Son maître et Tamberly prirent les coupes.
Le chef leva la sienne en souriant et murmura : « A votre santé. » Sous-entendu : Si tu veux la conserver, tu as intérêt à filer doux. Le vin était un chablis un rien acide, si rafraîchissant que Tamberly se demanda s’il ne contenait pas un stimulant. Le proche avenir de son époque natale maîtrisait à la perfection la physiochimie humaine.
« Bon, fit le chef sans se départir de ses manières affables. De toute évidence, vous appartenez à la Patrouille. L’objet que vous teniez est un enregistreur holographique. Et jamais la Patrouille ne laisserait un chrononaute étranger à ses services rôder autour d’un moment aussi critique. »
Tamberly sentit sa gorge se nouer, sa langue se figer. Un effet du blocage psychologique implanté durant sa formation, un réflexe conçu pour l’empêcher de révéler l’existence du voyage dans le temps à toute personne non autorisée. « Euh… Je…» Une horrible sueur froide coula sur sa peau.
« Vous avez toute ma sympathie. » Se moquait-il de lui ? « Je connais la nature de votre conditionnement. Je sais aussi qu’il opère dans les limites du bon sens. Comme nous sommes nous aussi des chrononautes, vous êtes libre d’aborder le sujet en notre présence, même si vous répugnez à livrer les petits secrets de la Patrouille. Cela vous aiderait-il si je me présentais ? Je suis Merau Varagan. Si vous avez entendu parler de ma race, c’est sans doute sous le nom d’Exaltationnistes. »
Tamberly en savait suffisamment sur la question pour comprendre qu’il vivait un cauchemar. Le XXXIe millénaire était… est… sera – seule la grammaire du temporel peut manier de tels concepts – antérieur au développement des premières machines à voyager dans le temps, mais quelques personnes sélectionnées connaissent leur existence et participent à des expéditions ; d’autres, moins nombreuses, sont recrutées par la Patrouille, comme cela se produit dans la plupart des milieux. Sauf que… cette époque a produit des surhommes, des êtres génétiquement modifiés pour explorer l’espace ; et ils ont fini par se lasser du joug que leur imposait leur propre civilisation, encore plus antique pour eux que l’âge de pierre l’est pour moi ; ils se sont rebellés, ils ont été vaincus, ils ont dû fuir ; mais ils avaient découvert l’existence du voyage temporel et, aussi extraordinaire que cela paraisse, ils s’étaient emparés de quelques véhicules ; et, « depuis lors », la Patrouille les traque sans merci, car ils sont capables de tout, mais jamais je n’ai lu un rapport me permettant d’espérer qu’elle les « capturera » un jour…
« Même sous la torture, je ne peux rien vous dire de plus que ce que vous avez déduit, protesta-t-il.
— Quand un homme joue un jeu dangereux, répliqua Merau Varagan, il doit se préparer en conséquence. Nous n’avions pas anticipé votre présence, je l’avoue. Nous pensions que la salle du trésor serait déserte durant la nuit, abstraction faite des sentinelles devant la porte. Toutefois, nous prévoyons en permanence de tomber sur des Patrouilleurs. Raor, le kyradex. »
Avant que Tamberly ait pu s’interroger sur la signification de ce terme, la femme était à ses côtés. Un frisson d’horreur le parcourut quand il devina ce qu’elle allait faire. Il voulut se lever, fuir, se faire tuer, n’importe quoi.
Elle tira. Son arme était réglée à l’intensité minimale. Il ne perdit pas conscience mais sentit ses jambes le trahir, et il s’effondra sur son siège. Celui-ci s’adapta à sa nouvelle position et l’empêcha de choir sur la moquette bleue.
La dénommée Raor se dirigea vers la vitrine, en revint avec un objet. C’était une sorte de casque phosphorescent, relié par un câble à un boîtier. Elle l’en coiffa. Puis elle pianota sur des touches lumineuses, sans doute un panneau de contrôle. Des symboles apparurent devant elle. Des données biologiques ? Tamberly sentit un bourdonnement monter dans son crâne, l’engloutir peu à peu, et il tomba en vrille vers son cœur ténébreux.
Puis il remonta doucement à la surface. Recouvra l’usage de ses muscles et se redressa. Il se sentait aussi détendu qu’à l’issue d’un long sommeil réparateur. Et totalement détaché de lui-même, pareil à un observateur extérieur vide d’émotion. Par ailleurs, il était totalement conscient. Tous ses sens étaient en éveil : il percevait avec une égale acuité l’odeur de sa robe et de son corps crasseux, la fraîcheur de l’air vif qui s’insinuait dans la pièce, le masque impérial et sardonique de Varagan, le boîtier dans la main de Raor, le poids du casque sur son crâne, et cette mouche sur le mur, comme pour lui rappeler que lui aussi était mortel.
Varagan se carra dans son siège, croisa les jambes, joignit les mains et demanda avec une politesse incongrue : « Vos nom et origine, s’il vous plaît.
