Là où le fleuve se jetait dans la mer se massaient les huttes d’argile du village. On ne voyait que deux canoës sur la grève, car tous les pêcheurs étaient sortis en mer par cette belle journée. La plupart des femmes étaient également absentes, occupées à cultiver la gourde, la courge, la patate et le coton à la lisière de la mangrove. Un plumet de fumée montait du feu communal qu’un vieillard entretenait en permanence. Les autres villageois s’affairaient dans leurs huttes, les enfants les plus âgés veillaient sur les plus jeunes. Tous portaient un pagne de fibres tressées et des bijoux faits de coquillages, de plumes et de dents d’animal. Ils aimaient rire et bavarder.
Le faiseur de calices était assis en tailleur sur le seuil de sa hutte. Ce jour-là, il n’était pas occupé à façonner des pots et des bols, ni à les faire cuire. Au lieu de cela, il regardait dans le vide et ne disait mot. Cela lui arrivait souvent depuis qu’il avait appris la langue des hommes et s’était mis à faire des prodiges. Tous devaient le respecter. C’était un homme bon, parfois en butte à de telles crises. Peut-être concevait-il un nouvel objet, peut-être communiait-il avec les esprits. C’était en tout cas un homme d’exception, plus grand et plus pâle que les autres, avec des cheveux et des yeux également clairs, et une masse de poils sur les joues. Une cape le protégeait du soleil, qui était plus dur à sa peau qu’à celle des autres. À l’intérieur de sa hutte, sa femme pilait des graines dans son mortier. Leurs deux enfants dormaient.
On entendit des cris. Les femmes dans les champs regagnèrent le village. Les autres habitants sortirent de leurs huttes pour voir ce qui se passait. Le faiseur de calices se leva et les suivit.
Le long du fleuve, un inconnu marchait d’un bon pas. Les visiteurs étaient fréquents, et les échanges nombreux avec les autres villages, mais nul n’avait jamais vu cet homme-ci. Il ressemblait à bien d’autres, mais il était plus musclé. Sa tenue était surprenante. Un objet brillant et anguleux était posé contre sa hanche.
D’où pouvait-il bien venir ? Les chasseurs n’avaient pu manquer d’apercevoir un homme traversant la vallée. Les femmes gloussèrent lorsqu’il les salua. Les vieillards lui rendirent son salut et lui souhaitèrent la bienvenue.
Le faiseur de calices arriva.
Tamberly et l’explorateur restèrent un long moment à se dévisager. Il appartient à l’ethnie locale. Un calme surprenant l’envahissait à présent qu’il parvenait enfin au but tant attendu. Rien d’étonnant à cela. Mieux vaut ne pas surprendre les autochtones, même quand ils sont naïfs comme ces habitants de l’âge de pierre. Comment comptait-il leur expliquer son arme ?
L’explorateur hocha la tête. « Je m’attendais à moitié à trouver quelqu’un comme vous, dit-il en temporel. Est-ce que vous me comprenez ? »
Cela faisait longtemps que Tamberly n’avait pas pratiqué cette langue. Et pourtant… « Oui. Soyez le bienvenu. J’attends quelqu’un comme vous depuis… depuis sept ans, je crois bien.
— Je m’appelle Guillem Cisneros. Originaire du XXXe siècle mais affecté à l’universarium de Halla…» Une époque postérieure à la découverte du voyage temporel, où celui-ci était donc pratiqué ouvertement.
« Stephen Tamberly, XXe siècle, historien de terrain pour la Patrouille. »
Cisneros eut un petit rire. « Une poignée de main s’impose. » Les villageois les regardaient avec des yeux ébaubis. « Vous avez fait naufrage ici ? demanda Cisneros, question inutile s’il en était.
— Oui. La Patrouille doit être alertée. Conduisez-moi à votre base.
— Bien entendu. J’ai dissimulé mon véhicule dix kilomètres en amont. » Cisneros hésita. « J’avais l’intention de me faire passer pour un voyageur et de vivre quelque temps ici afin de résoudre une énigme archéologique. Mais je vous soupçonne d’en être à l’origine.
— En effet, répondit Tamberly. Quand j’ai compris que j’étais pris au piège dans ce milieu, je me suis rappelé les poteries de Valdivia. »
A son époque, c’étaient les plus anciennes jamais répertoriées dans l’hémisphère occidental. Quasiment identiques aux poteries jomon du Japon, qui leur étaient contemporaines. On supposait qu’un bateau de pêche avait traversé le Pacifique et que les marins avaient transmis leur savoir aux indigènes qui les avaient accueillis. Ce qui n’était guère plausible. Non seulement lesdits marins auraient dû survivre à un périple de huit mille milles nautiques, mais en outre maîtriser un art connu des seules femmes de leur société. « J’ai donc décidé de les introduire et d’attendre qu’un enquêteur du futur vienne y voir de plus près. »
On ne pouvait pas dire qu’il avait violé le règlement de la Patrouille. Celui-ci était flexible par nécessité. Et vu les circonstances, son sauvetage était d’une importance capitale.
« Ingénieux, commenta Cisneros. Comment vous en êtes-vous sorti avec ces gens ?
— Ils sont doux et accueillants », répondit Tamberly. Aruna et les enfants vont avoir le cœur brisé de me voir partir.
Si fêtais un saint, j’aurais poliment refusé quand son père me l’a proposée en mariage. Mais les années étaient longues et j’ignorais combien j’allais en passer ici. Oui, elle me regrettera, mais je lui laisserai une telle mana qu’elle se trouvera sans peine un nouveau mari – un homme robuste, sans doute Ulamamo –, et elle vivra aussi heureuse que tous les autres membres de sa tribu. C’est-à-dire nettement plus que bien des humains de l’avenir, que celui-ci soit proche ou lointain.
Il ne pouvait toutefois se défaire d’un léger sentiment de culpabilité, et sans doute n’y parviendrait-il jamais, mais, pour l’instant, la joie l’emportait sur tout le reste. Je vais rentrer chez moi.