— Stephen John Tamberly. Né le 23 juin 1937 à San Francisco, Californie, États-Unis d’Amérique. »
Toute la vérité, rien que la vérité. Il n’avait pas le choix. Sa mémoire, ses nerfs, ses lèvres ne pouvaient qu’obéir. Le kyradex était l’inquisiteur suprême. Il n’avait même pas conscience de l’atrocité de sa condition. Un hurlement retentissait dans les profondeurs de son inconscient, mais son esprit conscient n’était plus qu’une machine.
« Quand avez-vous été recruté par la Patrouille ?
— En 1968. » La procédure était trop graduelle pour qu’il donne une date exacte. Un collègue l’avait présenté à des amis, des amateurs d’histoire qui l’avaient discrètement sondé, ainsi qu’il l’avait compris par la suite ; au bout du compte, il avait accepté de passer certains tests, dans le cadre d’un quelconque projet de recherche en psychologie appliquée ; puis était venue la grande révélation ; invité à s’engager dans la Patrouille, il avait accepté avec joie, comme l’avaient prévu ses examinateurs. Il sortait à ce moment-là d’un pénible divorce. Sans doute aurait-il hésité à accepter si cela l’avait obligé à mener une double vie. Mais il l’aurait fait quand même, impatient qu’il était d’explorer des mondes qu’il ne connaissait jusque-là que par des archives, des ruines, des éclats de terre cuite et des squelettes ensevelis.
« Quelle est votre rang dans la hiérarchie ?
— Je ne m’occupe ni du maintien de l’ordre ni des opérations de secours. Je suis un agent de terrain, spécialisé en histoire. J’avais suivi une formation d’archéologue et travaillé avec les Quechua du XXe siècle, puis j’avais bifurqué vers des travaux archéologiques. Cela me qualifiait d’office pour la période de la Conquista. J’aurais préféré étudier les sociétés précolombiennes, mais c’était bien entendu impossible – jamais je n’aurais pu passer inaperçu.
— Je vois. Depuis combien de temps appartenez-vous à la Patrouille ?
— Environ soixante ans, en temps propre. » Un Patrouilleur pouvait espérer explorer des siècles et des siècles. Entre autres avantages, il avait accès aux traitements antisénescence mis au point postérieurement au XXe siècle. Certes, cela l’obligeait à voir ses proches vieillir et mourir, sans que jamais il puisse leur confier la vérité. La plupart des agents choisissaient donc de disparaître peu à peu de leur vie, de leur laisser croire à un nouveau départ, de réduire les contacts au fil des ans. Car ils ne devaient à aucun prix se rendre compte que les ans ne semblaient pas avoir de prise sur les Patrouilleurs.
« De quel point de l’espace-temps êtes-vous parti pour entamer votre mission actuelle ?
— De la Californie en 1986. » Contrairement à la majorité de ses collègues, il avait conservé des liens avec sa famille et ses amis. Il avait vécu l’équivalent de quatre-vingt-dix ans et en paraissait trente, mais les épreuves l’avaient marqué et, en cette année 1986, il pouvait facilement passer pour un quinquagénaire, même si ses proches le trouvaient étonnamment juvénile. De par son activité, le Patrouilleur est voué au chagrin autant qu’à l’aventure. Arrive un moment où il en a trop vu.
« Hum, fît Varagan. Nous y reviendrons. Commencez par me décrire votre mission. Que faisiez-vous exactement à Cajamarca au siècle dernier ? »
Le nom ultérieur de la cité, observa un grain de conscience en lui tandis qu’il répondait comme un automate : « Je vous l’ai dit, je suis un historien de terrain chargé de collecter des données sur l’époque de la Conquista. » Il n’agissait pas uniquement dans un but scientifique. La Patrouille devait avoir connaissance du cours exact des événements si elle voulait en préserver la réalité. Outre qu’ils contenaient souvent des erreurs, les ouvrages de référence passaient sous silence certains épisodes clés. « La Patrouille m’a fait endosser l’identité d’un franciscain, frère Estebéan Tanaquil, et s’est arrangée pour que je participe à l’expédition de Pizarro lorsqu’il est reparti pour l’Amérique en 1530. » C’était en 1507 que Waldseenmùller avait ainsi baptisé le continent. « J’avais pour mission d’observer et d’enregistrer le plus de choses possibles, sans me faire repérer bien entendu. » Ce qui ne l’avait pas empêché de tenter, dans la mesure du possible, d’atténuer la brutalité des crimes dont il était le témoin. « Comme vous le savez sans doute, cette période deviendra d’une extrême importance – dans mon avenir, mais dans votre passé – lorsque les Résurgents revendiqueront leur héritage andin. »
Varagan opina. « En effet, dit-il sur le ton de la conversation. Si les choses s’étaient passées autrement, le XXe siècle lui-même serait fort différent. » Il sourit de toutes ses dents. « Supposons, par exemple, que lors de l’arrivée de Pizarro, il n’y ait pas eu de querelle de succession à l’issue du décès de Huayna Capac, pas de guerre civile opposant Atahualpa à ses rivaux. Jamais cette minuscule bande d’aventuriers espagnols ne serait parvenue à renverser l’empire inca. La Conquista aurait exigé plus de temps et de ressources. Cela aurait affecté l’équilibre politique en Europe, alors que les Turcs devenaient menaçants et que la Réforme achevait de réduire à néant l’unité de la chrétienté.
— C’est là votre objectif ? » Au fond de lui, Tamberly savait qu’il aurait dû se montrer furieux, consterné, tout sauf apathique. Mais il était à peine curieux.
« Peut-être, répondit Varagan sans se compromettre. Cependant, les hommes qui vous ont capturé n’étaient chargés que d’une mission plus modeste : reconnaître les lieux préalablement à l’évacuation de la rançon d’Atahualpa. Ce qui, en soi, aurait pas mal chamboulé la continuité historique. » Rire. « Et assuré la préservation de ces inestimables objets d’art. Alors que vous vous contentiez d’en enregistrer des hologrammes pour le bénéfice des habitants de l’avenir.
— Pour le bénéfice de l’humanité, répondit automatiquement Tamberly.
— Vous voulez dire : pour ceux de ses membres qui sont en mesure de jouir des fruits du voyage dans le temps, sous le vigilant patronage de la Patrouille.
— Vous projetez de transporter le trésor ici… et maintenant ? bredouilla Tamberly.
— Ce n’est que provisoire. Nous avons choisi ce lieu et ce moment pour des raisons pratiques. » Rictus de Varagan. « La Patrouille est trop active dans notre milieu d’origine. Arrogante flicaille ! » Recouvrant son calme : « Machu Picchu est tellement isolé en ce moment qu’il ne risque pas d’être affecté par des altérations du passé récent – l’inexplicable disparition de la rançon d’Atahualpa, par exemple. Mais vos collègues ne manqueront pas de se lancer à votre recherche, Tamberly. Ils exploiteront tous les indices qu’ils pourront dénicher. Mieux vaut que nous disposions dès maintenant de toutes les informations nécessaires afin de mieux contrecarrer leurs initiatives. »
Je devrais être secoué jusqu’aux tréfonds de mon être. Cette fabuleuse et impérieuse inconscience… il court le risque de créer des boucles causales dans l’histoire, de déclencher des vortex temporels, de détruire l’avenir tout entier… Non, ce n’est pas un risque à ses yeux. Il cherche délibérément à bouleverser l’espace-temps. Mais je n’éprouve nulle horreur à cette idée. Ce casque posé sur mon crâne étouffe mon humanité.
Varagan se pencha vers lui. « Abordons à présent votre histoire personnelle. Quel lieu et quel moment considérez-vous comme votre foyer ? Avez-vous de la famille, des amis, des connaissances proches ? »
Les questions se firent de plus en plus précises. Impuissant, Tamberly livrait à son interrogateur quantité de détails révélateurs. Chaque fois que Varagan tombait sur un point qui lui semblait intéressant, il l’exploitait au maximum. La seconde épouse de Tamberly n’avait rien à craindre ; elle appartenait elle aussi à la Patrouille. Sa première épouse s’était remariée et ne faisait plus partie de sa vie. Mais… oh ! son frère Bill, et son épouse, et sa nièce, dont il avoua à Varagan qu’il la considérait comme sa fille… Le seuil s’obscurcit. Luis Castelar fit irruption dans la pièce.
Son épée fendit l’air. Le garde s’effondra, s’écrasa sur la moquette, pris de convulsions. Le sang jaillit de sa gorge, geyser d’un rouge criard remplaçant le hurlement qu’il ne pouvait plus pousser.
Lâchant son boîtier de contrôle, Raor voulut dégainer son arme. Castelar fondit sur elle. Crochet du gauche à la mâchoire. Titubant, elle tomba sur les fesses, le fixant d’un œil éberlué. Puis sa lame s’abattit à nouveau. Varagan était déjà debout. Faisant preuve d’une saisissante agilité, il esquiva un coup qui lui aurait tranché la gorge. Pas la place de fuir. Castelar frappa d’estoc. Varagan se plaqua les mains sur le ventre. Le sang coulait entre ses doigts. Il s’adossa au mur pour ne pas tomber et cria.
Castelar ne perdit pas de temps à l’achever. L’Espagnol arracha le casque de Tamberly. Il tomba sur la moquette avec un bruit sourd. Le retour de son autonomie lui fit l’effet d’un lever de soleil.
« Il faut sortir d’ici ! cria Castelar. La cavale magique dehors…»
Tamberly se sentit vaciller. Ses jambes se dérobaient. Le caballero le soutint d’un bras. Ils émergèrent dans la courette. Le scooter temporel les attendait. Tamberly enfourcha la selle de devant, Castelar celle de derrière. Un homme vêtu de noir apparut devant eux. Poussant un cri, il saisit son pistolet.
Tamberly pianota sur la console.